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Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue

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VII

MARIE DE MONTPENSIER

Jacques Clément, rentré à Paris, se dirigea tout droit vers son couvent, rue Saint-Jacques.

Il était sept heures du soir lorsqu'il arriva devant la porte du couvent, ayant accompli dans sa journée les vingt lieues qui séparent Chartres de Paris.

Le prieur Bourgoing était à table. Il lisait une lettre qui venait de lui être remise et fronçait les sourcils, ce qui ne l'empêchait pas de faire honneur à un excellent repas.

Bourgoing n'aimait pas beaucoup qu'on le dérangeât dans une aussi importante occupation que le dîner. Mais, lorsqu'il sut que le frère Clément était dans son antichambre, il replia vivement la lettre qu'il lisait, et donna l'ordre d'introduire le jeune moine.

—Quoi, mon frère! s'écria Bourgoing en apercevant Jacques Clément. Dans ce costume si peu conforme aux règles de notre ordre!... Ce n'est pas tout. Voilà cinq jours que vous êtes absent du monastère et que je vous fais chercher partout dans Paris!... Vous n'avez reçu aucune mission qui puisse expliquer une si longue absence...

—Pardon, révérendissime seigneur, dit froidement Jacques Clément, ou vos esprits sont frappés d'un trouble que je ne conçois pas, ou vous devez vous souvenir...

—Je ne me souviens de rien!

—Quoi! vénérable père... vous ne m'avez pas vous-même donné votre bénédiction à mon départ!...

—Le malheureux délire! s'écria Bourgoing en levant les bras au ciel.

—Que ne suis-je devenu fou, en effet! dit amèrement Jacques Clément. Quoi!... ne m'avez-vous pas encouragé vous-même, m'affirmant que l'Écriture autorise certains actes irréguliers, quand il s'agit du service du Seigneur!

—Mais, au nom du Ciel! cria le prieur en agitant son couteau, de quels actes irréguliers voulez-vous parler?

—D'un seul, mon révérend père, d'un seul!

—D'aucun! d'aucun! interrompit le prieur. Vous puisiez dans votre imagination malade des pensées qui sont sans aucun doute la suggestion du malin esprit...

—C'en est trop! dit Jacques Clément. Je suis parti avec approbation, avec votre bénédiction, avec votre absolution! je suis parti, dis-je, avec la grande procession de frère Ange, pour rejoindre à Chartres le roi de France, et le tuer avec le poignard que voici!...

—Que dites-vous là? Tuer le roi!... Quel crime épouvantable osez-vous concevoir!...

—Par le Dieu vivant, mon père, je jure que...

—Ne jurez rien!... Estimez-vous heureux que je ne vous remette au bras séculier! Allez, mon frère, allez. Mettez-vous à réciter les psaumes de la Pénitence.

Jacques Clément baissa la tête: il comprenait que, le coup étant manqué, Henri III n'ayant pas été tué, le digne prieur voulait garder le silence sur cette tentative... Il supposa que le prieur le renvoyait dans sa cellule pour y faire pénitence, mais, dans l'antichambre, il trouva une douzaine de moines, solides gaillards, qui l'entourèrent. Alors seulement Jacques Clément comprit que non seulement on voulait lui imposer silence, mais encore qu'on le punissait d'avoir manqué le coup!... Il voulut pousser un cri, se débattre... car le cachot de pénitence était une oubliette dont rarement on sortait vivant... mais il fut bâillonné, lié, entraîné...

Le cachot de pénitence se trouvait au-dessous des caves du couvent. On y descendait par un escalier de quarante marches en spirale. Il y avait seulement une vieille cruche que Jacques Clément trouva pleine d'eau et un pain.

Ainsi, sa mise au cachot était décidée avant qu'il n'eût vu le prieur!...

Il avait été délié et débâillonné au moment où il avait été poussé dans le cachot de pénitence. Il était donc libre de ses mouvements. Mais l'obscurité était opaque. Jacques Clément demeura donc immobile, s'accroupit dans cet angle où du pied il avait heurté la cruche et le pain, et, la tête sur les genoux, se mit à méditer.

Il y avait trois êtres en Jacques Clément: le visionnaire, l'amoureux, le vengeur. C'était la triple manifestation d'un coeur passionné.

La vision, l'amour et la vengeance étaient parfaitement d'accord dans son esprit, son coeur et son âme.

Henri III, tyran de la religion catholique parce qu'il ne consentait pas à recommencer la Saint-Barthélémy, Henri III, fils de Catherine de Médicis, ne devait mourir que de sa main.

Après les premiers mouvements irraisonnés et nerveux de la répulsion qu'il éprouvait à se trouver dans cette tombé, il se dit qu'il n'avait rien à redouter puisque le roi était encore vivant... Puisqu'il était, lui, désigné pour tuer Henri III, rien ne pouvait l'atteindre tant que l'acte ne serait pas accompli.

Quelques heures s'écoulèrent, au bout desquelles il se sentit faim et soif. Il mangea donc une moitié du pain qu'on lui avait laissé, et but à la cruche.

Il finit par s'endormir d'un sommeil sinon paisible, du moins exempt de crainte. Lorsqu'il se réveilla, il eut encore faim et soif; il mangea le reste du pain et but une partie de l'eau qui restait dans la cruche. Cependant les heures s'écoulèrent sans qu'il entendît le moindre bruit.

Un moment vint où il n'y eut plus une goutte d'eau dans la cruche... Il avait faim et soif. Mais ce n'était pas encore la souffrance véritable qui tord les entrailles.

Depuis des heures, déjà, il marchait autour du cachot. Les ténèbres étaient toujours aussi complètes, aussi absolues. Mais, par le toucher, par le frôlement de son épaule contre les murailles, par la régularité des pas toujours posés de même, il avait pris connaissance de son cachot et il y marchait avec une certaine assurance. Cette marche monotone finit par le briser de fatigue, et, une fois encore, il s'endormit. Cette fois, son sommeil fut peuplé de rêves...

—Oh! que j'ai soif! râla Jacques Clément en se réveillant.

Il se leva et, pour tromper la soif, il voulut se remettre à marcher. Et, alors, il s'aperçut que ses jambes lui refusaient tout service. Et, alors, il comprit l'horrible vérité: il était en train de mourir de faim et de soif!...

Il se traîna vers l'endroit où il savait que se trouvait la porte, et essaya de frapper; mais ses poings heurtèrent à peine le chêne... il retomba épuisé... Alors, la souffrance se déclara avec une sorte d'impétuosité... Puis, au bout d'un temps qu'il ne put apprécier, les souffrances s'apaisèrent, et il n'éprouva plus qu'une infinie faiblesse.

Combien d'heures demeura-t-il ainsi, pantelant et râlant, étendu en travers des dalles?... Il n'eût su le dire... Il lui sembla enfin qu'il s'endormait, et perdit la notion des choses. Dans cette sorte de sommeil, ou plutôt d'évanouissement, son rêve prit une forme. C'était Marie de Montpensier qui lui apparaissait.

Il se trouvait dans un appartement où régnait une exquise fraîcheur. Il distinguait confusément qu'il était étendu dans un lit d'une rare magnificence. Dans cette chambre. Marie de Montpensier allait et venait, légère, gracieuse comme une apparition qu'elle était.

Du fond de son rêve, Jacques Clément la suivait des yeux, extasié, tremblant de se réveiller bientôt, ainsi qu'il arrive souvent dans ces songes où l'esprit se dédouble.

—Tout à l'heure, songea-t-il, je vais recommencer à souffrir... puisque tout ceci n'est qu'un rêve.

Et il recommença à regarder Marie de Montpensier... Il fit un effort pour joindre les mains et, dans ce mouvement, il s'aperçut que ses mains froissaient réellement une étoffe très fine et très fraîche; dans le même instant, il s'aperçut que ses yeux étaient réellement ouverts et que cette étoffe c'étaient les draps du lit...

Il ne rêvait pas!... Et il n'était plus sur les dalles du vieux tombeau!... Comment se trouvait-il dans cette chambre?... Quand, comment y avait-il été transporté?...

A ce moment, et comme il venait de joindre les mains. Marie se rapprocha de lui en souriant. Elle tenait à la main un gobelet d'or, tandis que de l'autre elle soulevait légèrement la tête pâle, ascétique et pourtant belle encore du jeune moine.

—Buvez un peu, dit-elle d'une voix de tendresse et de pitié, en présentant à ses lèvres les bords du gobelet.

A mesure qu'il buvait, Jacques Clément sentait une fraîcheur suave l'envahir, en même temps qu'il se ranimait et que la faiblesse se dissipait.

Lorsque sa tête retomba sur les doubles oreillers il voulut balbutier un mot... Mais elle plaça sa main sur sa bouche comme pour lui recommander le silence. Et, sur cette main, il déposa un baiser qui la fit frissonner.

—Dormez maintenant, reprit-elle doucement.

Il obéit... il ferma les yeux, et presque aussitôt tomba dans un profond sommeil.

Quand il se réveilla, il se sentit fort, l'esprit dégagé, les membres souples. Sur un fauteuil, près de lui, il aperçut les vêtements de cavalier qu'il avait lorsqu'il avait fait la route de Chartres à Paris. Il s'habilla promptement et alors chercha des yeux son poignard; mais le poignard avait disparu.

Il n'eut pas le temps de s'inquiéter de cette disparition, car à ce moment ses yeux tombèrent sur une table toute servie où deux couverts étaient dressés, et presque aussitôt une porte s'ouvrit. Marie de Montpensier parut. Avec cette démarche sautillante qui lui servait à dissimuler sa boiterie et qui était un charme de plus chez elle, la soeur du duc de Guise s'approcha et lui dit en souriant:

—Eh bien, messire, comment vous trouvez-vous?

—Madame, balbutia le moine, suis-je au ciel? L'éternel bonheur a-t-il commencé pour moi?...

—Hélas! non. Ce n'est pas ici le paradis!... C'est tout bonnement l'hôtel de Montpensier... et l'ange que vous voyez, messire, bien loin d'être un ange, n'est qu'une pauvre pécheresse qui a bien besoin d'indulgence... Mais, asseyez-vous là... et moi ici...

La table était admirablement servie en mets et friandises de haut goût, en vins généreux. Nul n'était là pour servir les deux convives: c'était la duchesse elle-même qui, avec une dextérité savante et gracieuse, découpait pâtés, venaison de chevreuil, remplissait les verres de ses blanches mains chargées de diamants.

C'était comme un rêve qu'eût fait le jeune homme. Il mangeait et buvait sans s'en apercevoir, et peu à peu l'ivresse montait à son cerveau. Mais cette ivresse provenait surtout du spectacle merveilleusement impur qu'il avait sous les yeux. En effet. Marie de Montpensier portait un costume que lui eût envié quelque opulente ribaude. C'est à peine si les gazes légères qui flottaient autour d'elle dissimulaient ses formes délicates. Un rire pervers, une volonté malicieuse étincelaient dans ses yeux. Cependant, dès l'instant où ils s'étaient assis, ils s'étaient mis à causer de choses qui ne se rattachaient pas à leur principale pensée en ce moment—pensée de séduction chez la duchesse, pensée de délire, d'enivrement et de défense chez le moine. Toute la scène était pour la séduction. Les paroles n'étaient là qu'un prétexte.

—Je suis bien heureuse, disait Marie de Montpensier, que vous soyez revenu à la vie, et à la santé. Vous voici maintenant hors d'affaire. Mais depuis neuf jours que vous êtes ici... que de fois j'ai tremblé!...

—Neuf jours!...

—Sans doute!... Ne vous en souvenez-vous plus?... Au surplus la fièvre a dû vous faire oublier...

—Je ne me souviens de rien, madame.

—Quoi! vous ne vous souvenez même pas de l'instant où je vous ai trouvé à demi-mort... dans la Cité, derrière Notre-Dame. Il était environ dix heures du soir. Je regagnais mon hôtel en sortant d'une maison que vous connaissez... Soudain, un de mes porte-torches s'écria qu'il y avait un gentilhomme évanoui ou mort sur la chaussée. Je me penchai de ma litière... Je vous reconnus... Je descendis et, comme je me penchais sur vous, vous revîntes au sentiment, et vous me dites que des truands vous avaient traqué et laissé pour mort...

—Je vous ai dit?... je vous ai vue?... je vous ai parlé?

—La preuve, c'est que je vous fis placer dans ma litière et transporter ici...

Jacques Clément était stupéfait. Mais, au fond, il admettait sans discussion l'événement, le miracle. L'ange l'avait enlevé du cachot de pénitence et déposé sur la route où Marie de Montpensier devait infailliblement passer.

Jacques Clément passa lentement une de ses mains sur son front: le rêve le reprenait.

Ou bien le cachot était un rêve, ou bien c'était l'heure présente qui ne pouvait être qu'une illusion!...

En effet, Marie de Montpensier affirmait qu'elle l'avait trouvé évanoui dans la Cité le lendemain soir de la procession, c'est-à-dire au moment où il entrait au cachot de pénitence où il avait séjourné au moins une semaine!...

—Madame, s'écria-t-il, frappé d'une sourde terreur, je vous supplie de rappeler exactement vos souvenirs... C'est bien le lendemain de la procession de Chartres que vous m'ayez trouvé?...

—Exactement, messire; le lendemain de ce jour où Valois devait mourir!

Jacques Clément tressaillit. Ceci, du moins, n'était pas une illusion!... Le roi devait mourir!...

—Et vous m'avez trouvé dans la Cité? reprit-il.

—Privé de sens, étendu de votre long, non loin de l'auberge du Pressoir-de-Fer.

—La reconnaissance déborde de mon coeur, dit ardemment Jacques Clément; mais il n'est pas besoin de cette gratitude pour vous assurer que la vie de Valois est seulement prolongée de quelques jours... Ce qui ne s'est pas fait à Chartres, madame, se fera ailleurs...

Marie de Montpensier pâlit. Son rire frais et sonore se figea sur ses lèvres, et un éclair funeste jaillit de ses yeux. Elle quitta vivement sa place, repoussa la table et vint s'asseoir sur les genoux de Jacques Clément dont elle entoura le cou de ses bras. Ils étaient ainsi placés comme dans la nuit où le duc de Guise avait surpris sa femme dans les bras du comte de Loignes...

Jacques Clément, comme alors, sentait la double ivresse du vin et de l'amour monter à son front brûlant. Son coeur battit à grands coups sourds; la passion le faisait vibrer tout entier, et, au fond de son âme, la terreur, la honte, le remords du péché mortel grondaient...

—Vraiment? murmura la séductrice, la jolie fée aux ciseaux d'or... vraiment? vous seriez prêt à frapper?... Ce n'est donc pas la peur qui vous a retenu à Chartres?...

—La peur! gronda Jacques Clément. Non, non, madame, ce n'est pas la peur qui m'a empêché de frapper Valois. Ce n'est pas la pitié non plus, car ni lui ni les siens n'ont eu pitié des miens...

—Alors... pourquoi? fit Marie d'une voix mourante et en resserrant son étreinte.

—Pourquoi?... Ah! madame, je dois penser que Dieu a voulu prolonger la vie du tyran dans un but que seule connaît sa suprême sagesse, car il a placé sur mon chemin le seul être qui pouvait saisir mon bras et me dire: «Clément, je ne veux pas que tu frappes aujourd'hui!...» Cet homme, madame! c'est le seul qui puisse disposer de ma volonté et de ma vie... car, lorsque ma mère souffrait la plus effroyable agonie, cet homme est le seul qui ait eu pitié d'elle!

—Pardaillan! s'écria Marie de Montpensier avec une soudaine inspiration.

—Je n'ai pas dit que ce fût lui! fit sourdement Jacques Clément. Seulement, l'homme dont je parle a étendu sa main sur le roi de France, et dès lors le roi m'est sacré... Mais, bientôt, cette protection s'effacera, et alors, je le jure, le roi de France mourra de ma main!...

—Je vous crois, fit Marie frissonnante, je vous crois...

Et comme si, dès lors, elle n'eût eu plus rien à dire, elle se leva vivement et disparut. Jacques Clément demeura seul, en proie à un trouble inexprimable.

La journée se passa sans que la duchesse ne reparût. Il avait essayé de sortir, mais il avait trouvé les portes fermées. Peu à peu il reprit son sang-froid, n'ayant plus qu'une inquiétude: celle de retrouver le poignard sacré qui lui avait été confié par l'ange dans la chapelle des jacobins.

Vers le soir, il se sentit quelque appétit; La table était encore là, offrant en vins et en mets des restes estimables. Jacques Clément dîna donc tout seul, puis, n'ayant rien de mieux à faire, se mit au lit et tomba rapidement dans un profond sommeil... Rêve peut-être?... Chimère!... Il lui sembla tout à coup qu'une étrange sensation le réveillait... dans le lit, près de lui, se glissait une femme qui l'enlaçait de ses bras... il sentait, il reconnaissait son parfum préféré!... et, soudain, il eut sur les lèvres l'impression violente et douce à en mourir d'un baiser d'amour...

Alors, il entrouvrit les yeux... et reconnut les yeux rieurs et malicieux de Marie de Montpensier.

Il voulut balbutier quelques mots: elle étouffa ses paroles sous ses baisers...

Lorsqu'il redescendit sur terre, il portait au coeur un souvenir impérissable, et il se murmurait à lui-même que, pour une autre nuit semblable, pour retrouver celle que ses mains brûlantes de fièvre cherchaient encore, il donnerait plus que sa vie... Il damnerait son âme.

Marie, en effet, avait disparu.

Une soif ardente desséchait la gorge de Jacques Clément. Près du lit, près de lui, sur une petite table, il vit le gobelet d'or, le saisit et but, reconnaissant le goût et la reposante fraîcheur de la boisson qu'elle lui avait versée pendant son délire. Presque aussitôt après avoir bu, il retomba lourdement sur les oreillers et perdit la connaissance des choses...

De rêve en rêve!... Jacques Clément vivait sans doute une partie d'existence dans le fantastique. Rêve ou réalité?... oh! où était le rêve?... Où était la réalité?...

Il venait de se réveiller... Une étrange torpeur engourdissait sa pensée... Il venait d'ouvrir les yeux qu'il promenait sur ce qui l'entourait... Et ce n'était plus le cachot de pénitence!... Mais ce n'était plus le lit à colonnes d'ébène... la chambre de délice et de volupté... Il était dans un lit étroit, sur une dure couchette. Les murs étaient nus. Il apercevait seulement un crucifix, une petite table chargée de livres... Et il tressaillit violemment: sur cette table, cet objet qui jetait une vive lueur... c'était son poignard!... Et il reconnut qu'il était dans sa cellule du couvent des jacobins.

Il se leva, s'habilla de son froc jeté au pied du lit sur un escabeau. D'un geste rapide, il saisit le poignard et le baisa... Puis il le remit dans la gaine qu'il trouva sur la table et l'accrocha à sa ceinture, sous le froc.

A ce moment la porte de sa cellule, entrebâillée selon la règle, s'ouvrit tout à fait, et le prieur Bourgoing parut.

—Deo gratias! fit le prieur en entrant. Recevez ma bénédiction, mon frère. Cette mauvaise fièvre vous a, donc quitté?... Ah! depuis dix jours que vous êtes rentré au couvent, que de soucis nous avons eus!...

—Depuis dix jours? fit Jacques Clément.

—Certainement, mon frère. C'est-à-dire depuis le soir où vous êtes revenu de ce voyage à Chartres, que vous aviez entrepris pour la plus grande gloire du Seigneur...

—Ainsi, reprit le moine, je suis dans le couvent depuis mon retour de Chartres?...

—Et vous n'avez pas bougé de votre cellule, mon frère... Seulement, le délire ne vous a pas quitté; mais, grâce au ciel, je vois que c'est fini...

—Tout à fait fini, mon digne père, répondit Jacques Clément pensif. Permettez-moi seulement de vous poser une question... Avant mon entrée au cachot... je veux dire avant mon délire, votre haute bienveillance m'avait accordé certaines libertés compatibles avec un projet dont je crois me rappeler que je vous ai fait part...

—Je ne me souviens nullement de ce projet, dit Bourgoing.

—Et bien, mon digne père, je voudrais savoir si je jouis encore des mêmes privilèges... des mêmes libertés...

—Toujours, mon frère, toujours! s'écria le prieur. Vous êtes libre d'aller et de venir le jour ou la nuit, de vous absenter du couvent, et même sans m'en prévenir en cas de nécessité urgente. Venez donc, mon frère, venez... Tous nos frères sont rassemblés à la chapelle afin de louer Dieu de votre heureux retour à la santé et à la raison...

Jacques Clément suivit le prieur à la chapelle et alla s'agenouiller à sa place habituelle. Mais, tandis que les moines attaquaient un cantique d'actions de grâce, lui, prosterné, sa tête pâle dans ses mains, se murmurait:

«Où est le rêve?... Où est la réalité?...»




VIII

LE CALVAIRE DE MONTMARTRE

Nous avons laissé le chevalier de Pardaillan et le duc d'Angoulême sur la route de Chartres à Paris, arrêtés dans une pauvre auberge pour s'y restaurer de leur mieux. La halte dura deux heures, au bout desquelles ils se remirent en selle et poursuivirent leur chemin.

En somme, le voyage à Chartres n'avait donné aucun résultat, du moins en ce qui concernait l'amour du pauvre petit duc. En effet, la Fausta n'avait pu donner aucune indication sur Violetta. Pardaillan avait raconté à Charles la scène de la cathédrale, et flegmatiquement ajouté qu'il n'avait aucune raison de supposer que Fausta avait menti. Donc toute trace de la petite bohémienne était perdue.

—Ah! ça, monseigneur, dit à un moment Pardaillan, pourquoi tant de tristesse?... Faites attention, monseigneur, que naguère vous étiez enfermé à la Bastille, et que moi-même j'étais dans la nasse de Mme Fausta... Or, nous voici chevauchant, sains de corps et d'esprit, parfaitement capables de réaliser l'impossible, même de retrouver Violetta... Que vous faut-il de plus?

—Retrouver Violetta! dit amèrement le petit duc. Comme vous dites, Pardaillan, il faudrait pour cela réaliser l'impossible!...

—Et qui vous dit que c'est une oeuvre impossible que de retrouver une jeune fille qui, de son côté, ne demande qu'à voler vers vous?

—Nous n'avons aucune indication. Où tourner nos pas?...

—Nous irons simplement où va Maurevert, dit Pardaillan.

Charles ignorait encore l'étrange mariage qui s'était accompli dans l'église Saint-Paul. Il ignorait que Maurevert eût sur Violetta des droits de mari.

—Maurevert, reprit Pardaillan, c'est l'âme damnée du duc de Guise. Or, vous pouvez tenir pour certain que Guise est pour quelque chose dans la disparition de votre jolie petite bohémienne. Pouvons-nous directement nous attaquer à Guise, qui ne sort jamais sans une imposante escorte?...

—C'est vrai, Pardaillan, c'est vrai... mais Maurevert?...

—Eh bien, nous rentrons à Paris! nous retrouvons facilement Maurevert; nous l'attirons dans un endroit à l'abri de tout regard indiscret: et, quand nous le tenons, nous lui mettons la dague sur la gorge et nous lui disons: «Mon ami, vous passerez de vie à trépas si vous ne nous dites pas ce que votre illustre maître a fait de Mlle Violetta.» Que dites-vous de mon plan?

—Je dis, cher ami, que vous êtes le coeur le plus généreux, le bras le plus terrible, l'esprit le plus fécond en ressources...

—Fiez-vous donc à moi, reprit Pardaillan, du soin de mettre la main sur Maurevert. Je sens que le moment approche où je vais pouvoir liquider avec lui une vieille dette.

Les deux cavaliers, en devisant ainsi, continuaient à marcher au pas ou au trot de leurs chevaux, sans se hâter. Le lendemain, ils entraient dans Paris et filaient tout droit sur la Devinière, où ils arrivèrent sans encombre sur le coup de midi. Huguette était dans la cuisine, surveillant, en dépit de son chagrin, les allées et venues des domestiques, jetant un coup d'oeil sur les casseroles, encourageant le tournebroche.

Elle était fort pâle et triste, la bonne hôtesse de la Devinière, Elle croyait Pardaillan toujours à la Bastille. Pour le sauver, elle avait essayé une tentative désespérée. Cette aventure avait avorté comme on va le voir. Et la pauvre Huguette se désespérait.

Elle passa dans la grande salle pour veiller à ce que tout fût en bon ordre, et ce fut en passant cette inspection qu'el-le aperçut tout à coup Pardaillan, qui la regardait aller et venir avec un sourire attendri. Huguette demeura pétrifiée et se mit à trembler. Pardaillan se leva, alla à elle, lui saisit les mains.

—Ah! monsieur le chevalier, murmurait Huguette toute pâle, je n'ose en croire mes yeux.

—Croyez-en donc alors ces deux baisers, fit Pardaillan qui l'embrassa sur les deux joues.

Huguette se mit à rire en même temps que les larmes coulaient de ses yeux.

—Ah! monsieur, reprit-elle, vous voilà donc libre!... Mais comment avez-vous pu sortir de la Bastille?

—C'est bien simple, ma chère hôtesse, j'en suis sorti par la grande porte...

—M. de Bussi-Leclerc vous fit donc grâce?...

—Non, Huguette. C'est moi qui ai fait grâce à M. de Bussi-Leclerc!

Rassérénée, joyeuse, épanouie par ce sentiment où il y avait peut-être autant l'affection d'une mère retrouvant son enfant que l'humble amour d'une amante dévouée, elle courait à la cave et en rapportait bientôt une vénérable bouteille couverte de poussière authentique.

—C'est de celui que préférait Monsieur vôtre Père, dit Huguette; il n'en reste plus maintenant que cinq bouteilles...

Pardaillan déboucha la bouteille, remplit trois verres et avança un siège pour l'hôtesse.

Huguette pâlit de plaisir.

—Ma chère Huguette, reprit Pardaillan lorsque les verres furent vides, vous me parliez tout à l'heure du sire de Bussi-Leclerc. Vous connaissez donc ce digne gouverneur de la Bastille?

Huguette devint pourpre. Le chevalier nota cet émoi.

—Pourquoi rougissez-vous?

—M. de Bussi-Leclerc, balbutia Huguette, est souvent venu ici avec des maîtres d'armes qu'il traitait magnifiquement après les avoir battus en quelque passe d'escrime,..

—Voilà qui est d'un galant homme... Et alors?

—Alors... murmura Huguette, je comptais sur lui... pour vous délivrer... Il m'a si souvent affirmé...

—Quoi donc, chère amie?... Vous savez qu'on peut tout me dire, à moi...

—Qu'il était tout prêt... à se mésallier!...

Elle redressa la tête fièrement.

—Veuve, reprit-elle avec plus de fermeté, sans enfants, libre de ma personne, sinon de mon coeur, j'eusse pu accepter la proposition qu'il me fit à diverses reprises et m'engager à être une épouse fidèle... Ma vie en eût été un peu plus triste, voilà tout...

Huguette disait ces choses très simplement, n'ayant pas conscience de ce qu'il y avait de sublime dans son dévouement. Le chevalier la considérait avec un inexplicable attendrissement.

Donc, reprit-il, vous êtes allée trouver ce Bussi-Leclerc?

—Oui, mais, le premier jour que j'y allai, je ne pus entrer à la Bastille. Une sorte d'émeute venait de se produire à Chartres, avec la procession de M. de Guise... J'attendais son retour.

—Il doit être rentré, fit Pardaillan, et cette fois, vous le trouverez sûrement.

—Pour quoi faire, puisque vous voilà libre? dit Huguette.

Pardaillan et Charles d'Angoulême reprirent dans l'hôtellerie les chambres qu'ils y avaient occupées. La journée, la nuit, et encore la journée et la nuit se passèrent paisiblement. Ce repos n'était pas de trop après les secousses de toute nature qu'avaient subies Pardaillan et son compagnon. Il était d'ailleurs nécessaire pour leur permettre d'établir un plan d'opérations.

Le troisième jour au matin, ils sortirent de bonne heure. Et, pour mettre un peu d'ordre dans la chronologie de ces divers événements qui se croisent, il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer que, ce matin-là, il y avait quatre jours que Jacques Clément se trouvait dans le cachot de pénitence du couvent des jacobins.

Pardaillan se précipita vers la vieille rue du Temple.

—Nous allons donc à l'hôtel de Guise? demanda Charles, chemin faisant.

—Sinon à l'hôtel, du moins aux abords, pour y rencontrer, si possible, le sire de Maurevert. Celui-ci n'ignore rien de ce que fait, dit ou pense le duc de Guise. Or, vous admettrez que, si quelqu'un au monde sait où se trouve la dame de vos pensées, c'est Guise. Après tout, peut-être pensez-vous qu'il vaut mieux s'adresser à Dieu qu'à ses saints. Donc, si vous le voulez, nous allons entrer dans l'hôtel et pénétrer jusqu'au duc à travers les deux cents gardes ou gentilshommes qu'il a autour de lui.

—Ce que vous dites là est impossible, dit le jeune duc. Mais, enfin pourquoi nous adresser de préférence à Maurevert plutôt qu'à tel autre familier de Guise?

—Parce que je veux faire coup double, arranger à la fois vos affaires et les miennes; vous savez que j'ai un vieux compte avec Maurevert et que je cours après lui depuis fort longtemps...

L'explication était plausible, et soulagea le jeune duc de la vague inquiétude qu'il commençait à éprouver. Bientôt, les deux compagnons arrivèrent près de la grande porte de l'hôtel où stationnait toujours une certaine foule de badauds qui discutaient en gesticulant. Dans cette foule, Pardaillan et Charles d'Angoulême passèrent parfaitement inaperçus et se glissèrent dans un groupe assez épais au centre duquel pérorait un homme qui exposait ses idées.

Pendant deux heures, le chevalier et le petit duc demeurèrent les yeux fixés sur cette porte grande ouverte à tout venant, et Charles commençait à trouver que l'idée d'aller trouver le duc lui-même n'était pas mauvaise, quitte à y laisser ses os, lorsque Pardaillan le poussa du coude, et, d'un signe de tête, lui montra trois gentilshommes qui entraient dans l'hôtel.

C'était Bussi-Leclerc, Maurevert et Maineville. Maurevert marchait au milieu des deux autres. Un terrible sourire crispa les lèvres soudain pâlies de Pardaillan. Mais delà les trois avaient disparu dans l'hôtel.

Cependant, le temps s'écoulait. Midi sonna.

—Qui sait s'ils sortiront aujourd'hui... ou même s'ils ne sont pas déjà sortis par une autre porte? murmura Charles.

Comme il disait ces mots, il aperçut Bussi-Leclerc, Maineville et Maurevert. Le chevalier les avait vus lui aussi... Dans la rue, les trois gentilshommes s'arrêtèrent, causant entre eux à voix basse. Puis, Bussi-Leclerc et Maineville, se donnant le bras, s'en allèrent ensemble. Maurevert demeura un instant à la même place, puis se mit en marche.

Pardaillan ne quitta pas Maurevert des yeux. Celui-ci se dirigeait vers la porte du Temple... Il la franchit.

Maurevert marchait tranquillement, tournant le dos aux marécages du Carême-Prenant, et, suivant le chemin battu qui contournait l'enceinte de Paris, chemin coupé de bosquets et parfois de masures qui permettaient aux deux suiveurs de s'effacer.

Maurevert allait à Montmartre... Lorsqu'il commença à monter la colline, un sourire plus livide crispa les lèvres de Pardaillan; Maurevert se dirigeait vers le hameau, vers cette partie de la colline où se trouve aujourd'hui le Calvaire du Tertre... C'était le chemin qu'il avait suivi, seize ans auparavant, avec Loïse, avec le maréchal de Montmorency, avec son père mourant dans une voiture!...

C'était près d'un champ de blé qu'on venait de faucher depuis quelques jours... qu'il avait arrêté la voiture... là que son père était mort dans ses bras... là que Maurevert apparaissant tout à coup avait frappé Loïse avec le poignard empoisonné de Catherine de Médicis!... Oui!... C'était vers ce point à jamais inoubliable dans la mémoire de Pardaillan que Maurevert, ce jour-là, se dirigeait!...

Pardaillan était devenu pâle. D'un geste plus rapide, il s'assura qu'il portait sa dague et son pistolet à la ceinture. Il s'arrêta un instant, amorça le pistolet.

—Allez-vous donc l'abattre de loin? murmura Charles.

—Non, fit le chevalier en souriant, mais, comme il va essayer de se sauver, comme il détale avec une rapidité de cerf... je l'ai vu à l'oeuvre... je veux m'assurer qu'il ne nous échappera pas; il suffira de lui casser une jambe et nous pourrons alors causer...

Maurevert montait toujours... Pardaillan se remit en marche, et soudain, à un détour de roches éboulées, il aperçût la croix de bois qui marquait l'endroit où il avait enterré son père.

Contre cette croix, Pardaillan entrevit une forme immobile. Qu'était-ce que cette forme... Une femme?... Que faisait-elle là?... Pardaillan n'y prêta aucune attention et la vit à peine.

Maurevert, en passant près de la tombe du vieux Pardaillan, s'était arrêté. Lui aussi, sans aucun doute, songeait à cette lointaine journée d'août, rayonnante comme celle-ci, où, dans ce coin paisible, il avait bondi d'un buisson pour frapper Loïse de Montmorency!...

Maurevert jeta les yeux au loin, vers un point de la pente où se trouverait aujourd'hui la place Ravignan. Là, il vit un cheval attaché à un arbre, et, près de ce cheval, une voiture attelée de deux bêtes vigoureuses. Un laquais surveillait le tout, assis à l'ombre des châtaigniers.

—Bon! fit Maurevert. Tout est prêt!... Dans vingt minutes la petite bohémienne est à moi... Ce que j'en ferai? peu importe, pourvu qu'elle ne soit ni à l'imbécile duc incapable de me protéger, ni surtout à l'ami de Pardaillan!... Je l'enferme dans la voiture, je saute à cheval... Dans quatre jours au plus, je suis à Orléans... et, là nous verrons!... Allons! Adieu, Guise! Adieu, Pardaillan!...

En prononçant ces mots, Maurevert s'était retourné vers Paris avec un sombre regard...

Pardaillan était devant lui, à vingt pas!

Sur un signe de Pardaillan, le duc d'Angoulême qui marchait près de lui s'arrêta et, saisissant l'intention de son compagnon, se croisa les bras, pour exprimer que, dans ce qui allait se passer, il allait être témoin et non acteur. Le chevalier continua de s'avancer seul; mais, quand il fut à dix pas de Maurevert, il s'arrêta également.

Maurevert était seul... seul en face de Pardaillan!...

Il comprit que toute tentative de défense était vaine, car Pardaillan, c'était plus que le Droit et la Justice, c'était la Représaille vivante qui se dressait au nom des morts, pour un combat loyal, à armes égales!...

Et, dans un combat à armes égales, Maurevert contre Pardaillan, c'était le chacal contre le lion.

Maurevert, ayant regardé à droite et à gauche, avec cette expression d'épouvanté qui décomposait son visage, murmura quelque chose de confus qui voulait dire:

—Que me voulez-vous?...

Pardaillan parla alors,..

—Remarquez, monsieur, dit-il, que j'ai ma rapière et ma dague, mais que vous avez aussi votre poignard et votre épée... Il est vrai que j'ai un pistolet, mais je ne m'en servirai que si vous essayez de fuir. Ceci, me semble-t-il, nous met sur un pied d'égalité parfaite.

Maurevert fit un signe d'assentiment.

—Vous me demandez ce que je vous veux, continua Pardaillan. Je veux vous tuer. En vous tuant, monsieur, je crois bien sincèrement débarrasser la terre d'un être qui doit lui procurer de l'horreur. Ce que vous m'avez dit dans le cachot de la Bastille m'a prouvé une chose dont je pouvais encore douter: c'est que vous êtes un venimeux reptile qu'il faut écraser. Je vous jure donc que, trois minutes après vous avoir tué, j'aurai oublié jusqu'à votre nom... Je vais donc vous tuer. Mais pas ici. Je vous prierai de m'accompagner jusqu'à Montfaucon. Vous ne voudriez pourtant pas que votre sang tombât comme une rosée maudite sur ce coin de terre qui recouvre la dépouille de mon père... Montfaucon me paraît un endroit favorable au combat que je vous propose et au repos de vos os. Consentez-vous à m'accompagner jusque-là?

Maurevert fit un nouveau signe d'assentiment. Une espérance se levait dans son esprit. La route était assez longue de Montmartre à Montfaucon. Peut-être une occasion de fuite se présenterait-elle. En tout cas, c'était plus d'une demi-heure de gagnée... un siècle! Ce fut donc avec une sorte de joie empressée qu'il répondit:

—Montfaucon, soit! Là où ailleurs, soyez sûr que je ne me laisserai pas tuer sans essayer de vous envoyer d'abord rejoindre Monsieur votre père...

Un peu rassuré, Maurevert reprenait la forme de courage qui lui convenait, c'est-à-dire l'insolence.

—Je ne sais si je succomberai dans le duel que je vous offre, dit Pardaillan: c'est possible. Mais ce qui est sûr, c'est que je vous tuerai. Il me paraît donc convenable de vous dire en deux mots pourquoi j'ai résolu de vous tuer. En même temps, je vous poserai une question...

—Mille questions, monsieur de Pardaillan, répondit Maurevert.

Au moment même où il prononçait ces mots, il fit un bond terrible en arrière et se plaça derrière la croix qui surmontait la tombe du vieux Pardaillan. Aussitôt, il se mit à courir frénétiquement vers le cheval et la voiture qu'il avait tout à l'heure examinés.

—Ah! misérable! hurla le duc d'Angoulême en s'élançant.

Pardaillan sourit, tira son pistolet et visa Maurevert. Il allait lâcher le coup... A cet instant, du pied de la croix où elle était accroupie, une ombre se dressa, s'interposa entre le canon du pistolet et Maurevert...

Cette forme, c'était une femme... Pardaillan eut un regard terrible vers le ciel... Son bras retomba...

Toute droite, appuyée à la croix, ses magnifiques cheveux d'or déroulés sur ses épaules, elle semblait ne voir ni Pardaillan, ni rien de ce qui était autour d'elle...

Pardaillan la regarda à peine: ses yeux étaient fixés sur Maurevert qui fuyait et sur Charles qui le poursuivait... Maurevert faisait des bonds insensés. Tout à coup, il eut l'impression que quelqu'un... passait à son côté, le devançait, se retournait, et, soudain, il trouva devant lui le jeune duc qui dégainait en disant:

—Arrière, monsieur, ou vous êtes mort!...

La rapière de Maurevert flamboya au soleil: au même instant, il tomba en garde et fonça furieusement. L'épée de Charles le piqua au visage... Il recula!...

Silencieux, les deux adversaires se tenaient, les épées engagées, sans un geste... Soudain un bras se détendait... Puis tous deux reprenaient la garde.

Mais, à chaque coup porté par Maurevert, Charles, après une parade, demeurait en place; tandis qu'à chaque fois que son bras, à lui, se détendait, la pointe touchait presque le visage de Maurevert qui bondissait en arrière... Et, alors, le jeune duc avançait vivement de plusieurs pas... Écumant, livide, d'une pâleur mortelle, Maurevert essayait alors de passer à droite ou à gauche... Mais toujours, devant son visage, il trouvait la pointe menaçante. Il reculait, il remontait vers la croix... et, comme il y arrivait enfin, il entendit un étrange éclat de rire qui semblait sortir de la tombe.

Alors, un frisson glacial le saisit, et il jeta ou plutôt laissa tomber son épée et se retourna: il vit Pardaillan qui n'avait pas bougé d'une place... Il vit la femme aux cheveux d'or qui venait de pousser cet éclat de rire funèbre...

—Monseigneur, fit Pardaillan, veuillez remettre à cet homme son épée.

Le duc obéit, ramassa la rapière par la pointe et la présenta par la poignée à Maurevert qui la prit machinalement et la rengaina. Alors, comme si rien ne se fût passé, comme si rien n'eût interrompu les paroles qu'il adressait tout à l'heure à Maurevert, Pardaillan continua:

—La question que j'ai à vous poser, monsieur, la voici: que vous avait-elle fait, elle? que vous ayez essayé dix fois, vingt fois, de me frapper à mort, c'était tout naturel. Que vous m'ayez cherché dans l'hôtel Coligny, que vous ayez lancé contre mon père et moi une troupe de tueurs que le grand carnage rendait fous furieux, je le comprends encore.

—Mais elle!... Que vous avait-elle fait? Que vous n'ayez pas eu pitié de tant d'innocence, de jeunesse et de beauté, voilà ce que je cherche à comprendre depuis seize ans sans y parvenir!

Et si fort qu'il fût, quelle que fût à ce moment la haine qui ravageait son coeur, Pardaillan ne put étouffer un râle de détresse et d'amour...

—Voilà ma question, reprit-il au bout de quelques instants. Vous ne répondez pas?...

Maurevert se taisait en effet... Et qu'eût-il pu dire?...

Pardaillan s'approcha de lui jusqu'à le toucher presque. Maurevert laissa échapper un sourd gémissement. Il oubliait que Pardaillan lui offrait un combat loyal. Il songeait seulement qu'il allait mourir...

—Vous ne répondez pas, dit alors Pardaillan. Eh bien, il faut que je vous le dise: c'est pour cela... que j'ai résolu de vous tuer. Tout le reste vous est pardonné. Mais, cela, j'ai voulu vous le faire expier par seize ans d'épouvante. Et aujourd'hui je trouve que vous ayez assez eu peur de la mort pour mourir enfin; et, puisque je vous rencontre sous mon pied, je vous écrase...

Maurevert s'abattit à genoux, leva son front ruisselant de sueur glacée et gronda d'une voix rauque:

—Laissez-moi vivre... Faites-moi grâce de la vie!... Grâce! Grâce!... Au nom de Loïse! Ne me tuez pas!...

Pardaillan, à ce nom, frissonna. Puis, jetant vers le duc d'Angoulême un regard que le jeune duc eût trouvé sublime s'il eût connu le sacrifice qu'exprimait ce regard:

—Relevez-vous... dit-il, écoutez-moi... peut-être puis-je vous faire grâce comme vous me le demandez...

D'un bond, Maurevert fut debout. Ses mains crispées se serrèrent convulsivement l'une contre l'autre.

—Oh! râla-t-il, que faut-il faire? Parlez!... Ordonnez! Oui, vous avez droit de vie et de mort sur moi! Oui, j'ai été infâme!... Mais vous... vous dont on dit que vous êtes le dernier chevalier de notre âge... vous qui êtes la bravoure et la générosité... oh! vous serez aussi le pardon!...

Le rire de la femme aux cheveux d'or, le rire étrangement funèbre de cette femme debout, appuyée à la croix, retentit de nouveau... Et Pardaillan tressaillit...

—Vous parlez de pardon, fit celui-ci en secouant la tête. Je puis faire grâce, mais non pardonner. Voici ce que je puis faire...

Ici, un soupir s'étrangla dans la gorge de Pardaillan. Mais, reprenant toute sa volonté, il continua:

—Vous avez assassiné une jeune fille... Il en est une autre à laquelle vous pouvez rendre la vie et le bonheur: contre la vie de Violetta, je vous fais grâce pour la mort de Loïse.

Charles se rapprocha d'un bond, saisit la main du chevalier, et, le coeur débordant, murmura:

—Pardaillan!... mon frère!...

—Violetta? fit Maurevert. Vous dites que, si je vous rends Violetta, vous me faites grâce de la vie?...

—Je le dis, répondit simplement Pardaillan. Parlez donc: où est cette jeune fille?

—Maurevert répondit:

—Je l'ignore!... Sur Dieu qui m'entend, j'ignore où est cette jeune fille... mais...

A ce dernier mot, Pardaillan respira. Charles, qui sentait le désespoir l'envahir, se reprit à espérer. Et tous deux s'écrièrent:

—Mais?... Vous savez donc quelque chose?...

—Il ne sait rien! C'est un imposteur! Qui peut savoir où est la bohémienne?...

C'était la femme aux cheveux d'or qui parlait ainsi. Mais ni Pardaillan ni le duc d'Angoulême ne firent attention à elle...

Maurevert, pantelant, avait fermé les yeux pour ne pas laisser éclater la joie frénétique et la pensée infernale qui était la source de cette joie.

—Oui! fit-il d'une voix haletante, je sais quelque chose... Je puis... par une trahison, il est vrai... mais qu'importe une trahison, puisque vous me faites grâce!...

Maurevert baissa la tête... Il n'avait qu'une peur à ce moment: c'est que l'accent de sa voix ne parût pas assez émouvant, c'est que son geste ne révélât la joie hideuse qui l'inondait...

—Vous dites, fit le chevalier, que vous ignorez où se trouve cette jeune fille?

—Maintenant, oui! haleta Maurevert. Je le jure.

—Mais vous dites que vous pouvez le savoir?

—Dès ce soir, monsieur!... Cela ne tient qu'à moi!... Oh! que n'ai-je eu la précaution de m'en enquérir avant de sortir de Paris!

—Pardaillan! supplia ardemment le jeune duc.

—Messieurs, messieurs! continua Maurevert en se tordant les mains, je vous jure sur mon âme que je puis vous donner cette satisfaction... Tenez!... que l'un de vous m'accompagne!...

Pardaillan jeta un nouveau coup d'oeil sur Charles, qu'il vit bouleversé d'espoir et de désespoir...

—Calmez-vous, monsieur, dit-il.

—Oh!... il y aurait donc un moyen?... Parlez!...

—Si ce que vous dites est vrai...

—Je le jure sur le paradis!...

—Je vous crois. Eh bien! nous ne pouvons en effet vous accompagner, M. le duc d'Angoulême et moi, nous sommes résolus à ne plus mettre les pieds dans Paris où il y a trop de dangers pour nous...

Maurevert écoutait avec une profonde attention.

—Nous nous sommes installés à la Ville-l'Évêque, continua Pardaillan. Non pas ce soir, car la nuit est traîtresse, mais demain, en plein jour, à dix heures du matin, vous pouvez nous apporter l'indication moyennant laquelle vous aurez la vie sauve. Viendrez-vous, monsieur?...

—Je viendrai! fit résolument Maurevert blême de joie, comme, tout à l'heure il avait été blême de terreur!

—C'est bien, dit Pardaillan. Allez: vous êtes libre.

Pour la troisième fois s'éleva le rire de la femme aux cheveux d'or,,. Maurevert souleva son chapeau, salua du même geste Pardaillan et Charles immobiles et il s'éloigna... Tant qu'il sentit peser sur lui les regards des deux hommes, il put, par un effort de volonté, marcher d'un pas calme et mesuré. Mais, dès qu'il pensa qu'on ne pouvait plus le voir, il se mit à bondir d'une course insensée.

—Il viendra! disait pendant ce temps le duc d'Angoulême.

—Je le crois! fit Pardaillan avec un soupir.

Et Charles était si heureux qu'il lui eût été impossible de comprendre tout ce qu'il y avait d'amertume dans le soupir de cet homme qui venait de renoncer à une haine vieille de seize ans pour assurer le bonheur de son jeune ami...

—Mais pourquoi, reprit le duc, avez-vous dit que nous étions installés à la Ville-l'Évêque, et que nous n'entrerions plus dans Paris?...

—Précaution suprême... Maurevert viendra... Maurevert ne trahira pas ceux qui viennent de lui donner vie sauve... je le crois!... Mais, enfin, est-ce qu'on sait?...

Ils demeurèrent quelques minutes pensifs. Charles se demandait si Maurevert viendrait au rendez-vous. Pardaillan n'avait aucun doute à cet égard. Là sincérité de Maurevert lui semblait évidente. En tout cas, si Maurevert trahissait encore une fois, lui, Pardaillan, saurait le retrouver...

En songeant ainsi, il s'était rapproché de la tombe et, chapeau bas, la tête penchée, se disait à lui-même des choses par quoi il espérait atténuer la douleur de son sacrifice. Et, comme il relevait les yeux, il vit la femme aux cheveux d'or qui le regardait fixement.

Alors seulement il la reconnut. C'était Saïzuma la bohémienne. C'était la mère de Violetta... Charles d'Angoulême, lui aussi, l'avait reconnue et s'était approché.

Peut-être le lecteur n'a-t-il pas oublié qu'après sa première visite au couvent des bénédictines Pardaillan avait amené la bohémienne à l'auberge de la Devinière, où il l'avait confiée aux soins de dame Huguette. Mais, dès le soir même du jour où le chevalier s'était rendu au duc de Guise, Saïzuma avait disparu de l'auberge.

Avait-elle été effrayée par le tumulte? Qu'était-elle devenue depuis ce temps? Comment avait-elle vécu?... Où avait-elle trouvé un gîte?...

Saïzuma le regardait en souriant. Il était évident qu'elle le reconnaissait et qu'elle se souvenait parfaitement de la scène de l'auberge de l'Espérance.

—Prenez garde au traître! dit-elle d'une voix douce. Prenez garde à ceux qui font des serments!

—Madame, dit Pardaillan, venez avec nous. Il n'est pas séant qu'une Montaigues soit ainsi errante par les chemins...

—Montaigues! fit-elle frémissante. Quel est ce nom?...

—Léonore, baronne de Montaigues, c'est le vôtre!

—Léonore? J'ai connu une pauvre fille qui s'appelait ainsi!... Elle est morte!...

La bohémienne était devenue toute blanche. Charles saisit, une de ses mains et la pressa dans les siennes.

—Vous êtes Léonore, répétait-il, vous êtes la mère de celle que j'aime!... Ah! madame. Écoutez-nous... rappelez-vous!... Souvenez-vous du pavillon de l'abbaye où nous vous avons trouvée... Vous étiez avec celui qui vous a aimée... avec celui qui nous a dit votre nom et le sien... le prince Farnèse... l'évêque!...

Elle eut un sanglot... un instant la lueur de la raison éclaira ses yeux splendides... car, dans ces yeux, il y avait de la haine!... Charles la fixait avec angoisse.

Reconquérir la raison de cette infortunée! Retrouver Léonore de Montaigues dans la bohémienne Saïzuma! Et rendre sa mère à Violetta, retrouvée elle-même...

—Votre fille, madame! cria le jeune duc. Votre fille!... Votre Violetta!...

—Je n'ai pas de fille... dit-elle d'une voix morne.

Charles laissa retomber sa main et détourna son regard vers Pardaillan comme pour lui dire:

—Qui donc au monde pourrait lui rendre la raison, puisque le nom de sa fille la laisse indifférente?...

En effet, si Charles et Pardaillan avaient su, dans le pavillon de l'abbaye, le vrai nom de la bohémienne et qu'elle était la mère de Violetta, ils ignoraient encore en quelles terribles circonstances l'enfant était née... Folle avant d'être mère, Léonore s'était réveillée en prison sans savoir qu'elle était mère!...

Elle s'était appuyée à la croix, ses yeux regardaient au loin sur la campagne solitaire, et elle était bien ainsi, toute raide, adossée à cette croix, d'une beauté tragique, émouvante, qui faisait frissonner les deux hommes immobiles.

—Qui a crié ainsi? reprit-elle. De quel abîme de honte et de désespoir a jailli ce cri atroce que j'entendrai toujours?... C'est là, dans la vaste cathédrale, qu'a retenti cette clameur... Malheur à la sorcière! Oh! tous les poings qui se tendent sur elle! et puis... plus rien! Rien que le silence de la tombe, la nuit du cachot... le délire de l'agonie... Et puis, tout à coup, elle revoit le jour, un jour sombre où le ciel voile sa face... Et voici la bohémienne que l'on conduit là-bas... vers la hideuse machine de mort... et là... là... au pied du poteau terrible, qui a encore crié?...

Saïzuma s'interrompit soudain. Et, sur ces lèvres décolorées, ce rire que Pardaillan avait entendu tout à l'heure, ce même rire funèbre éclata.

—Adieu, dit-elle. Et surtout ne vous avisez pas de suivre la bohémienne, car sa route est celle du malheur.

A ces mots, elle s'éloigna de son pas majestueux. Hors de lui, haletant, le duc d'Angoulême s'élança en criant:

—Léonore!

Elle se retourna, leva un doigt vers le ciel et dit:

—Pourquoi appelez-vous la morte? Si vous cherchez Léonore, allez au pied du gibet.

—Le gibet! balbutia Charles éperdu, cloué sur place. Pourquoi la mère de Violetta parle-t-elle du gibet?

A ce moment, Saïzuma disparut derrière les roches éboulées. Les deux amis s'élancèrent sur le sentier qu'avait pris Saïzuma pour s'éloigner. Mais, lorsqu'ils eurent contourné les roches, ils ne la virent plus. Charles d'Angoulême et Pardaillan battirent en vain les environs. Saïzuma demeura introuvable. Alors, ils reprirent le chemin de Paris où ils rentrèrent par la porte Montmartre.

Ils passèrent à la Devinière une nuit exempte de toute alerte et, le lendemain, à la première heure, se rendirent au rendez-vous que Maurevert avait accepté, mais ils s'arrêtèrent à mi-chemin de la Ville-l'Évêque; Pardaillan était persuadé que Maurevert, enfin vaincu dans son esprit de trahison, tiendrait parole. Mais, bien que Maurevert eût accumulé les serments, il pouvait bien, en une nuit, les avoir oubliés. C'est pourquoi, sans aller jusqu'à la Ville-l'Évêque, il prit position avec le jeune duc dans un épais bosquet de chênes. Vers neuf heures et demie, ils aperçurent un cavalier qui s'avançait rapidement.

—C'est lui! dit tranquillement Pardaillan.

—C'est ma foi vrai! dit Charles lorsque Maurevert fut pleinement visible.

—Avançons, dit Pardaillan.

Ils sortirent alors du bosquet et rejoignirent le sentier. Bientôt Maurevert sauta à terre, fut sur eux. Il se découvrit et dit:

—Me voici, messieurs...




IX

LA PAROLE DE MAUREVERT

Après être rentré dans Paris, la veille, à la suite de sa rencontre avec Pardaillan, Maurevert s'était mis à parcourir la ville, au hasard, pour le besoin de marcher.

Parfois, une sorte de rugissement de joie le soulevait. D'autres fois, au contraire, venant à reconstituer cette minute horrible où il s'était vu en face de Pardaillan, il éprouvait le choc en retour de l'épouvante et se sentait défaillir. Alors, il entrait dans le premier cabaret, buvait d'un trait un verre de vin, jetait sur la table une pièce de monnaie, puis reprenait sa marche...

Il tenait Pardaillan!... Enfin! Enfin! Enfin!

Il ne méditait pas encore comment il s'emparerait de Pardaillan. Il le tenait!...

Le soir tomba sur Paris, bientôt il fit nuit... Maurevert allait toujours, passant et repassant vingt fois par les mêmes rues sans s'en apercevoir. Il se dirigea vers l'auberge du Pressoir-de-Fer; en même temps qu'il recouvrit son calme, il s'était aperçu qu'il avait grand appétit.

Il entra donc à l'auberge au moment où on allait fermer les portes. Et, comme la Roussette lui faisait observer que l'heure du couvre-feu était passée, Maurevert répondit par ce même signe mystérieux qu'avait fait Jacques Clément. Puis il ajouta:

—Maintenant, vous pouvez clore fenêtres et porte, et me préparer un bon souper, car je meurs de faim.

La Roussette et Pâquette, fascinées sans doute par le signe, se hâtèrent d'obéir. Les deux hôtesses, rallumant leurs feux, s'empressèrent de préparer un dîner que Maurevert dépêcha de grand appétit.

Puis, brusquement, il laissa inachevée sa bouteille, et tomba dans une sombre méditation.

Enfin, Maurevert se leva et rajusta son épée. Déjà la Roussette se précipitait pour lui ouvrir la porte. Mais il l'arrêta d'un geste en disant:

—Ce n'est pas par là que je m'en vais...

Et il refit le signe. L'hôtesse s'inclina, marcha devant Maurevert et parvint à cette salle qui communiquait avec le palais de Fausta... Maurevert frappa sur les clous disposés en forme de croix... Là porte s'ouvrit... il passa... Dans la lumière douce qui régnait toujours en cette pièce, Maurevert aperçut les deux suivantes favorites Myrthis et Léa.

—Votre maîtresse peut-elle me recevoir? demanda-t-il. Est-elle endormie?

Elles le regardèrent d'un air étonné, comme s'il eût été étrange de supposer que Fausta pût se reposer et dormir. Et, en effet, à peine avait-il fini de parler que Fausta parut et prit place dans son fauteuil. Les deux suivantes disparurent à l'instant.

—Je ne m'attendais pas à voir ce soir le sire de Maurevert, dit-elle. Vous deviez attendre mes ordres à Orléans.

—C'est vrai, madame...

—Un cheval et une voiture vous attendaient sur les pentes de Montmartre: la voiture pour elle, le cheval pour vous.

—J'ai vu le cheval et la voiture, madame; ils

étaient bien au rendez-vous que vous m'avez indiqué.

—Je vous avais fait donner une mission par M. de Guise, afin que vous soyez libre de toute entrave, et puissiez gagner huit jours.

—C'est vrai, madame. Et le duc me croit sur la route de Blois où j'ai ordre de noter l'installation du roi et les forces dont il peut disposer à l'occasion.

—Donc, tout était parfaitement combiné pour légitimer votre absence et préparer votre départ. Je fais disposer pour vous vos relais pour une marche rapide, Tout est prêt. Vous n'avez qu'à partir... Et vous voici! Monsieur de Maurevert, vous jouez un jeu dangereux.

—C'est vrai, madame. La partie que je joue en ce moment est dangereuse. Ma vie n'a tenu qu'à un fil aujourd'hui, et peut-être demain serai-je mort. Sur les pentes de Montmartre, au moment où je me dirigeais vers l'abbaye, je me suis heurté à un obstacle: Pardaillan.

-Fausta rougit légèrement, ce qui chez elle indiquait une violente émotion. Elle demeura quelques instants silencieuse, sans doute pour que sa voix ne trahît pas son trouble.

—Vous avez rencontré Pardaillan? demanda-t-elle froidement. Il vous a vu?

—Il m'a parlé! fit Maurevert avec un frisson. Madame, je vois dans vos yeux l'étonnement de me voir vivant. Je vais vous étonner davantage: Pardaillan est à nous!

Cette fois, en effet, la stupéfaction fut si réelle chez Fausta qu'elle ne songea pas à la déguiser.

—Vous l'avez blessé? fit-elle sans pouvoir dominer un sentiment que Maurevert prit pour de la joie, et où il y avait en effet de la joie.

Maurevert secoua la tête.

—Expliquez-vous...

—Nous le tenons, madame, dit Maurevert en qui éclata alors la haine. Demain, à dix heures, nous n'avons qu'à le prendre! Il ne s'agit que de combiner une bonne embuscade, et il y viendra tête baissée...

Un rire terrible secoua Maurevert. Fausta alors comprit comme elle ne l'avait pas encore compris...

—Pardonnez-moi, haleta l'homme, je ris depuis cet après-midi... je ris comme jamais je n'ai pu rire depuis seize ans!... Écoutez-moi, madame, nous n'avons qu'à préparer l'embuscade: une centaine d'hommes solides et bien armés suffiront. Car, Pardaillan ne se doute de rien. Sa confiance, voyez-vous, est prodigieuse; au fond, c'est un imbécile... Il m'a donné rendez-vous, demain, à dix heures, à la Ville-l'Évêque; le reste nous regarde!...

Fausta, appuyée sur le bras de son fauteuil, pensive, considérait cette manifestation de haine avec une curiosité effrayante.

—Ils étaient tous deux sur les pentes de Montmartre, continua Maurevert, car ils n'osent rentrer dans Paris. Ils sont à la recherche de la petite bohémienne. Je marchais, je montais, j'allais à l'abbaye... et, tout à coup, j'ai vu Pardaillan... Et j'ai vu que j'allais mourir, madame! j'ai vu cela dans ses yeux... Alors, la peur, la hideuse peur qui me tient depuis tant d'années, m'a mordu au coeur et je suis tombé à genoux... et j'ai demandé grâce!... Ah! il ne manquait que cela à ma haine!... Cette chose plus affreuse que tout ce que j'avais pu supposer: il m'a fait grâce.

Fausta eut un bref tressaillement.

—Il m'a fait grâce de la vie! continua Maurevert. Et, je vous le dis, madame, cela manquait à ma haine!... Voici: il m'a fait grâce pour que je puisse lui dire demain où se trouve la petite bohémienne!...

Maurevert fut secoué de nouveau par son effroyable rire.

«Demain! murmura Fausta. Demain... à dix heures... à la Ville-l'Evêque.»

Elle songeait... elle cherchait une solution...

Ah! certes, ce n'était pas la solution extérieure qui l'occupait!... Prendre Pardaillan? S'emparer de lui? C'était facile en l'occurrence!... Quels que fussent le courage, la force et la ruse de Pardaillan, il succomberait infailliblement!...

Non! ce n'était pas là ce qui l'inquiétait! La solution qu'elle cherchait était intérieure...

Depuis la scène de la cathédrale de Chartres, un travail étrange se faisait dans le coeur de cette femme. Il y avait en elle de la haine et de l'amour à poids égaux...

La haine, c'était l'orgueil. L'amour, c'était la vérité.

Une seconde avant que Maurevert eût indiqué le moyen de s'emparer de Pardaillan, Fausta songeait a le tuer. Une seconde après que Maurevert eut parlé, cette décision n'existait plus. Dans les dix minutes qui suivirent, elle voulut livrer, puis sauver, puis livrer encore Pardaillan, et elle comprit avec une terrible angoisse qu'elle n'était plus maîtresse d'elle-même.

Voilà la solution que cherchait Fausta... Haïr!... Aimer?... Tuer, et reprendre son rôle d'ange, de vierge de statue?... Sauver Pardaillan... et vivre dans la honte de cette défaite?...

Maurevert tâchait de suivre sur son visage le reflet de ses pensées. Tout à coup, Fausta releva la tête... Et, alors, Maurevert frémit. L'éclair qui jaillit une seconde des yeux de Fausta lui donna l'impression qu'elle venait de prendre une résolution terrible... Et c'était vrai!... La haine l'emportait!... Fausta venait de condamner Pardaillan!...

Et Maurevert, qui venait de la voir si calme, la vit un instant pâle comme une morte...

Une fois la mort de Pardaillan résolue, rapidement, elle combina le lieu de la mort et le mode... En finir d'un coup!... Et, en même temps, débarrasser le duc de Guise de l'amour qui l'obsédait et le paralysait. Voilà la question qui se posa alors dans cet esprit si terriblement lucide... Oui, faire disparaître d'un coup, dans la même catastrophe, tout ce qui entravait sa marche au grand triomphe. Pardaillan et le duc d'Angoulême!... Et Violetta!... Et le cardinal Farnèse!... Et le bourreau... maître Claude! Les anéantir ensemble!

Et alors, délivrée, oublier cet épisode, et, plus forte, plus puissante, son orgueil fortifié par cette victoire, reprendre le vaste projet de domination. Devenir à la fois reine de France en épousant Guise, roi par la mort de Valois.., et maîtresse de l'Italie... maîtresse de la chrétienté en écrasant le vieux Sixte-Quint!...

—Monsieur de Maurevert, dit-elle alors, vous avez reçu une mission du duc de Guise?

—Grâce à vous, oui, madame, fit Maurevert étonné.

—Eh bien, cette mission, il faut la remplir. Vous allez prendre le chemin de Blois. Vous étudierez le château, les forces de Crillon et leur disposition... l'installation du roi et les précautions qu'on a pu prendre pour le mettre à l'abri d'un coup de main... Quand vous aurez vu tout cela, vous reviendrez en rendre compte à votre maître...

Maurevert était stupéfait. Il considérait Fausta avec une sorte de rage.

Tout cela, reprit-elle, peut vous demander huit jours, mettons dix...

—Madame, gronda Maurevert, je crois que vous n'avez pas...

—Je crois, interrompit Fausta froidement, que votre tête tient à peine sur vos épaules et que je puis la faire tomber rien qu'en la désignant à M. le duc...

—J'obéis, madame, murmura Maurevert. Mais ma tête que vous menacez, madame, je la donne!... Oui, je consens à mourir pourvu que je le voie d'abord mourir, lui!...

—Prenez patience. Obéissez, et vous le verrez mourir...

—Et le rendez-vous à la Ville-l'Evêque? fit Maurevert haletant.

—Eh bien, vous irez... Vous irez seul...

Maurevert frissonna.

—Cela est nécessaire. Il faut que la confiance de l'homme que vous voulez tuer soit absolue... Puisque votre voyage à Blois durera huit jours... mettons dix... eh bien! vous direz à ces deux hommes que, s'ils veulent revoir la petite bohémienne, ils doivent se trouver, le dixième jour, à dater d'aujourd'hui, à la porte Montmartre, d'où vous les conduirez...

—Et où les conduirai-je alors? haleta Maurevert.

—A la mort! dit Fausta d'une voix si calme et si glaciale que Maurevert fut secoué d'un frisson.

—Quelle heure devrai-je désigner?...

—Midi, répondit Fausta après un instant de réflexion. Vous pouvez leur faire serment, cette fois sans parjure, qu'ils verront Violetta...

A ces mots, Fausta se leva et, avant que Maurevert eût pu ajouter un mot, disparut. Les suivantes, Myrthis et Léa, entrèrent et lui firent signe de les suivre. Elles l'escortèrent jusqu'à la porte, et Maurevert se trouva dans la rue.

Maurevert regagna son logis, entra sans faire de bruit à l'écurie, sella son cheval et, laissant les portes ouvertes derrière lui, s'éloigna, traînant la bête par la bride. Vers huit heures du matin, il se retrouva dans la campagne, galopant éperdument pour se briser de fatigue, repris d'une crise d'allégresse effrayante comme celle de la veille...

Enfin, il revint sur Paris, et, comme l'heure du rendez-vous approchait, il se mit à trotter dans la direction de la Ville-l'Evêque. Il vit alors combien une embuscade eût été difficile, lorsqu'il aperçut Pardaillan et le duc d'Angoulême qui, étant sortis du bosquet, arrivaient sur le sentier.

Ce fut encore une minute de terrible angoisse pour Maurevert. Qui sait si Pardaillan ne s'était pas repenti de sa générosité!... Il marcha cependant et, étant arrivé près d'eux, mit pied à terre en disant:

—Messieurs, ma présence au rendez-vous que vous m'aviez assigné doit vous prouver que j'ai songé, à tenir ma parole.

Il s'arrêta un instant comme pour attendre un mot, un geste d'approbation. Mais Pardaillan demeurait dans la même immobilité.

—Messieurs, reprit Maurevert, en acceptant votre merci, je m'engageais ou à vous donner satisfaction, ou à revenir me mettre à votre disposition. Je dois vous déclarer que je n'ai pas réussi aussi complètement que je l'espérais. Et c'est pourquoi, si vous ne m'accordez un nouveau crédit, je serai votre prisonnier...

Charles avait affreusement pâli. Pardaillan, aux derniers mots de Maurevert, le regarda avec étonnement.

—Votre attitude, monsieur, rachète bien des choses, dit-il avec une sorte de douceur. Vous disiez que vous n'aviez pas entièrement réussi. Ceci laisse supposer que vous avez réussi tout au moins en partie.

Le jeune duc était haletant.

—Voici, de très exacte façon, fit Maurevert, ce que j'ai pu savoir, et ce que je n'ai pas pu savoir: la jeune fille dont vous me parliez n'est plus à Paris; cela est certain. Mais en quel lieu monseigneur le duc l'a-t-il fait conduire? Voilà ce que je n'ai pu établir. Et pourtant, messieurs, j'ai passé ma nuit à cette recherche.

—Perdue! Perdue pour toujours! murmura Charles.

—Monsieur, dit Maurevert avec une apparente émotion, vous pouvez croire que je n'ai aucun motif de haine contre cette jeune fille. Laissez-moi donc vous dire que, peut-être, tout n'est-il pas dit!...

—Parlez!... si vous avez un indice, si faible soit-il!

—Monsieur, dit Maurevert en se tournant vers Pardaillan, je vous appartiens; pensez-vous que nous devons nous battre, ou bien m'accordez-vous un nouveau crédit de quelques jour?

—Parlez, dit Pardaillan.

—Eh bien, voici, messieurs: je me ferais fort, dans dix jours, non seulement de vous dire où se trouve la jeune fille, mais de vous mettre en sa présence... Dix jours, messieurs, cela peut vous sembler long. Mais c'est juste le temps qu'il me faut pour aller dans une ville où je suis sûr de trouver l'indication cherchée, et d'en revenir.

—Quelle est cette ville? demanda Pardaillan.

—C'est Blois, répondit Maurevert du ton le plus naturel. L'homme à qui la jeune fille a été confiée est à Blois. Ceci, messieurs, est un secret politique. Or, si je puis trahir le duc sur une question d'amour, j'aimerais mieux être tué sur place que de le trahir sur une question d'Etat...

—Ceci était admirable... Ceci confirmait la bonne volonté de Maurevert.

—Que la jeune fille soit à Blois, continua Maurevert, j'en doute. Mais à Blois, messieurs, je trouverai l'homme qui sait. Or, cet homme, messieurs, n'a rien à me refuser, et, quand je lui aurai dit que ma vie dépend du renseignement que je lui demande, à l'instant même j'aurai l'indication voulue...

Charles regarda Pardaillan. Et ce regard voulait dire:

—Il n'y a pas à hésiter...

C'était aussi l'avis du chevalier, qui dit à Maurevert:

—Nous sommes au 12 octobre... le 21, à midi, aux environs de la porte Montmartre, nous y serons, monsieur.

—Je puis donc partir, messieurs?

—Partez, monsieur, répondit Pardaillan, de cette voix rude qu'il avait depuis quelques minutes.

Maurevert sauta en selle.

—A vous revoir, messieurs, le 21 octobre, à midi, dit-il alors. J'entreprends une besogne difficile et périlleuse. Mais y eût-il mille difficultés, mille dangers, ce serait encore avec joie que je l'entreprendrais, car le souvenir de la journée d'hier ne s'effacera jamais de mon coeur.

Aussitôt, il mit son cheval au petit galop et s'éloigna pour rejoindre directement la route de Blois. Pardaillan, pensif, le regarda tant qu'il put le voir.

—Que dites-vous de cela? lui demanda alors le jeune duc.

—Je dis, fit Pardaillan en passant une main sur son front, que cet homme est moins mauvais que je n'avais supposé...

—Il prend bien la route de Blois...

—La route du pardon! murmura Pardaillan.




X

LE CARDINAL

Le lendemain du jour où Maurevert s'était mis en route sur Blois, Fausta sortit de son palais en litière fermée, sans escorte. Elle portait un vêtement sombre.

La litière s'arrêta sur la place de Grève, près du fleuve. Fausta, sans prendre les précautions dont elle s'entourait toujours, marcha vers la maison où nous avons à diverses reprises introduit le lecteur. Elle heurta le marteau, à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'un homme vint ouvrir. Cet homme, ce n'était pas celui qu'elle avait placé là, naguère; dans la maison, il n'y avait plus une créature à elle...

—Je viens, dit-elle, pour consulter Son Éminence le cardinal Farnèse...

Le serviteur la regarda avec étonnement et répondit:

—Vous vous trompez, madame. Celui que vous dites n'est pas ici. Il n'y a d'ailleurs dans toute la maison que moi qui suis chargé de la garder.

—Mon ami, dit Fausta souriant, allez dire à votre maître que je viens lui parler de Léonore de Montaigues...

Alors, du fond de l'ombre que formait la voûte du porche, quelqu'un se détacha, s'approcha lentement, écarta le serviteur, et d'une voix qui tremblait:

—Daignez entrer, madame, dit-il.

Cette ombre, qui venait de s'avancer, cet homme aux yeux pleins de feu et de passion, mais aux cheveux et à la barbe devenus entièrement blancs, c'était le prince Farnèse. Il offrit la main à sa visiteuse qui s'y appuya, et, ensemble, ils montèrent au premier étage, dans cette large salle spacieuse qui donnait sur la place de Grève.

Fausta, tout naturellement, alla s'asseoir dans le fauteuil d'ébène recouvert d'un dais.

—Cardinal, dit Fausta d'une voix douce, en vain vous essayez de me fuir. Oh! Je sais que vous ne craignez pas la mort. Vous avez voulu vivre pour la revoir... elle!... Mais pourquoi vous écarter de moi?... Vous étiez en mon pouvoir. Notre tribunal vous avait condamné. Je n'avais qu'à vous laisser mourir... Et, cependant, je vous ai rendu à la liberté... C'est que je vous aimais encore malgré votre trahison, Farnèse...

Elle s'arrêta un instant, puis, plus âprement, reprit:

—D'ailleurs, si j'avais voulu me saisir de vous, je le pouvais, cardinal!... Voulez-vous que je vous dise ce que vous avez fait depuis que, presque mort de faim, je vous ai fait ouvrir la porte de votre prison?... Vous êtes resté trois jours dans l'auberge de la Devinière... Puis, sachant que j'étais revenue d'un voyage que je fis à Chartres, vous avez trouvé sans doute que la rue de la Calandre était trop près du palais Fausta; vous vous êtes dit que je ne pourrais pas supposer que vous chercheriez un refuge ici même... chez moi!... et, voyant la maison vide, vous êtes venu l'occuper.

—De terribles souvenirs m'y attiraient! murmura sourdement le cardinal.

—Je suis bien éloignée de vous en faire un reproche. J'ai seulement voulu vous prouver qu'il était inutile de vous garder contre moi.

Un sourire livide sur les lèvres, Fausta continua:

—Remarquez encore, Farnèse, que je suis venue seule, en sorte que vous pourriez facilement me tuer... Vous me tueriez peut-être?

Le cardinal leva sur elle des yeux sans colère.

—J'en suis bien sûre, dit Fausta. Mais je vous ai dit que j'avais à vous entretenir de Léonore...

—Il n'est plus de bonheur pour moi, dit le cardinal.

—Qu'en savez-vous?... Jeune encore, un rayon d'amour peut faire fondre cette glace qui pèse sur votre coeur... Que Léonore revienne à la santé... qu'elle vous pardonne le passé... que vous soyez relevé de vos voeux religieux...

Le cardinal écoutait en frémissant. Un immense étonnement le stupéfiait, le paralysait...

Revoir Léonore! murmura-t-il.

Un éclair illumina l'oeil de Fausta.

Elle comprit qu'elle venait de porter au cardinal un coup décisif. Cet homme était donc encore ce qu'il avait toujours été... le faible qui n'ose prendre de décision.

—Cardinal, reprit Fausta, je n'essaierai pas de vous écraser sous une générosité qui n'existe pas; si je vous ai laissé vivre, si je vous offre de vous rendre Léonore et de vous rendre votre fille, c'est que j'ai besoin de vous.

—Violetta! murmura Farnèse ébloui... Toute ma vie!...

Et une espérance plus ferme, plus lucide rentra dans ce coeur. Car il connaissait l'orgueil et l'ambition de Fausta, et il fallait, en effet, qu'elle eut bien besoin de lui pour parler comme elle venait de faire.

—Parlez, madame, dit-il d'une voix frémissante.

—Eh bien, dit Fausta, j'ai besoin de vous, Farnèse! Tandis que je suis ici, tandis que je prépare les grand événements que vous connaissez. Sixte, rentré en Italie, travaille avec sa prodigieuse activité... Notre plan initial, qui était d'attendre la mort de ce vieillard pour nous déclarer, ce plan est renversé... D'abord, Sixte ne meurt pas! Ensuite, ce qui se passe en Italie nous oblige à précipiter les choses... En France, tout va bien... Valois va succomber et bientôt ce royaume aura le roi de notre choix.

—C'est donc en Italie que ma faible puissance pourrait vous être utile?... demanda Farnèse, très attentif.

—Oui, l'Italie m'échappe. Plusieurs de nos cardinaux ont fait leur soumission au Vatican. Une grande quantité d'évêques demeurent dans l'attente, prêts à se retourner contre moi au premier coup qui me frappera. Or, c'est vous, Farnèse. qui aviez entraîné la plupart de ces évêques et de ces cardinaux... C'est lorsqu'ils vous ont vu séparé de moi qu'ils ont tourné leur sourire vers le vieux Sixte.

Un profond soupir de sourde joie souleva la poitrine du cardinal. Oui, tout cela était vrai!

—Voici donc ce que je suis venue vous demander... Il s'agirait, cardinal, de vous rendre en Italie, de voir les hésitants, et surtout ceux qui se déclarent contre nous. Vous avez sur eux un ascendant qu'ils ont tous reconnus. Mais, pour frapper leurs esprits d'une terreur salutaire, vous leur direz ce qui est la stricte vérité...

Ici, Fausta s'arrêta, hésitante.

—Parlez, madame, dit Farnèse, parlez sans crainte: même si nous devions être ennemis, les secrets que vous me confiez demeureront scellés dans mon coeur.

—Eh bien, s'écria Fausta, dites-leur donc, à ces prêtres orgueilleux et rebelles, dites-leur d'abord ce que vous savez déjà: qu'Henri de Valois va mourir! qu'Henri Ier de Lorraine va être roi de France... qu'il va répudier Catherine de Clèves... que je serai, moi, la reine de ce grand et puissant royaume!... Mais dites-leur aussi une chose que vous ignorez... Alexandre Farnèse a préparé et réuni dans les Pays-Bas une armée, la plus forte, la plus terrible qu'on ait vue depuis la grande armée de Charles Quint!... Ces troupes devaient être embarquées à bord des vaisseaux de Philippe d'Espagne pour être jetées en Angleterre... Alexandre, sur un signe de moi, est prêt à entrer en France... il attend... et, dès que Valois sera mort, ses troupes viendront se joindre aux troupes de la Sainte Ligue!... Vous savez l'admiration et la terreur que le nom d'Alexandre Farnèse inspire en Italie... Dites-leur donc qu'il m'est tout dévoué! Que ce torrent, je le précipiterai sur l'Italie!

Fausta s'arrêta, frémissante... Et le cardinal, subjugué par cette femme, courba la tête et murmura, vaincu.

—Que Votre Sainteté veuille bien me donner ses ordres: ils seront exécutés...

—Cardinal, dit Fausta avec émotion, vous êtes donc de nouveau avec nous, vous rentrez donc dans le giron de notre Eglise?

—Madame, dit sourdement Farnèse, je vous ai promis de vous obéir, mais c'est parce que vous m'avez promis, vous, de me donner le moyen de sortir de cette Eglise.

—C'est vrai, murmura Fausta, pensive, la passion est plus forte chez vous que la foi. Farnèse, vous êtes donc résolu à partir pour l'Italie?...

—Dès que vous m'en donnerez l'ordre.

—Tenez-vous prêt à partir le 22 de ce présent octobre. Vous vous demandez pourquoi le vingt-deuxième jour de ce mois, n'est-ce pas, cardinal?

—Non, madame, dit le cardinal palpitant, mais vous m'avez fait tout à l'heure une promesse.

—Celle de vous rendre Léonore et son enfant... Je m'explique, Farnèse: je ne prétends pas vous rendre la pauvre folle que le bohémien Belgodère, un jour, rencontra, errante et sans gîte, et qu'il attacha à sa pitoyable destinée. Celle dont je parle, Farnèse, c'est Léonore de Montaigues, c'est la fiancée du prince Farnèse... Je connais le moyen de rappeler la raison dans cet esprit... y jeter le germe du pardon qu'elle vous accordera... Quant à ramener l'amour dans son coeur, ceci vous regarde!...

—Léonore... ô Léonore!... balbutia Farnèse, éperdu.

—Je vous rendrai Léonore, reprit Fausta avec une sorte de gravité, et, avec elle, je vous rendrai cette enfant qui est comme un trait d'union entre vous et celle que vous aimez. Donc, vous partez le vingt-deuxième d'octobre... mais vous ne partez pas seul... vous partez avec elles!... Et, si j'ai choisi ce jour-là pour votre départ, c'est que le vingt et un d'octobre sera rassemblé le saint concile qui vous relèvera de vos voeux, qui fera du cardinal un homme, et qui vous dira: voici ton épouse, voici ta fille!...

Farnèse tomba à genoux... Il saisit une main de Fausta et y appuya ses lèvres... Et il éclata en sanglots...

Fausta s'éloigna, laissant le cardinal ébloui, fasciné, éperdu de bonheur... Il la vit rejoindre sa litière qui bientôt disparut. Alors il poussa un profond soupir et remonta dans la pièce du premier étage. Un homme était là, debout, qui l'attendait. Cet homme, c'était maître Claude.

—Vous avez entendu? demanda Farnèse.

—Tout! dit Claude d'une voix sombre.

L'ancien bourreau regarda le cardinal:

—Je vous admire, dit-il avec un sourire d'une effrayante tristesse, vous êtes plus jeune de vingt ans...

—Oh! murmura Farnèse, revoir Léonore et Violetta!... ma fiancée... ma fille... Toutes deux les emmener!...

—Et me laisser, moi, dans mon enfer!...

—Que voulez-vous dire?...

—La vérité, monseigneur! dit humblement maître Claude. Vous allez partir avec celle que vous adorez... et, ajouta-t-il avec un soupir étouffé, avec elle... avec l'enfant...

—Maître, j'ai assez souffert dans ma vie. Dieu me pardonne. N'est-il pas juste que je connaisse une heure de joie après tant d'années de désespoir?

—Oui, dit lentement Claude, Dieu vous pardonne à vous qui avez fait le mal. Mais il ne me pardonne pas, à moi qui n'ai pas fait le mal. Ceci est juste...

Le cardinal baissa les yeux, mais ne dit pas un mot. Claude se fit plus humble encore:

—Je reste, monseigneur... Cette enfant que j'adore... qui est ma fille... vous partez avec elle... vous me l'enlevez... Monseigneur, n'avez-vous rien à me dire?...

—Que puis-je donc vous dire? fit sourdement le cardinal, sinon que je compatis à votre douleur...

—Eh! quoi, monseigneur, dit Claude avec plus d'humilité encore, est-ce vraiment tout ce que vous trouvez comme consolation?... Cette enfant, dès que je l'eus prise dans mes bras, je me suis mis à l'aimer! Monseigneur... de grâce... ayez pitié de ma détresse!... Pourquoi voulez-vous m'arracher le coeur en m'arrachant ma fille?...

—Parlez, balbutia le cardinal, que puis-je?... Qu'avez-vous espéré?

—Pendant que cette femme parlait, j'ai espéré que le bonheur vous rendrait généreux, monseigneur! Que vous auriez une minute assez de courage pour me dire: tu es le bourreau, c'est vrai! Mais tu es le vrai père de Violetta!... Viens donc avec nous et prends ta part de bonheur!...

—Jamais! gronda violemment le prince Farnèse... Maître, perds-tu la tête? Oublies-tu ce que tu as été?

—Monseigneur, vous me dites ce que je me suis dit maintes fois. Mais sachez qu'elle sait, vous dis-je, ce que je fus! Et cet ange ne m'a pas repoussé...

—Mais, moi, moi... je mourrais de honte et d'horreur à voir ma fille te donner la main...

—Monseigneur... vous ne me comprenez pas... Qu'est-ce que je demande?... d'être simplement un de vos serviteurs. Je ne vivrais même pas dans votre palais. Tenez, vous pourriez m'employer à cultiver vos jardins...

—Maître Claude, dit froidement Farnèse, renoncez à ces idées. Vous-même vous sentez et comprenez que l'ancien bourreau juré de Paris ne peut vivre auprès d'une princesse Farnèse, même parmi ses serviteurs... Seulement, je m'engage sur le salut de mon âme à vous faire tenir tous les trois ou six mois une lettre qui vous parlera d'elle...

—Vraiment? Vous me jurez cela?... Et c'est tout? Vous dites que jamais vous ne consentiriez à me laisser vivre près de mon enfant?

—Jamais!

Il y eut une longue minute de silence. Et le cardinal put croire qu'il avait dompté le bourreau. Mais maître Claude, les sourcils contractés, semblait faire un effort de mémoire... Enfin il alla à la porte et poussa les verrous.

Farnèse eut un livide sourire et s'apprêta à combattre par le poignard. Mais, au lieu de marcher sur lui, Claude s'adossa à la porte, les bras croisés et, d'une voix changée, très calme, mais rude, où il y avait une menace contenue, il prononça:

—Monseigneur, écoutez. Vous avez le papier, que je vous ai signé de mon sang! Voici maintenant, monseigneur, le papier que vous m'avez signé, vous!... Nous avons droit de vie et de mort l'un sur l'autre! Me suis-je bien conformé à ce que j'avais signé de mon sang?...

—Oui! répondit Farnèse sourdement.

—Puisque notre pacte prend fin aujourd'hui par votre réconciliation avec la femme nommée Fausta, suis-je bien dans mon droit en vous rappelant que vous m'appartenez, quels que soient le jour et l'heure?...

—Oui! répondit Farnèse d'une voix d'épouvante.

Claude s'avança de quelques pas, s'arrêta devant Farnèse, sans le toucher, et prononça:

—Monseigneur, ce jour et cette heure sont venus. Vous m'appartenez, et je vais user de mon droit!...

—Soit! râla le cardinal avec un accent de farouche désespoir... puisque vous avez acquis droit de vie et de mort sur moi.., tuez-moi!

—Monseigneur, ce n'est pas vous que je dois tuer. Vous faites erreur... répondit simplement Claude.

—Et qui donc? balbutia le cardinal en tressaillant.

—Fausta! dit Claude.

—Fausta!... Pourquoi elle et non moi?...

—Parce que je veux que vous viviez, monseigneur! Tandis qu'en tuant Fausta je ne fais qu'exécuter le pacte qui nous lie!... Ensemble nous avons convenu que cette femme doit mourir. Écoutez, monseigneur, je tuerai Fausta... je la tuerai devant vous... mais, vous, je vous laisserai vivre.

—Démon! gronda le cardinal. Oh! je te comprends!...

—Le vingt et un octobre, on doit vous venir chercher de la part de Fausta, continua Claude, pour vous conduire devant le concile. Ce jour-là, vous devez Sortir de l'Eglise et recouvrer votre liberté... Le lendemain, monseigneur, vous devez quitter Paris avec Léonore et Violetta... Eh bien, écoutez ceci: le vingt et un octobre, il n'y aura pas de concile! Nul ne viendra vous chercher de la part de Fausta, parce que Fausta sera morte!...

Le cardinal haletait. Claude lui appuya sa large main sur l'épaule.

—Grâce! hurla Farnèse en tombant à genoux.

—Me faites-vous grâce, vous?...

—Oui! rugit Farnèse avec un terrible soupir.

—Vous consentez donc?

—Oui, oui! Tout ce que tu m'as demandé, je l'accorde!...

Le cardinal se releva alors et darda vers le ciel un regard où il y avait une interrogation suprême... Claude, lui, avait baissé les yeux. D'une voix redevenue humble, avec une douceur et une tristesse étranges, il murmura:

—Je vous remercie, monseigneur!...

—Oh! gronda Farnèse en lui-même, honte affreuse! Ma fille vivant avec le bourreau!...

Et, à ce moment, maître Claude le bourreau songeait à ceci:

—Ma Violetta, ne crains rien de moi! Ne redoute pas que je t'inflige la honte de vivre près du bourreau!... Que j'assure seulement ton bonheur! Que je te voie une fois resplendissante de ta félicité près du jeune prince que tu aimes... que tu tiendras de moi!... Et alors... adieu pour toujours... je disparaîtrai... dans la mort!...




XI

LA MÈRE

La matinée était pure. Huit heures venaient de sonner à la vieille abbaye aux murs à demi écroulés. Dans les fourrés des pentes de Montmartre, les rouges-gorges, les pinsons et les moineaux chantaient à coeur joie.

Pourtant, Fausta, qui montait à ce moment les rampes de la colline, était sourde à ces cris des oiseaux.

Au sommet, la litière s'arrêta. Fausta descendit. Mais, au lieu d'aller sonner à la grande porte de l'abbaye, elle se dirigea vers ces quelques chaumières qui s'étaient bâties autour du couvent des bénédictines, et entra dans une pauvre maison. L'intérieur était aussi misérable que l'annonçait l'extérieur de cette chaumière.

Une femme, assise à la porte, filait une quenouille. A la vue de Fausta, cette femme se leva précipitamment:

—La bonne dame de Paris! avait murmuré la paysanne.

—Eh bien, bonne femme? dit gaiement la visiteuse. Déjà de si bonne heure à l'ouvrage?

—Hélas! ma noble dame! fit la paysanne. Voilà que je me fais vieille et que l'heure approche où il faudra que je dise adieu à ce monde,.. Alors, je file mon linceul.

Fausta demeura saisie. La vieille la regardait, surprise de son étonnement.

—Grâce à vous, ma noble dame, reprit-elle, grâce aux pièces d'or que vous m'avez données, mon linceul sera du plus beau lin, et il me restera encore assez d'argent pour payer d'avance les messes nécessaires au salut de mon âme, et encore il en restera assez pour la layette de l'enfant que ma fille va mettre au monde...

—Je vous en donnerai d'autres, dit Fausta. Mais, dites-moi, avez-vous fait ce que je vous ai demandé?

—Oui, ma noble dame. Depuis votre visite bénie, mon fils ne quitte plus la bohémienne; il la suit pas à pas, selon vos ordres, sans se montrer à elle, c'est entendu...

—Et, depuis, elle n'a pas essayé de s'écarter de cette montagne?...

—Non. La bohémienne rôde autour de la sainte abbaye sans jamais y entrer, mais sans jamais s'en éloigner non plus... Quand elle a faim, elle vient ici.

—Je vous tiendrai compte de votre zèle, dit Fausta.

—Que votre volonté s'accomplisse! dit la vieille en saisissant les trois ou quatre écus d'or que lui tendait la visiteuse.

—Et où est maintenant la bohémienne? demanda Fausta.

—Partie dès le chant du coq. Elle va et vient, et aime souvent à se reposer auprès de cette croix noire que vous n'aurez pas manqué de remarquer, ma noble dame. Le plus souvent elle rôde autour du couvent.

—C'est bien, bonne femme. Voulez-vous envoyer quelqu'un à la recherche de votre fils?

La paysanne, sortant sur le pas de sa porte, dit quelques mots à un marmot qui partit en courant.

Vingt minutes plus tard, le fils de la paysanne arrivait.

—Où est la bohémienne? demanda Fausta.

—Là-bas, fit le jeune homme en étendant le bras dans la direction du couvent.

—Conduis-moi auprès d'elle...

Le paysan s'inclina et se mit à marcher devant Fausta. Il contourna les murs du couvent et parvint à la brèche située près du pavillon. Là, Fausta aperçut Saïzuma, qui, assise sur une pierre et dominant ainsi les terrains de culture du couvent, regardait fixement devant elle.

—Tu peux te retirer, dit-elle à son guide.

Alors Fausta franchit la brèche sans que la bohémienne parût prendre garde à elle. Quand elle fut dans le jardin, elle se retourna vers Saïzuma, et d'une voix très douce:

—Pauvre femme... pauvre mère...

Saïzuma abaissa son regard sur la femme qui lui parlait ainsi, et la reconnut aussitôt. Saïzuma n'avait vu Fausta que peu d'instants dans la chambre de l'abbesse, Claudine de Beauvilliers; et pourtant elle la reconnut.

—Ah! dit-elle avec une sorte de répulsion, c'est vous qui m'avez parlé de l'évêque!...

Fausta fut stupéfaite, mais résolut de profiter de ce qu'elle prenait pour un accès de lucidité.

—Léonore de Montaigues, dit-elle, oui, c'est moi qui vous ai parlé de l'évêque. C'est moi qui vous ai conduite vers lui, dans ce pavillon. Mais je croyais que, peut-être, vous l'aimiez encore...

—L'évêque est mort, dit Saïzuma d'une voix sourde.

Fausta baissa la tête, réfléchissant à ce qu'elle pourrait dire pour éveiller une étincelle de raison dans ce cerveau.

—Ainsi, reprit-elle, vous croyez que l'évêque est mort?

—Sans doute! fit Saïzuma avec une tranquillité farouche. Sans quoi, serais-je vivante, moi?...

—Eh bien, vous avez raison plus que vous ne croyez peut-être. Mais écoutez-moi, pauvre femme... Vous avez bien souffert dans votre vie...

—Mon mal n'est pas de ceux qu'on peut soulager, dit Saïzuma avec douceur, et il suffit que vous m'ayez plainte avec votre âme... Comme vous êtes belle!

—Léonore, vous avez été plus belle encore, vous! dit sourdement Fausta. Vous avez souffert dans votre coeur, Léonore! et c'est pourquoi vous ne croyez plus au bonheur... Mais si je vous disais que le bonheur est encore possible pour vous!

—Je ne suis pas Léonore; je suis Saïzuma, bohémienne qui va par le monde, lisant dans la main des gens...

—Tu es Léonore, affirma Fausta avec force. Et tu seras heureuse... Ecoute, maintenant... Oui, l'évêque est mort! Oui, celui-là ne te fera plus souffrir... Mais il est quelqu'un qui est vivant encore, qui te cherche et qui t'adore... Celui qui t'a aimée. Celui que tu as aimé...

—Qui est-ce? fit la bohémienne avec indifférence.

—Jean...

Saïzuma tressaillit et prêta l'oreille comme à une voix qui lui eût parlé de très loin.

—Jean? murmura-t-elle. Oui... peut-être... oui... je crois que j'ai entendu ce nom...

—Jean! duc de Kervilliers! répéta Fausta.

Saïzuma pâlit. Elle se leva toute droite.

—Quel est ce nom? balbutia-t-elle avec douleur.

—Le nom de celui que tu as aimé! reprit Fausta avec autorité. Jean de Kervilliers, c'est celui qui devait être ton époux... Tu vois bien que tu l'aimes encore, puisque tu frémis et pâlis à ce seul nom... Souviens-toi, Léonore...

—Souviens-toi. Souviens-toi comme tu étais heureuse lorsque tu l'attendais... lorsque, du balcon du vieil hôtel de Montaigues, tu guettais son arrivée.

—Oui... oui...! murmura la bohémienne dans un souffle.

—Souviens-toi comme il te prenait dans ses bras et comme tu te sentais défaillir sous ses baisers. Jean de Kervilliers t'adorait... et, si une fatalité vous a séparés, il en a souffert autant que toi. Lui-même me l'a dit. Il n'a cessé de t'aimer!... Il te cherche... ne veux-tu pas le voir?...

Saïzuma, arrachant ses deux mains à l'étreinte de Fausta, les avait placées devant ses yeux comme si une lumière trop vive les eût éblouis. Elle palpitait. De rapides frissons la secouaient. De confuses images de son passé lui revenaient par lambeaux.

Ce nom, Jean de Kervilliers, était un flambeau qui éclairait bien les recoins ténébreux de son esprit.

Fausta la considérait avec l'attention passionnée qu'elle apportait à tout ce qu'elle entreprenait.

—Suis-moi, dit-elle, je te jure qu'un jour, bientôt, tu reverras celui que tu aimes.

Palpitante, Saïzuma suivit cette femme qui exerçait sur elle un prodigieux ascendant. Elle ne savait pas exactement qui était ce Jean de Kervilliers. Mais elle savait que ce nom provoquait en elle une douleur mêlée de joie.

Fausta entra dans le pavillon. Saïzuma l'y suivit en tremblant.

—Oh! dit-elle, c'est ici que j'ai revu l'évêque!... Si vous avez pitié de moi, faites que jamais plus je ne le revoie.

—Et Jean de Kervilliers?...

Un sourire illumina le charmant visage de la folle:

—Je voudrais le voir, lui!... Pourtant, je ne le connais pas... et je dois l'avoir connu...

—Tu le reverras, je te le jure!... Maintenant, écoute-moi, Léonore... Ce n'est pas seulement Jean de Kervilliers que tu verras, mais ta fille... comprends-tu... ta fille...

—Ma fille! murmura Saïzuma pensive. Mais je n'ai pas de fille, moi... Les deux gentilshommes m'ont dit aussi que j'avais une fille... Voilà qui est étrange...

—Les deux gentilshommes? interrogea Fausta avec une sourde inquiétude.

—Oui. Mais je ne les ai pas crus.

—Et pourtant, Léonore, tu te souviens de Jean de Kervilliers... son nom et son image sont dans ton coeur...

Saïzuma Jeta autour d'elle des yeux hagards et frissonna.

—Silence, madame, supplia-t-elle avec angoisse. Ne prononcez plus ce nom... Si mon père entrait tout à coup... S'il entendait!... Il faudrait donc lui jurer encore qu'il n'y a personne dans la chambre!...

—Oui, gronda Fausta, ce serait terrible, Léonore!... Mais combien plus terrible encore si le vieux baron se doutait de la vérité que tu caches...

Saïzuma, brusquement, porta les mains à son visage. Un faible cri jaillit de ses lèvres.

—Mon masque! murmura-t-elle. Mon masque rouge comme la honte de mon front!... Je l'ai perdu!... Madame, vous ne savez pas... vous ne saurez jamais...

—Je sais! Je sais quelle est ta honte et quel est ton bonheur, Léonore!... Ton secret, ton cher secret que tu caches à ton père, mais que tu as dit à celui que tu aimes, je le sais!... Tu vas être mère, Léonore!...

Saïzuma laissa tomber ses mains. Une immense stupéfaction se lisait sur son visage bouleversé.

—Mère? demanda-t-elle. Vous avez dit cela?

—N'est-ce pas là ton secret?... N'est-il pas vrai que Jean le sait?... et qu'il va t'épouser...

—Oui, oui, haleta l'infortunée. Car il ne faut pas que mon père connaisse notre faute. Mon enfant, madame, mon pauvre chérubin, si vous saviez comme je l'aime... comme je lui parle... Il aura un nom dont il sera fier.

—Ton enfant... ta fille!... Oh! mais souviens-toi! fais un effort!... Mère! tu l'as été!... Souviens-toi, Léonore!... Souviens-toi: la place noire de monde, la foule, les cloches qui sonnent le glas, les prêtres qui te soutiennent...

—Le gibet... hurla Saïzuma en reculant, affolée, jusque dans un angle du pavillon...

Toute à son infernale besogne, toute à son projet, transformée en tourmenteuse sans pitié, Fausta courut à elle et la releva:

—Ecoute!... On t'a fait grâce! puisque tu vis!...

—Oui... oui!... Je vis!... Par quel miracle? Je vis!... mais que s'est-il passé en moi?...

—Il s'est passé que tu es mère... Il s'est passé que l'enfant de Jean de Kervilliers est venu au monde!... Et que, pour cette enfant innocente, on t'a fait grâce!...

—Quoi! balbutia la bohémienne. J'ai une fille!...

Un éclat de rire, brusquement, résonna sur ses lèvres; et, presque aussitôt, elle se mit à pleurer. Peut-être cette scène qui venait de se dérouler sortait-elle déjà de son esprit. Mais, ce qui y demeurait fortement, c'était cette idée qu'elle était mère... qu'elle avait une fille...

—Eh bien, reprit alors Fausta, ne voulez-vous pas voir votre enfant, Léonore de Montaigues?...

—Je l'ai appelé bien souvent! murmura la folle à travers ses sanglots. Je ne savais pas que j'étais mère.

—Où peut être mon enfant?... Si j'ai une fille, comment se fait-il qu'elle n'est pas avec moi?...

—Je le sais, moi! dit Fausta.

—Oh! vous savez donc tout! gronda Saïzuma d'une voix plus naturelle, et sûrement une lueur de raison s'allumait dans ses yeux. Qui êtes-vous donc?

—Ah! éclata Fausta, tu reviens donc à toi! Tu me demandes qui je suis? Une femme qui a pitié, voilà tout! Un hasard m'a fait connaître les secrets de ta pauvre vie, et m'a fait rencontrer deux êtres que j'ai voulu mettre en ta présence: ton amant et ta fille... Vous êtes devenue mère en un temps où la douleur avait égaré votre esprit et où vous étiez en prison...

—Je me rappelle la prison, dit Saïzuma en frémissant.

—Des méchants s'emparèrent de votre enfant...

—Pauvre petite!... Comme elle a dû souffrir!...

—Non! Rassurez-vous. Elle vécut au contraire heureuse. Il se trouva un homme de bien, qui put soustraire l'enfant à ses persécuteurs et qui l'éleva comme sa propre fille...

—Cet homme, madame! Son nom, pour que je le bénisse?

—Il est mort, dit Fausta.

—Mort!...

—Il est mort misérable, au fond d'une prison...

Saïzuma baissa la tête en pleurant.

—Son nom? fit-elle. Que je sache au moins son nom.

—Il s'appelait Fourcaud... c'était un procureur...

—Fourcaud!... Ce nom est maintenant gravé dans mon coeur pour toujours... Mais comment un homme si bon a-t-il pu mourir misérable? Qui fut cause de son malheur?...

—Votre fille!... Elle en fut la cause bien innocente, hélas! Car elle adorait celui qu'elle croyait son père... Le procureur Fourcaud, ce digne homme, voulut élever votre fille dans une religion qui était la vôtre... Souvenez-vous. Votre père n'était pas catholique...

—Non... nous n'allions jamais à l'église catholique...

—Vous étiez ce qu'on appelle des huguenots... Le procureur Fourcaud voulut donc que Jeanne... votre fille, fût élevée dans la religion des huguenots, qui était celle de votre père et la vôtre.. religion proscrite...

—Oui, oui, hélas!... Combien des nôtres sont morts!

—C'est vrai. Fourcaud a donc été dénoncé comme hérétique, et jeté en prison où il est mort...

—Dénoncé!... Oh! si je connaissais le dénonciateur!... J'irais lui arracher le coeur!

—Je sais par qui cet homme de bien a été dénoncé, dit alors lentement Fausta. Ce ne fut pas par un homme, mais par une femme... une jeune fille...

—C'est atroce!

—Oui... vous avez raison... c'est atroce... car le pauvre Fourcaud fut supplicié... on l'attacha sur une croix... et on l'y laissa mourir...

—Et vous dites que vous la connaissez?

—Certes!... C'est elle-même une hérétique, une de ces filles sans feu ni lieu... une sorte de chanteuse qui suivait une troupe de bohèmes... son nom est Violetta...

—Violetta!... Et c'est elle qui l'a fait mourir sur une croix?...

—C'est elle!... Mais il semble que ce nom de Violetta ne vous soit pas inconnu?...

—Je la connais, en effet, dit Saïzuma d'une voix sombre. J'ai vécu avec elle. Car, moi-même, je suivais cette troupe de bohèmes. Elle chantait. Sa voix m'allait au coeur. Quelquefois, quand je la regardais, j'avais, envie de la serrer dans mes bras... mais elle semblait avoir peur de moi...

—Ou plutôt, c'était une créature perverse, dit sourdement Fausta. Une de ces filles qui n'ont pitié de rien ni de personne, puisqu'elle n'avait pas pitié de votre malheur...

—C'est vrai, dit Saïzuma avec un soupir, il fallait que ce fût une créature bien perverse pour dénoncer le bienfaiteur de ma fille... Tenez, madame, ne parlons plus d'elle!...

—Elle mérite pourtant un châtiment!...

—Oui! oh! un châtiment terrible!... Malheur à cette fille du démon si mon enfant a souffert par elle!...

—Certes, elle a souffert, puisqu'elle-même a été en prison!... Elle vous le dira...

—Elle me le dira! Je la verrai donc!...

—Je vous l'ai promis...

—Quand?... Ah! madame... si cela était!... Si je pouvais seulement savoir le jour...

—Dès demain, dit Fausta, si c'est possible. Certainement d'ici quelques jours... Je vous jure que vous reverrez aussi la Violetta maudite... Seulement, il faut faire ce que je vous dirai... Il est nécessaire que, pendant ces quelques jours, tandis que j'irai chercher votre Jeanne pour l'amener... il est nécessaire qu'on ne vous voie pas... vous comprenez?...

—Je resterai cachée sur le haut de la montagne, je connais de braves gens qui me donnent à manger et qui me laissent dormir la nuit chez eux... C'est là que je me retirerai...

—Et c'est là que je vous amènerai votre fille Jeanne!

—Venez donc, dit Saïzuma, radieuse, transfigurée, venez que je vous montre la demeure de ces gens...

La bohémienne s'élança, repassa par la brèche et arriva à la chaumière où Fausta était entrée tout à l'heure...

«Maintenant, gronda Fausta en elle-même, je crois que Dieu même ne pourrait pas les sauver.., je les tiens tous!...»




XII

LA FILLE

Fausta entra alors dans le couvent et se fit conduire chez l'abbesse, laquelle la reçut comme toujours avec ce mélange d'inquiétude et de respect qu'elle avait pour ce personnage énigmatique. Elle était dans le secret de la grande conspiration. Elle savait que Valois était condamné et que le duc de Guise devait régner. De l'avènement de Guise devait dater sa fortune et celle de son couvent.

Claudine de Beauvilliers savait que son abbaye serait richement dotée par le nouveau roi. Elle savait d'autre part l'influence certaine de Fausta sur le duc de Guise. C'était plus qu'il n'en fallait pour témoigner à la mystérieuse Fausta un respect et une obéissance très sincères.

Lorsque Fausta entra chez l'abbesse, celle-ci était en train d'établir ses comptes. Et, navrée, elle constatait qu'il lui manquait six mille livres pour arriver à gagner la fin de l'année.

Lorsque Fausta parut, Claudine se leva et fit la révérence.

—Que faisiez-vous là, mon amie? demanda Fausta.

—Hélas! madame, dit Claudine en poussant elle-même un fauteuil dans lequel Fausta s'assit, je révisais les comptes de l'abbaye...

—Et vous trouviez?...

—Que nos pauvres soeurs mourront de faim sûrement s'il ne nous tombe quelque manne du ciel...

—Voyons, dit Fausta avec une sorte de bonhomie, vous disiez qu'il vous manquait...

—Je ne le disais pas, madame, mais il me manque six mille livres...

—En sorte que, si je mettais encore à votre disposition une vingtaine de mille livres...

—Ah! madame! je serais sauvée...

—Et vous pourriez attendre le grand événement!...

—Certes!... surtout s'il ne se fait pas trop désirer, ajouta Claudine en riant.

—Eh bien, écoutez, mon enfant. Dans peu de jours.... prenons une date: le vingt-deux octobre, par exemple...

—Ce jour me convient, madame.

—Ce jour-là, envoyez en mon palais un homme sûr, il vous rapportera les deux cent mille livres convenues.

Claudine fit un bond.

—Qu'avez-vous, mon enfant? demanda Fausta.

—Vous venez de dire... balbutia Claudine... mais c'est une erreur.

—J'ai dit deux cent mille livres.

—Cette somme... cette somme énorme...

—Elle est à vous le jour que je vous ai dit, à condition que, la veille de ce jour... c'est-à-dire le vingt et unième d'octobre, vous m'aidiez dans une petite opération que j'ai résolu de mener à bien.

—Ah! madame, est-ce que je ne vous appartiens pas tous les jours!...

—N'en parlons donc plus. Au moment voulu, je vous expliquerai mon opération et vous assignerai votre rôle. Pour le moment, veuillez m'envoyez chercher celle de vos petites prisonnières qui s'appelle Jeanne.

Claudine, encore tout éblouie, s'élança. Quelques minutes plus tard, elle revenait, conduisant par la main la compagne de captivité de Violetta, c'est-à-dire Jeanne Fourcaud.

Depuis qu'elle était enfermée dans l'enclos du couvent, Jeanne Fourcaud s'attendait toujours à voir apparaître sa soeur Madeleine, ainsi qu'on le lui avait promis. Elle avait cent fois répété à Violetta sa triste histoire et sa merveilleuse délivrance.

Condamnée à mourir avec sa soeur Madeleine, une nuit, dans son cachot de la Bastille, elle avait vu soudain entrer des gens; elle avait cru que sa dernière heure était venue et qu'on venait la chercher pour la conduire au supplice. Mais une femme, un ange descendu dans cet enfer, où la pitié l'avait guidée, s'était penchée sur elle en disant:

—Jeanne Fourcaud, vous ne mourrez pas. Et non seulement vous vivrez, mais encore vous êtes libre...

—Et Madeleine? s'était écriée Jeanne.

—Madeleine, avait répondu la femme, est déjà délivrée et en sûreté...

Alors, ivre de joie, elle avait suivi sa libératrice. On l'avait conduite jusqu'à une litière qui se trouvait dans la sombre cour de la forteresse; on l'avait fait monter dans cette litière; un homme s'était installé près d'elle, la litière s'était mise en route, et ne s'était arrêtée que devant la porte de l'abbaye de Montmartre... là, on l'avait enfermée dans le pavillon de l'enclos...

Et puis, elle attendait... songeant à cette inconnue qui l'avait délivrée. Qui était cette femme?

Lorsque Jeanne Fourcaud parut devant Fausta, elle ne la reconnut pas, puisque Fausta portait un masque la nuit où elle était descendue dans les cachots de la Bastille. La pauvre petite était tremblante. Elle était bien jolie aussi.

—Je suis, dit doucement Fausta, celle qui est descendue dans votre cachot de la Bastille et vous a délivrée...

Jeanne jeta un cri de joie. Ses yeux s'illuminèrent. Elle s'avança rapidement, saisit une main de Fausta et la baisa...

—Oh! madame! murmura-t-elle, combien je suis heureuse de pouvoir vous remercier!

Elle s'arrêta, hésitante, et, timidement, leva sur Fausta ses yeux noyés de larmes.

—Parlez sans crainte, mon enfant, dit Fausta avec une douceur qui bouleversa la pauvre petite.

—Oui, dit-elle, je sens, je devine combien vous devez être bonne... je puis donc vous dire que, si je vous ai bénie depuis cette nuit-là, j'ai beaucoup pleuré... madame, ma soeur Madeleine... quand dois-je la retrouver?

Si impassible que fût Fausta, si terrible que fût la pensée qui la guidait, elle ne put s'empêcher de frissonner.

—Vous reverrez votre soeur Madeleine, dit-elle... mais, mon enfant, je suis venue vous trouver ici, où je vous ai mise à l'abri, pour vous entretenir d'un sujet bien grave... Dites-moi, vous rappelez-vous votre père?...

—Hélas! madame, balbutia la malheureuse qui éclata en sanglots, comment pourrais-je l'avoir oublié, alors qu'il y a quatre mois à peine mon pauvre père, plein de vie, nous prodiguait encore ses caresses, à ma soeur et à moi?...

—Et votre mère?

—Madame, vous ne savez donc pas que ma mère est morte peu de temps après m'avoir donné le jour?

Ma soeur Madeleine, plus âgée que moi, pourra sans doute vous parler d'elle...

—Et qu'en disait votre soeur?... Quelle femme était votre mère?... Belle, n'est-ce pas?

—Très belle, madame; Madeleine me disait que notre mère était d'une admirable beauté...

—N'avait-elle pas des yeux bleus?... De grands cheveux blonds?...

—C'est bien le portrait que m'en a souvent tracé Madeleine... Mais, madame... auriez-vous connu ma mère?...

—Je la connais, dit Fausta simplement.

—Oh!... mais... vous parlez comme si ma mère n'était pas morte depuis de longues années déjà...

—Dites-moi, mon enfant, reprit Fausta, est-ce que votre père vous parlait de votre mère?...

—Jamais, madame...

Fausta eut un tressaillement de joie.

—Sans doute mon pauvre père cherchait à écarter de lui de pénibles souvenirs.

—Et si je vous disais qu'il y a une autre explication plus naturelle au silence de votre père?... Si je vous disais que votre mère n'est pas morte? Supposez qu'à la suite d'une grande terreur votre mère soit tombée malade... Supposez qu'elle soit... par exemple... devenue folle...

Jeanne frémissait de tout son être.

—Si cela est, continua Fausta, si votre mère, à la suite de quelque catastrophe, a perdu la raison, si votre père a désespéré de la guérir, si enfin dans un accès de sa folie, elle a disparu, et si votre père, après l'avoir longtemps cherchée, a dû renoncer à la retrouver, n'est-il pas naturel qu'il vous ait fait croire qu'elle était morte?... Eh bien, Jeanne, tout ce que je viens de vous dire est l'exacte vérité!...

Jeanne tomba à genoux et se prit, à sangloter doucement. Fausta se pencha vers Jeanne Fourcaud, la releva et lui dit doucement:

—Ne pleurez pas, pauvre petite... Ou plutôt... oui, pleurez... car votre mère, hélas! n'est pas encore guérie... Seulement je sais, moi, le moyen de lui rendre la raison... C'est de vous conduire à elle... C'est vous, vous seule, qui pouvez guérir votre mère...




XIII

FIN DE LA VIE DE COCAGNE

Quelques jours se passèrent et l'on arriva à la veille de ce vingt et unième d'octobre où Fausta devait détruire d'un seul coup ses ennemis—et Violetta!

Pardaillan et le duc d'Angoulême devaient être amenés à midi par Maurevert et succomber sous les coups des gens d'armes de Guise.

Fausta se réservait de faire prévenir à onze heures le duc de Guise que le chevalier et son compagnon se trouvaient à Montmartre; les gens de Guise arriveraient à l'abbaye presque en même temps que les deux gentilshommes.

Fausta avait parfaitement calculé son affaire: prévenir le duc plus tôt, c'était le mettre en présence de Violetta vivante encore, et Guise, amoureux de la petite bohémienne, était tout à fait capable de la sauver.

L'exécution de Violetta était fixée à dix heures, en présence de son père et de sa mère, Fausta le voulait ainsi. Fausta comptait que la mort de Violetta serait aussi la mort du cardinal Farnèse et de Léonore.

Après cette hécatombe, il ne resterait plus à Fausta qu'à consoler le duc de Guise de la mort de Violetta, chose facile, pensait-elle.

Et, alors, on marcherait sur Blois. Alors, c'était la mort de Henri III. Alors, c'était la royauté de Guise... le triomphe de la Ligue... l'entrée en France d'Alexandre Farnèse... la marche sur l'Italie, l'écrasement de Sixte-Quint... la souveraineté assurée sur le monde chrétien!...

La veille donc du vingt et un octobre, Picouic et Croasse virent avec étonnement un certain nombre d'ouvriers pénétrer dans le terrain de culture. Depuis quelques jours, à leur grande surprise, l'une des deux petites prisonnières avait disparu. Nos lecteurs ont vu que Jeanne Fourcaud avait été conduite à Fausta. Que devint cette jeune fille pendant ces quelques jours? Il est vraisemblable qu'elle fut menée à Saïzuma dans la chaumière où habitait celle-ci.

Picouic avait mis dans sa tête que Violetta serait l'instrument de sa fortune. Il avait donc tout intérêt à s'opposer à une fuite de la jeune fille, mais, s'il la surveillait étroitement, c'est qu'il voulait la garder pour lui... nous voulons dire qu'en ramenant la petite chanteuse à Pardaillan il espérait se faire payer très cher son dévouement.

Malheureusement pour la pauvre petite Violetta, Picouic ne mit aucune hâte à réaliser les espérances qu'il fondait sur elle. A quoi bon?... Tant qu'il aurait le vivre et le couvert assurés, pourquoi eût-il contrarié le destin?...

Quant à Croasse, il nageait en pleine félicité.

Quelles ne furent donc pas la stupeur et l'inquiétude de Picouic, lorsque, la veille du vingt et un octobre, il aperçut des ouvriers maçons se diriger vers la brèche et commencer à la boucher très convenablement au moyen de grosses pierres cimentées.

—Mais il me semble qu'on nous enferme, dit-il à Croasse.

Les deux compères s'étaient placés de façon à tout voir sans être vus. Lorsque la brèche fut entièrement bouchée, ils durent constater qu'en effet ils ne pouvaient plus s'en aller, sinon par la grande porte du couvent.

Les murs de cette abbaye étaient ce qu'étaient alors tous les murs: de véritables fortifications. S'il était possible à Picouic de franchir les murailles, il lui serait sans doute presque impossible de les faire escalader à Violetta.

Cette impossibilité d'emmener avec lui la jeune fille qui devait assurer sa fortune devint une évidence lorsque Picouic aperçut six hommes d'armes portant des piques se diriger vers l'enclos où était enfermée la petite chanteuse. Deux d'entre eux s'arrêtèrent à la porte de l'enclos, deux autres se mirent à faire, les cent pas dans l'enclos, et les deux derniers, enfin, se placèrent à la porte même de la bâtisse qui servait de prison.

Cette fois, Picouic pâlit. Il se passait quelque chose de nouveau et d'anormal dans le couvent. Alors il décida d'aller observer les événements.

Se faufilant d'arbre en arbre, il ne tarda pas à gagner le pavillon, et le contourna avec sa prudence habituelle. Un étrange spectacle frappa alors ses yeux. Derrière le pavillon, une vingtaine d'ouvriers s'occupaient activement, sous les ordres de l'abbesse Claudine de Beauvilliers elle-même, à diverses besognes.

Il se prépare ici une fête religieuse...

Telle fut la première pensée de Picouic. En effet, voici ce qui se passait.

Derrière le pavillon, s'étendait une esplanade bordée d'un côté par le pavillon lui-même, d'un autre par le mur d'enceinte, et bordée au fond par un massif de cyprès entourant le cimetière des bénédictines.

Sur le derrière du pavillon, s'ouvrait une porte; en sorte qu'une personne entrée dans ce vieux bâtiment par la porte située près de la brèche (maintenant bouchée) pouvait, par cette porte de derrière, aboutir directement sur cette esplanade face au massif de cyprès clôturant le cimetière.

Maintenant, qu'on se figure que ce pavillon lui-même n'était que le prolongement ou pour mieux dire le vestibule d'une bâtisse plus vaste, qui avait dû jadis s'élever sur cette esplanade.

Cette bâtisse avait disparu; elle s'en était allée en ruine. Mais quelques débris encore debout permettaient de supposer que le bâtiment, ruiné par le temps et l'incurie, avait dû être sans doute affecté au service religieux.

Entre deux colonnes, Picouic put apercevoir les restes d'un haussement dallé de marbre, et qui avait peut-être supporté le maître-autel!... Il regarda avec anxiété.

Or, à quoi s'occupait cette compagnie d'ouvriers dont Picouic suivait les faits et gestes? Une partie d'entre eux raclait l'herbe qui avait poussé, nettoyait les marches de marbre, et cette sorte d'estrade dallée sur laquelle sans doute s'était élevé le maître-autel. Ils raclaient également et lavaient à grande eau une stalle de marbre... une de ces stalles réservées à l'officiant, dans les grandes cérémonies.

Au-dessus de cette stalle, de ce siège marmoréen, d'autres ouvriers dressaient un dais en étoffe brochée. Et la stupéfaction de Picouic fut à son comble et confina à la terreur lorsqu'il eut constaté que, sur la retombée de ce dais, se croisaient les clefs symboliques de saint Pierre...

Qui allait donc s'asseoir là?... et cette terreur du brave Picouic devint plus aiguë lorsque l'abbesse dit à ceux qui travaillaient sous ses ordres:

—Maintenant, suivez-moi au cimetière...

Picouic, poussé par la curiosité, se glissa vers le rideau de cyprès. Le soir enveloppait maintenant la colline de Montmartre, et les premières étoiles commençaient à clignoter dans le ciel pâle. Deux torches s'allumèrent, et ce fut à la lueur de ces torches que Picouic put assister au travail bizarre qui se faisait dans le cimetière.

Au centre du cimetière, s'élevait une grande croix de bois qui étendait dans l'ombre ses larges bras moussus verdis par l'eau du ciel... C'était cette croix que déplantaient les travailleurs nocturnes, à la lueur des torches. Elle fut transportée sur l'esplanade qu'on venait de si bien nettoyer, et on la dressa debout, contre le mur du pavillon, près de la porte.

—Creusez là le trou! commanda alors l'abbesse.

L'endroit qu'elle désignait était juste en face la porte de derrière du pavillon, et à quelques pas sur le flanc de la stalle de marbre. La croix fut alors portée au trou qui venait d'être creusé, et essayée; elle s'y tenait parfaitement debout, et, l'ayant déplantée, les travailleurs de cette scène nocturne la couchèrent sur le sol.

Quand tous ces préparatifs furent achevés, les ouvriers macabres disparurent, et l'abbesse elle-même regagna les bâtiments de l'abbaye.

Pour si peu disposé à la rêverie que fût Picouic, il demeura longtemps à la même place, se demandant s'il ne rêvait pas. Alors, il se décida à regagner l'endroit où il avait laissé Croasse, et le trouva étendu dans l'herbe. Picouic avait son idée, comme on va voir. Il frappa sur l'épaule de son compagnon.

—Il faut fuir, dit-il.

—Fuir? Attendons au moins le jour, et achevons la nuit dans l'enclos.

Picouic jeta un coup d'oeil vers le bâtiment où Violetta était enfermée, et le vit éclairé. Alors, il songea à ces six hommes armés, qui étaient venus prendre position dans l'enclos. Et ce souvenir se juxtaposa pour ainsi dire à celui des préparatifs sinistres auxquels il avait assisté derrière le pavillon...

—Oh! murmura-t-il, est-ce que ce serait possible?...

—Quoi donc? As-tu vu quelque chose? fit Croasse en regardant avec inquiétude autour de lui.

—Rien. Fuyons si nous pouvons. Quant à l'enclos, il n'y faut pas songer. Il est gardé...

Croasse, sans plus d'objection, suivit machinalement son compère qui, traversant avec rapidité le terrain de culture, parvint au mur d'enceinte.

—Cher ami, dit alors Picouic, colle-toi contre ce mur, tu me feras la courte échelle; après quoi, je te hisserai en haut, et nous n'aurons qu'à nous laisser tomber de l'autre côté.

Croasse prit la position indiquée par Picouic, lequel, en quelques instants, se trouva hissé sur ses épaules, du haut desquelles il put en effet atteindre, non sans peine, le sommet du mur, sur lequel il s'assit à cheval.

A mon tour, dit Croasse, penche-toi et me tends les mains.

—Excellent moyen de me faire retomber à l'intérieur, dit tranquillement Picouic; tâche de trouver une issue; quant à moi, il faut que je parte à l'instant; mais, sois tranquille, je reviendrai te délivrer.

Là-dessus, laissant son compagnon stupéfait, Picouic, se suspendant par les mains, se laissa tomber de l'autre côté du mur, et se mit à descendre bon train la colline.




XIV

MONSIEUR PERETTI

Or, dans cette soirée même, un cavalier, qui venait de franchir la Porte-Neuve un peu après le coucher du soleil, se dirigeait vers le moulin de la butte Saint-Roch, où nous avons eu naguère occasion de conduire le lecteur. Parvenu au pied de la butte Saint-Roch, le cavalier descendit de sa monture, qu'il attacha à un arbre.

—Halte-là! fit une voix tout à coup.

Un homme armé d'un poignard et d'un pistolet surgit d'une haie, et braqua le canon de son arme sur le cavalier, qui pour toute réponse montra sa main, à un doigt de laquelle brillait un anneau d'or.

—C'est bien, passez, dit alors respectueusement la sentinelle, après avoir jeté un coup d'oeil sur l'anneau.

Par trois fois encore, avant de pouvoir pénétrer dans le moulin, le cavalier fut arrêté de cette façon, et, à chaque fois, grâce à l'anneau, il put continuer son chemin. Dans le moulin, on l'introduisit dans une pièce bien éclairée dont les fenêtres étaient dissimulées sous des rideaux épais.

A cette lumière, quelqu'un qui se fût intéressé aux faits et gestes du cavalier eût reconnu en lui l'un des principaux acolytes de Fausta. C'était le cardinal Rovenni, celui-là qui, dans le palais Fausta, avait lu l'acte d'accusation contre Farnèse et maître Claude.

Dans la pièce où il venait de pénétrer, un vieillard était enfoui au fond d'un vaste fauteuil. Replié sur lui-même, très pâle, secoué par des accès de toux, le vieillard semblait bien près de sa fin. Le cardinal Rovenni s'approcha du fauteuil, se courba, s'inclina, s'agenouilla et murmura:

—Saint-Père, me voici aux ordres de Votre Sainteté...

—Relevez-vous, mon cher Rovenni, râla d'une voix bien faible le vieillard, et causons en bons amis...

Ce mourant, c'était en effet le meunier qui, dans cette pièce même, avait eu, sous le nom de M. Peretti, un entretien avec le chevalier de Pardaillan. C'était Sixte-Quint...

—J'ai voulu, fit le pape, goûter à la grandeur suprême, et voilà que la tiare m'écrase... Ah! si je pouvais déposer le pouvoir!... mais il est trop tard maintenant.

—Vous avez encore de longues années à vivre, heureusement pour l'Eglise, dit Rovenni.

Sixte-Quint haussa les épaules.

—Six mois, mon bon Rovenni... voilà ce que j'ai devant moi... et encore!... Et tant d'affaires à arranger!... Cette conspiration dans laquelle vous vous êtes laissé entraîner...

—Saint-Père!...

—Ce n'est pas un reproche. Vous et d'autres, n'avez péché que par ma faute... je me suis montré un peu dur... je croyais bien faire... n'en parlons plus! Il faut donc, avant que je ne m'en aille rendre compte à Dieu, laisser les clefs à un vigilant gardien de la Maison.

Rovenni tressaillit et considéra le vieillard avec plus d'attention.

—Celui qui doit me remplacer... continua Sixte.

Un accès de toux l'interrompit, si déchirant que Rovenni se leva pour appeler du secours.

—Vous voyez, fit-il tristement... Quand je dis six mois... je crains d'exagérer... L'essentiel, dis-je, est que j'écrase cette conspiration avant de mourir, et puis que j'assure ma succession à quelqu'un qui en sera digne...

Le pape darda un pâle regard sur Rovenni palpitant.

—Ce quelqu'un, ajouta-t-il, vous le connaissez... c'est un de vos amis... votre meilleur ami...

—Saint-Père! balbutia Rovenni en pâlissant de joie.

—Chut!... Je n'ai pas dit que ce fût vous que je destine à me remplacer, interrompit le pape avec un sourire; j'ai seulement dit que c'était votre meilleur ami...

—Je sais que je suis indigne d'un tel honneur...

—Pourquoi donc? dit Sixte. Parce que vous m'avez trahi?... Per bacco, d'abord cela prouve que vous avez de l'énergie, et j'aime les gens énergiques, moi! Ensuite, vous êtes revenu à temps dans le giron de la véritable Eglise... Eh! j'ai gardé des pourceaux, moi, si vous avez fréquenté des traîtres!... Mon successeur, termina le pape, sera celui qui m'aura aidé à vaincre la terrible ennemie que m'a suscité Satan. Or, c'est vous, mon bon Rovenni, qui m'apportez cette joie inespérée...

Plus convaincu que jamais, Rovenni s'inclina en frémissant d'espoir.

—Sait-elle où je suis? reprit tout à coup le vieillard.

—Elle vous croit en Italie, Saint-Père, bien loin de supposer que vous êtes aux portes de Paris. Elle a connu votre entrevue avec le roi de Navarre et en a usé avec une grande habileté pour décider le duc de Guise.

—Navarre! murmura Sixte-Quint. Le huguenot!

—Que vous avez excommunié, Saint-Père, et exclu de tout droit à quelque trône ou principauté que ce soit!...

—Certes! dit Sixte avec un sourire. Mais si l'hérétique rentrait dans le sein de l'Eglise!... Si Henri de Béarn abjurait, l'excommunication serait levée, entendez-vous, Rovenni?. Henri de Béarn reprendrait tous ses droits. Je lui aurais ainsi donné la couronne de France... mais j'aurais du même coup décapité l'hérésie!...

—Vos vues sont sages et profondes, murmura Rovenni.

—Les hommes sont des pourceaux. Il faut donc leur promettre ample glandée si on veut les faire rentrer, au soir... Le soir est venu pour moi, Rovenni. Il faut que je fasse rentrer mon troupeau avant de me coucher. Mais laissons Navarre pour le moment. Vous dites donc qu'elle ne sait pas que je n'ai pas quitté la France?

—Elle vous croit en Italie, répéta Rovenni.

—Oui... Et vous me disiez donc, mon bon Rovenni, que peut-être une occasion pouvait se présenter... tandis qu'elle me croit bien loin... J'ai la tête si faible...

—Je vous disais, Saint-Père, reprit le cardinal Rovenni, qu'une circonstance devait se présenter bientôt où Votre Sainteté pourrait trouver les conspirateurs rassemblés pour y préparer les événements que vous connaissez...

—C'est-à-dire la chute de Henri III et l'avènement des Guise au trône de France.

—Oui, Saint-Père!... Donc, les principaux d'entre les conspirateurs, cardinaux ou évêques, doivent s'assembler pour une de ces cérémonies qu'elle sait organiser avec son infernal talent. Vous saurez que nul comme elle ne s'entend à frapper l'imagination de ceux qui l'entourent.

—Oui. C'est un point que j'ai trop négligé. Il faut aux hommes du théâtre, des spectacles magnifiques ou terribles. N'oubliez pas cela quand vous serez pape, Rovenni...

—Ah! balbutia le cardinal, qui pâlit et joignit les mains, que dit là Votre Sainteté?...

—Cela m'a échappé... mais pas un mot!... Mettez que je n'ai rien dit... poursuivez, mon bon ami...

—Eh bien, Saint-Père, je disais que rien ne serait plus facile que de profiter de cette réunion...

—Mais Guise? interrogea le pape, dans l'oeil duquel s'alluma un éclair.

—Le duc de Guise doit venir à cette cérémonie avec ses gentilshommes et ses gens d'armes... Or, savez-vous qui doit le prévenir?... C'est moi, Saint-Père!

—Eh bien, fit le pape comme s'il n'eût pas déjà compris.

—Eh bien, je ne le préviendrai pas, voilà tout!... Toute la question est de savoir si Votre Sainteté pourra...

—Rassurez-vous, mon cher ami. Pour cette circonstance, Dieu fera un miracle et me rendra les forces nécessaires.

—Et vous pouvez ajouter, Saint-Père, que, grâce à moi, la plupart des conspirateurs sont maintenant hésitants, et qu'il faudrait bien peu de chose pour les ramener à vous...

—Bien, mon ami... bien... Et où doit avoir lieu cette réunion?... Dans Paris?...

—Non, heureusement; dans un endroit solitaire, assez éloigné: à l'abbaye de Montmartre.

—Va bene... J'enverrai en avant un homme à moi qui vous portera mes instructions.

—A quoi le reconnaîtrons-nous, Saint-Père?

—Il portera au doigt un anneau semblable à celui que je vous ai donné... Il ne vous restera plus, mon bon Rovenni, qu'à me prévenir du jour...

—C'est de cela que je suis venu vous informer, Saint-Père... C'est demain! fit Rovenni triomphant. Si demain, vers dix heures du matin. Votre Sainteté entre à l'abbaye de Montmartre, elle y trouvera rassemblés autour de la révoltée des cardinaux qui persistent encore en ce schisme étrange.

Un imperceptible tressaillement agita le vieillard. Rovenni s'était levé, et ce ne fut pas sans angoisse qu'il demanda:

—Moi et ceux qui sont prêts à rentrer dans le devoir, devrons-nous attendre Votre Sainteté?

—Oui, dit nettement Sixte-Quint. Lors même que je serais plus malade encore. Dieu fera un miracle... j'irai!

Le cardinal Rovenni tomba à genoux, reçut la bénédiction de Sixte-Quint, puis, se relevant, sortit du moulin. Au bas de la butte Saint-Roch, il retrouva son cheval où il l'avait laissé. Il considéra le moulin qui se profilait sur le front pâle de la nuit et murmura:

—Pape!... Avant deux mois je serai pape!...

A peine le cardinal était-il sorti de la pièce où M. Peretti l'avait reçu que le vieillard affaissé dans son fauteuil redressa sa taille, puis se releva et ricana:

—C'est trop facile décidément de jouer les hommes! Avec une promesse, on leur ferait trahir Dieu... Toi, pape!... Allons donc!... Et puis... patience! je ne suis pas mort!...

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