Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue
XXXIII
DUCHESSE DE GUISE
L scène qui va suivre se passe dans la nuit du 24 décembre 1588, en cet hôtel si bien gardé où nous avons vu Maurevert assister à une réunion de conjurés.
Au premier étage, un immense salon occupait presque toute la longueur de l'hôtel, avec six fenêtres donnant sur la cour d'honneur. Précédant ce salon se trouvait une pièce de modestes dimensions. C'est là que nous pénétrons, vers dix heures du soir.
Une femme assise dans un fauteuil s'entretenait avec un homme debout devant elle. L'homme venait de fournir une longue course. Ses habits étaient tachés de boue. Il semblait très fatigué. Cette femme, c'était Fausta. Cet homme, c'était un courrier qui arrivait de Rome.
—Je suis arrivé à Rome le 20 de novembre, porteur de vos instructions orales et écrites. Faut-il vous dire quelles démarches j'ai dû faire?
—Passe, et arrive au principal. Sois bref et clair.
—Ce fut le cardinal Rovenni qui, au bout de trois jours, m'introduisit auprès de Sixte. Je n'avais pas le choix des moyens et je dus accepter l'aide que m'offrit le traître, dans l'espoir, sans doute, de se réconcilier avec vous.
—-Peu importe qui t'a aidé...
—Donc, je vis le pape. Je l'ai vu quatre fois de suite. La première fois, lorsque je lui ai dit que j'étais votre envoyé, il commença par me faire saisir et déclara que ma mort seule était un châtiment suffisant de mon audace. Je fus jeté dans un cachot du château Saint-Ange... Là, Sixte vint me voir le lendemain et, brusquement, me demanda ce que la révoltée, rebelle, relapse, hérétique, pouvait avoir à lui communiquer. Je lui répondis que j'apportais la paix, mais que je ne dirais rien tant que je serais détenu prisonnier, et que, vous représentant, je voulais traiter de puissance à puissance.
—-Et que dit alors le vieux gardeur de pourceaux?
—Il me tourna le dos et sortit en disant: «Qu'il crève comme un chien!...» Mais, le lendemain, des gardes m'ouvrirent le cachot. Je fus conduit dans un oratoire où Sixte était seul. Il m'examina longtemps, puis, d'un ton rude, il me dit; «Parle, tu es libre...» Alors j'exposai votre renonciation. Je répétai vos offres. Il écouta attentivement. Je l'assurai que, jamais, vous ne reviendriez en Italie, et que vous feriez tous vos efforts pour sauvegarder sa puissance temporelle ou spirituelle. Alors, il me demanda ce que vous attendiez en retour, et je lui répondis: «Une chose unique, une bulle de divorce cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Clèves...» Il ne parut pas surpris... Il me dit de revenir trois jours plus tard. Au jour dit, je me présentai au Vatican, et je revis Sixte seul à seul... Alors il ouvrit une cassette, en tira un étui d'argent. De l'étui, il sortit un parchemin et le mit sous mes yeux... C'était la bulle de divorce... Puis il remit le parchemin dans l'étui, et me tendit l'étui en me disant: «Je suis plus confiant que ta maîtresse. Voici ce qu'elle me demande. Va me chercher les papiers que tu m'as promis...» Je sortis alors du Vatican, et bientôt je repris à franc étrier la route de France.
En achevant ce récit, l'homme mit un genou sur le tapis, comme il avait fait devant le pape, sortit de son pourpoint un étui d'argent qu'il portait attaché par une chaînette placée autour du cou, Fausta prit l'étui sans que rien pût faire comprendre si elle était satisfaite, ou simplement émue.
—C'est bien, dit-elle, retire-toi, et va te reposer. Tu as agi en fidèle serviteur et en bon diplomate.
Seule, Fausta demeura pensive. Elle considérait cet étui d'argent d'un regard morne et comme s'il eût contenu sa condamnation. Enfin, elle l'ouvrit, en tira un parchemin scellé aux armes pontificales de Sixte-Quint, et le lut attentivement par deux fois.
C'était bien ce que le messager avait annoncé: l'acte cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Clèves. Il n'y manquait que la signature du duc.
Lorsqu'elle eut terminé cette lecture, Fausta appela. Sa suivante Myrthis parut.
—Est-ce qu'il est venu? demanda-t-elle.
—Pas encore, répondit la suivante.
—Et le vieux Bourbon?
—Il ne doit venir qu'à onze heures et demie.
—Quand il arrivera, fais-le entrer où tu sais, ainsi que Mayenne et le cardinal de Guise. Je pense que tout a été apprêté dans le grand salon? Dès que le duc arrivera, fais-le entrer ici. Et les autres là...
Myrthis se retira. Fausta alla ouvrir la porte qui ouvrait sur le grand salon. Deux flambeaux étaient allumés. Mais cette faible lumière suffisait sans doute à Fausta, qui, de la porte, examina l'immense salle déserte.
Alors, elle poussa un long soupir, referma la porte avec beaucoup de soin, et revint se placer dans le fauteuil qu'elle occupait tout à l'heure.
—Monseigneur le duc de Guise! annonça une voix.
Fausta releva lentement la tête et vit le duc qui s'inclinait devant elle. Il était nerveux, agité. Cette fièvre spéciale qui saisit les grands criminels au moment de l'action irréparable mettait une flamme sombre dans son regard, et, sur son front couvert d'une ardente rougeur, la large cicatrice de sa blessure apparaissait livide.
—Me voici à vos ordres, madame, dit le duc d'une voix où perçait une sourde impatience. Mais vraiment n'eût-il pas mieux valu ne plus nous voir jusqu'au jour...
—Jusqu'au jour où Henri III succombera, acheva la Fausta avec une froideur glaciale. C'est-à-dire, continua-t-elle, jusqu'au jour ou je dois unir ma destinée à la vôtre, duc!
Guise tressaillit. Voyant qu'il ne relevait pas les paroles qu'elle venait de prononcer, Fausta reprit:
—Ainsi, mon duc, tout est prêt... grâce à moi. Le filet est bien tendu. Valois doit mourir. J'ai distribué à chacun son rôle.
—Tout cela est vrai, madame, dit Henri de Guise, d'une voix altérée, et ses sourcils se froncèrent. C'est vrai; là où nous autres hommes nous hésitions, vous avez déployé l'audace froide et l'implacable méthode d'une grande conquérante. Vous avez tout prévu, tout agencé dans les moindres détails. Je le confesse, madame...
—Je voulais vous entendre dire ces vérités, dit Fausta. Mais vous savez que ce n'est pas tout. Vous savez que j'ai envoyé un courrier à Alexandre Farnèse. D'après les dates que j'avais prévues, Alexandre Farnèse, à cette heure, est sûrement en France et marche sur Paris. J'ai donc fait plus que de déblayer le trône: je vous donne une armée...
—C'est encore vrai, madame. Mais n'avons-nous pas déjà convenu ce que nous devons faire de cette armée?
—Oui, réduire le Béarnais, ramener à vous les huguenots qui sont de rudes soldats, entreprendre la conquête de l'Italie d'abord, des Flandres ensuite...
L'oeil de Guise étincela.
—Ah! s'écria-t-il, tout cela je l'accomplirai, madame! Roi de France, je me sens de taille à soulever un monde...
Fausta reprit doucement:
—Et moi, duc, quelle sera ma part?...
—Ceci n'est-il pas convenu aussi? Ne vous ai-je pas juré que vous seriez reine dans ce royaume dont je serai roi?...
—C'est vrai, duc... mais quand?...
—Quand? fit le duc assombri. Dès que, roi de France, j'aurai répudié Catherine de Clèves.
—C'est bien loin, duc!... Et puis, tenez, vous connaissez ma franchise. J'ai peur... vous pouvez m'oublier...
—J'ai juré! dit le duc.
—Et moi, fit la Fausta dans un grondement terrible, je ne crois pas aux serments des princes... Dites-vous seulement que j'ai appris à lire dans le coeur des hommes...
—Et qu'avez-vous lu dans le mien? bégaya le duc avec un livide sourire.
—Que le poignard qui va frapper Valois peut aussi bien frapper Fausta!...
—Madame...
—Que l'instrument peut être brisé quand il a servi!... Que ma part peut vous sembler trop belle quand je vous aurai couvert de la pourpre! Alors, vous n'aurez qu'un geste à faire pour me noyer dans ce sang d'où émergera le trône sur lequel vous serez assis! Voilà ce que j'ai lu dans votre coeur!...
—Madame... je vous écoute et n'en crois pas mes sens.
—Pourtant, c'est la vérité qui frappe vos oreilles. Duc, la minute est effroyable pour vous. Je puis d'un mot vous rejeter à l'abîme. Valois, si je veux, sera prévenu dans une heure... et demain, duc, ce n'est pas sur le trône que vous monterez, c'est sur l'échafaud.
—Par le sang du Christ! rugit le duc partagé entre la fureur, l'étonnement et l'épouvante. Que vous faut-il donc?...
—Ma part, dit simplement Fausta. Et toute ma part, à moi, tient dans ce mot: oui ou non suis-je dès cet instant duchesse de Guise?...
—Ceci est insensé, madame! Catherine de Clèves est vivante encore!
—Oui... mais, si vous le voulez, Catherine de Clèves n'est plus votre femme. Duc, voici la bulle de divorce qui casse votre mariage: c'est le cadeau de noces que me fait, à moi, mon vieil ami Sixte-Quint, pape par la grâce de Dieu!...
En même temps, Fausta ouvrit l'étui, en tira le parchemin, le déploya et le tendit au duc de Guise. Celui-ci le saisit d'une main tremblante, rapprocha violemment un flambeau et se mit à lire. Quand il eut achevé sa lecture, quand il eut constaté que le parchemin aux armes pontificales était parfaitement authentique, il le laissa tomber sur la table et baissa la tête dans un morne silence. Le coup était terrible.
Fausta, sur la table, prit une plume, et la présenta au duc de Guise, qui la saisit machinalement. Puis, posant son doigt à l'endroit du parchemin réservé pour la signature de Guise, elle dit:
—Signez...
Le Balafré la considéra un instant avec des yeux hagards. Il était en proie à une de ces rages froides qui, lorsqu'elles éclatent, tuent. Non qu'il regrettât de répudier Catherine de Clèves qui le trompait et faisait de lui le mari le plus ridicule de France, mais il se voyait deviné par la terrible Fausta, et il était dès lors en son pouvoir.
Elle appuya son doigt sur le parchemin et répéta:
—Signez! Dans quelques minutes, il serait trop tard!
Le Balafré grinça des dents. Il se courba lentement sur la table, et, de sa grosse écriture violente, signa!... Alors Fausta alla ouvrir la porte du grand salon à double battant. Et le salon immense apparut, vivement éclairé.
Au fond du salon, un autel avait été dressé... ce n'était plus un salon, c'était une chapelle!... Sur l'autel, près du tabernacle, le vieux cardinal de Bourbon attendait, prêt à célébrer la messe.
Le cardinal de Guise, le duc de Mayenne, la duchesse de Nemours, la duchesse de Montpensier étaient assis dans des fauteuils et semblaient attendre une cérémonie qu'ils connaissaient d'avance. Alors Fausta se tourna vers le Balafré, atterré de ce qu'il voyait et devinait, et elle dit:
—Duc, donnez la main à votre fiancée et conduisez-la à l'autel!...
Le duc, la rage au coeur, tendit sa main à Fausta...
Ils marchèrent à l'autel.
Le premier geste de Fausta fut de remettre au cardinal de Bourbon la bulle de divorce. Et, alors, la messe commença... la messe de mariage qui unissait Fausta au duc de Guise!...
XXXIV
L'EFFONDREMENT
La chambre du roi donnait sur la cour carrée. En avant, il y avait une antichambre. Et en avant de cette antichambre, c'était le salon dans lequel nous avons introduit le lecteur. Ainsi donc, après avoir franchi le porche du château de Blois et monté le grand escalier, on arrivait à ce salon.
En entrant dans le salon et en allant chercher la porte du fond, à droite, on se trouvait dans l'antichambre du roi. C'est cette antichambre qui devient en ce moment le centre de notre scène. Il s'y ouvrait trois portes. L'une par laquelle nous venons d'entrer et qui ouvrait sur le salon. La deuxième, en face, qui ouvrait sur la chambre à coucher du roi. La troisième, à gauche, qui ouvrait sur un cabinet donnant sur une cour intérieure.
A la suite de ce cabinet, qui était vaste et spacieux, il y avait une autre pièce qui donnait sur un escalier intérieur. Cet escalier aboutissait en haut aux combles du château, et en bas à l'appartement de Catherine de Médicis. Lorsque le Balafré gagnait l'antichambre royale après avoir fait entrer son escorte dans le salon, il demandait:
—Où est Sa Majesté?
Alors, quelqu'un montrait toujours du doigt soit la porte de la chambre à coucher, soit la porte du cabinet de travail. Selon l'une ou l'autre indication, le Balafré traversait l'antichambre, soit droit devant lui pour aller à la chambre du roi, soit en obliquant à gauche pour gagner le cabinet. Et il entrait familièrement, car le roi le lui avait commandé une fois pour toutes.
Ce matin-là, comme de coutume, les postes furent relevés et changés par le capitaine Larchant. Seulement, on ne plaça que des postes simples. En sorte que le château semblait dégarni de ses ordinaires défenses.
Seulement, celui qui eût jeté un coup d'oeil sur la cour intérieure que l'on voyait par la fenêtre du cabinet de travail, eût aperçu là trois cents hommes d'armes immobiles et silencieux. Tous étaient armés d'arquebuses.
Seulement, aussi, celui qui eût pu entrer dans une vaste salle située près du corps de garde et qui servait ordinairement de magasin d'armes, eût aperçu là quatre couleuvrines de campagne, montées sur leurs affûts. Les couleuvrines étaient chargées. Autour de chacune d'elles, les quatre servants étaient à leur poste.
Traversons maintenant le salon et pénétrons dans cette antichambre, centre de la scène que nous essayons de mettre en place. Là, une trentaine de gentilshommes attendent—de ceux que le roi appelait ses ordinaires... de ceux que le peuple appelait les Quarante-cinq assassins. Ils sont vêtus comme d'habitude. Mais, sous le pourpoint de soie ou de velours, tous ont endossé la cuirasse de cuir ou la cotte de mailles.
Entrons dans la chambre du roi. Comme le soir où les grandes décisions ont été prises, Henri III est assis près du feu vers lequel il tend ses mains pâles.
Debout près de lui, Catherine de Médicis, pareille à un spectre noir, Catherine livide sous ses voiles de deuil.
Dehors, il fait un froid noir. Un ciel d'une infinie tristesse, un large silence pesant sur toutes choses.
Catherine de Médicis et le roi—deux fantômes—se parlent. Ils se parlent à voix basse et lente.
—C'est le jour, dit Catherine, le grand jour... Le jour de votre délivrance, mon fils. Ce soir, à dix heures, comme une bande de loups rués dans les ténèbres, les gens de Guise doivent se précipiter sur ce château dont ils ont les clefs. Ce soir, à dix heures, on égorgera tout ce qui tentera de s'opposer à la marche des assassins... on enfoncera la porte de cette chambre... on poignardera le roi dans son lit... Si la mère du roi ne veillait!... Mais elle veille!... »
Elle éclate de rire... d'un rire silencieux et fantastique sur cette figure livide de spectre.
—Henri, reprend-elle, es-tu prêt, mon fils?...
—Oui, ma mère! répond le roi, d'une voix tragique.
Pâle et chancelant, Henri III se lève. Sa mère le prend dans ses bras et, longuement, frénétiquement, d'une sauvage étreinte où éclate la seule passion sincère de sa vie, elle le serre sur sa poitrine.
—Tu ne bougeras pas d'ici, murmura Catherine. Tu entends?
—Oui, ma mère, balbutie Henri III.
—Il suffit que, d'un mot, tu donnes l'ordre suprême à ces gentilshommes qui attendent là... le reste me regarde!...
Alors, elle desserre son étreinte. Lentement, elle va ouvrir la porte. Les trente qui attendent dans l'antichambre frémissent. Le roi s'avance jusqu'à la porte et dit:
—Messieurs, je vous commande d'obéir à la reine mère dans tout ce qu'elle vous dira...
Puis, il recule jusqu'à la fenêtre de sa chambre en frissonnant, soulève les rideaux et se met à regarder dans la cour carrée, les yeux fixés sur le porche du château. Catherine de Médicis passe en revue, d'un regard rapide, les gentilshommes de l'antichambre. Elle en touche un à la poitrine, puis un autre... elle en touche dix. Et, à ces dix, elle dit:
—Votre poste est dans la chambre du roi. L'épée et la dague à la main, messieurs!
Les dix obéissent.
—Dans la chambre, continua Catherine, barricadez-vous. Quoi que vous entendiez, ne bougez pas. Et, s'il arrive un malheur, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne touche au roi. Jurez!...
—Nous jurons! répondent les dix d'une voix sourde.
Les dix pénètrent dans la chambre royale, l'épée et la dague à la main. Un instant plus tard, on les entend qui, à l'intérieur, barricadent la porte. Catherine pousse un profond soupir. Alors, Catherine recommence son inspection. Elle touche un gentilhomme à la poitrine, puis un autre; elle en touche dix.
—Vous, dit-elle, dans le salon... Dès qu'il sera dans l'antichambre, fermez la porte et placez-vous devant, l'épée et la dague à la main. Si on essaie de forcer la porte de l'antichambre, si le salon est envahi, mourez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse ouvrir... Jurez!
—Nous jurons! répondent les dix.
Les dix passent dans le salon, et, tout aussitôt, s'y disposent par petits groupes, riant et causant de choses indifférentes. Alors, Catherine touche trois des gentilshommes restant dans l'antichambre. Ce sont Chalabre, Sainte-Maline et Montsery.
—Vous, dit-elle, entrez dans le cabinet et attendez-moi.
Sainte-Maline, Chalabre et Montsery obéissent aussitôt et passent dans le grand cabinet de travail. Dans l'antichambre, il ne reste plus que sept gentilshommes, parmi lesquels Déseffrenat et le comte de Loignes.
—Vous, dit Catherine, écoutez: il entrera ici, ne trouvant pas le roi dans le salon, et il vous demandera: «Où est Sa Majesté?...» Vous répondrez:
«Sa Majesté est dans son cabinet, monseigneur.»
—Alors, il entrera dans le cabinet, et vous achèverez l'homme. Si on ne vous appelle pas, vous resterez ici. Au cas où ceux du salon seraient attaqués, vous barricaderez la porte et vous mourrez jusqu'au dernier avant qu'on ne puisse atteindre la porte du roi... Jurez!
—Nous jurons, répondirent les sept.
Alors, lente et toute raide dans ses voiles de deuil, la vieille reine passe dans le grand cabinet où attendent Chalabre, Montsery et Sainte-Maline.
—Vous, dit-elle, je vous ai choisis entre tous. Le duc vous a embastillés. Le duc vous a menacés de mort. Est-ce vrai?
Les trois s'inclinèrent.
—Quoi qu'il en soit, dit Catherine, vous avez été choisis parce qu'on a supposé qu'à votre dévouement pour le roi se joignait en vous une haine naturelle contre celui qui a voulu vous mettre à mort. Eh bien, il va venir. Le salon est gardé. L'antichambre est gardée. La chambre du roi est gardée. Le duc doit aboutir ici... Il ne faut pas qu'il en sorte vivant...
Les trois se regardèrent, les yeux flamboyants, les lèvres crispées par ces sourires terribles qu'on a dans les moments suprêmes. Catherine les vit décidés. Elle demanda:
—Le roi, messieurs, peut-il compter sur vous?
Ils tirèrent leurs dagues d'un mouvement spontané.
—Si le duc entre ici, il est mort! dirent-ils.
—C'est bien, dit Catherine. Attendez donc... car il va venir! Adieu, messieurs.
Elle passa devant les trois gentilshommes inclinés, et disparut dans le petit escalier intérieur.
Là-haut, dans le cabinet, Chalabre, Sainte-Maline et Montsery prenaient leurs dispositions—ce qu'on pourrait appeler le branle-bas de l'assassinat. Ils poussèrent la table contre la fenêtre. Ils entassèrent chaises et fauteuils dans un angle, de façon que la pièce fût entièrement libre, et que Guise ne trouvât rien derrière quoi s'abriter et se défendre. Alors, ils convinrent de leurs gestes. Sainte-Maline, le plus hardi des trois, prit naturellement la direction du combat.
—Moi, dit-il, j'ouvre la porte quand il arrive. Toi, Chalabre, tu te tiens ici, au milieu du cabinet. Toi, Montsery, tu te places ici contre la porte. J'ouvre donc et je dis: «Entrez, monseigneur.» Et je recule. Il entre. Alors toi, Montsery, tu pousses la porte, et tu mets le verrou. Chalabre et moi, nous l'attaquons par devant. Et toi, tu sautes sur lui par derrière. Est-ce convenu?
—Convenu...
—Chacun à notre place, donc, et ne bougeons plus.
—Diable! fit tout à coup Montsery, et la porte du petit escalier?
—Il n'y a qu'à pousser le verrou, dit Sainte-Maline. Vas-y, Chalabre, et reprends ta place. »
Chalabre se dirigea vivement vers la porte de l'escalier. Comme il mettait la main sur le verrou, la porte s'ouvrit et un homme entra en disant:
—Bonjour, messieurs!...
—Pardaillan! s'écria sourdement Chalabre en reculant.
—Pardaillan! répétèrent les deux autres.
Pardaillan était entré. Il avait fermé la porte, tranquillement.
—Monsieur, dit Sainte-Maline d'une voix qui tremblait d'impatience, sortez à l'instant, quoi que vous ayez à nous dire, il nous est impossible de vous écouter en ce moment.
—Bah! fit Pardaillan, avant que le Balafré n'entre ici, nous avons bien quelques minutes. Vous m'écouterez... Les trois hommes échangèrent un regarda de rage folle.
—Messieurs, dit Pardaillan, laissez vos poignards tranquilles. Si vous m'attaquez, je suis capable de vous tuer tous les trois, et, alors, vous ne pourrez pas tuer le duc. De plus, je vous préviens que, si je n'arrive pas à vous tuer, je pourrai toujours ouvrir cette fenêtre, et jeter un cri qui sera entendu parce qu'il est attendu. Et alors, messieurs, celui qui entendra ce cri se précipitera au-devant du Balafré et lui criera: «N'entrez pas au château, car on veut vous tuer...» Et rien, messieurs, ne pourra empêcher mon ami de prévenir le duc, car mon ami est à Blois pour sauver le duc et tuer le roi... vous le connaissez! Vous l'avez vu à Chartres! Il s'appelle Jacques Clément!...
Les trois devinrent livides. Jacques Clément, qu'ils avaient juré de tuer! Jacques Clément, qu'ils avaient affirmé mort sous leurs coups... En mettant les choses au mieux, en supposant que le roi ne serait pas tué, Henri III ou Catherine apprendraient que Jacques Clément vivait. C'était pour eux la potence ou l'échafaud!
—Parlez donc! dit Chalabre en grinçant des dents. Que voulez-vous?
—Messieurs, dit Pardaillan, vous me devez encore une vie. Je viens vous réclamer le paiement immédiat de votre dette. Je viens vous demander cette vie.
—La vie de qui? rugit Sainte-Maline.
—La vie de Henri de Guise, répondit simplement Pardaillan.
Sainte-Maline baissa la tête et pleura.
Chalabre et Montsery restèrent silencieux.
—Messieurs, dit Pardaillan, je vois que vous êtes décidés à payer. Mais je vois aussi que c'est trop vous demander. Je vais donc vous proposer un arrangement. Au lieu de vous réclamer la vie de Guise, je me contente de ne vous demander que dix minutes de cette vie.
Ils le regardèrent, hagards, sans comprendre.
—Eh! oui, reprit Pardaillan. Je veux dire quelques mots au duc de Guise. Cet entretien durera dix minutes. Après quoi, je vous tiendrai quittes. Ecoutez-moi. Le duc va entrer ici, n'est-ce pas?
—Oui, firent-ils haletants.
—Vous admettez qu'une fois entré il ne peut plus sortir par l'antichambre?
—Oui! mais il peut sortir par le petit escalier!...
—Eh bien, justement. Vous allez vous placer tous les trois dans le petit escalier. Donc, toute retraite est coupée... et...
A ce moment, un grand bruit de chevaux, d'épées qui se heurtent, de cliquetis d'éperons se fit entendre.
—C'est lui! dit froidement Pardaillan. Messieurs, sortez!... A la dixième minute, au plus tard. Guise vous appartient... Mais, pendant ces dix minutes, il est à moi... Sortez!
Pardaillan s'était redressé. Et il y avait une telle flamme dans son regard, une si sombre et si violente volonté sur sa physionomie, une telle autorité dans son geste et sa parole qu'ils comprirent que l'attitude du chevalier cachait quelque secret terrible; et que cet entretien qu'il voulait avoir avec le duc était un entretien de vie ou de mort.
Livides, haletants, hagards, faibles comme des enfants devant cette force, ils reculèrent, franchirent la porte et se postèrent dans le petit escalier.
—Dix minutes! balbutia Sainte-Maline.
—Dix minutes, pas plus! dit Pardaillan.
Et il ferma la porte de l'escalier. Alors, il eut un long soupir et un sourire. Et, les bras croisés, il se tourna vers la porte de l'antichambre au moment où les bruits lointains s'éteignaient et où une voix, dans l'antichambre, disait:
—Dans le cabinet, monseigneur! Sa Majesté vous attend dans le cabinet.
Puis, un silence effrayant pesa sur le château. Pardaillan entendit le pas lourd et violent qui traversait l'antichambre. La porte s'ouvrit. Le duc de Guise parut, fit deux pas.
En une seconde. Guise vit que le roi n'était pas dans le cabinet. Il vit Pardaillan debout, immobile, les bras croisés. Il pâlit légèrement et, d'un mouvement rapide, se retourna vers la porte pour sortir. Au même instant, cette porte se referma et Guise sentit qu'on la retenait fermée, de l'antichambre. Alors, il se tourna vers Pardaillan, redressa son buste, rejeta la tête en arrière par un mouvement de dédain qui lui était habituel, et dit:
—Qui êtes-vous? Que voulez-vous? Que faites-vous là?
—Mon nom est inutile, dit Pardaillan. Vous me reconnaissez. Je suis celui qui, dans la cour de l'hôtel Coligny, voici seize ans de cela, vous a souffleté. Je suis celui qui, sur la place de Grève, voici huit mois de cela, vous a crié devant dix mille personnes que vous vous appeliez Henri le Souffleté, et non Henri le Balafré...
—Enfer! rugit Guise.
—Je suis celui qui, dans la rue Saint-Denis, pour sauver une pauvre femme, s'est rendu à vous, celui que vous avez appelé lâche, celui qui vous a déclaré alors qu'il vous rentrerait ce mot dans la gorge, et que vous ne péririez que de sa main... Henri de Guise! Henri le Souffleté! Ce que je veux? Ton sang pour laver l'insulte!... Henri de Guise! Assassin de Coligny et de tant de malheureux seigneurs, ce que je fais ici? Je t'y attends pour t'offrir un combat loyal, épée contre épée, dague contre dague, coeur contre coeur!...
—Vous êtes fou, mon maître! grinça le duc. Holà! Du monde pour arrêter ce fou!...
Et Guise voulut ouvrir une porte. Mais, alors, derrière cette porte, il entendit des voix rauques;
—Tue! Tue! Mort à Guise! Hardi, Chalabre! Hardi, Sainte-Maline!...
Guise devint livide... dans un éclair il comprit tout!...
—Monsieur, dit Pardaillan, il ne vous reste qu'un espoir; c'est de sortir par cet escalier en tuant les trois gentilshommes qui vous y attendent.. après m'avoir tué moi-même, toutefois... Décidez! Je vous offre le combat loyal... Si vous refusez, j'ouvre ces portes, je laisse entrer les bandes d'assassins, et je leur crie: «Tuez cet homme! Il est trop lâche pour se défendre!...»
Le Balafré eut autour de lui ce regard morne qui semble attendre, appeler une intervention surnaturelle. Dans cet instant tragique, il comprit quel guet-apens avait été préparé contre lui. Il éprouva le regret désespéré de n'avoir pas agi plus tôt... le roi le devançait... il était perdu!
Sans dire un mot, il tira son épée et fondit sur Pardaillan, dans l'espoir que celui-ci n'aurait pas le temps de dégainer. Pardaillan se rejeta d'un bond en arrière et, dans le même instant. Guise le vit en garde, la rapière au poing.
Ce fut bref, terrible, foudroyant. Pardaillan, sans une feinte, sans un battement, risquant vie pour vie, se fendit d'un coup droit, un seul coup furieux, irrésistible, et le Balafré lâcha son épée, battit l'air de ses bras et tomba en arrière: il avait la poitrine traversée de part en part... Alors Pardaillan rengaina sa rapière, et, s'étant assuré, d'un dernier regard, que le duc était bien mort, ouvrit la porte du petit escalier.
—Messieurs, dit-il, les dix minutes ne sont pas écoulées. N'importe, vous pouvez entrer. Je vous tiens quittes de votre dette, et je vous rends le duc de Guise.
Et il se mit à monter tranquillement l'escalier. Chalabre Sainte-Maline et Montsery se ruèrent dans le cabinet, le poignard à la main. Ils virent le duc étendu, sans mouvement et perdant son sang par sa blessure.
Que s'était-il donc passé entre Pardaillan et le duc?
Mais, à ce moment, le duc fit un mouvement... Guise n'était pas mort!... Il ouvrit les yeux, essaya de se soulever, poussa un gémissement et parvint à murmurer:
—A moi!... On me tue!...
Ces paroles furent entendues de l'antichambre. Et, alors, les sept qui étaient là aux aguets se mirent à hurler:
—Tue! Tue! Achève!...
Et, alors, une frénésie s'empara des trois spadassins. D'un même mouvement, ils se jetèrent sur le duc et le labourèrent de coups de poignard.
—Messieurs... messieurs... put encore bégayer le duc, qui, d'un suprême effort, essaya de se traîner.
Les trois se mirent à vociférer. Et la contagion de la frénésie gagna l'antichambre. La porte fut violemment ouverte. Loignes, Déseffrenat et les autres se ruèrent.
Alors, l'horreur emplit cette pièce. La haine accumulée, la rage des terreurs passées, la vue du sang déchaînèrent en ces hommes l'esprit des tigres qui s'acharnent sur la proie. Guise n'était plus qu'un cadavre. Et toujours ils frappaient...
Puis, ceux du salon, ceux de la chambre du roi accoururent. Ce fut une effroyable mêlée d'insultes, de hurlements, un bondissement de démons, une ruée fantastique sur le cadavre. Et tous avaient du sang aux mains et au visage. Ils le traînèrent dans l'antichambre.
Le roi sortit, le contempla un instant et murmura:
—Comme il est grand!... Mort, il apparaît plus grand que lorsqu'il vivait...
Brusquement, il posa son pied sur la tête du cadavre et dit:
—Maintenant, je suis seul roi de France!...
Pendant ce temps, Catherine de Médicis râlait dans son lit, agonisante, comme si elle n'eût attendu que ce dernier coup de son effroyable génie pour mourir...
Pardaillan, avons-nous dit, avait remonté l'escalier. Sans se soucier du tumulte qui se déchaînait dans le château, il montait sans hâte, et, bientôt, il parvint à sa chambre. Tout droit, sans s'arrêter, il alla à la porte qui faisait communiquer cette chambre et passa dans la pièce voisine.
Là, sur le lit, un homme était étendu, bâillonné, garrotté, dans l'impossibilité de faire un mouvement. C'était Maurevert.
Pardaillan délia les jambes d'abord, puis les bras de Maurevert. Puis il lui retira son bâillon.
—Levez-vous, dit Pardaillan.
Maurevert obéit. Il tremblait de tous ses membres. Pardaillan était étrangement calme. Mais sa voix frémissait, et un frisson, par moments, passait sur son visage. Il tira son poignard et le montra à Maurevert.
—Grâce! dit celui-ci d'une voix si faible qu'à peine on l'entendait.
—Donnez-moi le bras, dit Pardaillan.
Et, comme Maurevert, dans le vertige de l'épouvante, ne bougeait pas, il lui prit le bras et le mit sous son bras gauche. De la main droite, il tenait son poignard sous son manteau qu'il venait de jeter sur ses épaules.
—Là, dit-il alors. Maintenant, suivez-moi. Et pas un mot, pas un geste! C'est dans votre intérêt.
Et il lui montra la pointe de sa dague. Maurevert fit signe qu'il obéirait. Pardaillan se mit en marche, traînant Maurevert.
Il se mit à descendre, mais, cette fois, par le grand escalier. Le château était plein de rumeurs sauvages. Dans ce tumulte, Pardaillan et Maurevert, enlacés, passèrent comme des spectres.
Dans la cour carrée, Maurevert eut un commencement de mouvement. Pardaillan s'arrêta et le regarda en face, en souriant. Ce sourire était terrible... Maurevert baissa la tête et poussa un faible gémissement.
—Allons! dit Pardaillan qui se remit en route.
Près du porche, Crillon, l'épée à la main, criait des ordres. Des soldats croisèrent la pique devant Pardaillan.
—Monsieur de Crillon, dit Pardaillan, il faut que je sorte.
Crillon regarda Pardaillan une minute avec une sorte d'effroi et d'étonnement mêlés. Puis, il se découvrit et prononça:
—Laissez passer la justice royale!...
Les gardes se rangèrent et présentèrent les armes. Pardaillan franchit le porche, entraînant et soutenant Maurevert...
Sur l'esplanade, à vingt pas du porche, un homme se plaça près de Maurevert et se mit à marcher sans dire un mot. Tous trois—Maurevert encadré entre Pardaillan et le nouveau venu—franchirent la porte de Russy, passèrent le pont et se mirent à remonter la Loire.
A une lieue environ du pont de Blois, ils s'arrêtèrent devant une masure abandonnée. Deux chevaux tout sellés étaient attachés à un restant de palissade qui avait dû entourer un jardinet attenant à la masure. Pardaillan poussa Maurevert dans l'unique pièce. L'inconnu entra derrière eux et ferma la porte.
—Asseyez-vous», dit Pardaillan à Maurevert en lui désignant un escabeau. Maurevert obéit. Pardaillan lui lia les jambes solidement, et, dès lors, une lueur d'espoir se fit jour dans l'esprit de Maurevert, car, du moment qu'on le liait, c'est qu'on ne devait pas le tuer tout de suite.
—Messire Clément, dit alors Pardaillan, puis-je vraiment compter sur vous?
—Cher ami, dit Jacques Clément, soyez tranquille, et allez sans crainte à vos affaires. Je jure Dieu que vous retrouverez l'homme où vous le laissez.
Pardaillan fit un signe de tête comme pour dire qu'il avait confiance dans ce serment. Il sortit sans jeter un regard à Maurevert et reprit en toute hâte le chemin de Blois. Jacques Clément tira son poignard et s'assit devant Maurevert.
XXXV
LE DERNIER GESTE DE FAUSTA
FAUSTA, dès le matin, avait pris ses dernières dispositions. Elle avait expédié divers courriers et, entre autres, un cavalier chargé de courir au-devant de Farnèse pour lui dire de hâter sa marche sur Paris, car elle ne doutait nullement qu'Alexandre Farnèse ne fût entré en France depuis plusieurs jours déjà.
Puis, elle avait tout fait préparer pour son départ le soir même. En effet, elle avait convenu avec Guise qu'aussitôt après le meurtre du roi, c'est-à-dire dans la nuit même, ils marcheraient sur Beaugency, Orléans et, de là, sur Paris. Ce devait être une marche triomphante, pendant laquelle le duc de Guise devait proclamer ses droits à la couronne.
A Paris devait avoir lieu le couronnement, et Guise devait, dans Notre-Dame, présenter Fausta comme la reine de France.
Tout à coup, des bruits confus parvinrent jusqu'à elle. Et, d'abord, elle n'y prêta pas attention, car les bourgeois criaient souvent par les rues. Puis, brusquement, elle se dressa. Des coups d'arquebuse éclataient. Elle entendait des piétinements de chevaux, des cris de terreur, des hurlements de bataille. Une sueur froide pointa à son front. Que se passait-il? Haletante, pâle comme une morte, à demi penchée, elle écoutait ces bruits de dehors; des paroles lui parvenaient, qui confirmaient la supposition atroce...
Près de deux heures s'écoulèrent. Les bruits, peu à peu, s'éloignaient... Fausta frappa fortement sur un timbre et un laquais apparut. Et, comme elle allait lui donner l'ordre de s'enquérir de la cause de ces bruits qui agitaient la ville, le laquais lui dit:
—Madame, un gentilhomme est là, qui ne veut pas dire son nom et veut parler à Votre Seigneurie.
—Qu'il entre!
Au même instant, Pardaillan entra dans le salon. Fausta fut secouée d'une sorte de frisson nerveux et fixa sur lui des yeux exorbités par une indicible épouvante. Elle voulut pousser un cri, et sa bouche demeura entrouverte, sans proférer aucun son.
Pardaillan s'approcha d'elle, le chapeau à la main, s'inclina profondément et dit:
—Madame, j'ai l'honneur de vous annoncer que je viens de tuer M. le duc de Guise...
Un soupir atroce gonfla la poitrine de Fausta. Elle se sentait mourir. Pardaillan vivant! Elle rêvait... C'était un rêve hideux, inconcevable, mais ce n'était qu'un rêve... Sûrement elle allait se réveiller!
—Madame, continua Pardaillan, il m'a paru que c'était une légitime satisfaction que je me donnais à moi-même en venant vous annoncer ce que j'ai fait. Je vous avais prévenu jadis, que, moi vivant. Guise ne serait pas roi, et que vous ne seriez pas reine.
Un sourd gémissement s'échappa des lèvres blêmes de Fausta et elle put murmurer:
—Pardaillan!
—Moi-même, madame. Je conçois votre étonnement, puisque, après, avoir voulu m'assassiner un certain nombre de fois, vous m'avez livré aux gens de Guise le jour même où je vous arrachais aux griffes de Sixte.
—Pardaillan! répéta Fausta dans un souffle.
—En chair et os, madame, n'en doutez pas. Tenez, je vais vous dire. Dans l'abbaye de Montmartre, le jour où vous avez crucifié la pauvre petite Violetta, je vous ai vue si courageuse au milieu des traîtres, si orgueilleuse devant la mort, que, sans doute, ce jour-là, je vous aurais pardonné tout le reste, et, par la même occasion, j'eusse pardonné à Guise. Mais vous m'avez obligé à faire un deuxième voyage dans la nasse. Cela n'était pas de jeu, madame. J'ai compris que vous étiez une force inhumaine, et qu'il fallait vous écraser. Eh bien, je vous écrase, un mot y suffit: Guise est mort, madame, mort quelques heures avant d'être roi et de vous couronner reine. Et c'est moi qui l'ai tué...
Fausta, alors, parla, d'une voix basse et pénible, comme si les mots eussent eu de la peine à sortir.
Elle dit à peu près ceci:
—Puisque vous vivez, vous, il n'est pas étonnant que je sois écrasée, moi, et que, du haut de la plus étincelante destinée entrevue, je sois précipitée dans un abîme de honte et de douleur...
Elle s'arrêta, grelottante; une flamme de folie passa dans ses yeux.
Mon malheur est complet, reprit-elle. J'étais tout. Je ne suis plus rien. Que faites-vous ici? Dehors! J'ai voulu vous tuer quand j'ai cru que vous étiez un homme. Vous êtes un laquais qui, par-derrière et dans l'ombre, a frappé un maître, et je vous chasse. Dehors! Allez demander à Valois le prix de votre assassinat!
Elle parlait d'une voix rauque et si précipitée qu'à peine elle était intelligible. Son bras tendu vers la porte tremblait. Pardaillan avait baissé la tête, pensif.
Soudain, en la relevant, il vit Fausta qui marchait sur lui, le poignard à la main. Il la laissa s'approcher. Et, au moment où elle levait le bras, il n'eut qu'un geste: il saisit le poignet de Fausta et le maintint rudement dans ses doigts.
—Que faites-vous? dit-il. Allons, madame, on ne me tue pas ainsi, moi! Car mon heure n'est pas venue. Tenez, je vous lâche: osez me frapper!
Il la lâcha et se croisa les bras. Fausta le regarda. Elle le vit si calme, si étincelant de bravoure, vraiment plus fort que la mort, et avec une telle pitié dans les yeux, qu'elle laissa tomber son arme; elle recula et éclata en sanglots.
Madame, dit Pardaillan, avec une grande douceur, la scène de la cathédrale de Chartres est vivante dans mon esprit: vos lèvres ont touché mes lèvres, et c'est pour cela que je suis ici. Laissez-moi vous dire qu'en venant ici j'avais un double but. D'abord vous dire que vous ne serez pas reine. Ensuite, madame, au château, j'ai vu arrêter, sous mes yeux, le cardinal de Guise, et M. d'Essignac, et M. de Bourbon, et d'autres. Et j'ai entendu le cardinal de Guise crier à M. d'Aumont qui l'arrêtait: «C'est une trahison de la Fausta...» J'ai pensé, madame, qu'on viendrait vous saisir, vous aussi, et, cette épée qui a brisé votre royaume, je me suis dit que je devais la mettre au service de votre vie et de votre liberté. Car vous êtes jeune et belle. Vous pouvez, vous devez vous refaire une existence, et, si vous n'avez pas trouvé le pouvoir, peut-être trouverez-vous le bonheur. A une lieue de Blois, j'ai préparé deux chevaux, un pour vous, un pour quelque serviteur qui vous accompagnera. Hâtez-vous de me suivre, tandis qu'il en est encore temps...
A mesure que Pardaillan parlait, les passions déchaînées dans l'âme de Fausta prenaient un autre cours. Avec l'extraordinaire promptitude de décision qui la rendait si supérieure, elle prenait son parti de l'abominable aventure. Elle s'apaisait. Elle rayait Guise de son esprit, et la souveraineté de ses espérances.
Il ne serait pas juste de dire que la passion pour Pardaillan se réveillait, car, en réalité, elle n'avait jamais cessé de l'aimer. Mais qui savait s'il ne l'aimait pas, lui, à présent?... Qui savait si ce n'était pas une jalousie inavouée qui avait armé son bras contre Guise?...
Ainsi, une espérance nouvelle battait des ailes, éperdument, dans l'imagination de Fausta... Tout à coup, des coups sourds ébranlèrent la porte du vieil hôtel.
Elle bondit vers l'une des fenêtres qui donnaient sur la cour intérieure. En quelques instants, la porte céda et une troupe nombreuse envahit la cour, sous la conduite du capitaine Larchant qui cria:
—Qu'on fouille cet hôtel, et qu'on arrête tout ce qui s'y trouve, hommes et femmes!
Fausta s'élança vers le chevalier, saisit ses deux mains, et, d'une voix ardente, murmura:
—Tout à l'heure, je voulais mourir. Maintenant, je veux vivre encore! Pardaillan, sauvez-moi!...
—Moi vivant, nul ne portera la main sur vous, dit Pardaillan.
Mais, ces paroles, il les prononça avec une si glaciale froideur qu'elle sentit le désespoir l'envahir.
—Pouvez-vous monter à cheval? demanda-t-il.
—Je suis prête!
—Où trouverai-je des chevaux?
—Dans l'angle gauche de la cour et de l'écurie. Il y a quatre chevaux tout sellés, et une litière attelée.
En effet, Fausta, nous l'avons dit, avait voulu que, dès le matin, son départ fût préparé. Elle s'était vêtue en cavalier, comme elle en avait l'habitude toutes les fois qu'elle prévoyait une expédition. Ce costume, d'ailleurs, lui seyait à merveille, et elle portait l'épée au côté.
—Y a-t-il quelque escalier dérobé qui nous permette de gagner l'écurie? reprit Pardaillan.
Elle secoua négativement la tête.
—Soit!
Cependant, la troupe de Larchant pénétrait avec prudence dans l'hôtel; les soldats avaient commencé par visiter le rez-de-chaussée. Ils y avaient trouvé quelques laquais et quelques femmes, notamment Myrthis et Léa. Femmes et laquais avaient été aussitôt saisis et emmenés hors de l'hôtel.
—Madame, dit Pardaillan, vous allez me suivre. Je vais tenter de faire une trouée parmi ces soudards qui montent l'escalier. Serrez-moi de près. A peine dans la cour, gagnez l'écurie, sortez-en deux de vos chevaux et sautez sur l'un, le reste me regarde! Etes-vous prête?
Pardaillan, de ces gestes rapides qu'ont les gens au moment de l'action, resserra sa ceinture de cuir, assura son chapeau, dégagea un peu sa rapière, et se dirigea sur la porte qu'il ouvrit. D'un coup d'oeil, il embrassa l'escalier où une vingtaine de soldats montaient. A l'apparition de Pardaillan, le capitaine Larchant s'était arrêté, à dix ou douze marches du palier.
—Holà, monsieur! cria Pardaillan, êtes-vous Espagnol et sommes-nous donc en ville conquise? Que faites-vous céans?
—Au nom du roi, monsieur! répondit Larchant.
—Ah! c'est différent. Vous venez au nom du roi?...
—Oui, monsieur, pour arrêter ici une femme accusée de haute trahison et tentative de meurtre envers la personne royale. Je vous somme donc, si vous êtes de ses gens, de me rendre votre épée, si vous ne voulez être arrêté comme complice!
—Très bien, monsieur. Et moi, je vous somme de vous retirer à l'instant!
—Vous faites donc rébellion au roi! hurla le capitaine.
—Vous faites bien rébellion à moi! répondit Pardaillan.
—Gardes, en avant! vociféra Larchant.
—Gardes, gare à vous! tonna Pardaillan.
En même temps, il saisit dans ses bras puissants la banquette du palier, banquette en chêne massif, longue et large, et pesante; et il la souleva, la mit debout. A l'instant où les soldats, à la suite de Larchant, s'élançaient à l'assaut, Pardaillan imprima une violente poussée à la banquette et, à toute volée, l'envoya dans l'escalier.
La banquette bondit dans l'espace. Il y eut un hurlement d'imprécations sauvages. Larchant avait bondi en arrière et, aplati contre le mur, avait vu passer à quelques pouces de son visage le formidable engin. Quand le tumulte s'apaisa, il constata que l'un des gardes gisait, le crâne fracassé, et que quatre autres, contus, moulus, se retiraient de la bagarre en gémissant.
Fausta avait assisté à cette débandade avec un étrange sourire. Elle vit les gardes se reformer. Et de nouveau la ruée des gardes à l'assaut remplit l'escalier de vociférations. Alors, elle assista à ceci:
Pardaillan se retournait vers l'une des statues de marbre qui garnissaient le palier, statue presque de grandeur nature. Elle représentait Pallas, déesse de la sagesse.
Et Pardaillan empoignait la belle Pallas, l'enlevait de son socle, la soulevait dans ses bras, et brusquement, au moment où les gardes allaient atteindre le palier, Pallas décrivait dans l'air une parabole, rebondissait, sautait de marche en marche, et finalement se brisait à grand fracas, parmi les plaintes des éclopés, les rugissements de Larchant, la fuite affolée des survivants...
Pardaillan se pencha. La troupe à demi décimée s'était massée au bas de l'escalier.
—Monsieur le capitaine, cria Pardaillan, voulez-vous nous laisser sortir? Je vous préviens que j'ai encore un Bacchus, un Mercure et un Jupiter à vous briser sur la tête.
—Monsieur, répondait Larchant, tout ce que je puis faire pour vous, en estime de votre courage, c'est de vous prendre mort pour ne pas vous livrer vivant au bourreau!
—Allons, rendez-vous! dit Pardaillan avec tranquillité.
Ivre de fureur, Larchant se mit à ranger ses hommes et leur donna ses instructions, Il finissait à peine qu'un horrible fracas retentit au-dessus de sa tête; une chose énorme tombait en se heurtant à la rampe... c'était un lampadaire.
Cette magnifique pièce de l'art Renaissance consistait en un fût de colonne supportant sept branches; le fût était vissé au tournant de rampe du palier; et Pardaillan, tandis qu'il parlait au capitaine, s'était mis à dévisser le monstre de bronze.
Au moment où Larchant achevait de ranger ses hommes, Pardaillan imprima une secousse violente au lampadaire qui tomba, s'abattit, pareil à un gigantesque oiseau de mort... et, cette fois, ce fut effroyable... Larchant s'abattit, une jambe brisée, trois hommes s'affaissèrent, tués net, quatre autres, blessés, se mirent à hurler, et les derniers, après un moment de stupeur épouvantée, reculèrent en désordre jusque dans la cour.
—Suivez-moi! dit Pardaillan d'un ton bref.
Il s'élança, la rapière au poing, et Fausta derrière lui. En quelques secondes, ils furent dans la cour.
—Aux chevaux! cria Pardaillan à Fausta.
En même temps, il fonçait sur les dix ou douze gardes rassemblés dans la cour.
—Tue! tue! vociféra Larchant en essayant de se soulever.
Fausta bondit jusqu'à l'écurie, en sortit deux chevaux et sauta sur l'un d'eux.
—A sac! à mort! hurlaient les gardes en tâchant d'entourer Pardaillan.
Celui-ci reculait jusqu'au cheval. Sa rapière voltigeait, cinglait, piquait... Tout à coup, il sauta en selle, et, piquant des deux, bondit au milieu des gardes.
—La porte! Fermez la porte! hurla le capitaine Larchant.
Mais déjà Pardaillan l'avait franchie, en assénant un dernier coup de pommeau à un garde qui saisissait la bride de son cheval. Il s'élança à fond de train, suivi de Fausta. A ce moment, une troupe de quarante hommes d'armes, commandés par Crillon en personne, apparaissait à un bout de la rue.
Crillon, prévenu de la résistance opposée aux gens du roi dans l'hôtel de Fausta, était accouru. Dans la cour, il vit le désordre des gardes effarés.
—Un damné! gronda Larchant. Un démon! Un fou furieux! Je crois bien, monsieur de Crillon, que c'est votre protégé!...
—Pardaillan!...
—C'est cela même! Ah! l'infernal truand!... Courez...
—Bah! fit Crillon, il est loin!...
—Monsieur... dit une voix près de lui.
Crillon se retourna et dit:
—Que vous plaît-il, monsieur de Maineville?...
—Monsieur de Crillon, fit Maineville, nous sommes vos prisonniers, n'est-ce pas? Vous nous conduisez à Loches?
—Oui. Après?...
—Eh bien, monsieur, voici M. de Bussi-Leclerc et moi, Maineville, qui avons déjà un vieux compte à régler avec M. de Pardaillan. Laissez-nous courir après lui. Nous vous engageons notre parole d'honneur de revenir nous rendre prisonniers, et vous rapporterons la tête du truand...
—Crillon! Crillon! vociféra Larchant, laissez courir ces gentilshommes. Je me porte caution!
—Allez, messieurs! dit Crillon d'un ton goguenard, et tâchez de vaincre!
Maineville et Bussi-Leclerc s'élancèrent. Alors, Crillon se baissa vers Larchant:
—Si le hasard voulait qu'ils ramènent Pardaillan prisonnier, que comptes-tu en faire?
—Pardieu! le faire pendre haut et court aux créneaux du donjon!
—Diable! Tu veux faire pendre un connétable?
—Ça! devenez-vous fou... ou bien ai-je le délire?... Pardaillan connétable?...
—Oui. Toi, tu veux le pendre. Et le roi le fait chercher pour le créer connétable. Parce que, si le roi est vivant, si le roi est encore roi, c'est à Pardaillan qu'il le doit! Parce que c'est Pardaillan qui a tué le duc de Guise!...
Cependant, Pardaillan, suivi de Fausta, s'était lancé vers la porte de la ville qu'il franchit sans obstacle, et avait enfilé le pont de la Loire.
Fausta ne vivait plus qu'en lui, elle transposait en lui sa vie... Et sa voix parut âpre, violente, amère, et douce, lorsque, s'arrêtant tout à coup, elle prononça:
—Avant d'aller plus loin, chevalier, écoutez-moi.
Pardaillan s'arrêta. Ils étaient au milieu du pont. Devant eux, de l'autre côté de la Loire, c'était l'espace libre.
—Mais, madame, dit Pardaillan, il me semble que nous devons piquer au contraire. On peut nous poursuivre...
—Il faut que je parle avant d'aller plus loin, dit Fausta.
Elle baissa la tête. Sans doute l'instant était suprême pour elle, car Pardaillan la vit frissonner. Tout à coup, cette tête pâle, si belle, si orgueilleuse, et, en ce moment, pleine d'une sorte de sérénité majestueuse, se redressa, et ses yeux noirs se fixèrent sur les yeux de Pardaillan.
—Chevalier, dit-elle, vous aviez préparé, m'avez-vous dit, deux chevaux pour ma fuite?...
—Oui, madame. Et ils vous attendent. Mais ils sont inutiles. Je les garderai donc pour moi.
—Un de ces deux chevaux... reprit Fausta, il y en avait un pour moi, n'est-ce pas?
—Certes, madame.
—Et l'autre? dit Fausta avec un étrange frémissement. L'autre, pour qui était-il, selon vos prévisions?...
—Mais, dit Pardaillan, pour un de vos serviteurs... je vous l'ai dit.
—Ainsi, reprit lentement Fausta, ce cheval n'était pas pour vous?...
Pardaillan tressaillit et regarda fixement Fausta. Une minute, leurs regards se croisèrent. Fausta était pâle comme la mort.
—Monsieur, dit-elle, plus ne m'est rien, rien ne m'est plus. Je ne suis vivante qu'en vous. M'acceptez-vous telle que je suis dans votre pensée, dans votre coeur, dans votre vie?... Telle que je suis: criminelle, peut-être, hideuse, sans doute, capable sûrement d'inspirer l'effroi et l'horreur par mes actes, car mes actes viennent de pensées incompréhensibles. Telle que je suis... Un mot: m'acceptez-vous? Je vis! Vous écartez-vous de moi? Je suis morte... Un mot? Non! Pas même: un geste. Si je dois vivre, tendez-moi la main...
Le visage de Pardaillan se fit plus fermé, plus glacial.
Cette pensée foudroyante venait de traverser son cerveau:
«Elle ment! Ce n'est pas sa mort qu'elle veut! C'est la mienne...»
Il resta immobile... Fausta poussa un soupir atroce. Elle leva vers le ciel noir et chargé de neige ses yeux profonds. Et, au fond de ses paupières, Pardaillan vit scintiller deux larmes, diamants purs qui se volatilisèrent au feu de ses joues enfiévrées...
En même temps, Fausta rassembla les rênes de son cheval. Puis, brusquement, elle frappa la bête d'un coup d'éperon furieux, en le maintenant tête au parapet du pont. Elle lâcha les rênes. Le cheval se cabra, hennit de douleur, et, dans le même instant, franchit le parapet, sauta, tomba dans le vide... Dans la seconde qui suivit, Fausta disparut dans les tourbillons de la Loire...
—Fausta! hurla Pardaillan.
Et, ce nom qu'il prononçait pour la première fois, ce nom retentit en lui-même comme un coup de tonnerre qui suit l'éclair. Or, à la lueur de cet éclair qui incendiait sa pensée, Pardaillan lut dans son esprit ce sentiment qui l'accabla de stupeur et d'épouvanté:
«Je ne veux pas qu'elle meure!»
Dans le même moment, il sauta par-dessus le parapet, dans le vide... dans la Loire!... Pardaillan alla d'abord au fond de l'eau. Mais il garda la conscience précise de tous ses faits et gestes.
L'eau grondait à ses oreilles. Il était aveuglé. Ses vêtements le gênaient. Mais, d'un vigoureux coup de talon, il remonta à la surface; un remous le prit alors, et, pendant quelques instants, il disparut encore sous les eaux grises,.. puis sa tête se montra, il jeta un rapide regard devant lui, et vit le cheval de Fausta qui, nageant vigoureusement, essayait de se diriger vers le bord...
Mais elle! oh! elle!... il ne la vit pas. Et, de cette même voix d'angoisse qui l'avait épouvanté, il cria éperdument:
—Fausta!...
Tout à coup, il la vit!... Elle se laissait entraîner. On ne voyait en elle aucun de ces gestes instinctifs qu'ont tous ceux qui se noient, même quand ils ont voulu fortement la mort. Peut-être était-elle morte déjà...
Pardaillan se mit à nager vers elle, dans une telle ruée, dans une si violente volonté de la rejoindre, qu'il semblait fendre les eaux. Au moment où Fausta allait s'abîmer tout à fait sous les flots, il la saisit par un bras...
Quelques minutes plus tard, il prenait pied sur un rivage bas et sablonneux, non loin de l'endroit où le cheval de Fausta venait lui-même de regagner le bord et se secouait. Fausta n'était pas évanouie. Elle venait d'ouvrir les yeux et considérait Pardaillan avec une mortelle expression de désespoir et de reproche.
—Pourquoi? De quel droit m'avez-vous empêchée de mourir?... demanda-t-elle.
—Appuyez-vous sur mon bras, dit Pardaillan avec une grande douceur, avec une voix que Fausta ne lui connaissait pas. Appuyez-vous sur mon bras, et je vous conduirai jusqu'à cette cabane de mariniers... nous nous sécherons.
Ce fut tout. Fausta se mit à pleurer. Elle mit son bras sur le bras de Pardaillan et s'appuya sur lui comme il avait dit. Ils tremblaient tous les deux. En marchant, ou plutôt en se laissant traîner, elle pleurait, et il lui semblait que c'était toute sa vie passée qui s'en allait avec ses larmes. Parfois, elle levait les yeux sur Pardaillan... non plus ses yeux de diamants noirs, mais des yeux où il y avait comme une timidité...
Deux ou trois fois, ils se sourirent... Et, lorsqu'elle fut convaincue, lorsqu'elle eut compris qu'un grand bouleversement s'était fait dans l'âme de Pardaillan, Fausta, tout à coup, éclata en sanglots, murmura: «Seigneur!...» et s'évanouit...
Alors Pardaillan prit dans ses bras ce corps de vierge aux formes si pures... la tête de Fausta retomba sur son épaule et, fermant les yeux avec un long frissonnement, il approcha ses lèvres de son front... Alors, il marcha à la cabane qu'il avait aperçue, déposa Fausta devant le foyer, offrit une pièce d'or aux habitants de la masure, et les pria de faire un grand feu qui bientôt flamba...
Une heure plus tard, Fausta et Pardaillan, complètement sèches, étaient assis devant la haute flamme claire du foyer.
—Il faut que vous partiez, dit Pardaillan. Les gens de Blois pourraient avoir envie de vous poursuivre.
—Où irais-je?
—Ne pourriez-vous m'attendre? fit Pardaillan. J'ai diverses affaires à régler en France.
—Je puis vous attendre en Italie, dit Fausta. Rome est un séjour dangereux pour moi, à cause de Sixte qui ne pardonne pas. Mais j'ai un palais à Florence. Le palais Borgia. Je vous attendrai là, si vous voulez.
—A Florence, palais Borgia, bien! dit Pardaillan. Mais cette route est longue... ne craignez-vous pas... Ah! fit-il tout à coup. Et de l'argent?...
Elle sourit.
—J'ai de l'argent à Orléans, dit-elle; j'en ai à Lyon; j'en ai à Avignon. Une seule chose me gêne. On a arrêté mes deux pauvres suivantes...
—Je les ferai relâcher, dit vivement le chevalier.
—Si cela est, qu'elles me rejoignent à Orléans où je les attendrai cinq jours... elles savent où.
Ils sortirent de la cabane en remerciant leur hôte, un homme et une jeune femme, de pauvres gens. Fausta fouilla ses poches, et, ne trouvant rien, défit la boucle de sa ceinture et la tendit à la femme du marinier stupéfaite... La boucle était en diamants et valait cent mille livres.
—Ma chère, dit Fausta, quand je reviendrai en France, je vous demanderai un service.
—Tout à vos ordres, madame, dit la femme, éblouie.
—Ce sera, dit Fausta, de me vendre cette cabane. Je vous la paierai cent mille livres, elle vaut pour moi cent fois cette somme...
Et, laissant les pauvres gens stupéfaits, elle se dirigea rapidement vers son cheval qui, après avoir pris terre, mordillait des ronces d'hiver le long d'un champ. Légèrement, elle se mit en selle, laissa tomber un long regard sur Pardaillan, et dit:
—A Florence, palais Borgia...
Pardaillan inclina la tête...
Ils ne se touchèrent pas la main. Elle partit au pas, sans tourner la tête, puis se mit au trot, puis prit le galop et disparut sur la route, au loin.
Pardaillan était demeuré à la même place, immobile, comme pétrifié... Pendant une heure, il demeura là, en tête-à-tête avec lui-même.
Tout à coup, une main se posa sur son épaule. Pardaillan tressaillit violemment, sortit de son rêve, regarda autour de lui. Et il vit Bussi-Leclerc avec Maineville.
XXXVI
LA POURSUITE
A ce moment, Pardaillan pensait ceci: sauvée de l'ambition, débarrassée de cet ulcère, cette femme devient un être d'amour et de beauté. Quant à ce qu'elle éprouve pour moi, bientôt elle aura oublié... Entre elle et moi, une belle amitié peut remplacer la haine... c'est tout!
Ce fut à cet instant que Maineville lui posa la main sur l'épaule.
—Bonjour, monsieur de Pardaillan, fit Maineville.
—Mes saluts à mon ancien prisonnier, ajouta Bussi-Leclerc.
—Messieurs, je vous salue, dit Pardaillan, que puis-je pour votre service?
—Nous accorder cinq minutes d'entretien, fit Bussi-Lederc.
—Mon Dieu, oui, mais pas ici! ajouta vivement Maineville.
—Et où cela, messieurs?...
—A Blois, où on vous cherche pour acte de rébellion, dit Bussi-Leclerc. Suivez-nous, monsieur, vous êtes notre prisonnier.
—Messieurs, dit Pardaillan, je veux bien vous suivre, mais non à Blois. Ce sera plutôt dans la direction de ce joli moulin dont on voit d'ici tourner les ailes, et qui ressemble si bien au moulin de la butte Saint-Roch.
Maineville eut un pâle sourire plein de menaces, et Bussi-Leclerc se mit à sacrer comme un païen.
—Décidez-vous, messieurs, continua Pardaillan. Allons-nous au moulin? Je vous suis. Voulez-vous aller à Blois? Je vous tire ma révérence, car je suis pressé.
—Par la mortboeuf, grogna Bussi-Leclerc, si vous ne nous suivez, je vais vous charger!
—Faites, monsieur, riposta Pardaillan qui, dans le même moment, tira sa rapière et tomba en garde.
Bussi-Leclerc dégaina et Maineville en fit autant. Tous deux attaquèrent furieusement, sans nulle honte, d'ailleurs, d'être à deux contre un. Mais à peine les fers s'étaient-ils baissés que Bussi jeta un cri de rage: pour la troisième fois, depuis ses diverses rencontres avec Pardaillan, son épée venait de lui sauter de la main et, décrivant une large parabole, allait tomber dans un fossé.
—Ton poignard, Bussi! cria Maineville.
Mais l'ancien gouverneur de la Bastille, ivre de fureur et blême de honte, n'entendit rien et courait ramasser son épée. En deux bonds, il l'eut reprise, au fond du fossé, se releva et bondit: à ce moment, il vit Maineville qui battait l'air de ses bras et s'affaissait lourdement, vomissant un flot de sang par la bouche. Un instant, il se tordit, frappa le sol du talon, laboura la poussière de ses ongles, puis il demeura immobile: Maineville était mort...
Bussi-Leclerc demeura quelques secondes comme hébété. Puis il se rua sur Pardaillan qui l'attendait de pied ferme.
—Cette fois, dit Pardaillan, j'envoie votre épée dans la Loire...
Et, en effet, il achevait à peine de parler que le fer de Bussi sauta et alla tomber non pas dans l'eau, mais sur le bord du rivage.
—Ramassez! dit Pardaillan.
Bussi-Leclerc s'assit au rebord du fossé, mit sa tête dans les deux mains et pleura. Pardaillan rengaina sa rapière.
—Excusez-moi, monsieur, dit-il, mais, à chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer; moi, je n'ai fait qu'exercer vos jambes, avouez que j'en use sans haine avec vous et pardonnez-moi d'être plus agile que vous... ce n'est pas ma faute... allons, ne pleurez pas ainsi, le seul témoin de votre défaite est mort.
—Je suis déshonoré! gronda Bussi-Leclerc.
—Si vous voulez que nous recommencions, peut-être serez-vous plus heureux, dit Pardaillan dans la sincérité de son âme.
Bussi lui jeta un regard furieux.
—Adieu donc! acheva Pardaillan. Je ne vous en veux pas. J'ai sept ou huit manières de faire sauter une épée. Si vous voulez, je vous les enseignerai, et alors nous serons à armes égales pour une prochaine rencontre...
—Dites-vous vrai? s'écria Bussi qui se releva, haletant.
—Monsieur, dit Pardaillan, croyez que je ne plaisante pas avec une chose aussi sérieuse qu'une passe d'armes d'où la vie d'un homme peut dépendre. Quand vous voudrez, je vous montrerai mes sept manières... vous en savez une, déjà.
—Par tous les diables, s'écria Bussi, vous êtes un honnête homme, monsieur; et c'est grand dommage que nous ne vous ayons pas eu avec nous. Votre main, s'il vous plaît?
Pardaillan tendit sa main que Bussi-Leclerc serra avec une sorte d'admiration mêlée d'effroi.
—Nous ne sommes donc plus ennemis? reprit le chevalier en souriant.
—Non! Et même, si vous le permettez, je me déclare votre ami. Mais vous me promettez...
—De vous enseigner ces quelques bottes; c'est entendu, je les tiens de mon père qui, sans avoir votre réputation, n'en avait pas moins appris le fin du métier des armes. Adieu, monsieur. Je vous retrouverai à Paris...
Là-dessus, Pardaillan salua et s'éloigna à grand pas en remontant le cours de la Loire.
«A Maurevert, maintenant!» murmura-t-il.
Et il hâta le pas vers la masure dans laquelle il avait laissé Maurevert sous la garde de Jacques Clément. Comme il n'était plus qu'à deux ou trois cents pas de la masure, il vit un homme qui, dehors, sur le pas de la porte, allait et venait avec agitation. Bientôt, il reconnut que, cet homme, c'était Jacques Clément. Il prit le pas de course et rejoignit Jacques Clément qui fit un signe de désespoir.
—Maurevert! hurla Pardaillan.
—Échappé! répondit Jacques Clément.
Pardaillan bondit dans la masure, et vit qu'elle était vide. Il ressortit, et vit que l'un des deux chevaux attachés à la haie n'y était plus!... Une effrayante expression de colère désespérée—peut-être le premier mouvement de colère qu'il eût eu de sa vie—bouleversa son visage.
—Quel malheur! fit Jacques Clément. Ah! mon ami, je ne me pardonnerai Jamais!...
—C'est un malheur, en effet, dit froidement Pardaillan. Mais comment a-t-il pu arriver?...
—C'est d'une terrible simplicité, dit Jacques Clément... Je m'étais assis devant le misérable, mon poignard à la main. Vous savez qu'il avait les pieds liés, mais les mains libres... J'attendais... A force d'attendre... et puis la physionomie livide de cet homme finissait par me faire mal... à force d'attendre, donc, j'ai voulu voir si vous arriviez. Je tenais mon poignard à la main. Je le déposai machinalement sur cette table... Je me levai, j'allai jusqu'à la porte... à peine y restai-je quelques instants...
—Oui, fit Pardaillan, j'aurai dû prévoir qu'un homme qui veut se sauver guette avec plus d'ardeur et de patience que l'homme qui garde... Il a pris le poignard et a coupé ses liens, n'est-ce pas?...
—Oui!.., Au moment où je me retournais pour rentrer, j'ai reçu sur la tête un coup violent, et une poussée m'a envoyé rouler dans la poussière... Quand je me suis relevé, j'ai vu Maurevert qui sautait sur l'un des chevaux et partait ventre à terre...
—C'est bien, dit Pardaillan. Nous devions retourner ensemble à Paris, retournez-y seul. Je vous y reverrai.
—Vous courez à sa poursuite?
—Parbleu!... fit Pardaillan en détachant et en enfourchant le cheval restant; quelle direction a-t-il prise?
—Il s'est élancé vers Beaugency... Où vous retrouverai-je?...
—Au couvent des Jacobins, si vous voulez. Adieu!
—Un dernier mot, fit Jacques Clément, dont la sombre figure s'illumina d'un éclair. Suis-je libre, maintenant?...
—Libre de quoi?...
—De tuer Valois!...»
Pardaillan frissonna. Il demeura un instant pensif, puis murmura:
—Accomplissez donc votre destinée, puisqu'il le fau!...
Pardaillan piqua des deux et se lança dans un galop effréné.
A deux lieues de là, il rencontra un paysan qui conduisait une charrette. Pardaillan interrogea le paysan en lui faisant une description exacte de Maurevert et de son costume. Le paysan lui montra à cent pas en avant une route qui s'éloignait perpendiculairement à la Loire.
—J'ai rencontré le cavalier que vous dites sur cette route que je viens de quitter, dit-il. Cette route s'enfonce de cinq lieues dans les terres, puis tourne à droite, et conduit à Tours...
Pardaillan jeta une pièce d'argent au paysan, alla rejoindre la route qui venait de lui être signalée et reprit son allure de galop furieux.
Bientôt le chevalier dut modérer son allure, sous peine de crever son cheval. Lorsqu'il atteignît le croisement des routes signalé par le paysan, la pauvre bête était déjà bien fatiguée par un temps de galop d'environ six heures.
Pardaillan mit donc pied à terre, devant une misérable auberge qui, placée au carrefour, s'appelait l'auberge des Quatre-Chemins. L'aubergiste, interrogé, prît un air très étonné et répondit hardiment qu'il n'avait vu passer aucun cavalier.
Le chevalier sentit une sorte d'accablement s'emparer de lui. Il ne dit rien, pourtant, et, s'étant occupé de faire donner des soins à son cheval, s'assit près du feu et commanda qu'on lui servît à manger. La nuit venait, le temps était triste. Pardaillan résolut de passer la nuit dans cette auberge... Tout en mangeant, il examinait du coin de l'oeil l'aubergiste, et se disait:
«Quelle figure de truand est-ce là?...»
En effet, l'homme avait fort mauvaise mine. De plus, il y avait deux garçons dans l'auberge, luxe insolite pour ce malheureux bouchon perdu en pleine campagne. Et ces deux hommes avaient, eux aussi, de ces physionomies louches, qui inspirent tout de suite au voyageur la pensée d'aller coucher ailleurs... Lorsqu'il eut fini de manger, Pardaillan s'accouda à la table, les bottes au feu. L'aubergiste plaça sur la table une chandelle fumeuse, et se retira.
Pardaillan vit qu'il était seul. Il était las. Sa pensée si vivante d'ordinaire, et si méthodique, devenait lourde. Peu à peu, il s'assoupissait. Et, comme il faisait un effort pour garder les yeux ouverts, son regard, tout à coup, tomba sur un fragment de miroir accroché devant lui.
Ce miroir réfléchissait la salle vaguement éclairée par le feu mourant et par la chandelle. Comme il allait refermer les yeux, il vit dans le miroir s'entrouvrir doucement la porte du fond de la salle.
La porte s'était ouverte sans bruit. Il sembla à Pardaillan qu'il apercevait alors la figure louche de l'aubergiste, dont les yeux de braise étaient fixés sur lui. Pardaillan s'immobilisa, le coude sur la table, la tête sur la main. Pendant une longue minute, il eut la sensation de ces yeux fixés sur lui par derrière.
Tout à coup, il vit que l'aubergiste se mettait en mouvement. Il devait être pieds nus, car le chevalier n'entendit pas le moindre bruit. Et voici que, derrière le maître de l'auberge, apparurent les deux garçons, autres ombres silencieuses, sournoises. Et Pardaillan entendit ceci:
—Il dort... c'est le moment...
Pardaillan vit les trois ombres se glisser vers lui, et, à cet instant, il lui sembla que quelque chose comme un couteau ou un poignard venait de jeter une lueur soudaine, et que le bras de l'aubergiste se levait.
«Je crois en effet que c'est le moment!» pensa-t-il.
Au même instant, il se leva brusquement, se retourna et renversa la table d'une violente poussée. Aux dernières lueurs de l'âtre, il vit l'aubergiste, un couteau à la main et ses deux garçons portant des cordes. Les trois hommes étaient demeurés pétrifiés de stupeur.
—Eh bien, fit Pardaillan qui éclata de rire, qu'attendez-vous pour me garrotter, vous deux?... Et vous, est-ce bien le moment de me saigner?...
En même temps, il s'élança et projeta ses deux poings en avant; les deux garçons poussèrent un cri de douleur, et déjà Pardaillan se retournait vers l'aubergiste, lorsque celui-ci, jetant son couteau, tomba à genoux et s'écria:
—Grâce, monseigneur, je vous dirai tout!...
—Comment, tu me diras tout... tu n'avais donc pas seulement l'intention de me voler?
—Monseigneur, j'avais l'intention de vous tuer! fit piteusement l'aubergiste.
—J'entends bien. Mais pour me voler...
—Hum! sans doute... Mais aussi pour obéir à un gentilhomme qui m'a payé.
—Ah! ha! voilà qui devient intéressant. Relève-toi, l'ami; et vous deux, maroufles, disparaissez, car vous saignez du nez comme des gorets égorgés...
Les deux garçons obéirent à cet ordre avec un évident plaisir et se précipitèrent au dehors. L'aubergiste se releva en disant:
—Vous ne me ferez pas de mal?
—Si tu dis la vérité. Mais, si je m'aperçois que tu mens, je te coupe les oreilles. Maintenant, rallume la chandelle et va chercher du vin...
L'aubergiste exécuta ces deux ordres avec promptitude.
—Parle, maintenant, dit Pardaillan, quand il fut installé devant son verre plein.
—Eh bien, monseigneur, voici la vérité pure: j'ai vu, en effet, ce gentilhomme dont vous m'avez parlé en arrivant...
—Quand cela?...
—Environ cinq heures avant vous.
—Il est entré, continua l'aubergiste, s'est assis à cette table même que vous venez de renverser et, après m'avoir fait boire avec lui, il m'a fait de Votre Seigneurie une si exacte portraiture que je vous ai reconnu à l'instant même où vous avez mis pied à terre devant l'auberge...
—Et alors?...
—Alors, il m'a affirmé que vous me demanderiez par où il était passé, et il m'a donné trois écus pour vous répondre que je ne l'avais pas vu...
—Soit! Mais je pense qu'il ne t'a pas chargé de m'assassiner? Car c'est, au fond, un digne gentilhomme, incapable d'une méchante action...
—Lui! s'écria l'aubergiste. J'ai deviné tout de suite que ce gentilhomme avait contre vous, une haine mortelle. Et, en effet, après avoir longtemps tourné autour du pot, il a fini par sortir de sa ceinture cinq écus d'or et m'a chargé, sinon de vous tuer, du moins de vous blesser, de façon que vous soyez retenu une bonne quinzaine ici...
Pardaillan demeura silencieux quelques minutes. Discuter avec cette brute lui parut oeuvre-inutile.
—Monseigneur, reprit timidement l'aubergiste, je pense que vous avez confiance dans ce que je vous ai dit?... Je vous vois réfléchir... et...
—Et tu crois que je me demande si je ne dois pas achever de t'étrangler? Eh bien, rassure-toi, je te donne vie sauve, à condition que tu me dises par où il est parti.
—Ma foi, s'écria l'aubergiste, vaille que vaille, je vous dirai la vérité. Car j'ai plus de sympathie pour vous que pour ce gentilhomme.
—Merci. Pourquoi?
—Parce que vous êtes l'homme le plus fort que j'ai jamais vu. Eh bien, il m'a chargé de vous dire, au cas où vous me rosseriez au lieu de vous laisser tuer... qu'il file sur Tours par le grand chemin qui passe à ma porte.
—Tandis qu'au contraire?
—Il a repris le sentier qui rejoint la route de Beaugency...
—Y a-t-il, à Beaugency, un pont sur la Loire?
—Il y a le bac, monseigneur.
—C'est bien. Prépare-moi un lit, si c'est possible. Et, demain matin, tu me réveilleras à l'aube.
L'aubergiste s'inclina et sortit. Dix minutes plus tard, il vint annoncer à Pardaillan que son lit était prêt. Le chevalier suivit l'homme et pénétra dans une chambre qu'il fut étonné de trouver assez propre.
L'aubergiste montra à Pardaillan qu'il y avait un fort verrou à la porte.
—Pourquoi faire? dit Pardaillan. Comment peux-tu me réveiller si je ne laisse pas la porte ouverte?...
L'aubergiste se retira, ébahi.
Pardaillan connaissait les hommes, et il avait eu le temps d'étudier l'aubergiste. Car, bien qu'il eût laissé sa porte ouverte, non seulement cet homme ne fit aucune tentative contre lui, mais encore il monta la garde toute la nuit, de crainte que ses deux acolytes n'essayassent d'entrer. Pardaillan dormit donc tranquillement, sous la garde de l'homme que Maurevert avait payé pour l'assassiner. Vers sept heures du matin, il se remit en route, non sans avoir sondé une dernière fois l'aubergiste:
—Mais enfin, lui dit-il en le quittant, pourquoi, pour un peu d'argent, as-tu voulu tuer un homme qui ne t'a jamais fait aucun mal?
—Que voulez-vous, monseigneur, fit l'aubergiste, on ne mange pas tous les jours à sa faim; la misère est dure. Pillé par les huguenots, pillé par les catholiques, j'en suis tombé à essayer de tous les métiers.
—Y compris celui d'assassin à gages. Voici un écu pour toi, outre l'écot que je t'ai payé.
En laissant l'aubergiste, perplexe, se demander à quel diable d'homme il avait eu affaire, Pardaillan prit d'un bon trot le sentier qui lui avait été indiqué.
Deux heures plus tard, il retomba donc sur le chemin qu'il avait quitté la veille. Il piqua sur Beaugency.
Comme il passait près d'un gros bouquet de bouleaux et d'ormes, une détonation éclata soudain, sur sa droite, et la balle de l'arquebuse brisa une branche près de lui, Pardaillan sauta à terre et s'élança sous bois, dans la direction de la fumée, qui, à vingt pas de là, se dissipait lentement. Mais il eut beau battre les environs, il ne trouva personne.
Qui avait tiré? Était-ce l'un de ces innombrables malandrins qui infestaient les routes? Maurevert avait-il payé et aposté l'un de ces brigands de grand chemin, en prévision que Pardaillan pût échapper à l'aubergiste et retrouver sa piste? C'est ce qu'il était impossible de savoir.
Il se remit donc en selle et se lança au galop jusqu'à ce qu'il se trouvât en face de Beaugency. Comme on le lui avait dit, il y avait un bac, à cet endroit. Le passeur se trouvait justement sur la rive où était Pardaillan lui-même. Il n'eut donc qu'à embarquer. Et le passeur commença à haler sur la corde.
Pardaillan l'interrogea. Un cavalier avait-il, la veille au soir, franchi la Loire? Le passeur répondit qu'aucun cavalier n'avait franchi le fleuve: mais que, se trouvant la veille au soir sur la rive gauche, il avait été interpellé par un gentilhomme fait comme celui dont il lui parlait; et que ce gentilhomme lui avait demandé si la route se prolongeait bien jusqu'à Orléans...
«Bon, pensa Pardaillan, je rejoindrai par la rive droite Orléans, tandis qu'il aura rejoint par la rive gauche.»
Mais, comme il songeait ainsi et qu'on se trouvait à ce moment au beau milieu de la Loire, le passeur imprima au bac un mouvement si maladroit que le cheval de Pardaillan fut précipité à l'eau.
Pardaillan était resté à cheval comme le faisaient les cavaliers pressés sur ces larges bateaux plats. En sentant que son cheval s'enfonçait, il se débarrassa vivement des étriers et l'accrocha à la crinière du cheval qui, libre de ses mouvements se mit à nager vigoureusement vers la rive droite.
Il n'y avait personne en vue, le bac abordant un peu au-dessous de Beaugency. Pourtant, au moment où Pardaillan, ayant d'abord plongé, revint à la surface et s'accrocha à la crinière, deux coups d'arquebuse partirent de la rive droite, et le cheval, frappé à la tête, disparut sous les flots.
Pardaillan plongea. Il éprouvait une colère furieuse, car il lui semblait manifeste que les arquebusiers avaient été apostés par Maurevert, et que le passeur était complice.
Il resta sous l'eau aussi longtemps qu'il put et, entraîné par un courant très rapide, ne reparut à la surface que cinquante pieds plus bas.
Un regard jeté sur la rive la lui montra déserte comme précédemment. Dans ce même coup d'oeil, il vit que le passeur s'était arrêté au milieu du fleuve et examinait cette scène sans manifester aucune intention de lui porter secours. La complicité du passeur était évidente.
—Toi, murmura Pardaillan entre ses dents serrées, toi, tu me paieras ta trahison!
Il nageait avec effort, gêné qu'il était par ses habits, mais, suivant une diagonale allongée, il se rapprochait tout de même de la rive, lorsque deux nouveaux coups de feu éclatèrent... L'eau, frappée par les balles, rejaillit autour de Pardaillan. Alors, une rage s'empara de lui.
Il comprit qu'il fallait tout risquer et tenter d'aborder au plus tôt. Il se mit à nager furieusement, coupant, cette fois, le plus droit qu'il pouvait.
Une fois encore, après un temps pendant lequel les assassins avaient rechargé leurs armes, deux détonations éclatèrent, sans qu'il fût atteint... Il touchait presque au rivage et, en trois brasses, il prit pied. Il s'élança, se secoua furieusement et regarda au loin dans la direction des coups de feu. Mais il ne vit personne!... Alors, il se dirigea vers Beaugency.
Dans la première auberge qu'il rencontra, il entra tout mouillé, et, s'étant fait donner une chambre, se déshabilla et fit sécher ses vêtements devant un grand feu... Lorsque Pardaillan se fut rhabillé, il sortit de la petite ville, non sans avoir vidé, pour combattre l'effet du bain, une bouteille de ce vin de Beaugency qui jouissait alors d'une excellente réputation.
XXXVII
LA FORET DE MARCHENOIR
Le chevalier gagna rapidement le point d'atterrissage du bac sur la rive droite, à un quart de lieue environ. De loin, il put constater que le passeur se trouvait à ce moment sur la rive gauche, attendant des clients.
Au bout d'une heure, deux paysans, conduisant une petite charrette attelée d'un âne, se présentèrent pour passer.
Charrette, âne et paysans embarquèrent et le bateau commença sa traversée le long de la corde. Lorsqu'il fut sur le point de toucher terre, Pardaillan accourut, et, tranquillement, prit place dans le bac au moment où les deux paysans s'en éloignaient. Le passeur le reconnut, et, devenant très pâle, se mit à trembler.
—Allons, fit Pardaillan du ton le plus paisible, passe-moi sur l'autre bord et tâche d'être plus adroit que tout à l'heure sans quoi je ne te paierai pas; au contraire, je te ferai payer mon cheval.
—Ah! monsieur, s'écria le passeur, entièrement rassuré, ce ne fut pas de ma faute, allez, et je puis dire que j'ai eu bien peur pour vous, surtout quand j'ai entendu l'arquebusade. Mais j'espère, puisque vous voilà sain et sauf, que vous avez rejoint ces deux misérables?...
—Tiens! Comment sais-tu qu'ils étaient deux?...
—Je les ai aperçus, balbutia le passeur, interloqué.
—Ah! c'est juste. Eh bien, moi, je n'ai pu les voir et les deux scélérats m'ont échappé...
Entièrement rassuré, le passeur se mit à manoeuvrer, et Pardaillan s'assit sur un banc, très indifférent en apparence. Seulement, lorsque le bac fut à peu près au milieu du fleuve, c'est-à-dire à l'endroit même où cheval et cavalier avaient été précipités dans l'eau, Pardaillan se leva, marcha résolument sur l'homme, le poussa violemment par-dessus bord. Au même instant, il le saisit par le collet, et le maintint plongé dans l'eau jusqu'au cou.
—Grâce! cria le passeur, livide de terreur. Laissez-moi remonter, je ne sais pas nager!...
—Scélérat, avoue que tu as voulu me noyer...
—Non! gémit le passeur, fou d'épouvante.
Pardaillan lui plongea la tête dans l'eau, puis le retira à demi suffoqué.
—Avoue que tu connais ceux qui m'ont arquebusé!
—Non! Non!... je...
Un nouveau plongeon interrompit l'infortuné. Cependant, étant parvenu à redresser la tête hors de l'eau, il râla:
—Grâce! Je dirai tout!...
—Parle donc! et tu auras vie sauve, foi de Pardaillan.
—Pardaillan! C'est bien ce nom que M. de Maurevert m'a dit!...
—Tu le connais donc?
—Depuis huit ans que je fais partie de la sainte Ligue, dit le passeur en essayant d'esquisser un signe de croix. Eh bien, M. de Maurevert vint hier, et me parla d'un terrible parpaillot qui avait tenté d'assassiner notre grand Henri... Il paraît que vous avez manqué votre coup. Là-dessus, M. de Maurevert et d'autres se sont mis en campagne pour vous rattraper et ont donné le mot d'ordre à tous les fidèles ligueurs. Vous voyez bien qu'en tout cas ce n'était pas un péché que de vous noyer...
—Au contraire! dit Pardaillan qui aida alors le passeur à remonter dans son bac. Mais, dis-moi, Maurevert s'est-il dirigé sur Orléans comme tu le prétendais?
—Eh bien, fit le passeur après une courte hésitation, la vérité, c'est que je l'ai passé et qu'il est entré dans Beaugency où je sais qu'il a passé la nuit au Lion-d'Or.
—Ramène-moi au bord! fit Pardaillan d'une voix rauque.
—Vers Beaugency?...
—Oui!...
Quelques minutes plus tard, sans plus s'inquiéter du passeur, Pardaillan courait vers la ville et se mettait en quête de l'auberge du Lion-d'Or. Il apprit qu'elle était située à l'extrémité de la ville dans la direction de Châteaudun. Pardaillan traversa Beaugency au pas de course. Nul, d'ailleurs, ne fit attention à lui; la ville, depuis quelques instants, s'était emplie de rumeurs; la nouvelle venait de s'y répandre que le duc de Guise avait été tué.
Pardaillan atteignit enfin l'auberge du Lion-d'Or. Là, comme dans toute la ville, l'émotion était à son comble. Pardaillan se dirigea droit sur l'hôtesse, vigoureuse commère qui pérorait au milieu d'un groupe de bourgeois.
—Madame, dit-il, j'arrive de Blois, où le duc de Guise a été tué...
Aussitôt, Pardaillan, entouré et supplié de donner des détails, raconta en quelques mots le meurtre de Guise. Il ajouta qu'il était chargé de courir après l'un des meurtriers, et fit une description si exacte de Maurevert que l'hôtesse s'écria:
—Mais cet homme était là, il n'y a qu'un quart d'heure... Ah! le misérable! Je comprends pourquoi il s'est enfui précipitamment à cheval!...
—Comment cela?
—Oui: deux hommes, deux de ses complices, sans doute, sont venus lui parler mystérieusement et aussitôt il a fait seller son cheval.
Pardaillan comprit que ces deux complices n'étaient autres que ceux qui l'avaient arquebuse.
—Madame, s'écria le chevalier, il faut que je rattrape cet homme. Quelle direction a-t-il prise?...
—La route de Châteaudun...
—Avez-vous un bon cheval contre les cinquante écus de six livres que voici?...
—Et un fameux, qui file comme le vent!...
Quelques instants plus tard, Pardaillan s'élançait sur un cheval que, d'un coup d'oeil, il reconnut bon coureur.
Bientôt, il vit se dessiner à l'horizon les premiers plans d'une masse d'arbres dépouillés de leur feuillage et dont les branches nues se tordaient dans le ciel triste, comme des bras éplorés. C'était la forêt de Marchenoir, qu'il lui fallait traverser d'un bout à l'autre.
Il y avait vingt minutes qu'il était entré sous bois. La forêt de hêtres et d'ormes s'animait, autour de lui, d'une vie fantastique. Les bouleaux fuyaient derrière lui, pareils à des fantômes blancs. En avant! Le cheval bondissait, fendait l'air et dévorait l'espace.
Soudain, Pardaillan frissonna des pieds à la tête et devint pâle comme un mort: à une faible distance devant lui, derrière un tournant du bois, il entendit un hennissement... Deux minutes plus tard, il aperçut le cavalier qui courait devant lui, et un sourire terrible, féroce, effrayant, tordit ses lèvres... Ce cavalier, c'était Maurevert!...
Maurevert galopait sans tourner la tête. Il se savait poursuivi. Il savait qu'il allait mourir!... Il galopait, ou plutôt se laissait entraîner par son cheval qu'il ne frappait même plus...
Son visage, d'une pâleur de cadavre, avait parfois d'effrayantes contractions... et, parfois aussi, il lui semblait que son coeur s'arrêtait de battre, puis, brusquement, ce coeur se mettait à frapper des coups terribles dans sa poitrine et bondissait, affolé, éperdu...
Depuis seize ans, Maurevert avait peur... peur de Pardaillan! Non pas peur de la mort, mais peur de la mort que lui donnerait Pardaillan; non pas peur de se battre, mais peur de se battre avec Pardaillan.
Tout à coup, son cheval, qu'il ne soutenait plus, buta et tomba. Maurevert ne se fit pas de mal en tombant. Il put se relever.
Il n'avait plus aucune idée, aucune pensée. Ses lèvres blanches tremblaient convulsivement. Il vit Pardaillan, à trente pas de lui, qui mettait pied à terre.
Cette vue ranima en lui une étincelle d'énergie; il se baissa vivement, tira un pistolet des fontes de sa selle, mit un genou à terre et visa Pardaillan. Le chevalier marcha sur lui, tout droit, d'un bon pas, et, quand il fut à dix pas, il dit:
—Tire, mais tu vas me manquer...
Maurevert le regarda une seconde. Pardaillan lui apparut dans une sorte de nuage flamboyant où il ne distinguait que l'éclair des deux yeux et l'effrayante menace du sourire. Il fit feu... Et il vit qu'il avait manqué Pardaillan!...
Un arbre se trouva derrière lui. Il s'appuya au tronc, et demeura immobile, ses yeux exorbités fixés sur Pardaillan.
—Lors de notre rencontre sur les pentes de Montmartre, je t'avais fait grâce, dit Pardaillan. Pourquoi as-tu essayé encore de m'assassiner?...
Maurevert ne répondit pas. Pardaillan reprit:
—Assassin de Loïse, toi qui as payé l'aubergiste des Quatre-Chemins pour m'égorger, payé des gens pour m'arquebuser, payé le passeur pour me noyer, réponds, assassin de Loïse, que te ferai-je pour toute la souffrance injuste que tu m'as infligée? Je te laisse le soin de déterminer ton châtiment Réponds.
Maurevert ne vivait plus... il était en agonie... Pardaillan le considéra un instant.
—Puisque tu ne réponds pas. c'est moi qui choisirai ton supplice. Et le voici...
A ces mots, Pardaillan toucha du bout du doigt la poitrine de Maurevert, à l'endroit où il voyait battre le coeur. A ce contact, ce coeur eut un sursaut terrible. Maurevert ouvrit la bouche toute grande, et ses yeux se révulsèrent... Il demeura appuyé au tronc d'arbre, sur ses jambes fléchissantes, et il semblait n'être plus maintenu que par le doigt de Pardaillan appuyé sur sa poitrine.
—Ton supplice, continua le chevalier, le voici: il durera des années, il durera tant que tu vivras; c'est un supplice de honte; toute ta vie, tu te diras que, t'ayant haï, t'ayant poursuivi, t'ayant atteint, t'ayant tenu en mon pouvoir, je t'ai méprisé assez pour te laisser vivre!... Maurevert, tu ne mourras pas!... Assassin de Loïse, voici ton châtiment, Pardaillan te fait grâce!
A ce moment, Maurevert, n'étant plus soutenu, s'inclina sur le côté et s'affaissa mollement...
Pardaillan tressaillit, se pencha sur lui avec une sorte d'étonnement mystérieux, et alors, seulement, il vit que Maurevert était mort!...
Mort!...
Maurevert ne venait pas de mourir lorsque Pardaillan s'était reculé... Maurevert était mort depuis quelques instants déjà... Maurevert était mort à l'instant précis où le doigt de Pardaillan s'était appuyé sur sa poitrine... ce contact avait foudroyé son coeur...
Un médecin qui eût disséqué le corps de Maurevert eût sans doute trouvé qu'il avait succombé à la rupture de quelque vaisseau sanguin. Quant à nous, nous dirons simplement que Maurevert était mort de peur.
XXXVIII
UN SPECTRE QUI S'ÉVANOUIT
Pardaillan demeura une heure immobile près de ce cadavre. Une profonde rêverie l'emportait vers les lointains horizons de sa jeunesse. C'était Maurevert qu'il avait sous les yeux et c'était Loïse qu'il voyait.
Il la voyait telle qu'il l'avait vue à la minute de sa mort, au moment où la pauvre petite avait, dans un dernier effort, jeté ses bras autour de son cou et avait fixé sur lui ses yeux désespérés et radieux... contenant tout le rayonnement de l'amour le plus pur et tout le désespoir de l'éternelle séparation...
Et, maintenant, l'assassin de Loïse gisait à ses pieds. Maurevert était mort!...
Alors, il sembla à Pardaillan qu'il n'avait plus rien à faire dans la vie. Mortes ses amours, mortes ses haines, il se voyait seul, affreusement seul, n'ayant plus rien pour le soutenir...
Un instant, l'image de Fausta passa devant ses yeux, mais, cette image, il la regarda passer avec une morne indifférence. Puis, ce fut Violetta, le petit duc d'Angoulême, et quelque chose comme un triste sourire erra sur ses lèvres...
Puis, ce fut le doux visage de Huguette, de la bonne hôtesse, et Pardaillan murmura:
—Là, peut-être, trouverai-je réellement la pierre où le voyageur repose sa tête fatiguée...
Le pas alourdi d'un bûcheron le tira de sa rêverie.
Il se réveilla, se secoua, et appelant le bûcheron, le pria de lui prêter sa pioche, et lui offrit un écu en récompense. Le bûcheron, apercevant le cadavre, obéit en tremblant. Pardaillan creusa une fosse dans la terre dure de gelée. Quand elle fut assez profonde, il y plaça le cadavre de son ennemi, le recouvrit avec la couverture de selle du cheval de Maurevert; puis il combla la fosse et rendit la pioche au bûcheron, qui lui dit:
—Ce cheval est fourbu... Puis-je le prendre?
—Oui, dit Pardaillan, car son cavalier n'en a plus besoin.
Il se dirigea alors vers son propre cheval, que cette halte prolongée avait reposé; il passa la bride sous son bras; et, à pied, suivi par la bête, suivit la route; une lieue plus loin, il se remit en selle et, d'un temps de trot, gagna Châteaudun.
Il s'arrêta dans une bonne auberge et y passa la nuit.
Le lendemain matin, étant remonté à cheval, il reprit le chemin de Blois, où la première figure qu'il vit en entrant fut celle de Crillon, le brave Crillon, occupé à refouler une foule de bourgeois qui criaient à tue-tête:
—Mort à Valois! Vengeons notre duc!...
—Eh! monsieur de Crillon! cria Pardaillan lorsqu'il vit que la besogne était terminée et que la rue était libre.
Crillon aperçut Pardaillan et, poussant vers lui son cheval, lui tendit la main.
—J'ai un service à vous demander, fit Pardaillan.
—Dix, si vous voulez!
—Un suffira, mais je vous en serai dix fois reconnaissant. On a arrêté l'autre jour, dans l'hôtel de la signora Fausta, deux pauvres filles qui n'y doivent rien comprendre. Je voudrais obtenir leur liberté...
—Dans une heure, elles seront libres, dit Crillon.
—Merci. Voulez-vous avoir l'obligeance de leur dire qu'on les attend à Orléans, elles savent où...
—Ce sera fait, dit Crillon. Mais vous, mon digne ami, prenez garde à Larchant.
—Bah! Il veut donc être éclopé des deux jambes?...
—D'ailleurs, reprit Crillon, Sa Majesté vous protégerait au besoin. Venez, je vais vous présenter...
—Pourquoi faire?...
—Mais, fit Crillon stupéfait, parce que le roi veut vous voir et récompenser celui qui...
—Oui, mais, moi, je ne veux pas voir le Valois. Il a une triste figure. Monsieur de Crillon, si on vous parle de moi, rendez-moi le service de dire que vous ne m'avez pas vu.
—Soit! fit Crillon ébahi.
Ils se serrèrent la main, et Pardaillan gagna tranquillement l'intérieur de la ville, où régnait un grand silence.
Pardaillan se dirigeait vers l'auberge du Château où on se rappelle qu'il avait loge. Il y chercha Jacques Clément, et ne l'y trouva pas.
—Bon! pensa-t-il, il sera parti pour Paris...
Et il reprit la chambre qu'il avait occupée précédemment, avec l'idée de se remettre en route après deux jours de halte.
Pardaillan se donnait à lui-même comme prétexte qu'il avait besoin de repos. En réalité, il avait surtout besoin de réfléchir, de se retrouver, de voir clair en lui-même et de prendre une décision d'où il sentait que sa vie à venir allait dépendre.
En ce jour, Pardaillan apprit que la duchesse de Montpensier avait pu fuir, que le duc de Mayenne s'était également échappé de Blois, ainsi que tous les seigneurs de marque qui avaient afflué dans la ville au moment des états généraux. Ainsi, Henri III n'avait pas profité de sa victoire.
Seul, le cardinal de Guise avait succombé; il avait été lardé de coups de poignard le jour même où Pardaillan rentra dans Blois.
Le surlendemain de sa rentrée à Blois, Pardaillan apprit que le roi était parti pour Amboise.
Pardaillan, lui, après s'être promis de partir au bout de quarante heures, resta. D'abord parce qu'il était indécis, irrésolu, et qu'il écartait de sa pensée ce point d'interrogation formidable qui l'obsédait:
—Irai-je ou n'irai-je pas à Florence?
Quelques jours s'écoulèrent. La fin de l'année se passa dans une tranquillité relative. Cependant, on apprit, le 3 janvier, que Mayenne avait réuni une armée et qu'il se dirigeait sur Paris, acclamé tout le long du chemin par les populations révoltées. Crillon avait environ dix mille hommes de troupe campés sous Blois. Il se tint prêt à tout événement... mais le roi ne rentrait toujours pas.
Cependant, le 5 au matin, Pardaillan, étant descendu dans la grande salle pour se rendre ensuite au château où, tous les jours, il allait voir Crillon, apprit que le roi était revenu dans la nuit. Du moins, c'était la rumeur qui courait dans l'auberge. Comme il allait sortir, il vit entrer par la porte du fond de la salle, qui communiquait avec l'escalier du premier étage, un moine qui, le capuchon rabattu sur le visage, s'avançait vers la porte de sortie.
«Je connais cette tournure-là!» fit en lui-même Pardaillan, qui tressaillit.
Et il se plaça devant le moine qui traversait la salle. Le moine s'arrêta un instant, puis murmura:
—Venez...
Pardaillan reconnut la voix de Jacques Clément!...
—Diable! songea-t-il, je crois que je vais assister à quelque grand événement. Il y a sous cette robe de bure un poignard qui, en prenant contact avec la poitrine de Valois, pourrait bien changer l'histoire de la monarchie. Il faut que je voie cela!
Et il se mit à suivre Jacques Clément, qui était sorti. Sur la place, à vingt pas du porche du château, Jacques Clément s'arrêta.
—Ainsi, dit Pardaillan en l'abordant, vous êtes revenu à Blois?
—Je ne suis pas revenu, dit le moine d'une voix sombre; je ne me suis pas éloigné un instant de ma chambre; je savais que vous étiez dans l'auberge; mais j'ai voulu être seul... Pardaillan, l'heure est venue... Rien ni personne ne pourra m'empêcher de tuer Valois ce matin. Voilà quinze jours que je guette son retour... Dieu me l'envoie enfin!... Et Dieu a voulu aussi vous faire rester à Blois afin que vous m'aidiez... Pardaillan, il faut que vous me fassiez entrer au château. Présentez-moi à Crillon comme un de vos amis, faites ce que vous voudrez, mais il faut que j'entre...
—Ainsi, vous avez compté sur moi pour vous aider à tuer le roi?
Pardaillan devint grave et réfléchit une minute, non sur la décision qu'il allait prendre, mais sur la manière de communiquer cette décision à Jacques Clément.
—Mon cher ami, dit-il enfin, écoutez-moi bien. Si vous me disiez: «Tout à l'heure, je me bats en duel, veuillez vous aligner avec le témoin de mon adversaire», je vous répondrais: «Très bien, allons nous couper la gorge avec cet inconnu.» Si vous étiez attaqué, fût-ce par dix rois, et que vous m'appeliez à l'aide, je tomberais sur les dix rois à bras raccourcis, et, si Valois était dans le tas, peut-être aurait-il à se repentir d'avoir porté la main sur vous. Mais vous me demandez de vous conduire par la main jusqu'à celui que vous voulez tuer. Cela me dérange de mes habitudes...
—Vous refusez?
—De vous aider dans un assassinat, oui!
Jacques Clément demeura atterré.
—Malédiction! murmura-t-il sourdement.
A ce moment précis, Pardaillan vit Crillon sortir du porche et avancer vivement vers lui.
—Vous connaissez ce révérend père? dit le capitaine en rejoignant le chevalier.
—Je le connais, dit Pardaillan.
—Cela suffit, reprit Crillon. Mon père, ajouta-t-il en se tournant vers Jacques Clément, le chapelain n'est pas au château. La reine mère, malade, demande un confesseur à l'instant même. Suivez-moi, je vous prie...
Jacques Clément saisit le bras de Pardaillan stupéfait, et, d'une voix qui le fit frissonner:
—C'est Dieu qui m'envoie!...
Et le moine, à grands pas, suivit Crillon.
Jacques Clément entra dans le château à la suite de Crillon, qui, rapidement, se dirigeait vers l'appartement de Catherine de Médicis, situé au rez-de-chaussée.
Chose étrange: personne ne semblait se préoccuper de cette maladie de la vieille reine, qui, pourtant, devait être bien grave, puisque Catherine voulait un confesseur.
Ce fut une chose effrayante que cette indifférence de tous devant l'agonie de Catherine de Médicis. Seul, Ruggieri lui demeura fidèle jusqu'au bout.
Cette femme, qui avait fait trembler la France, qui avait tenu dans sa main la destinée du royaume, s'éteignait sans que nul songeât à elle...
Jacques Clément, en approchant de l'appartement de la reine, remarqua parfaitement cette solitude, cette indifférence, tandis que le reste du château retentissait du bruit des armes, des conversations et même d'éclats de rire.
Crillon avait introduit le moine dans une pièce obscure où pesait une infinie tristesse. Bien qu'il fît jour au dehors, les rideaux étaient fermés et un flambeau de cire se consumait sur la cheminée.
Au bout de quelques instants, le moine vit un lit... et, dans ce lit, une femme vieille, ridée, livide, qui le regardait de ses grands yeux étrangement lumineux.
Autour du lit, il y avait comme une magnifique irradiation de terreur, et les ténèbres amoncelées dans les angles vibraient de l'épouvante. Mais Jacques Clément était alors inaccessible à la peur... Il songeait seulement ceci:
La mère de Henri III meurt; et celui qui la voit mourir, c'est le fils d'Alice de Lux...
Cependant, un mouvement de la vieille reine l'arracha brusquement à sa rêverie. D'un geste lent de sa main affaiblie, Catherine lui faisait signe d'approcher. Elle murmura:
—Plus près, mon père, plus près...
Il vint à pas lents et s'arrêta tout contre elle, au chevet du lit. Catherine de Médicis le regarda, et, dans son souffle haletant, reprit:
—Vous n'êtes pas le chapelain du château...
—Non, madame, le chapelain est absent; je passais par hasard, et c'est moi qu'on a appelé...
—Mon fils? demanda la mourante. Où est mon fils?...
—Le roi est à Amboise, madame...
Elle demeura une minute silencieuse, les yeux fermés. De ces paupières soudées descendaient des larmes qui suivaient le sillon des rides... Et elle dit:
—Je ne le verrai donc plus?... Je meurs, et mon fils n'est pas là...
Puis elle se mit à parler d'une voix rapide et indistincte. Le moine, penché sur elle, ne put saisir au passage que quelques mots, des noms plutôt...
—Diane de France... Montgomery... ce n'est pas vrai... puis, vous, Coligny... je ne veux pas... écoute, Maurevert...
Jacques Clément écoutait ardemment. Tout à coup, Catherine s'arrêta. Elle ouvrit des yeux étonnés et, s'arrangeant sur ses oreillers, dans un retour d'énergie vitale:
—Qu'ai-je dit? demanda-t-elle rudement.
—Rien, madame, fit le moine. J'attends qu'il plaise à Votre Majesté de me confier les secrets de son âme.
La vieille reine se souleva, avec un long frisson. Elle fixa sur le confesseur un regard ardent:
—Mon père, dit-elle, si je me repens de mes fautes, Dieu me les pardonnera-t-il?...
—Si vous les avouez, oui!
—Écoutez donc, puisqu'il le faut.
Le moine se recueillit, s'immobilisa, à demi penché pour recueillir les suprêmes aveux de la reine.
—Voilà, dit l'agonisante dans un râle, à peine perceptible, j'ai tué ou fait tuer quelques douzaines de pauvres diables, qui s'obstinaient à ne pas écouter mes avis... la hache, la corde, les oubliettes, le poison, j'ai dû employer tous ces moyens. J'avoue que J'eusse pu éviter ces meurtres, mais au détriment du bon gouvernement de l'Etat...
—Passez, madame, dit le moine, ceci est peu de chose...
Catherine tressaillit de joie. Elle reprit avec plus d'hésitation:
—Montgomery tua mon époux Henri deuxième... j'avoue que ce coup de lance malheureux n'était pas tout à fait dû au hasard...
—Le roi votre époux vous a fait subir mille avanies; quelque énorme que soit le crime, il se conçoit et je crois que vous pouvez passer à d'autres événements...
Catherine respira, soulagée.
—Jeanne d'Albret, continua-t-elle, est morte d'une fièvre qui la prit soudain au Louvre; j'avoue que, si je ne lui avais pas envoyé certaine boîte de gants, la fièvre n'eût peut-être pas été mortelle...
—Passez, madame! gronda le moine.
—Mon fils, haleta la mourante, mon fils Charles IX eût peut-être longtemps vécu si je n'avais eu un ardent désir de voir Henri sur le trône...
Un sanglot expira sur les lèvres de la reine en même temps qu'elle prononçait le nom d'Henri...
—Coligny, continua-t-elle d'une voix plus faible, plus lointaine; oh! que de gens l'entourent; ils sont des centaines... mon père... ils sont des milliers... c'est moi qui les fis mourir... mais c'était pour sauver l'Eglise!
—Ensuite? demanda le moine.
—C'est tout! râla Catherine, dont la tête se perdait. C'est tout!...
—Ensuite! gronda le moine en se redressant.
—C'est tout! Je le jure, pantelait la vieille reine, en essayant de se soulever, mon père, par grâce! par pitié!... L'absolution, ou je meurs maudite!...
—Meurs donc maudite! rugit le moine. Meurs maudite, sous mes yeux! Meurs sans absolution! Meurs pour subir les affres éternelles de l'éternel châtiment!...
—Miséricorde! murmura la reine dans le hoquet de l'agonie. Que dit ce moine!... Damnée! Maudite!
—Damnée et maudite à jamais! Car, de tous les crimes plus nombreux que les grains de sable dont parle l'Evangile, de tous tes forfaits qui font de ton âme une cour des Miracles de la scélératesse, écoute, reine! tu as oublié le plus hideux, le plus atroce!...
—Oh! hurla la reine, démente de terreur et d'angoisse, qui es-tu?... Au nom de quel spectre viens-tu?... Que m'annonces-tu?...
—Ce que je t'annonce! tonna le moine, plus livide que la mourante. Je t'annonce ceci: que ton fils, ton bien-aimé Henri, va mourir!... Mourir de ma main! Mourir maudît comme toi!...
Un cri déchirant, lugubre, insensé, jaillit des lèvres de l'agonisante. Elle tenta un suprême effort pour se jeter sur le moine, et retomba, avec un hoquet funèbre.
—Au nom de qui je viens! continua le moine, parvenu au paroxysme de l'exaltation. Au nom de l'une de tes victimes! La plus belle! la plus innocente! Celle dont tu as broyé le coeur, celle que tu as assassinée par la plus effroyable torture... Alice de Lux!... Qui je suis! acheva Clément en rabattant son capuchon. Regarde! Je suis celui qui, seul, pouvait te refuser l'absolution, te déclarer maudite et damnée au nom du Dieu vivant, et te conduire par la main jusqu'aux portes de l'enfer. Catherine de Médicis, je suis le justicier! Je suis le vengeur de ma mère! Je suis Jacques Clément, fils d'Alice de Lux!...
Un cri plus effrayant jaillit de la gorge de la vieille reine... Dans le sursaut de l'agonie, elle se leva presque droite, retomba sur le lit, le visage convulsé par le délire des angoisses sans nom; elle balbutia:
—Seigneur... tu es grand... tu es juste!... Seigneur, j'ai mérité cette expiation! Seigneur, je meurs... je meurs maudite...
Une faible secousse agita la reine. Puis elle se tint à jamais immobile. Catherine de Médicis était morte...
Henri III revint à Blois le lendemain. Lorsqu'on lui apprit la mort de sa mère, il répondit:
—Ah! Eh bien, qu'on l'enterre.
Un chroniqueur du temps rapporte qu'il ne prit aucun soin des funérailles, et que, pendant la nuit, elle fut jetée comme une charogne (sic) dans un bateau. On creusa une fosse dans un coin obscur, et on y enterra la reine mère. Ce ne fut qu'en 1609 que son corps fut retiré de là, transporté à Saint-Denis et placé dans le magnifique tombeau que Catherine s'était fait construire dans la basilique.
Jacques Clément, lorsqu'il eut vu que la vieille reine était morte, sortit de la chambre funèbre. A ce moment, un homme y entra, s'agenouilla près du lit, et se prit à sangloter. C'était Ruggieri... le seul qui eût aimé Catherine de Médicis. Le soir même de ce jour, l'astrologue quitta Blois, et personne n'en eut plus jamais de nouvelles.
Jacques Clément sortit du château sans être inquiété. Sur la place, il retrouva Pardaillan, qui ne lui posa aucune question et se contenta de lui dire:
—Le roi n'est pas à Blois...
—Je sais: il est encore à Amboise, dit Jacques Clément.
—Oui! mais ce que vous ne savez pas et ce que vient de m'apprendre Crillon, c'est que l'armée royale va se mettre en marche sur Paris et tâcher de rencontrer l'armée de Mayenne.
—J'irai donc à Paris, fit simplement le moine.
Pardaillan était rentré tout songeur dans l'auberge du Château. Quelques minutes plus tard, il ressortait, traînant son cheval par la bride. Crillon, installé sous le porche en cas d'alerte bourgeoise, l'aperçut et vint à lui.
—Vous partez?...
—Je pars! dit Pardaillan. Je m'ennuie, la grande route me distraira.
—Restez! Le roi vous donnera un régiment à commander.
—Bah! j'ai déjà bien du mal à me commander moi-même...
—Adieu, donc! Où allez-vous?...
—Tiens! Au fait! fit Pardaillan. Où vais-je?...
Il ôta son chapeau et l'éleva en l'air au bout de son bras.
—Connaissez-vous la rose des vents? dit-il. Faites-moi l'amitié de me dire de quel côté le vent pousse la plume de mon chapeau.
—Ah! ah! dit le brave Crillon, les yeux écarquillés de surprise.
—Eh bien?...
—Eh bien, donc, voici... Voyons, de ce côté, Paris... par là, Orléans... par là, Tours... et de ce côté-ci... monsieur de Pardaillan, la plume de votre chapeau va vers l'Italie.
—L'Italie? fit Pardaillan avec un rire étrange. Eh bien, pourquoi pas? Va pour l'Italie!
Et Pardaillan, ayant remis son chapeau sur sa tête, serra les mains du brave capitaine, sauta légèrement en selle et s'éloigna en sifflant une fanfare du temps du roi Charles IX.
XXXIX
LES FRAIS DE ROUTE DE PARDAILLAN
Pardaillan avait quitté Blois au moment où Henri III s'en approchait, revenant d'Amboise.
Le chevalier partait avec une sorte de joie d'allégement, sans remords. Il venait de régler deux vieux comptes de haine qui, pendant seize ans, avaient pesé sur sa vie: le duc de Guise tué en combat loyal, et Maurevert mort dans la forêt de Marchenoir.
Il se retrouvait. Il renaissait. Il respirait à pleins poumons la joyeuse ivresse de s'en aller libre, indépendant de tout et de tous, au seul gré de sa fantaisie.
Excitant donc parfois son cheval d'un appel de langue, il suivait la route qui, de Blois, allait à Beaugency, Meung et Orléans, par la rive droite de la Loire. Arrivé à Orléans, Pardaillan se dirigea tout droit sur l'hôtel d'Angoulême, et ce fut avec un battement de coeur qu'il approcha de la maison amie, où il allait revoir ce petit duc auquel il s'était si bien attaché, cette Violetta qu'il avait arraché à la mort, et cette poétique Marie Touchet, à laquelle il rattachait le charme de ses souvenirs de jeunesse.
C'était une maison de briques rouges à encadrement de pierre blanche, avec des balcons de fer forgé, aux courbes gracieuses.
Pardaillan mit pied à terre dans la cour; sur un signe que fit un suisse majestueux deux laquais s'élancèrent pour s'emparer de son cheval et le conduire aux écuries. Alors, seulement, le suisse de cet hospitalier logis s'enquit du nom du visiteur.
Le chevalier, sans répondre, regardait autour de lui, lorsque d'une porte surgit un être immense, porteur d'une superbe livrée toute galonnée, bouffi de graisse, avec des bras gros comme des cuisses, et des cuisses grosses comme des fûts de colonne. Cet être, en apercevant Pardaillan, ôta son chapeau, s'approcha en donnant tous les signes d'une respectueuse jubilation, et, d'une voix de basse-taille, s'écria:
—Dieu me pardonne!... Mais c'est M. le chevalier lui-même!...
Pardaillan considéra le phénomène sans le reconnaître.
—Est-il possible que M. le chevalier ne me reconnaisse pas! continua le phénomène. Surtout, nous avons fait la guerre ensemble. En avons-nous donné de ces coups d'estoc et de taille! A la chapelle Saint-Roch, à l'abbaye de Montmartre, à l'auberge de la Devinière, en avons-nous taillé en pièces et mis en déroute!
—J'y suis! fit Pardaillan. Je vous reconnais à la voix, monsieur de Croasse. C'est que vous étiez maigre, il y a quelques mois, tandis que maintenant...
—Oui, fit Croasse avec désinvolture, la maison est bonne. Dieu merci. Plus de sabres à avaler, ni de cailloux, ni d'étoupes enflammées, mais de bons gigots de cerf, de bonnes tranches de sanglier, de bons...
Pardaillan écoutait avec une inaltérable complaisance. Et il eût écouté longtemps sans doute si un deuxième géant, mais un géant maigre, cette fois, ne fût brusquement apparu: c'était Picouic.
—Monsieur le chevalier, dit-il en s'inclinant, daignez pardonner le bavardage de cet imbécile que la vie de cocagne a rendu positivement idiot, et qui laisse dans la cour le meilleur ami de Monseigneur.
Picouic, se précipitant, montra le chemin à Pardaillan, et laissa Croasse en butte aux sarcasmes du suisse. Pardaillan, donc, suivant son conducteur, traversa un vaste salon d'honneur, sur le grand panneau duquel se détachait un portrait en pied du roi Charles IX, monta un bel escalier de chêne ciré, et entra dans une petite pièce où il y avait comme un parfum d'intimité charmante.
Un jeune homme qui écrivait à une petite table, le dos tourné à la porte, se leva précipitamment, se tourna, tout pâle, vers le chevalier, demeura un instant immobile, puis courut se jeter dans les bras de Pardaillan, qui, doucement ému par cette joie visible, par ce bonheur et cette amitié, rendit étreinte pour étreinte...
—Vous, enfin! s'écria alors Charles d'Angoulême. Cher ami... mon bon, mon grand frère, vous venez donc enfin contempler le bonheur qui est votre oeuvre!...
—C'est-à-dire, fit le chevalier en souriant, je passais par Orléans, venant d'un désert et allant à un autre désert... j'ai voulu m'arrêter dans une oasis...
Déjà, le jeune duc s'était élancé en appelant, et, quelques instants plus tard, Violetta entrait, toute rosé d'émotion, s'approchait de Pardaillan, et lui tendait son front en murmurant:
—Il ne manque donc plus rien au bonheur de mon noble époux et au mien, puisque vous voici!...
Pardaillan, plus ému et plus étonné au fond qu'il n'eût voulu l'être de cette explosion de gratitude et de fraternelle amitié, embrassa sur les deux joues la gracieuse jeune femme. Au même instant, apparut Marie Touchet, la mère de Charles, et, comme Pardaillan s'inclinait profondément, elle fit trois pas rapides, le saisit dans ses bras, et, les larmes aux yeux, l'étreignit sur son coeur en disant:
—Je suis heureuse, mon cher fils, heureuse de pouvoir vous dire tout haut ce que je dis tout bas à Dieu dans mes prières de chaque soir: «Que le Seigneur protège le dernier représentant de la vieille chevalerie!...»
Et, se tournant vers un autre portrait de Charles IX, plus petit que celui du salon:
—Hélas! ajouta-t-elle avec un soupir, il n'est pas là pour remercier le sauveur de son enfant. Mais je vous aimerai pour deux, chevalier!
—Madame, dit le chevalier, en cherchant à dissimuler la joie puissante que lui procurait cette adorable minute. Madame, je me trouve royalement récompensé, puisque je vois un rayon de bonheur dans vos yeux, et un sourire sur vos lèvres...
Après les premiers moments d'effusion, ces quatre personnages s'assirent, et Pardaillan, accablé de questions, dut raconter ce qui lui était arrivé depuis la scène de l'abbaye de Montmartre. Il le fit avec cette simplicité qui donnait un si grand prix à ses récits, raconta la mort de Guise, celle de Maurevert, et enfin celle de Catherine de Médicis, mais ne dit pas un mot de Fausta.
Il y eut le soir dîner de gala auquel furent invités les notables seigneurs d'Orléans. A table, Pardaillan, malgré sa résistance, fût placé dans le fauteuil du maître.
Ce fut pour Pardaillan une inoubliable soirée. Mais, le lendemain, lorsque Charles d'Angoulême pénétra dans la chambre du chevalier pour lui annoncer qu'il avait préparé à son intention une partie de chasse, Pardaillan répondit qu'il allait partir.
—Partir! fit le jeune duc en pâlissant, mais pour quelques heures sans doute?... Car vous nous restez? Vous vous établissez ici... Nous ne nous séparons plus...
—Un jour, peut-être, viendrai-je vous demander une plus longue hospitalité, répondit Pardaillan; pour le moment, il faut que je vous dise adieu...
Ni les supplications de Marie Touchet, ni les larmes de Violetta, ne purent retenir le chevalier. Pardaillan, violemment ému, serra leurs mains, en disant:
—Eh bien, oui, mes amis, mes chers amis, je vous promets que, si jamais je me trouve malheureux, c'est ici que je viendrai reposer ma tête, et chercher la consolation de mes vieux jours...
Il les serra dans ses bras, et partit.
«Maintenant, murmura-t-il quand il fut loin, je puis me vanter d'avoir vu de près ce que c'est que le bonheur.»
A midi, il s'arrêta dans une auberge pour dîner et faire reposer son cheval. Ayant alors fouillé sa ceinture de cuir, il constata qu'il ne lui restait plus que sept écus de six livres pour faire le voyage qu'il entreprenait.
«Diable! murmura-t-il avec une grimace. Et il faut qu'avec cela j'aille jusqu'à Florence... et que j'en revienne!...»
Et, comme il eut besoin de fouiller dans ses fontes, il y trouva une boîte assez volumineuse qui contenait une miniature, une lettre, et cinq rouleaux de monnaie. Pardaillan ouvrit les rouleaux, et constata qu'ils étaient de deux cents écus d'or chacun. Il regarda la miniature: c'était un portrait de Marie Touchet, du temps où elle habitait dans la rue des Barrés. Ce portrait se trouvait placé dans un cadre de vieil or où s'enchâssaient douze diamants: c'était un présent de Charles IX. Alors, Pardaillan ouvrit la lettre, et voici ce qu'il lut:
—Vous partez pour un long voyage. Mon cher fils, mon coeur a pensé que j'avais le droit de veiller à vos frais de route, comme j'ai, en d'autres circonstances, veillé aux frais de route de mon autre fils, votre frère Charles. Quant au portrait, il m'a été donné en cette année 1572, que vous avez peut-être oubliée, mais dont je garde l'impérissable mémoire. C'est le plus cher de tous les souvenirs qui me rattachent à celui que j'ai aimé. Je vous le donne, car il vous était destiné comme étant, selon mon coeur, l'aîné de mes enfants. Adieu, mon cher fils. Ce me sera grande joie et consolation de vous revoir avant de mourir... Songez-y! et que Dieu vous garde comme vous nous avez gardés...»
Pardaillan demeura une heure, cette lettre à la main, dans le coin d'écurie où cela se passait, absorbé dans une profonde rêverie. Le garçon d'auberge qui vint le chercher pour lui dire que son dîner était à point le vit immobile, la tête penchée sur la poitrine, et des larmes aux yeux.
XL
LE PALAIS RIANT
Pardaillan arriva à Florence à la fin d'avril, ce qui prouve qu'il prit le chemin des écoliers—le plus long, mais aussi le plus amusant. Voyager, c'était pour lui une joie: se rendre d'un point à un autre n'était que le côté subalterne du voyage...
Le lendemain de son arrivée, il se rendit au palais que lui avait indiqué Fausta. Il trouva à la porte d'entrée une sorte de suisse qui lui demanda s'il était bien l'illustre seigneur de Pardaillan. Le chevalier répondit qu'il avait en effet l'honneur d'être le sire de Pardaillan, bien qu'il ignorât qu'il fût illustre. Ce à quoi le brave gardien du palais ne répliqua rien; mais, allant. à un meuble qu'il ouvrit, il sortit d'un tiroir une missive cachetée, que le chevalier ouvrit séance tenante. Elle ne contenait que ces quatre mots:
«Rome. Palais Riant.—Fausta.»
Fausta l'attendait donc à Rome!
«Que diable suis-je donc venu faire en Italie? grommelait-il le lendemain en chevauchant le long d'une jolie route embaumée par les premières fleurs et inondée par les rayons du soleil de mai. Eh!... qui m'empêche de tourner bride et de reprendre le chemin d'Orléans où je serais si bien l'hiver, les pieds au feu, l'automne à chasser le cerf, et l'été à écrire mes mémoires à l'ombre des grands tilleuls?»
Pardaillan se mit à rire à l'idée d'écrire ses mémoires. Il devait pourtant les écrire, pour le plus grand plaisir des lecteurs qui auraient la pensée de les feuilleter, et pour la plus grande joie de l'auteur de ce récit, qui devait y trouver de précieuses pages.
Pardaillan fit son entrée dans Rome par une magnifique soirée du 14 mai de l'an 1589. Il prit gîte à l'auberge du Franc-Parisien, mots qui, écrits en français sur l'enseigne, lui parurent de bon augure. L'hôte, en effet, était Français et demi, c'est-à-dire Parisien de la rue Montmartre; il était établi depuis quinze ans à Rome, où il faisait tout doucement fortune en faisant manger aux Romains de la cuisine parisienne, et aux Français qui tombaient chez lui de la cuisine romaine, ce qui, prétendait-il, devait infailliblement amener, tôt ou tard, une alliance entre les peuples de Paris à Rome.
Le chevalier dormit tout d'une traite jusqu'à huit heures du matin, s'habilla soigneusement, et, après dîner, s'enquit de la situation du Palais Riant, où Fausta lui avait donné rendez-vous. L'hôte lui indiqua le chemin à suivre et ajouta:
«Un monument qui a dû être bien beau dans le temps, mais qui tombe en ruine; depuis Lucrèce Borgia, il est inhabité.»
Mais, déjà, Pardaillan était en route, et, suivant une rue parallèle au cours du Tibre, il ne tarda pas à se trouver devant le Palais Riant, magnifique édifice, rutilant et sombre comme un caprice de Lucrèce Borgia, orné de statues et de bas-reliefs qui en faisaient la splendeur, et couvert de poussière, les fenêtres fermées, le grand atrium extérieur ravagé, la porte murée.
«Il me semble, murmura Pardaillan, que c'est ici la répétition du Palais de la Cité... Pourvu qu'il n'y ait pas de salle des supplices, ni de nasse de fer!...»
Comme il était là, assez embarrassé, puisque là porte était murée, un homme passa près de lui, le toucha légèrement du coude et murmura:
—Suivez-moi...
«Il paraît que j'étais attendu», murmura Pardaillan qui se mit à suivre sans faire d'observation, mais qui, en même temps, s'assura rapidement que sa dague était à sa place, à sa ceinture.
L'homme enfila une sorte d'étroit passage qui limitait le Palais. Riant sur son côté droit et aboutissait au Tibre. Vers le milieu du passage, il disparut par une porte basse, et Pardaillan entra derrière lui. L'un marchant devant et l'autre suivant, toujours silencieux, ils longèrent un long couloir et débouchèrent enfin dans un immense vestibule qui, évidemment, occupait tout le rez-de-chaussée de la façade. Ce n'était qu'un désert de marbre, peuplé par des statues impassibles qui, toutes, avaient subi quelque convulsion populaire, car, à l'une il-manquait un bras, à l'autre la tête. Des lampadaires tordus, des corniches ruinées, des colonnes jetées bas, les murs noircis par des traces de flammes semblaient indiquer que quelque drame avait dû dérouler là ses sombres péripéties.
Pardaillan, à la suite de son conducteur, pénétra dans une partie du palais où se retrouvaient toute la magnificence et tout le faste grandiose dont la princesse Fausta aimait à s'entourer. Il s'arrêta et s'aperçut soudain que son conducteur avait disparu. Il attendit donc, les yeux fixés sur un tableau de Raphaël Urbain qui représentait une jeune femme d'une éclatante beauté, à l'oeil noir, au sourire impérieux, aux formes à la fois délicates et empreintes de majesté: c'était un portrait de Lucrèce Borgia... l'aïeule de Fausta. Comme il rêvait devant l'image de cette fille de pape, il entendit derrière lui un léger bruit se retourna, et, dans l'encadrement de velours d'une portière, il vit une jeune femme qui le contemplait; et c'était la même beauté fatale, les mêmes yeux de mystère que la femme du tableau,..
—Vous regardez mon aïeule? dit Fausta en s'avançant alors, sans autre bienvenue qu'une légère inclination de la tête. Par d'autres voies que les miennes, par des moyens plus sûrs, elle a pu, pendant quelques années, réaliser mon rêve. Quelle vie enivrante c'eût été là, si j'avais pu, moi aussi, monter au faîte de la puissance, et si, sous la protection d'une épée invincible, d'un homme fort et brave entre les hommes, j'habitais ce palais en souveraine redoutée, non en proscrite qui se cache!...
Fausta avait pris place dans un fauteuil et, d'un signe, avait invité Pardaillan à s'asseoir également.
—Madame, dit le chevalier, il me semblait que les terribles expériences que vous venez de faire au-delà des Alpes avaient dû pour toujours arracher de votre pensée ce levain d'ambition qui vous ronge et vous tuera. A quoi bon se tant démener pour dominer, c'est-à-dire pour faire le malheur des autres? Je m'arrête, madame: j'aurais l'air de prêcher. De tout ce que vous venez de dire, je ne veux donc retenir qu'une chose: c'est que vous êtes ici, vous cachant, et proscrite... Je croyais que vous aviez fait votre paix avec Sixte?
Fausta secoua la tête avec une amertume désespérée.
—Entre Sixte et moi, dit-elle, c'est un duel à mort. J'ai cru un moment que tout était fini. Mais, en mettant le pied sur la terre d'Italie, j'ai compris que< j'étais toujours la petite-fille de Lucrèce, et que je ne pouvais rien oublier. Vaincue, soit, je l'ai été! Vaincue surtout parce que vous vous êtes trouvé sur mon chemin... Mais si vous n'étiez plus contre moi! Si vous étiez avec moi! Oh! je recommencerais la lutte... et, cette fois, je serais victorieuse...
Fausta s'arrêta un instant, comme pour attendre un mot, un signe d'approbation. Mais Pardaillan demeura glacial.
—Quant à Sixte, reprit Fausta, même si j'avais pour toujours renoncé à la lutte, il n'aurait pas, lui, renoncé à sa vengeance. Vous êtes-vous demandé pourquoi je ne vous ai pas attendu à Florence?
—Je ne me suis rien demandé, madame, vous m'attendiez à Rome, je suis venu à Rome... j'eusse été au bout du monde.
Si Fausta avait bien connu Pardaillan, cette banale hyperbole lui eût justement démontré la froideur du chevalier. Mais, tressaillant de joie, elle continua d'une voix ardente:
—Si ce que vous dites est vrai, je puis espérer encore. Nous pouvons, ensemble, accomplir de grandes choses. Mais, sachez d'abord que, si j'ai quitté Florence où je vous attendais, c'est que j'y étais traquée par les sbires de Sixte. A Florence, mon palais a été cerné, j'étais sur le point d'être prise... j'ai fui.
—Et c'est à Rome que vous avez cherché un refuge!...
—Oui, dit simplement Fausta. Je serai cherchée partout, excepté dans l'ombre du château de Saint-Ange. Sixte jette au loin son regard pour deviner ma retraite, il oubliera de regarder à ses pieds.
—Bien joué, fit Pardaillan, qui ne put s'empêcher de rire.
Et, pourtant, il éprouvait un inexprimable malaise. Cette femme si belle en vérité, cette vierge trop vierge et si peu femme, qui, vaincue, méditait quelque terrible revanche, celle enfin pour qui, sur le pont de Blois, il avait senti, ne fût-ce qu'un instant, battre son coeur... Fausta ne lui inspirait maintenant qu'une sorte de répulsion.
—Chevalier, reprit Fausta avec douceur, lorsque j'ai su que vous aviez tué le duc de Guise, lorsque j'ai compris que vous étiez une de ces forces de la nature contre lesquelles on ne peut rien, j'ai cru que ma destinée était finie. Sur le pont de Blois, j'ai voulu mourir, et vous m'avez arrachée à la mort. Dans cette heure-là, chevalier, il s'est passé entre nous un événement grave... et, sur cet événement, j'ai rebâti mon avenir. Ne protestez pas, taisez-vous... Quand j'aurai parlé, vous direz oui ou non...
Fausta se recueillit une minute, puis, fixant son regard de flamme sur le chevalier:
—Voici, dit-elle. J'ai un peu partout, en Italie, des amis puissants. Épars, disséminés, découragés par le triomphe de Sixte, ils deviendront une formidable armée prête à tout entreprendre si je remporte ici une seule victoire. A Rome, deux mille hommes d'armes sont prêts à former le premier noyau de cette armée, et j'ai des intelligences dans le château Saint-Ange même. Que Sixte vienne à mourir... ou simplement que je m'empare de lui, que je le tienne ici prisonnier, et je suis maîtresse absolue de la situation. Chevalier, j'ai compté sur vous pour prendre Sixte dans son Vatican, le faire prisonnier de guerre, et me l'amener ici. Ni l'argent ni les hommes ne vous manqueront pour mener à bien cette tentative. Vous paraît-elle possible?
—Tout est possible, madame.
—Bien, dit Fausta, dont l'oeil s'illumina d'un éclair. Une fois Sixte pris, avec mes deux mille reîtres, vous tenez Rome, et, moi, je prends possession du Vatican. Les amis dont je vous parlais se rallient alors, et m'amènent chacun leur contingent: au bout d'un mois, nous avons dans la campagne romaine une armée que j'évalue à trente mille fantassins, quinze mille cavaliers et quarante canons. Avec cette armée, chevalier, je puis rentrer en France et y prendre une décisive revanche... mais, à cette armée, il faut un chef. Ce chef, je l'ai trouvé: c'est vous... Que dites-vous de cela?
—Je dis, madame, que tout est possible, répéta Pardaillan, mais, cette fois, avec une si visible froideur que Fausta se sentit mordue au coeur par un doute effroyable.
Elle demeura quelques instants plongée dans une sombre rêverie. Puis, lentement, elle reprit:
—Tout cet échafaudage est bâti sur un sentiment...
«Nous y voici, attention!» songea Pardaillan.
Fausta se leva. Elle tremblait légèrement. Elle était pâle. Enfin, prenant une soudaine décision:
—Chevalier, dit-elle, tout dépend de la réponse que vous devez me faire. Cette réponse, je ne la veux pas tout de suite. Revenez dans trois jours et je parlerai. Si vous dites oui, mon triomphe et le vôtre sont assurés. Si vous dites non, vous reprendrez le chemin de la France, et nous serons à jamais séparés... oh! taisez-vous, maintenant... trois jours... encore trois jours de rêve...
Elle allait se laisser entraîner. Elle se domina et, plus froidement, ajouta:
—J'ai besoin de ces trois jours pour prendre mes dernières dispositions. Vous en avez besoin, vous, pour réfléchir avant de vous engager... dans trois jours, au moment de la nuit, chevalier... adieu!
A ces mots, elle disparut derrière une tenture, et Pardaillan vit entrer Myrthis, qui lui fit signe de la suivre. Il obéit, étourdi de ce qu'il venait d'entendre. Quelques minutes plus tard, il était dans la rue et regagnait l'auberge du Franc-Parisien.
«Que diable suis-je venu faire ici? murmura-t-il quand il fut seul et enfermé dans sa chambre. La tigresse est restée tigresse. J'aurais dû m'en douter... Trois jours! Je ferais bien de les mettre à profit pour prendre du champ... Bah! j'aurais l'air de fuir!...»
Cependant, Fausta s'était jetée sur un lit de repos, et, la tête enfouie dans les coussins, livide de l'effort qu'elle venait de faire pour se contenir, grondait:
—Rien! Rien! Rien! Pas un battement, pas un tressaillement!... Oh! oui, qu'il réfléchisse, car c'est sa vie qui est en jeu! Qu'il réfléchisse et prenne garde! Car, maintenant, c'est moi qui le tiens!...»
Que se passa-t-il au Palais Riant pendant ces trois journées? Quels préparatifs y furent faits? Quels ordres donna Fausta?... Dans le courant du troisième jour, d'étranges allées et venues se produisirent au rez-de-chaussée. Le soir venu, les vingt serviteurs qui étaient enfermés dans le palais, hommes ou femmes, en sortirent comme d'un lieu pestiféré, et s'éloignèrent en hâte. Dans le Palais Riant, il n'y eut que Fausta et sa suivante Myrthis.
La nuit venue, Pardaillan, selon sa promesse, se présenta à la petite porte du passage, et fut introduit par Myrthis. Seulement, cette fois, on lui fit monter un escalier dérobé, et on le conduisit au premier étage.