Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue
XLI
FIN DU PALAIS RIANT
—Madame, dit Pardaillan lorsqu'il fut en présence de Fausta, je vous dois une explication aussi franche que celles que nous avons eues déjà à diverses reprises. Je commence par vous dire ceci: demain matin, je reprendrai la route de France. Maintenant, j'ajoute: pendant ces trois jours, je me suis interrogé en toute conscience à l'égard des offres que vous avez bien voulu me faire, et à toutes mes questions je me suis répondu: non. Je suis venu à vous parce qu'il m'avait semblé sur le pont de Blois, d'abord, et ensuite chez ces pêcheurs de la Loire à qui vous fîtes un si magnifique présent, il m'avait semblé, dis-je, qu'un bouleversement s'était fait en vous, et qu'un rayon de lumière avait enfin pénétré les ténèbres de cette âme que je ne comprends pas. J'ai mal vu. J'ai mal pensé. J'ai conclu à tort que j'avais sans doute une influence sur votre esprit, et que, vous ramenant fraternellement à la bonté, je pouvais éviter bien des malheurs à vous-même et à d'autres. Non, je n'irai pas au château de Saint-Ange pour m'emparer de Sixte. Non, je ne commanderai pas vos deux mille reîtres pour tenir Rome sous votre pouvoir. Non, je ne serai pas le chef de l'armée que vous comptez rassembler. Et, les raisons, les voici: j'ai horreur, madame, de ces gens qui se mettent à la tête de cinquante ou soixante mille hommes pour piller, tuer, ravager, incendier, traverser des contrées comme des météores après le passage desquels il n'y a plus que dévastation.
—Ce sont là de pauvres raisons qu'un esprit politique tel que le vôtre doit tenir en piètre estime. Ce sont pourtant mes raisons. J'en ai d'autres. Et, si je passe du général au simple, si j'envisage le fait d'armes que vous me proposez, j'ai horreur de préparer un guet-apens contre un vieillard qui ne gêne en rien ma vie et ma liberté. Sa querelle avec vous ne me regarde pas. Lorsque j'ai eu à me venger de Guise, je l'ai guetté, je l'ai attendu, et je lui ai dit: «Défends-toi...» Et Guise, madame, comme Maurevert, savait tenir une épée. Mais Sixte! Pourquoi, de quel droit, pour quelle injure, pour quel attentat contre moi lui voudrais-je du mal? Il me reste deux choses à ajouter: c'est que je partirai heureux si je sais que nous nous séparons amis; et ensuite, c'est que, si ma franchise me vaut vôtre haine. Je ne serai jamais, moi, votre ennemi, résolu que je suis à oublier, et la nasse de fer, et les hommes de Guise lancés à mes trousses, et tout le reste, pour me souvenir seulement du pont de Blois.
Pardaillan s'arrêta et respira, soulagé; la sueur perlait à son front.
Fausta avait écouté Pardaillan les yeux fermés. Pas un frémissement n'avait agité le marbre de ce front pur, demeuré aussi serein que si elle eût entendu quelque flatterie de courtisan et de poète. Seulement, lorsque Pardaillan eut fini de parler, elle ouvrit les yeux, et, d'un geste nonchalant, frappa sur un timbre. Myrthis apparut aussitôt.
—Fais ce que je t'ai ordonné, dit Fausta.
Pardaillan remarqua que Myrthis pâlissait, et que ses lèvres s'agitaient comme pour une réponse: un regard, foudroyant de Fausta arrêta cette réponse, prête à sortir. Myrthis jeta un coup d'oeil étrange sur le chevalier, puis elle s'éloigna.
Pardaillan assura son épée, sa dague, et se tint prêt à tout événement. Une pensée rapide comme l'éclair venait d'illuminer son cerveau, et il se disait que Fausta venait de donner l'ordre de le tuer; sans aucun doute, il allait voir entrer une douzaine de spadassins chargés de le dépêcher...
Fausta, l'oreille aux aguets, parut écouter un bruit lointain.
—Madame, dit Pardaillan d'une voix assurée, mais basse et menaçante, quel est cet ordre que doit exécuter votre servante?
Fausta, en ce moment, cessait d'écouter. Elle tourna vers le chevalier un visage qu'il ne reconnut pas...
Tout ce que la passion déchaînée dans le coeur d'une femme peut avoir de splendide et d'affolant, de radieux et de terrible, éclatait, flamboyait sur ce visage; le sourire des lèvres pourpres, desséchées par la fièvre, tremblait comme un frisson d'amour surhumain; la lave du regard brûlait; la vierge pure, la vierge dédaigneuse et hautaine, par une transformation effrayante de soudaineté, devenait la plus impure et la plus rutilante des ribaudes... D'un seul geste, elle fit tomber sa robe de lin toute blanche, et sa miraculeuse nudité apparut aux yeux de Pardaillan ébloui, fasciné, éperdu, comme la sublime création de quelque Michel-Ange en délire...
Elle parla alors... Elle parla d'une voix de douceur étrange, rauque d'amour, haletante, brûlante...
—Je t'aime, dit-elle, je t'aime, et tu me repousses... Je t'aime, et tu m'as repoussée... Je t'aime, moi, la Vierge qui portait dans son âme orgueilleuse le souverain mépris de l'homme... je t'aime et je me donne à toi... prends-moi, je t'appartiens... je suis à toi tout entière, et j'ai juré que, pour une heure, tu serais à moi tout entier.
Elle jeta ses bras autour de son cou, l'enlaça étroitement...
«Fausta!...» bégaya Pardaillan insensé de cette passion qui le pénétrait comme le plus subtil des Poisons.
Elle approcha ses lèvres de ses lèvres... Un instant, dans un sinistre éclair de sa raison, le chevalier entrevit qu'il courait un effroyable danger... Mais, plus étroitement, avec une sorte de rudesse farouche, elle l'enlaça, et son étreinte se fit plus furieuse. Alors le chevalier haleta... Sa tête se perdit. Il oublia tout au monde. L'amour, pour une minute, l'amour pareil à une fleur monstrueuse qu'un soleil inconnu ferait éclore en un instant, l'amour, plein d'angoisse ef de vertige, s'empara de sa pensée, de son coeur, de son âme et de son corps...
«Vaincue! murmurait la vierge, vaincue par toi, j'obtiens dans ma défaite la plus éclatante victoire... écoute... Sais-tu ce que j'ai fait pour te posséder?...»
—Oh! balbutia le chevalier, qu'importe! Ce rêve qui s'ouvre à mes yeux éblouis efface tous les rêves...
—Il faut que tu saches... j'ai voulu, ta mort... oui, ta mort dans le premier baiser de passion que la vierge immaculée offre à un homme... Hier... oh! écoute... hier, des fascines ont été entassées dans la salle de ce palais... Myrthis a mis le feu, tu comprends?... Et, maintenant, ce palais brûle!... Myrthis est sortie en fermant toutes les portes... conçois-tu?... et, maintenant, nous sommes seuls... seuls au-dessus d'un immense brasier d'incendie... seuls dans un somptueux brasier d'amour!... Pardaillan! Pardaillan!... Tu m'aimes?...
—Je t'aime! bégaya Pardaillan. La mort!... Un brasier!... Soit!... Mourir ainsi, ce n'est pas mourir, c'est passer d'un rêve à des rêves inconnus...
Leurs lèvres s'unirent. Le temps s'écoula... une heure, peut-être... Pardaillan n'en eut pas conscience.
Lorsqu'il sortit de ce délire, lorsqu'il revint à lui, Pardaillan jeta des yeux hagards dans la chambre et il vit qu'une acre fumée l'emplissait en pénétrant par les fissures des portes. Il chercha Fausta près de lui et, avec un rire étrange, murmura:
—Mourir dans tes bras, mourir dans l'amour et les flammes!... Ce sera une belle fin de ma vie tourmentée!...
Et, près de lui, il ne trouva pas Fausta!... A son rire étouffé répondit un éclat de rire strident. Alors la raison rentra à flots pressés dans son esprit et, avec la raison, la terreur.
Pardaillan se souleva d'un bond. Il entendit les sifflements de l'incendie, les craquements des poutres, le grondement des rumeurs lointaines; et, dans le palais même, sous ces bruits énormes, le silence de toute créature vivante...
La hideuse vérité se présenta à lui tout entière... Il était enfermé avec Fausta dans le Palais Riant! Et le palais brûlait!... Il était seul avec elle! Et ils allaient mourir!...
Et, dans cette minute d'horreur, alors que déjà il suffoquait, ce fut une pensée de pitié, une pensée de pardon et et de dévouement qui se fit jour en lui et éclata dans ce cri:
—Fausta!... Fausta!...
La sauver!... Sauver la vierge qui avait voulu sa mort, qui le tuait, mais qui s'était donnée à lui!...
Ce même éclat de rire infernal lui répondit... et tout à coup il la vit... Il la vit dans la fumée, au fond d'une vapeur rousse et noire, pareille à un être de mystère, qui rentre dans le mystère; il la vit comme dans un éloignement, avec des lignes imprécises, un visage à peine deviné où flamboyaient les deux diamants noirs, les deux diamants funèbres de ses yeux, fantôme qui s'éteint, créature indéchiffrable, enveloppée d'énigme... Pardaillan s'avança, titubant, à demi aveuglé, et râla:
—Viens!... Fuyons!... Oh! je te sauverai!... Tu vivras!...
Et, du nuage de fumée, en même temps que l'éclair de ses yeux, sortit la voix de Fausta, la voix calme, glaciale, impérieuse, douce et rude, la voix souveraine:
—Je vivrai!... Oui, Pardaillan!... Mais, toi, tu meurs!... Vaincue tout à l'heure encore une dernière fois, je prends ma revanche, et c'est mon baiser d'amour qui t'assassine, puisque tu es invulnérable à l'acier!... Adieu, Pardaillan!...
A mesure qu'elle parlait, Fausta semblait s'éloigner, se confondre avec la fumée, se fondre dans le nuage, et sa voix elle-même s'affaiblissait... Au dernier mot, elle disparut tout à fait.
Pardaillan comprit qu'il allait mourir seul!... Mourir! oui! Car la fumée le suffoquait, les flammes rampaient sous la porte par laquelle il était rentré, et toute issue lui était fermée puisqu'une porte de fer le séparait dû chemin qu'avait pris Fausta. Pardaillan marcha résolument vers les flammes. Au moment où il allait atteindre la porte par où il avait pénétré dans cette chambre, cette porte s'écroula... Il recula...
Devant lui c'était le brasier immense, la fournaise rouge d'un escalier qui brûlait...
A cet instant, c'est-à-dire moins de dix secondes après la disparition de Fausta, à cet instant où Pardaillan comprenait qu'il allait sombrer, à cet instant un bruit effroyable domina tous les tumultes, dans ce choc énorme de bruits qu'était l'incendie... L'escalier s'écroulait!...
Et, à ce moment où Pardaillan vacillait, où il sentait sa tête tourner et où le vertige de la mort s'emparait de lui, tout à coup il respira plus facilement, comme si un grand coup de vent eût dissipé la fumée... et il vit... oui, de l'autre côté de cet abîme de l'escalier écroulé, sur un pan de mur noirci, il vit une fenêtre dont les vitraux venaient de sauter, dont les châssis venaient de tomber en même temps que l'escalier... Pardaillan se pencha davantage: il calcula l'espace qui le séparait de cette fenêtre...
Ce fut un instant d'horreur indescriptible.
Pardaillan se défit de son épée, de son pourpoint et recula jusqu'à la porte de fer... Et il s'élança!... Il s'élança au moment où le jet des flammes montait en se tordant en spirales pourpres...
L'instant d'après, il se trouva accroché au rebord intérieur de la fenêtre...
Il avait franchi l'abîme! Il avait sauté! Comment? par quelle prodigieuse détente de ses muscles prodigieusement tendus, par quel élan de folie admirablement calculée?...
Il était sur la fenêtre...
Au dehors, à ses pieds, très loin, une foule énorme grouillait, et ce fut, à ses yeux, dans cette tragique seconde, le panorama sublime, exorbitant, mystérieux et flamboyant de Rome, des clochers, des coupoles, des colonnes, des temples aux arêtes de pourpre dans la nuit noire... En dedans, c'était la cage de l'escalier, la fournaise, le palais qui flambait, les torrents de fumée noire et rouge, les crépitements les tumultes de l'effroyable bataille du feu, les grondements de tonnerre des pans de murs qui s'abattaient... la fin, la destruction de ce qui avait été le Palais Riant!...
Pardaillan posa les pieds sur une large corniche qui régnait le long des fenêtres à l'extérieur. Il respirait à pleins poumons.
Adossé au mur brûlant, la face tournée vers le vide, il avançait de côté... il allait... il s'écartait du foyer central... de plus en plus, le sang-froid lui revenait... il ne regardait pas le vide, il ne regardait rien. Brusquement, il atteignit le tournant de la corniche, et, ayant jeté les yeux un instant à ses pieds, il vit qu'il dominait le Tibre...
—Je suis sauvé, murmura-t-il.
Il était sauvé, en effet!... Cette partie du Palais Riant n'était pas encore atteinte par les flammes; à la première fenêtre qu'il rencontra, Pardaillan fit sauter les vitraux, sauta dans un escalier qu'il descendit en quelques bonds et se trouva dans une vaste salle dallée dont la porte du fond donnait sur le Tibre...
Il se jeta à la nage... Dix minutes plus tard, il abordait à une sorte de petit quai, et, un quart d'heure après, il rentrait à l'hostellerie du Franc-Parisien: tout le monde avait été voir l'incendie. Pardaillan put se glisser jusqu'à sa chambre, sans être vu...
Il se mit au lit et, presque aussitôt, s'endormit d'un sommeil de plomb.
Pardaillan fut réveillé par l'hôte en personne. Le chevalier l'envoya lui procurer un pourpoint, une rapière, un chapeau et lui demanda sa note. Le Parisien s'acquitta des commissions et revint avec une cargaison dans laquelle Pardaillan put faire son choix, tout en expliquant qu'il avait, dans la nuit, perdu ces objets de nécessité en se défendant contre une troupe de malandrins.
—Monsieur n'a pas vu le feu? demanda l'hôte, qui assistait au grand lever du chevalier.
—Non, dit Pardaillan, mais voici les dix écus et trois livres que porte votre note. Et, maintenant, voici un noble d'or pour que vous me racontiez l'incendie, car vous contez à merveille.
L'hôte se lança dans un pittoresque récit que Pardaillan écouta très attentivement.
—Mais figurez-vous, mon gentilhomme, dit-il en terminant, figurez-vous que ce palais qu'on croyait désert depuis Lucrèce Borgia, était habité... et, qui plus est, habité par une femme... une femme, monsieur, sur laquelle courent toutes sortes de bruits et qui était une façon de rebelle, en révolte ouverte contre l'autorité de notre Saint-Père...
—Vous dites «qui était»...
—C'est que cette femme a péri dans les flammes monsieur, à ce que tout le monde assure.
Pardaillan se détourna vivement, tandis que l'hôte continuait son élégante narration.
Le chevalier avait senti qu'il devenait tout pâle. Ainsi, Fausta était morte!... Morte de cette mort effrayante dans le brasier allumé par elle pour lui!...
Il secoua la tête en murmurant:
«Morte Fausta, mort le passé... tâchons de regarder dans l'avenir!»
Lorsqu'il fut à cheval, l'hôte lui offrit lui-même le coup de l'étrier, un verre d'un certain vin de Bourgogne qu'il gardait pour les grandes circonstances. Une demi-heure plus tard, Pardaillan trottait sur le chemin du retour.
Non, Fausta n'était pas morte. Au moment où Pardaillan s'éloignait de Rome, elle était enfermée et gardée à vue dans une chambre du château Saint-Ange avec sa suivante Myrthis. Myrthis, après avoir mis le feu aux fascines accumulées au rez-de-chaussée, était sortie en fermant les portes, selon les instructions qu'elle avait reçues, et avait attendu sa maîtresse, devant une porte basse à l'aile gauche que le feu ne pouvait que difficilement gagner. L'incendie se déclara, et Myrthis se désespérait lorsque la porte basse s'ouvrit. Fausta parut...
A ce moment, des gens, qui avaient rôdé autour de la suivante, s'approchèrent vivement, enveloppèrent les deux femmes, et l'un d'eux, passant sa main sur l'épaule de Fausta, lui dit à voix basse:
—Vous êtes la princesse Fausta! Depuis huit jours nous surveillons le palais. Au nom de Sa Sainteté, madame, je vous arrête. Veuillez nous suivre sans scandale, si vous voulez garder quelque chance de vous entendre avec le Saint-Père.
Fausta leva un regard flamboyant vers le ciel menaçant où l'incendie mettait l'effroyable splendeur de son immense lueur de brasier... en même temps, elle fut entraînée.
XLII
VENTRE SAINT-GRIS
Plus il s'éloignait de Rome, plus Pardaillan reprenait cet esprit d'insouciance raisonnée qui le faisait si fort dans la vie. Lorsqu'il rentra en France, la scène du Palais Riant ne vivait plus en lui que comme un rêve lointain. D'ailleurs, les étranges nouvelles qu'il recueillait en route, à mesure qu'il avançait, suffisaient à elles seules à donner un nouveau cours à ses pensées.
Il apprit que le vieux cardinal de Bourbon avait été proclamé roi de France sous le nom de Charles X, que Mayenne tenait Paris, qu'Henri III était aux abois, que le roi de Navarre tenait la campagne vers Saumur avec une forte armée, que Chartres, Le Mans, Angers, Rouen, Evreux, Lisieux, Saint-Lô, Alençon et d'autres villes étaient en état de révolte armée contre le roi légitime: bref, le royaume était à feu et à sang, et la grande bataille, la bataille définitive, commençait pour savoir à qui serait ce royaume.
Vers le 20 juin, il était à Blois. Là, il apprit que le roi, avec une armée bien réduite, campait entre Tours et Amboise. Le lendemain, il se mit donc à descendre la Loire et, au-delà d'Amboise, rencontra un fort détachement de royalistes battant l'estrade. A la tête de ce détachement, il reconnut Crillon à son cimier et piqua vers lui. Le brave capitaine poussa un cri de joie en revoyant le chevalier; il confia sa troupe à l'un de ses officiers et proposa à Pardaillan de le suivre au camp royal, ce qu'accepta le chevalier.
Il me paraît, capitaine, dit Pardaillan, que vous n'êtes pas parfaitement heureux?
—Si fait, mort diable, je suis heureux au contraire. Nous commençons la campagne, il va y avoir des coups à donner et à recevoir!
—Alors, vous soupirez de joie?
—Non, par la mortboeuf!
—Alors, vous êtes amoureux? »
Crillon souleva la visière de son casque et montra au chevalier un visage tout couturé d'entailles.
—Avec cette figure-là? fit-il en éclatant de rire. Non, chevalier, je soupire parce que je vois les affaires de mon pauvre Valois en fort vilaine posture. Ah! si vous vouliez, chevalier...
—Si je voulais quoi, capitaine?
—Eh bien, dit Crillon, les hommes de haute bravoure manquent autour du pauvre Valois que tout abandonne. Chevalier, si vous vouliez entrer au service du roi...
—Merci, dit Pardaillan, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais je veux rester libre.
—C'est votre dernier mot?...
Pardaillan s'inclina. Crillon demeura tout soucieux.
—Mais, reprit alors le chevalier, puisque tout le royaume est soulevé contre Valois, puisque, avec ses faibles ressources, il ne peut tenir tête à Mayenne, je sais bien ce que je ferais à sa place. Je chercherais des alliances. Henri de Béarn a une solide armée...
—Eh! pardieu! Valois ne le sait que trop, et ce n'est pas l'envie qui lui manque de crier au secours. Mais il a peur. Un refus du Béarnais serait une telle honte!... Chevalier, savez-vous que j'ai pensé à aller trouver moi-même le Béarnais? Mais s'il me refuse... le refus atteindra le roi, car je suis au roi!
—J'irais, moi, si cela peut vous plaire. Vous m'avez rendu service en me faisant accorder l'hospitalité par Ruggieri: mon tour est venu.
—Oh! vous êtes en avance, et je vous dois plus que vous ne me devez, dit Crillon. Mais, enfin, si vous consentiez...
—Je m'en charge, dit Pardaillan avec fermeté. Les propositions viendront du Béarnais à Valois...
—Mortboeuf! Si vous faisiez une chose pareille!... Le roi serait sauvé!...
—Vous croyez? fit Pardaillan avec un étrange sourire. J'y vais de ce pas. A une condition, pourtant: c'est que vous n'en parlerez pas au roi. Je me charge de mettre les deux Majestés en présence, voilà tout.
Dans la même journée, Pardaillan atteignit le camp du Béarnais qui, n'ayant pu entrer dans Saumur, s'était avancé dans la direction de Tours, pour surveiller de plus près les événements. Comme il approchait du camp, il vit deux officiers subalternes à tenue toute râpée et rapiécée qui, venant sans doute de pousser une reconnaissance, regagnaient leurs tentes au pas de leurs chevaux.
L'un d'eux, surtout, paraissait plus minable; il n'avait pas d'armure comme son compagnon; sa jaquette était trouée aux coudes; le pourpoint était usé aux épaules, sans doute par l'usage de la cuirasse; il portait un haut-de-chausses de velours feuille-morte, aussi usé que le reste du costume; seulement, deux détails apparaissaient dans cet ensemble et tranchaient sur le reste: ce cavalier portait, en effet, sur les épaules, un grand manteau écarlate, et, sur la tête, un chapeau gris à panache blanc.
L'autre cavalier portait sur la cuirasse une écharpe blanche, mais n'avait pas de panache à son casque.
Pardaillan s'était approché de ces deux officiers dans l'intention de leur demander le moyen de pénétrer dans le camp et de voir le roi de Béarn. Ils continuaient leur chemin sans faire attention à lui et causaient vivement entre eux avec cet accent pimenté qui ferait reconnaître un Gascon au milieu d'une armée.
—Messieurs, dit le chevalier en mettant sa monture à hauteur des deux hommes et en soulevant son chapeau, je désirerais pénétrer dans le camp.
Le cavalier au panache se retourna vers Pardaillan, qui le reconnut alors...
«Le roi de Béarn!» murmura-t-il en lui-même.
Le futur Henri IV jeta sur Pardaillan un regard plus rusé que profond.
—Pourquoi voulez-vous entrer au camp? fit-il d'un ton bref.
—Pour voir Sa Majesté le roi de Navarre.
—Et que lui voulez-vous, à Sa Majesté? fit le Béarnais d'un ton narquois.
—Lui faire une proposition qui l'intéresse seul.
—De quelle part?
—De ma part, monsieur, dit Pardaillan.
Le roi de Navarre tressaillit et considéra le chevalier avec plus d'attention. Sans doute cette physionomie à la fois étincelante et calme lui produisit une heureuse impression, car il reprit:
—Venez donc. Et je vous présenterai au roi, monsieur?...
—Le chevalier de Pardaillan qui vous rend mille grâces...
Le Béarnais fit un signe de tête et se mit à marcher. Pardaillan suivit. Au bout de dix minutes, le roi s'arrêta devant une grande tente, mit pied à terre et invita le chevalier à entrer avec lui.
—Monsieur, dit le Béarnais lorsqu'ils furent seuls, on ne parle pas ainsi au roi. Mais, si vous voulez me dire quelle est la proposition que vous voulez faire à Sa Majesté, je me charge de la lui transmettre.
—Sire, répondit Pardaillan qui s'inclina avec cette sorte de hautaine politesse qui n'était qu'à lui, je vois que nous sommes seuls. Je crois me connaître en courage. Je me permets donc, sire, de vous faire mon compliment, car, enfin, je pouvais être animé de mauvaises intentions...
—Ainsi, vous m'avez reconnu?
—A ce panache blanc auquel se rallient les braves dans la bataille, oui, sire.
Le roi eut un sourire, déposa le fameux chapeau de feutre gris sur une mauvaise table, s'assit sur une caisse, et reprit:
—Et, maintenant que je n'ai plus le panache, me reconnaissez-vous?
—Oui, sire, à la pauvreté de votre costume, à la richesse des pensées que je lis dans vos yeux.
—Ventre-Saint-Gris! fit le Béarnais, vous me plaisez fort, monsieur de Pardaillan.
—Sire, en 72, voilà de cela seize ans passés, j'ai entendu votre illustre mère, Mme d'Albret, m'honorer d'une bonne parole à peu près semblable à celle que vous venez de prononcer.
Le Béarnais se leva, plus ému qu'on n'eût pu l'attendre de lui.
—Ma mère, fit-il... l'an 1572... Pardaillan... attendez donc... Oh! seriez-vous ce Pardaillan qui, un jour d'émeute, sauva Mme d'Albret et qui...
—Sire, dit Pardaillan en souriant à son tour, je vois que vous m'avez reconnu aussi...
—Touchez là, monsieur! dit le roi de Navarre avec cette familiarité qui, plus tard, devait faire le plus clair de sa popularité.
Pardaillan serra dans la sienne la main que lui tendait le roi de Navarre, qui se mit à crier:
—Agrippa!... Holà!... Aubigné!...
L'officier qui escortait le roi au moment où Pardaillan les avait rencontrés apparut dans la tente.
—Agrippa, dit le Béarnais, fais-moi donc envoyer, s'il te plaît, une bonne bouteille de saumurois, afin que j'aie le plaisir de choquer mon verre contre celui de Monsieur que voici, et qui est un ami à moi, un ami de Madame ma mère...
L'officier jeta un regard d'étonnement sur Pardaillan et sortit. Bientôt, un soldat entra, déposa sur la table une bouteille et deux verres, puis disparut. Le Béarnais saisit lui-même la bouteille et, remplit les deux verres.
—Que pensez-vous, monsieur? demanda le roi.
—Que, si Votre Majesté est coutumière de cette simplicité royale, votre fortune est assurée, sire.
—Il serait temps que je fisse fortune, ventre-saint-gris! A votre santé, monsieur!
—A la vôtre, sire! dit Pardaillan.
—Fameux! dit le roi en claquant la langue, mais nous avons mieux aux environs de Nérac.
—J'en doute, sire, dit Pardaillan avec flegme; les vins de votre Midi sont jaunes, épais, et de lourde fumée au cerveau; ce petit Saumur tout pétillant et mousseux est une merveille... le vrai vin de France, sire!
—Ah! oui... un vin français! fit le Béarnais avec un sourire. Un vin qui ne sera jamais à moi!
—Il ne tient qu'à vous, sire!
—Et comment?... Voyons, vous êtes un hardi compère, à tel point que vous pouvez vous vanter d'avoir étonné le Béarnais. Parlez donc franchement. Si loin qu'aille votre franchise, ajouta-t-il, l'ombre de Jeanne d'Albret vous couvrirait. Ainsi donc, quelle est cette proposition?
—Sire, dit Pardaillan, je vous apporte la couronne de France et le droit d'attacher à vos domaines les vignobles de Saumur qui sont bien supérieurs à ceux de Nérac.
XLIII
DEUX DYNASTIES EN PRÉSENCE
—Expliquez-vous, monsieur, dit le Béarnais lorsqu'il fut un peu revenu de la stupeur que les derniers mots de Pardaillan lui avaient causée.
—Sire, dit Pardaillan, l'explication sera courte. Vous avez une armée assez forte par le nombre et par l'enthousiasme de vos soldats. Sûrement, ces officiers et ces soldats déguenillés sont capables de se faire tuer jusqu'au dernier à cause de votre panache blanc. Mais ils ne sont pas capables de vous conquérir le royaume de France, ou, l'ayant conquis, de vous le garder.
—Pourquoi, monsieur?...
—Parce qu'une armée telle que la vôtre peut détruire une armée, celle de Henri III, par exemple, puis une autre armée, celle de M. de Mayenne, puis d'autres armées encore. Mais, plus elle en détruira, plus il y en aura à détruire. Si bien qu'à la fin il ne vous restera plus de soldats, à moins que vous ne détruisiez jusqu'au dernier paysan de France, et, alors, sur quoi régnerez-vous?
—Mais pourquoi? Pourquoi, monsieur?
—Parce que vous vous heurtez à une passion, à la plus terrible, à la plus irréductible des passions: la passion religieuse.
Le Béarnais poussa un soupir et baissa la tête.
—Je crois, reprit Pardaillan, que Votre Majesté m'a compris.
—C'est d'une politique simple et large comme toute politique de vérité. Jamais je ne régnerai en France.
—Si fait, sire, vous régnerez, mais à deux conditions. La première: Henri de Valois représente en France un principe. On pourra tuer le roi, mais le principe a encore la vie dure. Même si on le découronne, la parole du roi de France aura force de loi pour une foule de seigneurs et de bourgeois disséminés un peu partout sur la surface du royaume. Si Henri III déclare que vous êtes apte à lui succéder, s'il vous désigne, demain, sire, la moitié de la France sera pour vous.
—Monsieur, dit le Béarnais qui se leva et se promena avec agitation, vous m'expliquez avec une aveuglante clarté des choses que je me suis dites mille fois avec des réticences. Mais enfin, pour que Valois me désigne, que faudrait-il faire?
—Profiter de sa situation embarrassée pour lui offrir une aide spontanée: aller le trouver et lui dire: «Mon frère, vous êtes malheureux, je viens à votre secours; vous n'avez pas de soldats, je vous amène les miens.»
—Et vous croyez que le roi de France accueillerait une telle ouverture? Monsieur, soyez franc. Oui ou non, venez-vous de la part de Henri III?
—Sire, dit Pardaillan, je viens de ma part, et c'est bien assez. Mais je réponds que le roi de France vous accueillera, et que, dans sa joie, il vous désignera pour son successeur... et Henri III, sire, est bien malade.
—Oh! si j'en étais sûr, murmura le Béarnais.
—Sire, je m'engage à vous accompagner jusqu'auprès de Henri III. Si vos offres sont repoussées, je consens à être passé par les armes!
—Soit!... Eh bien, supposons la chose faite. Me voici l'allié du roi de France. Il me désigne. Il meurt. J'ai pour moi la moitié de la France, comme vous disiez. Mais l'autre moitié! Devrai-je donc passer ma vie à faire la guerre civile?
—La guerre civile cessera quand l'autre moitié de la France vous acceptera; et cette deuxième moitié vous acceptera quand vous voudrez, fit tranquille ment le chevalier.
—Comment! comment! s'écria le Béarnais avec impétuosité.
—Sire, quand vous aurez été proclamé roi de France, quand vous aurez la moitié de la France pour vous, quand vous aurez bien constaté que la guerre civile n'avance pas vos affaires, alors, sire, vous vous ferez catholique.
—Jamais! dit le Béarnais, avec plus de force apparente que de conviction réelle: Renoncer à la religion de mes pères!...
—Pour assurer une couronne à vos enfants!
—Capituler ainsi devant ces Parisiens!...
—Eh! sire! Paris vaut bien une messe!
—Ventre-saint-gris! fit le Béarnais en éclatant de rire. Je répéterai le mot!...
—Quand vous irez à Notre-Dame!...
—Chut!... Ne parlons pas de cela... Parlons des secours que je puis porter à Henri III. »
«Bon! pensa Pardaillan. Il est déjà converti. Et dire que le dernier garde d'écurie de ce roi se ferait hacher menu plutôt que de renoncer à la religion de ses pères, comme il disait!»
—Monsieur, reprit le roi, vous êtes mon hôte pour quelques jours. Je vais expédier M. d'Aubigné au camp du roi de France.
—Bon!... Il me garde prisonnier. Mais je m'en irai si je veux... Oui, mais je veux voir la fin de la comédie. Sire, ajouta tout haut Pardaillan, j'accepte l'hospitalité que Votre Majesté veut bien m'offrir jusqu'au moment où elle se sera entendue avec l'autre Majesté...
Une heure plus tard. Agrippa d'Aubigné partait pour le camp de Henri III, porteur des propositions d'alliance du Béarnais. Le lendemain soir, il était de retour et apportait la réponse de Valois: le roi de France donnait rendez-vous au roi de Navarre au château de Plessy-lès-Tours.
La nouvelle se répandit aussitôt dans le camp huguenot. Le Béarnais prit immédiatement ses dispositions. Il annonça qu'il partirait avec vingt officiers et cent hommes d'armes. Le reste de l'armée suivrait sans se hâter. Le roi, le lendemain, partit avec la faible escorte qu'il avait indiquée, tandis que son armée s'ébranlait lentement. Pardaillan trottait parmi les officiers du roi. Le roi, parfois, l'appelait près de lui et l'interrogeait.
Lorsqu'on arriva devant le château de Plessis, on vit que toute l'armée de Henri III était campée là.
Henri III attendait dans le jardin, vêtu d'un magnifique costume de satin blanc, portant au cou le grand collier de l'ordre dont il était le fondateur, appuyant sa main sur une poignée d'épée toute constellée de diamants, et les épaules couvertes d'un court manteau de soie cerise. Derrière lui, sur quinze ou vingt rangs de profondeur, ses courtisans et ses officiers, revêtus de leurs habits de cérémonie, lui formaient un cadre d'une splendeur étrange. En arrière de cette masse de costumes chatoyants, à gauche et à droite, un double rang de hallebardiers en costume de cour, majestueux et imposants, fermaient trois côtés d'un grand carre dont un seul était ouvert. Enfin, derrière les hallebardiers, trois régiments en tenue de campagne: au fond, les arquebusiers; à droite et à gauche, les pertuisaniers. Au milieu de cette énorme mise en scène que contemplait la foule, Henri III, seul dans un espace vide, attendait immobile.
Le Béarnais s'avança, suivi de son escorte de trois hommes poussiéreux de la route qu'ils venaient de faire. D'un geste, il arrêta ses trois compagnons, et s'avança seul.
Un silence de plomb s'abattit sur toute cette cour et sur le peuple attentif, lorsque le Béarnais s'arrêta à trois pas de Henri III, tout seul, avec son vieux pourpoint usé, son chapeau gris orné d'une médaille, ses bottes aux semelles éculées, aux éperons rouillés.
Brusquement, le Béarnais ouvrit ses bras. Henri de Valois, la poitrine oppressée, fit trois pas rapides et s'y jeta en murmurant:
—Mon frère! Ah! mon frère!... je suis bien malheureux!...
A ce spectacle, un frémissement prolongé parcourut les rangs de la cour et des soldats, gagna le peuple, s'accentua comme le bruit des feuilles quand vient le coup de vent, monta, gonfla et, soudain, tandis que toutes les têtes se découvraient, éclata une immense acclamation: «Vive le Roi!...» Et alors, à ce cri qu'il n'avait pas entendu depuis bien longtemps, Henri III se mit à pleurer.
—Eh! ventre-saint-gris! fit joyeusement le roi de Navarre, prenez courage, mon frère! Avec l'aide de mes montagnards, je vous ramènerai dans Paris, jusque dans votre Louvre.
L'alliance était consommée; cette alliance devait conduire le Béarnais sur le trône et instaurer la dynastie des Bourbons.
Trois jours plus tard, les deux armées combinées marchaient ensemble, repoussaient à Tours les troupes de Mayenne, marchaient sur Paris, et établissaient leurs quartiers depuis Saint-Cloud jusqu'à Vaugirard. Paris, terrifié de ces succès foudroyants, allait succomber...
XLIV
JACQUES CLÉMENT
Pardaillan avait suivi jusqu'à Saint-Cloud les alliés en spectateur indépendant et curieux d'examiner quelque temps le résultat d'une alliance qui était son oeuvre.
Mais c'est en vain que le Béarnais et Henri III le firent chercher. Le Béarnais, par du Bartas, lui fit offrir un poste dans son conseil intime. Et il le lui offrit, dit du Bartas, comme au plus fin et au plus loyal diplomate qu'il eût connu. Pardaillan se mit à rire et répondit qu'il avait déjà assez de mal à se conseiller lui-même. Henri III lui fit offrir par Crillon une épée de maréchal dans ses armées. Mais Pardaillan répondit qu'il prétendait se contenter de sa bonne rapière.
Le 2 août, après avoir dîné avec Crillon et du Bartas, Pardaillan leur fit ses adieux en leur disant qu'il partait pour un lointain pays. Les deux officiers le pressèrent en vain de rester et, voyant qu'il était inébranlable, le serrèrent dans leurs bras. Pardaillan monta à cheval et, franchissant le pont de Saint-Cloud, se dirigea vers Paris, sans savoir du reste s'il y pourrait rentrer. D'ailleurs, sa pensée n'était pas fixée. S'il parvenait à entrer dans Paris, il comptait simplement se reposer deux ou trois mois à l'auberge de la Devinière. Il était riche grâce à Marie Touchet.
Pardaillan, donc, s'en allait au pas de son cheval, tout pensif, tantôt rêvant à son passé si rempli, et tantôt a cet avenir qui se trouvait si vide.
A ce moment, et comme le soleil déclinait à l'horizon, son cheval fit tout à coup un écart. Jetant les yeux autour de lui, il vit que, ce qui avait effrayé sa bête c'était un homme qui venait de s'arrêter devant lui et lui souriait. Cet homme portait le costume des Jacobins. Pardaillan tressaillit en reconnaissait Jacques Clément.
—Où allez-vous ainsi, cher ami? s'écria Jacques Clément d'une voix si claire, si sonore et joyeuse que Pardaillan en fut stupéfait et songea:
—Allons, il a renoncé! Je vais à paris, fit-il tout haut. Jamais je ne vous ai vu un pareil sourire aux lèvres. Vous êtes donc heureux?
—Au-delà de toute expression, mon ami, mon cher ami...
—Ah! ah! fit le chevalier étourdi, et d'où venez-vous ainsi?
—De l'amour, dit Jacques Clément
—Mort diable, à la bonne heure!... Et où allez-vous de ce pas?
—A la mort, dit Jacques Clément.
Pardaillan demeura soudain glacé. Il regarda mieux le moine. Et dans ses yeux brillants, il entrevit un abîme. Sous cette coloration du visage, il vit la pâleur spectrale d'un homme qui fait le sacrifice de sa vie.
—Mais, reprit Jacques Clément en clignant des yeux d'un air malicieux, comment entrerez-vous à Paris? Allons, laissez-moi vous rendre un tout petit service Prenez cette médaille; avec cela, non seulement vous pourrez franchir les portes, mais passer partout dans Paris.
Pardaillan prit la médaille. Il posa sa main sur l'épaule du moine;
—Écoutez-moi, dit-il.
—Taisez-vous! interrompit sourdement Jacques Clément dont les yeux s'éteignirent soudain et devinrent vitreux. Rien au monde, rien, entendez-vous, ne peut m'empêcher d'aller où je vais!
Pardaillan jeta un coup d'oeil sur le moine et, sur ce visage enflammé, lut une si implacable résolution qu'il comprit qu'en effet toute parole serait vaine. Il fit donc en peu de mots ses adieux à Jacques Clément, remonta sur son cheval et se mit en route vers Paris, où ce fut en effet grâce à la médaille du moine qu'il put entrer sans difficulté.
Il faut savoir que le Parlement de Paris avait été arrêté en masse un mois environ après la mort du duc de Guise.
Or, pendant les mois qui suivirent, les malheureux conseillers, n'ayant plus d'espoir d'être mis en liberté par le roi, passèrent leur temps a essayer de correspondre avec lui. Mais ils étaient étroitement surveillés. Enfin, à la fin de juillet, un conseiller malade demanda un confesseur. Ce confesseur fut un capucin que le conseiller sonda adroitement. Le capucin avoua qu'il était au roi dans l'âme. Le conseiller avoua alors qu'il n'était pas malade, et demanda au confesseur s'il voulait se charger de faire parvenir au roi un certain nombre de lettres.
Le capucin accepta avec enthousiasme, partit en cachant les lettres sous son froc et... les porta tout droit chez Mayenne où se tenait un conseil auquel assistait la duchesse de Montpensier. Ceci se passait le 31 juillet. Le duc de Mayenne lut tout haut les lettres, et ajouta qu'il fallait les brûler.
—Il faut les envoyer à Valois! s'écria la duchesse de Montpensier. Messieurs, je réponds que nous sommes sauvés, que dans trois jours Paris ne sera plus assiégé, et que demain nous pourrons prier le diable pour l'âme d'Hérode!
Dans la soirée même, Jacques Clément avait les lettres. Marie de Montpensier resta avec lui cette nuit-là et une partie de la journée du lendemain, et sans doute elle employa activement ces heures à développer un plan de meurtre que le jeune moine finit par comprendre, car il se mit en route...
Ce sont ces lettres des conseillers toujours enfermés à la Bastille que Jacques Clément portait à Saint-Cloud. Mais il portait aussi le poignard que, sur le coup de minuit, dans la chapelle des Jacobins, un ange avait jeté à ses pieds.
Arrivé à Saint-Cloud, le premier soin de Jacques Clément fut de s'enquérir du roi. Le roi était à Meudon ou le Béarnais avait établi son quartier Le moine se fit montrer la maison qu'habitait Henri de Valois. L'entrée en était gardée par cinquante hommes.
Jacques Clément attendit non loin de cette porte jusqu'à onze heures du soir, heure à laquelle il vit déboucher dans la rue une nombreuse troupe de cavalerie précédée et flanquée de porteurs de torches Cette troupe s'avança au grand trot, dans un grand bruit de sabots et d'armes... Jacques Clément vit tout à coup le roi qui mettait pied à terre; sa figure fardée lui apparut dans la lumière des torches, tandis que les gens de l'escorte se rangeaient en demi-cercle et rendaient les honneurs.
Le moine, tout fiévreux, coucha cette nuit-là dans une grange voisine.
A l'aube, comme les trompettes sonnaient, comme tout s'ébrouait et s'éveillait dans le vaste camp Jacques Clément se leva. Il grelottait et claquait des dents. Il s'aperçut alors que cette grange où il venait de passer la nuit attenait à une auberge. Il entra dans la salle de l'auberge, où une servante allumait le feu, et se fit servir une bouteille dont il but la moitié. Puis, ayant payé, il sortit et se mit à errer dans Saint-Cloud.
Vers neuf heures du matin, il se trouvait devant la porte du logis royal. A chaque instant, des courriers y arrivaient ou en sortaient. Jacques Clément demeura une heure à considérer ces allées et venues, ce mouvement qui se faisait autour de la maison. Il marcha à la porte du logis.
—Au large! cria la sentinelle en croisant sa pique.
—Je veux voir le roi! cria Jacques.
A ce moment, Henri III passait dans l'entrée de la maison, d'une pièce à l'autre.
—Que veut cet homme? demanda-t-il à un officier.
—Je vais m'en enquérir, sire, répondit l'officier.
—Que voulez-vous, mon digne père? demanda l'officier en s'approchant de Jacques Clément.
—Parler au roi, dit le moine d'une voix ferme.
—On n'entre pas ainsi chez Sa Majesté.
—Je viens de Paris, dit alors Jacques Clément; au péril de ma vie, j'apporte au roi des lettres importantes.
—Des lettres de Paris! Oh! c'est différent!... Donnez, messire, donnez!...
Jacques Clément tira de son froc un paquet de sept ou huit lettres, en prit une au hasard et la tendit à l'officier en lui disant:
—Que le roi lise celle-ci. S'il trouve que cela en vaille la peine, il m'appellera; mais je jure que c'est moi seul qui lui remettrai les autres.
L'officier, persuadé que le moine ne voulait pas manquer une bonne occasion de récompense, approuva d'un signe de tête et porta la lettre à Henri III... Quelques minutes, Jacques Clément demeura devant l'entrée, sous l'oeil des gardes. L'officier reparut et lui fit signe... le moine se redressa.
Dans la pièce où on l'introduisit, il vit Henri III assis dans un fauteuil et entouré d'une dizaine de ses principaux officiers. Le roi jeta à peine un coup d'oeil sur le moine, et, d'un ton nonchalant, demanda:
—Il paraît que vous avez d'autres lettres? Donnez.
—Sire, fit Jacques Clément d'une voix contrainte, basse et rauque, une voix qui fit frissonner les assistants, sire, les lettres ne sont rien, ce que j'ai à vous dire est tout.
—Parlez donc... vous venez de Paris?... vous êtes entré à la Bastille?
—Sire, je ne puis parler que seul à seul avec Votre Majesté. Ce que j'ai à dire est d'une importance mortelle...
Henri III fit un geste. Les officiers hésitèrent. Mais le roi, muet, répéta le geste; ils sortirent Jacques Clément les suivit des yeux... la porte se ferma.
—Voici les lettres, sire, dit Jacques Clément qui tendit un paquet.
Le roi commença à décacheter et à lire la première en disant:
—Bien... très bien... Oh! mais c'est admirable... Et vous, messire, qu'aviez-vous à ajouter?... Je vous...
Un cri terrible jaillit de la gorge du roi, interrompant sa phrase: il venait de voir un poignard dans la main du moine, et le moine, le visage convulsé, effrayant, se penchait sur lui en grondant:
—Hérode! J'ai à te dire de par Dieu que ta dernière heure est venue!...
Au même instant, Henri III sentit comme un froid le pénétrer au ventre. Il voulut se lever et retomba en même temps, il s'aperçut qu'il était inondé de sang et qu'il portait au bas-ventre un poignard enfoncé jusqu'au manche; le moine n'avait fait qu'un geste et s'était reculé, les bras croisés...
Tout cela, depuis la remise des lettres, avait à peine duré trente secondes, et déjà, au cri poussé par le roi, la chambre se remplissait d'officiers et de gardes qui saisissaient le moine.
—Sire! demanda Crillon, qu'y a-t-il? Cet homme vous a-J-il insulté?
Alors tous virent ce qu'ils n'avaient pas aperçu d'abord, le poignard enfoncé dans le ventre du roi qui, d'une voix éteinte, murmura:
—Ah! le méchant moine!... il m'a tué!...
Dans le même moment, Jacques Clément tomba, assommé par un coup de masse que lui porta un garde: un autre lui déchargea son pistolet à bout portant dans l'oreille, trois ou quatre, autres le lardèrent de coups d'épée; en une minute, ce corps ne fut plus qu'une plaie affreuse, et, tout pantelant encore, fût traîné dehors, livré à la foule énorme qui accourait, déchiqueté, démembré, réduit en bouillie.
Cependant, des courriers partaient dans toutes les directions; une heure plus tard, le roi de Navarre arrivait, ventre à terre, et sautait d'un bond dans la chambre où Henri III, étendu sur un lit de camp, était évanoui, tandis que deux chirurgiens pansaient la blessure...
Alors, un morne silence tomba sur le camp...
Ce ne fut que dans la soirée que Henri III reprit connaissance. Il déclara courageusement à tous ceux qui l'entouraient que ce n'était rien, qu'il avait la vie dure et qu'il en reviendrait. Puis, il ordonna qu'on le laissât seul avec le roi de Navarre et qu'on lui apportât de quoi écrire.
—Sire, dit Henri d'une voix ferme...
—Mon frère! interrompit le Béarnais en pleurant.
—Sire!... écoutez-moi. Je vais mourir. J'ai une heure de vie environ. C'est suffisant pour rédiger l'acte qui vous désigne pour mon unique successeur au trône de France!...
Et, saisissant la plume, il ajouta avec un sourire:
—Le roi va mourir... vive le roi!...
XLV
LA BONNE HÔTESSE
Pardaillan, comme nous l'avons dit, était entré dans Paris, et, grâce à la médaille que lui avait remise Jacques Clément, avait pu circuler. Il put parvenir jusqu'aux Deux-morts-qui-parlent, un cabaret qu'il avait autrefois fréquenté, lorsqu'il était tenu par la digne Catho. C'était une auberge de bas étage et très mal famée. Ribaudes et coupe-jarrets, telle était sa clientèle.
Il demeura deux jours enfermé là, riant et plaisantant avec les hôtes peu recommandables de l'endroit, et réfléchissant parfois à ce qu'il allait devenir.
Au fond, Pardaillan se sentait sollicité par deux résolutions qui ne le satisfaisaient ni l'une ni l'autre; la première, c'était d'accepter l'hospitalité qui lui avait été offerte à Orléans par Charles d'Angoulême et sa mère; la deuxième, c'était, comme il l'avait promis à Huguette, et comme il y songeait lui-même, d'aller se reposer à la Devinière. Il écarta promptement la première solution. Et, quant à la deuxième, il demeura en suspens.
Le matin du troisième jour, Pardaillan sortit à pied et s'en alla à la Devinière. Paris était en rumeur.
Une joie énorme éclatait par les rues. On dansait, on tirait des bombardes; les gens portaient des écharpes vertes, couleur d'espérance, qui avaient été distribuées par Mme de Nemours et sa fille, la duchesse de Montpensier... Cette joie, ces écharpes vertes, ces danses, ces clameurs, cette ivresse de tout un peuple, c'était Paris qui portait le deuil de la dynastie des Valois. Aux premiers cris qu'il entendit, Pardaillan comprit que c'était fait. On vendait des placards où était imprimé le portrait de Jacques Clément, martyr et sauveur du peuple.
—Pauvre malheureux! songea le chevalier, en voilà un qui aura payé cher quelques baisers de la boiteuse... oh! oh! que diable s'est-il passé à la Devinière?
Il était arrivé rue Saint-Denis, devant le perron de la fameuse auberge. La porte de la cuisine était murée. Au lieu de la porte vitrée qui surmontait le perron, c'était une belle porte en chêne plein, ornée de clous. Le perron lui-même était modifié et enrichi d'une belle rampe en fer forgé; l'enseigne avait disparu; la maison repeinte, avec des fenêtres neuves, tout avait un air bourgeois des plus cossus. Pardaillan demeura dix minutes tout étourdi et quelque peu chagrin.
«La Devinière n'est plus! fit-il dans un soupir. Voilà bien la gloire de ce monde!...»
Il allait se retirer, tout triste, lorsque, sur le côté gauche de la belle porte en chêne, il remarqua une plaque de marbre sur laquelle était gravée une inscription. Il s'approcha curieusement et lut ces mots:
LOGIS PARDAILLAN
—Logis Pardaillan! répéta le chevalier avec stupeur. Ah ça! j'ai un logis à Paris, moi? Et je n'en savais rien!
Il escalada le perron et heurta le marteau. Une accorte servante ouvrit aussitôt, l'examina un instant et le pria d'entrer.
Et il entra dans la grande salle où une nouvelle surprise le fit cligner des yeux: en effet, si l'auberge n'était plus auberge à l'extérieur, elle l'était encore et plus que jamais à l'intérieur: rien n'était changé à la grande salle. C'étaient les mêmes tables en chêne noirci par le temps, les mêmes chaises à dossiers sculptés, les mêmes cuivres accrochés et reluisant comme de l'or; et, au fond, la même cuisine, avec le même âtre où flambait un bon feu; Pipeau, le vieux chien Pipeau, se roulait à ses pieds et se lamentait de joie, et Huguette, la bonne hôtesse, apparaissait, souriante, les bras nus, l'accueillait en bonne hôtesse en lui disant:
—Ah! monsieur le chevalier, c'est donc vous?... Vite, Margot, une bonne omelette pour M. le chevalier qui doit avoir faim; vite, Gillette, à la cave, car M. le chevalier doit avoir soif...
Et Huguette s'avançait, les mains tendues, vers Pardaillan, qui l'embrassa sur les deux joues.
—Voyons, chère amie, dit alors le chevalier, je n'ai pas faim et je ne mangerai pas votre omelette; je n'ai pas soif et je ne boirai pas votre vin; mais je suis affamé, assoiffé de curiosité, expliquez-moi donc...
—Tout ce que vous voudrez, fit Huguette en souriant.
Et, tout à coup, elle rougit, puis elle pâlit, son sourire devint triste et inquiet; et ce fut d'une voix plus tremblante qu'elle ajouta;
—Voyons, que voulez-vous savoir?
—Vous avez donc fermé la Devinière?
—Mon Dieu, oui, monseigneur... J'ai acquis une honnête aisance, et j'ai pensé... cette idée-là m'est venue un soir, au coin du feu, en regardant Pipeau... j'ai pensé que je ne voulais, plus être l'hôtesse dont le logis est ouvert à tout venant. Mais, si la Devinière n'existe plus pour personne au monde, j'ai voulu qu'elle existât toujours et que toujours, moi vivante, elle fût le bon gîte pour quelqu'un qui m'a promis de venir s'y reposer... Monsieur le chevalier, ajouta-t-elle en relevant la tête et en fixant sur lui ses beaux yeux humides de larmes, la Devinière n'est plus l'auberge de la rue Saint-Denis, elle est la bonne auberge réservée à vous seul, elle est... le logis de Pardaillan...
Que voulez-vous, lecteur? Cette fidélité, cette constance d'une si jolie naïveté, cette touchante délicatesse, cette idée adorable de fermer l'auberge et d'en faire tout de même une auberge réservée à lui seul... et puis l'hôtesse était charmante... et puis Pipeau le sollicitait de ses jappements plaintifs et joyeux... et puis ce coin lui faisait revivre au coeur toute la poésie de sa jeunesse... bref, mon cher lecteur, Pardaillan ouvrit ses bras. Huguette s'y jeta toute tremblante et pleura longtemps.
Un mois plus tard eut lieu le mariage d'Huguette, la bonne hôtesse, avec le chevalier de Pardaillan. Et Huguette fut glorieuse, et heureuse, et fière et extasiée d'avoir un tel mari, c'est ce qu'il est à peine besoin d'affirmer. Quant à Pardaillan, il fut assez généreux pour se montrer plus heureux encore que Huguette. Il avait accroché sa rapière dans sa chambre, et ce n'est que lorsqu'il était seul qu'un soupir lui échappait parfois, et alors il s'interrogeait, il était bien forcé de s'avouer que ce bonheur paisible ennuyait un peu le chevalier errant, l'aventurier, le chercheur d'inconnu qu'il n'avait cessé d'être...
Au mois de décembre suivant. Pipeau mourut d'ans et de félicité. Il mourut des suites d'une indigestion, ayant un soir dévoré une dinde que, fidèle à ses vieux instincts de maraudeur, il avait volée dans un placard...
La pauvre Huguette ne devait pas jouir longtemps du bonheur qu'elle s'était créé par sa gentillesse et sa gracieuse constance. A peu près à l'époque où mourut Pipeau, elle gagna un refroidissement et déclina rapidement. Pardaillan s'installa à son chevet et soigna la bonne hôtesse, non pas même comme un bon mari ou un bon frère, mais comme un amant passionné.
Si bien qu'Huguette eut une agonie merveilleuse de bonheur. Malgré tout, elle avait jusque-là douté de l'amour du chevalier. En le voyant si désespéré, si empressé aux mille soins de sa maladie, toujours là, toujours s'ingéniant à la consoler, à la faire rire, à lui prouver qu'elle vivrait et serait heureuse, elle ne douta plus et, dès lors, elle fut en effet parfaitement heureuse.
—Ah! cher ami, murmurait-elle parfois, que ne puis-je mourir cent fois pour avoir cent agonies pareilles!...
Elle mourut pourtant, la bonne hôtesse!... Elle mourut, souriante, le visage extasié de bonheur et d'amour, elle mourut dans un baiser que son cher, son grand ami, comme elle disait, imprima sur sa bouche, à l'instant suprême.
Le chevalier ferma pieusement ces yeux qui tant de fois lui avaient souri. Il pleura pendant des jours et des jours. Un mois après la mort d'Huguette, Pardaillan ouvrit le testament qu'avait laissé la bonne hôtesse.
—Je laisse mes biens, meubles et immeubles, à mon bien cher époux le chevalier de Pardaillan...
C'est par ces mots que commençait le testament. Suivait rémunération desdits biens, meubles et immeubles, dont le total faisait la somme ronde de deux cent vingt mille livres.
Pardaillan parcourut alors ce qui avait été l'auberge de la Devinière et assembla quelques menus souvenirs, notamment un petit portrait d'Huguette, qu'il fit enfermer dans un médaillon d'or. Puis, il se rendit chez le premier tabellion, lui montra le testament et lui déclara qu'à son tour il faisait don desdits biens, meubles et immeubles, aux pauvres du quartier Saint-Denis.
L'auberge de la Devinière fut donc transformée en un hospice pour vieillards et indigents. Pardaillan avait stipulé que la grande salle et la cuisine demeureraient intactes et qu'une partie des rentes serait affectée à la confection quotidienne d'une bonne soupe qui serait distribuée gratuitement aux misérables sans feu ni lieu.
Ayant ainsi arrangé son affaire, Pardaillan monta à cheval et sortit de Paris.
C'était par une soirée de février; un petit vent piquant lui égratignait le visage; il trottait sur la route, et les sabots de son cheval résonnaient sur la terre durcie par la gelée.
Où allait-il?...
Il ne savait pas... il allait, voilà tout!...
Quelquefois, il murmurait ce mot qui semblait contenir toute sa pensée et résumer son passé, son présent, son avenir... un mot qu'il prononçait sans amertume, avec une sorte de joie et de fierté:
«SEUL!...»
Le soleil se coucha. Le soir tomba. Le paysage était mélancolique et brumeux. L'espace s'étendait devant lui... Pardaillan s'enfonça vers les lointains horizons. Peu à peu, sa silhouette s'effaça au fond de l'inconnu.
XLVI
En ce même mois de février, il se passa à Rome un événement que nous devons signaler. Au château Saint-Ange, dans une chambre pauvrement meublée, sur un lit étroit, une femme était couchée. Ses yeux de mystère songeurs et fixes, les yeux de cette femme à la tête sculpturale, à l'opulente chevelure noire dénouée sur les épaules de marbre, les yeux de cette femme aux attitudes de force et de grandeur, même dans cette heure où elle gisait, abattue par la nature, elle qui avait rêvé le triomphe sur l'humanité, ses yeux de diamants funèbres s'attachaient, graves, profonds, sur un enfant qui dormait près d'elle, un enfant, un tout petit être solide, musclé, aux poings énergiquement fermés. Une servante, penchée sur le lit, regardait.
Cette chambre était une prison. Cette servante, c'était Myrthis. La femme couchée, c'était Fausta. L'enfant, c'était le fils de Fausta et de Pardaillan.
Fausta, arrêtée par les sbires de Sixte dans la nuit de l'incendie du Palais Riant, avait été enfermée au château Saint-Ange où, pour unique faveur, on lui avait accordé de garder Myrthis près d'elle.
Sixte rassembla un concile secret qui eut à juger la rebelle. Plus de deux cents questions furent posées à ce tribunal exceptionnel. A toutes les questions, il fut répondu à l'unanimité que Fausta était coupable. En conséquence, au mois d'août 1589, elle fut condamnée à être décapitée, puis brûlée et ses cendres jetées au vent. Ce fut le 15 août que cette sentence fut communiquée à Fausta, dans la chambre où elle était détenue prisonnière. Elle l'écouta sans un frémissement. L'exécution devait avoir lieu le lendemain matin.
Quand les juges se furent retirés, Myrthis s'agenouilla en sanglotant aux pieds de sa maîtresse et murmura:
—Quel horrible supplice! ô maîtresse, est-il possible!...
Fausta sourit, releva sa suivante, tira de son sein un médaillon d'or qu'elle ouvrit, et en montra l'interieur à Myrthis.
—Rassure-toi, dit-elle, je ne serai pas suppliciée; ils n'auront que mon cadavre; vois-tu ces grains? Un suffit pour endormir, et on dort plusieurs jours; deux endorment aussi, mais on ne se réveille plus; trois foudroient en un temps plus rapide que le plus rapide éclair, et on meurt sans souffrance.
—Maîtresse, dit Myrthis, vous morte, ma vie ne serait plus qu'une agonie; il y a trois grains pour vous et trois pour votre fidèle servante.
—Soit, dit simplement Fausta. Apprête-toi donc à mourir comme je vais mourir moi-même.
Fausta versa les trois grains de poison dans une coupe et trois dans une autre coupe. Myrthis s'apprêta à verser un peu d'eau dans les coupes... A ce moment, Fausta devint affreusement pâle, un tressaillement prolongé la secoua jusqu'au fond de son être, elle porta les mains à ses flancs, et un cri rauque, un cri où il y avait de l'angoisse, de la terreur, de l'étonnement, de l'horreur, jaillit de ses lèvres blanches...
—Arrête! gronda-t-elle. Je n'ai pas le droit de mourir encore!...
Les six grains de poison furent remis dans le médaillon d'or que Fausta cacha dans son sein.
Toute la nuit, Fausta parut s'interroger, écouter en elle-même, et, doucement, de ses mains, elle caressait ses flancs; et son visage exprimait tantôt un étonnement infini, tantôt un sombre désespoir, et tantôt une sorte de ravissement...
Le matin, des pas nombreux s'approchèrent de la porte, et Myrthis, ignorant ce qui se passait dans l'être de Fausta, se reprit à pleurer, car on venait chercher sa maîtresse pour la conduire au supplice. C'étaient les juges, en effet, les juges et les gardes et le bourreau. L'un des juges déplia un parchemin et fit une nouvelle lecture de la sentence. Alors, le bourreau s'avança pour se saisir de Fausta et l'entraîner. Mais elle l'écarta d'un geste, et, sereine, glaciale, orgueilleuse, telle qu'elle avait toujours été, elle prononça:
—Bourreau, il n'est pas temps encore de remplir ton office. Juges, vous ne pouvez me tuer encore... Parce que vous ne pouvez tuer deux vies, n'en ayant condamné qu'une, parce que mes flancs portent une vie nouvelle qui échappe à votre justice, parce que je ne suis plus la vierge, parce que je vais être mère!...
Les juges s'inclinèrent et sortirent. C'était en effet une loi sacrée, dominant toutes les lois dans tous les pays d'Europe, qu'une femme enceinte ne pût être exécutée... Sixte-Quint obtint du tribunal qui avait condamné la rebelle qu'il ne lui fût pas fait grâce de la vie, mais qu'il fût sursis à l'exécution jusqu'à la naissance de l'enfant. Cette sentence nouvelle fut communiquée à Fausta vers la fin de septembre: elle l'accueillit en souriant...
Il y avait trois jours que l'enfant était né. Tout, dans ce petit être, dénonçait une étrange vigueur, un furieux appétit de la vie; il fermait les poings, se raidissait, criait comme d'autres enfants à trois mois;
Fausta fit signe de la tête que c'était bien, jeta un coup d'oeil sur le verre de poison qui était sur une petite table à portée de sa main, et alors, pour la première fois, elle prit l'enfant dans ses bras. L'enfant s'éveilla et ses yeux clignotants parurent regarder... et alors Fausta lui parla:
—Fils de Fausta... fils de Pardaillan... que seras-tu?... Te dresseras-tu un jour devant ton père?... Seras-tu le vengeur de ta mère?... Fils de Fausta et de Pardaillan, puisses-tu avoir le coeur cuirassé d'un triple airain! Puisse ton âme inaccessible ignorer à jamais la pitié, l'amour, les sentiments de faiblesse et d'esclavage! Puisses-tu passer dans la vie comme un brûlant météore que pousse la fatalité! Adieu, fils de Pardaillan!
En même temps, elle saisit la coupe de poison, la vida d'un trait, la rejeta, et, violemment, dans le spasme suprême de la mort, imprima son baiser comme une morsure indélébile sur le front de l'enfant...
Et elle retomba sur l'oreiller... elle était morte.
Que devait-il devenir, en effet, cet enfant, issu de deux êtres de force et de vie intense, aussi formidables l'un que l'autre, mais l'un, type de chevalerie, synthèse de générosité; l'autre, type d'ambition, synthèse d'orgueil? Oui, que devait figurer ce produit de deux figures si dissemblables, l'enfant qui trouvait l'effroyable imprécation d'une Fausta au seuil de la vie, qui héritait peut-être l'incalculable force de, mal qui résidait dans l'esprit de Fausta, et en qui palpitait peut-être l'âme magnanime de Pardaillan?...
TABLE
I.—La flagellation de Jésus
II.—Henri III
III.—Henri III (suite)
IV.—Pardaillan et Fausta
V.—L'auberge du Chant-du-Coq
VI.—La vie de Cocagne
VIL.—Marie de Montpensier
VIII.—Le calvaire de Montmartre
IX.—La parole de Maurevert
X.—Le cardinal
XI.—La mère
XII.—La fille
XIII.—Fin de la vie de Cocagne
XIV.—Monsieur Peretti
XV.—Le 21 octobre 1588
XVI.—Devant l'abbaye
XVII.—La reconnaissance de Fausta
XVIII.—Maurevert
XIX.—L'échauffourée de la Cité
XX.—Où Fausta se contente d'une couronne
XXI.—La lettre
XXII.—La route de Dunkerque
XXIII.—Blois
XXIV.—Réconciliation
XXV.—Catherine reçoit la lettre
XXVI.—Pardaillan au couvent
XXVII.—Mourir ou tuer?
XXVIII.—Les fossés du château
XXIX.—Les clefs du château
XXX.—Aux approches de Noël
XXXI.—Aux approches de Noël (suite)
XXXII.—Aux approches de Noël (fin)
XXXIII.—Duchesse de Guise
XXXIV.—L'effondrement
XXXV.—Le dernier geste de Fausta
XXXVI.—La poursuite
XXXVII.—La forêt de Marchenoir
XXXVIII.—Un spectre qui s'évanouit
XXXIX.—Les frais de route de Pardaillan
XL.—Le palais Riant
XLI.—Fin du palais Riant
XLII.—Ventre saint-gris
XLIII.—Deux dynasties en présence
XLIV.—Jacques Clément
XLV.—La bonne hôtesse
XLVI.—