Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue
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Title: Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue
Author: Michel Zévaco
Release date: September 25, 2004 [eBook #13523]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
Credits: Produced by Renald Levesque
MICHEL ZÉVACO
LES PARDAILLAN-4
Fausta vaincue
I
LA FLAGELLATION DE JÉSUS
Une foule immense était rassemblée sur la Grève; elle allait assister au départ de la grande procession organisée pour porter au roi Henri III les doléances de la bonne ville de Paris.
Pour la grande majorité des Parisiens, il s'agissait de réconcilier le roi avec sa capitale.
Pour une autre catégorie, moins nombreuse et initiée à certains projets de Mgr de Guise, il s'agissait d'imposer à Henri III une terreur salutaire et d'obtenir de lui, moyennant la soumission de Paris et son repentir de la journée des Barricades, une guerre à outrance contre les huguenots, c'est-à-dire leur extermination.
Pour une troisième catégorie, il s'agissait de s'emparer du roi et de le déposer après l'avoir préalablement tondu.
Enfin, pour une quatrième catégorie, réduite à une douzaine d'initiés, il s'agissait de tuer Henri III.
Non seulement la Grève était noire de monde, mais encore les rues avoisinantes regorgeaient de bourgeois qui, la pertuisane d'une main, un cierge de l'autre, se disposaient à processionner jusqu'à Chartres.
Le voyage à Chartres, en tenant compte des lenteurs d'un pareil exode, devait durer quatre jours. Le duc de Guise avait fait crier qu'il avait disposé trois gîtes d'étape le long du chemin, et qu'à chacun de ces gîtes on tuerait cinquante boeufs et deux cents moutons pour nourrir le peuple en marche.
Ce jour-là, donc, vers huit heures du matin, les cloches des paroisses de Paris se mirent à carillonner. Sur la place de Grève vinrent se ranger, successivement, les délégués de l'Hôtel de Ville, les représentants des diverses églises, puis les confréries, les théories de moines tels que feuillants, capucins, et enfin les Pénitents blancs.
Parmi les files interminables de cierges et d'arquebuses, on vit dans cette procession des choses magnifiques. D'abord les douze apôtres en personne, revêtus d'habillements tels qu'on en portait du temps de Jésus-Christ, et quelques soldats romains portant les instruments de supplice de Jésus-Christ.
En effet, Jésus-Christ lui-même était représenté par Henri de Bouchage, duc de Joyeuse, lequel avait pris l'habit de capucin sous le nom de frère Ange, et devait plus tard rejeter le froc pour guerroyer, puis rentrer encore en religion.
Le duc de Joyeuse, donc, ou frère Ange, comme on voudra, portait sur ses épaules une croix qui, par bonheur, était en carton; sur sa tête, une couronne d'épines également en carton peint, et autour du cou, par un bizarre anachronisme, le chapelet des ligueurs.
Derrière Joyeuse, déguisé en Christ, venaient deux grands gaillards qui le fouettaient ou faisaient semblant de le fouetter, ce qui soulevait dans la foule des cris d'indignation. Et cette indignation, vraie ou feinte, prenait des proportions de rage lorsque, par un anachronisme plus bizarre encore (mais on n'y regardait pas de si près), les deux flagellants, tous les quinze ou vingt pas, s'écriaient:
—C'est ainsi que les huguenots ont traité Notre-Seigneur Jésus!
—Mort aux parpaillots! reprenait la foule.
A une vingtaine de pas derrière Jésus, ou frère Ange, ou duc de Joyeuse, marchaient, côte à côte, quatre pénitents qui, se tenant par le bras, tête baissée, capuchon sur le visage, se faisaient remarquer par leurs énormes chapelets et par leur piété extraordinaire. Peu à peu, le désordre s'étant mis dans les rangs de la procession, ces quatre pénitents finirent par se trouver derrière Jésus au moment où celui-ci, d'une voix retentissante, criait:
«Mes frères, mort aux huguenots qui m'ont flagellé!...»
Une acclamation salua ces paroles du Christ qui, ayant essuyé la sueur qui coulait de son front, continua:
—Puisque nous allons voir Hérode...
—Le roi! interrompit une voix impérieuse. Dites: le roi, messire, puisque Paris se réconcilie avec Sa Majesté!
—C'est juste, sire de Bussi-Leclerc! reprit Jésus-Christ. Donc, mes frères, puisque nous allons voir le roi, nous devons avant tout obtenir qu'il renvoie ses Ordinaires!...
—Très juste, dit Bussi-Leclerc. Mort aux Quarante-Cinq!
—A mort! A mort! reprit la foule des pénitents.
La procession s'étendait sur une longueur d'une bonne lieue. Bien en avant de ce troupeau. Guise, Mayenne et leur frères, à cheval, entourés d'une cinquantaine de gentilshommes bien armés, s'entretenaient à voix basse de choses mystérieuses.
Quant aux quatre pénitents que nous avons signalés, ils causaient entre eux sans précautions.
—Dis donc, Chalabre, disait l'un, as-tu entendu frère Ange?
—J'ai envie de frotter un peu les côtes de messire Jésus!
—Es-tu bien rétabli, mon cher Loignes?... Ta blessure?
—Eh! le coup fut bien appliqué. Le cher duc n'y va pas de main morte quand il frappe. J'ai cru que j'étais mort. N'importe, je veux que Guise reçoive de ma main le même coup qu'il m'a porté!...
—Tu es ingrat, Loignes! dit Montsery. Comment serions-nous sortis de Paris s'il n'avait eu l'idée d'aller en procession voir notre sire?...
—Oui, fit sourdement Loignes. Il va à Chartres pour demander nos têtes au roi!
—Et les offrir ensuite à Bussi-Leclerc et à Joyeuse! continua Sainte-Maline.
—Messieurs, dit Chalabre, Joyeuse a crié tout à l'heure: «Mort aux Ordinaires!» Bussi-Leclerc a crié: «Mort aux Quarante-Cinq!...» Joyeuse est un misérable fou et ne vaut pas son coup de poignard. Quant à Leclerc, il n'arrivera pas à Chartres. Est-ce dit?...
—C'est dit! reprirent les trois autres.
Laissant les quatre spadassins—quatre des Ordinaires d'Henri III—à leurs projets de vengeance et de meurtre, nous suivrons la fantastique procession en marche sur Chartres, et nous rejoindrons une litière fermée qui vient à quelques centaines de toises derrière la colonne.
Cette litière était entourée par une dizaine de cavaliers; dedans se trouvaient deux femmes: Fausta et Marie de Montpensier.
—L'homme? demanda Fausta au moment où nous rejoignons la litière.
—Confondu dans la foule des pénitents, il chemine en silence.
—Vous êtes bien sûre que ce moine se trouve dans la procession? insistait Fausta.
—Je l'ai vu, répondit la duchesse, vu de mes yeux.
—Pardaillan m'avait dit vrai, soupira Fausta, Jacques Clément, libre, marche à sa destinée. Allons! Valois est condamné. Rien ne peut le sauver maintenant...
—Que dites-vous, ma belle souveraine? Il me semble que vous avez prononcé un nom... celui du sire de Pardaillan...
—Oui! dit Fausta en regardant fixement la duchesse.
—C'est que, ce nom, mon frère et ses gentilshommes le prononcent bien souvent depuis trois ou quatre jours...
—Eh bien, si vous voulez que votre frère ne prononce plus ce nom...
—Moi? Cela m'est égal! fit Marie en riant.
—Oui, cela vous est égal, à vous. Mais il est nécessaire que le duc de Guise ait l'esprit libre pour ce qui va être entrepris. Et, pour qu'il ait l'esprit libre...
—Eh bien? demanda Marie.
—Dites-lui, faites-lui savoir, dès que nous serons entrés dans Chartres, que Pardaillan est mort!... Et, afin qu'il n'ait point de doute, dites-lui que c'est moi qui l'ai tué...
Ayant ainsi parlé, Fausta baissa la tête et ferma les yeux comme pour indiquer qu'elle voulait se renfermer dans ses pensées. Et ces pensées devaient être funèbres, car son visage, dans son immobilité, semblait refléter la mort...
Nos personnages sont donc ainsi disposés: en tête de ce long serpent de foule qui se déroule sur la route, un groupe de cavaliers: Guise, ses frères, ses gentilshommes. Près de lui, Maineville insoucieux et Maurevert inquiet. Quant à Bussi-Leclerc, il s'intéresse à la procession, sans doute, car il en parcourt les rangs, et on le voit tantôt sur un point, tantôt sûr un autre.
Puis, derrière cette bande de seigneurs, à une certaine distance, commence la procession.
Puis, presque à la queue de la colonne, un moine marche seul, le capuchon sur la figure, et ses mains serrent contre sa poitrine une dague solide: c'est Jacques Clément.
Enfin, très en arrière, c'était la litière de Fausta.
Le troisième jour de marche, la procession se reposa dans le village de Latrape, l'un des gîtes d'étape organisés par le sieur Crucé, maréchal des logis de cet exode. Les pénitents y étaient arrivés vers quatre heures, et aussitôt s'étaient mis à table, c'est-à-dire qu'ils avaient envahi une immense prairie où ils s'étaient assis dans l'herbe.
Naturellement, Guise et sa suite avaient pris leurs logis dans les meilleures maisons du village.
Dans la prairie, les gens de Latrape allaient et venaient, empressés à faire bon accueil aux pénitents. Ces braves gens avaient fait cuire d'innombrables fournées de pain, mis en perce une trentaine de tonneaux de cidre et de vin, et allumé de grands feux dans la prairie. Devant ces feux rôtissaient des moutons entiers, des quartiers de boeuf et de cochon.
Après cette énorme ripaille, chacun s'enveloppa de son manteau et chercha un coin pour dormir. Dix heures sonnèrent au petit clocher du village.
A ce moment, dans l'avant-dernière maison en allant vers Chartres, deux hommes dormaient côte à côte, étendus sur des bottes de paille de la grange.
Ou du moins, si l'un de ces deux hommes, en proie à quelque insomnie, soupirait et se retournait sur la paille, l'autre dormait pour deux.
Dans cette même maison, non plus dans la grange ni sur la paille, mais dans une chambre assez convenable, dormait un autre personnage. Et qui se fût approché de ce dormeur eût reconnu l'un des plus fidèles, des plus solides et des plus brillants gentilshommes du duc de Guise, c'est-à-dire messire de Bussi-Leclerc en personne.
Comme dix heures venaient de tinter au clocher, quatre hommes s'approchèrent de la maison que nous venons de signaler: c'étaient les quatre fidèles de Henri III qui, profitant de la procession pour rejoindre le roi sans danger d'arrestation, avaient jusque-là voyagé avec elle. C'étaient Montsery, Sainte-Maline, Chalabre et Loignes qui guettaient l'occasion d'exercer leurs talents de spadassins sur la poitrine du sire de Bussi-Leclerc.
—Tu es sûr que c'est là? demanda Sainte-Maline.
—Je ne l'ai pas perdu de vue, répondit Chalabre. Sûrement, nous allons trouver le sanglier dans sa bauge.
—Comment allons-nous procéder? demanda Montsery.
—Moi, je veux me battre avec lui, dit Sainte-Maline.
—Et s'il te tue?
—Vous me vengerez...
—C'est cela! firent Chalabre et Montsery, bataille!...
—Messieurs, dit Loignes, je crois que vous perdez la tête. Parce que ce maroufle vous a injuriés de son mieux, quand il vous tenait à la Bastille, vous voulez, par-dessus le marché, qu'il vous étripe l'un après l'autre...
Loignes était le plus âgé des quatre; c'était un homme sérieux et positif, exerçant en conscience son métier d'assassin royal.
Les trois autres, tout jeunes, comme nous avons dit, manquaient encore d'expérience. Devant les sages observations de leur aîné—leur maître en guet-apens—ils baissèrent donc la tête.
—Que faut-il faire? demandèrent-ils.
—C'est bien simple. Nous allons l'appeler comme si son duc le mandait à l'instant. Nous aurons nos dagues à la main. Et, quand il sortira, nous le larderons proprement jusqu'à ce qu'il rende sa belle âme au diable.
Il faut rendre cette justice aux trois jeunes écervelés qu'ils se rallièrent instantanément à ce plan si limpide.
Par où entre-t-on? reprit le comte de Loignes.
—Il faut faire le tour, dit Chalabre qui, toute la journée, avait guetté pas à pas Bussi-Leclerc. Suivez-moi, messieurs!
Chalabre enfila aussitôt un sentier, et, à vingt pas de la route, sauta lestement par-dessus une porte à claire-voie. Les autres le suivirent. Ils se trouvaient alors dans une cour dont le sol disparaissait sous le fumier. Derrière eux, ils avaient une grange où, sur la paille, dormaient les deux inconnus que nous avons signalés tout à l'heure. Devant eux, la maison, ou plutôt la chaumière, divisée en deux parties: à droite, le logis assez vaste des maîtres de céans, et à gauche une chambre isolée, avec sa porte particulière. Chalabre désigna la porte du doigt.
Tous les quatre dégainèrent leurs dagues; Sainte-Maline et Montsery se placèrent à gauche de la porte, le long du mur, prêts à bondir sur Bussi-Leclerc dès qu'il apparaîtrait. Chalabre se plaça à droite. Puis Loignes, ayant jeté un coup d'oeil satisfait sur ce dispositif d'attaque, heurta rudement à la porte du pommeau de son épée.
—Holà! holà! messire de Bussi-Leclerc! vociféra le comte de Loignes. Vite, éveillez-vous et courez à monseigneur qui vous mande à l'instant!
—Au diable monseigneur! grommela Bussi-Leclerc. Attendez-moi, monsieur, je m'habille.
—Non, non! Je cours réveiller M. de Maineville que le duc mande également. Hâtez-vous donc!...
Là-dessus, Loignes s'effaça contre le mur, près de Chalabre. Leclerc, habitué à ces alertes continuelles, ne pouvait avoir aucune défiance. Les quatre, ramassés sur eux-mêmes, la dague à la main, attendaient. Tout à coup, ils entendirent le bruit que faisait Bussi-Leclerc en commençant à ouvrir la porte.
—Bonsoir, messieurs! dit à ce moment une voix très calme et sans nulle raillerie apparente. Il paraît que vous voulez meurtrir ce bon M. de Bussi-Leclerc.
—Ouais! gronda Leclerc, qui, à l'intérieur, s'arrêta d'ouvrir, que veut dire cela?
—Trahison! crièrent les quatre spadassins en s'élançant le poignard levé sur l'homme qui venait de parler, et qui s'avançait en saluant poliment et répétait:
—Bonsoir, messieurs!
Les poignards levés s'abaissèrent; les trois jeunes gens s'arrêtèrent et saluèrent très bas. Un rayon de lune se jouait sur le visage audacieux et paisible de celui qui venait d'intervenir, et, ce visage, ils venaient de le reconnaître...
Loignes, ne comprenant rien à cette scène imprévue, fit un bond pour s'élancer sur ce défenseur de Bussi-Leclerc. Mais, en même temps, il se sentit saisi à bras-le-corps.
—C'est notre sauveur! dit Chalabre...
—C'est celui qui nous a tirés de la Bastille! dit Montsery.
—C'est le chevalier de Pardaillan! dit Sainte-Maline.
Loignes recula d'un pas, se découvrit et dit:
—Eussiez-vous été le pape que vous eussiez tâté de mon fer pour le mal que vous faites ici; mais vous êtes M. de Pardaillan, et je n'ai rien à dire. Retirez-vous donc, chevalier, et laissez-nous accomplir notre besogne.
—Si je vous laisse faire, maintenant! cria la voix narquoise de Bussi-Leclerc, derrière la porte.
—Bon, bon! patiente un peu, et tu verras comme on défonce une porte et une poitrine! répondit Loignes. Monsieur, ajouta-t-il en s'adressant à Pardaillan, c'est Bussi-Leclerc qui est là; c'est votre ennemi autant que le nôtre; je pense que, si vous ne voulez pas nous aider, vous nous laisserez du moins occire en paix ce sacripant.
—Messieurs, dit Pardaillan, lorsque j'eus le bonheur de vous tirer des mains du gouverneur de la Bastille, vous m'avez promis, en échange des vôtres, trois vies et trois libertés...
—C'est vrai! firent d'une seule voix Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—J'ai donc l'honneur de vous prier de payer cette nuit le tiers de votre dette: je vous demande la vie et la liberté de M. de Bussi-Leclerc.
Les trois spadassins, d'un seul mouvement, s'inclinèrent. Loignes lui-même rengaina aussitôt sa dague et son épée qu'il avait tirées.
—Monsieur, dit Sainte-Maline en saluant galamment, nous vous cédons Bussi-Leclerc.
—Reste à deux, observa tranquillement le chevalier.
—Très juste, dit Montsery, et nous tiendrons parole jusqu'au bout.
Les quatre hommes saluèrent et se retirèrent sans répondre à Bussi-Leclerc qui, derrière sa porte, criait:
—Au revoir, messieurs! Je vais vous faire préparer un cabanon digne de vous, à la Bastille...
Mais Sainte-Maline revint brusquement sur ses pas:
—Monsieur le chevalier, fit-il, y aurait-il de l'indiscrétion à vous demander pourquoi vous sauvez ce damné Leclerc qui vous veut autant de mal qu'à nous?...
—Aucune, monsieur, répondit Pardaillan. J'ai promis sa revanche à M. de Bussi-Leclerc. Or, comment aurais-je tenu ma promesse, si je l'avais laissé tuer ce soir?
Sainte-Maline regarda avec étonnement le chevalier qui souriait, salua et se hâta de rattraper ses compagnons.
Pardaillan s'était approché de la porte derrière laquelle se trouvait Bussi-Leclerc et avait frappé du poing:
—Monsieur! hé! monsieur de Bussi-Leclerc! cria-t-il.
—Que désirez-vous, sire de Pardaillan? demanda Leclerc, goguenard.
—Moi? Rien. Je veux simplement vous dire que, maintenant, je suis seul. Alors, s'il vous convient d'essayer de prendre cette revanche après laquelle vous courez depuis si longtemps, eh bien, je suis votre homme.
—Bon! je préfère attendre...
—Comme il vous plaira, monsieur, j'ai tant de chances d'être tué par d'autres qu'il ne vous en reste guère de me retrouver. Qui sait si j'arriverai seulement jusqu'à Chartres?
—Si vous mourez d'ici là, reprît Bussi-Leclerc haineux, soyez sûr que je le regretterai, car c'est ma plus douce espérance, maintenant, que de penser à l'heureux moment où je vous mettrai les tripes au vent!
—Merci, dit Pardaillan. Qui donc vous empêche, en ce cas, d'essayer de satisfaire cette douce envie à l'instant?
—Ah! reprit Leclerc, c'est que je ne suis pas égoïste, moi. Je vais vous dire. Nous sommes quatre qui vous haïssons, et nous avons lié partie pour vous mettre à mal. Je puis même vous dire comment les choses se passeront.
—Je serai flatté de l'apprendre...
—Vous allez voir comme c'est simple: d'abord, je vous passerai mon épée au travers du ventre, sans vous tuer toutefois; puis Maineville vous attachera à l'aile du premier moulin; c'est une manie, chez lui, vous comprenez? Puis, quand vous aurez tourné suffisamment, c'est-à-dire jusqu'à ce que mort s'ensuive, Maurevert vous arrachera le coeur, car il a fait gageure de le manger sauté aux petits lards; enfin, Mgr de Guise abandonnera votre carcasse au bourreau pour la tirer à quatre chevaux.
Pardaillan comprit que Bussi-Leclerc, en parlant ainsi, devait écumer. Il l'entendit grincer des dents.
—Vous comprenez, reprit Leclerc, que, si je vous tuais tout de suite, mes trois associés m'en voudraient la malemort. Tâchez donc de vivre encore quelques jours, jusqu'à ce que nous puissions mettre la main sur vous...
—Je tâcherai, fit doucement Pardaillan. Mais, vraiment, je vous répète que je crains de ne pas arriver vivant jusqu'à Chartres. Vous devriez profiter de l'occasion...
—Non! rugit Bussi-Leclerc.
—Allons donc, c'est que tu as peur, Leclerc!
La porte, à l'intérieur, fut labourée de coups de poignard. Il y eut un trépignement furieux.
—Bussi-Leclerc a peur! cria Pardaillan à haute voix.
—Truand de sac et de corde! Si Maurevert te mange le coeur, je te mangerai le foie!...
Bussi-Leclerc se mit à frapper la porte à coups de dague. Pardaillan haussa les épaules, et, dans la cour, sur le fumier, à la clarté de la lune, il vit les gens de la chaumière qui, réveillés par le bruit, étaient sortis et livides d'effroi, assistaient à cette fantastique conversation. Sans s'inquiéter d'eux, sans les voir peut-être, le chevalier se dirigea vers la grange et, a l'entrée, trouva son compagnon qui, l'épée à la main, attendait les événements.
—Oh! murmurait le jeune duc d'Angoulême, c'est affreux. Les menaces de cet homme sont horribles.
—Oui, c'est assez hideux. Partons, monseigneur; l'air de ce village est malsain pour nous maintenant. Et. quant à Maurevert, nous le retrouverons sûrement à Chartres.
Les deux hommes s'enveloppèrent de leur manteau et d'un pas rapide, prirent la route de Chartres. Bussi-Leclerc, la dague et l'épée aux poings, sortit et grogna:
—Où est-il?
Un paysan répondit:
—Je ne sais par où il a pris, monseigneur, mais le fait est qu'il a fui, et il doit être loin.
—Je le retrouverai, grommela Leclerc.
Il sortit donc en toute hâte de la chaumière, et, par un chemin de traverse que lui indiquèrent ses hôtes, gagna la place de l'église, au coin de laquelle se dressait un grand calvaire. Autour de ce calvaire, quelques tentes avaient été dressées, et le duc de Guise dormait dans l'une d'elles sur un lit de camp, tandis que Maurevert et un autre officier dormaient sur des bottes de paille. Quant à Maineville, il avait, comme Bussi, cherché gîte dans le village.
Leclerc envoya chercher Maineville qui, une demi-heure plus tard, arriva en pestant fort contre l'interruption de son sommeil. Alors, il fit également réveiller le duc, et, ayant eu la permission d'entrer dans la tente, les quatre se trouvèrent réunis. Et Bussi-Leclerc fit le récit de ce qui venait de se passer. Guise proféra une imprécation de rage; Maineville sortit sa dague et en tâta la pointe; Maurevert prononça ces étranges paroles:
—Puisqu'il en est ainsi, monseigneur, le voyage à Chartres est inutile: nous ferions mieux de retourner à Paris.
—Pourquoi? s'écrièrent Maineville et Bussi-Leclerc.
—Parce que, dit sourdement Maurevert, si Pardaillan est dans là procession, la procession est maudite! Parce que ce n'est pas Henri III qui sera tué, mais nous!
Et ces quatre hommes, également braves, passèrent le reste de la nuit à discuter comment ils se débarrasseraient de l'aventurier. Guise, sombre et pensif, écoutait sans rien dire ses trois fidèles conseillers. Mais, comme le jour se levait, il donna l'ordre de se mettre en route.
—Pour Paris? demanda Maurevert.
—Pour Chartres! répondit le duc.
Maurevert haussa les épaules et s'assura que sa cotte de mailles était solidement bouclée.
La procession se remit en marche et, s'engouffrant par la porte Guillaume dans la bonne ville de Chartres, se dirigea vers la cathédrale.
Une fois la porte franchie, la tête de la procession se trouva en présence d'une nombreuse troupe armée. Guise reconnut Crillon à cheval, qui dit en saluant:
—Sa Majesté, pour vous faire honneur, voulait absolument que je vinsse à votre rencontre avec huit mille arquebusiers et les trois mille cavaliers que nous avons assemblés autour de Chartres. Mais j'ai fait observer à Sa Majesté que deux ou trois mille hommes suffisaient pour escorter une procession...
—Vous avez bien fait, messire. Où et quand pourrai-je voir le roi avec les échevins de Paris?
—Le roi est en ce moment à la cathédrale.
—Allons donc à la cathédrale! dit Guise.
—Monseigneur, je vous montre le chemin. Il serait inutile que ces dignes pénitents essayassent d'en trouver un autre. Eh effet, toutes les rues sont pleines de nos gens d'armes qu'a attirés une légitime curiosité, sans compter les bourgeois de cette bonne ville venus acclamer le roi.
—Allez, messire! dit Guise. Nous sommes venus en fidèles sujets, et nous joindrons nos acclamations à celles de la ville.
Et, levant sa toque empanachée et ornée d'un triple rang de perles. Guise, d'une voix forte, cria:
—Vive le roi!
Mais, derrière lui, une immense acclamation répondit:
—Vive Henri le Saint!...
C'était la procession qui donnait ainsi son avis, si bien que Crillon se demanda un instant s'il ne ferait pas mieux de fermer les portes et de laisser hors des murs les trois quarts des pénitents qui attendaient. Mais Crillon, brave, se dit qu'il serait ridicule d'avoir l'air de redouter des porteurs de cierges. Ordonnant donc à ses hommes, d'un coup d'oeil, de surveiller étroitement les arrivants, il se dirigea vers la cathédrale. Guise suivait avec ses gentilshommes. Derrière ce groupe, venait la procession des Parisiens que les gens de la ville, du haut de leurs fenêtres, examinaient curieusement et non sans une certaine sympathie.
L'apparition de Jésus, suant sous son énorme croix de carton et plus flagellé que jamais, fut saluée par un long murmure de pitié.
Devant la cathédrale, la foule était plus serrée, plus nerveuse, et Guise put lire sur tous ces visages de bons provinciaux la curiosité passionnée qu'il inspirait. En effet, Henri III, après sa fuite, avait été accueilli par les habitants de Chartres avec courtoisie, mais sans enthousiasme. Là, comme dans tout le royaume, le nom de Guise était populaire et celui du roi méprisé ou détesté.
Le duc jeta les yeux autour de lui, comme pour chercher s'il n'apercevait pas le moine. A ce moment, les portes de l'immense cathédrale s'ouvraient, et une foule de gentilshommes en sortaient, refoulant les bourgeois. En même temps les soldats de Grillon, par une habile manoeuvre, coupèrent la procession et ne laissèrent autour de Guise qu'une dizaine de ses familiers.
—On se méfie de nous, ici! dit le duc en fronçant le sourcil.
—Non pas, monseigneur, on vous rend les honneurs, répondit Grillon.
Joyeuse, quelques-uns de ses apôtres et ses deux flagellants se trouvaient dans ce cercle formé par les gens d'armes, les gentilshommes royaux et la foule.
—Frappez! Frappez! dit Joyeuse.
Les deux flagellants se mirent à frapper à tour de bras, avec leurs fausses lanières.
—Sire! s'écria Jésus, où êtes-vous? Voyez ce que font les huguenots! et, pourtant, je ne me plains pas!...
Un grondement de la foule des bourgeois répondit à ces paroles. Et déjà, comme à Paris, les cris de: Vive Henri le Saint! éclataient, lorsque Jésus, c'est-à-dire Joyeuse, se mit à pousser des lamentations qui, cette fois, n'avaient rien de feint. En effet, quatre pénitents venaient de s'approcher de lui et s'étaient mis à le flageller, non plus avec des lisières de drap ou des lanières de carton, mais avec de bonnes et solides étrivières de cuir.
Cela dura quelques minutes, pendant que les soldats contenaient la foule, pendant que Guise, pâle et stupéfait, se demandait s'il n'était pas venu se jeter dans la gueule du loup. Les quatre enragés frappaient de plus belle.
—Assez! dit tout à coup une voix forte.
Un homme venait de paraître sous le porche de la cathédrale. Les quatre flagellants cessèrent aussitôt leur besogne, et, s'étant précipités dans l'église ou ils se dépouillèrent de leurs frocs, apparurent sous les traits de Chalabre, Montsery, Loignes et Sainte-Maline...
L'homme qui venait de surgir s'avançait avec une sorte de dignité vers le malheureux Joyeuse. A son aspect, un grand silence s'établit, les gens de Crillon présentèrent les armes. Guise mit pied à terre et, se découvrant, s'inclina profondément...
Cet homme, c'était le roi de France.
II
HENRI III
Le roi, sans faire attention à Guise, s'arrêta devant Joyeuse et, s'agenouillant, cria dans le silence:
—Monseigneur Jésus, vous m'avez appelé, moi, pauvre roi que ses sujets ont frappé, abandonné, chassé! Me voici, mon doux seigneur Jésus! Et, puisque vous avez tant fait que de m'appeler à votre aide, laissez-moi essuyer le précieux sang qui coule de vos plaies!...
A ces mots, Henri III se releva, saisit son mouchoir et se mit à essuyer Joyeuse.
La foule est mobile dans ses sentiments. A la vue du roi s'agenouillant devant le figurant qui représentait Jésus, s'incorporant pour ainsi dire à la procession parisienne, des applaudissements furieux éclatèrent. Le roi leva les bras pour commander le silence.
—Qu'on saisisse ces deux misérables! cria-t-il en désignant les deux flagellants effarés; qu'on les jette en prison et puis qu'on les pende haut et court!
—Mais, sire, bégaya Joyeuse, Votre Majesté fait erreur... ce ne sont pas eux...
—Ainsi seront traités les ennemis de Dieu et de l'Eglise! cria Henri III.
Une immense acclamation salua ces paroles, et, cette fois, ce fut un grand cri de «Vive le roi!» qui monta jusqu'au ciel; Henri III eut un éclair dans les yeux. Alors, il se tourna vers le duc de Guise:
—Mon cousin, dit-il, allons louer et bénir le Seigneur de la grande joie qu'il nous accorde en ce jour. Et puis, nous écouterons en l'hôtel de messieurs les échevins de cette bonne ville les plaintes que nos Parisiens vous ont chargé de nous transmettre. Et, tournant le dos à Guise, il se dirigea le premier vers le portail central ouvert à deux battants.
—Oh! gronda Guise en lui-même, ce fantôme de roi ose me braver et se moquer de moi! Et j'hésitais!...
Il suivit avec ses gentilshommes et pénétra dans l'énorme église, où la messe d'action de grâces fut aussitôt commencée. Dehors, la foule des pénitents parisiens et des bourgeois de Chartres confondus prenait de cette messe ce qu'elle pouvait en prendre, c'est-à-dire ce qui lui arrivait de cantiques et de bénédictions par les portes ouvertes.
Quand la messe fut terminée, Henri III, entouré de gardes, sortit de l'église et se dirigea vers l'hôtel des échevins, où il recevait de la ville de Chartres une hospitalité sinon royale, du moins très suffisante pour un roi sans royaume. Il n'avait pas adressé un mot à Henri de Guise.
Sur le parvis, le duc s'était arrêté, incertain de ce qu'il ferait, dévorant sa rage et se demandant s'il n'allait pas reprendre à l'instant le chemin de Paris.
A ce moment, l'un des gentilshommes d'Henri III s'approcha de lui et, l'ayant salué, lui dit:
—Monsieur le duc, le roi mon maître m'a chargé de vous dire qu'il vous recevra demain matin à neuf heures, en audience à l'hôtel de ville, ainsi que les robins et bourgeois qui vous servent d'escorte...
—Dites à Sa Majesté, répondit-il, que je la remercie de l'audience qu'elle veut bien m'accorder et que je m'y trouverai à l'heure dite.
Là-dessus, Guise et ses gens se dirigèrent vers l'hôtellerie du Soleil-d'Or. Quant au cardinal de Guise, quant à Mayenne, ils s'y étaient rendus directement et ne s'étaient pas montrés depuis l'entrée de la procession de Chartres. Au moment où Guise et ses gentilshommes entraient dans l'hôtellerie, Maurevert saisit le bras de Maineville près de lui, et, lui montrant une figure dans la foule, lui dit en pâlissant:
—Regarde...
—Qu'est-ce? fit Maineville, insoucieux.
—Non, ce n'est pas lui! reprit alors Maurevert en passant la main sur son front... mais il m'a semblé d'abord que c'était Pardaillan...
Le duc entendit ces mots et tressaillit.
—Où est-il? demanda-t-il d'une voix basse et rauque.
—Il est mort! répondit quelqu'un près de lui.
Guise, Maineville, Bussi-Leclerc, Maurevert, d'un même mouvement, se retournèrent et virent la duchesse de Montpensier qui souriait. Elle fit signe à Guise de la suivre.
—Pardieu! grogna Bussi-Leclerc, s'il est mort, il n'y a pas longtemps!
Le duc, troublé, avait marché jusqu'à l'appartement qui lui était destiné, entraîné par sa soeur.
—Mon frère, lui dit celle-ci quand ils furent seuls, vous devez cesser de vous enquérir de ce Pardaillan.
—Vous dites qu'il est mort? Comment le savez-vous?
—Je le sais par celle qui sait tout, qui jusqu'ici ne s'est jamais trompée, ne nous a jamais trompés...
—Fausta? fit le duc en tressaillant.
—Elle vient de me confirmer la chose.
Guise demeura pensif. Bussi-Leclerc s'était-il trompé?... Fausta, elle, ne se trompait jamais! Sans doute, elle savait que Pardaillan était dans la procession. Sans doute elle avait établi quelque piège où cette nuit même le chevalier était tombé, après sa rencontre avec Leclerc.
Guise dissimula soigneusement ses impressions. Mais le profond soupir qui lui échappa prouva à sa soeur quel soulagement il éprouvait de cette nouvelle.
—Laissons cela, reprit-il. Que cet aventurier soit mort ou vif, cela m'est égal. Où est l'homme?
—Dans Chartres, répondit tranquillement la duchesse. Il est venu avec la procession. Etes-vous prêt, mon frère?
—Prêt?... Qu'entendez-vous par là? fit le duc en frémissant. Je ne veux, d'aucune façon, être mêlé à ce qui va se passer. Je suis perdu si jamais on apprend...
—Soyez donc tranquille! La mort du roi ne sera qu'un de ces accidents que Dieu permet parfois. Nul ne saura. Jacques Clément lui-même ne sait pas. Seulement soyez prêt, mon frère!...
—Quand aura lieu... l'accident?
Marie de Montpensier regarda son frère et répondit:
—Demain!...
—Si tôt!... murmura le duc en tressaillant.
—Demain, après l'audience, Valois se rendra à la cathédrale, en procession, les pieds nus, un cierge à la main et couvert d'un sac. C'est un voeu qu'il a fait s'il se réconciliait avec Paris. Or, demain, la réconciliation sera parfaite. Le moine marchera près du roi, car, dans ces processions, il est accessible à tous. Le coup sera porté devant la cathédrale. Vous, cependant, vous réunirez hors des murs ce que vous avez de gentilshommes et de ligueurs... le reste vous regarde!
Le duc de Guise, ayant fait appeler Mayenne et le cardinal, conféra longtemps avec eux. Puis, vers le soir, il se mit à table, et voulut que Maurevert, Leclerc et Maineville prissent place à ses côtés. Et, malgré l'acte terrible qui se préparait dans l'ombre, ce fut encore de Pardaillan qu'ils causèrent. Bussi-Leclerc se rappela fort à-propos que le chevalier lui avait dit:
—Je n'arriverai peut-être pas jusqu'à Chartres!...
Il ne fallait plus en douter: Pardaillan était mort.
Vers cette heure-là, celui qui faisait l'objet de ces pensées sinistres dînait tranquillement avec le duc d'Angoulême dans une petite auberge, à une table accotée contre une fenêtre. En face de l'auberge se dressait un hôtel,, et, de temps à autre, Pardaillan, soulevant les rideaux de la fenêtre, jetait un coup d'oeil sur la façade où tout était éteint.
—A qui appartient cet hôtel? demanda Pardaillan à la servante, en soulevant encore une fois le rideau.
—Cet hôtel?... Ah! dame... il appartient comme qui dirait à personne. C'est-à-dire, dans les temps jadis, c'était l'hôtel des sires de Bonneval. Mais, depuis que je vis, et il y a vingt-neuf ans de cela, je n'ai vu personne entrer là-dedans, jamais la porte ou les fenêtres s'ouvrir.
—Oui, murmura Pardaillan, mais, en ce moment, des gens sont rassemblés là-dedans. Et je voudrais bien savoir ce qu'ils font...
—Que voulez-vous qu'ils fassent, cher ami, grommela le duc d'Angoulême, si ce n'est de conspirer quelque mauvais coup, puisque c'est la Fausta qui les a assemblés là?...
—C'est vrai. J'ai vu ma belle tigresse et ses gens se glisser dans l'hôtel par la porte du jardin.
—Pardaillan, fit le jeune duc avec un soupir, comme nous sommes loin de...
—De Violetta, hein?... Patience, mon prince. Patience! Il y a deux êtres au monde qui peuvent nous faire savoir de quel côté nous devons nous tourner: c'est Fausta... et c'est Maurevert. Nous les suivons. Nous les tenons. Il faudra bien que l'un ou l'autre tombe dans nos mains. En tout cas, notre situation est moins tragique que lorsque j'étais dans la nasse.
—Figurez-vous que, cette nasse, au lieu d'être en osier, était en fer, un solide treillis en fer, et que, dans chaque maille, je pouvais à peine passer les bras... Heureusement, il y avait des cadavres, sans quoi je serais encore dans la nasse... C'est une jolie invention de Mme Fausta, que Dieu veuille me garder saine et sauve, car j'ai résolu de lui rendre épouvante pour épouvante...
Le jeune duc frissonna. Il entrevoyait, à travers l'explication de Pardaillan, une de ces hideuses aventures auxquelles succombent les esprits les plus fermes.
Le chevalier n'avait cessé de regarder à travers les petits vitraux ronds et verts de la fenêtre. Charles regardait lui aussi, et, dans la nuit de la ruelle, vit une ombre qui s'avançait.
Je savais bien qu'il viendrait! Et qu'il viendrait là! murmura Pardaillan.
L'ombre se rapprochait de la grande porte de l'hôtel. C'était un homme enveloppé d'un manteau qui lui cachait la figure. Mais, sans doute, Pardaillan le reconnaissait à la taille et à la démarche, car il répéta:
—C'est lui!
L'homme ne heurta pas le marteau de la porte, mais frappa dans ses mains. La grande porte s'entrouvrit aussitôt et l'inconnu se glissa dans l'intérieur.
—Qui est-ce? demanda Charles.
—Vous le saurez tout à l'heure, dit Pardaillan. Lorsque je me réveillai, j'étais assis, vous le savez, à califourchon sur deux poutres dont l'une plongeait dans l'eau et dont l'autre partait en diagonale pour aller soutenir le plancher de la salle où se tenait le trou carré... l'entrée de la nasse. J'avais dormi. Comment? Je n'en sais rien. Je vis qu'il faisait jour; la lumière entrait par-dessous le plancher qui était au-dessus de ma tête, et je vis que j'étais entouré de poutres qui s'enlaçaient comme les madriers d'un échafaudage: «Pardieu! me dis-je, je n'ai qu'à gagner de poutre en poutre jusqu'à l'extérieur!» Et je voulus gagner la poutre voisine qui me rapprochait de la grande ouverture par où coulaient tout à la fois l'eau du fleuve et la lumière du jour. Ce fut alors que je me heurtai au treillis de fer... J'avais oublié la nasse!...
—Alors j'examinai cette machine à prendre les hommes. Et je vis que j'étais perdu. En effet, la nasse formait comme un puits en treillis de fer, qui partait du plancher même, pour aller plonger dans l'eau. Je dus abandonner l'idée qui m'était venue de me hisser de maille en maille pour arriver à passer par-dessus. L'idée inverse me parut la bonne: c'est-à-dire que je m'accrochai aux mailles, et que je me mis à descendre, dans l'espoir que je pourrais passer par-dessous en plongeant. Arrivé au ras de l'eau, je fus heurté de nouveau par les cadavres. Comprenant que la folie allait me gagner si je ne sortais au plus tôt, je me laissai glisser parmi les cadavres. Et, alors, je compris pourquoi les cadavres ne s'en allaient pas, pourquoi ils ne plongeaient pas... Lorsque j'eus de l'eau jusqu'aux épaules, je sentis avec mes pieds que, de toutes parts, le treillis de fer se rejoignait dans l'eau et que cela formait comme le fond d'une bouteille! Pas moyen de sortir par en haut! Pas moyen de sortir par en bas!... Je me hissai le long des mailles de fer pour éviter l'attouchement des cadavres, et, accroché à une certaine hauteur, je m'arrêtai, et j'eus la pleine horreur de ma situation: j'étais destiné à mourir lentement dans ce puits de fer!...
—C'est horrible! dit Charles en frémissant.
—Justement. Comme vous dites, c'était horrible. Si bien qu'après quelques heures je pris la résolution de grimper jusqu'en haut et de frapper au plancher jusqu'à ce qu'on m'entendît, jusqu'à ce qu'on achevât de me tuer!
—Et comment êtes-vous sorti?
Pardaillan se mit à rire et répondit:
—C'est bien simple; je suis sorti avec les cadavres. Sans doute, cela ne devait pas être fort agréable à Fausta, de dormir au-dessus de ces morts. Pour cette raison, ou pour d'autres, il est certain que, si les morts étaient prisonniers dans la nasse, Fausta devait avoir la pensée de leur rendre la liberté. Et comment rendre libre ces cadavres prisonniers? En les repêchant l'un après l'autre? Non, non! Fausta est la femme des combinaisons simples! Pour délivrer les morts, il n'y avait qu'à les laisser partir au fil de l'eau!
Pardaillan se mit à rire, puis jeta à l'extérieur un coup d'oeil inquiet.
—Il ne faut pas manquer la sortie de notre homme, dit-il, il prend les derniers ordres de la belle Fausta... Donc, comme je vous l'ai dit, j'étais depuis plusieurs heures accroché au treillis de fer, à demi assis sur une poutre, lorsque j'entendis au-dessus de moi une sorte de grincement; et, en même temps, de l'autre côté du treillis, je vis une chose que je n'avais pas remarquée encore: une corde!... et cette corde montait! D'en haut, on la tirait. Levant les yeux, je vis qu'elle passait, à travers un trou pratiqué dans le plancher. Alors, d'un coup d'oeil, je suivis la corde de haut en bas, et je fus à l'instant même rassuré... En effet, monseigneur, la corde soulevait un carrée du treillis ménageant une large ouverture. Dans le même instant, je vis les cadavres qui s'en allaient en se bousculant comme s'ils eussent eu hâte de partir. Au bout de deux minutes, ils étaient tous partis, entraînés par le fleuve.
Pardaillan avala un grand gobelet de vin et ajouta: «Je fis comme eux... voilà tout! Je me laissai tomber dans l'eau, je franchis l'ouverture d'une brassée frénétique, et me trouvai hors de la nasse. Deux minutes plus tard, j'abordai au quai.»
Un long silence suivit ces paroles. Charles considérait son compagnon avec une sorte d'effroi. Le chevalier sifflotait entre ses dents, et regardait toujours par la fenêtre.
—Il est temps de sortir, dit-il enfin. Et, s'adressant à la servante:
—Dites-moi, la belle enfant, mon camarade et moi, nous voudrions prendre l'air avant de nous coucher. Comment ferons-nous pour rentrer? Je dis: rentrer sans frapper, ni réveiller personne...
—Dame! vous passerez par les écuries, que je laisserai ouvertes; et, une fois dans la cour, vous n'aurez qu'à monter l'escalier de bois qui est à l'intérieur.
Pardaillan s'était sans doute rendu compte de la disposition des lieux, car il approuva d'un signe de tête, et, suivi de Charles, sortit par la porte de l'auberge qui, aussitôt, se referma derrière eux. Dans la rue, ou plutôt dans la ruelle étroite et tortueuse où ils se trouvaient, Pardaillan fit une dizaine de pas, puis s'arrêta dans un renfoncement.
—Attendons ici, murmura-t-il; notre homme ne saurait tarder à sortir.
—Qui est-ce? demanda Charles pour la deuxième fois.
—Vous ne l'avez pas reconnu?... C'est le moine! C'est Jacques Clément! C'est l'homme qui, à l'auberge du Pressoir-de-Fer, était assis près de nous et nous écoutait...
—L'homme qui a dit qu'il vous vengerait en se vengeant...
—Oui: de Catherine de Médicis!...
—C'est-à-dire en assassinant son fils Henri III, dit froidement le chevalier.
—Pardaillan! fit le jeune duc, ceci est affreux.
—Eh quoi! vous vous plaignez! Songez que votre père a été poussé au désespoir, à la folie, à la mort par trois êtres qui étaient: sa mère Catherine, son frère le duc d'Anjou, aujourd'hui roi de France, et, enfin, Mgr le duc de Guise! Vous voulez, vous cherchez un terrible châtiment contre le roi?
—Oui. J'ai toujours pensé que mon oncle Henri de France tomberait un jour sous la morsure imprévue de l'une de ces douleurs qu'il a semées sur la route de sa vie. Mais, si cela dépend de moi. Pardaillan, Jacques Clément ne frappera pas le roi. Ce n'est pas cela que je voulais!...
—Ainsi, monseigneur, si vous le pouvez, vous arrêterez le bras du moine?
—Je l'arrêterai, dit Charles, sourdement.
Pardaillan hocha la tête:
—Allons! murmura-t-il satisfait, Guise n'est pas encore roi de France!
A ce moment, il saisit le bras du jeune homme qu'il serra fortement. D'un signe, il lui montra la porte de l'hôtel qui s'ouvrait à ce moment, livrant passage à un moine encapuchonné qui sortait, et, lentement, s'avançait vers eux.
—Je veux dire, reprit-il froidement, que vous tenez en ce moment le sort du royaume et de la chrétienté dans vos mains, monseigneur. Voyez cet homme qui vient à nous. S'il passe, il marche au meurtre... demain, votre oncle Henri III est poignardé, demain le duc de Guise est roi... Monseigneur, voici la destinée qui passe! Un geste de vous, et la fortune du monde est changée...
Le moine arrivait à leur hauteur. Pardaillan se renfonça contre le mur et se croisa les bras. Le moine passait... Charles d'Angoulême, après une hésitation, fit deux pas rapides, posa sa main sur l'épaule de l'homme et dit:
—Holà! sire moine, deux mots, s'il vous plaît!...
Le moine s'était arrêté, avait relevé sa tête penchée, et, avec cet étonnement dédaigneux de l'homme qui se sait protégé par des destins supérieurs, disait:
—Que me voulez-vous?
—Je veux vous prier de m'accorder quelques minutes d'entretien.
—Passez donc au large, gronda le moine, car, cette nuit, je ne puis avoir d'entretien qu'avec Dieu!...
Pardaillan, à ce moment, s'avança rapidement et, de sa voix la plus joyeuse, s'écria:
—Eh quoi! vous vous refusez donc à vous reposer un instant avec des amis, messire Jacques Clément?
Le moine tressaillit; une joie profonde détendit ses traits d'ivoire et colora son front; il tendit la main.
—Le chevalier de Pardaillan! fit-il d'une voix changée.
—Et Mgr le duc d'Angoulême, dit Pardaillan. Venez donc. Que diable, même en temps de procession, un verre de vin n'a jamais fait peur à un moine!
Jacques Clément fit signe qu'il acceptait l'invitation, et tous trois se dirigèrent vers la petite auberge close, aveugle et muette à cette heure. Mais, comme l'avait promis la servante, il n'y eut qu'à pousser la porte des écuries voisines. Quelques instants plus tard, ils étaient assis autour d'une table qu'éclairait une chandelle fumeuse et sur laquelle se trouvaient quelques bouteilles d'un certain vin, très estimé dans tout le pays.
Pardaillan remplit trois verres et vida le sien d'un trait. Jacques Clément posa ses lèvres sur les bords de son verre et le laissa presque plein... Cependant, ses yeux pâles étaient animés d'une espèce de cordialité rayonnante.
—Ce vin réchauffe le coeur, dit-il. Mais, bien plus encore, mon coeur se dilate près d'un ami tel que vous, chevalier. Vous le dirais-je? Dans ma triste vie, dans mes moments de désespoir, quand je me sentais si seul au monde, c'est à vous que je songeais. Moi qui ne portais dans mes souvenirs ni l'image d'une mère ni celle d'un père, il me semblait que vous aviez été pour moi comme un grand frère... Vous souvenez-vous du jour où je fabriquais des aubépines en papier et où vous vous êtes arrêté près de moi?
—Certes! fit Pardaillan, ému.
—Vous m'avez encouragé... puis, je vous ai revu le jour terrible... où vous m'avez montré la tombe de ma mère; et, de ce jour-là, vos traits sont gravés dans mon coeur...
Jacques Clément frissonna, saisit la main de Pardaillan, et ajouta d'une voix grave:
—Dans cette nuit qui est sans doute une des dernières de ma vie, si près de l'heure où un événement terrible va s'accomplir, c'est une étrange rencontre que celle-ci! C'est la volonté de Dieu que j'aie eu cette dernière joie de rencontrer le seul homme au monde qui soit pour moi toute la famille de mon coeur!... Pardaillan, mon coeur crie malheur à ceux qui ont tué ma mère!
—Oui, vous ne l'avez jamais connue, fit Pardaillan pensif; et qui sait si, de là, ne vient pas cet amour que vous conservez à sa mémoire!
—Je sais ce que vous voulez dire, gronda le moine en pâlissant. Je vous dis que j'ai confessé l'une des femmes de la vieille Catherine! Je vous dis que j'ai su toute la vie de ma mère... et ses crimes!
—Alice ne fut pas criminelle, dit gravement le chevalier. Elle fut malheureuse, voilà tout.
—N'est-ce pas? s'écria le moine, radieux.
—Certes!... La vieille Médicis fut seule coupable. Quant à votre mère, martyre d'un amour, prise dans l'alternative ou d'être méprisée par l'homme qu'elle adorait ou de tuer ce même homme, sa vie fut d'une admirable défense! Ce qu'elle dépensa de force et d'esprit pour lutter contre Catherine n'est pas supposable. Ce qu'elle souffrit dépasse les châtiments les plus cruels!...
Jacques Clément avait rabattu son capuchon et on l'entendait sangloter doucement.
—Pardaillan, reprit-il au bout de quelques minutes, je comprends votre pensée. Vous ne voulez pas dire au fils ce que fut la mère, et vous ne voulez pas mentir.
—Nulle femme au monde autant qu'Alice de Lux ne mérita la pitié, dit Pardaillan.
Jacques Clément se leva et laissa retomber son capuchon sur ses épaules.
—Chevalier, dit-il d'une voix morne, vous me rappelez à la réalité terrible. Demain, ma mère sera vengée. Demain, la vieille Catherine connaîtra le désespoir sans issue.
—Ainsi, vous voulez tuer le roi de France?
—C'est un secret entre moi, Dieu et deux de ses anges, dit Jacques Clément. Oui, chevalier, demain je tuerai le roi de France!... Demain, vous serez vengé du mal que Catherine nous a fait! Demain, vous aussi, fils de Charles IX, serez vengé du mal que Catherine et Henri ont fait à votre père!...
Le moine demeura quelques instants pensif. Puis, comme il faisait un mouvement pour se retirer:
—Puisque vous avez tant fait que de nous confier ce secret, dit Pardaillan, achevez de nous instruire en nous disant comment vous comptez procéder...
—Soit! fit le moine après avoir réfléchi. Je ne vois pas pourquoi je vous cacherai ces détails, à vous. Demain, donc, à neuf heures du matin, Valois recevra le duc de Guise en audience à l'hôtel de ville. Après l'audience, il doit se rendre à la cathédrale. Je sais que le roi sera prévenu qu'un confesseur doit s'approcher de lui pour lui remettre indulgence plénière de ses fautes. Ce confesseur viendra à ses côtés, au moment où il entrera dans la cathédrale. Ce confesseur, ce sera moi!...
Charles d'Angoulême frémit et demanda:
—Vous suivrez donc le roi pendant la procession?...
—Non, répondit le moine: je l'attendrai à la porte de la cathédrale. Alors seulement je m'approcherai de lui, et quand il s'agenouillera... regardez bien alors... Valois s'agenouillera pour ne plus se relever.
Jacques Clément baissa la tête. Puis, d'une voix sourde, il répéta:
—Adieu, priez pour moi!...
Et il se dirigea vers la porte. Charles se leva vivement pour s'élancer. Mais Pardaillan le retint de la main, et, au moment où le moine ouvrait déjà la porte:
—Jacques Clément, dit-il, j'ai un service à vous demander!...
Le moine s'arrêta court, tressaillit, revint rapidement sur ses pas et, rayonnant de joie, s'écria:
—Aurais-je vraiment ce bonheur de pouvoir être utile avant de mourir! Vous avez parlé d'un service... Chevalier?
—Un grand, dit Pardaillan avec une simplicité qui avait je ne sais quoi de solennel; voici: j'ai besoin qu'Henri III vive encore quelque temps... je vous demande la vie d'Henri de Valois, roi de France...
—Vous avez besoin que Valois vive encore? balbutia Jacques Clément, livide.
—Oui. Ma vie est liée à la vie de ce roi que vous voulez tuer. Et, puisque Dieu, dites-vous, a voulu notre rencontre cette nuit, je vous dis: Clément... je te demande de me laisser vivre en laissant vivre Valois, roi de France!...
—Que maudite soit la minute où je t'ai rencontré! râla Jacques Clément...
Il grelottait. Ses dents claquaient. Il fixait sur Pardaillan des yeux hagards... Et, si Pardaillan eût pu entendre la pensée de ce moine, voici ce qu'il eût entendu:
«La vie du roi! Il me demande cela!... Mais alors... L'ange... l'ange d'amour. Elle m'attend à minuit!... J'aurai ma récompense terrestre et son amour!... Et Pardaillan me demande de renoncer à cela... à l'amour de Marie!...»
Comme Jacques Clément ruminait ces pensées, minuit sonna dans le grand silence de la ville endormie... Au premier coup, le moine se releva, frissonnant de fièvre. Au sixième coup, il joignit les mains et murmura:
—Grâce, Pardaillan!...
Pardaillan assistait, étonné, à un drame qu'il ne pouvait comprendre. Le douzième coup de minuit sonna.
Puis, il y eut un long silence. Alors, le moine se laissa tomber à genoux, baissa la tête et murmura:
—Le roi de France vivra!... O ma mère, c'est pour le chevalier de Pardaillan!...
—Je crois, dit Pardaillan, que ce moine vient de faire un acte héroïque!....
III
HENRI III (suite)
Le lendemain matin, le roi Henri III se réveilla de bonne heure dans la chambre qu'il occupait en l'hôtel de M. Cheverni, gouverneur de la Beauce.
Henri était parti de Paris la mort dans l'âme.
Mais, lorsqu'il eut trouvé dans l'hôtel de ville de Chartres une députation de bourgeois venus pour le saluer, lorsqu'il eut passé en revue les reîtres de Crillon, il commença à se dire que le métier de roi en exil ne serait peut-être pas trop déplaisant.
Plus d'une fois, la pensée lui vint de s'en retourner à Paris, de rentrer dans son Louvre et de dire aux Parisiens:
—Me voilà... tâchons de nous entendre!
Car il ne manquait nullement de courage. Mais ses intimes, comme Villequier, d'Epernon et d'O, ne manquaient pas de lui faire observer que la reine mère était restée à Paris pour arranger la situation, et que le roi gâterait tout par un retour précipité!
Ce matin-là, donc, le roi se leva fort joyeux, passa dans l'appartement voisin, où Catherine de Médicis, arrivée depuis huit jours, lui avait fait dire qu'elle l'attendait. Il entra gaiement chez sa mère et l'embrassa sur les deux joues, contre son habitude.
—Mon fils, dit Catherine, voilà bien longtemps que vous n'aviez embrassé ainsi votre vieille mère.
—C'est que je suis bien content, madame; fit Henri en se jetant dans un fauteuil. Grâce à vous, ma mère, mes bons Parisiens veulent se réconcilier avec moi, et, comme je ne vois pas d'obstacle à cette réconciliation, je veux être à Paris sous deux jours et y faire une entrée dont il sera parlé, j'ose le dire.
Catherine de Médicis regarda son fils avec étonnement; mais elle vit qu'il était sincère.
—Henri, dit-elle, si je vous disais tout ce que veut le peuple de Paris, tout ce qu'attend le peuple de France, je vous étonnerais. Si près de la tombe, j'ai jeté un regard plus clairvoyant sur l'univers, mais je ne vous dirai rien de tout cela, sire... car vous n'entendriez pas sans doute la langue que je parle... Par Notre-Dame, je suis résolue à me défendre et à vous défendre. Mon fils, écoutez-moi: vous ne pouvez retourner à Paris maintenant.
Henri III bondit. Il connaissait la prudence de Catherine; mais il savait aussi qu'elle était mortellement blessée dans son orgueil de reine et de mère, qu'elle préparait avec ardeur la rentrée à Paris et le châtiment des Parisiens; il savait enfin qu'elle était femme à braver tous les dangers. Pour qu'elle se fût décidée à parler ainsi, il fallait donc que le retour à Paris fût réellement impossible.
—Pourquoi, demanda-t-il avec une sourde irritation, pourquoi ne pourrais-je rentrer à Paris? Ne suis-je donc pas le roi?... Qu'est-ce à dire?
—C'est-à-dire, mon fils, qu'on veut vous attirer dans un piège et vous massacrer! Vous, moi, mes amis...
Henri III s'écroula dans son fauteuil et essuya son front mouillé de sueur, en disant:
—Que faut il faire, ma mère?... Chartres était assez près de Paris pour que je pusse m'y rendre d'un bond. Dans la terrible conjoncture que vous m'exposez, Chartres est trop près de Paris!...
—Calmez-vous, mon cher fils, dit la vieille mère. Chartres est trop près de Paris! eh bien, nous avons Blois avec son château imprenable, où l'on soutiendrait au besoin un siège de dix ans!...
—Oui, oui!... Partons, ma mère, partons! s'écria Henri.
Puis, se frappant brusquement le front:
—Et ces gens qui sont là!... Ces misérables!... Ce Guise imposteur!... Oh! je ne veux pas les voir!
—Vous allez, mon fils, vous rendre à l'hôtel de ville comme c'est convenu, interrompit Catherine. Vous aurez votre air le plus confiant pour écouter les doléances des bourgeois de Paris. Et, quand vous verrez Guise triomphant, alors vous lui déchargerez le coup que je lui ai préparé... Pas de réponse! Le silence! Un mot: un seul!... Et ce mot... ce mot qui sera l'écrasement de Guise vous ramènera le royaume presque tout entier...
—Dites! dites! ma mère!... Quel sera ce mot?
—Le voici: le roi convoque les états généraux à Blois!... Les états généraux! Comprenez-vous? Guise n'est plus rien! Les Parisiens ne sont plus rien! Le roi discute avec les ordres assemblés... sans compter que nous gagnons du temps, ajouta Catherine avec un mince sourire.
Henri III respira bruyamment et éclata de rire.
—Pardieu! fit-il, le tour est bien joué... Oui, vous avez raison, madame! Les états généraux arrangent tout!
—Allez donc, mon fils, allez porter ce coup à Guise... Et, quant à celui qu'on voulait vous porter, à vous, dès ce soir, mes espions auront achevé de me renseigner. Allez à l'hôtel de ville, puis faites votre procession comme si rien ne vous menaçait...
Henri embrassa de nouveau sa mère et se retira. Il était bien le fils de Catherine: s'il ne reculait pas devant un coup d'épée à donner ou à recevoir, la ruse lui semblait la meilleure des armes. Il donna l'ordre de porter douze cierges à Notre-Dame de Chartres pour la mettre dans ses intérêts, puis déclara qu'il était temps de se rendre à l'hôtel de ville.
Dix minutes plus tard, le roi, entouré de ses gentilshommes, marchait à l'hôtel de ville, dans une double haie de soldats que Crillon avait disposés le long du chemin. Derrière chaque haie, la foule silencieuse et presque hostile regardait. C'était sinistre.
La route s'acheva sans le moindre incident, et le roi, étant entré à l'hôtel de ville, prit place sur un trône qui lui avait été élevé dans la grande salle et donna l'ordre d'introduire la députation des Parisiens.
Il semblait que Guise eût compris les soupçons et eût voulu rassurer complètement le roi. En effet, ce n'était pas à l'hôtel de ville que devait se jouer le drame combiné par Fausta: c'était dans la cathédrale que Jacques Clément devait frapper Henri III. Guise avait donc rassemblé hors des murs tout ce qu'il avait de gens en état de se battre, ligueurs et gentilshommes. Aussitôt la réception, il devait les rejoindre et attendre le signal: douze coups de la grosse cloche devaient signifier que le roi était mort; six coups que Jacques Clément avait manqué son attaque.
Le chef de la Ligue entra donc, accompagné seulement de quelques bourgeois que conduisait Maineville. A l'aspect de cette si faible troupe, le roi respira. Guise traversa la salle dans toute sa longueur. Il était calme et grave. Parvenu devant le trône, il s'inclina profondément.
—Mon cousin, dit gracieusement le roi, il paraît que quelque sujet de discorde s'est élevé entre mes bons Parisiens et moi. On m'affirme que vous avez voulu recueillir les plaintes de mes sujets pour me les apporter. Parlez donc hardiment, et soyez sûr que je suis résolu à donner pleine satisfaction à toute plainte.
—Oui, sire, répondit Guise; c'est le premier devoir de la noblesse de soutenir le roi... C'est pourquoi, sire, je suis resté à Paris pour représenter aux bourgeois combien il était nécessaire de rétablir une paix durable entre le roi et ses sujets. Là se borne mon rôle. Et, quant aux plaintes des Parisiens, je n'ai pas eu à les recueillir. Si j'ai eu le bonheur de décider les Parisiens à se réconcilier avec Votre Majesté, il ne m'appartient pas de connaître sur quelles bases doit se faire la paix...
Ces paroles, à la fois modestes et fières, laissèrent le roi impassible.
—Sire, continua le duc de Guise, voici les députés du corps de ville. Ils vous diront, si cela plaît à Votre Majesté, quels sont les désirs de votre peuple...
Les députés s'inclinèrent en signe d'assentiment.
—Parlez, messieurs: je suis prêt à vous entendre, dit le roi.
Alors, du groupe des bourgeois, se détacha un homme qu'Henri III reconnut aussitôt.
—Est-ce vous, monsieur de Maineville, qui parlez au nom des Parisiens?
C'était Maineville, en effet. Il s'inclina et dit:
—Sire, la requête que je vais avoir l'honneur de vous soumettre est adressée à Votre Majesté par MM. les cardinaux, princes, seigneurs et députés de la ville de Paris et autres villes catholiques, associés et unis pour la défense de la religion...
Le roi tressaillit. Il ne s'agissait plus de quelques doléances des Parisiens. C'était tout le royaume, prélats, seigneurs et peuple, qui parlait par la voix de Maineville.
—Voyons la requête, dit le roi d'un ton bref.
—Sire, reprit Maineville, lesdits associés, dont j'ai l'insigne honneur d'être ici le représentant, ont décidé et décident de supplier Votre Majesté:
«Premièrement, d'éloigner M. le duc d'Epernon comme fauteur d'hérésie, perturbateur et dilapidateur de finances.»
D'Epernon éclata de rire.
—Sire, dit-il, faut-il partir tout de suite?...
Il se fit un silence terrible. Le roi eut un pâle sourire, tourna à demi la tête vers d'Epernon et dit:
—Comme il vous plaira, monsieur le duc...
A ces mots, d'Epernon devint livide. Guise regarda le roi avec stupéfaction, et les bourgeois députés acclamèrent le roi.
Pâle de rage, d'Epernon saisissait déjà son épée, et il allait se livrer à quelque acte de folie, lorsqu'il vit le regard du roi fixé sur lui, avec le même sourire. Il comprit ou crut comprendre qu'Henri III jouait la comédie.
—Sire, dit-il, je m'en irai, non pas quand il me plaira ni quand il plaira aux bourgeois de Paris, mais quand Votre Majesté, pour prix de mes services et du sang versé pour elle, m'en donnera l'ordre. En attendant, je reste!
—Continuez, monsieur de Maineville, dit le roi.
—Lesdits cardinaux, princes, seigneurs et députés supplient Votre Majesté:
«Deuxièmement, de marcher de votre personne contre les hérétiques de Guyenne et d'envoyer M. le duc de Mayenne contre ceux du Dauphiné; Sa Majesté la reine mère tiendrait Paris en repos pendant l'absence du roi.
«Troisièmement, d'ôter au sieur d'O tout gouvernement ou commandement dans la ville de Paris.
«Quatrièmement, d'approuver les élections des nouveaux, échevins et prévôts qui ont été faites tant à Paris qu'en diverses villes.
«Cinquièmement, de rentrer en votre dite ville de Paris, et de tenir tous gens de guerre éloignés de la capitale d'au moins douze lieues.»
Maineville se tut: son rôle était terminé.
Tout à coup, le roi se redressa dans son fauteuil et jeta sur cette assemblée ce coup d'oeil froid et vitreux qu'il tenait de sa mère:
—Monsieur de Maineville, dit-il d'une voix claire, et vous, messieurs les bourgeois de Paris, et vous, mon cousin de Guise, écoutez-moi. Ce qui vient de nous être exposé ne touche pas seulement aux divisions qui ont si malheureusement éclaté entre nous et notre bonne ville de Paris. En ce cas, il ne sied pas que je réponde ici: c'est devant tout le royaume que le roi doit sa franche réponse...
Ici, Henri III prit un temps, comme pour mieux porter à Guise le coup qu'avait préparé Catherine:
—C'est en présence des, députés des trois ordres que nous devons parler, reprit le roi d'une voix plus forte. Messieurs, veuillez donc porter, en attendant, cette réponse, la seule qui soit digne de nous et de notre peuple; le roi assemblera les états généraux...
Un tonnerre d'applaudissements éclata dans la salle et se propagea au-dehors, où la nouvelle se répandit avec une foudroyante rapidité: le roi consent à réunir les états généraux!...
—Les états généraux, continua le roi, auront lieu dans notre ville de Blois, et nous en fixons l'ouverture au quinzième de septembre.
—Vive le roi! crièrent les députés avec un sincère enthousiasme.
Et, dans la ville, bourgeois de Chartres et pénitents de Paris reprenaient ce cri, avec une sorte d'orgueil: la convocation des états généraux, c'était en effet une victoire qu'on n'eût osé espérer.
Dans la rue, les bourgeois de Chartres, les moines et pénitents venus de Paris se formèrent en rang. Mais les ligueurs, qui étaient venus armés, n'étaient pas là. Bientôt, on vit apparaître Henri III, qui s'avançait nu-tête, pieds nus et revêtu d'une longue chemise de toile grossière. Il portait le chapelet autour du cou et tenait un grand cierge à la main. Il marchait seul dans un vaste espace vide; à quelques pas derrière lui, venaient deux moines soigneusement encapuchonnés.
Hors des murs, Mayenne et le cardinal de Guise attendaient. Ils avaient réuni là trois ou quatre cents ligueurs bien armés. Le duc de Guise arriva au moment où toutes les cloches de la ville se mettaient à carillonner. Le cardinal l'interrogea du regard.
—Eh bien! dit le duc en haussant les épaules, il convoque les états généraux pour le 15 septembre, à Blois.
—Oh! oh! dit le cardinal, voilà qui pourrait bien sauver Valois si sa destinée ne devait s'accomplir aujourd'hui même, dans quelques minutes.
—Comment saurons-nous la chose? demanda Mayenne.
—La grosse cloche sonnera douze coups... Six coups voudront dire que le coup est manqué... mais il ne peut manquer!...
—Oh! s'écria à ce moment le cardinal, voici les cloches qui se taisent... le roi est à la cathédrale... c'est la minute tragique... »
Et tous trois, penchés sur l'encolure de leurs chevaux, écoutèrent ce grand silence qui venait de la ville.
Quelques minutes se passèrent... Les trois frères se regardaient.. La grosse cloche de la cathédrale se taisait...
—Approchons-nous du camp royal, dit Guise pour échapper à cette impression de terrible attente.
A ce moment, dans le silence de la campagne, une sorte de mugissement aux larges et profondes sonorités s'épandit dans les airs... c'était le premier coup de la grosse cloche de la cathédrale!... Les trois frères demeurèrent pétrifiés.
—Un! murmura le cardinal en tourmentant le manche de sa dague.
—Deux! fit Mayenne, dont les yeux s'exorbitaient.
—Trois!... quatre!... cinq!... comptait le cardinal, livide.
—Six, gronda le duc de Guise. Attention!...
Et, alors, un gémissement râla dans sa gorge; le cardinal baissa la tête, Mayenne grommela entre les dents un juron... Et tous les trois, se regardant encore, virent qu'ils avaient des visages convulsés de criminels qui ont peur!
Le septième coup ne sonnait pas!... La grosse cloche se taisait!... Henri III n'était pas mort!... Le moine n'avait pas frappé!...
Pendant près d'une demi-heure encore, les Guise attendirent, muets, terribles, immobiles et livides. Enfin, le duc de Guise se maîtrisa, les veines de ses tempes se dégonflèrent; ses yeux, striés de fibrilles sanglantes, reprirent leur éclat normal; le souffle rauque qui soulevait sa poitrine s'apaisa.
—Mes frères, dit-il alors, c'est un immense malheur qui nous frappe...
—D'autant plus que la situation va changer, puisque Valois promet les états généraux! dit le cardinal.
—Oui, et nous avons besoin de nous recueillir, d'examiner cette situation avec le courage et la froideur des gens dont la tête ne tient plus que par miracle sur les épaules.
—Bah! fit Mayenne, Paris sera toujours à nous!
—C'est vrai! Allez donc m'attendre au village de Latrape où mes gentilshommes doivent me rejoindre.
Là, nous saurons ce qui s'est passé, et nous pourrons alors parler de l'avenir avec plus de certitude.
Le cardinal et Mayenne firent un geste d'assentiment et, piquant leurs chevaux, s'éloignèrent sur la route de Paris.
Guise s'avança sur les ligueurs, essayant de donner à son visage l'expression d'un triomphe qui était bien loin de sa pensée.
—Mes bons amis, dit-il, nous venons de décider Sa Majesté à un acte qui est plus qu'une grande victoire pour Paris: le roi promet d'assembler les états généraux...
—Vive le grand Henri!... hurlèrent les ligueurs.
—Vive le roi! reprit le duc avec une rage concentrée. Sa Majesté témoigne une bonne volonté pour laquelle nous lui devons toute notre reconnaissance. En une semblable et si heureuse conjoncture, mes bons amis, vous n'avez plus qu'à retourner paisiblement à Paris, pour y préparer vos cahiers. Vous savez que je vous aiderai de tout mon coeur, lorsqu'il s'agira de les présenter à Sa Majesté...
—Vive Lorraine! Vive le pilier de l'Eglise! vociférèrent avec frénésie les ligueurs.
Mais déjà le grand Henri avait mis son cheval au petit galop et disparaissait vers le Nord, laissant derrière lui cette ville de Chartres, où il était venu chercher une couronne. Il était sombre. Bientôt, ce calme qu'il s'était imposé se fondit comme la glace au soleil. La fureur se déchaîna en lui. Seul, pareil à un fugitif, il courait sur la route. Il labourait de coups d'éperon les flancs de son cheval. Au bout d'une heure de cette course folle, la bête s'abattit.
Guise, cavalier consommé, sauta, se retrouva sur ses pieds. Ce qui le rongeait surtout, c'était de ne pas savoir pourquoi le moine n'avait pas frappé. La chose était si bien combinée!... Il avait fallu quelque miracle pour sauver Henri III.
Comme il méditait ainsi, une quinzaine de cavaliers apparurent à l'horizon et se rapprochèrent de lui, rapidement. Bientôt, il les distingua clairement: c'était une partie de ses gentilshommes qui le rejoignaient. A leur tête couraient Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. En apercevant le duc de Guise à pied, debout près de son cheval fourbu, ils s'arrêtèrent.
L'un des gentilshommes mit pied à terre et céda sa monture au duc, qui aussitôt se mit en selle. Toute la troupe repartit en silence. Une heure plus tard, on rejoignit le duc de Mayenne et le cardinal. Alors, seulement, le duc de Guise interrogea ses familiers.
—Vous étiez à la cathédrale; vous avez tout vu... que s'est-il passé?... Le moine...
—Le moine n'est pas venu, monseigneur, dit Bussi-Leclerc.
—Il a trahi! Je m'en doutais!...
—Le moine n'a pas trahi! Quelqu'un s'est emparé de lui, cette nuit,..
—Ce quelqu'un, gronda le duc d'une voix tremblante de rage, qui est-ce?... Vous ne le savez pas?...
—Pardon, monseigneur, nous le savons parfaitement.
Maurevert s'avança alors, et, avec un étrange sourire qui courait sur son visage livide:
—Eh bien, monseigneur, c'est Pardaillan!
IV
PARDAILLAN ET FAUSTA
Nous avons signalé qu'au moment où la procession royale se mit en marche vers la cathédrale, deux capucins vinrent se placer derrière Henri III. Et, par les bribes d'entretiens que nous avons rapportés, nous devinons que ces frocs couvraient, l'un, la personne gracieuse et quand même toujours souriante de la duchesse de Montpensier, l'autre, la personne majestueuse, sombre et fatale de Fausta.
Nul ne songeait à se défier de ces deux moines, et, d'ailleurs, le roi avait positivement ordonné qu'on ne mît pas de gardes autour de lui pendant la procession. Revêtu de son sac, les pieds nus, le cierge à la main et la tête basse, le roi de France s'acheminait donc vers la cathédrale.
A la porte de l'église, le roi devait trouver un père confesseur qui venait en ligne droite de Rome et lui apportait force indulgences plénières. Les deux capucins, en approchant de la cathédrale, jetèrent un avide regard sous le portail. Là, tout le clergé de Chartres attendait Sa Majesté.
Mais, à gauche, un peu isolé, sous une statue, se tenait, immobile, un moine dont le chapelet se terminait par une croix d'or, destinée sans doute à le faire reconnaître.
—Le voici! murmura Marie de Montpensier.
Lorsque le roi parvint près du choeur et s'agenouilla, Marie sentit ses jambes fléchir. Le moment terrible était venu... C'était à l'instant précis de l'agenouillement que Jacques Clément devait frapper.
Le roi s'agenouilla... Marie se pencha comme pour mieux voir... Et, à ce moment, une sorte de terreur s'empara d'elle... Le roi s'agenouillait... et le moine ne frappait pas!... Le moine s'agenouillait près du roi!...
Le moine, à voix basse, parlait au roi!...
«O salutaris hostia!...» entonnait alors le roi.
Le cantique se déroulait avec lenteur. La duchesse tombait à genoux, n'ayant plus la force de se soutenir.
Que pensait Fausta pendant cette tragique minute où son regard glacial demeurait rivé sur le moine qui ne frappait pas?... Elle regardait le moine et songeait:
—Ce n'est pas lui!... Qui est là?... Qui est ce moine?... Oh! je le saurai!... je veux le savoir!...
La cérémonie de l'adoration était terminée... le roi se relevait... le roi se remettait en marche... Et le moine, s'étant redressé lui aussi, demeurait à la même place!...
Marie de Montpensier jeta une sorte de gémissement rauque. Et, comme la foule s'écoulait, Fausta marcha au moine... s'arrêta devant lui... Une longue minute, ils se regardèrent, tandis que la duchesse de Montpensier, affolée, éperdue, cherchait le sonneur pour lui donner l'ordre de sonner les six coups... le signal de la défaite...
—Qui es-tu? demanda Fausta d'une voix rude.
En même temps, elle chercha sous son froc le poignard qu'elle portait toujours sur elle.
Au son de cette voix, le moine avait eu un mouvement, et Fausta perçut comme une espèce d'éclat de rire.
—Pardieu, madame, répondit le moine, moi je n'ai pas besoin de voir votre visage! Car votre voix est de celles qu'on n'oublie jamais, surtout quand on a été dans la nasse!... Vous voulez savoir qui je suis?... Regardez, madame!»
Aux premiers mots, aux premiers sons de cette voix, Fausta avait reculé de deux pas. Sous son capuchon, son visage devint d'une pâleur de morte. Et, pendant que le moine parlait, elle se disait:
—C'est sa voix! C'est lui! Et il est mort! C'est sa voix que je hais et... que j'aime!...
A ce moment, et comme le moine prononçait les derniers mots, il rabattit son capuchon, et la tête de Pardaillan apparut. Fausta vit cette tête pâle, où éclatait l'ironie nuancée de pitié. Un frémissement la bouleversa. Le délire du meurtre, l'appétit de tuer se déchaînèrent en elle. Et elle se ramassa comme pour bondir et frapper.
Pardaillan ne fit pas un geste. Un geste... Et il était mort peut-être!... Cela dura un éclair.
Cette immobilité de spectre sauva Pardaillan.
Fausta, vaincue encore une fois par cet homme qui n'était rien dans le gouvernement des hommes, s'appuya à un pilier pour ne pas défaillir. Pardaillan s'approcha d'elle. Sur son visage, il n'y avait plus d'ironie.
—Madame, dit-il d'une voix basse, mais pénétrante, laissez-moi vous répéter ce que je vous ai dit à notre première rencontre: vous êtes belle, vous êtes la jeunesse radieuse. Retournez en Italie... Soyez simplement une femme... et vous trouverez le bonheur.
Aimez l'amour. L'amour, c'est toute la femme et tout l'homme. Être reine ou papesse, la belle affaire! Allez-vous-en, madame! Et laissez-nous nous débrouiller ici contre ceux qui sont rois, princes ou ducs, car nous voulons notre part de soleil et de vie. Vous avez voulu me tuer. Mais, en me tuant, vous pleuriez. C'est pourquoi, madame, avant de parvenir aux luttes irrémédiables, j'ai voulu vous donner un fraternel avis. Plus tard, ma pitié serait un crime...
Fausta demeurait muette. Il semblait, que rien ne palpitât en elle. Pas un frisson n'agitait les plis rigides de la robe de moine qui l'enveloppait tout entière... Qui sait quelles mortelles pensées traversaient à ce moment son esprit?... Pardaillan continua:
—A ce sujet, madame, je dois vous dire que je me suis mis trois choses dans la tête: d'abord que M. de Guise ne sera pas roi. Depuis ma rencontre avec lui devant la Devinière, le compte que j'ai à régler avec lui s'est encore chargé; ensuite, que je tuerai M. de Maurevert. Enfin, que M. le duc d'Angoulême et la petite Violetta seront unis... Quoi, madame, n'avez-vous pas pitié de ces deux enfants? Voyons, madame, qu'ayez-vous fait de Violetta?... Si vous ne me répondez pas, je serai forcé d'en venir à de rudes extrémités...
Pardaillan se tut. L'église fut pleine de silence. Des parfums d'encens flottaient encore.
—Madame, reprit Pardaillan, songez que j'attends votre réponse: où est la petite bohémienne Violetta?
Fausta jeta un rapide regard autour d'elle. Elle se vit seule, à la merci du chevalier. Et comme elle avait résolu de ne pas mourir encore...
—Je l'ignore, dit-elle dans un souffle. Cette enfant ne m'intéresse pas. Elle n'est rien pour moi...
Pardaillan tressaillit. Fausta reprit de sa voix morne:
—Ne vous l'ai-je pas dit à Paris, alors que je n'avais nul besoin de déguiser la vérité? Ce qu'est devenue cette enfant, je l'ignore depuis qu'elle appartient à M. de Maurevert.
Pardaillan pâlit. Il n'y avait pas moyen de douter de ce que disait Fausta. Il était bien évident qu'elle n'avait eu aucun intérêt à mentir dans leur rencontre à Paris. Ce n'était donc plus du côté de Fausta qu'il fallait chercher: seul Maurevert pouvait parler.
—Adieu, madame, dit-il d'une voix altérée par l'émotion. J'éprouve ici une cruelle déception. Mais dois-je vous le dire? Je suis encore heureux de savoir que, du moins, dans cette recherche, je ne vous ai point pour ennemie.
—Je ne suis pas votre ennemie, dit Fausta à ce moment.
Et, ce mot, elle le prononça avec une telle douceur que Pardaillan s'arrêta. Fausta se rapprocha de lui, et posa sa main sur le bras du chevalier.
—Attendez un instant, dit-elle toujours avec douceur.
—Que me veut-elle? grommela Pardaillan en lui-même.
Fausta semblait hésiter. Sa main posée sur le bras du chevalier tremblait légèrement.
—Vous avez parlé, dit-elle enfin d'une voix oppressée, à mon tour, voulez-vous?...
Fausta s'arrêta soudain, comme si elle eût regretté d'avoir parlé. Et, dans cette minute où un double flot de passions contraires venait se heurter en elle, humiliée dans son rêve de pureté extra humaine et de divine domination, soulevée par l'amour féminin qu'elle portait dans son sein, Fausta comprit avec terreur qu'elle était double, qu'il y avait deux êtres en elle...
Il y avait en elle un orgueil sublime et un amour dévorant. Et, par un effort vraiment digne d'admiration, l'orgueil, jusqu'ici, avait vaincu l'amour... Ces deux êtres donc, ces deux âmes contradictoires qui habitaient le même corps se livraient une effroyable bataille. Il fallait le triomphe de l'un ou de l'autre; ils ne pouvaient plus coexister.
Ou Fausta demeurerait la vierge, la prêtresse, la dominatrice plus que reine,—et il fallait la mort de Pardaillan.
Ou Fausta renoncerait à son rêve, redeviendrait une femme—et il fallait l'amour de Pardaillan...
Fausta, ayant annoncé qu'elle voulait parler, Fausta se taisait. Une dernière lutte se livrait en elle. Puis, peu à peu, cette forme de statue s'anima; l'attitude devint féminine, et enfin, Pardaillan, avec un étonnement mêlé de crainte et de pitié, entendit que Fausta sanglotait doucement.
Fausta pleurait sur son rêve!... elle pleurait sur la déroute de son orgueil. L'amour, une fois de plus dans l'éternelle histoire de l'humanité, l'amour était vainqueur.
Elle se rapprocha un peu plus de Pardaillan. Sa main se crispa sur son bras. Et, dans un murmure d'une douceur désespérée, elle prononça:
—Ecoute-moi. Mon coeur éclate. Je dois dire aujourd'hui des choses définitives. Et, si je te les dis, à toi, alors qu'il me semblait que jamais aucun homme ne les entendrait, c'est que tu n'es semblable à aucun homme... ou plutôt! non! ceci est une excuse indigne... Si je dis que j'aime, c'est que, malgré moi, l'amour est en moi. Pourquoi est-ce toi que j'aime? Je ne sais pas. Dans mon palais, je te l'ai dit sans crainte... Car, alors, j'étais sûre de tuer mon amour en te tuant... Tu es vivant! Et, lorsque je veux te crier que je te hais! mes lèvres, malgré moi, te disent que je t'aime... Me comprends-tu, Pardaillan?
—Hélas! madame, dit Pardaillan.
—Moi aussi, continua Fausta, par les printemps embaumés, jeune, belle, adulée, je me disais: n'aimeras-tu pas? Non, tu n'aimeras pas comme les autres femmes. Voilà ce que je me disais, Pardaillan. Je t'ai vu et, d'une seule secousse, tu m'as ramenée du ciel sur la terre.
Fausta se tut. Pardaillan baissa la tête, et, après quelques secondes de silence, il dit doucement:
—Madame, pardonnez-moi ma simplicité d'esprit. Pourquoi diable vouliez-vous chercher le bonheur si haut et si loin, alors qu'il est partout autour de vous?
—Pardaillan, reprit Fausta, comme si elle n'eût pas entendu, Pardaillan, tu connais maintenant ma pensée. Or, écoute-moi; tu m'as dit, tu me répètes que je trouverai le bonheur autour de moi si je veux renoncer à la domination sublime que je rêvais. Pardaillan, j'y renonce!
Le chevalier tressaillit et ne put s'empêcher de respirer.
—Je renonce à tout ce que j'avais patiemment élaboré. Demain, je dis adieu à la France. Je vais chercher au fond de l'Italie la paix, la joie, le bonheur et l'amour... Mais, continua Fausta, c'est toi qui me conduis!... Voilà ce que je t'offre... Là-bas, j'ai des domaines, des richesses. Si tu veux, demain, nous partons, Pardaillan, poursuivit-elle avec une espèce de fièvre, celle qui s'offre à toi ne s'offrira plus jamais ni à toi ni à personne.
Elle était belle... non plus de cette beauté tragique et fatale qui inspirait autant d'effroi que d'admiration, mais d'une beauté de douleur, d'espoir et d'amour qui la transfigurait. Elle rayonnait et palpitait. Pardaillan soupira et songea, frémissant:
«Que de malheur va semer encore cet incomparable esprit de malfaisance!... O ma pauvre petite Loïse! Tu n'étais pas habile aux sublimes discours, mais comme un seul regard de tes yeux bleus était plus sublime encore, puisque, après tant d'années, c'est le souvenir de ton dernier regard qui me pénètre et me charme, tandis que la flamme de ces magnifiques yeux noirs ne me donne que malaise et frisson!...»
—Madame, reprit-il, que voulez-vous qu'un pauvre aventurier comme moi réponde aux choses admirables que vous me dites? Que puis-je donc vous dire, sinon ceci que vous savez déjà: j'aimais une enfant, une jolie petite fille d'amour qui s'appelait Loïse. Elle est morte... et je l'aime toujours... et toujours l'aimerai...
Il baissa la tête.
Fausta, d'un geste lent et raide, ramena son capuchon sur son visage livide. Elle n'ajouta pas un mot et s'éloigna. Quand elle fut à quelques pas, elle se retourna et vit que Pardaillan pleurait... Alors, une sorte de rage, une jalousie furieuse contre la morte éclata dans son coeur.
Lorsque Pardaillan releva la tête, il vit qu'il était seul et que Fausta s'en était allée. Il secoua la tête, et rapidement sortit à son tour.
Quant à Fausta, elle était rentrée dans le mystérieux hôtel qui se trouvait en face de l'auberge du Chant-du-Coq, c'est-à-dire cette petite auberge où Pardaillan et Charles d'Angoulême avaient pris leur logis.
Nul, dans l'entourage de Fausta, ne put se douter des émotions terribles qu'elle venait d'éprouver. Peut-être même, ces émotions, ne les éprouvait-elle plus, car, rentrée dans sa chambre, elle murmura froidement:
«Soit!... la lutte continue!... En fin de compte, la victoire doit me rester. Et, pour commencer, frappons le misérable moine qui a trahi!...»
Elle saisit une plume et écrivit en hâte:
«Majesté, une amie dévouée du roi vous prévient qu'un moine de l'ordre des Jacobins, nommé Jacques Clément, est venu à Chartres pour tuer le roi. C'est un miracle du Seigneur Dieu que Sa Majesté n'ait pas été assassinée pendant la procession.»
Quelques minutes plus tard un gentilhomme déposait cette lettre à l'hôtel de Cheverni et disparaissait aussitôt.
V
L'AUBERGE DU CHANT-DU-COQ
HENRI III, cependant, après avoir accompli ses dévotions à la cathédrale, était rentré dans l'hôtel de M. de Cheverni où il se mit aussitôt à table et dîna de grand appétit en présence de ses gentilshommes les plus intimes.
Lorsque, tout à coup, parut un envoyé de la reine mère qui lui dit quelques mots à l'oreille.
—Dites à Madame la reine que je me rendrai auprès d'elle après la réfection, répondit Henri III.
Et il continua de dîner, riant et plaisantant. Comme le roi se levait de table, le même envoyé de Catherine reparut.
—La reine est impatiente de connaître la déconfiture de M. de Guise, dit le roi. Allons, j'y vais...
Et, cette fois, il se dirigea vers l'appartement de sa mère.
—Dieu soit loué! s'écria la vieille reine en le voyant.
—Qu'avez-vous madame? s'écria le roi. Vous voilà toute pâle, comme si vous veniez de courir quelque grand risque.
—Le risque était pour vous, mon fils... risque de mort!
Henri III pâlit et regarda autour de lui avec inquiétude. Mais la vieille reine le serra dans ses bras en lui disant:
—Rassurez-vous, Henri, tout danger est conjuré, pour l'instant...
—Pour l'instant!... Mais ce danger, madame, pourrait donc se représenter?...
—J'espère que non, si vous écoutez mes avis. Au nom du Ciel, mou fils, ne paraissez plus seul et sans armes dans ces processions. Savez-vous que vous avez failli être tué tout à l'heure? Lisez ceci, mon fils.
La reine tendit à Henri III la missive qu'elle venait de recevoir.
—Un moine! murmura le roi quand il eut lu. Et un moine de l'ordre des jacobins! Je connais le prieur Bourgoing: c'est un homme qui est incapable d'avoir trempé dans une aussi noire trahison... Qu'en pensez-vous, madame?
—Je pense, dit Catherine, que votre confiance est la chose la plus étonnante que j'aie vue. Défendez-vous, mon fils. Chartres, vous l'avez dit vous-même, est trop près de Paris. Eh bien! que dès demain, votre départ pour Blois se prépare. Une fois en sûreté dans le vieux château, vous pourrez avec plus de sang-froid chercher le moyen de sauver la religion, le peuple... et la monarchie. En attendant, il faut à tout prix retrouver ce moine, s'il est encore dans Chartres, et en faire un exemple terrible.
—Soyez tranquille, ma mère, dit Henri III en se levant. Si l'homme est encore dans Chartres, il ne m'échappera pas!
La vieille reine, demeurée seule, pressa son front ridé dans ses doigts maigres et jaunes comme de l'ivoire.
«Clément! murmura-t-elle. Où ai-je entendu déjà ce nom?... Il y a longtemps... bien longtemps... Qu'est-ce que ce Clément? Il faut que je sache... allons voir Ruggieri!»
Elle traversa deux pièces et aboutit à un escalier qui conduisait aux combles de l'hôtel Cheverni.
Là, dans un de ces combles aménagés en chambre, assis à une table couverte de papiers, lisait un personnage que nous avons entrevu au début de cette histoire: c'était l'astrologue Ruggieri, alors bien vieux, bien fatigué, mais travaillant toujours à son rêve, courant toujours après la chimère, qui fuyait dès qu'il croyait la tenir enfin... La pierre philosophale!... L'élixir de la vie éternelle!...
Ruggieri, ayant levé la tête, vit Catherine assise devant lui et sourit. Il aimait la vieille reine. Ces deux existences étaient liées.
—Eh bien. Majesté, fit Ruggieri, vous avez vu Loignes? Guéri, bien guéri, tel qu'il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son coeur: une belle haine bien féroce contre le duc...
—Je ne suis venue te parler ni de Loignes, ni de Guise, dit la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!... On veut me tuer mon fils. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le coeur? J'ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j'avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu'est-ce que je vais devenir, moi? Ruggieri, ce sont les Guise. J'en suis sûre!... Ils ont armé contre Henri le bras d'un moine...
—Un moine?...
—Oui. Un jacobin. Le moine devait frapper aujourd'hui. Il n'a pas osé peut-être. Mais ce n'est pas cela qui m'épouvante le plus... Ruggieri, ce moine, ce jacobin, porte un nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même... Où?... Quand?... Ton admirable mémoire va m'aider.
Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.
—Ce moine, reprit-elle brusquement, s'appelle Jacques Clément... Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?
L'astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d'une voix où il y avait de la terreur et de la pitié:
—Madame, vous avez raison d'avoir peur!... Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance!
—Ruggieri, Ruggieri, tu m'épouvantes!... Cet homme! Oh! cet homme!... qui est-ce?...
—Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous!... L'amant d'Alice de Lux s'appelait Clément! Et, Jacques Clément, c'est le fils d'Alice de Lux!...
La reine demeura immobile, les yeux exorbités. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla:
—Le fis d'Alice de Lux!... mon fils condamné!...
Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel, et, à pas tremblants, elle gagna la porte et disparut.
Ruggieri s'enveloppa d'un manteau et descendit.
Dans le grand vestibule de l'hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s'écartaient de lui.
Ruggieri, sans s'apercevoir de l'impression qu'il produisait, cherchait des yeux quelqu'un dans cette foule et, ayant enfin aperçu Chalabre, il marcha droit à lui et lui dit:
—Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu'à vos deux amis.
—A vos ordres, seigneur. »
Il suivit donc l'astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l'accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s'arrêta:
—Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté... Je sais aussi que vous êtes braves, et que vous n'avez pas peur de trouer une poitrine humaine...
—Quand c'est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s'inclinant.
—Justement, reprit vivement Ruggieri, c'est de cela qu'il s'agit... Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un homme est venu à Chartres, dans l'intention...
—De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.
—Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery.
—C'est cela même, fit Chalabre.
—Voilà qui simplifie beaucoup ce que j'avais à vous dire, reprit Ruggieri. Messieurs, il faut que ce moine meure!
—C'est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.
—Messieurs, fit Ruggieri, encore une question: connaissez-vous l'homme?
—Non!...
—En ce cas, messieurs, il faut suivre mes avis. Je connais le moine, moi! S'il est encore dans la ville, je réponds de le trouver. Restez donc à l'hôtel, ne vous écartez pas du roi, ne le perdez pas de vue un instant.
Ruggieri, ayant parlé, s'éloigna aussitôt. Pas un instant l'idée ne vint aux trois spadassins de s'étonner du ton d'autorité qu'avait pris l'astrologue. Ils rentrèrent donc à l'hôtel, et, se conformant aux instructions reçues, se mirent à monter la garde devant la porte du roi.
Toute la journée ils attendirent le retour de Ruggieri. La nuit tomba. Le roi reçut ses gentilshommes comme d'habitude, et leur annonça le départ pour Blois. La présence des trois spadassins qu'il avait chargés de retrouver le moine lui fit froncer les sourcils. Mais, habitué à garder pour lui ses impressions, il ne souffla mot de cette affaire.
Le résultat de ses réflexions fut qu'il modifia la date du départ pour Blois, et décida que, dès le lendemain, on se mettrait en route. Puis il s'alla coucher en recommandant à Crillon de doubler partout les gardes.
A onze heures, Ruggieri parut à l'hôtel et réveilla les trois jeunes gens. Chacun s'assura qu'il avait bien son poignard, ils suivirent l'astrologue, marchèrent en silence. Ruggieri devant, les trois autres venant ensuite de front. Ruggieri entra enfin dans une ruelle et s'arrêta devant une assez pauvre maison élevée d'un seul étage.
La nuit était noire. Une faible lumière, d'une fenêtre de l'étage, jetait dans cette nuit de vagues lueurs qui éclairaient confusément une enseigne qui se balançait au bout de sa tringle. Cette maison était une auberge, et, cette auberge, c'était celle du Chant-du-Coq... Ruggieri leva le bras vers la fenêtre éclairée et dit:
—Il est là...
—Bon! grogna Chalabre, par où entre-t-on?
—Cette porte, fit Ruggieri. Vous arrivez dans une cour. Il y a un escalier de bois. En haut de l'escalier, une porte vitrée. C'est là!...
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se glissèrent vers la porte, souples, nerveux, leurs poignards à la main. Ruggieri, en les voyant disparaître, murmura:
—Jacques Clément est mort!... Un de plus!... Puisque la mère est morte, le fils peut bien mourir!..
Il écouta un instant et rentra à l'hôtel de Cheverni où, ayant trouvé la reine mère qui veillait, il lui dit:
—Rassurez-vous, Catherine. Si le roi doit mourir, ce ne sera pas de la main de Jacques Clément...
—On a tué le moine? demanda la vieille reine.
—On le tue! répondit Ruggieri, qui, alors, regagna les combles de l'hôtel.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery avaient rapidement traversé la cour. Ils montèrent l'escalier extérieur sans bruit.
Chalabre, doucement, très doucement, essaya d'ouvrir la porte. Mais la porte était fermée au verrou à l'intérieur. Chalabre, d'un coup de coude, fit sauter une vitre, passa la main, tira le verrou; la porte s'ouvrit. Tous les trois, le poignard au poing, firent irruption dans la pièce.
—Voilà, pardieu, une nouvelle mode d'entrer chez les gens! cria une voix.
—Monsieur de Pardaillan, murmurèrent les trois spadassins en s'arrêtant court, effarés d'étonnement.
—Ça, messieurs, reprit le chevalier, êtes-vous enragés? Ou bien est-ce que vous venez me demander à boire? Dans le premier cas, je vais vous jeter par la fenêtre; dans le deuxième, asseyez-vous et aidez-moi à vider cette dame-jeanne de Beaugency...
Chalabre, Sainte-Maline et Montsery demeuraient hagards. Assis autour d'une table, Pardaillan, Charles d'Angoulême et un troisième personnage les regardaient. Pardaillan, qui était placé le dos à la porte, s'était retourné vers les assaillants en pivotant sur son escabeau.
—Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, excusez-nous de la façon un peu vive avec laquelle nous sommes entrés chez vous; mais ce n'est pas vous que nous comptions trouver ici... et ce digne révérend que nous voyons là pourrait peut-être nous renseigner sur celui que nous cherchons...
—Qui cherchez-vous? demanda le moine ainsi interpellé, tandis que Pardaillan faisait signe à Angoulême de se tenir prêt à dégainer.
—Nous cherchons, dit Montsery, un certain frocard coupable de haute trahison envers Sa Majesté le roi... un frocard du nom de Jacques Clément.
—Et que lui voulez-vous? reprit le moine.
—Nous voulons, dit Chalabre, lui faire faire connaissance avec les trois dagues que voici.
Le moine se leva et, d'une voix très calme, prononça:
—Jacques Clément, c'est moi!...
—Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline se tournant vers le chevalier, êtes-vous fidèle et dévoué à Sa Majesté?
—Ma foi, monsieur, dit Pardaillan avec sincérité, cela dépend des jours... Ainsi, aujourd'hui, j'étais dévoué au roi, puisque j'ai pris la précaution de l'accompagner jusqu'à la cathédrale, faute de quoi il lui fût sans doute arrivé malheur... Est-ce vrai, messire Clément?
—C'est vrai, fit gravement le moine.
—La nuit dernière, reprit Pardaillan, j'étais encore tout dévoué à Sa Majesté, puisque j'ai obtenu la faveur que le roi ne fût point tué aujourd'hui. Est-ce vrai, messire?
—C'est vrai, répéta le moine.
—Et maintenant? demandèrent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—Ce soir, dit tranquillement le chevalier, pas plus qu'hier, pas plus que demain, je ne prends conseil de personne. Messieurs, moi vivant, aucun de vous ne touchera un cheveu du révérend jacobin qui est mon hôte...
Au même instant, Pardaillan et Charles d'Angoulême furent debout, l'épée à la main.
—Une minute, messieurs!... s'écria Sainte-Maline, chevalier, je dois vous prévenir que la ville est sillonnée par les patrouilles de M. de Crillon. Vainqueur ou non, vous serez pris. Réfléchissez, il en est temps encore...
—Ce que vous dites là est plein de sens, fit Pardaillan en abaissant la pointe de son épée. J'ai besoin de quitter Chartres au point du jour, et je me soucie peu d'être arrêté. Aussi, messieurs, ne me battrai-je pas contre vous, à moins que vous ne me forciez à vous tuer, ce dont j'aurais le plus vif regret...
—Vous nous laissez donc faire? s'écria Chalabre.
—Non pas!... Seulement, j'avais marqué dans ma tête deux existences que je comptais vous demander en paiement de votre dette. Je renonce à l'une d'elles, et je vous demande la vie de messire Clément... C'est le deuxième tiers de votre dette, messieurs.
En parlant ainsi, Pardaillan rengaina paisiblement sa rapière et reprit place à table; il paraissait certain que les spadassins tiendraient parole.
Il ne se trompait pas. Ces trois bravi qui, sur un signe de leur maître, tuaient sans scrupules, étaient gens d'honneur. Devant la soudaine requête de Pardaillan, sans la moindre hésitation, les trois assassins remirent poignards et épées au fourreau...
—Monsieur de Pardaillan, fit Montsery, cela fait deux existences payées!
—Reste à une, dit Pardaillan.
—Nous serons heureux, dit Sainte-Maline, que cette une et dernière que vous avez à nous réclamer soit la vôtre!
—Quand je n'aurai plus que ma propre vie à demander c'est que tout ira bien...» dit-il en hochant la tête.
Et comme les trois faisaient un mouvement pour se retirer:
—Une minute, messieurs! faites-nous donc la grâce de boire avec nous...
Les trois spadassins se regardèrent, puis, prenant leur parti de la situation, s'assirent en éclatant de rire. Quelques moments plus tard, ils choquaient leurs verres contre celui de l'homme qu'ils étaient venus tuer!...
—Ce n'est pas tout, reprit Chalabre, que dirons-nous au roi? Nous ne pouvons lui raconter que, venus pour verser le sang, nous nous sommes contentés de verser du Beaugency en compagnie de messire Clément?
—Messieurs, intervint Pardaillan, voulez-vous me permettre?...
—Dites, dites! s'écrièrent les trois, car un homme comme vous doit être de précieux conseil...
—Voici donc ce que je vous propose, reprit Pardaillan. Procurez-nous trois bons chevaux. Conduisez-nous jusqu'à la première porte. Et, comme vous avez sûrement le mot de passe, faites-nous ouvrir... Alors, nous disparaissons... le révérend rentre dans son couvent, vous n'entendez plus parler de lui, et il vous est possible de dire au roi que vous l'avez débarrassé de Jacques Clément.
—Par Notre-Dame, comme dit Sa Majesté la reine, le conseil est excellent! s'écria Sainte-Maline. Qu'en dis-tu, Chalabre?
—Je dis qu'il faut l'exécuter à l'instant même.
L'oeil de Pardaillan brilla d'un éclair malicieux. Chalabre et Montsery vidèrent un dernier verre de Beaugency et s'éloignèrent aussitôt. Sainte-Maline demeura avec Pardaillan, le duc d'Angoulême et Jacques Clément.
—C'est dommage, fit Sainte-Maline, que le digne père jacobin n'ait pas un habit de cavalier...
Pour toute réponse, Jacques Clément se défit de son froc, le roula et le jeta sous le lit. Il apparut alors en cavalier, à sa ceinture était passé le poignard que lui avait donné l'ange... le poignard avec lequel il devait frapper Henri III. Il était ainsi méconnaissable.
Charles d'Angoulême déposa sur la table un écu d'or en paiement de la dépense qu'ils avaient faite. Puis, tous les quatre descendirent sans faire de bruit. Quelques instants plus tard, ils se trouvaient dans la rue.
—-Voulez-vous que je vous dise? murmura le jeune duc à Pardaillan. Nous allons à un bon guet-apens. Les deux autres ont été chercher du renfort, et nous allons avoir tout à l'heure une vingtaine d'assaillants sur les bras.
—Vous faites injure à ces gentilshommes, dit Pardaillan; ce sont des assassins au service du roi de France, mais ils sont incapables de manquer à la parole donnée.
Un quart d'heure se passa dans le silence de l'attente. Au bout de ce temps, deux cavaliers débouchèrent d'une rue voisine. Charles d'Angoulême tressaillit et murmura:
—Vous aviez pardieu raison! Ce sont eux!...
Chalabre et Montsery étaient à cheval. Montsery conduisait une troisième monture par la bride. Les deux spadassins mirent pied à terre. Pardaillan, Charles d'Angoulême et Jacques Clément enfourchèrent les trois bêtes. Alors Chalabre se détacha en avant et alla parlementer avec l'officier du poste qui gardait la porte. Une minute plus tard, on entendit le grincement des chaînes du pont-levis, et Chalabre, de loin, cria:
—Quand il vous plaira, messieurs!
Le coeur de Charles battait avec violence. Tout cela lui semblait exorbitant. Jacques Clément, tout insensible qu'il fût, murmurait une prière. Pardaillan souriait:
—Messieurs, dit-il, jusqu'au plaisir de vous revoir...
Les trois cavaliers passèrent sous la porte. Quelques instants après, Jacques Clément, escorté par Charles d'Angoulême et Pardaillan, galopait sur la route de Paris. A l'aube, ils s'arrêtèrent dans un bourg pour laisser souffler les chevaux, et entrèrent dans un bouchon.
—Je vous quitte ici, dit Jacques Clément qui n'avait pas ouvert la bouche depuis Chartres. Il faut que je rentre en mon couvent. Je n'en étais sorti que pour accomplir les ordres de Dieu...
—Et de la signora Fausta! grommela Pardaillan
—Il a plu au Tout-Puissant, continua Jacques Clément, de vous mettre sur ma route: c'est que l'heure de Valois n'est pas sonnée encore. Je rentre donc dans ma cellule, et j'y attendrai qu'un ordre nouveau me soit donné. Car je ne doute pas que l'ange ne revienne me voir...
—Tenez, fit Pardaillan ému, voulez-vous que je vous dise? Vous devriez quitter votre couvent, votre cellule, vos prières, vos macérations, votre solitude. Vous êtes jeune... vous pouvez aimer... être aimé...
Jacques Clément pâlit horriblement.
—Pardaillan, dit-il en secouant la tête, ma destinée doit s'accomplir. Je ne suis pas seulement l'envoyé de Dieu, chevalier! Si Dieu m'a choisi pour débarrasser le monde de ce monstre qu'on nomme Valois, c'est sans doute à l'intercession de celle qui a souffert, pleuré, qui est morte en maudissant Catherine de Médicis... Pardaillan, c'est la voix de ma mère qui me guide!...
—Allez donc, fit Pardaillan songeur, je vois que rien ne saurait vous détourner de la voie étroite...
—Rien! dit le moine.
—Seulement, reprit le chevalier, puisque vous êtes décidé à frapper le roi de France... car vous êtes décidé plus que jamais?
—Il serait mort à cette heure si vous ne m'aviez dit: «J'ai besoin qu'il vive encore...» Valois vivra donc tant que vous aurez besoin de sa vie... Je suis patient... j'attendrai!...
—Je vous l'ai dit et vous le répète; la vie du roi de France m'est indifférente. Seulement, je ne veux pas que sa mort puisse servir les intérêts de M. de Guise.
—Oui... Tant que Guise peut devenir roi par la mort de Valois, vous ne voulez pas que Valois meure!... Mais après, Pardaillan?
—Oh! alors... je vous assure bien que la mort ou la vie de Valois sera le dernier de mes soucis.
—Bien. Recevez donc mon serment, dit le moine d'une voix solennelle, Pardaillan, par la mémoire de ma mère, je vous jure que ce poignard ne sortira pas de sa gaine tant que votre main sera étendue sur la tête de Valois...
A ces mots, Jacques Clément sauta sur son cheval et s'éloigna rapidement dans la direction de Paris.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery étaient rentrés à l'hôtel de Cheverni. Comme ils allaient rentrer chez eux, une porte s'ouvrit dans le corridor qu'ils longeaient, et un homme parut. Ils reconnurent Ruggieri...
—Bonsoir, messieurs, dit l'astrologue.
—Bonsoir, monsieur de Ruggieri, firent très poliment les trois spadassins.
—Eh bien, messieurs... est-ce fait?
—Le moine est trépassé! dit Sainte-Maline.
—Qu'avez-vous fait du corps? fit le vieillard, au bout de quelques instants. Car je vous sais gens de précaution...
—Le corps?... Ma foi, si vous aviez envie de le ressusciter, allez le redemander aux flots de l'Eure...
—Bien, bien... vous êtes de bons et fidèles serviteurs... Bonsoir, messieurs, bonsoir... »
Les trois jeunes gens rentrèrent chez eux et se hâtèrent de pousser les verrous. Quelques minutes plus tard, la vieille reine était informée que le moine Jacques Clément était mort!...
VI
LA VIE DE COCAGNE
Croasse et Picouic, après les innombrables tribulations que nous avons relatées précédemment, venaient de se trouver, l'un et l'autre, sans le sou. Ils étaient fort marris... et très affamés, se demandant ce qu'ils allaient faire; soudain Croasse eut une idée merveilleuse qu'il expliqua à Picouic:
—Dans ce couvent de bénédictines, que tu vois tout près de nous, sur la hauteur de Montmartre, il y a une sainte femme à qui j'ai inspiré un amour extraordinaire: de par cet amour, c'est bien le moins que soeur Philomène me nourrisse!
—Il est impossible, dit Picouic, que tu aies inspiré une telle passion à cette Philomène.
—Et pourquoi? demandait Croasse sans se vexer.
—Parce que tu es hideux.
—C'est peut-être pour cela qu'elle m'aime!
Tout en discutant, les deux compères atteignirent le couvent des bénédictines et passèrent par la brèche. Cependant, Croasse, la main en abat-jour sur les yeux, étudiait attentivement le terrain de culture des bénédictines.
Il vit bien passer deux ou trois soeurs, mais non celle que désiraient à la fois son coeur et son estomac.
Croasse se frappa le front, et désignant l'enclos:
—Approchons-nous de ces palissades, dit-il, je suis sûr que nous allons trouver là celle que je cherche.
Mais, dans l'intérieur des palissades, il y avait un bâtiment et c'est dans ce bâtiment, si l'on s'en souvient, que Croasse avait reçu de Belgodère une volée de coups de gourdin qu'il ne pouvait avoir oubliée, lui. Belgodère était-il encore là?
Ce n'était pas possible, puisque le bohémien n'était là que pour surveiller Violetta. Or, Violetta n'y était plus, puisque lui, Croasse, avait prévenu le chevalier de Pardaillan qui était parti pour la délivrer. Malgré ces raisonnements, Croasse n'approchait de l'enceinte qu'avec prudence.
L'enclos était solitaire. Le bâtiment où il avait été rossé paraissait abandonné.
—Eh bien, demanda Picouic, ta belle Philomène?... Une chimère de ton imagination!...
—Non, de par tous les diables! Elle existe bien, et je suis sûr de sa tendresse... Où peut-elle être?
Tout à coup, il tressaillit.
—Qu'y a-t-il? fit Picouic. Est-ce elle, enfin?...
—Regarde! répondit lugubrement Croasse.
—Eh bien, mais je ne vois rien que deux jeunes filles qui viennent de sortir de ce bâtiment...
—Oui... mais reconnais-tu l'une d'elles?...
—Attends... elles me tournent le dos... elles se promènent... ou plutôt on dirait qu'elles marchent avec précaution... elles semblent effrayées... Sur ma foi! on dirait des prisonnières qui cherchent à se sauver... ce sont sans doute des religieuses qui en ont assez du couvent!...
Les deux jeunes filles signalées venaient de se retourner.
—Tu l'as reconnue? demanda Croasse.
—Violetta!...
—Allons-nous-en! reprit Croasse, car, du moment que la petite Violetta est là, Belgodère y est aussi!...
—Qui peut être l'autre? fit Picouic, suivant son idée.
—Peu importe... détalons!...
Croasse allait joindre l'acte à la parole lorsqu'il demeura cloué sur place par ces mots prononcés derrière lui par une voix criarde:
—Que faites-vous là?...
Il se retourna timidement et poussa un cri de joie:
—Philomène!...
C'était en effet Philomène qui, en reconnaissant Croasse, baissa pudiquement ses paupières de vieille fille. Mais Philomène n'était pas seule: elle était accompagnée d'une vieille, sorte de paysanne mal vêtue, aux yeux défiants, à la voix revêche, et c'était elle qui venait de crier.
Cette vieille, c'était soeur Mariange.
—Que faites-vous là?
—Mais, dit Croasse, nous venons voir Belgodère, notre excellent ami Belgodère... il va bien?
—Belgodère?... Qu'est-ce que Belgodère? fit Mariange d'un air pointu.
—Le bohémien... vous savez bien... qui logeait là...
—Oui! Eh bien, il est parti. Dieu merci, le couvent est débarrassé de ce païen!...
—Parti! s'exclama Croasse. Ah! Philomène, ma chère Philomène, que je suis donc heureux de vous revoir!...
Et, avant que Philomène eût pu s'en défendre, il la saisissait, la soulevait, l'embrassait sur les deux joues et la reposait ensuite sur le sol. Mariange était indignée.
—Sortez, dit-elle, hâtez-vous de sortir des terres du couvent, mauvais sacripants que vous êtes...
—Oh! ma soeur, dit doucement Philomène, M. Croasse n'est pas un sacripant... il a une si belle voix!...
—Enfin, que faites-vous ici, mauvais drôles? reprit la mégère qui pourtant s'apaisait.
—Je vais vous le dire, madame, fit Picouic en tirant son chapeau.
—Appelez-moi soeur Mariange, dit la vieille.
—Eh bien, ma soeur, ma digne soeur Mariange, voici ce qui m'amène, ce qui nous amène... Je dois vous dire que je suis l'ami intime de M. Croasse que vous voyez ici, à tel point qu'on nous prend pour les deux frères...
—Eh bien, depuis qu'il est venu ici, mon ami ne dort plus, ne mange plus, il n'est plus que l'ombre de lui-même, et, s'il continue à maigrir ainsi, il n'en restera plus rien, pas même l'ombre. Et tout cela, demoiselles et seigneurs... je veux dire ma soeur, tout cela parce que mon ami, mon frère, a oublié ici, en partant, un trésor...
—Un trésor! fit Mariange dont les petits yeux pétillèrent.
—Son coeur! Oui, son coeur qu'il a laissé entre les mains de la belle Philomène ici présente!...
—Quelle infamie! cria soeur Mariange.
—Ma soeur... supplia Philomène palpitante.
Soeur Mariange allait répliquer vertement, lorsque, tout à coup, elle s'élança vers la porte de l'enclos qui venait de s'ouvrir, livrant passage aux deux jeunes filles.
—Sainte Vierge! cria-t-elle, les deux païennes vont fuir!
Et elle se mit à courir de toute la force de ses jambes courtes... Violetta et sa compagne, légères comme des biches, bondissaient déjà vers la brèche... Soeur Philomène et Croasse étaient demeurés sur place, pétrifiés.
Picouic, avec le coup d'oeil sûr et prompt de l'homme affamé qui entrevoit un moyen de s'assurer le gîte et la pitance, étudia la situation.
En un instant, sa décision fut prise: il ouvrit l'immense compas de ses jambes, et se mit à arpenter le terrain gagnant sur les deux fugitives pour leur couper la retraite. En quelques enjambées, il eut atteint la brèche avant qu'elles n'y fussent arrivées elles-mêmes.
Violetta et sa compagne s'arrêtèrent. Une expression de désespoir envahit leurs visages; Violetta baissa la tête avec un soupir de détresse, et celle qui l'accompagnait se prit à pleurer.
—Holà! coquines! faisait à ce moment Picouic, où couriez-vous si vite? On voulait donc fausser compagnie à ces bonnes religieuses pour courir la prétantaine?...
—Monsieur... balbutia Violetta...
Et comme elle levait ses beaux yeux sur Picouic, elle le reconnut. Et elle frissonna de terreur. Non pas que Picouic ou Croasse lui eût jamais fait du mal quand elle faisait partie de la troupe vagabonde... Mais, du moment qu'elle voyait Picouic, elle pouvait supposer que Belgodère n'était pas loin...
—Ah! murmura-t-elle avec accablement, je suis perdue... Belgodère rôde par ici...
A ce moment Picouic les rejoignait et les saisissait chacune par un bras. A voix basse, rapidement, il murmura:
—Ne craignez rien, n'ayez pas peur, mais surtout feignez de me considérer comme un ennemi... et pourtant, par le ciel qui nous éclaire, je suis votre ami et je vous sauverai... car je suis un serviteur fidèle de M. de Pardaillan et de Mgr le duc d'Angoulême...
Violetta demeura saisie, extasiée... A ce nom que venait de prononcer l'hercule, elle poussa un cri de joie.
—Silence! fit Picouic. Ça! reprit-il à haute voix, suivez-moi, que je vous remette ès-mains de cette digne, de cette sainte, de cette excellente religieuse!
Mariange arrivait à ce moment toute essoufflée.
—Ouais! grommelait-elle, sans ce digne cavalier, les deux païennes se sauvaient, et je ne sais trop ce qui serait advenu de moi...
Picouic, continuant à tenir Jeanne et Violetta chacune par un bras, les conduisit jusqu'à la porte de l'enclos, les fit entrer, et referma la porte.
Mariange, alors, leva la tête pour apercevoir le visage de Picouic, et ce nez pointu, ces yeux en trous de vrille lui plurent sans doute.
—Comment vous appelez-vous? demanda-t-elle.
—Picouic, pour vous servir, ma soeur, ma chère soeur, l'homme le plus catholique de tout Paris, à telles enseignes qu'il sait chanter au lutrin, en voici la preuve!
Sur ce mot, Picouic, d'une voix de fausset qui n'avait rien de désagréable aux oreilles de Mariange, entonna:
«Tantum ergo sacramentum...»
Soeur Mariange joignit les mains avec une béate admiration. A ce moment, la voix basse-taille profonde de Croasse se joignait à celle de Picouic.
—Quelle voix! Quelle voix! répétait soeur Philomène.
Soeur Mariange considérait du coin de l'oeil soeur Philomène qui, palpitante, ne pouvait détacher son regard de Croasse, lequel relevait en croc ses moustaches.
—A coup sûr, songeait soeur Mariange, si je fais accueil à ces deux hommes, la pauvre soeur Philomène va être induite en tentation de péché mortel... Mais, grâce à ce grand bel homme, les deux païennes n'ont pu se sauver.,. Écoutez, maître Picouic... je vois que je m'étais trompée sur votre compte. Vous êtes un homme de coeur... En arrêtant ces deux malheureuses hérétiques au moment où elles s'enfuyaient, vous avez rendu à la révérende supérieure un service qu'elle ne saurait oublier... Je vais de ce pas lui en parler, et vous serez récompensés.
—Et quelle sera notre récompense, ma soeur?...
—Je ferai en sorte que vous soyez choisis comme chantres de notre chapelle.
—Ma soeur, dit Picouic, excusez encore cette question: quel est le paiement accordé à vos chantres?
—Nous ne les payons pas, dit Mariange avec dignité; les ressources du couvent sont trop réduites pour le moment; mais le couvent ne saurait manquer de devenir très riche dans peu de temps... Alors, vous serez payé double...
—Tenez, ma soeur, fit Picouic, j'aime autant vous le dire tout de suite: je suis d'une modestie dont vous n'avez pas idée, je souffre d'avance à l'idée de recevoir les éloges de la sainte et révérende mère abbesse... je vous en prie, ne lui parlez pas de nous...
—Vraiment? fit Mariange, qui d'ailleurs, chargée de veiller sur Violetta, ne tenait nullement à raconter à l'abbesse la tentative de fuite due à sa négligence.
—C'est tel que je vous le dis. Ni mon ami M. Croasse ni moi-même, nous ne voudrions accepter les hautes fonctions de chantres, dont nous ne sommes pas dignes. Nous nous contenterons de ce que vous venez de nous promettre, c'est-à-dire la faveur du ciel, et la vôtre.,.
—Ah! s'écria Croasse, nous ne vous quittons plus!
—Comment, vous ne nous quittez plus! s'écria soeur Mariange interloquée.
—Mon Dieu, oui, nous nous installons ici... Ne craignez rien, ma soeur! Vous serez amplement dédommagée de l'hospitalité que vous allez nous donner. D'abord, nous cultiverons pour vous; ensuite, nous surveillerons étroitement les deux païennes...
Soeur Mariange entrevit le parti qu'elle pouvait tirer de deux serviteurs qui feraient sa besogne, et surtout qui deviendraient deux geôliers pour les drôlesses hérétiques dont elle avait la garde.
—C'est dit! fit-elle tout à coup.
—Quoi? s'écria Picouic, vous consentez à nous donner l'hospitalité?
—Certes... et de grand coeur...
—Et à... nous... nourrir?
—Sans aucun doute!...
—Venez, dit soeur Mariange aux deux hercules ravis.
Toute la bande se dirigea alors vers le pavillon voisin de la brèche, et y entra.
—Voilà, reprit Mariange, vous habiterez là; ce soir, à la nuit, avec soeur Philomène, nous vous apporterons de la bonne paille fraîche, que nous prendrons dans les écuries de l'abbesse. Vous ne vous montrerez pas, lorsque nos soeurs seront dans le jardin; de plus, vous surveillerez l'enclos et la brèche...
—Pardon, ma soeur, dit Picouic, vous venez de nous promettre un lit. Mais quelle sera notre nourriture?
—Vous mangerez ce que notre industrie nous procure tous les jours, car, s'il fallait compter sur les vivres du couvent, il y a longtemps que nous serions mortes... Dans un recoin caché, nous élevons des poules... Et le dimanche, ajouta Mariange, nous tordons le cou à un poulet.
—Admirable! fit Croasse.
—Enfin, nous avons les légumes que nous cultivons, et dont nous faisons une soupe presque tous les jours. Quand nous pouvons y joindre un quartier de boeuf ou de lard, nous n'y manquons pas.
—Et le vin? s'écria tout à coup Picouic.
—Nous buvons de l'eau, fit modestement soeur Philomène.
Les deux hercules firent la grimace. Mais soeur Philomène, les yeux baissés, ajouta du même ton de modestie:
—J'ai le moyen d'entrer dans la cave de l'abbesse... je crois donc que nous pouvons espérer au moins une bouteille ou deux par jour...
—Une dernière question, ma soeur?... fit Picouic en extase, à quelle heure dînez-vous?
—Peut-être ces braves cavaliers ont-ils faim? insinua Philomène.
—C'est-à-dire que nous avons fait un magnifique repas, sous un chêne de la porte Montmartre, mais comme la course nous a aiguisé l'appétit...
—Ma soeur, dit Philomène, je vais quérir quelques oeufs que j'accommoderai et que j'apporterai avec ce restant de venaison dont nous fit hier cadeau le révérend frère quêteur.
Et, sans attendre cette fois l'assentiment de sa compagne, Philomène s'éloigna rapidement. Un quart d'heure plus tard, elle revenait avec les provisions annoncées.
—Quant au vin, dit-elle en rougissant, il faut attendre la nuit pour s'en procurer.
Les deux nonnes s'éloignèrent alors pour vaquer à la grande occupation qui leur était dévolue, c'est-à-dire pour aller espionner et surveiller les deux jeunes filles enfermées dans l'enclos. Picouic et Croasse, tout aussitôt, se mirent à table.
—Qu'est-ce que je te disais! fit Croasse en dévorant avec frénésie.
—Croasse, je te proclame le plus adroit compagnon!
—C'est comme cela que je suis... répondit Croasse avec modestie.
—Si nous sommes habiles, notre fortune est faite quand nous nous en irons d'ici! fit Picouic.
—Comment cela?...
—Ecoute... la petite Violetta est ici, détenue prisonnière. Si M. le chevalier de Pardaillan et M. le duc d'Angoulême sortent de la Bastille, comme ils en sont bien capables, notre fortune est faite.
—Oui, mais sortiront-ils jamais de la Bastille?...
—En ce cas, j'aviserai d'autre manière; il faut que je voie la petite Violetta et que je l'interroge... J'ai toujours pensé que cette petite était de haute famille. Qui sait si cette famille ne la cherche pas?... Je te dis que Violetta, c'est notre fortune. Croasse!...
—Veux-tu que j'aille la chercher et que je l'amène?
Picouic haussa les épaules.
—Non, dit-il. Ne te mêle de rien. Laisse-moi faire. Tu m'aideras seulement quand il en sera temps... d'ici là, puisque nous sommes en pays de cocagne, contente-toi d'engraisser un peu, tu en as besoin.