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Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue

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XV

LE 21 OCTOBRE 1588

Vers huit heures du matin, le prince Farnèse attendait dans la maison de la place de Grève l'envoyé de Fausta. Maître Claude, sombre et pensif, allait et venait lentement. Botté, cuirassé de buffle, le grand manteau de voyage agrafé aux épaules, il était prêt pour le départ. Parfois, sa main, machinalement, s'arrêtait à l'aumônière de cuir qu'il portait suspendue à son ceinturon. L'aumônière contenait un petit flacon; dans le flacon, il y avait du poison.

«Pourtant, songeait maître Claude, il ferait bon vivre dans ce bonheur qui va commencer pour elle et qui pourrait recommencer pour moi. Je n'en suis pas moins l'ancien bourreau de Paris. M. le duc d'Angoulême, s'il apprend la chose, verrait des taches de sang sur les mains de la petite, parce que je les ai tenues dans mes mains... Tandis que moi mort... oui... mais pas avant de la voir vraiment en sûreté, heureuse et libre...»

Le prince Farnèse, assis près de la fenêtre ouverte, rêvait. Il allait revoir Léonore et Violetta, partir avec elles.

Ce fut avec un sourire enjoué qu'il reporta ses yeux sur la robe rouge, sur les insignes cardinalices qu'il avait revêtus selon la recommandation de Fausta. Cette robe, il allait la dépouiller pour toujours!

Ainsi, de ces deux hommes, par le même coup de la destinée, le meilleur était poussé à la mort, tandis que l'autre atteignait au bonheur. Tout à coup, le cardinal se leva.

—Voici qu'on vient nous chercher, dit-il en frémissant de joie.

Claude poussa un soupir et, s'étant approché de la fenêtre, vit une litière qui s'arrêtait devant la porte de la maison. Quelques instants plus tard, ils étaient sur la place, et un homme remettait à Farnèse un billet qui contenait ces mots:

Suivez le porteur du présent ordre et conformez-vous à ses indications.

Farnèse et Claude prirent place dans la litière, qui se mit aussitôt en route. Mais, au lieu de se diriger vers le palais Fausta, comme l'avait pensé le cardinal, elle gagna la porte Montmartre et commença à monter vers l'abbaye. Personne en vue. Le calme et le silence d'une belle matinée. La litière arriva sans incident à l'abbaye et s'arrêta devant le grand portail surmonté d'une croix. Farnèse, ayant mis pied à terre, se dirigea vers la porte.

—Entrez, monseigneur, dit le guide, s'adressant à Farnèse.

Farnèse, frémissant, reconnut l'endroit où il avait vu Léonore. Il poussa la porte en tremblant et se vit en présence d'une quinzaine de personnages qu'il connaissait tous: cardinaux en rouge ou évêques violets, ils avaient tous des visages d'une gravité funèbre. Il chercha des yeux Fausta et ne la vit pas. Avec un vague sourire où commençait à percer de l'inquiétude, il fit le tour de ces personnages; mais leur silence était effrayant, et leurs regards fixes pesaient sur lui comme une réprobation.

—Messieurs, balbutia Farnèse avec ce même sourire d'angoisse, j'attendais... j'espérais une autre réception, et je m'étonne de trouver des visages aussi sévères...

L'un d'eux, alors, se leva et dit:

—Cardinal Farnèse, ce n'est pas de la sévérité que vous voyez sur nos visages: c'est de la tristesse, et n'est-elle pas bien naturelle à l'heure où le plus distingué, le plus énergique de nous tous va nous quitter pour toujours?...

Farnèse respira... Non! Rien de funèbre dans ce qu'il voyait...

—Veuillez donc attendre, continua celui qui parlait; la présence du très révérend Rovenni est nécessaire pour la cérémonie de renonciation qui nous assemble ici...

Farnèse s'inclina; et, à ce moment même, une porte qu'il n'avait pas encore remarquée dans le fond du pavillon s'ouvrit, et Rovenni parut. Il était pâle; Farnèse attribua cette pâleur aux motifs qui venaient de lui être exposés. A l'entrée de Rovenni, tous les assistants se levèrent et s'éloignèrent lentement, à l'exception du cardinal Farnèse.

—Que signifie? balbutia Farnèse. Où est Sa Sainteté? Elle seule a qualité pour...

—Vous allez la voir, dit Rovenni. Prenez patience... Ce qui est dit est dit. Si nous sommes restés seuls, Farnèse, c'est que j'ai à vous demander tout d'abord si vous avez bien consulté votre conscience.

—Je suis décidé, répondit fermement le cardinal. Celle qui est la maîtresse de nos destinées a dû vous dire qu'à cette condition et à d'autres qu'elle connaît j'ai accepté la dangereuse mission de me rendre en Italie...

Rovenni avait écouté ces derniers mots avec une grande attention. Il se rapprocha de Farnèse, et murmura:

—Vous savez que je vous aime. Vous n'ignorez pas, d'autre part, qu'il est impossible à un prêtre de sortir de l'Eglise avec le consentement de l'Eglise même...

Fausta s'est engagée à vous relever de vos voeux: elle inaugure là une oeuvre de maléfice qu'aucun pape n'a osé consommer... Soyez franc, poursuivit Rovenni en jetant un regard vers la porte. Pour quelle mission êtes-vous envoyé en Italie?...

—Pour parler aux principaux d'entre nos affiliés, réveiller leur zèle, faire des promesses et des menaces à ceux qui semblent vouloir revenir à Sixte.

—Et, contre votre aide en cette circonstance, que vous a-t-on promis?

Farnèse garda le silence. Une vague terreur l'envahissait maintenant.

—Parlez donc! gronda Rovenni en lui saisissant le bras. Dans un instant, il sera trop tard.

—Eh bien, palpita Farnèse, on m'a promis...

A ce moment, une sorte de gémissement s'éleva au-dehors... un cri qui traversa l'espace comme une plainte... puis tout retomba au silence.

—Trop tard! murmura Rovenni.

—Avez-vous entendu? bégaya Farnèse épouvanté.

—Farnèse, écoute ton vieux camarade... Veux-tu rentrer dans le devoir et implorer ton pardon de Sixte?...

Un sanglot, du dehors, parvint au prince Farnèse, qui répéta:

—N'entendez-vous pas?... Qui vient de crier?...

—C'est toi qui ne m'entends pas! gronda Rovenni. Bientôt, Sixte va mourir. Je sais qui sera désigné aux votes du conclave dans le testament de Sixte! Farnèse, il en est temps. Fais ta paix avec le pape mourant et avec celui qui va le remplacer!

Dehors, le silence régnait à nouveau. Farnèse passa une main sur son front et murmura:

—Que me proposez-vous?...

—Je te propose la fortune, les grandeurs... Fausta ne peut rien te donner, et tu l'avais bien compris, puisque le premier tu l'as quittée! Un mot!... Un seul!... Hâte-toi...

—Fausta fait de moi un homme, puisqu'elle me fait époux en me rendant celle que j'adore, puisqu'elle me fait père en me rendant ma fille!...

—Votre fille! prononça Rovenni, d'une voix si glaciale que Farnèse en frissonna.

—Sans doute!... J'ai la parole de la Souveraine...

—La parole de la Souveraine!... tu crois en Fausta et en sa parole sacrée!... Eh bien, écoute!...

Un son de cloche, grave et funèbre, tomba dans le silence.

—Le glas! murmura Farnèse éperdu.

—Ecoute! Ecoute encore! gronda Rovenni.

Des voix, alors, derrière la porte du fond, s'élevèrent en un chant de deuil... un chant aux larges modulations, qui tantôt semblait se perdre en gémissements d'horreur et tantôt se gonflait, éclatait en imprécations menaçantes... Farnèse, d'une violente secousse, se dégagea de l'étreinte de Rovenni, et sa voix hurla son épouvante:

—Le glas de mort!... Le chant des suppliciés!... Qui meurt ici?... Qui est mort?...

—Farnèse! prononça Rovenni d'un accent d'ironie terrible, la souveraine Fausta t'attend là, derrière cette porte... Va donc lui demander ton amante et ta fille!...

Farnèse se rua vers la porte du fond, et, d'une sauvage poussée, l'ouvrit toute grande. En un instant, il demeura hagard, les cheveux hérissés, pris de vertige.

Dans le plein air, il put faire trois pas rapides et, soulevant les bras vers la suppliciée, d'une voix sans accent humain, il hurla le même mot:

—Ma fille!...

Et c'était bien sa fille! C'était bien Violetta! C'était bien pour sa fille que tintait le glas, comme jadis en place de Grève il avait tinté pour Léonore!...

Et là, sur cette esplanade, se dressait l'estrade de marbre à demi en ruine, sur laquelle s'étaient rangés les cardinaux et les évêques du schisme; et, au centre de cette assemblée, lui faisant un entourage d'une solennité angoissante, sous son dais rouge, frangé d'or, en son costume de somptuosité orientale, belle, fatale, terrible, ses yeux de velours étrangement calmes, Fausta la souveraine, la papesse, lui montrait Violetta la suppliciée!...

Et c'était, devant lui, une grande croix verdie par la mousse des pluies... la croix du cimetière. Et, sur cette croix, attachée par les poignets et les chevilles, couronnée de fleurs, toute blanche dans sa robe de suppliciée, robe de lin légère comme une gaze pâle, probablement déjà étourdie par quelque narcotique, évanouie... morte peut-être... c'était Violetta! c'était sa fille!...

Tout cet ensemble exorbitant, toute cette mise en scène somptueuse et tragique, passèrent dans l'oeil de Farnèse avec la rapidité fantastique d'un rêve.

A cet instant, une femme, placée près de cette sorte de trône sur lequel était assise Fausta, se retourna vers lui... Et cette femme, d'un bond, fut sur le cardinal, lui intercepta la scène hideuse, et, comme jadis sur les marches de l'autel de Notre-Dame, ses deux mains crispées s'appesantirent sur les épaules de Farnèse... Car, cette femme, c'était Léonore de Montaigues.

Léonore, flamboyante et livide à la fois, Léonore, belle comme une lionne déchaînée, planta son regard dans les yeux de Farnèse... Puis, ce regard, avec une stupéfaction où il y avait de la rage, de la haine, du doute, du désespoir, se tourna vers Jeanne Fourcaud, agenouillée, écroulée elle-même de stupeur et d'effroi...

—Que dis-tu? fit-elle dans une sorte de grognement bref. Votre fille... Jean Farnèse!... notre fille... la voici!...

—La voilà! râla Farnèse en étendant les bras vers la suppliciée....

—Violetta!...

—C'est ta fille!...

—La petite chanteuse que je repoussais?

—C'est ta fille!...

Léonore se retourna vers la croix. Ses mains tremblantes se levèrent, et, d'une voix faible, dans un gémissement très doux, elle balbutia:

—Ma fille!... Est-ce vrai?... Est-ce, dis?... Oui, oui, c'est toi... je te reconnais!... Ma fille... mon enfant!... Oh! aidez-moi à la descendre de là, peut-être n'est-elle pas morte...

Le cardinal Farnèse demeurait à la même place. L'effort qu'il faisait pour se mettre en marche était énorme; mais il demeurait sur place; il lui semblait qu'il était de bronze... En réalité, il n'y avait plus de vivant en lui que les yeux...

Les yeux rivés sur l'adorée enfin retrouvée... la bien-aimée qui l'avait reconnue!... Léonore, il ne voyait que Léonore!...

La mère avait étreint de sa fille tout ce qu'elle pouvait en étreindre, c'est-à-dire le bas du corps; elle ne pleurait pas, elle ne gémissait pas; elle disait en quelques secondes ce qu'elle eût pu dire en seize ans; elle ne s'arrêtait que pour baiser furtivement les adorables petits pieds que le& cordes faisaient enfler et marbraient de noir. Et, de toutes ses forces décuplées, elle tentait de secouer la croix, de l'arracher du trou.

—Aidez-moi donc... par pitié, je vous dis qu'elle n'est pas morte, et, si elle est morte, je la réchaufferai. Je suis sa mère... Messieurs, ayez pitié... je n'ai jamais vu mon enfant... je ne savais pas que c'était elle.

Elle fit un plus rude effort, et, dans cet effort même, brisa ses forces... Elle s'abattit à genoux... puis, tout à coup, elle se leva toute droite, dans le même instant retomba en arrière de toute sa hauteur, sans un mouvement, livide, les yeux grands ouverts tournés vers sa fille. Et elle ne respira plus... Pour toujours, elle fut immobile...

Voilà ce que vit le cardinal Farnèse dans cette minute d'horreur qui suivit son entrée sur l'esplanade.

Lorsqu'il vit tomber Léonore, lorsqu'il eut au coeur ce choc qui lui apprenait qu'elle était morte, il lui sembla que ses jambes se déliaient enfin... Il se traîna vers elle, se pencha et dit:

Morte!... »

Et ce fut un tel râle que les hallebardiers rangés en arrière du trône de marbre frissonnèrent et que les cardinaux parjures baissèrent la tête. Seule l'effroyable statue blanche et noire, seule Fausta demeura immobile.

Alors, le cardinal tira le poignard qu'il portait à côté de la croix. Son bras se tendit vers Fausta, et un long hurlement jaillit de ses lèvres tuméfiées:

Maudite!... Maudite!... A ton tour!...

Il crut qu'il s'élançait, qu'il se ruait, qu'il allait frapper Fausta... En réalité, il demeura sur place; encore une fois, il comprit que tout mourait en lui. Alors, il répéta son cri sinistre et, levant le poignard, se frappa à la poitrine. Presque aussitôt, il tomba non loin de Léonore.

Quelle que fût l'impassibilité des gens qui assistaient à cette scène, un frémissement d'horreur parcourut cette assemblée. Peut-être aussi un autre sentiment agitait-il les dignitaires schismatiques; leurs regards pleins d'une sourde anxiété allaient de Fausta au cardinal Rovenni, qui, lui-même, pâle et frémissant, jetait avidement les yeux du côté des bâtiments de l'abbaye et murmurait:

—Pourquoi Sixte n'arrive-t-il pas? Où est l'homme qui devait le précéder ici, porteur de son anneau?...

Fausta, en voyant tomber Léonore, puis le cardinal Farnèse, avait eu un mystérieux sourire et prononcé en elle-même:

—Deux!... Que Maurevert maintenant m'amène les autres! Que Guise arrive, et tout est fini!...

Alors, jetant un long regard sur les deux cadavres, elle se leva lentement sous l'éclatant soleil de cette matinée, toute droite dans son lourd et somptueux costume: ce n'était plus une femme, ni même la souveraine aux attitudes d'irrésistible autorité; elle incarnait la Puissance dans ce qu'elle a d'inhumain. D'une voix où il n'y avait ni pitié, ni colère, ni agitation, elle prononça:

—Prions pour les âmes de ces deux malheureux, et demandons au Très-Haut de pardonner à la trahison du cardinal Farnèse, mais aussi de frapper les traîtres comme celui-ci vient d'être frappé. Ainsi périront tous ceux qui...

Elle s'arrêta brusquement. Ses lèvres devinrent blanches. Un tressaillement la parcourut tout entière, son regard noir se fixa sur un point du mur d'enceinte, et, au fond d'elle-même, il y eut un cri de rage.

—Pardaillan!...

Dans le même instant, Pardaillan sauta du mur; presque aussitôt, Charles d'Angoulême sauta derrière lui...

—Gardes! commanda Fausta, faites saisir ces deux hommes!...

Sur un signe du cardinal Rovenni, les hallebardiers s'élancèrent. Pardaillan porta la main à la garde de son épée.

—Il paraît, madame...

Un cri atroce l'interrompit: c'était Charles qui venait de reconnaître Violetta sur la croix et qui, fou d'horreur et de désespoir, se ruait sur l'instrument de supplice...

—...qu'à toutes nos rencontres, continuait Pardaillan sans se retourner, je suis destiné à vous prendre en flagrant délit de meurtre! Arrière, vous autres! tonna-t-il en tirant sa rapière.

Les hallebardiers l'entourèrent. Pardaillan avait Rovenni directement devant lui. Il tomba en garde, et il allait de la pointe de sa rapière porter quelques coups destinés à le dégager, lorsqu'il demeura immobile et stupéfait... Rovenni, au lieu de fuir, s'inclinait très bas devant lui!... Sur quelques mots brefs du cardinal, les hallebardiers reculaient!... Et Rovenni murmurait:

—Quels sont vos ordres?... Dites vite!...

Que se passait-il?

Il se passait simplement ceci: qu'au moment où Pardaillan était tombé en garde, les yeux de Rovenni s'étaient fixés sur sa main droite... et qu'à l'index de cette main brillait l'anneau d'or... que Sixte-Quint seul pouvait lui avoir donné!...

Aux yeux de Rovenni, et presque aussitôt aux yeux de tous ceux qui entouraient Fausta, tout prêts à la trahir, Pardaillan était l'homme envoyé par le pape!... Et, cet anneau, c'était celui que M. Peretti, il y avait cinq mois, lui avait donné dans le moulin de la butte Saint-Roch.

—Vos ordres! répéta Rovenni.

—Qu'on arrête cet homme! rugit Fausta...

—Mes ordres! dit Pardaillan à tout hasard: maintenez cette femme, en attendant...

Fausta, livide, rugissante, pantelante de ce qu'elle entrevoyait, descendit de son trône et marcha sur Pardaillan; mais, dans ce moment, un chant éclata parmi les cardinaux, un chant qui la glaça d'épouvanté. Et c'était le Domine, salvum fac Sixtum Quintum...

Fausta porta les deux mains à son front. Ses yeux lancèrent des éclairs. Un frisson convulsif l'agita...

«Trahie!... Trahie!...» murmura-t-elle.

A ce moment, au fond du terrain de culture, une fanfare de trompettes éclata, une trentaine d'hommes d'armes apparurent, s'avançant à grands pas...

—Le duc de Guise! hurla Fausta; A moi, mon duc...

—Cajetan! répondit le cardinal Rovenni. Sa Sainteté Sixte-Quint! Domine, salvum fac Sixtum Quintum!...

Fausta leva vers le ciel rayonnant un regard où il y avait une malédiction suprême, puis elle baissa la tête; et, immobile, dédaigneuse, redevenue la statue impassible, elle ne prononça plus un mot...

Toute cette scène, depuis l'instant où Pardaillan s'était laissé glisser du haut de la muraille, avait duré moins d'une minute... Lorsqu'il eut constaté la soudaine, l'inexplicable et fantastique volte-face des gardes qu'il s'apprêtait à charger, Pardaillan rengaina tranquillement sa rapière, et, d'un coup d'oeil, embrassa le terrible spectacle qu'il avait sous les yeux: les deux cadavres, la croix fleurie; sur la croix, la jeune fille attachée par les poignets et les chevilles; au pied de la croix, Charles agenouillé, écrasé, tombait à la renverse...

Pardaillan se rua sur la croix... Il l'enlaça de ses deux bras puissants, la secoua, cherchant à la soulever, à arracher le pied de son alvéole... La croix basculait, se balançait. Et plus fort à ce moment où un vieillard apparaissait sur la scène, la dextre levée, plus violemment les cardinaux et les évêques prosternés tonnaient:

«Domine, salvum fac pontificem nostrum!»

Fausta seule était debout. Ses regards se croisèrent avec ceux de Sixte-Quint...

—A genoux, fille d'orgueil! dit le pape en levant ses trois doigts... bénédiction ou malédiction.

—Fils de la trahison, répondit Fausta en se redressant, ce front d'orgueil ne se courbera que sous la hache de ton bourreau.

A ce moment, la croix frénétiquement secouée s'inclinait. Pardaillan la soutenait dans ses bras, et doucement la posait sur le sol. En un instant, il eut coupé les cordes qui attachaient les poignets et les chevilles de Violetta. Il posa sa main sur le sein de la jeune fille...

A ce moment aussi, Charles d'Angoulême, hagard, à genoux, se traînait vers Violetta.

Pardaillan venait de lui jeter un mot: «Vivante!...»

Alors, sans un mot, n'ayant plus en lui que cette idée: fuir ce lieu maudit... oubliant jusqu'à Pardaillan, il souleva la jeune fille dans ses bras et se mit en marche, dans la direction des bâtiments de l'abbaye.

Lorsqu'il eut atteint la voûte qui aboutissait à la grande porte d'entrée, il comprit que ses forces allaient l'abandonner; un brouillard s'étendit sur ses yeux, et il sentit que la terre manquait sous ses pas et qu'il tombait.




XVI

DEVANT L'ABBAYE

Pour que Violetta fût mise en croix, il avait fallu que Fausta trouvât un exécuteur, un bourreau secret; ce bourreau, elle l'avait sous la main... c'était le bohémien Belgodère, c'est-à-dire le père de celle qui s'appelait Jeanne Fourcaud... de Stella.

Mais, si puissant que fût dans l'âme farouche et inculte du bohémien cet éveil de paternité que nous avons constaté, point n'était besoin d'y faire appel pour décider Belgodère: sa haine contre Claude suffisait...

Le bohémien s'était donc trouvé à l'abbaye, derrière le vieux pavillon à l'heure précise qui lui avait été fixée. On avait amené Violetta, ou plutôt on l'avait apportée, car, étourdie sans doute par quelque boisson qui avait brisé ses forces, elle n'eût pu se soutenir. Belgodère, avec un mouvement de joie hideuse, avait saisi la malheureuse, l'avait couchée sur la croix, et l'avait fortement attachée par les bras et les pieds. Puis, avec l'aide de quelques hallebardiers, la croix avait été plantée dans le trou préparé la veille par les gens de l'abbesse.

Fausta, à ce moment, était seule avec une douzaine de gardes sur l'esplanade. Léonore et Jeanne Fourcaud (Stella) étaient enfermées dans le pavillon avec Rovenni et les autres schismatiques. Une fois que l'effroyable besogne fut terminée:

—C'est bien, dit Fausta à Belgodère, tu peux te retirer. Va m'attendre devant la porte du couvent.

—Stella? grogna le bohémien qui jeta un regard sanglant sur Fausta.

Et elle comprit alors pourquoi Belgodère n'avait plus voulu la quitter!... Elle comprit que cet homme la tuerait sûrement si elle ne tenait parole!... Mais Fausta était bien décidée à rendre Stella au bohémien.

—Ecoute, dit-elle... retire-toi en toute confiance à l'endroit que je te dis, et, dans une heure, tu verras celle que tu me demandes.

A ce moment même, Belgodère vit une litière s'arrêter devant le portail. Il reconnut aussitôt les deux hommes qui en descendirent: c'étaient Famèse et maître Claude.

Or, tandis que le cardinal seul était entré dans l'abbaye, Claude s'était retiré sous l'ombrage d'un grand chêne, attendant que le cardinal reparût avec Léonore et Violetta. En le voyant le bohémien gronda:

—Voilà donc celui qui a pendu celle que j'aimais... la mère de mes filles... ma pauvre Magda!... Voilà celui qui a refusé à un père de lui dire où se trouvaient ses enfants! Par les étoiles funestes! ai-je assez souffert! ai-je assez attendu cette minute!...

—Je le tiens!...

Belgodère eut un souffle rauque, secoua sa tête sauvage et s'avança vers Claude. Le bourreau, en le voyant s'arrêter devant lui, eut un tressaillement et pâlit.

—Que veux-tu? demanda-t-il rudement.

—Ne t'en doutes-tu pas? dit le bohémien.

Ils étaient l'un devant l'autre, pareils à deux dogues énormes, tous deux formidables, livides tous deux.

—Monsieur, fit Claude avec une sorte de douceur humiliée, s'il s'agit de vos filles, je vous ai expliqué...

—Bon! ricana Belgodère, voilà que tu m'appelles monsieur tout comme si j'étais gentilhomme...

—Je vous ai expliqué, dis-je, qu'en les confiant au procureur Fourcaud, je croyais agir pour le mieux de leur bien... Hélas! pouvais-je prévoir ce qui devait arriver à ce digne homme! Mais, maintenant que j'ai subi vos reproches, passez votre chemin, croyez-moi...

—Mais avoue donc que tu as eu tort d'arracher au père ses deux enfants!...

—Oui, murmura Claude, comme s'il se fût parlé, à lui-même, là fut peut-être le crime que j'ai expié par tant de désolation.

—Ton crime, dit Belgodère dans un rauque grondement, tu as bien dit le mot, cette fois: ce fut ton crime!

—Ne m'as-tu pas enlevé Violetta comme je t'avais enlevé Flora et Stella?...

—Ce n'est pas assez.

—N'ai-je pas subi la douleur même que tu as subie? N'es-tu pas assez vengé pour avoir livré mon enfant à celle que tu sais, le jour même où je la retrouverais?...

—Ce n'est pas assez!...

A mesure qu'il faisait ces réponses, Belgodère s'était redressé, sa voix avait fini par rugir.

—Parle donc, dit maître Claude. Dis-moi ce qu'il te faut. Ce que tu me demanderas, je te l'accorderai!...

—Sang pour sang! Vie pour vie! Mort pour mort!...

—Sois donc satisfait. Car, bientôt, je ne serai plus!...

—Tu plaisantes, bourreau! Ah! ça, que veux-tu que ta mort me fasse? Maître Claude, le supplice de Flora appelle le supplice de Violetta!...

Claude saisit une branche de chêne qui pendait au-dessus de sa tête, la brisa, la tordit, l'arracha, et, monstrueux, terrible, grogna:

—Va-t'en...

—Je m'en irai tout à l'heure, dit Belgodère, quand ma fille Stella sortira de ce couvent. Car je puis bien te l'annoncer: on va me rendre ma fille... Et, quant à la petite chanteuse...

—Je te conseille de ne pas proférer ici des menaces contre elle.

—Des menaces! hurla Belgodère avec un éclat de rire. Tu ne me connais pas, Claude! Je ne menace pas, moi! Je tue!... Et, si je te dis qu'il me fallait le supplice de ta Violetta, c'est qu'à cette heure elle est suppliciée!

Claude rejeta sa branche de chêne. Sa main énorme s'abattit sur l'épaule du bohémien qui ne plia pas et continua à le regarder les yeux dans les yeux.

—Tu dis? fit-il presque à voix basse.

—Je dis, rugit Belgodère, que j'ai attaché ta fille sur la croix, que vingt hommes d'armes gardent cette croix, et qu'à cette heure elle expire! Ecoute!... Voici le glas qui sonne!

La parole expira soudain sur ses lèvres. Claude venait de le saisir à la gorge. Ses deux mains, tenailles vivantes, s'incrustèrent dans les chairs... Le bohémien, vigoureux et trapu, ses forces décuplées par la haine, essayait, par violentes secousses, d'échapper à l'étreinte. Et lui aussi empoigna le bourreau à la gorge; ses deux bras nerveux, dans un geste foudroyant, se levèrent, ses doigts velus s'enfoncèrent dans la gorge de Claude...

Cela dura quelques instants... Enfin, les doigts de Belgodère se desserrèrent... sa tête tomba sur ses; épaules. Il était mort.

Les tintements funèbres de la cloche de l'abbaye arrêtèrent l'attention de Claude; mais il ne comprenait pas encore pourquoi sonnait cette cloche. Brusquement un reflux de la mémoire le ramena dans la réalité.

—Le glas! rugit-il.

Et il se rua vers la porte du couvent.

—Halte-là! cria une sentinelle en voyant arriver Claude, hagard, échevelé, hurlant et lancé en bonds furieux.

Claude, sur son passage, renversa l'homme, sans s'arrêter, simplement en le heurtant. Et presque aussitôt il s'arrêta, avec une atroce clameur de mortel désespoir.

Il venait de reconnaître Violetta dans les bras du duc d'Angoulême qui l'emportait. Violetta, blanche comme une morte. Morte sans aucun doute!.

A ce moment, le petit duc chancelait... il allait tomber... Claude ouvrit ses bras de géant, et reçut le double fardeau: Charles d'Angoulême portant Violetta...

Et, d'un furieux effort, il les enleva tous les deux, s'élança au dehors, ses yeux rouges fixés sur Violetta, mordant ses lèvres jusqu'au sang pour ne pas crier, courant, bondissant d'instinct vers la petite source du calvaire... la source près de laquelle, jadis, Loïse de Montmorency avait été frappée par Maurevert...

Et, là, il les déposait tous deux sur le gazon, s'agenouillait, trempait ses mains dans l'eau et baignait le front de la jeune fille qui, presque au même instant, poussait un soupir, et, dans un sourire, murmurait:

—Mon père... mon bon petit papa Claude!

Les minutes qui suivirent furent pour Claude, pour Violetta et pour Charles, promptement revenu de son évanouissement, d'intraduisibles minutes d'extase.

Pour Charles et pour Violetta, la situation était rayonnante; leur félicité les enivrait, ils resplendissaient de leur pure joie comme le soleil resplendissait dans le ciel. Pour Claude elle était sombre...

Puisque Violetta était sauvée, puisqu'elle était réunie enfin à celui qu'elle aimait, l'heure de disparaître allait sonner pour lui... l'heure de mourir!...

—Mon père, dit Violetta, qu'avez-vous? Pourquoi, en un pareil moment, n'êtes-vous pas rayonnant de joie? Vous pleurez, père!... Vous sanglotez!

—C'est la joie!... Je te le jure...

—Non, dit-elle avec une fermeté pleine de douceur, tandis qu'elle pâlissait légèrement; non, non, père, ce n'est pas la joie qui vous fait pleurer en ce moment... c'est la douleur... Mon père, continua Violetta, c'est vous qui m'avez prise, enfant, dans vos bras protecteurs, qui m'avez consacré votre vie et donné le meilleur de vous-même... Monseigneur, je vous aime. Dans le secret de mon coeur, j'ai uni ma destinée à la vôtre... Je ne pense pas que je puisse jamais vous oublier, et je crois que, s'il fallait jamais nous séparer, ajouta-t-elle d'une voix altérée, je serais bientôt morte...

—O mon enfant! fille adorée de mon coeur! sanglota maître Claude.

—Nous séparer! balbutia le duc d'Angoulême en frissonnant. Chère fiancée, vous voulez donc que je meure?...

—C'est pourtant ce qui arriverait, dit Violetta, s'il fallait que mon bonheur fût au prix du malheur de mon père!... Écoutez, mon cher seigneur, mon père s'appelle maître Claude...

—Mon enfant... par pitié!... oui, par pitié pour ton vieux père Claude... tais-toi!...

—Mon père, continua Violetta, mon père est un bourgeois de Paris. Le voici. Je n'en connais pas d'autre. C'est lui qui m'a élevée... Si je vis, c'est à lui que je le dois... Or, après une longue séparation, quand il me retrouva, ce fut encore pour sauver ma vie... Quand je voulus savoir quel chagrin il y avait dans l'existence de ce juste, il m'apprit qu'il n'était pas digne de s'appeler mon père, parce qu'il était autrefois bourreau juré de la ville de Paris. Monseigneur, regardez-moi, je suis la fille de maître Claude!...

Charles d'Angoulême, livide, frissonnant, recula de deux pas, et jeta une sorte de gémissement lamentable:

—Le bourreau!...

—Puissances du Ciel, je puis mourir heureux! cria en lui-même maître Claude, transfiguré, le visage rayonnant d'une joie surhumaine...

A ces mots, il prit rapidement le flacon de poison qu'il portait dans son aumônière et en avala le contenu. Violetta, les yeux fixés sur Charles, n'avait pas vu ce geste!...

Pendant quelques secondes, ses yeux fermés sous ses mains, demeurèrent pourtant comme éblouis par de sinistres lueurs... Quand il laissa retomber ses mains, quand son regard se posa sur Violetta, la jeune fille poussa un grand cri de joie éperdue... Car, dans les yeux de son fiancé, elle venait de voir que l'amour était vainqueur de la révélation.

Dans le même instant, les deux amants étaient dans les bras l'un de l'autre... Charles prit une main de Violetta dans sa main, s'avança vers Claude, et pâle encore, mais la physionomie rayonnante de mâle loyauté, prononça:

—Monsieur, laissez-moi saluer en vous le père de celle que j'adore et à qui, devant vous, je consacre ma vie... Ce que vous fûtes, je l'ignore. Ce secret s'est déjà évanoui de mon coeur. Voici ma main!...

Charles tendit sa main en frémissant malgré lui.

Claude la saisit et poussa un long soupir, en murmurant:

—Maintenant, je suis sûr du bonheur de ma fille!...

—O mon noble Charles, balbutia Violetta. Comme je vous bénis!... O bon père... tu auras donc, toi aussi, ta part de bonheur!...

Claude sourit d'un sourire qui contenait sûrement tout le bonheur et tout l'amour... Presque au même instant, il sentit une sueur glaciale pointer à la racine de ses cheveux, il chancela, tomba sur les genoux, puis, comme tout se mettait à tourner autour de lui, il s'allongea sur le sol, les mains crispées sur l'herbe.

—Père! père! cria Violetta en s'agenouillant.

—Ne t'inquiète pas... c'est... c'est la joie...

—Oh! bégaya la jeune fille épouvantée, mais son visage se décompose... ses mains se glacent... Seigneur! est-ce que mon père va mourir?...

Claude se raidit. Un sourire illumina son visage monstrueux et, d'une voix infiniment douce, il répondit:

—Mourir... oui!... je meurs... Mon enfant, je meurs de joie... quelle belle et heureuse fin! Monseigneur, ma bénédiction vous accompagnera dans la vie... Je vous donne cette enfant... Adieu... ta main, mon enfant...

Dans un dernier effort, il saisit la main de Violetta... Il l'appuya sur ses lèvres et ferma les yeux...

Et comme Violetta, affaissée sur elle-même, étouffait ses sanglots dans un pan de son manteau ramené sur son visage, le duc d'Angoulême, jetant les yeux autour de lui, aperçut le petit flacon qui avait roulé presque au bord de la source. Il tressaillit et jeta sur le mort un regard de pitié profonde...

Alors, il se baissa; et, pour que ce flacon ne fût pas vu de sa fiancée, pour qu'elle pût garder à jamais cette touchante illusion qu'avait voulu créer le bourreau, il plongea la frêle capsule dans l'eau pure de la source...

A ce moment, une jeune fille sortit de l'abbaye, s'arrêta un instant non loin du chêne sous lequel gisait Belgodère étranglé, jeta autour d'elle des yeux égarés, et, apercevant enfin Charles d'Angoulême et Violetta, descendit d'un pas affolé par la terreur, et se pencha sur Violetta:

—Chère et douce compagne de captivité, murmura-t-elle. Nous sommes donc libres!... Au prix de quelles horreurs, hélas!...

Violetta, levant son visage baigné de larmes, reconnut Jeanne Fourcaud, se leva et se jeta dans ses bras:

—Mon père est mort!... sanglota-t-elle.

C'était en effet la fille de Belgodère!

Le duc d'Angoulême vit un secours dans l'arrivée de cette belle enfant qu'il ne connaissait pas, mais qui semblait aimer tendrement sa fiancée. Il glissa quelques mots à l'oreille de Jeanne Fourcaud, qui entraîna Violetta loin du pauvre corps du bourreau.

Quelques paysans du hameau s'étaient approchés... Charles leur fit signe et, moyennant une pièce d'or, obtint qu'ils enlevassent le cadavre, qui fut déposé dans une chaumière. Quant à celui de Belgodère, il fut enterré à l'endroit même où il était tombé.

Tandis que Jeanne Fourcaud, dans la chaumière où reposait le corps de maître Claude, essayait de consoler Violetta, Charles d'Angoulême s'était rapproché de l'abbaye. Inquiet de Pardaillan, il allait pénétrer dans l'intérieur du couvent lorsqu'il le vit apparaître.

Le chevalier semblait fort calme. Mais Charles connaissait bien cette physionomie. Et, à certains signes, il vit que Pardaillan devait être bouleversé par quelque violente émotion. Il se contenta donc de le mettre au courant de ce qui venait de se passer près de la source.

—Bien, dit Pardaillan, qui hocha la tête, vous n'avez plus, monseigneur, qu'à conduire votre fiancée à Orléans.

—Et vous, cher ami?... Je vous préviens que je ne pars pas sans vous...

—Il le faut, dit Pardaillan. D'ailleurs, notre séparation ne sera pas longue. Dès que j'aurai terminé à Paris certaine affaire qui m'y retient, je viendrai vous chercher à Orléans.

Après une brève discussion, Charles dut se rendre à l'évidence. Il fallait, de toute nécessité, mettre Violetta en sûreté parfaite; et, sur la promesse que le chevalier viendrait le chercher bientôt à Orléans, il se jeta dans ses bras pour lui faire ses adieux, puis regagna la chaumière où Violetta pleurait près du corps de Claude.

Le duc d'Angoulême passa cette journée à se procurer une litière pour sa fiancée et un cheval pour lui. Le lendemain matin, au lever du soleil, maître Claude fut enterré. Charles, après la cérémonie, fit monter Violetta dans la litière où Jeanne Fourcaud prit également place. Lui-même sauta en selle. Et la petite troupe se mit en route pour contourner Paris et rejoindre la route d'Orléans.

Comme la litière s'ébranlait, le duc d'Angoulême vit surgir deux grands diables qu'il reconnut, surtout Picouic, grâce auquel il avait pu sauver Violetta.

Picouic, en effet, avait eu la pensée de se rendre à tout hasard à l'auberge de la Devinière et, étant entré dans Paris à l'ouverture des portes, il avait trouvé dans l'auberge Pardaillan et Charles qui s'apprêtaient déjà en vue du rendez-vous que Maurevert leur avait assigné pour ce jour-là même... Et Picouic leur avait appris tout ce qui se passait à l'abbaye de Montmartre, en les suppliant de s'y rendre au plus vite.

Picouic et Croasse, donc, après la scène terrible qui s'était déroulée près du pavillon de l'abbaye, s'étaient rejoints, et, lorsqu'ils virent le jeune duc prêt à partir, s'approchèrent de lui.

—Monseigneur, cria Picouic, ne nous abandonnez pas!...

Charles fut ému de pitié... et, après tout, c'était à Picouic qu'il devait en partie son bonheur présent.

—Eh bien, lui dit-il avec un sourire en lui jetant quelque argent, voici pour faire la route d'ici à Orléans. Une fois à Orléans, venez me trouver, et, si mon service vous plaît, eh bien, vous resterez avec moi...




XVII

LA RECONNAISSANCE DE FAUSTA

Le premier mouvement du chevalier de Pardaillan avait été de suivre le jeune duc. En effet, Violetta sauvée, le reste ne le regardait plus. Une pensée, à cet instant, fulgura dans son cerveau:

«Maurevert!...»

Maurevert, sans aucun doute, savait ce qui devait se passer dans l'abbaye!... Maurevert lui avait donné rendez-vous pour ce jour-là, à midi, près de la porte Montmartre, et lui avait dit:

«Non seulement je vous dirai où se trouve la petite chanteuse, mais je vous conduirai à elle... vous la verrez!»

Si Maurevert lui avait donné rendez-vous près de la porte Montmartre, c'était pour le conduire à l'abbaye! Si le rendez-vous était à midi, c'était pour qu'il arrivât trop tard. Oui, dans le plan de Maurevert, lui et le jeune duc devaient voir la petite chanteuse... mais ils ne devaient la voir que vers une heure de l'après-midi, alors qu'elle aurait été crucifiée à neuf heures du matin!...

Pardaillan frissonna. Un flot de haine monta à son cerveau à la pensée de cette trahison si misérable. A ce moment, son regard se reporta sur Fausta et sur l'homme qui, vêtu comme un bourgeois, était acclamé par ces évêques et ces cardinaux. Et il reconnut M. Peretti... le meunier dont il avait sauvé les sacs d'or!...

«Le pape! murmura Pardaillan. Le pape et la papesse en présence!...»

—A genoux! répétait Sixte-Quint en levant sa dextre menaçante, à genoux! ou je te fais saisir et attacher sur cette croix!...

Fausta ne s'agenouilla pas. Elle redressa sa tête orgueilleuse dont le calme faisait un étrange contraste avec le visage du vieillard, bouleversé de fureur... Du bout des lèvres, avec un dédain qui prouvait tout au moins un courage à toute épreuve, elle laissa tomber ces mots:

—Pape du mensonge, tu l'emportes aujourd'hui! Fais-moi mettre à mort si tu l'oses; je ne te précéderai que de peu dans la tombe; mais tu n'obtiendras pas de moi la soumission que tu espères!

Sa voix s'était à peine élevée au diapason du mépris. En prononçant les derniers mots, elle remonta sans hâte les degrés de marbre et reprit sa place sur son trône.

—Par le Dieu vivant! gronda Sixte-Quint, voilà l'audace de l'hérésie! voilà le frénétique orgueil du schisme! Gardes!... que cette femme meure!...

Il y eut un tumulte; les gens d'armes de Sixte et les hallebardiers de Fausta s'avancèrent précipitamment sur l'estrade de marbre... Fausta, dans cette suprême seconde où la mort était sur elle, ne fit pas un geste de défense; elle vit l'éclair des piques et des poignards, elle entendit le hurlement de la meute qui se ruait sur elle...

Dans cet instant où elle s'apprêtait à mourir comme elle avait vécu, en une attitude d'indestructible orgueil, un homme, d'un bond, venait de se jeter devant elle...

Cet homme, avec un de ces gestes qui imposent l'effroi de là mort aux multitudes, tirait du fourreau une longue, large et solide rapière; la pointe de cette rapière, il la dirigeait sur la poitrine même de Sixte-Quint debout sur la dernière marche de l'estrade, et cet homme disait:

—Saint-Père, je serai au regret de vous tuer; mais, si vous n'arrêtez cette bande de loups, vous êtes mort!...

Sixte fit un signe désespéré... Les gardes s'arrêtèrent net, n'osant plus faire ni un pas ni un geste, car il était trop évident que l'homme à la rapière n'avait qu'à pousser sa pointe... et c'en était fait du pape...

—Pardaillan! murmura Fausta dans un soupir de joie, d'espoir, de renaissance à la vie, et d'admiration.

—Monsieur, dit Sixte d'une voix ferme, oseriez-vous frapper le suprême pontife de la Chrétienté!...

—Aussi vrai que vous osez frapper cette femme!...

Dans le même instant, Pardaillan se rapprocha du pape, tandis que les gardes cherchaient s'ils ne pourraient le frapper à l'improviste sans danger pour Sixte.

—Ne bougez pas, enfants! dit le pape. Dieu terminera cette querelle au mieux de ses intérêts!...

—C'est sûr! dit froidement Pardaillan, je ne comprends pas que les hommes se veuillent à toute force mêler des intérêts de Dieu... Madame, veuillez descendre... Pas un geste, vous autres... écartez-vous!... Descendez, madame!... (Fausta, éblouie, domptée, dominée, obéissait.) Bien... Gagnez maintenant la porte de ce pavillon. Vous y êtes?... Attention, vous autres!...

Au même moment, Pardaillan lâcha Sixte-Quint. D'un saut, il fut en bas de l'estrade. Vingt poignards se levèrent; vingt piques ou hallebardes se croisèrent...

Pardaillan fonça comme il fonçait toujours dans les foules, c'est-à-dire droit devant lui, sans un mot, la pointe de l'épée partout à la fois; devant, à gauche, à droite, du sang gicla, des imprécations sauvages retentirent, et, presque dans la même seconde, le chevalier, sans une blessure, mais son pourpoint déchiré en deux ou trois endroits, atteignait la porte du pavillon, se ruait à l'intérieur, et s'enfermait... barricader les deux portes fut pour lui l'affaire de quelques minutes.

Fausta s'était assise dans l'un des fauteuils qui avaient été placés là pour les cardinaux, et, ramenant son voile sur son visage, en proie à cette terrible émotion qui l'avait saisie dans la cathédrale de Chartres, méditait...

Pardaillan, cependant, achevait sa besogne, tandis qu'au dehors les cris de mort retentissaient plus violents et que déjà les gardes de Sixte cherchaient à enfoncer la porte. Quand il fut certain d'avoir gagné au moins une heure de répit, Pardaillan se mit à frapper sur la porte en criant d'une voix qui couvrit les hurlements de mort:

—Un peu de silence, que diable! on ne s'entend pas! Je veux parler à votre maître!...

Sans doute, Sixte-Quint dut faire un signe, car, bientôt, le silence se rétablit par degrés.

—Vénérable et saint père de la Chrétienté, dit Pardaillan, êtes-vous là?

—Que voulez-vous? dit une voix rude qu'il ne connaissait pas et qui était celle de Rovenni.

—Je ne veux rien, reprit Pardaillan. Veuillez seulement rappeler à M. Peretti qu'en certaine circonstance et en certain moulin il n'a pas eu à se plaindre de moi...

—Le service que cet homme nous rendit alors est aboli par son insolence et ses criminelles menaces d'aujourd'hui, fit la voix du pape. Cardinal, demandez-lui si c'est là tout ce qu'il a à nous dire, et ajoutez qu'en reconnaissance de ce service passé je lui accorde une heure pour dire ses prières...

—Vous avez entendu? gronda Rovenni.

—Oui! Dites à Sa Sainteté qu'avant les trois heures que vous mettrez certainement à défoncer cette porte, avant ce temps, dis-je, ce couvent sera envahi, par des gens qui n'auront peut-être pas pour le Saint-Père tout le respect que j'ai pour lui... c'est encore un service que je rends à Sa Sainteté!

—Misérable et insolent impie, vociféra Rovenni. Gardes, enfoncez cette porte!...

Mais le pape fit un geste, et la meute s'arrêta court.

—J'ai vu, étudié, pesé cet homme, dit-il. C'est l'audace incarnée. Au moulin de la butte Saint-Roch, il a accompli des prodiges. Partons! Rovenni, je vous attendrai avec vos compagnons à Lyon. De là, nous gagnerons l'Italie et Rome... Mon cher Rovenni, dites à vos compagnons qu'il y a pour tous indulgence plénière... sans compter le reste. Quant à vous, vous savez ce qui vous attend... Partons maintenant. Il serait horrible que, sur la fin de mes jours, j'aie la douleur de voir les meilleurs d'entre les nôtres égorgés par des truands!... »

Sixte-Quint, alors, s'avança jusqu'à la porte du pavillon.

—Mon fils, dit-il, êtes-vous là?...

—Certes, Saint-Père. Tout à votre dévotion! répondit Pardaillan.

—Recevez donc ma bénédiction: c'est la seule vengeance que je veuille exercer contre vous. Adieu. Si les hasards de votre vie aventureuse vous conduisent un jour à Rome et que je sois encore de ce monde, venez sans crainte frapper aux portes du Vatican. A défaut de Sixte-Quint, vous y trouverez sûrement M. Peretti, le meunier de la butte Saint-Roch...

—Saint-Père, cria Pardaillan, je reçois avec joie votre bénédiction, mais avec plus de plaisir encore l'invitation de M. Peretti, que j'ai toujours considéré comme un très habile homme!

—Brigand! murmura Sixte-Quint qui, pourtant, ne put s'empêcher de sourire.

Et il s'éloigna, suivi de ses gens d'armes et gentilshommes, tandis que le choeur des schismatiques enfin réconciliés, Rovenni en tête, entonnait avec plus d'ardeur que jamais le Domine, salvum fac pontificem...

En somme, et bien que Fausta lui échappât, le but de Sixte-Quint était atteint: il venait de détruire le schisme en le frappant au coeur même.

Une demi-heure après le départ du pape, Pardaillan, n'entendant plus rien, se hasarda à démolir en partie les fortifications qu'il avait élevées dans le pavillon. Ayant entrouvert la porte, il vit que l'esplanade et l'estrade étaient également vides. Alors, il sortit, inspecta l'étendue du terrain de culture et ne vit plus personne.

Il revint à l'esplanade et, pensif, s'arrêta près de la croix couchée sur le sol... la croix sur laquelle Fausta avait fait attacher Violetta par Belgodère.

—Pauvre petite chanteuse! murmura-t-il, attendri. Pourquoi un tel supplice. Elle n'est coupable que d'être trop jolie...

Pardaillan se retourna et vit Fausta. Cette femme extraordinaire semblait n'éprouver aucune émotion ni des scènes tragiques qui venaient de se dérouler, ni du danger auquel elle venait d'échapper.

Fausta le considéra quelques instants, cherchant peut-être à percer du regard cette enveloppe d'ironie et d'insouciance, qui masquait la physionomie du chevalier.

—Vous m'avez sauvé la vie, dit-elle enfin. Pourquoi?

Pardaillan releva la tête fine sur laquelle les rayons du soleil mettaient à ce moment une sorte d'auréole.

—Ah! fit-il, si vous me parlez ainsi, madame, si nous sortons de la folie furieuse des hérésies, des mises en croix, si nous échappons au cauchemar devenu mortel pour cette malheureuse et ce prêtre (il montrait les cadavres de Léonore et de Farnèse), si nous rentrons enfin dans le naturel, je vous répondrai seulement ceci: j'ai vu une femme qu'on allait tuer; j'ai vu des fauves se ruer avec des cris de mort sur un être sans défense, et, sans me demander ni pourquoi ni comment, je me suis trouvé le fer au poing devant les fauves...

—Ainsi, reprit Fausta, si toute autre que moi se fût trouvée à ma place, vous l'eussiez défendue.

—Sans doute! dit Pardaillan.

Fausta, pensive, baissa la tête, peut-être pour cacher la pâleur qui envahissait son visage.

—Maintenant, madame, continua le chevalier, voulez-vous me permettre de vous poser à mon tour une question?... Oui?... La voici: pourquoi le sire de Maurevert m'avait-il donné rendez-vous aujourd'hui à midi, près de la porte Montmartre?...

—Parce que je lui en avais donné l'ordre, dit Fausta avec calme; parce que Maurevert devait vous amener ici à un moment où mon triomphe était assuré; que, sans la trahison des miens, vous eussiez été enveloppé ici par des gens de Guise; et, qu'enfin je devais sortir de ce couvent laissant votre cadavre près de ces deux corps...

Un frémissement agita Pardaillan. Dans son coeur se déchaîna la furieuse envie de sauter sur cette femme, et de lui écraser la tête comme à une vipère...

Pendant quelques secondes, Fausta put croire que Pardaillan allait la tuer... Pourtant, il ne bougeait pas... il ne faisait pas un geste... Sa figure reprit son apparence d'insouciante audace, et le bon Pardaillan se mit à rire, s'inclina, et, d'une voix exempte d'amertume, répondit:

—Je suis vraiment au regret, madame, que vos voeux n'aient pas été mieux accueillis par le Ciel. Puis-je, avant de nous quitter, vous être bon en quoi que ce soit?

Fausta devint blême. Son orgueil souffrit plus qu'il n'avait jamais souffert. Elle fut écrasée par cette générosité simple et souriante, qui lui apparut comme un prodigieux dédain. Des larmes perlèrent à ses cils.

Une force inconnue la poussait vers cet homme qu'elle eût voulu tuer et qu'elle adorait. Le souvenir de la cathédrale de Chartres passa comme la foudre dans son esprit... Elle entendit la réponse de Pardaillan:

«J'ai aimé... j'aime à jamais la morte... morte au monde, vivante toujours dans mon coeur! Et vous, je ne vous aime ni jamais ne vous aimerai...»

Et les paroles qu'elle criait au fond d'elle-même se figèrent sur ses lèvres blanches. Elle demeura glacée dans son attitude d'orgueil... Et la haine, avec la honte de sa défaite, une fois de plus triompha en elle.

—Monsieur de Pardaillan, dit-elle avec un sourire, j'aurais en effet un dernier service à vous demander: je crains que le départ des gens de Sixte ne soit un piège... Sous la garde de votre épée, je ne redouterais pas une armée. Mais peut-être ne voudriez-vous pas m'accompagner jusque dans Paris?...

—Pourquoi non, madame? répondit Pardaillan.

—Merci, monsieur, dit Fausta sans un tressaillement. Veuillez donc m'attendre devant le portail de cette abbaye. Je vous y rejoindrai dans quelques instants...

Le chevalier salua en soulevant son chapeau, mais sans s'incliner; puis, d'un pas tranquille, sans retourner la tête, il s'éloigna et traversa le terrain de culture.

Alors, Fausta ramena son regard près d'elle et vit les deux corps abattus près de la croix: Farnèse et Léonore enlacés dans l'étreinte du suprême baiser qu'avait cherché l'amant... Un pâle sourire vint crisper ses lèvres.

«Celui-là, du moins, a reçu le châtiment de la trahison, murmura-t-elle. Quant aux autres, quant à ce misérable Rovenni, quant à ces lâches, ces fous, trois fois fous...»

A ce moment, l'abbesse, Claudine de Beauvilliers, parut, toute pâle et tremblante.

—Ah! madame, dit-elle, quelle catastrophe!... Vaincues... nous sommes vaincues!...

—Qui vous dit que je sois vaincue! gronda Fausta. Est-ce que je puis être vaincue!... Allons, ma pauvre fille, la terreur vous fait perdre l'esprit. Mais, moi, je ne perds pas la mémoire de ce que je dois... Vous m'avez bien servie, et ce n'est pas votre faute si un incident recule de quelques jours l'exécution de mes projets. Envoyez donc quelqu'un à mon palais dès aujourd'hui, la somme convenue vous sera remise...

Claudine s'inclina avec un cri de joie:

—Vous êtes plus que la puissance, murmura-t-elle, vous êtes la générosité!

—Vous vous trompez, dit froidement Fausta; je sais seulement payer mes dettes, d'argent, d'amitié... ou de haine. Prenez soin de ces deux corps et veillez à ce qu'ils soient enterrés dans le cimetière de l'abbaye...

Fausta se dirigea alors vers l'appartement de l'abbesse qui l'aida elle-même à se dévêtir de son lourd et splendide costume, à la fois religieux et royal. Puis Fausta descendit, et, devant le portail de l'abbaye, trouva Pardaillan qui l'attendait.

La litière, qui avait amené le prince Farnèse et maître Claude, était toujours là. Le cheval de l'homme, qui était venu les chercher, était attaché à un anneau. Pardaillan sauta sur le cheval; Fausta monta dans la litière; et ce groupe se dirigea vers Paris. Tant que l'on fut hors des murs, Fausta, par une fente des rideaux, tint son regard fixé sur le chevalier, qui se tenait près de la litière. Pardaillan entrerait-il, oserait-il entrer dans Paris?...

On arriva à la porte: Pardaillan franchit le pont-levis, et passa sous la voûte. Alors, Fausta, un éclair de joie aux yeux, retomba sur les coussins en murmurant:

«L'insensé!...»




XVIII

MAUREVERT

Tant que Pardaillan avait descendu les pentes de la colline, il avait regardé au loin et inspecté les abords de la porte Montmartre. L'heure que Maurevert lui avait assignée était passée. Et Pardaillan ne doutait pas que cet homme ne fût déjà au courant de ce qui s'était passé à l'abbaye. Il ne fut donc nullement surpris de ne pas apercevoir Maurevert.

Il avait donc franchi la porte et s'était mis à suivre la rue Montmartre. Au moment où il disparaissait sous la voûte, une tête pâle surgit d'entre les touffes d'un buisson, deux yeux flamboyants l'escortèrent quelques instants, et l'homme, sortant de sa retraite, demeura immobile, agité par un tressaillement de joie sauvage.

C'était Maurevert...

Il eut le même mot qu'avait eu Fausta:

«L'insensé!...»

Maurevert avait accompli son voyage à Blois; il y avait rempli la besogne d'espionnage que Guise lui avait confiée. Puis, une fois en possession de renseignements précis sur la garnison du château, sur les habitudes de Henri III, enfin sur la possibilité d'un coup de main à tenter contre la personne et l'entourage du roi, il avait repris le chemin de Paris de façon à se trouver le 21 octobre, à midi, aux environs de la porte Montmartre.

Le 20 octobre au soir, il était à Paris. Le lendemain matin, il s'apprêta, s'arma soigneusement, et, quand il fut habillé, revêtu de sa cotte de mailles sous le pourpoint et de sa cuirasse de cuir sur le pourpoint, quand il fut prêt, il s'aperçut qu'il avait encore quatre heures devant lui. Mais il ne tenait plus en place et, étant sorti, il gagna directement la porte Montmartre et choisit un endroit d'où il pouvait tout voir sans être vu.

S'étant assis dans l'herbe, à l'abri d'un fourré, il se ménagea une ouverture à travers les feuillages épais, et dès lors ne bougea plus, son regard fixé sur la porte. Il souriait vaguement et s'ingéniait à compter le temps qui le séparait encore de midi. Puis il combinait la scène...

Pardaillan et Charles d'Angoulême apparaissant... et lui, marchant à leur rencontre, le visage empreint d'une gravité convenable, et disant:

«Messieurs, je vous ai promis qu'aujourd'hui, à midi, je me trouverais ici... m'y voici! Je vous ai promis que vous verriez aujourd'hui celle que vous cherchez... Suivez-moi et vous allez la voir!...»

Et il se mettait aussitôt en marche vers l'abbaye... il y entrait... et là, que se passerait-il? Il ne savait pas... Mais, ce qu'il savait bien, c'est que Fausta avait dû préparer un traquenard où Pardaillan devait succomber.

A cet instant, il fut secoué d'un grand frisson et faillit jeter un cri: trois hommes venaient de sortir de la porte Montmartre et s'élançaient vers l'abbaye!...

Il reconnut aussitôt les deux premiers: c'était Pardaillan et Charles d'Angoulême; quant au troisième, il ne le connaissait pas, et c'est à peine d'ailleurs s'il le vit...

Maurevert demeura stupéfié par l'horreur de ce qu'il entrevoyait. Si Pardaillan se montrait à cette, heure, bien avant le rendez-vous, ce n'était pas pour le chercher! Bien mieux! Pardaillan montait à cette abbaye où il devait le conduire!... Pardaillan était donc prévenu!...

«Oh! gronda Maurevert en se mordant les poings, c'est à devenir fou! Le démon m'échapperait encore!...»

Il essuya son front ruisselant de sueur, et, comme Pardaillan avait disparu, il se leva, sortit de sa cachette et à son tour s'élança vers l'abbaye.

Lorsque deux heures plus tard il redescendit les pentes de Montmartre, Maurevert pleurait... La secousse était terrible. Il se sentait faible comme un enfant. Plus d'espoir. Tout était fini...

Comment eut-il l'idée de reprendre sa place dans ce buisson où il s'était abrité le matin? Qu'espérait-il encore?... Tout à coup, il aperçut Pardaillan, escortant la litière de Fausta!

Maurevert ne se demanda pas pourquoi Fausta et Pardaillan rentraient ensemble. Dès qu'il eut vu Pardaillan franchir la porte, il rentra dans Paris; un héraut d'armes passait. Maurevert l'obligea à descendre de son cheval, sauta en selle, et, ventre à terre, prit le chemin de l'hôtel de Guise.

Le duc était en conférence dans son cabinet. Maurevert écarta violemment gardes et domestiques, ouvrit la porte, s'avança vers Guise stupéfait, et dit:

—Monseigneur, Pardaillan est dans Paris!

Guise, qui s'apprêtait à rudoyer l'intrus, pâlit à ces mots.

—Monseigneur, répéta Maurevert, votre ennemi acharné, celui à qui vous devez votre défaite de Chartres, vient d'entrer dans Paris...

—Il faut saisir le drôle! s'écria Maineville.

—Paix, Maineville! dit le duc de Guise. Voyons, Maurevert, précise: quand, comment l'as-tu rencontré?... Et d'abord, depuis quand es-tu de retour?...

—Depuis une heure, monseigneur. Je me rendais ici lorsque je vis Pardaillan qui cheminait le plus paisiblement du monde, venait de la porte Montmartre qu'il venait de franchir. Ah! monseigneur, vous pouvez croire que j'ai dû me faire violence pour ne pas provoquer sur-le-champ ce démon... mais j'ai pensé que ce gibier vous appartenait...

Guise grinça des dents. Cette insolente audace de Pardaillan pénétrant dans Paris en plein jour et sans se donner la peine de se cacher l'humiliait et l'exaspérait.

A ce moment, un valet de chambre du duc entra et annonça:

—Un homme est là, chargé d'un important message de Mme la princesse Fausta.

Maurevert recula de quelques pas en frémissant. Si le duc connaissait ses secrètes accointances avec Fausta, il était perdu. Guise avait fait un signe. L'homme annoncé pénétra dans la pièce et s'inclina devant le duc.

—Parle! dit celui-ci.

—Voici, monseigneur, dit l'homme. Mme la princesse est sortie ce matin de Paris pour une affaire que j'ignore. Selon la coutume, divers serviteurs étaient échelonnés de distance en distance sur le trajet que devait suivre Sa Seigneurie au cas d'un ordre à recevoir. J'étais posté près de la porte Montmartre (Maurevert dressa les oreilles). J'ai vu revenir la litière de Sa Seigneurie. Naturellement, je n'ai pas bougé. Mais, lorsque la litière est passée près de moi, j'ai vu les rideaux s'entrouvrir, et ce papier roulé en boule est tombé à mes pieds, en même temps que ces mots me parvenaient: Hôtel de Guise!... Alors, je suis venu, monseigneur, et voici le papier...

Guise déroula rapidement le papier, et lut ces mots:

«Faites cerner la Cité: j'y conduis Pardaillan!...»

—Ah! ah! tu avais raison, Maurevert! s'écria Guise. En chasse donc!... Bussi, prends cent hommes au Châtelet, postes-en cinquante au pont Notre-Dame, et cinquante au Petit-Pont!... Maineville, prends cent hommes à l'Arsenal: cinquante au pont aux Changeurs, cinquante au pont Saint-Michel... Maurevert, prends cent hommes au Temple, dont tu mettras cinquante au nouveau pont, et cinquante au pont des Colombes. Moi, je vais me poster sur le parvis Notre-Dame avec tout ce que j'ai de monde ici. Le drôle est dans la Cité... Dusse-je démolir l'île entière, cette fois il ne m'échappera pas!...




XIX

L'ÉCHAUFFOURÉE DE LA CITÉ

Pendant que le duc de Guise mettait sur pied près de quatre cents gens d'armes pour s'emparer d'un seul homme, que devenait le chevalier de Pardaillan, cause involontaire de toute cette émotion?

Pardaillan avait traversé Paris, chevauchant toujours à une quinzaine de pas devant la litière de Fausta. Il était entré dans la Cité et avait fini par s'arrêter devant la sinistre maison de fer. Il sauta en bas de sa monture et tendit le bras pour que Fausta pût s'y appuyer en descendant de sa litière.

Pardaillan alla soulever le heurtoir. La porte s'ouvrit. Fausta regarda fixement Pardaillan.

—Oserai-je vous prier, dit-elle, de vous reposer quelques instants en mon logis?

Une seconde, Pardaillan fut tenté de pousser la bravade jusqu'au bout; mais, décidément, le souvenir assez hideux de la nasse en treillis de fer ne lui inspirait que des réflexions de défiance.

—Madame, fit-il avec un sourire qui en disait long, je connais déjà l'intérieur de ce magnifique palais, je ne gagnerais donc rien à une nouvelle visite, et, d'ailleurs, depuis certaine aventure qui m'arriva justement dans une maison de la Cité, vous n'avez pas idée comme j'ai horreur d'être enfermé; c'est à un tel point que je passe maintenant mes nuits à la belle étoile... Que dois-je faire de ce cheval?

—Gardez-le! fit gravement Fausta. sinon en amitié, du moins en souvenir de moi.

Pardaillan attacha la bête à un anneau et répondit:

—Hélas! madame, je ne suis qu'un pauvre gentilhomme sans maison ni écurie... J'ai déjà une monture équipée; si j'acceptais celle que vous voulez bien m'offrir, je serais forcé de la laisser mourir de faim. Sur ce, madame, daignez me permettre de prendre congé...

—Je ne vous retiens pas, monsieur, dit Fausta. Adieu, et soyez remercié!...

Pardaillan s'inclina profondément, tandis que Fausta rentrait à l'intérieur de son palais.

Pardaillan longeait sans hâte maintenant les bords du fleuve, et ce fut ainsi qu'il parvint non loin du pont Notre-Dame, au moment même où une troupe d'une quinzaine de cavaliers prenait position sur ce pont.

«Qu'est-ce que cela veut dire? pensa-t-il. Garons-nous, à tout hasard! »

Il fit donc un crochet à gauche et parvint dans la rue de la Juiverie, d'où il put constater que le pont Notre-Dame était gardé. Il était d'ailleurs bien loin de supposer que c'était à lui qu'on en voulait. Il fit volte-face et, suivant la rue de la Juiverie, se dirigea vers le Petit-Pont. A cent pas il s'arrêta. Là encore, il y avait une troupe de cavaliers, et la chaîne était tendue!

Sans autre inquiétude que celle du temps perdu, il se dirigea donc vers la rue de la Barillerie; de ce côté, il pourrait déboucher soit sur le quai de la Mégisserie par le pont aux Changeurs, soit sur la rue de la Harpe par le pont Saint-Michel. Ce ne fut pas sans frémissement que le chevalier vit ces deux pont également barrés.

Enfin, lorsqu'il eut constaté qu'il n'y avait pas davantage moyen de passer par le pont aux Colombes, ni même par les échafaudages des constructions du Pont-Neuf, il dut bien s'avouer qu'il était prisonnier dans la Cité.

Du pont Notre-Dame au pont des Changeurs, des hommes d'armes s'étaient détachés et s'échelonnaient de façon à former une haie.

A ce moment même, Pardaillan s'aperçut que, de toutes parts, ces troupes pénétraient dans les rues de la Cité... Non seulement, il était cerné, mais il allait être reconnu!...

Il était évident qu'on traquait quelqu'un.

Une foule s'amassait peu à peu pour voir saisir et peut-être pendre ou brûler les individus recherchés.

Pardaillan marchait, poussé par ce flot humain qui montait et débordait. Et ce fut à ce moment qu'il entendit prononcer son nom. Son nom prononcé d'abord par l'un des officiers qui dirigeaient l'opération le fut ensuite par un autre, puis par un autre encore!...

Pardaillan sentit un frisson le parcourir. C'était lui qu'on recherchait! C'était pour lui que la Cité était envahie, c'était contre lui que retentissaient les cris de mort!...

Il jeta un regard à droite, à gauche, devant et derrière. Devant, c'était une troupe qui s'avançait lentement, s'arrêtant de logis en logis. Derrière, c'était une troupe pareille devant laquelle il fuyait. A gauche, c'était les maisons de la rue de la Calandre, avec des gens penchés aux fenêtres. A droite, enfin, c'était un terrain vague, pelé, galeux, à l'herbe rare, au fond duquel se dressait l'arrière-bâtisse du Marché-Neuf. Et, vers le milieu de ce terrain vague, s'élevait une maison solitaire aux fenêtres hermétiquement closes.

Mais, de son coup d'oeil sûr et prompt, Pardaillan remarqua aussitôt que, si les fenêtres de ce logis étaient fermées, il n'en était pas de même de la porte, qui était entrebâillée... Il s'y dirigea de son pas le plus tranquille. La situation était affreuse... Et, de l'effort qu'il faisait pour paraître paisible et ne pas se précipiter, Pardaillan sentait la sueur couler de son front à grosses gouttes... Mais il s'était trouvé déjà à plus d'une aventure de ce genre et savait conserver une allure et un visage de sang-froid, alors même que son coeur battait la chamade.

Au moment où il atteignait la porte entrebâillée de cette singulière maison, les gens d'en face le virent de leurs fenêtres et lui crièrent;

—Prenez garde! N'entrez pas!...

Mais Pardaillan n'entendit pas: il poussa la porte, pénétra dans une sorte de vestibule, et, ayant tranquillement poussé la porte derrière lui, cria;

—Y a-t-il quelqu'un dans ce logis?...

Aucune réponse ne lui parvint. Alors, il se décida à ouvrir; il se trouva dans une pièce assez vaste, garnie de quelques meubles d'aspect sévère; pour tout ornement aux murs, il n'y avait qu'un crucifix.

«C'est le logis de quelque chanoine de Notre-Dame, songea Pardaillan. Si ce brave prêtre rentre, je suppose qu'il ne me trahira pas...»

Mais, pendant qu'il songeait ainsi, Pardaillan remarqua qu'une épaisse couche de poussière couvrait les meubles. Il y avait d'ailleurs un certain désordre dans cette pièce. Il y régnait une atmosphère de moisi...

Pardaillan sentait une sorte d'angoisse étreindre son coeur. Enfin, ne pouvant plus supporter cette pesante tristesse qui semblait descendre des murs nus de cette pièce, il se secoua et alla pousser une porte par où il pénétra dans une chambre voisine. Cette chambre était plus claire que la première. En effet, dans la pièce qu'il venait de quitter, les fenêtres fermées ne laissaient filtrer qu'un faible rayon de jour.

Dans celle où il venait d'entrer, il n'y avait pas de fenêtre, mais un oeil-de-boeuf placé très haut et que, du dehors, on ne pouvait certainement pas atteindre. La lumière arrivait par là sans obstacle.

«Ouf! respira Pardaillan. J'ai cru que j'étouffais! C'est sans doute l'oratoire de ce chanoine... ici, au contraire, devait être son lieu de récréation...»

Comme il murmurait ces mots, son regard tomba sur un certain nombre d'objets qui garnissaient les murs. Car si, dans la première pièce, il n'y avait aux murs qu'un crucifix, dans celle-ci, les murailles étaient très ornées... Mais ces ornements firent pâlir le chevalier.

C'était toute une collection de haches. C'étaient des couteaux d'une certaine forme, larges et effilés comme des couteaux de boucher. C'étaient des masses de fer, hérissées de clous. C'étaient des paquets de corde accrochés en bon ordre. C'étaient enfin de bizarres instruments, des pinces, des tenailles. Tout cela méthodiquement rangé, et d'ailleurs couvert d'une épaisse couche de poussière.

Pardaillan se sentit tressaillir, et un étrange malaise s'empara de lui. Sur une table, au milieu de cette pièce, quelques parchemins étaient demeurés.

A ce moment, un murmure confus de la foule se rapprocha de la maison solitaire. Mais Pardaillan n'entendait rien... Il s'approcha de la table poussiéreuse sur un coin de laquelle, en bon ordre, s'entassaient l'un sur l'autre une trentaine de parchemins... Et, ayant jeté les yeux sur celui de ces parchemins qui recouvrait les autres, il vit qu'il portait le sceau de la grande prévôté.

Sous la poussière, il put déchiffrer les premiers mots... Et, alors, il recula, pris d'un frisson... La maison solitaire et triste venait de lui révéler son secret!... Ces parchemins, c'étaient des ordres d'exécution! Ces haches, ces tenailles, ces cordes, c'étaient des instruments de supplice! Cette maison, c'était le logis du bourreau!

Comme il reculait, frémissant, n'ayant plus qu'une idée: sortir... comme il atteignait le vestibule, des coups violents ébranlèrent la porte d'entrée, et une voix, dehors, dominant le tumulte, cria:

—Il est là, monseigneur! Nous le tenons!

Pardaillan reconnut la voix de Maurevert!...

—Qu'on cerne cette maison! commanda une autre voix, que le chevalier reconnut pour être celle de Guise.

Il jeta un regard d'angoisse sur la porte. Elle était solide, heureusement. Il comprit qu'il avait quelques minutes devant lui pour prendre une décision. D'un bond, il fut dans la pièce où il était entré d'abord, courut à la fenêtre, leva le châssis, et, par une fente des lourds volets fermés, put voir ce qui se passait dehors:

Guise à cheval, au milieu d'une troupe de cavaliers. Devant la porte, une vingtaine de gens d'armes qui soulevaient un madrier pour s'en servir comme d'un bélier. Maurevert était là!... C'était lui qui dirigeait l'opération.

Près de Guise, Pardaillan reconnut Bussi-Leclerc et Maineville, Derrière cette troupe de cavaliers, c'était la foule...

Pardaillan revint dans le vestibule au moment où un grand cri, dehors, saluait un coup de madrier qui venait de fendre la porte du haut en bas.

—Allons, murmura-t-il, c'est la fin! Je vais laisser ici mes os... Et quand je pense que ce Maurevert...

Il s'arrêta court, les poings crispés; une pâleur de désespoir s'étendit sur son visage...

Ayant franchi le vestibule, il parvint dans une étroite pièce qui servait de cuisine à la servante du bourreau. La cuisine s'ouvrait sur une cour entourée de hautes murailles. Mais, contre le mur du fond, se dressait une échelle.

Pardaillan monta. De la tête, il dépassa la crête du mur... Il vit alors qu'il dominait une infecte et étroite ruelle, un boyau qui se subdivisait en deux brandies dont l'une faisait communiquer la rue de la Calandre avec le Marché-Neuf, et dont l'autre, perpendiculaire à ce dernier, s'enfonçait vers Notre-Dame et contournait le parvis pour aboutir à la Seine.

Pardaillan vit tout cela d'un coup d'oeil. Mais il vit aussi qu'une dizaine de gens d'armes gardaient la ruelle. Alors, il redescendit, rentra dans la maison du bourreau, et, quelques instants après, reparut, une hache à la main. Presque aussitôt il se trouva de nouveau en haut de l'échelle.

A ce moment, dans la rue de la Calandre, une furieuse clameur s'éleva: la porte était défoncée; les troupes de Guise se ruaient dans la maison... mais Maurevert n'était pas entré!... Derrière lui, Pardaillan entendit les hurlements, le bruit des armes, le tumulte des pas précipités...

—A mort! hurlait la foule.

Pardaillan s'assit sur le mur... et sauta...

—Place! rugit-il en tombant sur ses pieds.

Les gardes postés là, un instant stupéfaits, cherchèrent à se réunir, et déjà Pardaillan se ruait sur le groupe, la hache levée s'abattit, toute rouge, une trouée se fit, et, pareil au sanglier qui, avant de mourir, fonce à travers la meute, Pardaillan passa...

D'un bond, il s'écarta, se rua en avant, et, se retournant tout à coup, lança sa hache à toute volée... Trois hommes tombèrent, blessés ou morts...

—Alerte! alerte! vociféraient les gardes.

En un clin d'oeil, les gens d'armes de la rue de la Calandre envahissaient la ruelle; du haut du mur de la maison de Claude, d'autres se lançaient... Le boyau, en quelques secondes, fut rempli de gens qui se heurtaient, se pressaient, s'étouffaient...

Pardaillan s'était élancé d'un bon pas. Il avait mis l'épée à la main, et marchait droit devant lui, sans tourner la tête...

Toujours droit devant lui, toujours poursuivi par la meute hurlante, Pardaillan déboucha tout à coup derrière Notre-Dame. La meute était sur ses talons, il sentait des souffles rauques sur sa nuque; il se disait:

—Si je fais un faux pas, si je m'arrête, si je me retourne, je suis mort!

Et, pourtant, il fallait que cela finît!... La Cité tout entière était cernée; les berges gardées... ou aller?... Il n'avait qu'une ressource unique: descendre sur une berge, et passer coûte que coûte, se jeter dans la Seine!... Mais en aurait-il le temps?... Et pût-il même se jeter à l'eau, est-ce qu'il ne serait pas repris aussitôt!...

Comme il débouchait du boyau dont l'étroitesse même l'avait sauvé, il comprit que, sur cet espace plus large, il allait être enveloppé par les poursuivants et qu'il allait tomber là, avec cette dernière espérance de se faire tuer plutôt que de retomber aux mains de Guise et de Maurevert... Le désespoir l'envahit.

Dans ce suprême regard d'adieu au monde qu'il jetait autour de lui, il se vit devant une maison sinistre à la porte de fer. Le palais Fausta!... Il était venu mourir devant le palais de Fausta!...

Un éclat de rire insensé gronda sur ses lèvres blanches, et il fit un dernier bond vers l'auberge du Pressoir-de-Fer, escalada les marches, renversa a coups de pommeau quelques buveurs qui lui barraient le passage, et, toujours droit devant lui, de pièce en pièce, il fonça... sans savoir, éperdu, enragé de mourir avant Maurevert!...

Dans le même moment, l'auberge fut pleine de tumulte... Les poursuivants s'y jetaient tous ensemble... De pièce en pièce, les hurlements frénétiques poursuivaient Pardaillan; fermer les portes lui était impossible... déjà, il avait senti les rapières ou les piques des plus avancés le heurter... Une clameur de mort, sinistre, affreuse, emplit ses oreilles... et, acculé dans la dernière pièce de l'auberge, continuant sa course éperdue, il vit une fenêtre ouverte, l'enjamba... sauta dans le vide!...

A la fenêtre, des coups d'arquebuse éclatèrent. Quelques instants, l'auberge fut pleine de vociférations, puis toute cette foule reflua, l'auberge se vida rapidement, et tous se précipitèrent au bord de l'eau.

A ce moment, arrivait Maurevert, haletant, livide, sa dague à la main. Derrière lui, le duc de Guise survint et gronda:

—Où est le truand? Pourquoi n'est-il pas arrêté?...

—Monseigneur, cria un officier, des bords de la Seine, le sire de Pardaillan s'est jeté dans la Seine; il est d'ailleurs blessé.

—Qu'on détache toutes ces barques, ordonna Guise; qu'on surveille le fleuve, et, dès que l'homme apparaîtra, un bon coup d'arquebuse dans la tête!...

Et, se tournant vers Maurevert:

—Je crois que nous le tenons bien, pour le coup!

Maurevert ne répondit pas. Un sourire crispa ses lèvres, et, l'un des premiers, il se jeta dans une barque avec trois ou quatre hommes armés d'arquebuses. Quelques secondes après la chute, ou plutôt le saut de Pardaillan, la Seine était sillonnée de barques, tandis que, sur les rives, la foule attendait. Trois ou quatre cents hommes étaient prêts a faire feu sur Pardaillan dès qu'il se montrerait à la surface de l'eau.

Une heure passa... Pardaillan ne reparut pas. Il fut évident pour tous qu'il s'était noyé et que son corps roulé par le courant avait dû aller se perdre plus loin.




XX

OU FAUSTA SE CONTENTE D'UNE COURONNE

Pardaillan, lorsqu'il sauta par la fenêtre de l'auberge, ne se doutait pas qu'elle donnait sur la Seine. En se sentant s'enfoncer dans l'eau, la pensée lui vint qu'il pourrait peut-être essayer de remonter le courant et de prendre pied sur les berges de l'île Notre-Dame (île Saint-Louis).

Mais, dans cette rapide seconde où l'eau bourdonnait dans ses oreilles, où ses vêtements collés à son corps le paralysaient, et où déjà la nécessité de remonter respirer lui apparaissait imminente et terrible, car, remonter à la surface, c'était courir au-devant des balles, dans cette seconde, disons-nous, ses mouvements devinrent désordonnés; de tout son effort, il lutta à la fois contre le courant qui l'entraînait et contre la poussée naturelle de bas en haut; il suffoquait; il tournoyait sur lui-même, pris dans le remous du fleuve venant se briser à cette pointe de la Cité... Bientôt, la respiration lui manqua... et il étendit les bras, dans un dernier spasme...

Dans cet instant, il éprouva le violent tressaillement de l'homme qui va mourir et qui entrevoit un moyen de salut... En effet, dans ce mouvement suprême que ses bras venaient de faire sous l'eau, sa main crispée venait de heurter quelque chose... il ne savait quoi... c'était un poteau enfoncé dans le fleuve... Ses doigts raidis s'amarrèrent à cette chose, et, tout aussitôt, il s'y cramponna... En même temps, il se laissa remonter, se glissant, et, grimpant le long de ce poteau ou de cette poutre, et l'instant d'après, toujours cramponné à la poutre, il émergea...

Son premier regard fut pour chercher la fenêtre d'où il s'était jeté et essayer une dernière défense... Mais il ne vit rien au-dessus de sa tête... rien qu'un plancher de bois...

Pardaillan étouffa un rugissement de joie; il comprit que, dans la lutte contre le courant, il s'était jeté sous la prison du palais Fausta! sous cette pièce où il y avait un trou par où Fausta faisait jeter dans l'eau les cadavres des condamnés! Au même moment, il aperçut un treillis de fer... la nasse où il avait failli périr!...

Pardaillan se hissa le long de la poutre à laquelle il s'était accroché, sortit complètement de l'eau, et s'assit sur la première bifurcation de poteaux. Il était sauvé...

Du dehors, on ne pouvait le voir... Il entendait les cris de ceux qui le cherchaient et à qui, naturellement, l'idée ne pouvait venir de remonter le courant... En effet, peu à peu, les cris s'éloignèrent. Pardaillan eut alors un rire silencieux. Soudain, il fut frappé par une idée qui lui traversait le cerveau.

En effet, il se doutait bien que la Seine allait être surveillée dans son cours et sur ses berges, et qu'il lui serait très difficile de s'éloigner du refuge où il se trouvait. D'autre part, la pensée pouvait parfaitement venir à ceux qui le cherchaient de venir voir sous ce plancher qui surplombait la Seine. Et comme, chez lui, l'exécution suivait toujours de près la pensée, Pardaillan, de poutre en poutre, gagna le treillis de fer... la nasse de Fausta.

Il constata que le panneau qui formait ouverture était relevé; il l'était sans doute depuis le jour où l'on avait ouvert le passage aux cadavres... Redescendant le long du treillis avec la fermeté d'une résolution bien arrêtée, il plongea, et, bientôt, se retrouva dans l'intérieur de la nasse. Alors, il remonta jusqu'en haut, jusqu'au plancher même.

Cramponné d'un bras à la poutre à laquelle il s'accrochait, de l'autre bras allongé, il parvint à soulever la trappe qui fermait le trou carré. Alors, il se suspendit aux bords de ce trou, et se souleva par un tour de force musculaire. Quelques secondes plus tard, il était dans la pièce où il s'était battu contre les gens de Fausta, dans la salie des supplices. Elle était obscure, silencieuse...

La première pensée de Pardaillan fut de refermer la trappe. Puis il se secoua, s'ébroua, se défit de son pourpoint, prit toutes les mesures propres à le sécher autant qu'il était possible de le faire en pareille situation.

Plusieurs heures se passèrent ainsi... Pardaillan rhabillé, à peu près séché, commençait à sentir la faim le gagner. En effet, sorti le matin de bonne heure de la Devinière, il n'avait rien pris de la journée.

La nuit vint. Dans le mystérieux palais, aucun bruit ne se faisait entendre. Deux plans se présentaient au chevalier. Le premier, c'était de profiter de la nuit pour redescendre au fleuve et gagner le bord. Le deuxième, c'était purement et simplement sortir du palais Fausta par la porte. S'il ne restait là que quelques domestiques, Pardaillan se faisait fort de les obliger à ouvrir cette porte! Il attendit donc deux ou trois heures encore, et ce fut la faim qui le décida à agir.

Se mettant donc en marche, sur la pointe des pieds, il gagna la porte de la salle des supplices. Elle était ouverte... Pardaillan traversa cette pièce qui ressemblait à l'avant-cachot de la mort... Après quoi, il se trouva dans une galerie qu'il se mit à suivre.

Cependant, il était plongé dans une obscurité profonde et marchait vers une vague de lumière, qu'il apercevait à une quinzaine de pas devant lui, dans la galerie... Lorsqu'il eut atteint ce rais de lumière, il s'aperçut qu'il venait de l'entrebâillement d'un double rideau de velours qui formait une large baie, ouverte à cet endroit. Pardaillan glissa un regard par cet entrebâillement, et vit une vaste salle, éclairée par quelques flambeaux, allumés de place en place.

Cette salle, il la reconnut aussitôt... C'était la magnifique pièce aux colonnades, aux statues, aux torchères d'or... la salle du trône!...

Il allait s'éloigner et continuer son excursion, lorsqu'il demeura cloué sur place... Il lui semblait qu'il venait d'entendre comme un léger bruit de pas.

Ce bruit venait de la grande salle du trône. Pardaillan colla son oeil à la fente des rideaux, et aperçut une sorte de fantôme vêtu de blanc qui marchait, ou plutôt glissait d'un pas majestueux.

«Fausta!»

C'était Fausta, en effet, calme, grave, sereine comme à son habitude. Derrière elle, venait un homme qui, en entrant dans la salle, laissa retomber le manteau dont il se couvrait à demi le visage.

«Le duc de Guise!»

Fausta s'était arrêtée vers le milieu de la salle, et, prenant place dans un fauteuil, avait indiqué un siège à Guise, qui s'assit lui-même.

«Voilà donc, gronda Pardaillan dont le visage flamboya, voilà la femme qui a voulu me tuer à chacune de nos rencontres... et aujourd'hui même! Voici l'homme qui a jeté une meute à mes trousses et a bouleversé la Cité pour me faire assassiner!... Je les tiens là, tous deux... ils sont seuls... Si je me montrais tout à coup, et si, profitant de leur stupeur, je les frappais mortellement l'un et l'autre, ne serait-ce pas mon droit?»

Pardaillan tourmentait le manche de son poignard. Mais, bientôt sa physionomie s'apaisa, sa main retomba, et, pensif, il murmura:

«Ce serait mon droit peut-être... mais, alors, j'aurais mérité ce mot dont Guise m'a souffleté rue Saint-Denis... je serais un lâche! Non, ce n'est pas ainsi que je dois me venger... Ce mot, Guise doit en mourir... Il en mourra. Je l'ai juré... mais il faut qu'il sache qu'un Pardaillan ne frappe pas à l'improviste, et par derrière!...»

Fausta, au moment où elle avait quitté Pardaillan, sur le seuil de son palais, avait pu, à une lointaine rumeur, se douter que Guise avait bien pris ses précautions contre Pardaillan.

Ce fut pour Fausta une minute de joie, un court répit dans la douleur affreuse qu'elle était parvenue jusque-là à cacher sous un visage immuable. Mais, à peine fut-elle enfermée, verrouillée dans sa chambre, seule, sa physionomie se décomposa, et des imprécations tordirent ses lèvres. Tout ce que la rage et la fureur à leur paroxysme peuvent suggérer à un esprit affolé de blasphèmes, de menaces, de projets hideux, Fausta le jura dans sa pensée, Fausta le bégaya en paroles rauques.

Elle s'était jetée tout habillée sur son lit, et la tête dans les dentelles des oreillers qu'elle déchirait de ses ongles et de ses dents, elle luttait contre la crise de désespoir qui s'abattait sur elle et la terrassait. Les noms de Sixte, de Rovenni, de Farnèse, de Violetta, de Pardaillan se succédaient parmi des cris inarticulés, des invectives, des larmes, des gestes de folie...

Ces gentilshommes qu'elle avait enrichis, qui, le matin même, tremblaient devant elle, il avait suffi que Sixte apparût pour qu'ils tournassent contre elle les épées qu'elle avait solennellement distribuées en les bénissant!... Ces cardinaux qui s'agenouillaient à ses pieds!... avec quelle lâche ardeur ils avaient entonné le Domine, salvum fac Sixtum...

Pendant des heures, Fausta pleura, rugit, sanglota, se tordit dans la crise.

Et, dans ce coeur, le fiel s'amassa goutte à goutte.

Fausta redevint plus femme, peut-être, et, rejetée du rang des anges, reprit sa place dans l'humanité. Lorsqu'elle remonta de cette descente aux enfers, Fausta sentit le calme revenir dans son esprit, elle songea à l'avenir, et voici ce qu'elle put nettement établir:

Elle venait de subir une défaite: elle perdait du coup toute possibilité de réaliser son rêve. Jamais elle ne serait à Rome la grande prêtresse reprenant la tradition de la papesse Jeanne. Mais, si elle ne pouvait être la papesse, elle pouvait, elle devait être reine...

Reine de France, c'était encore un magnifique et rutilant hochet, pour une imagination pareille! Reine de France par Guise, roi de France!... Et, plus tard, peut-être, reine absolue par la mort de Guise!...

D'abord, la mort de Henri III lui donnant la moitié de la royauté. Puis, la mort de Guise lui donnant la royauté tout entière. Et, en attendant, c'était la vengeance assurée!... Avec Guise, avec Alexandre Farnèse, elle entreprenait la conquête de l'Italie, enfermait le pape dans Rome, ne lui laissant qu'une puissance illusoire... tout le rêve de Machiavel, de César Borgia, de tant de penseurs et de tant de reîtres conquérants.

Elle sauta à bas de son lit, s'assit devant une glace, chef-d'oeuvre des fabriques de Venise, et, pendant une heure, par des lotions réitérées, par le secours des fards auxquels elle recourait bien rarement, s'étudia à effacer de son visage ravagé jusqu'à la moindre trace de larmes.

Lorsqu'elle y fut parvenue, elle écrivit une lettre qui fut aussitôt portée à l'hôtel de Guise. Deux heures plus tard, le duc, de Guise était au palais de Fausta.

—Je vous écoute, madame, dit le duc de Guise lorsqu'il eut pris place dans le fauteuil que Fausta venait de lui désigner. Mais, avant de commencer ce grave entretien, peut-être serait-il bon que je m'assure... que nous sommes bien seuls. »

Et Guise, d'un regard, fouilla non seulement les coins d'ombre amassés au fond de la vaste salle presque funèbre dans sa somptuosité, mais aussi le visage de Fausta.

—Oui, dit celle-ci, vous vous souvenez d'un entretien que vous avez eu avec la reine Catherine, où vous vous êtes cru bien seul, où vous avez dit tout ce que vous aviez sur le coeur... et vous pensez que peut-être, moi aussi, j'ai posté derrière un rideau quelque Sixte qui recueillera vos paroles. Rassurez-vous. Nous sommes ici sous le regard de Dieu, qui, seul, peut nous voir et nous entendre... Monsieur le duc, continua Fausta, lorsque, voici trois ans de cela, vous vîntes à Rome pour implorer l'assistance de Sixte-Quint, Sa Sainteté vous donna sa bénédiction... moi, je vous donnai deux millions en vieil or un peu bruni par le temps, mais qui n'en avait pas moins cours... Vous me demandâtes alors ce que je voulais en échange, et je vous répondis: «Plus tard, vous le saurez!...»

—C'est vrai, dit Guise en s'inclinant, et ma reconnaissance...

—Ne parlons pas de reconnaissance, duc; parlons de nos intérêts... Je continue. A notre deuxième entrevue, vous m'exposâtes vos espérances. Vous vouliez être roi!...»

Guise pâlit et jeta autour de lui des regards inquiets.

—Nous sommes seuls, reprit Fausta, non sans une pointe de dédain et d'impatience. Donc, vous vouliez être roi. Et vous n'osiez pas!... Ce que vous n'osiez pas faire, je l'ai fait!... Tous ces fils ténus de la Ligue, je les ai rassemblés. J'ai jeté mes agents sur la France. En même temps, je vous montrais ce que coûtait chaque homme, chaque dévouement, chaque pensée acquise; en sorte qu'avec les deux millions que je vous ai remis à Rome vous savez maintenant que vous m'êtes redevable de dix millions...

—C'est vrai, dit Guise en passant une main sur son front.

—Par dix fois, par vingt fois, vous m'avez demandé ce que j'exigeais en retour. Je vous ai répondu: «Vous le saurez plus tard!...» Et, si vous n'êtes pas déjà sur le trône, ce n'est pas ma faute, c'est la vôtre!...

—C'est encore vrai, dit le duc en frémissant.

—Après la fuite de Henri de Valois, reconnaissant que vous me deviez votre victoire et votre future couronne, vous m'avez encore demandé quel était mon but et ce que j'attendais de vous. Je vous ai répondu: «Vous le saurez quand l'heure sera venue...» L'heure est venue!

—Demandez-moi ma vie, madame, je serai heureux de vous l'offrir.

—Votre vie, duc, vous est à vous trop précieuse et me serait à moi de trop peu d'utilité. Gardez-la donc... Ce que j'ai à vous demander, en revanche de tout ce que j'ai fait pour vous, continua Fausta, pourra vous sembler plus difficile à donner que votre vie. Vous avez noblement patienté des années... vous pouvez bien patienter encore quelques minutes. Voici d'abord mes preuves. Vous voulez être roi. Pour cela, il faut d'abord que le roi régnant meure; ensuite que vous puissiez écarter le prétendant naturel et légitime, qui est Henri de Bourbon, roi de Navarre; enfin, que vous puissiez éviter une guerre civile et régner avec l'assentiment des parlements de Paris et des provinces. Tout cela est-il juste?

—Parfaitement juste, madame!

—Je vais vous prouver, monsieur le duc, qu'aucun de ces événements ne peut arriver que par mon assentiment exprès et que, si je le veux, vous ne serez pas roi de France; que, si je le veux, vous serez traité comme rebelle et soumis au châtiment qui frappe les rebelles en ce beau pays de France... Je reprends point par point. Nous disons qu'il nous faut, d'abord, la mort du roi régnant... Eh bien, si je veux, Henri de Valois ne mourra pas. En effet, si je ne leur donne pas contrordre, deux cavaliers vont partir à la pointe du jour, l'un pour Blois, l'autre pour Nantes. Je vous le répète, ces deux cavaliers, si je ne les vois pas moi-même cette nuit, si je ne leur retire pas leurs missives, seront en route dans quelques heures. Le premier porte au roi de France la preuve que vous le voulez assassiner...

Guise grinça des dents; et, si son regard eût pu foudroyer Fausta, elle fût tombée à l'instant.

—Le deuxième, poursuivit Fausta imperturbable, est à destination de Nantes, où se trouve le roi de Navarre, avec douze mille fantassins, six mille cavaliers et trente canons. Ma dépêche le prévient de vos intentions et lui prouve qu'il n'y a qu'un moyen pour lui de conserver la couronne à la mort de Henri III. C'est de s'unir au roi de France et de marcher avec lui sur Paris. Monsieur le duc, combien avez-vous d'hommes et d'argent pour résister aux deux armées combinées?...

—Très forte! grommela Pardaillan qui ne perdait ni un mot, ni un geste, ni un battement de paupières.

—Mais, madame, en vérité, je crois que vous me menacez... souffla péniblement le duc.

—Pas du tout. Je vous donne mes preuves. Supposons maintenant Valois supprimé par un de ces accidents que la Providence met parfois sur la route des rois... et des prétendants. Supposons aussi que Henri de Navarre ne bouge pas. Bref, vous n'avez qu'à vous laisser couronner... si toutefois vos droits sont établis...

Guise se mit à marcher à grands pas dans la direction de la baie derrière les rideaux de laquelle se trouvait Pardaillan. Le Balafré était sombre. Et, de ses yeux, jaillissait une telle flamme qu'il était évident qu'une pensée de meurtre hantait cette tête violente.

«Oh! oh! murmura Pardaillan, je ne donnerais pas un denier de la vie de la belle Fausta... si je n'étais là!... Mais je suis là, et je ne veux pas qu'on me la tue...

A tout hasard, il se prépara et, la dague au poing, attendit le moment d'intervenir. Pendant cette seconde terrible où Fausta comprit parfaitement que sa vie ne tenait qu'à un fil, elle ne fit pas un mouvement...

Guise parvint jusqu'aux grands rideaux de velours, et Pardaillan sentit sur son visage le souffle rauque de cet homme qui débattait en lui-même la mort de Fausta. Mais, sans doute, le Balafré comprit qu'en tuant Fausta il se tuait lui-même; car, ayant fait demi-tour, et étant revenu à elle, il s'assit à la place qu'il occupait et gronda:

—Vous me traitez un peu durement, madame, et les précautions que vous avez prises contre moi m'enlèvent tout le plaisir que j'aurais eu à m'acquitter de bon coeur envers vous.

—Mes preuves vous semblent-elles suffisantes? dit Fausta. Et maintenant que je vous ai montré l'abîme où vous roulerez si vous cessez de vous appuyer sur la main que je vous offre, je vais vous montrer la gloire éblouissante qui vous attend si nous unissons à jamais nos forces... Dès le lendemain de la mort de Valois, Alexandre Farnèse entre en France.

—Farnèse! fit le duc en tressaillant.

—C'est-à-dire l'armée qui devait débarquer en Angleterre et qui, l'invincible Armada étant détruite, attend des ordres du roi d'Espagne... à moins que je n'envoie, moi, les miens à Farnèse!...

L'oeil de Guise étincela.

—Je crois que nous commençons à nous entendre, dit Fausta. Donc, Valois mort, Farnèse vous apporte son épée, appuyée de cinq mille lances, douze mille mousquets, dix mille estramaçons de cavalerie, et soixante-dix canons... ce qui, joint aux troupes royales dont vous devenez seul chef, vous constitué l'armée qui vous permet de vous emparer du roi de Navarre. Henri de Béarn pris et... exécuté comme fauteur d'hérésie, vous gagnez les chefs huguenots, en leur promettant quelques privilèges... Alors, vous êtes à la tête de la plus formidable armée de l'Europe!... Alors, vous allez à Reims vous faire couronner dans la vieille basilique!...

Guise haletant. Guise, transporté, ébloui, fasciné, prêt à s'agenouiller devant cette femme qu'il rêvait de poignarder quelques minutes avant. Guise s'écria:

—Pardon!... oh! pardon!... Je vous ai méconnue!...

A ces mots, le Balafré jeta sa dague, s'agenouilla, courba la tête, et dit:

—Ordonnez, je suis prêt à obéir!...

Ce rêve éblouissant que Fausta venait de faire miroiter à ses yeux, il était certes capable de le réaliser s'il en avait les moyens, c'est-à-dire l'armée et l'argent. Fausta lui ouvrait la barrière derrière laquelle il était enfermé;

—Duc, répondit Fausta, en acceptant l'hommage du Balafré avec cette sérénité majestueuse qui lui était particulière, duc, ce n'est pas votre obéissance que je vous demande.

—Que voulez-vous donc? fit le duc en se relevant.

—Votre nom! répondit Fausta.

—Mon nom?...

—La moitié de votre puissance. La moitié de votre gloire. M'asseoir près de vous sur le trône où vous allez prendre place!... Etre enfin la reine, comme vous allez être le roi!... Écoutez-moi: vous avez, il me semble, des motifs de répudier Catherine de Clèves... puisqu'elle vit encore!... Il vous faut un mois pour obtenir cette répudiation... Dans les huit jours qui suivent, notre mariage sera célébré. Et c'est moi, duc, qui établirai le contrat que vous aurez à signer...

—Notre mariage! balbutia le duc.

—Le lendemain de notre mariage, continua Fausta, nous partons pour Blois... le reste me regarde... tout le reste me regarde... tout le reste, duc, jusqu'au jour où, placé à la tête de la triple armée de Farnèse, de Henri III et de Henri de Béarn, vous prendrez le chemin de l'Italie en laissant la régence à la reine de France couronnée comme vous... sacrée comme vous... à jamais liée à vos intérêts, à votre ambition et à votre gloire!... Duc, je vous donne trois jours pour vous décider...

Le Balafré répondit:

—La réflexion est toute faite, madame!...

Fausta ne put s'empêcher de tressaillir. Car, ce mot, elle l'espérait ardemment. Le duc de Guise s'était incliné. Il saisit une main de Fausta, la porta à ses lèvres.

—Duchesse de Guise, dit-il, reine de France, recevez l'hommage de votre époux, de votre roi, qui ne veut être que le premier de vos sujets...

—Duc, répondit simplement Fausta, j'accepte l'engagement que vous prenez par ces paroles.

Étourdi, fasciné... réellement dompté par cette simplicité autant qu'il l'avait été par les menaces et par les promesses. Guise s'inclina de nouveau très bas. Fausta s'était levée; elle saisit un flambeau et se mit à marcher devant le Balafré.

—Que faites-vous, madame? s'écria Guise.

—C'est un privilège royal que d'être éclairé par le maître de la maison, répondit Fausta. Vous êtes le roi: je vous montre le chemin, sire!

Mais, en accompagnant le duc de Guise, Fausta avait une autre idée que celle de lui rendre un royal hommage. En arrivant dans le vestibule, elle posa son flambeau sur un meuble, fit signe à un laquais d'ouvrir la porte, et se tourna alors vers Guise comme pour prendre congé. Guise tressaillit... il comprit qu'il allait apprendre quelque nouvelle...

—Adieu, monsieur le duc, dit Fausta. Mais, avant votre départ, je serais heureuse de savoir ce qu'est devenu l'homme qui a été poursuivi aujourd'hui...

—Pardaillan!... Il est mort, dit Guise.

—Cet homme a mérité son châtiment, dit-elle.

Guise franchissait la porte, et, déjà, faisait signe à ses gens de lui approcher son cheval. Alors, Fausta, avec la même simplicité, ajouta:

—Il a d'autant plus mérité la mort qu'aujourd'hui même, sous mes yeux, il a tué d'un coup de dague au coeur une pauvre jeune fille innocente... une chanteuse... une bohémienne nommée Violetta...

Et la porte, à cet instant, se referma!... La porte de fer séparait maintenant ces deux êtres: Fausta et Guise. Mais, s'ils avaient pu se voir, peut-être eussent-ils eu pitié l'un de l'autre.

«Pardaillan est mort!»

«Morte!... Violetta morte!...»

Ces deux pensées de douleur palpitèrent ensemble. Et, tandis que Fausta, accablée par cette mort qu'elle avait pourtant voulue, regagnait en chancelant sa chambre à coucher, le duc demeurait devant la maison, comme frappé d'un coup de foudre.




XXI

LA LETTRE

Le duc avait passé la nuit, les coudes sur la table devant laquelle il s'était assis, la tête dans les deux mains. Au bruit que fit le serviteur, il se réveilla de cette longue torpeur et vit qu'il faisait grand jour.

«Adieu, murmura-t-il, adieu, Violetta, jeunesse, amour!... Tout cela est mort!... Pensées d'amour et de jeunesse, éteignez-vous comme ces flambeaux, et laissez la place aux rêves d'ambition!... Le duc de Guise amoureux de la petite bohémienne n'est plus... Guise le conquérant. Guise roi de France et empereur, à l'oeuvre!»

Il fit ouvrir les portes de son cabinet, et la foule de ses gentilshommes y entra.

«Messieurs, dit le Balafré d'une voix forte. Sa Majesté le roi à convoqué les états généraux. Il me semble donc que notre place est non pas à Paris mais à Blois, où de grands événements nous attendent peut-être. A cheval, donc, messieurs, nous partons dans une heure!...»

Les courtisans se retirèrent, empressés, pour faire leurs préparatifs de départ. Le duc s'assit alors, et écrivit la lettre suivante:

«Madame,

Vous m'avez si bien convaincu que je ne veux pas attendre une minute pour commencer l'exécution de l'admirable plan que vous m'avez développé. Ce n'est donc ni dans un mois ni dans huit jours que je me rendrai à Blois. J'y vais tout de ce pas. C'est donc à Blois même que j'aurai l'honneur de vous attendre, afin de hâter ces deux événements que je souhaite avec une égale ardeur: la mort de qui vous savez et l'union des deux puissances que vous connaissez. —Henri, duc de Guise... pour le moment.»

Guise cacheta sa lettre et, regardant autour de lui, ne vit que Maurevert.

—Tiens! fit-il avec une rude ironie, vous êtes là, vous?

—Monseigneur, dit Maurevert en s'inclinant, vous m'avez ordonné qu'en dehors des missions qu'il vous plairait de me confier je me tienne constamment près de vous...

—Maurevert, je vous ai envoyé à Blois. Savez-vous pourquoi? demanda le duc.

—Je m'en doute. Blois est loin de l'abbaye de Montmartre, n'est-ce pas, monseigneur?

—C'est vrai! dit Guise en pâlissant.

—Vous me voyez tout heureux d'avoir conquis la confiance de mon maître...

—Oui, mais je ne vous ai pas dit pourquoi!... Maurevert, si je n'ai plus de soupçons, si vous êtes libre d'aller à Montmartre à votre convenance... c'est que... elle n'est plus!...

Le visage de Maurevert n'exprima que de l'étonnement, et non cette douleur que le duc attendait.

—Monseigneur veut parler de la petite chanteuse?

—Elle est morte, te dis-je!...

—Ah! ah!... s'écria Maurevert de plus en plus étonné, mais sans donner le moindre signe de regret.

—Morte!... fit Guise en étouffant un sanglot. Morte, mon bon ami... assassinée par l'infernal Pardaillan...

—Ah! ah! répéta Maurevert stupéfait.

—Heureusement, le sacripant est puni... son corps servira de pâture aux poissons... mais ce n'est pas ainsi que j'eusse voulu le frapper... la mort est trop douce pour lui...

—Monseigneur, malgré toutes les recherches, le corps de Pardaillan n'a pas été retrouvé. Or, tant que je ne l'aurai pas vu mort de mes yeux, je m'attendrai toujours à voir le truand reparaître au moment où on l'attendra le moins...

—La peur que cet homme t'inspirait te fait radoter, mon pauvre ami. Mais n'y pensons plus. Prends cette missive. Au palais de la Cité, le plus tôt possible. Et qu'elle ne sorte pas un instant de tes mains!

—Monseigneur, je place votre lettre dans mon pourpoint, je saute à cheval, et, dans un quart d'heure, la missive sera à son adresse...

Maurevert, dès qu'il ne fut plus en vue de l'hôtel, passa du galop au trot, et du trot au pas.

«Imbécile! gronda-t-il, tandis qu'un double éclair de haine jaillissait de ses yeux. Monseigneur me rend sa confiance!... Vraiment!... Et tout est dit!... Il oublie les humiliations dont il m'a abreuvé! Ah! si j'étais sûr que Pardaillan soit mort!... Tu ne me reverras plus. Guise.»

Tout en grommelant ainsi, Maurevert gagnait non pas la Cité, où il eût dû se rendre directement, mais son propre logis. Ayant mis son cheval à l'écurie, il monta à son appartement, s'enferma à double tour, alluma un flambeau et, saisissant la lettre destinée à Fausta, se mit à l'examiner, en la tournant en tous sens.

Alors, il commença à se livrer à un singulier travail au moyen d'une pince légère et d'un couteau à lame très fine. Au bout de cinq minutes, la lettre était ouverte, son cachet intact.

Maurevert la lut et la relut, d'abord avec une grimace désappointée, puis avec un battement de coeur, puis avec la sourde joie de l'homme qui a déchiffré une énigme...

Alors, il commença à se livrer à une autre opération: il recopiait la missive, lettre par lettre, recommençant dix fois sa copie, jusqu'à ce qu'enfin il eût obtenu une imitation parfaite de l'écriture de Guise. Puis, il brûla les mauvaises copies, et écrasa de son pied les cendres légères qu'elles faisaient. Puis, après un travail qui amena à son front des gouttes de sueur, il finit par enlever le cachet de la vraie lettre et l'adapta sur la fausse.

«Ceci pour Fausta», dit-il en recachetant la fausse lettre.

Puis, avec un sourire livide, regardant la vraie lettre, celle qui était de la main de Guise:

«Et ceci... Ce sera pour le roi de France!»

Alors, il cacha la missive de Guise dans une poche secrète de son pourpoint; et, tenant à la main la copie qu'il venait de faire, descendit, sauta à cheval, et se rendit tout droit au palais de la Cité. Quelques instants plus tard, la fausse lettre était entre les mains de Fausta...




XXII

LA ROUTE DE DUNKERQUE

Pardaillan, après le départ de Fausta et de Guise, était demeuré à sa place, dans la galerie, assez abasourdi de ce qu'il venait d'entendre.

«Mordieu! songea-t-il, quel dommage que cette femme soit pétrie de méchanceté! Du courage, de grandes pensées, une éclatante beauté... quel admirable type de conquérante!»

Il en était là de ses réflexions lorsqu'il vit entrer Fausta dans la salle du trône.

«Ce serait le moment, pensa-t-il, de me montrer et de lui reprocher la vilenie qu'elle a commise à mon égard!... Mais que diable fait-elle?,.. Elle pleure?... Pourquoi?...»

Fausta, en effet, était tombée sur un siège et le bruit d'un sanglot parvenait au chevalier. En proie à une émotion étrange, Pardaillan allait peut-être s'avancer lorsque Fausta, relevant et secouant la tête, appela en frappant du marteau sur un timbre.

Un laquais parut aussitôt. Alors Fausta se mit à écrire. Sans doute ce qu'elle écrivait était grave et difficile à dire, car souvent elle s'arrêtait, pensive.

La lettre était longue. Ce ne fut qu'au bout d'une heure que Fausta la cacheta. Alors elle se tourna vers le laquais, ou du moins l'homme qui semblait être un laquais.

—Où est le comte?

—A son poste: près de la basilique de Saint-Denis.

—Faites-lui parvenir cette lettre. Qu'il l'ait demain matin à huit heures. Qu'il se mette aussitôt en route. Qu'il gagne Dunkerque directement. Et qu'il remette la missive à Alexandre Farnèse.

L'homme disparut.

«Bon! pensa Pardaillan. C'est la lettre qui ordonne à Farnèse de tenir son armée prête à entrer en France!»

Bientôt Fausta se leva et se retira. Puis, au bout de quelques minutes, un autre laquais parut qui éteignit les flambeaux.

Alors, Pardaillan, sa dague à la main, se mit en route. Il marchait au hasard, et avec de telles précautions qu'une demi-heure s'écoula entre le moment où il quitta son poste d'observation et celui où il parvint dans une pièce assez vaste qu'éclairait faiblement une lanterne accrochée au mur. Pardaillan reconnut aussitôt cette pièce. C'était le vestibule du palais Fausta.

La porte, que du dehors on eût été obligé d'enfoncer, était au contraire facile à ouvrir du dedans. Les énormes verrous qui la barricadaient, soigneusement entretenus, glissaient bien et sans bruit; en quelques minutes, Pardaillan eut ouvert la porte et se trouva dehors.

A ce moment la demie de minuit sonnait à Notre-Dame. Pardaillan prit d'un bon pas le chemin de la Devinière, où il arriva sans encombre.

L'auberge était fermée. Mais, bien que tout y parût plongé dans un profond sommeil, Pardaillan avait une manière à lui de frapper. Et il paraît que cette manière était la bonne, car, au bout de dix minutes, une servante mal réveillée lui ouvrit.

—A dîner! fit le chevalier qui mourait de faim.

—Monsieur le chevalier, je tombe de sommeil, fit la pauvre servante.

Pardaillan regarda la fille de travers. Mais ayant constaté que vraiment elle ne mentait pas:

—Eh bien, fit-il en souriant, va dormir, va. Seulement, te charges-tu de me réveiller à six heures du matin?

—Oui-da, puisque je me lève. à cinq!

Le chevalier, pénétrant dans la cuisine, alluma deux flambeaux; puis il se défit de son épée, ôta son pourpoint et sa casaque de cuir. Comme il connaissait admirablement la maison, il descendit à la cave et en remonta avec deux bouteilles. Alors, il alla au bûcher et en revint avec un fagot qu'il jeta dans l'âtre et auquel il mit le feu. La flamme pétilla.

«Si Mgr le duc de Guise, si Fausta, Bussi-Leclerc et Maineville... tous ceux qui courent et ont couru après moi pour me tuer, qui n'ont pas assez de pistolets, de rapières, de dagues et d'arquebuses pour me faire la chasse, qui mettent une armée sur pied pour me prendre mort ou vif, s'ils me voyaient, dis-je, en bras de chemise, allumant le feu et me préparant à faire sauter une omelette... j'entends d'ici leur éclat de rire!...»

Et Pardaillan, son poêlon à la main, se mit à rire... A ce moment, derrière lui, comme un écho éclata un autre rire...

—Hein! s'écria Pardaillan qui se retourna prêt a sauter sur son épée.

Mais il se rassura aussitôt. Le rire était clair. Et il ne pouvait sortir que d'une bouche jeune et amie. En effet, c'était Huguette qui, arrêtée sur le seuil de la cuisine, contemplait le chevalier en riant de tout son coeur...

—Je renverrai Gillette, dit-elle en s'avançant et en arrachant le poêlon des mains de Pardaillan.

—Ma chère amie, dit Pardaillan, c'est moi qu'il faut renvoyer en ce cas. Car c'est moi qui ai forcé la pauvre fille à aller dormir. Mais laissez-moi faire...

—Asseyez-vous, dit Huguette. Ici, c'est moi qui commande.

En un tour de main, Huguette eut mis le couvert sur une petite table qu'elle approcha de la grande flambée de l'âtre. Quelques minutes plus tard, Pardaillan, avec son bel appétit, attaquait l'omelette que lui servait Huguette, et vidait le verre que la bonne hôtesse venait de lui remplir ras bord.

Ce fut un dîner complet. Un des meilleurs qu'eût jamais fait Pardaillan, qui en avait fait de si bons dans sa vie. La cuisine était toute claire de la flambée. Le vin exquis. L'hôtesse, en jupe courte, allait et venait, souriante... Jamais Pardaillan n'avait senti un tel bien-être l'envahir peu à peu...

Huguette le contemplait en souriant. Et, certes, ce regard était à ce moment plutôt celui d'une amie, d'une soeur, que d'une amante, Huguette avait bien pu, dans une terrible circonstance, laisser échapper le secret de son amour, mais, le calme revenu, elle redevenait ce qu'elle était en réalité, c'est-à-dire la bonne hôtesse.

—Savez-vous, ma chère Huguette, dit Pardaillan, que votre auberge est un véritable paradis?... Voici que je commence à me rouiller quelque peu... je suis las de la vie d'aventure!...

—Ah! monsieur le chevalier, dit Huguette en soupirant, si cela était!...

—Et cela est, pardieu! De vrai, le harnais commence à me peser; toujours à cheval, toujours par monts et par vaux, par la pluie, par le vent, par le soleil, ne jamais savoir le matin où l'on couchera le soir, eh bien, à la longue, cela devient fatigant!...

—Que ne vous reposez-vous? s'écria Huguette palpitante de joie. L'auberge est bonne, l'hôtesse pas méchante. Restez-y.

—Ah! Huguette, avec le bon dîner que vous venez de m'octroyer, vous m'en faites venir l'eau à la bouche!... A tel point que j'aurai toutes les peines du monde à reprendre le collier et à me mettre en selle demain matin!

—Demain matin! murmura Huguette qui pâlit.

—Il faut qu'à sept heures je sois à Saint-Denis... j'ai envie de visiter la basilique où dorment nos vieux rois...

—Ah! monsieur le chevalier, fit Huguette dont les beaux yeux tendres se remplirent de larmes, vous m'avez trompée... vous me laissiez espérer... c'est mal... vous reprenez la campagne!...

—Eh bien, oui, mon enfant, c'est vrai; mais écoutez-moi. Je suis obligé pour mon honneur et aussi pour autre chose... pour une vieille dette à régler... je suis obligé de reprendre campagne. Mais j'espère que cette campagne sera courte... Et puis, si j'en reviens, si le besoin de repos se fait sentir, si je suis debout encore après ce que je vais entreprendre, je vous promets de ne pas chercher gîte ailleurs qu'à la Devinière. Vous savez bien, Huguette, ajouta-t-il plus doucement, que vous êtes tout ce que j'aime au monde, maintenant. Vous êtes mon passé, ma jeunesse... Ici, mon père a vécu... ici, j'ai... mais voici que je me laisse entraîner, et il faut que demain matin à six heures je sois debout...

—Monsieur le chevalier, fit tristement Huguette.

—Bonsoir, ma chère hôtesse... dit gaiement le chevalier.

Quelques instants plus tard, il était couché.

A six heures, la servante réveilla Pardaillan qui commença par aller seller et brider son cheval, puis déjeuna d'une tranche de pâté et d'une demi-bouteille de vin, puis fit ses adieux à Huguette en lui répétant qu'il viendrait vieillir au coin du feu de la Devinière. Puis il se mit en selle.

«Le reverrai-je jamais?» murmura Huguette.

Un peu après sept heures, Pardaillan s'arrêtait près de la basilique de Saint-Denis, attachait son cheval à un anneau, et pour ne pas se faire remarquer entrait dans un bouchon d'où il se mit à surveiller attentivement la route.

—A sept heures et demie il vit arriver un cavalier venant de Paris, cavalier armé en guerre, et ayant toute la tournure d'un gentilhomme. Il le reconnut à l'instant. C'était le laquais à qui Fausta avait remis la lettre destinée à Alexandre Farnèse.

Le cavalier s'arrêta comme s'était arrêté Pardaillan. Ayant mis pied à terre à une centaine de pas du bouchon, il entra dans une maison où il resta près d'une demi-heure. Puis il sortit, se remit en selle et reprit le chemin de Paris.

«Bon, pensa le chevalier, voici la lettre entre les mains du messager. Attendons le messager!»

Dix minutes après le départ du cavalier, la porte charretière de la maison s'ouvrit, laissant le passage à un homme qui sortit tout à cheval et prit au pas la route de Dommartin. Le chevalier sauta en selle et se mit à le suivre de loin.

«Le messager qui va à Dunkerque, songea-t-il. Celui que Fausta appelle le comte. Comte, bon! Mais comte de quoi?...»

Le cavalier se mit au trot; Pardaillan prit le trot, tout en se maintenant à distance. Cependant le cavalier ne paraissait pas très pressé.

A un moment, cet homme s'aperçut sans doute qu'il était suivi; mais, au lieu de piquer son cheval, il s'arrêta court. Pardaillan s'arrêta. Le cavalier repartit au galop pour passer au trot quelques instants plus tard: Pardaillan exécuta les mêmes manoeuvres. Dès lors il fut évident pour le cavalier que Pardaillan le suivait.

Il ne s'arrêta pas à Dammartin et poussa jusqu'à Senlis. Là, le messager mit pied à terre devant le Tonneau-de-Bacchus, vieille hôtellerie renommée. Pardaillan entra au Tonneau-de-Bacchus. Le messager dînait dans la grande salle. Pardaillan dîna dans la grande salle. Puis le messager se retira dans sa chambre en ordonnant qu'on le laissât dormir jusqu'à huit heures du matin.

«Bon! pensa Pardaillan, je veux être pendu si mon homme n'est pas debout à cinq heures!...»

Et, se retirant à son tour, il donna l'ordre qu'on tînt son cheval prêt pour cinq heures. Avant de s'endormir, Pardaillan se mit à méditer sur sa situation. Que voulait-il au bout du compte?...

«La lettre destinée à Farnèse, pas davantage», se répondit-il.

Pardaillan dormit d'une traite jusqu'à cinq heures du matin, moment auquel on vint le réveiller.

«Je suis sûr que mon homme ne va pas tarder à sortir», songeait-il.

Mais Pardaillan était habillé depuis longtemps et l'homme ne paraissait pas.

A sept heures, Pardaillan n'y tint plus. Et appelant l'hôte:

—J'espère, dit-il, que vous n'oublierez pas de réveiller à huit heures ce digne gentilhomme.

—Quel gentilhomme? fit l'hôte.

—Mais celui qui est arrivé hier en même temps, ou plutôt un peu avant moi. Je m'ennuie seul en route, et je serais fort désireux de chevaucher botte à botte avec ce cavalier dont l'air me revient tout à fait...

—En ce cas, monsieur, je suis contrarié vraiment...

—Qu'est-ce à dire?...

—Ce gentilhomme s'est ravisé...

—Et alors?...

—Eh bien, il est parti à trois heures du matin!...»

Pardaillan retint un juron, s'élança sur son cheval qui l'attendait depuis cinq heures, selon ses ordres, et prit à franc étrier la route d'Amiens.

En grommelant il poussait son cheval d'une pression des genoux. Le cheval filait comme le vent. Mais Pardaillan s'aperçut bien vite qu'à ce train-là la pauvre bête serait rapidement épuisée. Une fois démonté, il n'était pas sûr de pouvoir acheter un autre cheval, outre qu'il tenait fort au sien, outre enfin que sa bourse ne lui permettait pas de dépenses exagérées.

Toutes ces raisons firent que Pardaillan résolut d'abandonner la poursuite directe, et de tâcher d'arriver à Dunkerque par des voies de traverse qui abrégeraient son chemin. Mais, à Montdidier, où il s'arrêta pour laisser reposer une heure son cheval, il apprit qu'un cavalier venait précisément de se rafraîchir dans la guinguette où il entra. A la description qu'il provoqua par ses questions, il reconnut que ce cavalier ne pouvait être que le messager de Fausta... Il sut en outre que son homme n'avait guère qu'une demi-heure d'avance sur lui.

«C'est le moment de prendre ma revanche du tour qu'il m'a joué!» pensa Pardaillan.

Et, remontant en selle au bout de dix minutes qui furent employées à bouchonner vigoureusement son cheval, il reprit sa course furieuse, au risque, cette fois, de tuer sa bête.

Mais, lorsqu'il aperçut au loin dans la plaine les clochers et les toits d'Amiens, il n'avait pas rejoint le cavalier!

Le soir venait. Pardaillan s'arrêta pour réfléchir: Le résultat de ses réflexions fut qu'il se remit en route au petit trot, ce dont sa monture témoigna sa satisfaction en s'ébrouant et en faisant sauter l'écume autour d'elle. Seulement, au lieu d'entrer dans Amiens, Pardaillan se mit à en faire le tour en grommelant:

«Guette-moi bien, mon brave comte, guette bien de ta fenêtre tout ce qui entre dans Amiens...»

Il imaginait le cavalier dans l'auberge la plus rapprochée de la porte de Paris, caché derrière les rideaux de sa fenêtre. Et il riait en lui-même du bon tour qu'il lui préparait. Lorsque, après avoir contourné la ville, Pardaillan rejoignit la route du Nord, c'est-à-dire la route de Doullens et Saint-Pol, il mit son cheval au pas et poursuivit son chemin jusqu'au bourg de Villiers. La nuit était tout à fait noire lorsqu'il y arriva.

Villiers était à cheval sur la route. Au milieu de la grand-rue, il y avait une auberge. Un cavalier venant d'Amiens et allant à Saint-Pol était forcé de passer devant cette auberge.

Pardaillan mit pied à terre, fit conduire son cheval à l'écurie, le fit bouchonner devant lui, et, lorsqu'il eut vu la brave bête bien séchée, les pieds dans une bonne litière, le nez dans la mangeoire bien garnie, il songea enfin à lui-même. Il tombait de fatigue et de faim. Un bon dîner eut raison de la faim. Mais, après la faim, Pardaillan avait la fatigue à vaincre. Or, son intention était de surveiller la route toute la nuit s'il le fallait.

Il se fit conduire à sa chambre, qui donnait sur la route. Et il jeta un regard d'envie sur l'excellent lit qui l'attendait.

—Veux-tu gagner deux écus? dit-il tout à coup au garçon qui lui avait indiqué la chambre.

Ce garçon, avec une figure assez niaise, ouvrit de grands yeux à la proposition du voyageur.

—Deux écus! s'écria-t-il.

—Deux écus de six livres. Les voici, dit Pardaillan qui exhiba les deux pièces d'argent. Ton service est fini, n'est-ce pas, car il n'y a plus personne dans l'auberge...

—J'ai encore à fermer les portes des étables et des écuries.

—Va donc, et reviens vite...

Au bout de dix minutes, le jeune paysan était de retour.

—Où dors-tu? fit Pardaillan.

—Dans l'écurie, sur la paille.

—Eh bien, si tu veux passer la nuit dans cette chambre, sur cette chaise que je mets près de la fenêtre, tu auras les deux écus... Ce n'est pas tout. Tout en veillant, comme tu t'ennuierais toute une nuit sur cette chaise, tu t'amuseras à écouter dans la rue... Et, s'il passait un cheval, à n'importe quelle heure, tu me réveillerais... un cheval venant d'Amiens et allant sur Doullens...

—J'ai compris! dit le garçon.

Puis allant s'asseoir sur la chaise, et s'accotant aux vitraux de la fenêtre:

—Me voici à mon poste, dit-il. Je vous garantis que, d'ici demain, il ne passera personne que vous n'en soyez aussitôt prévenu.

Pardaillan posa son pistolet d'arçon sur une table près de lui et sa rapière debout à la tête du lit, sur lequel il se jeta tout habillé avec un soupir de satisfaction. Il s'endormit aussitôt. Le paysan veilla scrupuleusement, et, au petit jour, réveilla le chevalier, comme c'était convenu.

—Il n'est passé personne? demanda Pardaillan qui se mit sur pied et remit au garçon les deux écus.

—Personne, si ce n'est quelques charrettes.

Pardaillan déjeuna près de la fenêtre et fit boire au garçon un grand verre de vin, honneur dont le digne Picard se montra touché.

Puis, le jour étant tout à fait venu, Pardaillan sella son cheval et, posté dans la salle de l'auberge, attendit tranquillement.

Vers huit heures, un cavalier se montra au bout de la rue, Pardaillan se mit à rire... Ce cavalier, c'était celui qu'il attendait, le messager envoyé par Fausta à Alexandre Farnèse! La revanche de Pardaillan était aussi complète qu'il l'avait rêvée.

Il laissa passer le messager qui s'en allait à un petit trot raisonnable, comme un homme sûr d'avoir dépisté l'importun suiveur, puis il se mit en selle à son tour. Cette fois, il eut bien soin de garder une distance suffisante pour ne pas être vu.

On traversa Doullens, on gagna Saint-Pol, puis Saint-Omer. Le cavalier passa la nuit dans cette dernière ville, et Pardaillan ne trouva rien de mieux que de se loger dans la même hôtellerie en prenant les précautions nécessaires pour ne pas être vu. Mais. le lendemain matin, comme il reprenait sa poursuite, il dut sans doute commettre quelque imprudence et se laisser voir, car le cavalier, au lieu de filer droit au nord, bifurqua brusquement sur Calais en cherchant à tirer au large.

Pardaillan était résolu à l'aborder coûte que coûte. Il avait, pendant tout ce voyage, inutilement cherche un moyen de se faire remettre la lettre... Il la lui fallait pourtant!...

Vers midi, on fut en vue de Calais. Pardaillan cherchait à rattraper l'homme qui, laissant la ville sur sa gauche, se mit à galoper sur la route qui suivait la côte d'ailleurs toute droite.

Il gagnait du terrain, et se rapprochait de plus en plus du messager. Tout à coup, celui-ci s'arrêta net et, faisant volte-face, le pistolet au poing, attendit de pied ferme, ce que voyant, le chevalier se mit au trot, puis au pas, et enfin, arrivant à quelques pas du messager, s'arrêta de son côté, ôta son chapeau, et se mit à sourire de son air le plus engageant.

Le messager de Fausta demeura stupéfait. Il était impossible d'accueillir à coups de feu un homme qui se présentait avec une telle politesse, et qui, devant le canon du pistolet braqué sur lui à cinq pas, souriait si candidement et sans esquisser le moindre geste de défense.

Le messager salua donc à son tour avec courtoisie et remit son pistolet dans l'une des fontes de sa selle.

—Monsieur, dit-il, on m'appelle Luigi Cappello, comte toscan. Et vous?

—Moi, monsieur, je me nomme Jean de Margency, comte français.

—Serait-il indiscret, demanda le comte italien au bout de quelques instants qu'il employa à examiner son compagnon, serait-il indiscret de vous demander d'où vous venez?

—Mon Dieu, non! fit Pardaillan. Je viens tout bonnement de Paris, et plus spécialement de l'île de la Cité...

A ces mots, Luigi Cappello eut un tressaillement, et, regardant son compagnon avec fixité, esquissa dans l'air un signe avec sa main. Pardaillan sourit.

—Monsieur le comte, dit-il, je ne répondrai pas au signe de reconnaissance que vous me faites, pour la raison bien simple que j'ignore le signal de réponse que vous attendez sans doute: je ne suis pas des vôtres.

—Fort bien. Seriez-vous, en ce cas, assez obligeant pour me dire où vous allez?...

—Mais... à Dunkerque où vous allez vous-même.

Et, de Dunkerque, je pousserai, s'il le faut, jusqu'au camp de votre illustre compatriote le généralissime Alexandre Farnèse.

Le messager devint pensif. Cet étranger qui le poursuivait était-il un affilié de Fausta?... mais alors, pourquoi ne connaissait-il pas le signe?... Et, d'autre part, comment était-il si bien informé?...

—Monsieur, reprit-il résolument, vous répondez à mes questions avec tant de bonne grâce que je me hasarderai à vous en poser une troisième... Pourquoi me suivez-vous depuis Dammartin?...

—Depuis Saint-Denis, rectifia Pardaillan.

—Soit. Pourquoi depuis Saint-Denis êtes-vous sur ma route?

—Mais pour avoir le plaisir de voyager avec vous, d'abord!

—Comment pouviez-vous savoir que j'allais au camp de Farnèse?

—Parce que je l'ai entendu dire à la très noble signora Fausta, reprit paisiblement le chevalier.

—Ah! ah! fit le messager, abasourdi.

Puis il reprit:

—Soit encore. Mais vous avez dit que votre acharnement à me rattraper venait du désir que vous aviez de voyager en ma compagnie... d'abord. Il y a donc un autre motif?...

—Monsieur le comte, fit Pardaillan, à mon tour de vous questionner, voulez-vous? Savez-vous ce que contient la lettre qui vous a été remise à Saint-Denis de la part de la signora Fausta et à destination d'Alexandre Farnèse»

Le messager fut atterré. Il n'y avait plus de doute dans son esprit. L'étranger n'était pas, ne pouvait pas être un envoyé de Fausta, c'était un ennemi dangereux qui avait surpris de redoutables secrets.

Il regarda autour de lui. A sa droite, c'étaient les champs. A sa gauche, les falaises, au-delà desquelles on entendait se lamenter la mer. La solitude était complète, et l'endroit excellent pour se défendre d'un gêneur.

—Monsieur, dit-il, il me serait difficile de répondre à votre question, parce que, n'étant porteur d'aucune lettre, je ne puis vous dire le contenu d'une missive qui n'existe pas.

—Ah! monsieur le comte! fit Pardaillan, vous récompensez mal ma franchise!

—Eh bien, gronda le messager en pâlissant, j'ai une lettre, c'est vrai. Après?...

—Je vous demande si vous savez son contenu...

—Non. Et quand je le saurais...

—Vous ne me le diriez pas, c'est entendu. Mais vous ne le savez pas. Et je vais vous le dire...

—Qui êtes-vous, monsieur?...

—Vous m'avez demandé mon nom, et je vous ai répondu que je m'appelle le comte de Margency. La lettre, monsieur, voici ce qu'elle contient: un ordre de la signora Fausta au généralissime d'avoir à se tenir prêt à entrer en France et à marcher sur Paris avec son armée au premier signe qui lui en sera fait.

—Après? gronda le messager en pâlissant.

—Après? Eh bien, mon cher monsieur, je ne veux pas que cette lettre arrive au camp de Farnèse, voilà tout!

—Vous ne... voulez pas?...

A ces mots, le messager saisit son pistolet. Pardaillan en fit autant.

—Réfléchissez, dit-il. Remettez-moi cette lettre.

Et il braqua le canon du pistolet sur le messager. Celui-ci haussa les épaules:

—Vous ne songez pas à une chose, dit-il avec un calme que Pardaillan admira. Mais je tiens à vous dire avant de vous tuer...

—Je suis tout oreilles.

—Eh bien, vous venez de me dire le contenu de la lettre, que j'ignorais. Je pourrais donc, si j'avais peur, vous remettre la missive, et transmettre l'ordre de vive voix...

—Non, fit Pardaillan, car le généralissime n'obéira qu'à un ordre écrit...

—En ce cas, vociféra le messager, je vous tue!...

En même temps, il fit feu... Pardaillan, d'un coup d'éperon, fit faire à son cheval un écart qui eût désarçonné un cavalier ordinaire. La balle passa à deux pouces de sa tête. Presque aussitôt, il fit feu à son tour, non pas sur le cavalier, mais sur la monture: la bête, frappée au crâne, s'affaissa. Dans le même instant, le messager sauta et se trouva à pied, l'épée à la main. Pardaillan avait sauté aussi et tiré sa rapière.

—Monsieur, dit-il gravement, avant de croiser nos deux fers, veuillez m'écouter un instant. Je me suis nommé comte de Margency, et j'en ai le droit. Mais je porte aussi un autre nom: je suis le chevalier de Pardaillan...

—Ah! ah! je m'en étais douté un instant! grommela furieusement le messager.

—Vous me connaissez, dit Pardaillan. Tant mieux. Cela nous évitera les longs discours. Puisque vous me connaissez, monsieur le comte, vous devez savoir que votre maîtresse, votre souveraine, a voulu trois ou quatre fois déjà me faire assassiner. La dernière fois, il n'y a pas longtemps, je venais de lui sauver la vie; en signe de gratitude, elle a jeté à mes trousses tous les gens d'armes du duc de Guise... Vous ne me tuerez pas, monsieur! Et, comme je ne veux pas que la lettre arrive, comme enfin vous êtes le serviteur d'une femme qui veut ma mort, c'est moi qui vais vous tuer!...

En même temps, Pardaillan tomba en garde. Les fers se croisèrent...

Le comte Luigi, en homme habile, se tint sur la défensive. En somme, il ne s'agissait pas pour lui de tuer et de remporter une victoire. Il s'agissait simplement d'écarter ou d'arrêter un adversaire.

Pardaillan, selon son habitude, attaqua par une série de coups droits foudroyants. Le messager ne dut son salut qu'à une marche en arrière. Mais, tout en rompant, il se défendait avec courage et habileté.

—Monsieur, dit tout à coup Pardaillan, vous me paraissez homme de coeur, et je vous dois mes excuses...

—De quoi? fit le comte Luigi.

—De vous avoir prié de me remettre votre lettre. J'aurais dû prévoir qu'un homme comme vous peut être vaincu par la fortune, mais qu'il ne courbe pas volontairement la tête...

—Merci, monsieur, dit le messager, en prenant vivement une nouvelle attaque.

—Recevez donc, acheva Pardaillan, toutes mes excuses pour la proposition incongrue que je vous ai faite, et tous mes regrets d'être forcé de vous traiter en ennemi...

En même temps, il se fendit à fond. Le messager jeta un cri rauque, laissa échapper son épée, tourna sur lui-même et s'abattit...

—Holà! grommela Pardaillan, aurais-je vraiment été assez maladroit pour le tuer?...

Il s'agenouilla, défit le pourpoint du comte toscan et examina la blessure en hochant la tête. A ce moment, le blessé ouvrit les yeux.

—Monsieur, dit Pardaillan, je suis maître du champ. Je puis donc vous prendre la missive que vous portez, Mais je serais au désespoir de vous quitter en ennemi, car vous êtes un brave... Voulez-vous, de bonne volonté, me remettre cette lettre?... Voulez-vous que nous nous séparions amis?...

Le blessé fit péniblement un geste de la main pour désigner une poche intérieure de son pourpoint. Pardaillan prit la lettre. Les yeux du blessé indiquèrent un profond désespoir.

—Voyons, dit Pardaillan, ému de pitié, qu'est-ce que cela peut vous faire, au bout du compte?... Vous ne craignez pas, je suppose, que j'use de cette lettre comme d'une arme contre la signorita Fausta?

—Je le crains, murmura le blessé d'une voix à peine intelligible... Vous allez... porter... cette lettre au roi de France... je suis un homme.... déshonoré.

—Vraiment, dit Pardaillan, vous craignez cela? Vous ne redoutez que cela? Et si je vous prouve que vous vous trompez? que je ne rendrai nullement cette missive à Valois?...

—Pas de preuve... possible! murmura le blessé.

—Si! il y en a une, dit Pardaillan. Et la voici!

A ces mots, sans l'ouvrir, sans la décacheter, sans jeter un coup d'oeil sur la suscription, Pardaillan se mit à déchirer la lettre en petits morceaux. Lorsqu'elle eut été ainsi réduite en miettes certainement illisibles, ces fragments minuscules, il les jeta en l'air.

Pendant cette opération, le comte Luigi avait tenu attachés sur Pardaillan ses yeux pleins de stupéfaction. Puis, l'étonnement fit place à une sorte d'admiration. Et, d'un ton qui traduisit toute sa reconnaissance, il murmura:

—Merci, monsieur!...

Pardaillan haussa les épaules.

—Je vous ai prévenu que j'avais seulement l'intention de jouer un tour à votre Fausta. C'est fait. Quant à me servir d'une lettre tombée en mon pouvoir pour faire assassiner une femme, ce n'est pas dans mes habitudes. Cette lettre détruite n'existe plus, même dans mon souvenir. Êtes-vous rassuré?...

—Oui, monsieur... et je vous bénis... de m'avoir donné... une pareille assurance... avant de mourir...

—Eh! mordieu, vous ne mourrez pas!

Le blessé secoua tristement la tête. Puis, épuisé par les efforts qu'il venait de faire, il s'évanouit.

Pardaillan alla à son cheval et fouilla vivement l'une des fontes. Là, sous le pistolet, il y avait des bandages, de la charpie, enfin tout ce qu'il faut à un homme pour panser provisoirement une blessure. Puis il se mit à dégringoler la falaise par un sentier presque à pic, mouilla dans l'eau de mer un fort tampon de charpie, remonta au pas de charge, lava la blessure, y appliqua de la charpie et banda le tout le plus proprement du monde.

—C'est de l'eau salée, dit Pardaillan. Cela pique. Mais ce n'en est que meilleur. Maintenant, monsieur, attention. Je vais vous soulever et vous placer sur mon cheval...

Pardaillan se baissa, plaça ses mains sous les reins du blessé et, agissant à la fois avec douceur et avec force, le souleva et l'assit sur le cheval.

—Pouvez-vous vous tenir ainsi jusqu'à Gravelines? dit-il.

—Je le crois...

—En route donc. Si vous vous affaiblissez, appelez-moi.

Et, traînant son cheval par la bride, se retournant tous les deux pas pour examiner son blessé, Pardaillan se mit en chemin au petit pas. Vingt minutes plus tard, il atteignait les premières maisons du village.

Gravelines ne se composait que d'une trentaine de cabanes de pêcheurs. Mais l'entrée de ce cheval ramenant un blessé avait attiré autour de Pardaillan quelques bonnes femmes et une bande effarée de marmots.

—L'auberge? demanda Pardaillan.

—Il n'y a pas d'auberge! fit l'une des femmes.

—Qui d'entre vous veut gagner dix écus? reprit alors Pardaillan.

—Moi, dit la femme qui venait de parler. Si c'est pour loger et soigner ce cavalier, je m'en charge.

Le blessé fut transporté à quelques pas devant une chaumière, et couché sur un matelas de varech.

—Y a-t-il un chirurgien? un médecin? demanda Pardaillan.

—Non, mais nous avons le sorcier. Un vieux qui sait tout, qui guérit les fièvres, et sait soigner les blessures.

A ce moment, celui que, dans le village, on appelait le sorcier, prévenu sans doute de l'événement, faisait son entrée dans la chaumière. C'était un vieillard à physionomie intelligente, à l'oeil vif et malicieux. Sans rien dire, il s'agenouilla près du blessé et défit les bandages, puis se mit à examiner la plaie.

—Qu'en dites-vous, monsieur? demanda Pardaillan.

—Je dis que c'est fort grave. Mais il en reviendra.

—Ah! fit Pardaillan avec un soupir de soulagement.

Mais aussitôt une pensée se fit jour dans sa tête. Si le blessé en revenait, il irait trouver Farnèse, et lui raconterait ce qui s'était passé en lui donnant oralement le contenu de la lettre. Alors, tout ce qu'avait fait Pardaillan devenait inutile! Il attira le sorcier dans un coin.

—Vous êtes sûr, fit-il, qu'il en reviendra?

—Très sûr!

—Mais c'est que je voudrais bien que mon ami puisse continuer son voyage...

Le sorcier secoua la tête:

—S'il bouge de ce matelas avant huit jours, il meurt, dit-il. S'il essaie de marcher avant un mois, tout sera remis en question. S'il monte à cheval avant deux mois, je ne réponds de rien!...

Deux mois!...

C'était plus de temps qu'il n'en fallait à Pardaillan.

Quoi qu'il en soit, le sorcier fit si bien qu'au bout de quatre jours il put positivement déclarer le blessé hors de tout danger. Ces quatre jours, Pardaillan les avait passés dans la chaumière. Sûr que le comte Luigi ne mourrait pas et serait convenablement soigné, certain d'autre part qu'il ne pourrait rejoindre et prévenir Farnèse, le chevalier, un beau matin, fit ses adieux à celui qu'il avait à moitié tué, et reprit à petites journées le chemin de Paris. Il avait une double tâche à accomplir. Retrouver Maurevert, d'abord. Et ensuite pouvoir rencontrer Guise...

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