Les Pardaillan — Tome 04 : Fausta Vaincue
XXIII
BLOIS
Pendant que Pardaillan courait sur la route de Dunkerque et s'emparait de la lettre destinée à Farnèse, le duc de Guise, au milieu d'une imposante escorte, s'avançait vers Blois où, de tous les points de la France, accouraient les députés de la noblesse, du clergé et du Tiers-État pour cette suprême conférence à laquelle Henri III avait convié son peuple, et qu'on appelle les états généraux de Blois.
La sécurité de Guise était absolue, Maurevert lui avait rendu un compte exact des forces dont Henri III pouvait disposer, soit environ quarante mille hommes.
Ces forces considérables étaient sous la main d'un hardi capitaine qui avait fait ses preuves sur plus d'un champ de bataille. C'était le brave Crillon. Les troupes de Crillon occupaient le château et la ville.
Le roi était donc défendu, bien défendu. Malgré cela, la sécurité de Guise était complète.
Il savait, en effet, que chacun des cent cinquante gentilshommes qui l'accompagnaient avait mis en lui toutes ses espérances et toute sa fortune future. Il n'en était donc pas un qui ne fût prêt à se faire massacrer pour sauver le chef. Il savait en outre qu'une fois arrivé à Blois il allait trouver les députés des trois ordres, et que, parmi ces députés, seigneurs, bourgeois, prêtres, il n'en était pas un qui ne lui fût dévoué corps et âme. En réalité donc, il allait être le véritable maître aux états généraux.
C'est de ces diverses choses que causait Guise pendant sa dernière journée de marche. Il était entouré à ce moment de huit ou dix de ses plus intimes qui, formant peloton, marchaient en avant du gros de l'escorte. Et, peu à peu, dans ce groupe d'intimes, une sélection s'était faite, en sorte que le duc avait fini par se trouver en avant, entre Bussi-Leclerc et Maineville, ses inséparables, ceux pour qui il n'avait rien de caché.
Dans le petit clan que formaient ainsi le duc et ses deux fidèles agents, il était tout naturellement question de Pardaillan.
—Enfin, disait Maineville, nous voilà débarrassés du quidam. Mais, pour mon compte, j'en éprouve quelque regret. La noyade fut trop douce pour lui...
—C'est vrai, renchérit Bussi-Leclerc, et, quant à moi, j'eusse éprouvé quelque plaisir à lui rendre...
—La leçon d'escrime qu'il te donna? fit Maineville en riant.
—Non, pardieu! Cela, je le lui ai rendu... Ne te rappelles-tu pas que je le désarmai dans la Bastille?
—Je n'y étais pas... ainsi...
—Mais Maurevert y était!... Est-ce vrai. Maurevert?
—Parfaitement vrai, fit Maurevert qui marchait derrière Guise. Tu lui fis sauter l'épée des mains par trois fois, et le truand dut s'avouer vaincu...
Bussi-Leclerc eut un geste de vive satisfaction et remercia Maurevert d'un regard.
On arrivait au village de Villerbon...
—Allons, messieurs, dit Guise d'une voix sombre, ne parlons plus des morts... Bussi, pique donc au galop jusqu'à ces cavaliers que tu vois là-bas, et sache ce qu'ils veulent.
Sur la place de l'Eglise, dans le village, une soixantaine de cavaliers, en effet, étaient arrêtés... mais Bussi-Leclerc n'eut pas le temps d'exécuter l'ordre qu'il venait de recevoir. Les cavaliers venaient d'apercevoir la troupe de Guise et galopaient à sa rencontre. Un instant. Guise se troubla et sa main descendit jusqu'à l'épée de fer de sa rapière. L'idée que Henri III lui avait ménagé un guet-apens passa dans son esprit comme un éclair. Mais il se rassura aussitôt. Les cavaliers étaient sur lui et criaient:
—Monseigneur, vous êtes le bienvenu!...
C'était une troupe de gentilshommes députée par les seigneurs assemblés dans Blois pour aller a sa rencontre, le saluer et l'assurer de toute fidélité...
A ce moment, le roi de France, pâle et nerveux, se trouvait dans l'appartement qu'il occupait au premier étage du château. Henri III, avec une agitation qui contrastait avec son indolence habituelle, allait et venait, s'approchait souvent d'une fenêtre d'où il pouvait voir la cour carrée et le porche majestueux du château.
Henri III attendait le duc de Guise!...
Sur la terrasse de la Perche aux Bretons, il y avait cinquante gentilshommes armés en guerre. Une compagnie de Suisses occupait la cour carrée. Le grand escalier était plein de seigneurs royalistes dont le sombre visage annonçait qu'ils n'attendaient rien de bon de l'arrivée du duc. Toutes les autres cours et les autres escaliers du château étaient occupés par des gens d'armes.
Dans le salon lui-même, une vingtaine de gentilshommes attendaient, silencieux et les yeux fixés sur le roi. Dans un coin, Catherine de Médicis, causant avec son confesseur, contrastait par sa sérénité et sa gaieté avec toute cette sombre impatience.
—Où est Biron? est-il de retour? fit tout à coup Henri III.
—Sire, me voici, fit le maréchal de Biron Armand de Gontaut, baron de Biron, était alors âgé de soixante-quatre ans; mais il portait encore la cuirasse avec une facilité que lui enviaient de plus jeunes.
—Ah! te voilà, mon vieux brave! dit Henri III Je craignais que tu ne fusses pas ici aujourd'hui, car je t'avais donne congé pour huit jours.
—Oui, mais j'ai appris l'arrivée de M. le duc. Peste sire, je n'aurais eu garde de manquer une si belle occasion de lui présenter mes respects!... Et sire vous voyez que je suis arrivé à temps...
Le roi se mit à rire, les gentilshommes éclatèrent.
En effet, à ce moment même, une rumeur montait de la cour carrée: c'était un bruit de chevaux qui passaient sous le porche, un cliquetis d'armes et d'éperons de cavaliers mettant pied à terre... Henri III pâlit.
—Comte de Loignes, dit-il d'une voix altérée, voyez donc ce qui se passe dans la cour.»
Il le savait très bien. Il devinait que c'était Guise qui arrivait. Et, avant d'avoir reçu aucune réponse il se dirigea vers un grand fauteuil placé sur une estrade et formant trône. Il s'y assit et, d'un geste rageur enfonça son chapeau sur son front.
—Sire! s'écria Chalabre qui s'était précipité à la fenêtre en même temps que Loignes, c'est M. le duc de Guise, que Dieu le tienne en sa garde!
—A moins que le diable ne l'emporte! murmura Montsery près du roi.
—Ah! fit Henri III d'un ton d'indifférence si parfaitement jouée qu'il stupéfia sa mère... Tiens! le duc de Guise?... Et que peut-il venir faire céans?...
—Nous allons le savoir, sire, car le voici qui monte le grand escalier...
C'était vrai. Dans le grand escalier, on entendait la rumeur confuse d'une foule qui monte. Cette foule, c'était toute l'escorte du duc qui l'accompagnait jusqu'à la porte du roi... Il y avait là une menace qui n'échappa point à Crillon. Arrivé devant la porte du salon, il se tourna vers les gentilshommes guisards et dit:
—Monseigneur, monsieur le duc de Mayenne, monsieur le cardinal, le roi m'a chargé de vous faire savoir qu'il vous accorde audience. Quant à vous, messieurs, veuillez attendre...
L'escorte demeura donc échelonnée dans l'escalier. Et, comme cet escalier était déjà occupé par un grand nombre de seigneurs royalistes et de gens d'armes, il en résulta qu'il se trouva plein de gens qui se regardaient de travers et qui, sur un mot, se fussent rués les uns sur les autres.
Crillon avait ouvert la porte, fait entrer messieurs de Lorraine et soigneusement refermé lui-même la porte.
Les trois frères s'avancèrent vers le fauteuil où Henri III, le chapeau sur la tête, les regardait venir sans un geste, sans un tressaillement de la physionomie.
Le duc de Guise, moins habile que Henri III à dissimuler ses sentiments, n'avait pu s'empêcher de pâlir devant la réception glaciale qui lui était faite. Il s'arrêta à trois pas du trône et s'inclina profondément, ainsi que ses frères.
Enfin, le roi abaissa son regard sur le duc, et, de sa voix légèrement nasillante, d'une rare impertinence quand il le voulait, il demanda:
—C'est vous, monsieur le duc?... Qu'avez-vous à nous dire?...
XXIV
RÉCONCILIATION
Ces paroles du roi firent passer un frisson parmi les assistants, tous royalistes: et les trois frères purent entendre le frémissement des épées qui se heurtaient comme des feuilles d'acier.
—Sire, dit le duc d'une voix assurée, vous savez que mon frère le cardinal est président du clergé en même temps que Mgr le cardinal de Bourbon. Il n'y a donc rien que de naturel à sa présence aux États que Votre Majesté a daigné convoquer en cette ville...
—Et vous, monsieur le duc? reprit Henri III avec la même impertinence.
—Sire, continua Guise, vous savez que mon frère Mayenne est président de la noblesse en même temps que M. le maréchal comte de Brissac...
—Maréchal de barricades, comme M. de Bourbon est cardinal de conspiration! dit sourdement le roi.
Et, cette fois. Guise pâlit. Car l'attaque était directe, et sûrement l'orage allait crever...
—Mais, reprit le roi, il ne s'agit pas de vos deux frères. Il s'agit de vous. Je suis bien aise de les voir près de vous... de vous voir tous trois ensemble... mais je vous demande spécialement à vous: que venez-vous faire ici?...
A ce moment, Catherine de Médicis se rapprocha du roi et se tint debout près de l'estrade. Cette sombre figure de spectre qui apparut soudain à Guise lui sembla le mauvais augure de quelque catastrophe. Il jeta autour de lui un rapide regard, il vit les seigneurs royalistes prêts à sauter sur lui, et peu s'en fallut qu'il n'eût à ce moment la parole irrévocable.
«S'il fait un signe suspect, pensa-t-il rapidement, j'appelle mes gentilshommes... et... bataille!...»
Il résolut d'atermoyer encore s'il le pouvait, et répondit:
—Sire, je pourrais vous dire que, député de la noblesse au même titre que tant d'autres seigneurs, j'ai pu, j'ai dû me rendre à la convocation que Votre Majesté...
—Il ne s'agit pas de votre présence aux états généraux, interrompit le roi qui avait l'obstination froide, terrible et parfois cruelle. Il s'agit de votre présence ici, chez moi, chez le roi! Qu'y venez-vous faire?...
Ces paroles étaient effrayantes. La situation l'était plus encore. Guise, éperdu, balbutia quelques paroles confuses. Son frère, le cardinal, lui marcha rudement sur le pied, d'un air qui voulait dire:
—Qu'attendez-vous? Dégainons, morbleu!...
L'angoisse qui pesait sur cette scène d'une terrible violence fut portée à son comble par ces paroles que Henri III, plus nasillant que jamais, ajouta tout à coup:
—En tout cas, j'ai pu voir que vous êtes venus en bonne et nombreuse compagnie. Peste! je vous en fais mon compliment!
—Sire... intervint la reine mère.
—Laissez, madame!... Par les saints, il y a ici un roi; il n'y a qu'un roi; et, quand le roi parle, tout le monde doit se taire, même vous, madame!... Mon cher cousin, je vous faisais donc compliment sur votre escorte. Mais, dites-moi, il me semble qu'il y manque quelqu'un...
—Qui cela, sire? dit le duc de Guise en devenant livide.
—Mais... le moine qui devait m'occire en la cathédrale de Chartres. L'avez-vous donc oublié à Paris?
Ces paroles éclatèrent comme un coup de tonnerre.
Déjà, le duc de Guise se tournait vers la porte, il allait pousser le cri de rescousse, et qui peut savoir ce qui se fût alors passé?... lorsque, tout à coup, Catherine de Médicis, allongeant son bras maigre, laissa tomber ces mots, de cette voix de suprême autorité dont elle usait bien rarement:
—Messieurs de Lorraine, écoutez-moi, écoutez la reine! Le roi veut bien que je parle. N'est-ce pas que vous le voulez, mon fils?
Les personnages qui assistaient à cette scène demeurèrent figés dans l'attitude qu'ils venaient de prendre. Seul, le duc de Guise fit un demi-tour vers la reine mère. Alors, Catherine de Médicis continua:
—Monsieur le duc, vous ignorez sûrement que nous avons découvert à Chartres un complot contre Sa Majesté; un moine, en effet, un moine s'était vanté de frapper le roi... Mais Dieu veille sur le fils aîné de l'Eglise... le complot avorta... Toujours est-il que ce moine, pour pénétrer dans Chartres, s'était glissé à notre insu dans les rangs de la grande procession... C'est cela que Sa Majesté a voulu dire...
—J'ignorais, en effet, balbutia le duc, qu'il pût y avoir dans tout le royaume un être assez criminel, assez insensé pour oser porter la main sur la personne royale...
—Maintenant, reprit Catherine avec son plus gracieux sourire, le roi ayant accordé audience à notre cher cousin, lui demande simplement quel est le but spécial de cette audience... Sa question n'a pas d'autre portée.
Guise regarda Henri III qui, craignant d'avoir été trop loin et de n'être pas en mesure de sortir d'un mauvais pas, fit un signe de tête affirmatif. Une détente se produisit dans l'assemblée, on comprit que le roi venait de reculer.
—Sire, dit alors Guise d'une voix raffermie, et vous, madame et reine, l'audience que Votre Majesté a bien voulu nous accorder a, en effet, un but spécial. Je suis venu non pas à Blois, mais précisément au château de Blois. Je suis venu non pas aux conférences, mais justement chez Sa Majesté. Et, si j'ai prié mes deux frères de m'accompagner, si j'ai invité tout ce que je connaisse de gentilshommes amis à me suivre ici, c'est que j'avais à dire des paroles solennelles... et j'eusse voulu que toute la noblesse de France fût présente dans ce salon...
—Qu'à cela ne tienne! dit hardiment le roi. Qu'on ouvre les portes, et qu'on fasse entrer tout le monde!...
Cet ordre fut immédiatement exécuté. La porte du salon ouverte à double battant, un huissier cria:
—Messieurs, le roi veut vous voir! »
Alors, tous les seigneurs qui attendaient dans l'escalier et sur la terrasse entrèrent. Le salon fut bientôt bondé. Ceux qui ne purent entrer s'arrêtèrent sur le palier et jusque sur les marches de l'escalier. Une intense curiosité pesait sur cette foule assemblée.
—Mon cousin, dit le roi, vous avez maintenant auditoire à souhait. Parlez donc hardiment.
—Je parlerai avec plus de franchise encore que de hardiesse, dit le duc de Guise. Sire, lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir à Chartres, je vous ai dit que votre ville de Paris réclamait à grands cris la présence de son roi dont elle ne peut se passer, sous peine de dépérir. Maintenant, sire, j'ajoute: c'est le royaume entier qui réclame la fin des discordes, et supplie Sa Majesté de reprendre visiblement les rênes du gouvernement. A tort, bien à tort, sire, moi, Henri Ier de Lorraine, duc de Guise, j'ai été considéré comme brandon de guerre civile. A mon grand regret, ceux qui voulaient porter le trouble dans le royaume ont espéré trouver en moi un chef de révolte, alors que je suis seulement le chef de l'une des armées royales. Ces espérances des fauteurs de troubles seraient encouragées par moi si, d'une voix haute je n'y mettais un terme. Sire, je suis venu loyalement déposer mon épée à vos pieds et vous proposer une réconciliation solennelle, si toutefois il y a jamais eu de véritable querelle...
—Et, il n'y en a jamais eu! cria la reine mère.
Il serait difficile de donner une idée exacte de la stupéfaction qui se peignit sur le visage des gentilshommes tant guisards que royalistes, lorsque le duc de Guise eut achevé de parler. Pour les uns, c'était l'effondrement subit, inexplicable et inexpliqué d'une conspiration qui durait depuis quinze ans. Pour les autres, c'était une instinctive méfiance devant une attitude si nouvelle chez l'orgueilleux duc.
Quant à Henri III, s'il fut étonné, joyeux ou non, nul ne put le savoir, car son visage demeura impénétrable. Seulement, il regarda sa mère, qui lui fit signe et dit:
—Voilà de nobles paroles que vient de prononcer là notre cousin! Quel dommage qu'une scène aussi attendrissante n'ait pas le seigneur Dieu pour témoin!...
Le roi était dès longtemps habitué à comprendre sa mère à demi-mot. Se levant donc:
—Monsieur le duc, demanda-t-il, seriez-vous disposé à répéter ces paroles devant le Saint-Sacrement?
Le duc eut une hésitation inappréciable, puis répondit:
—Certainement, sire! Quand Votre Majesté voudra...
—Ainsi, vous seriez prêt à faire serment de réconciliation sur le Saint-Sacrement exposé à l'autel?...
—Je suis prêt, sire... Dès que nous serons rentrés à Paris, s'il plaît à Votre Majesté, nous irons à Notre-Dame, et...
—Monsieur le duc, interrompit le roi, il y a partout des autels, et partout on trouve Dieu quand on le cherche. La cathédrale de Blois me paraît tout aussi favorable que Notre-Dame pour un tel serment...
—Je ne demande pas mieux, sire... Quand Votre Majesté voudra... dès demain!
—Demain!... qui sait où nous serons demain? C'est tout de suite, monsieur le duc, c'est dans l'heure qui commence que nous devons aller au pied de l'autel...
Guise eut une nouvelle hésitation; et, cette fois, si courte qu'elle eût été, Catherine, qui le dévorait des yeux, la remarqua. Mais déjà le duc répondait d'une voix ferme:
—Tout de suite, si cela plaît à Votre Majesté!
—Crillon, dit le roi, nous allons à la cathédrale. Messieurs; vous en êtes tous. Il faut que ce soit un spectacle dont il soit parlé dans tout le royaume, et dont l'histoire garde le souvenir! Et maintenant, qu'on me laisse seul. »
Tout le monde sortit. La reine mère demeura seule auprès de Henri III.
—Eh bien, ma mère? dit gaiement le roi, nous allons donc rentrer à Paris?... Dès que les conférences seront terminées, nous nous mettrons en route.
—Oui, dit alors la vieille reine, voilà ce qui vous tient le plus au coeur! Rentrer dans Paris! Reprendre vos amusements favoris dans le Louvre et ailleurs, préparer fêtes sur fêtes, au risque de voir se déchaîner encore les bourgeois las de payer vos folies! La belle avance de rentrer au Louvre, si vous y rentrez diminué, fantôme de roi, n'ayant plus qu'une ombre de pouvoir!... Vous croyez donc à cette réconciliation?
—Pourquoi n'y crois-je pas, si M. de Guise le jure sur le Saint-Sacrement? dit Henri III avec une sincérité qui fit sourire amèrement Catherine.
—Prenez garde, mon fils!...
—Oh! madame, fit le roi, se méprenant au sens de cet avertissement, Crillon aura certainement pris les précautions nécessaires... et justement le voici! ajouta-t-il pour couper court à l'entretien...
Catherine de Médicis poussa un soupir, jeta un profond regard sur son fils et se retira lentement, tandis que Crillon faisait en effet son entrée dans le salon et annonçait au roi qu'on n'attendait plus que son bon plaisir pour se mettre en route vers la cathédrale...
Le roi descendit aussitôt dans la cour carrée et sourît à la vue de ces gentilshommes qui formaient une masse imposante, à la vue plus imposante encore des gens d'armes que Crillon avait disposés. Il monta à cheval. Tous l'imitèrent aussitôt.
Le roi sortit du château, précédé d'une fanfare de trompettes, d'une compagnie de mousquetaires, et encadré par un triple rang de ses gentilshommes. Le duc de Guise venait immédiatement derrière lui et se trouvait ainsi séparé de ses partisans. Toute cette formidable et brillante cavalcade se dirigea vers la cathédrale dans une sorte de recueillement inquiet. On n'osait parler. Chacun se demandait si cette cérémonie ne cachait pas un guet-apens.
Le chapitre de la cathédrale, prévenu en toute hâte, s'était réuni, et, revêtu de ses ornements sacerdotaux, attendait Sa Majesté.
Le roi mit pied à terre devant l'église où il entra aussitôt, toujours silencieux, et suivi par cette foule non moins silencieuse. Guise marchait près de lui, un peu en arrière.
En un instant, la cathédrale se trouva remplie. Le roi et Guise marchèrent jusqu'au maître'autel. Le curé doyen de la cathédrale s'agenouilla alors, entouré de ses vicaires, fit une courte oraison. Puis, il monta les degrés de l'autel, ouvrit le tabernacle, découvrit l'ostensoir d'or et, tandis que les prêtres entonnaient le Tantum ergo, il se retourna en soulevant l'emblème dans ses mains levées.
Toute l'assistance était tombée à genoux; le roi avait le premier donné l'exemple. Enfin, l'ostensoir ayant été exposé sur l'autel, le roi se releva et regarda fixement le duc de Guise. Celui-ci, d'un pas ferme, monta les degrés de l'autel et étendit la main droite.
—Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, dit le duc d'une voix que tout le monde put entendre, tant en mon nom qu'au nom de la Ligue dont je suis lieutenant général, je jure réconciliation et parfaite amitié à Sa Majesté le Roi...
Henri III qui, jusque-là, avait conservé un doute, rayonna de joie, et, montant à son tour, il étendit la main et dit:
—Sur l'Evangile et le Saint-Sacrement, je jure réconciliation et parfaite amitié à mon féal cousin duc de Guise et à messieurs de la Ligue...
Alors, des vivats éclatèrent parmi les royalistes, tandis que les gentilshommes guisards demeuraient sombres et silencieux. Le roi tendit la main au duc qui, profondément, s'inclina. La réconciliation était scellée.
XXV
CATHERINE REÇOIT LA LETTRE...
Le soir, pendant la grande réception qui eut lieu au château, les gens de la Ligue montrèrent un visage serein, joyeux, et même quelque peu moqueur quand leurs yeux s'arrêtaient sur Henri III.
Le roi, qui dînait d'assez bon appétit, contre son habitude, ne remarquait nullement ce qu'il y avait de singulier dans cette attitude des guisards. Mais d'autres le remarquaient pour lui. Et, parmi ces autres, se trouvaient Ruggieri et Catherine de Médicis.
L'astrologue assistait au dîner du roi du fond d'un cabinet percé d'un invisible judas à travers lequel il pouvait tout voir. Catherine l'avait mis là en lui recommandant d'étudier la physionomie des Guise. Jamais la vieille reine n'avait éprouvé angoisse pareille. Il y avait un malheur dans l'air.
A la table du roi avaient pris place le maréchal de Biron, Villequier, d'Aumont, du Guast, Crillon, les trois Lorrains et quelques seigneurs de la Ligue. Les convives étaient fraternellement mêlés les uns aux autres, et, si le roi n'eût été assis dans un fauteuil un peu plus élevé que, les autres, on ne l'eût pas distingué de ses invités.
—Par Notre-Dame de Chartres, à qui, en partant, j'ai fait cadeau d'une belle chape de drap d'or! s'écriait à un moment le roi de France, je voudrais bien savoir la figure que ferait le maudit Béarnais s'il nous voyait réunis à la même table!... J'en ris rien que d'y penser!...
Le roi se mit à éclater. Le duc de Guise éclata aussi, puis toute la tablée, puis tous les seigneurs debout.
—Il me semble que je l'entends, continua le roi. Il en pousserait un Ventre-Saint-Gris!...
Et Henri III répéta le juron favori du Béarnais en imitant si bien son accent gascon que, cette fois, les rires partirent d'eux-mêmes et de bon coeur.
—A propos, sire, savez-vous ce qu'il fait en ce moment? demanda le cardinal de Guise. Eh bien, il est retourné à La Rochelle où il va présider l'assemblée générale des protestants.
—Quelque chose comme les états généraux de la huguenoterie, fit le roi. Nous ne le craignons plus. Qu'il assemble tout ce qu'il voudra. Nous marcherons contre lui, et, avec l'aide de Dieu, avec l'aide de notre ami (il regardait le duc), nous le taillerons en pièces.
—Sire, dit le duc de Guise, s'il plaît à Votre Majesté, nous préparerons cette expédition...
—Dès notre rentrée à Paris, dit le roi. Nous n'aurons pas de repos tant que La Rochelle sera aux mains des huguenots.
Ayant dit, le roi but un grand verre de vin, et tous les convives l'imitèrent. Ce fut ainsi que se passa ce dîner, où il fut question de tout, excepté des états généraux pour lesquels tout ce monde était réuni.
Catherine de Médicis, malgré son âge, malgré sa faiblesse, était restée jusqu'à la fin. Quand elle fut seule, elle entra dans la salle à manger et se dirigea vers le cabinet où elle avait laissé Ruggieri... A ce moment, dans la demi-obscurité, un gentilhomme se dressa près d'elle.
—Maurevert! dit sourdement la reine.
—Oui, madame, dit Maurevert en s'inclinant.
Puis, il se redressa, regarda la reine et reprit:
—Ce même Maurevert qui tira sur l'amiral Coligny ce coup d'arquebuse que vous n'avez pas oublié, sans doute. Ces temps sont lointains, et je craignais fort que mes traits ne rappelassent plus rien au souvenir de Votre Majesté... je vois avec bonheur qu'il n'en est rien...
Catherine de Médicis fixait un sombre regard sur l'homme qui lui parlait avec une sorte d'insolente familiarité. Mais ce n'est pas Maurevert qu'elle voyait... C'était le passé formidable évoqué soudain par la présence de cet homme. Elle examina plus attentivement Maurevert et dit:
—Oui, vous avez été un bon serviteur. Vous avez fait beaucoup pour mon fils Charles IX.
—Non, madame, dit Maurevert; c'est pour vous ce que j'ai fait...
Catherine demeura pensive devant cette insistance. Elle connaissait Maurevert pour un des plus mystérieux et des plus terribles serviteurs qui eussent évolué jadis dans son orbite. Elle savait qu'il ne faisait rien sans motif.
—Monsieur de Maurevert, reprit-elle tout à coup, où étiez-vous le jour des Barricades?
—Je vous comprends, madame, fit Maurevert. J'ai servi le duc de Guise. Je l'ai servi avec ardeur et fidélité. J'ai fait, pour la réussite de ses projets, autant que je fis jadis pour la réussite des vôtres. Depuis le jour des Barricades, je suis donc un ennemi du roi votre fils et de vous-même. Et, si, par hasard, le roi se décidait à faire couper le cou à M. de Guise, il est sûr que je serais, moi, à tout au moins pendu. C'est bien là la pensée de Votre Majesté?
—Je vois, monsieur de Maurevert, que vous êtes toujours très intelligent, dit la reine avec un sourire mortel. Mais, enfin, je suppose que ce n'est pas pour me prouver votre intelligence que vous m'êtes venu trouver?... Que voulez-vous donc? Parlez.
—J'attendais cet ordre de Votre Majesté, dit Maurevert. Voici donc, madame, ce que je suis venu vous dire. Lorsque nous exterminâmes les huguenots, lorsque, pour vous, pour vous seule, je risquai mon sang, ma vie, non pas une fois, mais dix fois, sans compter, Votre Majesté m'a fait certaines promesses... J'en ai attendu l'exécution pendant dix ans. Un jour, je me mis sur votre passage, et votre regard me fit comprendre que j'étais oublié... J'ai tenu à vous dire, madame, pourquoi je me suis jeté dans le parti de la Ligue, pourquoi j'ai tout fait pour soutenir les prétentions avouées ou secrètes de M. de Guise, pourquoi enfin je suis devenu un ennemi de la fortune des Valois...
—Vraiment, monsieur, vous avez tenu à me dire cela?
—Oui, madame, fit Maurevert avec calme. Et, maintenant que je me suis soulagé. Votre Majesté peut me faire arrêter... Mais vous saurez que, si je vous ai trahie, c'est que vous m'avez trompé, vous!
—Ah! vipère! murmura sourdement la reine... Il faut bien que votre Guise soit redoutable pour que vous osiez parler ainsi à votre reine! Je ne vous fais pas arrêter... mais je vous chasse!
A ce moment, une voix à la fois grave, humble et caressante se fit entendre:
—Madame et reine vénérée, pardonnez-moi si j'ose m'interposer entre votre auguste colère et ce gentilhomme. Restez, monsieur de Maurevert. La reine vous y autorise...
C'était Ruggieri! Il avait tout vu et tout entendu de son cabinet... Il fit un signe rapide à Catherine de Médicis. Et la reine, toujours maîtresse de ses passions, prononça:
—Monsieur de Maurevert, je vous pardonne ce que votre attitude et vos paroles ont pu avoir d'étrange...
Maurevert mit un genou à terre et dit:
—Je crois maintenant que je puis dire à la reine tout ce que j'étais venu lui dire.
—Vous avez donc encore quelque chose sur le coeur, mon cher monsieur de Maurevert?...
—Eh! s'écria Ruggieri, c'est bien simple. Il a sur le coeur de ne pas avoir été récompensé selon son mérite. Et il faut le récompenser, ce digne gentilhomme.
Maurevert s'inclina.
—Et, sans doute que, pour être plus sûr d'obtenir une récompense digne de vous, continua l'astrologue, vous apportez quelque chose à la reine?...
—En effet, monsieur... j'apporte quelque chose à Sa Majesté... Je lui apporte... ce que je lui apportai jadis au Louvre, le dimanche soir de Saint-Barthélémy...
—Quoi donc? fit Ruggieri, tandis que la reine pâlissait.
—Une tête, répondit Maurevert.
—Suivez-moi, ordonna Catherine.
La reine descendit par un escalier dérobé qui donnait sur son appartement. Cet appartement, situé au rez-de-chaussée, se trouvait juste au-dessous de l'appartement du roi, et en reproduisait la disposition.
Catherine de Médicis fit entrer Ruggieri et Maurevert dans un petit oratoire et, ayant renvoyé ses suivantes, prit place dans un fauteuil.
—Que voulez-vous? dit la vieille reine en fixant son regard sur Maurevert.
—Pardon, madame, intervint Ruggieri, Votre Majesté veut-elle me permettre de placer ici un mot? Eh bien, il me semble qu'avant de demander à ce gentilhomme ce qu'il veut nous devons lui demander ce qu'il donne...
Catherine secoua la tête.
—Que voulez-vous? répéta-t-elle à Maurevert.
—Peu de chose, madame, dit Maurevert. Je me contenterai de trois cent mille livres. Et il ajouta:
—Ce que j'apporte vaut en effet un million. Et, ne demandant que trois cent mille livres, j'estime donc à sept cent mille livres le plaisir que j'ai à servir les intérêts de Votre Majesté...
—Bon! pensa la reine, prompte à comprendre. Il paraît que tu as une rude dent contre le Guise, et qu'au besoin tu le trahirais pour rien...
—Ruggieri, ajouta-t-elle tout haut, fouille dans ce meuble... là... le troisième tiroir... et donne-moi l'un de ces parchemins que tu vois...
Ruggieri obéit et plaça sur la table, devant la reine, un des parchemins demandés. Ces parchemins, c'étaient des bons sur la cassette royale tout préparés d'avance, scellés du sceau de Henri III et signés de sa main. La reine le remplit, et la feuille se trouva ainsi libellée:
«Bon pour la somme de cinq cent mille livres que notre trésorier versera, au vu des présentes, ès mains du sire de Maurevert, pour services particuliers rendus à nous...»
Catherine tendit le bon à Maurevert qui n'eut pas un tressaillement, bien qu'il eût aussitôt remarque la majoration énorme de la somme qu'il avait indiquée lui-même.
—Votre Majesté est la générosité même, se contenta-t-il de dire.
Mais, comme il disait ces mots, il eut un frémissement. En effet, le libellé du bon portait au bas cette formule écrite d'avance:
Ladite somme payable à... le...
Ni le nom de la ville ni la date n'avaient été remplis par Catherine de Médicis. Dès lors, le bon n'avait aucune valeur. Catherine qui, des yeux, suivait attentivement la physionomie de Maurevert, sourit et dit:
—Rendez-moi ce bon, monsieur; je crois que j'ai oublié...
—En effet, dit Maurevert en replaçant le parchemin sur la table. Votre Majesté a omis la date et le lieu du paiement...
—Où voulez-vous être payé, mon cher monsieur de Maurevert? demanda la reine avec un charmant sourire.
—Mais à Paris, s'il plaît à Votre Majesté...
—A Paris. Bien. Vous voyez, j'écris: Payable à Paris... Reste la date... Quand voulez-vous être payé?...
—Le plus tôt possible, fit Maurevert en riant.
—Le plus tôt possible, dit la reine. Très bien. Voyez: j'indique la date la plus rapprochée possible, c'est-à-dire le jour même où le roi pourra disposer à son gré de ses finances... c'est-à-dire...
Et Catherine, les lèvres serrées, les sourcils contractés, la physionomie devenue soudain terrible, acheva d'écrire:
Payable à Paris, le LENDEMAIN DE LA MORT DE M. LE DUC DE GUISE.
Maurevert lut sans surprise les mots que Catherine venait d'écrire. Il prit le bon, le plia froidement, le fit disparaître dans une poche de son pourpoint, et dit:
—Je remercie Votre Majesté. La date qu'elle indique me convient parfaitement.
—Cette date est donc bien rapprochée? demanda la reine palpitante.
—Oh! cela ne dépend pas de moi, madame! Car moi, je ne suis ni Dieu pour décréter la mort de Mgr de Guise... ni le roi... pour l'envoyer à l'échafaud...
—L'échafaud! dit sourdement Catherine qui se redressa, livide...
Ruggieri considérait ardemment Maurevert.
—Expliquez-vous nettement, dit à son tour l'astrologue... Il ne s'agit donc pas...
—D'une arquebusade dans le genre de celle que j'envoyai à Coligny? fit Maurevert. Nullement. Aussi, au lieu d'écrire: «Payable au lendemain de la mort», Votre Majesté eût plus justement écrit: «Payable «le lendemain de l'exécution de M. de Guise.»
—Maurevert, dit la vieille reine haletante, tu aurais donc vraiment le moyen de porter quelque terrible accusation contre le duc?... Parle, mon ami!...
—Papier pour papier, dit Maurevert.
A ces mots, il tira de sa poche une lettre qu'il remit à la reine. Catherine y jeta un avide regard et murmura:
«L'écriture de Guise...»
Catherine et Ruggieri se penchèrent en même temps sur la lettre posée sur la table.
Cette lettre, c'était celle-là même que Guise avait remise à Maurevert pour Fausta, Maurevert avait copié la lettre, remis la copie parfaitement imitée à Fausta et gardé l'original pour lui. La signature «Henri, duc de Guise... POUR LE MOMENT» constituait l'aveu échappé à la prudence du duc. Ce mot éclairait la lettre. «Qui vous savez», c'était le roi!...
Lorsque Catherine eut lu et relu cette lettre non pour en découvrir le sens, car ce sens lui apparaissait très clair, à elle, mais pour y chercher la possibilité d'accabler le duc sous une accusation capitale, elle demanda:
—A qui était adressée cette lettre?
—A la princesse Fausta... dit Maurevert.
—Donc, elle ne l'a pas reçue?...
—Pardon, madame. La princesse Fausta a reçu la lettre... ou une copie de la lettre.
Catherine le regarda avec une certaine admiration.
—Vous êtes sûr que nul autre que vous n'a vu cette lettre? reprit-elle.
—Parfaitement sûr madame!...
Catherine appuya son coude sur la table, sa tête sur sa main, et les yeux fixés sur le papier, se plongea en une profonde rêverie.
«La princesse Fausta!» murmura-t-elle enfin.
A quoi songeait-elle donc en prononçant ce nom?...
XXVI
PARDAILLAN AU COUVENT
Quelques jours se sont passés depuis le départ du duc de Guise. Paris est inquiet.
Au palais Fausta, une douzaine de jours après le départ des Lorrains, un mouvement se produit. Fausta a lu la lettre que Guise lui a fait remettre par Maurevert. Fausta a pris la résolution de rejoindre le duc à Blois.
Tout est donc prêt pour le voyage. Une litière attend devant la porte. Douze hommes d'armes recrutés depuis peu lui serviront d'escorte. Fausta monte dans la litière avec ses deux suivantes: Myrthis et Léa.
Au moment du départ, Fausta jette un long regard sur ce palais où elle a pensé, aimé, souffert, calculé, combiné la plus formidable des conspirations. L'image de Pardaillan passe dans son esprit assombri. Mais elle secoue la tête... Il est mort... elle est délivrée!...
Or, à l'heure même où Fausta sortait de Paris par la porte Notre-Dame-des-Champs, après une courte station au couvent des jacobins situé dans le voisinage de cette porte, le chevalier de Pardaillan rentrait dans la ville par la porte Saint-Denis, c'est-à-dire par l'extrémité opposée.
Il s'en était venu à petites journées. A Amiens, il s'était arrêté deux jours. Il éprouvait une certaine lassitude. Solitude d'âme et de corps... Il était seul dans la vie...
En somme, il s'intéressait à deux choses: d'abord frapper Maurevert. Ensuite, faire rentrer dans la gorge du duc, moyennant sa bonne rapière, les insultes que Guise avait proférées contre lui, le jour où, pour sauver Huguette, le chevalier s'était rendu.
«Supposons, songeait-il, que je terrasse Maurevert, et Guise, et Fausta. Que ferai-je après?»
Voilà où était la question... Que faire de sa vie?... Il s'ennuyait et s'ennuyait tout simplement parce que la vieille cicatrice de son coeur n'était pas fermée encore et parce qu'il ne savait où aller quand il aurait enfin réglé ses comptes,—s'il y arrivait.
«Que ferai-je?... Où irai-je? Demanderai-je l'hospitalité au petit duc, et me laisserai-je vieillir dans l'espoir d'enseigner les mystères du contre de sixte aux enfants de Violetta? M'en irai-je vieillir auprès d'Huguette?»
Longtemps, Pardaillan s'arrêta sur cette pensée avec un inexprimable attendrissement.
«Après tout, finit-il par se dire, il y a encore des grandes routes en France et ailleurs. Il y aura toujours des arbres le long de ces routes, du soleil dans l'air, à moins que ce ne soit de la pluie...»
Lorsque Pardaillan reprit son chemin vers Paris, il n'avait en somme décidé qu'une chose; c'est qu'il surveillerait de près les faits et gestes de M. de Guise. Aussi, en arrivant à peu près à la même heure où Fausta sortait de Paris, lorsqu'il eut appris par le premier bourgeois venu que le duc de Guise était à Blois, Pardaillan se dit:
«Eh bien, je continue ma route jusqu'à Blois.»
Mais sans doute une réflexion qui traversa son esprit le fit changer d'idée. Seulement, il évita de passer par la rue Saint-Denis; il ne voulait pas s'arrêter à la Devinière, peut-être dans la crainte d'être retenu par Huguette.
Parvenu à la Seine, Pardaillan traversa le pont Notre-Dame. Tout en haut de la rue Saint-Jacques et près des remparts, il arrêta son cheval devant le porche du couvent des jacobins, mit pied à terre, et heurta le marteau de la porte.
Un judas s'entrouvrit, à travers lequel le frère portier lui demanda ce qu'il voulait, l'informant aussitôt qu'on ne recevait ni pèlerins ni voyageurs dans ce couvent.
Pardaillan ayant répondu qu'il venait simplement faire visite au révérend frère Jacques Clément, le portier, avec un empressement qui lui parut bizarre, ouvrit la porte et le pria d'entrer.
—Veuillez attendre dans ce parloir. Notre bon frère Clément va être prévenu.
Et le frère portier partit en toute hâte. Seulement, ce ne fut pas vers la cellule de Jacques Clément qu'il se dirigea, mais vers l'appartement du prieur Bourgoing, à qui il raconta qu'un laïc voulait voir le frère Clément.
Bourgoing ne douta pas un instant que ce visiteur ne fût un homme envoyé dans le but de s'aboucher avec Jacques Clément en vue du grand-oeuvre, c'est-à-dire l'assassinat d'Henri III. Il donna donc l'ordre non pas de faire venir frère Jacques au parloir, mais bien de conduire le visiteur à la cellule du révérend.
Il faut ajouter que ces allées et venues avaient peu surpris Pardaillan, et qu'il n'y avait prêté qu'une médiocre attention. Lorsque le frère portier revint, il se contenta donc de suivre le moine qui le conduisait.
Après de nombreux tours et détours, ce moine s'arrêta devant la porte entrebâillée d'une cellule et dit:
—C'est ici, vous pouvez entrer, mon frère...
Pardaillan poussa la porte, entra, et vit Jacques Clément qui, assis à une petite table, écrivait.
Lorsque le chevalier entra, le moine se retourna, l'aperçut, cacha précipitamment sous un livre ce qu'il écrivait, et une vive rougeur envahit ses joues pâles. Il se leva et s'avança vers Pardaillan, les mains tendues.
—Que Dieu soit loué! dit-il.
—Mort Dieu! fit Pardaillan qui serra les mains du moine, qu'on a donc du mal à parvenir jusqu'à vous!... et jetant un regard autour de lui: comment pouvez-vous vivre ici? fit-il avec un frisson. C'est le tombeau anticipé... pour des gens comme vous qui prennent les choses trop-à coeur.
Clément eut un sourire amer.
—Cher et digne ami, fit-il, vous êtes comme un rayon de soleil qui entrerait dans une tombe. Dès que vous paraissez, tout s'éclaire et sourit... C'est si triste, ici!
—Pourquoi y restez-vous?
—Ce n'est pas moi qui l'ai voulu ainsi. Élevé dans un couvent, j'ai vécu au couvent, comme le lierre vit attaché à l'arbre au pied duquel il est né.
—-Que faisiez-vous donc quand je suis entré? reprit curieusement Pardaillan au bout d'un instant de silence.
Jacques Clément rougit encore.
—C'est bien, c'est bien, fit le chevalier, je ne vous demande pas vos secrets.
Mais, en même temps, il jeta un rapide regard sur le bas de la feuille que le moine avait cachée, et qui dépassait sous le livre. Et il eut un sourire de stupéfaction.
—Des vers! s'écria-t-il. Vous ne m'aviez pas dit que vous étiez poète!
En effet, c'étaient des vers qu'écrivait le jeune moine.
—Oh! oh! continuait le chevalier, qui, sans façon, avait saisi la feuille et la parcourait, quel zèle... religieux! Or, ça... quelle est cette Marie?...
Le moine avait pâli.
—Je me distrais parfois, balbutia-t-il, à ces amusements profanes...
Le chevalier tournait et retournait le papier en tous sens. Soudain, il tressaillit et murmura:
—Marie de Montpensier!... Ah! ah!... C'est à la duchesse de Montpensier qu'il fait ces déclarations enflammées!... Tenez, ajouta-t-il tout haut en rendant le papier à Jacques Clément, je ne me connais guère en poésie; mais je trouve ces vers admirables, et il faudra que la personne à qui ils sont destinés soit bien difficile de n'être pas de mon avis...
Le moine reprit sa feuille de papier et la cacha, cette fois, dans son sein.
—Voyons, dit alors le chevalier, avez-vous un peu abandonné ces idées effrayantes qui vous bouleversaient quand nous nous rencontrâmes à Chartres?
Et Pardaillan fit le geste de l'homme qui donne un coup de dague.
—Vous voulez parler, dit Jacques Clément d'une voix basse, mais ferme et tranquille, de ma résolution de tuer Valois?... Pourquoi y aurais-je renoncé?... Valois mourra!... J'ai pour vous, pour l'infinie gratitude que je vous dois, reculé l'heure de l'exécution. Mais cette heure viendra!...
Pardaillan frissonna. Il y avait dans l'attitude et la voix du moine une effrayante résolution.
—Pardaillan, reprit Jacques Clément, vous m'avez demandé d'attendre. Mais à votre tour, quand vos desseins sur Guise seront accomplis, laissez-moi marcher à ma destinée... La mère du roi a tué ma mère... Eh bien, le fils d'Alice tuera le fils de Catherine!... Et rien, rien, entendez-vous, ne peut le sauver si vous êtes venu me dire: «Allez! la vie de Valois m'est à cette heure inutile!...» Est-ce là ce que vous êtes venu me dire, chevalier?...
—Non, répondit Pardaillan; pas encore!...
A ce moment, le prieur Bourgoing entra dans la galerie, sur laquelle s'ouvraient les portes des cellules, et, à pas étouffés, s'approcha de façon à écouter ce qui se disait chez Jacques Clément.
—J'attendrai donc, reprenait celui-ci. J'attendrai. Mais les paroles que vous m'apporterez seront le signal de la mort de Valois.
—C'est bien ce que je pensais! songea le prieur. Ce gentilhomme est de la conspiration, et c'est sans doute lui qui doit donner le signal!...
—Voyons, reprit Pardaillan, j'étais venu vous faire une proposition. Je souhaite qu'elle vous agrée...
—Voyons la proposition, fit le moine avec un sourire.
—C'est de m'accompagner à Blois où je me rends tout de ce pas...
—Parfait! songea le prieur dans la galerie.
—A Blois! s'écria sourdement Jacques Clément.
—Mon Dieu, oui. Figurez-vous, mon cher ami, que je m'ennuie depuis quelque temps. Alors, pour me distraire, j'ai entrepris de voyager.
—A Blois! répéta Jacques Clément avec un frisson.
—Oui, à Blois, fit négligemment le chevalier. Mais pourquoi à Blois, me direz-vous?... D'abord on y voit le roi...
—Bravo! cria en lui-même le prieur Bourgoing, de plus en plus persuadé que le visiteur cherchait à entraîner le moine à l'exécution de l'acte attendu.
—Ensuite, continua Pardaillan, on y voit toute la noblesse du royaume assemblée pour les états généraux. Enfin, on y voit M. de Guise, l'illustre duc de Guise...
—Brave gentilhomme! murmura le prieur.
—Et autour de Mgr le duc, acheva Pardaillan, une suite brillante, spirituelle, sans compter de belles et nobles dames comme la duchesse de Montpensier!...
Pardaillan lança ce dernier trait dans un éclat de rire. Jacques Clément pâlit affreusement, saisit la main du chevalier et murmura d'une voix éteinte:
—Vous êtes sûr... que celle... que vous dites...
—Est à Blois?... Dame! Où voulez-vous qu'elle soit? Allons, laissez-vous emmener par moi. Nous nous distrairons l'un l'autre... Mais, au fait, j'y songe... peut-être ne pouvez-vous pas à votre gré sortir d'ici?...
A ce moment, quelqu'un parut, qui s'avança avec un large sourire de bienveillance. C'était le prieur.
—Eh bien, fit-il, mon cher frère, êtes-vous content?... Oui, je vois que vous êtes content. Je suis certain que ce gentilhomme a dû vous donner d'excellents conseils... Il faut les suivre, mon enfant, il faut écouter ce gentilhomme.
—Mais, mon révérend, murmura Jacques, stupéfait.
—Pas de mais, fit Bourgoing. Ce gentilhomme, j'en suis sûr, n'a pu que vous conseiller des choses excellentes...
—Ma foi, mon révérend, dit Pardaillan passablement étonné, lui aussi, je lui conseillais tout simplement de voyager...
—Digne conseil! s'écria Bourgoing. Mais de quel côté?
—Je lui conseillais d'aller à Blois.
—C'est admirablement conseillé. L'air de Blois est sublime. Du moins, on me l'a assuré. Or, notre cher frère est malade, très malade... il lui faut un air pur et fortifiant...
—C'est ce que je lui disais, fit Pardaillan.
—Et moi, je lui ordonne de vous écouter. Vous entendez, mon frère? Je vous ordonne de vous conformer à tous les conseils de ce gentilhomme. Faites donc à l'instant vos préparatifs de départ. Moi, je vais commander qu'on vous selle mon meilleur cheval de route. Recevez ma bénédiction, mon frère, et vous aussi, monsieur.
Et le prieur Bourgoing, laissant le chevalier stupéfait, se hâta de sortir en murmurant:
—Sur ma parole, dit-il, voilà le plus agréable moine que j'aie rencontré de ma vie. Ainsi donc, nous partons?
Pardaillan éclata de rire.
—Oui, dit Jacques Clément, qui tremblait légèrement.
—Le grand jour est proche...
Une demi-heure plus tard, au parloir où Pardaillan était descendu, le moine parut, vêtu de cet habit de cavalier qu'il portait pendant son voyage à Chartres. Devant la porte du couvent, un cheval attendait sellé, près de celui de Pardaillan. Le chevalier et le moine se mirent en selle.
XXVII
MOURIR OU TUER?
Peut-être Pardaillan avait-il une idée de derrière la tête en entraînant Jacques Clément à Blois. Toujours est-il qu'ils sortirent ensemble de Paris et prirent aussitôt le chemin de Chartres pour, de là, se rendre, au but de leur voyage.
Il n'y avait pas une heure qu'ils avaient quitté le couvent des jacobins lorsqu'un cavalier en sortit à son tour. Ce cavalier n'était autre que le frère portier en personne, lequel, monté sur une excellente mule, s'en allait à Blois pour le compte du prieur Bourgoing.
Le moine portait une lettre cachée sous son froc. La lettre était à l'adresse de la duchesse de Montpensier.
Ceci posé, nous laisserons Jacques Clément et Pardaillan. La scène que nous allons retracer se passait une semaine après la remise à Catherine de Médicis de la lettre payée à Maurevert cinq cent mille livres.
Ce jour-là, donc, c'était le dimanche 12 novembre. Un épais brouillard montait de la Loire, à l'assaut de la colline sur laquelle s'étagent les rues de Blois. Dans ces rues, on ne voyait personne. Par contre, le château était encombré de seigneurs.
Un courrier venait d'arriver de La Rochelle, au grand étonnement des courtisans royalistes ou guisards unis dans une haine commune contre les huguenots. Que pouvait bien vouloir le Béarnais?...
Comme preuve de confiance et de grande amitié, le roi avait ouvert devant tous la missive d'Henri de Navarre. Et il la lut à haute voix. En résumé, le Béarnais, parlant au nom des protestants rassemblés à La Rochelle, faisait une double demande:
1° Il demandait qu'on restituât aux huguenots les biens qui leur avaient été confisqués; 2° il réclamait pour eux la liberté de conscience.
Cette lecture, faite, comme nous avons dit, à haute voix par le roi lui-même, fut accueillie par des huées, des rires, des menaces contre le messager qui, très calme et très digne, attendait la réponse.
—Que dois-je répondre au roi mon maître? demanda le huguenot quand la tempête des rires et des menaces se fut un peu apaisée.
—Dites au roi de Navarre, dit Henri III, que nous réfléchirons aux questions qu'il nous soumet, et que, quand nous aurons pris une décision, c'est M. le duc de Guise, lieutenant général de nos armées, qui lui portera notre réponse...
Cette réponse devait avoir d'incalculables conséquences.
C'est en effet après l'avoir reçue que Henri de Navarre prit la campagne avec son armée, résolu à conquérir, les armes à la main, ce qu'on lui refusait de bonne foi.
Voilà quels événements s'étaient passés en cette soirée de novembre.
Le roi, mis de bonne humeur par les acclamations qui avaient accueilli sa réponse, était resté jusqu'à dix heures, causant de préférence avec les gentilshommes de la Ligue, et faisant toutes sortes de caresses au duc de Guise. Enfin, le signal de la retraite avait été donné. Les appartements royaux s'étaient vidés. Le roi était dans sa chambre.
A ce moment, la reine mère entra. Henri III, qui ne la voyait jamais en tête-à-tête qu'avec ennui ou avec une sourde terreur, ne put s'empêcher de faire une grimace.
Catherine de Médicis s'était assise silencieusement.
—Henri, dit la vieille reine d'une voix douloureuse et presque tremblante, bientôt, je n'y serai plus. Alors, vous me regretterez peut-être. Alors, peut-être, vous rendrez justice au sentiment qui m'a toujours guidée et qui est celui d'une affection... indestructible, puisque votre ingratitude n'a pu l'atténuer...
—Je sais que vous m'aimez, ma mère, dit Henri III d'une voix caressante.
—Ma mère! fit Catherine. Il vous arrive bien rarement de m'appeler ainsi, Henri, et ce mot est doux à mon coeur. Oui, je vous aime, et profondément. Mais vous, Henri, vous ne m'aimez pas. J'ai trouvé plus d'affection chez Charles et chez François, que je n'aimais guère, vous le savez... et pourtant, ajouta-t-elle sourdement, je les ai... laissés mourir... parce que je voulais vous voir sur le trône...
Catherine baissa la tète, et plus sourdement, ajouta:
—Henri!... savez-vous le premier mot que me dit votre père lorsqu'il m'épousa?...
—Non, madame, mais je pense que ce fut une parole d'amour... fit Henri en bâillant.
—J'étais jeune... presque une enfant. J'arrivais d'Italie tout enfiévrée par la joie de voir Paris, d'être la reine dans ce grand beau royaume de France... J'étais belle... Je venais, décidée à aimer de tout mon coeur cet époux qui était un si grand roi! et qu'on disait si aimable... Je le vois encore... Il était habillé tout de satin blanc... Il s'approcha donc, m'examina cinq minutes. Je défaillis presque... Et quand il m'eut bien examinée, il se pencha sur moi et me dit: Mais, madame, vous sentez la mort!... Et votre père sortit de la chambre nuptiale. Ce fut une triste vie que la mienne jusqu'au jour où le coup de lance de Montgomery me fit veuve... Eh bien, Henri ma vieillesse est aussi triste que le fut ma jeunesse...
—Madame, balbutia Henri III, ma mère...
Catherine l'arrêta d'un geste.
—Je sais quels sont vos sentiments. Épargnez-vous toute contrainte. Votre père me l'a dit: «Je sens la mort», et toute ma vie s'est résumée dans cette question qui s'est dressée devant moi tous les jours: tuer ou être tuée!...
—Que voulez-vous dire? s'écria Henri, pris de cette sorte de terreur que lui inspirait si souvent sa mère.
—Je veux dire que toute ma vie, j'ai dû tuer pour ne pas l'être... il faut que je tue encore pour que vous ne mouriez pas, vous que j'aime... vous, mon fils!...
—Je dois donc mourir! fit Henri d'une voix étranglée. On veut donc me tuer!...
—Vous l'eussiez été cent fois déjà, si je n'avais été là!...
Henri III fut secoué par un frisson; sa mère ne l'ennuyait plus... elle l'épouvantait.
—Or, reprit Catherine avec un sourire amer, puisque votre père a déclaré que je sens la mort, je ne dois pas le faire mentir.
En parlant ainsi, la vieille reine se redressa. Henri la considérait avec une admiration mêlée d'effroi.
—Que disions-nous? reprît Catherine. Oui... que je ne voulais pas faire mentir votre père. Je dois répandre autour de moi de la mort. Et aujourd'hui encore, la terrible question revient plus pressante, plus âpre que jamais: mourir ou tuer!... Mon fils, voulez-vous mourir? Voulez-vous tuer?... Choisissez!...
—Au nom de Notre-Dame! murmura Henri en faisant un signe de croix, expliquez-vous, ma mère!
Catherine tira un papier de dessous les voiles noirs qui l'enveloppaient et le tendit à Henri, qui le saisit avidement, s'approcha d'un flambeau et se mit à lire. Quand il eut fini sa lecture, Henri se tourna vers sa mère. Il était livide, et ses mains tremblaient.
—Ainsi, gronda-t-il. Guise veut m'assassiner malgré son serment d'amitié?
Catherine fit un signe de tête affirmatif.
—Qui vous a remis cette lettre? reprit Henri III.
—Un serviteur de Guise, un traître,, car il a ses traîtres comme nous avons eu les nôtres... le sire de Maurevert.
—Il faut récompenser cet homme, madame!
—C'est fait.
—Et depuis quand avez-vous cette lettre?
—Depuis huit jours, répondit Catherine.
Elle n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'elle s'en repentit... En effet, le roi s'était écrié:
—Huit jours!... La lettre est donc antérieure au serment d'amitié!...
—Oui! répondit Catherine. Mais qu'importe! Si vous croyez que Guise a voulu vous tuer, qu'importe le moment où il l'a voulu!...
—Madame, dit froidement Henri III, vos soupçons vous égarent. Rien dans cette lettre ne prouve positivement que le duc a pu concevoir ce forfait. Et l'eût-il conçu, le serment efface tout. Eh! n'ai-je pas voulu le tuer moi-même?... Cela m'empêche-t-il de tenir mon serment de bonne foi?
—Aveugle! murmura Catherine. Ainsi, vous refusez de me croire, mon fils!
—Je crois, dit Henri fermement, que votre affection vous rend injuste. Croyez-vous, madame, que j'éprouve une amitié pour le duc? Il est fort, il tient le royaume avec sa Ligue. Si je veux rentrer à Paris en roi, je dois plier aujourd'hui, quitte à prendre ma revanche plus tard. Quant à supposer qu'il veuille se parjurer, ceci, madame, est tout à fait impossible.
—Et si je vous le prouvais, Henri?...
—Oh! malheur à lui, en ce cas!
—Sire, dit Catherine en se levant, je vous demande trois jours; dans trois jours, je vous apporterai la preuve!
—Malheur! répéta le roi. Malheur sur lui!
XXVIII
LES FOSSÉS DU CHÂTEAU
Or, en ce même dimanche dont nous venons d'esquisser la soirée, tandis que se passaient les événements que nous venons de raconter, une autre scène bien différente se déroulait dans une autre partie de la ville.
Vers quatre heures et demie, en effet, c'est-à-dire à l'heure où la nuit commençait à tomber et où, déjà, le crépuscule s'étendait sur la campagne de Blois, un moine monté sur une mule s'approchait au petit trot de la porte de la ville. Ce moine n'était autre que le frère portier du couvent des jacobins, celui-là même que le prieur Bourgoing avait chargé d'une mission de confiance pour la duchesse de Montpensier.
Frère Timothée avait plus d'une fois déjà servi de messager au prieur Bourgoing, et il avait mainte expédition sur ses états de service. C'était un ancien reître qui avait fait les guerres de religion et n'avait pas encore tout à fait dépouillé le vieil homme. C'est-à-dire qu'il avait conservé des habitudes de paillard, qui lui avaient été fort chères dans sa jeunesse.
Lorsqu'il arriva en vue de Blois, par une brumeuse soirée de novembre, le soleil venait de se coucher, et la nuit venait rapidement, en sorte qu'il entra dans la ville comme on allait fermer les portes.
Notre homme avisa une auberge qui se trouvait placée, par son enseigne, sous la protection du grand saint Matthieu. Mais, ayant jeté par la fenêtre grillée du rez-de-chaussée un coup d'oeil dans la grande salle, il poussa un soupir en constatant que cette auberge n'était point le fait d'un pauvre moine.
Autour des tables chargées de venaisons fumantes, de pâtés, de volailles dorées, de cruches de vin, une quarantaine de gentilshommes avaient pris place, et, jurant, sacrant, pinçant les servantes, riant à gorge déployée, s'interpellant les uns les autres, faisaient joyeuse ripaille. Ces gentilshommes étaient tous de la suite de Guise, et leur conversation qui roulait tantôt sur les états généraux, tantôt sur le roi lui-même, était pleine de sous-entendus menaçants à l'adresse de Henri III.
Le moine n'entendait rien. Mais il voyait les visages illuminés par le vin, les pourpoints qui se dégrafaient, les mâchoires qui fonctionnaient avec frénésie, et il se disait:
—Ce doit être bien bon!...
A ce moment, comme il poussait un deuxième soupir et qu'il allait se remettre en quête d'une auberge plus modeste, il tressaillit, et ses yeux se fixèrent sur un gentilhomme qui, assis à l'écart à une table où cinq ou six couverts étaient dressés, attendait sans doute des convives pour commencer à dîner.
—Que vois-je? murmura le moine. Ne serait-ce pas ce bon M. de Maurevert? C'est bien lui, de par saint Matthieu, patron de cette auberge!... Je puis très bien me confier à M. de Maurevert qui est un de nos fidèles, un intime du révérend Bourgoing; je vais lui demander où je pourrai bien trouver la duchesse de Montpensier... Et comme il m'estime, peut-être m'invitera-t-il à partager avec lui les choses succulentes dont, selon toute vraisemblance, il va se nourrir ce soir... Allons!...
Cela dit, frère Timothée, qui en sa double qualité d'ancien reître et de moine était doublement imprudent, attacha sa mule à l'un des anneaux du perron, entra majestueusement dans la salle et, le visage épanoui se dirigea droit sur Maurevert.
Maurevert, qui, en effet, était en relations suivies avec le prieur Bourgoing, de même que les gentilshommes du service de Guise, reconnut parfaitement le frère portier des jacobins.
—Ah! monsieur le marquis de Maurevert, commença le moine, la bouche en coeur et les yeux luisants.
—Je ne suis pas marquis, fit Maurevert.
—Monsieur le baron, alors, je suis bien heureux...
—Je ne suis pas baron, interrompit Maurevert.
Le moine, qui avait mis dans sa tête que Maurevert paierait l'écot de son dîner, ne se laissa pas intimider par cet accueil sévère. Tirant donc à lui un escabeau, il s'assit sans y être invité.
—Mon gentilhomme, dit-il, je suis sûr que le révérend Bourgoing serait bien heureux s'il apprenait, en ce moment, en quelle excellente compagnie je me trouve. Pare celle-là! ajouta Timothée en lui-même.
En effet, Maurevert, qui, devant l'insistance du moine, fronçait déjà les sourcils et s'apprêtait à lui faire rudement sentir la distance qui sépare un frocard d'un gentilhomme, se dérida soudainement au nom de Bourgoing et prêta l'oreille.
—Est-ce donc à dire, fit-il, en essayant de démêler les intentions du frère portier, que le prieur vous adresse à moi?...
—Pas tout à fait... mais presque... Daignez permettre, mon gentilhomme, je meurs de soif.
En même temps, Timothée remplit un gobelet jusqu'aux bords et le vida d'un seul trait.
—A votre santé, à celle de la Ligue, murmura-t-il en clignant de l'oeil, et à la mort du tyran!...
Maurevert tressaillit... Il se pencha vers le moine et d'une voix basse, rapide:
—Est-ce pour cela que vous venez à Blois?...
Timothée, encore, cligna de l'oeil, réponse qu'il jugeait apte à concilier son désir de bien dîner et sa complète ignorance de la mission dont il était chargé... il portait une lettre, voilà tout. Mais cette réponse, Maurevert l'interpréta dans le sens de l'affirmative.
Sa haine contre le duc de Guise, plus encore que le désir de passer le plus tôt possible chez le trésorier royal lui faisait souhaiter ardemment la mort du duc.
On conçoit l'intérêt énorme que prit tout à coup à ses yeux frère Timothée, envoyé de Bourgoing, c'est-à-dire d'un ligueur enragé.
—Buvez, puisque vous avez soif, dit-il d'une voix très adoucie.
—Je ne meurs pas seulement de soif, mais aussi de faim. Songez donc, messire, que j'ai fait en moins de quatre jours le voyage de Paris à Blois... Cette fois, songea-t-il, tu m'invites à dîner!
Et un troisième clignement des yeux indiqua toute l'importance de la mission que le moine venait remplir à Blois.
—C'est donc bien pressé? fit Maurevert qui pâlit à cette idée que Guise, peut-être, allait agir le premier... Au nom des grands intérêts que vous connaissez, si vous m'êtes envoyé, je vous somme de parier. Et si ce n'est pas moi que vous cherchez, je vous en prie...
—Mon cher monsieur de Maurevert, dit le moine, c'est bien vous que je cherchais, car voilà quatre heures que je cours après vous. Le révérend prieur m'a expressément recommandé de ne rien faire sans vos amis. Je parlerai donc. Mais je vous avoue qu'avant dîner, mes idées ne sont jamais bien nettes...
—Venez! dit Maurevert qui, tout à coup, se leva et gagna rapidement la porte, de façon qu'on vît qu'il ne sortait pas en compagnie du moine.
Frère Timothée demeura un instant abasourdi, jeta un dernier regard navré du côté de la cuisine, acheva par acquit de conscience le pot de vin qui était devant lui, et sortit à son tour sans avoir été autrement remarqué. Dans la rue, il détacha sa mule et, mélancolique, s'apprêta à suivre Maurevert qui l'attendait.
—Je veux vous traiter, dit Maurevert, selon vos mérites, c'est-à-dire beaucoup mieux qu'en cette auberge. Suivez-moi donc à quelques pas, car il importe qu'on ne nous voie pas ensemble, vous comprenez?
—Si je comprends! s'écria Timothée qui prit au même instant une figure rayonnante.
La nuit était tout à fait venue. Les rues étroites de Blois étaient plongées dans les ténèbres que le brouillard faisait plus intenses. Maurevert montait une ruelle escarpée, pavée de cailloux pointus destinés à aider la descente des chevaux.
«Si cet imbécile est porteur de quelque ordre grave, je le saurai, réfléchissait Maurevert. Et je préviendrai la vieille Médicis. Alors, de deux choses l'une: ou c'est le roi qui agit le premier, ou c'est Guise qui tue Valois. Dans le premier cas, j'aurai rendu un immense service à la monarchie, et il faudra bien qu'on m'en tienne compte. Dans le deuxième cas, j'en serai quitte pour attendre une nouvelle occasion de prouver à Guise qu'on ne me traite pas impunément comme un valet. Et comme il ne sait rien, comme il ne peut rien savoir, je demeure son intime!»
Maurevert s'arrêta devant une auberge de médiocre apparence. C'est là qu'il avait son logis. Timothée fit la grimace et soupira:
—L'auberge du Grand-Saint-Matthieu me paraissait infiniment respectable.
—Ne vous fiez pas aux apparences, ricana Maurevert d'un ton qui, un instant, donna le frisson à Timothée. Je vous ai promis de vous traiter selon vos mérites, et je vous jure que vous le serez. Entrez donc, faites mettre votre mule à l'écurie, puis traversez la salle, montez l'escalier qui se trouve au fond, et faites-vous donner la chambre n° 3.
Timothée commençait à se repentir d'avoir suivi Maurevert. Il éprouvait un étrange malaise. En somme, il eût bien voulu s'en aller, quitte à mal dîner. Mais la rue était déserte. Maurevert le surveillait.
Il se conforma donc aux instructions qu'il venait de recevoir.
L'hôtesse le conduisit à la chambre n° 3, et se retira en emportant la bénédiction du moine qui demeura seul. Une demi-heure se passa.
«Est-ce que, par hasard, se demanda le moine, ce M. de Maurevert se moquerait de moi?»
A ce moment la porte s'ouvrit, et Maurevert parut, en mettant un doigt sur sa bouche. Le moine se contenta de suivre Maurevert qui, par un deuxième geste, l'invitait à venir avec lui.
Le gentilhomme traversa le couloir sur lequel s'ouvraient diverses chambres de l'hôtellerie, et pénétra dans le logement situé juste en face de celui du moine. Dès lors, le visage du frère Timothée rayonna plus que jamais, et de rubicond qu'il était, devint incandescent.
En effet, au beau milieu de cette pièce où Maurevert venait d'entrer, une table toute dressée offrait aux regards les éléments d'un dîner près duquel ceux du Grand-Saint-Matthieu n'eussent été que de simples hors-d'oeuvre.
—Mon cher hôte, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans façon d'une hospitalité qui vous est offerte de même...
—En ce cas, je me débarrasserai de ce froc qui me gêne pour manger!
En même temps, le digne frère portier, ayant jeté son froc en travers du lit, apparut en jaquette de cuir et s'assit résolument, le couteau au poing, jetant sur un pâté un regard de défi.
—Attaquons! dit Maurevert... Mais je vois que vous avez conservé quelques habitudes de votre ancien métier, puisque vous portez jaquette de cuir. Vous avez donc été soldat avant d'être jacobin?...
—Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Couras... énuméra le moine en brandissant son couteau.
Le repas se continua parmi ces propos et d'autres. Tout à fait revenu de ses préventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et buvait comme quatre.
Le moment vint où Maurevert s'aperçut que son convive était juste dans l'état d'esprit où il avait désiré.
—Et vous disiez donc, commença-t-il, que le révérend Bourgoing vous adressait à moi?
—Pas tout à fait; je suis venu voir la duchesse de Montpensier.
—Pourquoi? demanda Maurevert, en débouchant un nouveau flacon.
—Pourquoi? bredouilla frère Timothée. Je n'en sais rien.
—Diable! Je suppose que, pourtant, ce n'est pas pour lui faire une déclaration d'amour?
—Eh! eh!... je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec l'outrageante fatuité des ivrognes. Mais enfin, la vérité est que je lui porte une lettre et que j'ignore ce qu'il y a dans cette lettre, et que j'ignore où et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j'ai compté sur vous pour...
—Remettre la lettre? Je m'en charge!
—Non, non, s'écria le moine. Le très révérend Bourgoing m'a dit: «Timothée, plutôt que de parler à qui que ce soit de cette lettre, arrachez-vous la langue!...
—Mais puisqu'il vous a dit de m'en parler!
—Il a ajouté, continua le moine qui, pris à son propre mensonge, jugea convenable de ne pas entendre cette interruption... il a ajouté: «Timothée, plutôt que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!» Je ne puis donc, mon gentilhomme, ni vous montrer ni vous remettre cette missive qui est là, cousue à l'intérieur de mon froc...
—Alors, que voulez-vous de moi?
—Mais... que vous me conduisiez à la duchesse...
—Diable!... Ce sera difficile, car, sûrement, elle dort en ce moment...
—Aussi n'ai-je pas dit ce soir, tout de suite... Il suffira que je la puisse voir après-demain...
—Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tête.
—Demain matin, alors!
—Trop tard encore!... La duchesse quitte Blois demain matin. Je le tiens de M. le duc de Guise lui-même Bah! vous en serez quitte pour attendre son retour. Car le duc m'a affirmé qu'elle ne serait pas plus d'un mois ou deux absente...
—Trop tard! trop tard! gémit le moine en faisant le geste de s'arracher les cheveux. Que vais-je dire au révérend?... Il va me chasser! ou peut-être, pis encore!
—C'est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin me fend le coeur. Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger... Ce serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour pour prendre sur moi de la faire réveiller.
—Partons! dit le moine. Où demeure la duchesse?
—Près du château, répondit Maurevert, Allons, remettez votre froc, et prenez courage: je me charge de tout.
—Mais comment allons-nous sortir?
—Vous l'allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir après avoir éteint les flambeaux, pénétra dans la chambre qui portait le numéro 3, c'est-à-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation, avait demandée.
Maurevert ouvrit la fenêtre. Et alors, frère Timothée put se rendre compte qu'un de ces escaliers extérieurs, comme il y en avait à bien des maisons, partait de cette fenêtre pour aboutir à la rue.
Si le moine eût été moins tourmenté, et par ses pensées et par le vin, il eût pu s'étonner que Maurevert lui eût justement recommandé cette chambre et non une autre. Mais il ne pensait pas si long. Il descendit et Maurevert le suivit, en laissant la fenêtre ouverte derrière lui.
A ce moment-là, il était près de minuit. Dans les rues de Blois, pas un être vivant ne se montrait. Frère Timothée marchait gravement près de Maurevert qui gagna les abords du château, et se mit à contourner les fossés remplis d'eau. Tout à coup, il s'arrêta et d'une voix étrange:
—Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l'intérieur de votre froc?
—Là! fit le moine avec un rire épais. Bien malin qui viendrait la chercher là!
—Et vous dites que c'est grave?... que vous ne la donneriez à personne au monde?...
—Pas même... à vous!...
—Et bien, tu me la donneras tout de même! gronda sourdement Maurevert.
En même temps, son bras se leva. L'éclair de sa dague traversa l'espace. Au même instant, le moine jeta un grand cri et s'affaissa. La dague de Maurevert avait pénétré dans la gorge de frère Timothée, au-dessus de la cuirasse...
Maurevert regarda autour de lui. Rien ne bougeait... Le cri du malheureux moine, s'il avait été entendu, n'avait éveillé aucune alerte. Froidement, Maurevert se baissa, tâta le froc, sentit le papier, déchira l'étoffé du bout de sa dague, et saisit la lettre... Puis, soulevant le cadavre, le dépouilla de son froc, et alors, il le poussa dans l'eau du fossé. Quant au froc, il l'emporta chez lui.
C'est ainsi que périt frère Timothée, victime de sa gourmandise et de son dévouement.
Rentré dans sa chambre, Maurevert ouvrit tranquillement la lettre et se mit à la lire. Voici ce qu'elle contenait:
« Madame,
«J'ai l'honneur et la joie d'aviser Votre Altesse Royale que notre homme s'est soudainement décidé à se mettre en route pour Blois. Il emporte le poignard, le fameux poignard qui lui fut octroyé par l'ange que vous connaissez.
«Si Valois en réchappe, cette fois, il faudra qu'il ait le diable au corps. Je ne sais si l'homme aura le courage de vous venir voir, et c'est pourquoi je vous préviens. Il serait à souhaiter que Votre Altesse Royale pût le découvrir dans Blois et lever ses derniers scrupules, s'il en a: je crois qu'un regard de vous y suffira.
«Je vous prie d'observer qu'il est accompagné d'un gentilhomme qui, sans aucun doute, est des nôtres. Grand, robuste, fière tournure, l'oeil froid et moqueur, ce gentilhomme m'a paru posséder toutes les qualités d'audace, de vigueur et de sang-froid nécessaires pour le grand acte.
«Je suis, madame, de Votre Altesse Royale, le très dévoué serviteur.»
La lettre portait comme signature un signe sans doute convenu et servant de pseudonyme.
Ayant achevé sa lecture, Maurevert replia la lettre, la plaça dans son pourpoint, s'enveloppa de sa cape, éteignit le flambeau qu'il avait allumé, et murmura:
«Il faut que la vieille Médicis ait cela tout de suite... d'abord parce que cette lettre complète la première, ensuite parce qu'il faut que je m'en débarrasse à l'instant... Allons au château.»
Malgré ces paroles, il ne bougea pas. Debout dans les ténèbres, enveloppé de son manteau, il réfléchissait profondément.
«Voyons, gronda-t-il tout à coup, relisons. C'est une pensée insensée qui m'a traversé l'esprit quand j'ai lu ces mots...»
Il battit le briquet et ralluma son flambeau. Et il se remit à lire. Il ne relisait qu'un passage, toujours le même, et tout ce qui était relatif au meurtre du roi lui était indifférent.
Un bruit dans le couloir, une planche qui venait de craquer sans doute, le fit tressaillir violemment. Il se leva d'un bond, la dague au poing, l'oeil exorbité, la sueur au front.
«On a marché là!... qui vient de marcher?...»
Est-ce que Maurevert avait des remords?... Se repentait-il de sa trahison?...
Ce n'était point le remords qui l'immobilisait dans les ténèbres... c'était la peur!... Car, lorsqu'il se décida enfin à se remettre en route, bas, très bas, comme s'il eût redouté de s'entendre lui-même, il murmura:
«Celui qui doit tuer le roi est accompagné d'un gentilhomme... l'oeil froid et moqueur... fière tournure... grand... robuste... qui est ce gentilhomme?...»
Lorsqu'il eut descendu l'escalier extérieur qui aboutissait à la chambre n° 3, lorsqu'il eut fait cent pas dans la rue, il s'arrêta encore et haussa violemment les épaules:
«Allons donc! gronda-t-il. Ce ne peut être lui!... Pourquoi serait-ce lui?...»
Et, arrivé devant le porche du château, vers lequel il s'était machinalement dirigé sans doute, la même préoccupation n'avait cessé de le hanter jusqu'à lui faire oublier le motif de sa visite nocturne, car il prononça sourdement:
«La Cité était cernée de toutes parts. Un renard n'eût pas trouvé le moyen d'en sortir. La Seine était surveillée. Près de quatre cents hommes sont restés sur les bords et dans les barques jusqu'au soir,.. Il est mort...»
Furieusement, il crispa les poings et gronda:
«Oui!... Mais alors... pourquoi n'a-t-on pas retrouvé le cadavre?...»
—Au large! cria une voix dans la nuit.
C'était la sentinelle placée devant le porche, qui venait d'apercevoir Maurevert. Celui-ci tressaillit, s'enveloppa de son manteau jusqu'à cacher son visage et, de sa place, dit tranquillement:
«Prévenez M. Larchant qu'il y a un courrier pour Sa Majesté.»
Larchant, c'était le capitaine des gardes qui, sous le commandement direct de Crillon, veillait à la sûreté du château.
La sentinelle appela. Il y eut des allées et venues de lanternes. Et enfin, au bout d'une demi-heure, le capitaine Larchant parut, s'approcha de Maurevert et, dans la nuit, chercha à le reconnaître.
—Monsieur, dit Maurevert en dissimulant son visage et changeant de voix, veuillez aller prévenir Sa Majesté la reine mère qu'il lui arrive une nouvelle missive semblable à celle qu'elle a reçue il y a huit jours.
—Monsieur, dit Larchant, êtes-vous fou? ou vous moquez-vous de moi? Voir Sa Majesté à cette heure?
—C'est vous qui êtes fou, dit Maurevert froidement. Car, si demain il arrive un malheur dans le château, je dirai que vous m'avez empêché de prévenir Sa Majesté, et vous serez arrêté comme complice. Bonsoir!
—Holà, un instant, monsieur. J'y vais. Mais je vous préviens que si la reine ne vous reçoit pas, et qu'elle soit mécontente d'être éveillée à deux heures du matin, je vous coupe les oreilles. Entrez au corps de garde.
Un quart d'heure plus tard, Larchant était de retour.
—Venez, monsieur, dit-il d'un ton d'étonnement, venez et excusez-moi. La reine vous attend...
Lorsque Maurevert fut en présence de Catherine de Médicis dans l'oratoire du rez-de-chaussée, il lui tendit la lettre en disant:
—Du prieur des jacobins à Mme la duchesse de Montpensier...
La reine dévora la terrible lettre d'un regard. Mais elle garda pour elle ses impressions.
—Il faut vous assurer de l'homme qui a apporté cette missive, dit-elle simplement.
—C'est fait, madame.
—Où est-il?...
—Dans les fossés du château, où il boit de l'eau par sa gorge ouverte pour avoir bu trop de vin chez moi.
La reine tressaillit, et jeta un regard pensif sur Maurevert.
Dix minutes plus tard, Catherine de Médicis entrait dans la chambre du roi, le réveillait, et, lui mettant sous les yeux la lettre de Bourgoing, lui disait:
—Sire, je vous avais demandé trois jours pour vous apporter la preuve. Trois heures m'ont suffi. Maintenant, il n'y a plus une minute à perdre!...
XXIX
LES CLEFS DU CHÂTEAU
Le surlendemain, il y eut, sur convocation du roi, séance solennelle des états généraux. Après la messe qui fut célébrée par le vieux cardinal de Bourbon, Henri III se rendit à la salle des séances.
Comme pour bien marquer un contraste avec le duc de Guise, qui ne venait jamais au château qu'avec une imposante escorte, le roi avait donné l'ordre de placer dans la grande salle le nombre de gardes strictement exigé par l'étiquette.
Le roi prit place sur son trône, et Guise, en sa qualité de grand-maître, s'assit devant lui, au pied des degrés. Alors, le roi commença un assez long discours dans lequel il établit en substance que le royaume était fatigué de ces luttes intestines, et qu'il fallait en finir. Il adjura fortement les trois ordres de l'aider à pacifier les consciences, et pour preuve de cette pacification des consciences, se déclara prêt à entreprendre l'extermination de l'hérésie.
En quittant la salle des séances, le roi avait regagné ses appartements et tenu réception dans le salon d'honneur qu'on montre encore aux voyageurs visitant le château de Blois.
Cependant, Henri III faisait bon visage parmi tous ces ennemis mortels qui lui souriaient. Et il ne lui fallait pas peu de courage pour se montrer paisible.
Il était d'ailleurs soutenu par le regard fixe et ferme de Catherine, qui ne le quittait pas des yeux.
Son plan était admirable. Il consistait à inspirer à Guise une sécurité absolue.
Le roi commença par prendre à part le duc de Mayenne et lui promit le gouvernement du Lyonnais. Mayenne se confondit en remerciements sincères. Au cardinal de Guise, Henri III promit la légation d'Avignon.
Rencontrant Maineville, il ajouta:
—Je sais combien M. le duc vous estime. Cela seul me serait un garant si je n'avais, pour vous la même estime. Monsieur de Maineville, j'ai donné l'ordre à ma chancellerie de préparer votre brevet de nomination au Conseil d'État.
Pendant une heure, selon une liste arrêtée dans la nuit même, le roi fit pleuvoir les faveurs autour de lui...
Enfin, après avoir évolué, souri, chuchoté des promesses, distribué des rentes, Henri III, sur un signe de sa mère, porta le dernier coup.
—Monsieur le duc? dit-il à haute voix.
A l'appel du roi, le Balafré s'élança et s'inclina devant Sa Majesté.
—Vous êtes grand-maître, duc? fit le roi.
—Je le suis, en effet, répondit Guise.
—Comment se fait-il, en ce cas, que vous ne jouissiez pas pleinement de toutes les prérogatives attachées à votre dignité?...
—Sire, je ne comprends pas, dit le Balafré sur ses gardes.
—Morbleu! reprit Henri III, je veux que toutes ces défiances finissent! Je ne veux plus de ces suspicions qui me rompent la tête, et puisque c'est le grand-maître qui doit tenir les clefs du château, dès ce soir, duc, vous aurez les clefs!...
A ces mots, il se fit un grand silence, puis presque aussitôt un grand murmure où il y avait de la stupéfaction chez les royalistes, une joie sourde chez les guisards, et presque de l'admiration pour tant de confiance.
C'était en effet une des prérogatives du grand-maître que de détenir et d'emporter tous les soirs les clefs du château. Mais, jamais Guise n'eût osé la réclamer, cette prérogative, sous peine d'avouer ouvertement qu'il avait de mauvais desseins contre le roi.
On peut dire que c'était là un coup d'une prodigieuse habileté.
Le duc de Guise, lorsque le roi eut fini de parler, dut faire un violent effort sur lui-même pour ne trahir ni la joie ni l'incertitude qui l'envahissaient à la fois. En conséquence, il s'inclina et dit:
—Je remercie Votre Majesté de l'honneur qu'elle veut bien me faire. Je garderai les clefs du château, puisque le roi le veut!
Le roi se contenta de sourire et, ayant fait appeler le capitaine Larchant, lui donna l'ordre de remettre tous les soirs au duc de Guise les clefs de la forteresse.
XXX
AUX APPROCHES DE NOËL
Le 15 décembre 1588, il gela à pierre fendre. Le roi fit annoncer qu'il était malade et qu'il n'y aurait point conseil. En conséquence, le duc de Guise, qui, au matin, s'était présenté comme d'habitude aux appartements royaux, s'en retourna chez lui avec ses frères.
Dans la chambre du roi, un bon feu de hêtre flambait au fond de la cheminée monumentale. Henri III, pensif et pâle, était assis près de la cheminée; parfois, il jetait un regard sur la fenêtre comme pour interroger le silence extérieur. Il était assis à droite du feu, face à la fenêtre. A gauche de la cheminée était assise Catherine de Médicis, plus immobile, plus pâle dans ses voiles noirs, plus spectrale que jamais.
Un gentilhomme entra. Il était si bien enveloppé dans son manteau qu'il eût été impossible de voir son visage.
—C'est pour bientôt, dit le gentilhomme à voix basse.
—Quand? demanda Catherine.
—Je ne sais pas le jour exact, qui n'est pas fixé. Mais ce sera avant Noël. Dès que le jour sera fixé, vous le saurez, Majestés.
Le roi remercia de la tête, sans un mot. Et la reine dit:
—Vous pouvez vous retirer... toujours par le petit escalier...
Le gentilhomme s'inclina et sortit. Alors le roi murmura:
—Un fier sacripant, ce Maurevert!...
La reine, cependant, s'était levée et avait ouvert une porte. Le roi n'avait pas bougé de son coin de cheminée, et tendait ses mains vers le feu, bien qu'en réalité il fît chaud dans la chambre. Alors, un certain nombre de gentilshommes, une quinzaine environ, entrèrent chez le roi, et la vieille reine elle-même referma la porte.
Catherine se tourna vers ceux qui venaient d'entrer et dit:
—Asseyez-vous, messieurs...
Parmi ces gentilshommes, il y avait Crillon, le capitaine Larchant, Montsery, Sainte-Maline, Chalabre, Loignes, Deseffrenat, Biron, Du Guast, d'Aumont et d'autres. Quand ils furent tous assis, le roi les regarda un moment et dit d'une voix très calme:
—Messieurs, le duc de Guise veut m'assassiner...
Il serait difficile de donner une idée de l'effet produit par ces paroles. Pourtant, tous savaient depuis longtemps quelle était la crainte du roi. Bien mieux, ils savaient que cela allait leur être dit, avant d'entrer dans la chambre. Et pourtant, ils se regardèrent, tout pâles, et quelques-uns d'entre eux, se levant, dégainèrent comme si le duc de Guise eût été là... Le roi les calma d'un geste et ajouta:
—Tant que j'ai pu douter, tant que j'ai pu fermer les yeux, je me suis refusé à croire à la méditation d'un tel crime chez un homme que j'ai comblé de mes bienfaits. Aujourd'hui, messieurs, il faut que je prenne une décision, car je dois être tué avant la Noël... Or, je vous ai réunis pour vous demander votre aide et vos avis. Parle le premier, Crillon.
—Sire, dit Crillon, il s'agit d'un crime, et il me semble que cela regarde vos gens de loi...
—Ainsi, fit le roi, vous me conseillez de traduire le duc devant une cour de justice?
—C'est ainsi que l'on procède pour tous les criminels, sire.
Brion et quelques autres appuyèrent d'un geste.
—A moins, dit Henri III avec un pâle sourire, à moins que les amis de l'accusé ne l'enlèvent pendant le jugement et n'exécutent l'accusateur. Votre conseil ne vaut rien, Crillon!
—Sire, je suis soldat...
—Donc, reprit le roi après un moment de silence, en dehors du jugement, vous ne voyez pas ce qu'on peut faire à un traître, à un félon qui conspire contre la vie de son roi?
—Non, sire, dit froidement Crillon. Plus le crime est énorme, plus il est de l'intérêt du roi de le faire éclater au grand jour.
—Mauvais conseil, répéta Henri III de sa voix lente et basse. Ce qu'il faut faire, je vais vous le dire, moi!... Celui qui veut tuer, on le tue!... Vous en chargez-vous, Crillon?
Le rude capitaine s'inclina, secoua la tête, et dit:
—Sire, ordonnez-moi de provoquer le duc de Guise. Je le provoquerai au milieu de ses gentilshommes. Et quand nous aurons croisé le fer, en plein jour, devant tous. Dieu décidera entre sa cause et la mienne...
Le roi, ébranlé, jeta un regard à Catherine de Médicis qui fit un signe imperceptible.
—Non, reprît-il alors, non, mon brave Crillon. Je ne veux pas vous exposer, précieux que vous êtes à ma couronne. Allez, Crillon, je vous donne congé.
Le vieux capitaine s'inclina et sortit. Alors, Henri III se tourna vers Biron:
—Et vous, Biron, que me conseillez-vous?
—Votre Majesté est-elle parfaitement sûre des méchants desseins de M. de Guise? dit le maréchal.
—Aussi sûr que vous l'êtes vous-même. Car tous, autant que vous êtes ici, vous savez mieux que moi qu'un serment sur les autels n'est pas fait pour arrêter le duc de Guise...
—Eh bien, c'est vrai, Majesté. Et je n'ai pas été le dernier à vous conseiller de vous mettre en garde. Je dis donc que je suis de l'avis de Crillon: que le duc soit jugé et qu'il soit tiré un terrible châtiment de sa félonie...
—Et qui le jugera? fit amèrement le roi.
—Le Parlement de Paris.
—Paris se lèvera en masse pour le délivrer, dit Catherine de Médicis; on mettra le feu au Palais de Justice, on démolira le Louvre pour en faire des barricades, on nous pillera et nous tuera tous, maréchal, depuis le roi jusqu'au dernier de nos soldats...
Biron baissa la tête, tandis qu'un frémissement parcourait les autres membres de cet étrange et terrible conseil privé.
—Merci, Biron merci, dit le roi affectueusement. Je comprends vos scrupules, puisque je les ai eus. Mais l'heure des scrupules est passée. Veuillez donc vous retirer.
—Sire, dit Biron, je me retire, mais pour ne pas m'éloigner. A partir de cette minute, je ne quitte plus votre antichambre; la nuit, je dormirai en travers de la porte; homme ou diable, il faudra me passer sur le ventre pour arriver à Votre Majesté...
Après Biron, d'Aumont, interrogé à son tour, fit des réponses semblables, et se retira également. Puis ce fut Matignon qui sortit.
Il est à noter que Henri III avait une confiance illimitée dans ces quatre hommes, et que cette confiance était pleinement justifiée. S'il y avait bataille ou bagarre, on pouvait compter sur eux jusqu'à la mort. Ils n'étaient pas pour le guet-apens, voilà tout.
Après le départ de Matignon, personne ne sortit: tous ceux qui restaient étaient d'accord. En effet, le comte de Loignes ayant été interrogé à son tour par le roi, répondit tranquillement:
—Sire, je ne m'élèverai pas contre les avis qui viennent d'être donnés à Votre Majesté. Ce sont de bons et fidèles serviteurs que ceux qui sortent d'ici, et on peut être assuré qu'ils veilleront sur les jours du roi. Mais, en fait d'action, je n'en connais qu'une! En fait de juges, je n'en connais qu'un! Le voici...
En même temps, il tira son poignard.
—A mort! dit Chalabre. A mort, sire! Il n'y a que les morts qui ne frappent pas!
—Je vous assure, sire, fit Sainte-Maline à son tour, que nous nous chargerons et du jugement et de l'exécution...
Pendant quelques minutes, il y eut dans la chambre du roi une rumeur assourdie, chacun voulant dire son mot, chacun proposant son plan d'attaque. Enfin, Catherine de Médicis, qui avait écouté toute cette explosion en souriant, les calma d'un geste et dit:
—Mes braves amis, vous êtes de hardis compagnons, tous, et le roi vous devra la vie... il ne l'oubliera pas...
—Oui, oui! Nous marchons pour notre compte autant que pour celui du roi!...
La reine savait parfaitement de quelle haine étaient animés ces gentilshommes. Mais il ne lui déplaisait pas d'en avoir provoqué l'explosion. Elle reprit:
—Nous sommes donc tous d'accord? Il faut que Guise meure?...
Le roi s'était tourné vers le feu et chauffait ses mains pâles.
—Qu'il meure!...
Il semblait se désintéresser de l'effrayante question qui s'agitait autour de lui.
Il reste donc à savoir où, quand, comment le scélérat félon sera frappé, continua Catherine.
—Tout de suite! s'écria Montsery.
—Mes bons et braves amis, dit Catherine, ce n'est pas le tout que de tailler. Il faut encore savoir recoudre. C'est à quoi le roi et moi nous devons songer. Il faut donc que toutes nos précautions soient prises pour l'heure même qui suivra la mort du duc. Or, nous avons encore deux ou trois jours devant nous. Ne précipitons rien et faisons les choses raisonnablement. Nous avons trois points à élucider: où? quand? comment?... Où?... Ni chez lui, ni dans la rue: c'est ici même, dans l'appartement du roi, que doit se faire la chose. Quand? Nous le saurons peut-être demain matin. Comment? C'est le plan que je vais vous exposer...
XXXI
AUX APPROCHES DE NOËL (suite)
Le soir de ce jour où des décisions suprêmes furent prises chez le roi, nous pénétrons dans une auberge d'assez pauvre apparence, qui avoisine le château, et qui s'appelait à cause de cela l'hôtellerie du Château.
Dans une chambre du premier étage, le chevalier de Pardaillan allait et venait, à la lueur d'une chandelle fumeuse qui semblait n'être là que pour mieux montrer les ténèbres. Cependant, la table était dressée et toute servie, comme si Pardaillan eût attendu un convive. C'est-à-dire que sur cette table, il y avait de quoi apaiser la fringale de trois ou quatre bons mangeurs. Pardaillan était ainsi prodigue et outrancier dès qu'il traitait quelqu'un.
Ce quelqu'un arriva enfin, et Pardaillan appelant une servante fit aussitôt renforcer l'éclairage par deux ou trois flambeaux. Alors, à la lumière plus vive qui inonda la chambre, le visiteur de Pardaillan—son convive—apparut, et ayant laissé tomber son manteau, montra les rudes moustaches et le front cicatrisé couturé de balafres, et le regard loyal du brave Crillon... c'était Crillon qui rendait visite à Pardaillan!
Pourquoi! dans quel but?... Nous allons le savoir.
Le matin, Crillon, comme on l'a vu, avait quitté la chambre royale, pour ne pas assister aux préparatifs d'un guet-apens qu'il réprouvait. Crillon avait soigneusement visité les postes. Il renforça les points faibles. Il doubla le nombre des patrouilles. En sorte qu'à partir de ce moment, le château ne retentit plus que du pas des soldats et du bruit des armes.
Lorsqu'il eut donné les mots d'ordre et changé les consignes, Crillon sortit du château dans l'intention d'en faire le tour et de s'assurer qu'aucun coup de main n'était possible. Comme il quittait l'esplanade qui s'étendait devant le porche, il s'aperçut qu'on le suivait à distance. Il s'arrêta en fronçant les sourcils.
Cependant, l'homme qui semblait le suivre s'était rapproché de Crillon et marchait droit sur lui, enveloppé dans sa cape jusqu'aux yeux, car le froid était violent, et un petit vent du nord balayait le plateau.
—Parbleu, monsieur, dit Crillon quand l'inconnu ne fut plus qu'à deux pas, est-ce à moi que vous en voulez?
—Oui, sire Louis de Grillon, fit tranquillement l'homme.
Mais en même temps, cet homme laissa son visage à découvert et se mit à regarder Crillon en souriant. Crillon le reconnut aussitôt et tendit sa main d'un mouvement cordial.
—Le chevalier de Pardaillan! s'écria-t-il...
—Lui-même, capitaine, et qui court après vous... pour vous rappeler une promesse que vous me fîtes...
—Laquelle?
—Celle de me présenter au roi.
—Ah! par la mortboeuf, ce n'est pas trop tôt! fit Crillon avec un large sourire de bienveillance. Peu m'importent les motifs pour lesquels vous avez besoin de voir le roi. Il suffit que vous souhaitiez être présenté à Sa Majesté. Ce sera fait. C'est moi qui m'en charge. Seulement, je dois vous prévenir d'une chose... c'est que si vous ne connaissez pas le roi, le roi vous connaît parfaitement. Je lui ai dix fois raconté la manière dont vous m'avez aidé à sortir de Paris. Mordieu! ce fut un beau fait d'armes! Je vous vois encore levant haut votre rapière et donnant le signal de la marche en avant. Je vous entends encore crier: Trompettes, sonnez la marche royale!...
—Vous me voyez bien content de votre amitié, fit gravement le chevalier; bien content et bien honoré, car ce n'est pas en vain qu'on vous appelle le Brave Crillon. Donc, puisque cela vous agrée, je vous attendrai ce soir en mon hôtellerie dont vous voyez d'ici l'enseigne.
—L'hôtellerie du Château, fit Crillon; je connais cela; on y boit d'excellent Andrésy.
—A quelle heure vous attendrai-je?
—Mais entre le service de jour et le service de nuit, c'est-à-dire que je serai libre environ de six à sept heures du soir. Nous arrêterons le jour où vous désirez être présenté à Sa Majesté...
Là-dessus les deux hommes se serrèrent les mains, et Crillon continua sa ronde autour du château.
Cependant, Pardaillan était rentré à l'hôtellerie. Dans sa chambre, un homme l'attendait, assis auprès du feu qu'il regardait fixement, comme s'il eût cherché dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinée. Cet homme, c'était Jacques Clément. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons vu et qui lui donnait une sorte d'élégance funèbre. A l'entrée de Pardaillan. le moine releva vivement la tête et sourit.
—Savez-vous qui je reçois à dîner ce soir? fit Pardaillan.
—Comment le saurais-je, mon ami?
—Crillon. Le brave Crillon en personne. C'est-à-dire le gouverneur du château de Blois. »
Négligemment, il ajouta:
—Crillon doit me présenter au roi...
Jacques Clément tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l'interroger, puis baissant sa tête pensive:
—Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas. Pardaillan, qu'est-ce que le frère portier des jacobins était venu faire à Blois?
—Ça, je n'en sais rien, mon ami...
—Pardaillan, qui a tué frère Timothée?
—D'abord, êtes-vous bien sûr que le cadavre des fossés fût celui de ce digne moine?
—Parfaitement sûr, et vous-même, Pardaillan, l'avez reconnu, bien que vous n'ayez vu cet homme que peu d'instants...
—Oui, ce fut lui qui me conduisit à vous.
—Rien ne m'ôtera de l'idée, reprit Jacques Clément, que le frère portier courait après moi et avait des instructions à me donner. Qui sait si ce qui m'arrive aujourd'hui n'eût pas été évité si j'avais vu le moine avant sa mort...
—Tout s'arrangera! fit Pardaillan avec un sourire.
—Tout peut s'arranger, en effet, dit Jacques Clément! d'une voix morne, tout, excepté les désespoirs d'amour. Ah! si vous aviez vu de quel air de mépris elle m'a reçu!...
—La duchesse de Montpensier?
Jacques Clément ne parut pas avoir entendu. Il avait laissé tomber sa tête dans ses mains, et, le regard fixé sur le feu dont les reflets coloraient sa tête pâle, il songeait. Ce fut d'une voix amère qu'il continua:
—On n'a plus besoin de moi, Pardaillan! J'ai hésité à frapper, et on me rejette. Tout m'échappe à la fois: et l'amour et la vengeance.
—Je comprends que l'amour vous échappe, dit Pardaillan. D'après ce que vous m'avez raconté de votre visite, cette jolie diablesse que vous appelez un ange vous a quelque peu malmené. Laissez-moi vous dire que vous n'y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez...
—-Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clément.
—Que vous ne la perdez pas—malheureusement pour nous—, qu'elle vous reviendra!...
—Oh! si cela était! Si je pouvais revivre!... la revoir!... l'aimer encore!
Les deux hommes déjeunèrent ensemble. Ou plutôt Pardaillan mangea pour deux. Quant à Jacques Clément, il était plongé en des idées funèbres, et bientôt, selon ce qui avait été convenu, il se retira dans sa chambre.
Pardaillan s'assit près du feu et se mit à méditer profondément. Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il recommençait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut avec un sourire de complaisance et murmura:
—Je crois que ce ne sera pas trop mal ainsi.
Ce que Pardaillan venait de méditer avec tant d'attention, c'était le menu du dîner du soir. Il appela donc l'hôte et lui donna les instructions nécessaires pour que ce menu fût exécuté scrupuleusement. Aussi, lorsque Crillon apparut, la table était toute dressée et servie.
—Ah! ah! s'écria le brave Crillon, il paraît que vous me voulez traiter comme un prince.
—Non pas, dit Pardaillan, car alors je ne me fusse pas mis en frais... Asseyez-vous donc ici, mon cher sire, le dos au feu, et moi là, devant vous.
Crillon obéit en prenant la place que lui indiquait Pardaillan. Nous n'en suivrons pas les péripéties, nous contentant de noter l'entretien des deux convives... En effet, en même temps que Crillon, bon mangeur, bon buveur, attaquait les victuailles, Pardaillan attaquait son hôte par ces mots jetés froidement et tout à coup:
—A propos, messire, vous savez qu'on veut tuer le roi?... On dirait que cela vous étonne?
—Cela ne m'étonne pas, mon digne ami; seulement, je dois vous prévenir que si on vous entend parler ainsi, et cette auberge est un nid à espions, votre tête sera fort menacée...
—On ne nous entendra pas, dit Pardaillan qui sourit; nous sommes parfaitement seuls. Or, si l'on veut tuer le roi, je ne veux pas que le roi soit tué!
—Mais enfin, dit Grillon abasourdi, comment savez-vous qu'on veut tuer notre souverain?
—Je vois qu'il faut satisfaire votre curiosité. Sachez donc que j'ai assisté à la dernière réunion des gens qui veulent assassiner le roi.
—Qui sont ces gens? fit Crillon devenu pâle.
—Messire, si vous ne saviez pas leurs noms, je ne vous les dirais pas; mais comme vous les savez aussi bien que moi, je vous en dirai un qui les résume: le duc de Guise...
—Et vous dites, reprit Crillon qui ne songeait plus ni à boire ni a manger, vous dites que ces gens se sont réunis?...
—Pour décider la mort du roi, oui!...
—Et que vous avez tout vu, tout entendu?...
—C'est uniquement pour cela que je vous ai cherché, mon cher Crillon, et c'est aussi pour cela que je vous ai prié à dîner, outre le plaisir et l'honneur de vous avoir à ma table.
Crillon demeura pensif quelques minutes.
—Voilà donc, reprit-il tout à coup, pourquoi vous voulez être présenté au roi?
—Fi! monsieur... je ne suis pas un prévôt pour aller raconter à Sa Majesté ce que j'ai pu entendre. M. de Guise veut tuer le roi. C'est son affaire... Et cela ne me regarde pas. Mais ce qui me regarde, c'est que je ne veux pas que le roi soit tué, et c'est pourquoi j'interviens... Je veux vous persuader simplement que je puis et que je dois sauver Sa Majesté, si toutefois vous m'y aidez... et vous ne pouvez m'aider que d'une seule manière: en me présentant... non pas au roi, comme je le disais, mais chez le roi... En me cachant ou sans me cacher, peu importe. Seulement, il est certain que si le duc de Guise ou quelqu'un des siens me voit rôder autour des appartements royaux, cela pourra peut-être contrarier mon projet...
—Savez-vous, dit Crillon, que c'est bien grave ce que vous me demandez là?
—J'ai commencé par proclamer moi-même la gravité de la chose... ainsi!...
—Savez-vous qu'en somme je ne vous connais pas beaucoup?
—Oui, mais moi, je vous connais, et c'est l'essentiel... Parlez sans crainte de me vexer...
—Eh bien, mon cher, vous auriez envie de tuer le roi que vous n'agiriez pas autrement.
—Dame... je comprends et approuve votre doute... Seulement, je vous préviens que, si vous ne m'introduisez pas au château, je serai force d'y entrer tout de même et malgré vous. Or, dans une embuscade de ce genre, j'eusse préféré vous avoir comme ami...
—Et aussi le suis-je, par la mortboeuf! Voyons. Je me fie à vous entièrement. Que voulez-vous?
—Entrer au château aux jour et heure qui seront nécessaires, y entrer secrètement, et être placé de telle sorte que, pour arriver au roi, il faille d'abord me rencontrer.
—Je m'y engage sur ma parole, dit Crillon. Seulement, comment serai-je prévenu de ce jour et de cette heure?...
—Je vous enverrai quelqu'un de confiance.
Sept heures approchaient; Crillon se leva en disant:
—Voici le moment d'aller établir le service de nuit... Si, avant de recevoir la visite de votre homme de confiance, j'avais besoin de vous voir ou de vous parler?...
—Ici, mon cher capitaine. Je n'en bouge pas.
Les deux hommes se serrèrent une dernière fois la main en s'assurant de leur mutuelle estime. Lorsque Crillon fut parti, Jacques Clément entra.
—Vous avez entendu? demanda Pardaillan.
—Tout, dit Jacques Clément. Entendu et compris.
XXXII
AUX APPROCHES DE NOËL (suite)
Dans un de ces vieux hôtels comme il en existe encore à Blois, il y avait en cette soirée une réunion brillante par la qualité des gens qui la composaient, mais peu nombreuse. Les abords de cet hôtel étaient soigneusement surveillés par une triple chaîne de sentinelles perdues, c'est-à-dire de gentilshommes disposés de distance en distance.
Nous suivrons un homme qui, vers huit heures du soir, sortit de cette mauvaise Hôtellerie où le malheureux frère Timothée avait fait son dernier repas que, pour comble, il n'avait même pas eu le temps de digérer. Cet homme, c'était Maurevert. Il s'avançait avec d'étranges précautions. Sous son manteau, il tenait sa dague à la main. Il sondait pour ainsi dire le terrain, et ne s'aventurait dans les opaques ténèbres glaciales qu'avec la certitude de n'y être point heurté par quelque ennemi ou truand.
Il faisait grand froid. Mais Maurevert essuyait la sueur qui coulait de son front. Quelquefois, il haussait les épaules et murmurait:
—Je suis fou... Si c'était de lui que parlait la lettre du prieur, je l'aurais déjà vu... j'ai battu Blois de fond en comble...
En même temps, Maurevert distingua une ombre qui barrait le passage de l'étroite rue. Maurevert avait bondi; mais en reconnaissant que cette voix, tout menaçante qu'elle fût, n'était pas celle qu'il attendait, il se rassura aussitôt et répondit:
—Pourquoi ne passerai-je pas? Est-ce que Léa l'aurait défendu?
—Non, monsieur, si vous me dites chez qui vous allez.
—Je vais chez Myrthis, dit Maurevert.
Une fois encore, Maurevert fut arrêté dans la rue et donna un deuxième mot de passe. Enfin, à la porte de l'hôtel où avait lieu la réunion que nous avons citée, il échangea une troisième parole de reconnaissance.
Lorsque Maurevert fut à l'intérieur de l'hôtel, nul ne s'occupa de lui: du moment qu'il était parvenu jusque-là, il devait connaître parfaitement la maison. D'ailleurs, à peine le vestibule du rez-de-chaussée franchi, Maurevert ne trouva personne pour le guider. Mais il paraît qu'il n'avait nullement besoin d'être guidé, car il monta hardiment le large escalier monumental qui s'ouvrait presque sur le vestibule.
Cet hôtel paraissait désert. Il y régnait un profond silence.
Maurevert monta jusqu'au premier étage. Partout, même silence et mêmes ténèbres.
Maurevert monta plus haut. C'est-à-dire qu'il gagna les combles. Là, du fond du couloir, sortait une sorte de rumeur confuse comme celle de plusieurs personnes qui parlent. Ce fut vers ce fond de couloir que se dirigea Maurevert. Il aboutit dans une pièce, étroite, sombre, qui ne devait guère être habitée que par les souris ou les araignées.
Maurevert alla jusqu'au fond de la pièce. Là, dans le mur, à peu près à hauteur d'homme, il dérangea une brique. Et alors un rayon de lumière tamisée passa par ce trou. Ce trou était masqué dans l'autre salle par un treillis qui se confondait avec les tapisseries.
Nous avons dit que la réunion était peu nombreuse, mais qu'en revanche elle était fort brillante par la qualité des gens qui s'y trouvaient. C'était d'abord la duchesse de Nemours, accourue à Blois depuis peu. Les trois frères: le duc de Guise, le duc de Mayenne et le cardinal. Puis le duc de Bourbon. Plus la duchesse de Montpensier.
Au moment même où Maurevert dérangeait la brique, la duchesse de Nemours, le cardinal de Bourbon, le duc de Mayenne et le cardinal de Guise se retiraient. Il ne resta que le duc de Guise et Marie de Montpensier. Celle-ci, alors, se dirigea vers une porte qu'elle ouvrit, et dit:
—Vous pouvez entrer, messieurs...
Un certain nombre de gentilshommes, parmi lesquels Espinac et d'autres pénétrèrent aussitôt dans le grenier.
—Nous sommes au complet? dit le duc.
—Il manque Maurevert, fit Maineville.
—Maurevert, s'écria la duchesse de Montpensier, je ne l'ai pas convoqué et ne lui ai pas fait parvenir les mots de passe. Il a depuis longtemps de singulières attitudes. Un homme à surveiller, messieurs...
Maineville eut une légère contraction des sourcils. Ce n'est pas qu'il s'indignât de l'accusation portée contre son ami; mais il s'en inquiétait, car il avait lui-même, dans la journée, donné les mots à Maurevert. Cependant, il ne dit rien et garda pour lui ses appréhensions.
—Messieurs, dit le duc de Guise, nous avons reçu des renseignements du château. Il paraît qu'il y a chez Sa Majesté de forts soupçons contre moi, et ce, malgré le serment que j'ai fait de bonne amitié au roi... Que devons-nous faire en pareille occurrence?
—Qui quitte la partie la perd! s'écria aigrement la duchesse en agitant ses ciseaux d'or.
—Cependant, madame, si l'illustre duc qui est le chef suprême de la Ligue venait à périr, faute d'un peu de patience, que deviendrions-nous, tous autant que nous sommes?... fit l'un des conjurés. Monseigneur, je vous supplie de quitter Blois, dès demain, car je crois en mon âme et conscience que le danger de mort, à cette heure, est aussi grand pour vous que pour Valois...
—Neuilli, fit le duc, quand je verrais la mort entrer par cette fenêtre, ce ne serait pas une raison pour que je sorte par cette porte. Valois a des soupçons, mais il ne peut prendre contre moi aucune résolution mortelle...
—Vous en prenez bien contre lui! Pourquoi n'en prendrait-il pas contre vous?
—Il n'oserait! répondit Guise avec cette superbe assurance qui était le fond de son caractère. Messieurs, ajouta-t-il, puis-je compter sur vous?
Tous étendirent la main.
—A la vie jusqu'à la mort! dit Bussi-Leclerc.
—Jusqu'à la mort! répétèrent les autres.
—Eh bien, puisqu'il en est ainsi, je dois vous dire que le jour et l'heure sont désormais arrêtés et que rien maintenant ne saurait empêcher Henri de Valois de succomber le 23 de décembre, à dix heures du soir... rien! sauf une intervention du ciel. Voici comment il sera procédé. C'est ce qui vient d'être arrêté entre mes frères et moi. Chacun de vous, messieurs, est chef d'une compagnie de gentilshommes dont vous aurez la liste à l'instant...
La duchesse de Montpensier remit à chacun des assistants une feuille de papier sur laquelle étaient inscrits des noms.
—Messieurs, continua alors le duc, vous étudierez soigneusement ces listes, et vous en ôterez de votre pleine volonté ceux qui ne vous semblent pas décidés à mourir s'il faut mourir. Vous avez ainsi chacun de trente à quarante gentilshommes sous vos ordres. Vous les préviendrez dans l'après-midi du 23 décembre qu'ils aient à se tenir prêts à huit heures du soir, à l'endroit spécifié pour chaque compagnie. Ces endroits ne sont pas encore convenus, messieurs. Chacun de vous les connaîtra le 23 à midi...
Ils écoutaient en silence, en ces attitudes raidies que donne l'émotion des choses irrévocables. Le Balafré continua:
—L'attaque se fera sur trois points; il y aura donc trois corps d'attaque: un sous les ordres du cardinal, un autre dirigé par Mayenne, et le troisième commandé par moi. Lorsque chacune de vos compagnies seront réunies, à huit heures du soir, vous saurez avec quel corps chacun de vous devra marcher.
Et avec une sorte d'ironie plus funèbre:
—L'exécution de ce plan nous a été inspirée par ce fait que les clefs du château sont en notre pouvoir tous les soirs. Il n'y aura donc qu'à entrer... et...
—Tuer! dit violemment Bussi-Leclerc... Tuer tout!... Mort du diable! la belle tuerie que nous allons voir!
Maurevert avait assisté à toute cette scène, avait tout vu, tout entendu. Aux derniers mots du Balafré, il comprit que la conférence allait être terminée. Il remit donc en place la brique qu'il avait dérangée, s'enveloppa de son manteau et s'éloigna rapidement. Dans le vestibule, il eut à donner pour sortir un mot de passe qui n'était pas celui qu'on donnait pour entrer.
La rue était libre. Maurevert regagna en courant son hôtellerie où il entra sans réveiller personne, grâce à l'escalier extérieur. Il se coucha à tâtons, sans allumer de flambeau, et le coude sur le traversin de son lit, l'oreille tendue, il écouta...
Maurevert avait sagement fait de se hâter. En effet, après quelques mots que Guise avait ajoutés, les conjurés s'étaient dispersés. Maineville, en sortant du mystérieux hôtel, s'était dirigé en courant vers l'hôtellerie où logeait Maurevert.
Il réveilla l'hôte à grand vacarme et se fit conduire aussitôt à la chambre de Maurevert. La porte n'était pas fermée à clef. Il ouvrit brusquement et entrant une lampe à la main, jeta un regard avide sur le lit, comme s'il eût pensé n'y pas trouver Maurevert... Mais Maurevert était là... profondément endormi.
Maineville referma la porte, posa sa lampe sur la table, et, s'approchant du lit, examina un instant son compagnon d'armes dont il était l'ami depuis si longtemps. Évidemment, Maurevert était couché depuis le commencement de la soirée... Il dormait régulièrement d'un sommeil paisible. Maineville songea:
«Je veux que le diable m'étripe si Maurevert songe à trahir. Et pourquoi trahirait-il? Pauvre Maurevert! Après tout, il m'a rendu plus d'un service, et je ne veux pas qu'il lui arrive de mal...» Holà, Maurevert!...
Par un excès d'habileté, Maurevert, au lieu de se faire appeler plusieurs fois, ouvrit les yeux à l'instant, et ne témoigna même pas de surprise. Il se contenta de dire:
—Tiens! c'est toi?... Qu'y a-t-il?...
—Maurevert, fit Maineville, pourquoi n'es-tu pas venu à la réunion de ce soir?
—Quelle réunion?...
—Eh! celle dont je t'ai donné les mots de passe, ce matin!...
—Ah! oui! Eh bien?... Pourquoi y aurais-je été... Est-ce que mon absence a été remarquée?
—Oui, Maurevert, ton absence a été remarquée... par le duc.
—Eh bien, fit Maurevert en s'accoudant, tu peux dire au cher duc qu'il remarquera mon absence plus d'une fois. Tiens! pourquoi ne suis-je pas convoqué comme les autres?
—Sais-tu pourquoi tu n'as pas été convoqué?
—Non, je ne le sais pas! Et je ne donnerais pas un blanc pour le savoir. Le duc, plusieurs fois déjà, m'a battu froid, puis il est revenu. Il reviendra cette fois encore.
—Cette fois, c'est grave, mon ami; tu es soupçonné.
—Soupçonné?... Et de quoi donc?
—De tout et de rien, ce qui est bien pis qu'une accusation précise. On dit simplement qu'il faut se défier de toi!... un conseil: tu avais fort envie de voyager; eh bien, voyage.
—Excellent! Et quand, d'après toi, quand dois-je fuir?...
—Tout de suite. Dès cette nuit. Sur l'heure même, mon bon ami.
—Merveilleux! Et avec quoi voyagerai-je?
—Avec quoi?... Avec ton cheval, pardieu! Ton cheval, ta rapière et tes pistolets d'arçon.
—Oui, mais avec quel argent? Est-ce avec les deux mille livres que le duc me doit et qu'il me devra longtemps encore, hélas? Est-ce avec ma paye d'officier qui est en retard de cinq mois?
Maineville eut une minute d'hésitation, poussa un soupir et proféra enfin:
—Ecoute, j'ai quelque chose comme deux cents pistoles qui s'ennuient dans mon portemanteau. Fais-les voyager, cela nous rendra service à tous les trois: à toi qui auras de quoi voyager, aux pistoles qui verront du pays, et à moi qui ne serai plus tenté de jouer à la bassette.
—Voilà donc, dit amèrement Maurevert, à quoi auront abouti dix ans de bons services. Je suis obligé de fuir comme un vrai félon, comme un traître!
—Je me charge de ta rentrée en grâce, dit Maineville, avec vivacité. Je prouverai ton innocence. Et le danger écarté, tu reviendras. Est-ce dit?... Pars-tu?...
—Il le faut bien, mort au diable!
—C'est bien. Dans vingt minutes, tu as les deux cents pistoles.
—Cent me suffisent. Je n'irai pas loin. J'irai... tiens: j'irai à Chambord, et je t'attendrai là.
Maurevert s'habilla aussitôt, serra précieusement sur lui divers papiers et notamment le bon de cinq cent mille livres payables le lendemain de la mort de Guise. Bientôt Maineville parut. Il apportait les deux cents pistoles. Maurevert en prit cent. Les deux amis s'embrassèrent, puis descendirent ensemble.
—As-tu le mot de passe pour te faire ouvrir la porte? demanda Maineville.
—Non... Je ne me souviens même pas de ceux que tu me donnas dans la matinée.
—Catherine et Coutras. Et maintenant, adieu. Si par hasard il t'arrivait un accident avant d'atteindre la porte, songe que tu ne m'as pas vu...
Là-dessus, Maineville jeta un regard inquiet dans la rue pleine de ténèbres, s'éloigna rapidement en se glissant le long des murailles.
Maurevert demeurait immobile jusqu'à ce qu'il fût bien sûr que son ami s'était réellement éloigné. Alors à son tour, il se mit en route. Seulement, ce ne fut pas vers les portes de la ville qu'il se dirigea, mais vers le château. Il n'avait pas fait dix pas qu'il se frappa le front et revint en grommelant:
—Imbécile! si je laisse mon cheval, Maineville saura que je ne suis pas parti. Et s'il va demander demain matin si quelqu'un a franchi la porte pendant la nuit?»
Il sella et brida son cheval, sortit et marcha à pied jusqu'au château, en traînant la bête par la bride. Un quart d'heure plus tard, il se trouvait dans l'oratoire de la reine. Catherine de Médicis, réveillée sur son ordre (car maintenant on lui obéissait d'après un mot convenu), ne tarda pas à se montrer et l'interrogea du regard.
—Madame, dit Maurevert, je sais le jour et l'heure et comment la chose doit se faire.
Catherine eut un tremblement d'émotion.
—Parlez, dit-elle, dévorant du regard celui qui portait une telle nouvelle.
—Avant tout, fit Maurevert, je prierai Votre Majesté de faire sortir de Blois dès cet instant même un officier quelconque qui devra monter le cheval que j'ai laissé dans la cour carrée et se couvrir de ce manteau. Il est essentiel pour moi que cet homme, quel qu'il soit, parte bientôt.
—Larchant! appela la reine.
Le capitaine entra, tandis que Maurevert se rejetait dans un coin d'ombre.
—Larchant, dit Catherine, j'apprends qu'il y a des rassemblements de huguenots du côté de Tours. Envoyez à l'instant même quelqu'un de sûr pour voir ce qu'il en est et surveiller le pays une bonne huitaine. Votre messager trouvera un cheval tout sellé dans la cour carrée... et voici un manteau pour lui... Que dans cinq minutes il soit parti.
Larchant prit le manteau jeté sur un fauteuil et sortit passivement, sans un mot.
—Maintenant, reprit Maurevert, maintenant que je sors de Blois et que je fuis, il faut que Votre Majesté m'assure pour quelques jours l'hospitalité dans le château.
—Ruggieri! appela la reine, décidée à donner entière satisfaction à Maurevert.
Une minute s'écoula, et déjà Catherine fronçait le sourcil, lorsque l'astrologue parut en disant:
—On vient de m'éveiller, et j'accours. Majesté.
—Ruggieri, où es-tu logé?
—Mais, fit l'astrologue étonné, dans les combles, c'est-à-dire le plus loin possible de la terre et le plus près possible des étoiles.
—Es-tu souvent espionné là-haut?
Ruggieri sourit:
—Nul n'y vient qu'en tremblant; nul n'y vient s'il n'y est forcé. Vous savez que je passe pour un esprit malfaisant, capable de jeter un mauvais sort.
—En effet, dit Catherine. Mon bon Ruggieri, tu cacheras ce gentilhomme dans tes appartements et il y sera mieux à l'abri de la curiosité que dans l'appartement du roi...
Ruggieri fit un signe pour dire qu'il avait compris. A ce moment la reine pâlit et s'affaissa dans un fauteuil. Ses yeux se révulsèrent. Un tremblement mortel agita ses mains. Ruggieri s'élança vers elle, sortit vivement un flacon de son aumônière et laissa tomber quelques gouttes de son contenu sur les lèvres de Catherine. Bientôt celle-ci respira plus librement.
—Tu vois! fit-elle avec un morne désespoir, c'est la fin qui approche... Ruggieri, est-ce que je vais mourir? Dis-le sans crainte.
—Non! fit l'astrologue. Non, madame, rassurez-vous. La mort n'est pas encore dans ce château...
—Je le crois, reprit la reine, qui sentait la vie lui revenir. Ce n'est encore qu'une alerte. Mais je suis bien faible!
Catherine se tourna alors vers Maurevert, qui, pendant toute cette scène, était demeuré immobile et silencieux.
—Eh bien, monsieur, dit-elle, vous pouvez parler maintenant...
Maurevert commença son rapport qui dura une heure environ et que Catherine écouta la tête dans les deux mains sans donner le moindre signe d'étonnement ou d'émotion. Quand Maurevert se tut, elle releva lentement la tête et dit:
—Ruggieri, es-tu sûr que je puisse vivre encore jusqu'au 23 décembre?
—Je jure à Votre Majesté que cette année-ci mourra avant elle, dit l'astrologue.
—Bon! fit-elle avec un pâle sourire, tu me donnes huit jours de plus que je ne demandais... Allez, monsieur de Maurevert, suivez Ruggieri. Vous serez bien caché là où il vous mettra!
La reine rentra dans sa chambre et se remit au lit avec les premiers symptômes de la fièvre. Maurevert suivit Ruggieri, qui lui fit monter des escaliers interminables et parvint enfin dans les combles. L'astrologue conduisit son compagnon jusqu'à une chambre fort spacieuse et fort bien meublée.
—On vous apportera vos repas ici, dit-il. Voici sur ce rayon des livres, dans cette armoire quelques flacons de bon vin. Le jour, vous aurez encore pour vous distraire cette fenêtre d'où l'on voit la Loire. Mais faites attention que qui regarde peut être regardé...
Le lendemain, l'astrologue descendit pour prendre des nouvelles de la reine, qui ne se ressentait plus, en apparence du moins, de sa crise nocturne. En remontant chez lui, Ruggieri rencontra Crillon qui l'aborda poliment, le salua et lui dit:
—Voici: pour des raisons que vous saurez plus tard, mais qui concernent le service et la sûreté du roi, j'aurais besoin de cacher pour quelques jours dans le château un homme à moi... un mien parent. Comme je sais que vous vivez retiré et que nul ne vient vous déranger, j'avais pensé que votre appartement ferait justement l'affaire...
Ruggieri fut étonné, mais ne manifesta pas son étonnement, et il se contenta de penser:
—Bon. Je mettrai auprès de Maurevert le parent du brave Crillon, et j'aurai deux hôtes au lieu d'un. Eh bien, j'accepte, ajouta-t-il tout haut. Amenez-moi votre homme, capitaine.
—Et vous vous faites fort de le cacher?
—Autant qu'il sera en mon pouvoir, la présence de votre parent au château ne sera connue de personne.
—Merci, mon digne astrologue.
—Enchanté de vous être agréable, mon digne capitaine.
Dans la journée, Crillon sortit du château et se rendit à l'hôtellerie où il avait dîné avec Pardaillan. Comme il l'avait dit, le chevalier ne bougeait plus de l'hôtellerie. Crillon le trouva qui vidait à petits coups une bouteille de muscat d'Espagne. Pardaillan, en voyant entrer Crillon, se contenta de prendre un verre qu'il posa devant le capitaine et qu'il remplit.
—Savez-vous pourquoi je viens? demanda Crillon.
—Pour me dire que vous avez trouvé un moyen de m'introduire au château et de m'y tenir caché?
—C'est cela même. Et quand vous voudrez...
—Pourquoi pas aujourd'hui?
—Si cela peut vous être utile.
—A moi, non!... Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit...
—Eh bien, fit Crillon, ce soir, à la nuit. Trouvez-vous donc sur le coup de six heures devant la porte du château; je me charge du reste.
Le soir, à six heures, c'est-à-dire à la nuit noire en cette saison, Pardaillan, soigneusement enveloppé, faisait les cent pas devant le porche du château. Bientôt Crillon arriva.
—Nous allons entrer, dit le capitaine. Vous me jurez que...
—Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous répète seulement deux choses: la première, c'est qu'on veut tuer le roi; la deuxième, c'est que je ne veux pas qu'on le tue.
—Venez!...
Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan et, causant gaiement avec lui, franchit le porche, tandis que les sentinelles lui présentaient les armes. Ils montèrent par un escalier dérobé, et au second étage seulement Crillon s'écria:
—Maintenant, nous sommes sauvés!
—Où allez-vous me cacher? demanda Pardaillan.
—Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre horoscope, si le coeur vous en dit.
Lorsqu'ils furent arrivés dans les combles, Crillon poussa une porte, et Pardaillan, dans la pièce sévèrement meublée, aperçut l'astrologue qui lisait.
Crillon présenta le chevalier comme son parent, et il ajouta à l'oreille de Ruggieri qu'il comptait fort sur ce parent-là pour le service du roi. Puis il se retira.
Ruggieri avait jeté sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit que la physionomie du chevalier eût bien changé depuis seize ans, soit que l'âge eût diminué en lui la faculté de se souvenir, il ne reconnut pas l'homme du Pressoir-de-Fer... celui dont jadis il avait essayé de faire couler le sang pour l'oeuvre de transfusion hermétique.
—Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire.
Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant:
—Vous êtes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette troisième, enfin, est condamnée et donne sur une chambre semblable à celle-ci. A ce propos, si vous tenez absolument à garder le secret rigoureux, je vous engage à ne pas faire de bruit, car justement, dans cette chambre, j'ai logé un gentilhomme qui, comme vous, se cache quelques jours dans le château.
Là-dessus, Ruggieri salua et s'en alla.
—Tiens! songea Pardaillan, qui peut être ce gentilhomme qui comme moi a besoin de se cacher ici?