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Les réprouvés et les élus (t.2)

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The Project Gutenberg eBook of Les réprouvés et les élus (t.2)

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Title: Les réprouvés et les élus (t.2)

Author: Émile Souvestre

Release date: April 25, 2013 [eBook #42594]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
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by The Internet Archive/Canadian Libraries)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RÉPROUVÉS ET LES ÉLUS (T.2) ***

        COLLECTION MICHEL LÉVY        

 

ŒUVRES COMPLÈTES
D’ÉMILE SOUVESTRE

 

Format grand in-18
———
AU BORD DU LAC1 vol.
AU COIN DU FEU1 —
CHRONIQUES DE LA MER1 —
CONFESSIONS D’UN OUVRIER1 —
DANS LA PRAIRIE1 —
EN QUARANTAINE1 —
HISTOIRES D’AUTREFOIS1 —
LE FOYER BRETON2 —
LES CLAIRIÈRES1 —
LES DERNIERS BRETONS2 —
LES DERNIERS PAYSANS1 —
DEUX MISÈRES1 —
CONTES ET NOUVELLES1 —
PENDANT LA MOISSON1 —
SCÈNES DE LA CHOUANNERIE1 —
SCÈNES DE LA VIE INTIME1 —
SOUS LES FILETS1 —
SOUS LA TONNELLE1 —
UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS1 —
EN FAMILLE1 —
RÉCITS ET SOUVENIRS1 —
SUR LA PELOUSE1 —
LES SOIRÉES DE MEUDON1 —
SOUVENIRS D’UN VIEILLARD1 —
SCÈNES ET RÉCITS DES ALPES1 —
LA GOUTTE D’EAU1 —
LES RÉPROUVÉS-ET LES ÉLUS2 —
LES PÉCHÉS DE JEUNESSE1 —
LES ANGES DU FOYER1 —
RICHE ET PAUVRE1 —
L’ÉCHELLE DE FEMMES1 —
PIERRE ET JEAN1 —
LES DRAMES PARISIENS1 —
DEUX MISÈRES1 —
        POISSY.—Typographie ARBIEU.        

LES RÉPROUVÉS

ET

LES ÉLUS

PAR

ÉMILE SOUVESTRE

—DEUXIÈME SERIE—



PARIS
MICHEL LEVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS
——
1859

Reproduction et traduction réservées.
 

TABLE

LES
RÉPROUVÉS
ET
LES ÉLUS


I

Une maîtresse.

En quittant Marc pour se rendre chez la baronne de Luxeuil, le duc avait promis de faire connaître au garçon de bureau, avant le soir, le résultat de sa démarche; mais le jour s’écoula sans qu’il reparût. L’attente et l’inquiétude redoublèrent la fièvre du blessé. Vers le soir ses idées commencèrent à se troubler; il prenait l’infirmier tantôt pour le duc, tantôt pour Arthur de Luxeuil, et lui adressait mille questions sans suite sur le mariage, sur les créanciers, sur Clotilde.

Françoise vint le soir; il ne la reconnut pas, et l’interne, qui veillait au service de la salle, déclara à la jeune fille que son état laissait peu d’espoir.

Celle-ci retourna à la rue des Morts le cœur serré.

Elle trouva Brousmiche étonné de l’absence de M. de Saint-Alofe. Il l’avait vu ressortir, après sa visite au garçon de bureau, dans le costume élégamment suranné dont nous avons parlé, mais sans savoir où il se rendait. La fleuriste l’ignorait également et passa la nuit dans une véritable inquiétude, le lendemain elle courut à l’hôpital, dans l’espoir d’obtenir quelques renseignements du blessé; son délire était toujours le même; après d’inutiles tentatives, elle revint à la hâte et apprit que le duc n’était point rentré.

Déjà troublé par les étranges incidents qui s’étaient succédé depuis trois jours, Françoise sentit ses inquiétudes grandir. Après l’assassinat de Marc tout lui paraissait possible; l’absence de M. de Saint-Alofe devait être l’annonce d’un nouveau malheur.

S’exaltant de plus en plus dans ces pressentiments funestes, elle ne tarda pas à les étendre davantage. Le billet écrit à Charles, il y avait quatre jours, sur la demande du voyageur de l’hôtel des Etrangers, était resté sans réponse, et ce silence semblait d’autant plus inexplicable que la lettre était plus pressante. Charles n’avait annoncé aucun projet d’absence: à défaut de temps pour venir il pouvait écrire; le prétendu conseiller se serait-il présenté à lui sans l’entremise de Françoise? l’aurait-il attiré dans quelque rendez-vous?... La pensée de la jeune fille n’osa aller plus loin; mais prise d’une terreur subite elle remit à la hâte son bonnet, son tartan et courut au numéro 12 de la rue d’Enghien.

C’était là que se trouvait le domicile avoué du prétendu commis. Fidèle à ses idées d’économie, Marquier y avait loué, au quatrième, un appartement de cent écus, qui lui tenait lieu de petite maison et où il recevait, outre ses correspondances galantes, celles de quelques entremetteurs d’affaires subalternes dont il se servait pour certaines opérations usuraires également bonnes à faire et à cacher.

Nous avons déjà vu comment la crainte de nuire à la bonne réputation du commis avait, jusqu’alors, empêché Françoise d’y venir; la violence de ses angoisses avait pu seule la décider à une démarche qu’elle eût elle-même condamnée en toute autre occasion; car dans son humble dévouement, la grisette avait accepté que son amour pût être pour Charles un embarras ou une honte et que la réputation à sauver ne fût pas la sienne mais celle de son amant.

Voulant prévenir tous les soupçons, elle se présenta un carton à la main, comme une fille de comptoir qui apporte une commande.

La portière était absente et la loge gardée par une petite fille de huit ans, occupée à feuilleter un journal illustré qu’elle avait adroitement dégagé de sa bande.

Françoise entr’ouvrit la porte et demanda M. Charles.

—Escalier B, quatrième au-dessus de l’entresol, porte à gauche, répondit la petite fille machinalement.

—Alors il est chez lui? dit la grisette joyeuse.

—Non, répliqua l’enfant, en continuant à regarder les gravures.

—Il est sorti?

—Oui, Mademoiselle.

—Et quand reviendra-t-il?

—Je ne sais pas.

Françoise, qui avait eu un moment d’espoir, laissa échapper un geste de désappointement.

—C’est peut-être quelque chose qu’on peut lui dire? demanda la petite fille, qui savait par cœur le vocabulaire obligé de la loge.

—Je voulais lui parler à lui-même, reprit Françoise; et vous êtes bien sûre qu’il n’est pas chez lui?

—Bien sûre, voilà sa clef et ses lettres.

La grisette tourna les yeux vers l’endroit indiqué par la petite fille et reconnut, sur une des adresses, sa propre écriture.

—Mon, billet! s’écria-t-elle; il ne l’a point encore reçu?... mais il n’est donc pas rentré depuis quatre jours?

—Depuis que la voiture l’a emmené, dit l’enfant.

—Une voiture?

—Oui, il a dit à maman d’aller lui chercher un fiacre, parce qu’il était pressé... que quelqu’un l’attendait.

—Et depuis?

—Depuis il n’est pas revenu.

Françoise se sentit frissonner: tout ce que lui apprenait l’enfant confirmait ses appréhensions. Charles avait pu être attiré dans un piége; il y avait succombé peut-être... Cette pensée lui fit froid jusqu’au cœur.

—Et voilà quatre jours que vous n’avez eu aucune nouvelle de lui? demanda-t-elle à la petite fille.

—Oui, répondit l’enfant, mais il est venu des lettres écrites à l’encre bleue.

—Comment?

—Oh! il en arrive souvent, et comme celles-là sont des lettres d’affaires, M. Charles veut qu’on les lui adresse en son absence à un autre endroit.

—Où cela?

—Je ne sais pas bien, mais il a mis l’adresse ici, dit l’enfant en ouvrant le registre de la loge.

Françoise se pencha, et reconnut ces mots écrits de la main de Charles:

«Aristide Marquier, rue du Mont-Blanc, 7.»

Sa résolution fut aussitôt prise; elle dit adieu à l’enfant, et courut à l’adresse indiquée.

Cette fois, l’émotion lui avait ôté toute prudence. Sans autre pensée que de connaître le sort de Charles, elle demanda à parler à M. Aristide Marquier.

Mais ce jour-là, le banquier s’était précisément mis en frais pour célébrer le mariage d’Arthur, et avait réuni à déjeuner Dovrinski, de Cillart et une partie des convives que nous avons déjà vus au souper de Clotilde. On quittait la table; le groom avait apporté les cigares avec le brasero, et les invités, échauffés par le champagne, venaient de passer sur le balcon, lorsque la jeune fille se présenta.

Éconduite d’abord, elle insista, pria, supplia, suivit le valet qui l’avait congédiée, arriva avec lui au premier salon et y renouvelait ses supplications, lorsque la voix du banquier se fit entendre dans la pièce voisine.

Françoise, saisie, s’arrêta court, et prêta l’oreille: la voix s’approchait, elle devenait plus distincte; elle finit par éclater, mêlée de rires et d’exclamations; enfin Marquier entra avec de Cillart, qu’il tenait par le bras.

Françoise ne pensa d’abord qu’au bonheur de le revoir, et se précipita vers lui, avec un cri de joie; le banquier y répondit par un cri d’épouvante. Les noms de Charles et de Françoise, répétés presque en même temps, avec une expression opposée, se confondirent, tandis que la grisette, hors d’elle, et profitant de la première stupeur de Marquier, se jetait dans ses bras.

Celui-ci se dégagea vivement.

—Eh bien! que fais-tu... que faites-vous... balbutia-t-il honteux et courroucé.

Dans ce moment, les convives qui avaient entendu les deux cris se montrèrent, et Françoise recula confuse.

—Qu’y a-t-il donc? demanda Arthur étonné de la présence d’une femme portant le costume d’ouvrière?

—Venez, venez! s’écria de Cillart en riant, nous avons spectacle après le café. Une scène de sentiment jouée à deux.

—Comment cela?

—Ne voyez-vous pas? Mademoiselle vous représente une des conquêtes du banquier.

—Du tout, interrompit Marquier; Messieurs... je vous assure... qu’il y a erreur!

—Laissez donc, reprit l’ancien garde-du-corps, vous l’avez tutoyée... regardez, d’ailleurs, comme elle a rougi.

—Ah! diable! elle rougit, fit observer de Rovoy, en lorgnant Françoise, c’est une spécialité précieuse.

—Et pas chère! acheva Arthur, qui jeta un regard ironique sur le costume de la fleuriste.

—L’apparence est, en effet, modeste, dit le vicomte de Rossac, mais c’est peut-être un déguisement.

—Au fait, le banquiers toujours affecté la discrétion.

—Il faut qu’il s’explique.

—C’est cela; fermez les portes, que personne ne puisse sortir.

—Allons, Marquier, mon cher, une confession générale.

—Messieurs! messieurs... bégaya le petit homme, qui, dans sa confusion, avait accueilli la supposition ironique du vicomte comme une chance de salut, je ne puis vous dire... l’honneur... la délicatesse... ne permettez point... de grâce, ne retenez pas madame... Ouvrez la porte, Dovrinski, ouvrez, je vous en prie.

Le Polonais, demeuré étranger à tout ce qui avait précédé, ouvrit et se rangea pour laisser passage à la jeune ouvrière; mais celle-ci n’en profita point. Au milieu du trouble qui, dans le premier instant, ne lui avait permis de rien voir ni de rien entendre, le nom de Marquier, donné à Charles, venait de la frapper. Elle releva la tête, croyant avoir mal entendu.

De Cillart profita de ce retard pour fermer la porte.

—Un moment! s’écria-t-il, nous vivons sous un gouvernement constitutionnel où le roi lui-même doit céder au vœu de la majorité. Or, ici, la majorité demande des éclaircissements. Je somme donc l’honorable amphitryon de répondre à mon interpellation.

—Et nous lui promettons d’être discret, ajouta Arthur.

—Oui, achevèrent toutes les voix, la parole est à Marquier.

—Marquier! répéta Françoise saisie, c’est le nom du maître... de la maison... et non celui de M. Charles.

—Qu’est-ce que M. Charles? demanda de Cillart étonné.

—Assez, Messieurs, interrompit le banquier d’un accent qu’il s’efforça de rendre impérieux; je ne souffrirai pas une plus longue explication!...

—Pardieu! c’est inutile! s’écria Arthur, tout est deviné maintenant, mon cher. De Rossac s’est seulement trompé pour le déguisement; il était de votre côté; c’est un moyen emprunté au Gamin de Paris.

—Je ne comprends pas.

—C’est pourtant clair; vous vous êtes présenté sous le nom modeste de M. Charles; vous vous serez donné pour artiste, étudiant en médecine ou clerc d’avoué, et c’est seulement aujourd’hui que l’innocente victime vient de reconnaître dans son séducteur le capitaliste Aristide Marquier.

Le banquier qui avait passé par toutes les expressions de l’embarras et de l’impatience demeura étourdi. Arthur lui mit la main sur l’épaule.

—Je comprends maintenant votre discrétion, mon cher, dit-il en riant, vous jouez le rôle de Jupiter auprès d’Alcmène... Seulement j’ai peine à m’expliquer la douleur de la princesse, en découvrant que son amant est un Dieu.

—Eh bien! vous oubliez donc le Gamin de Paris, que vous citiez tout à l’heure, reprit de Cillart. En cachant sa position, l’amant a pu donner des espérances... Il y a eu peut-être promesse de mariage.

—Du tout, s’écria Marquier, arraché à sa torpeur par ce dernier mot...

—Alors c’est une passion libre, fit observer M. de Rovoy.

—Et surtout désintéressée, ajouta Arthur, qui jeta de nouveau un regard sur le petit bonnet de tulle et sur le tartan de coton de la jeune ouvrière. Le banquier nous parlait toujours de son horreur pour les liaisons dispendieuses; il est aisé de voir qu’il met ses principes en pratique.

Un rire général s’éleva, et tous les yeux s’arrêtèrent sur Marquier. De toutes les accusations honteuses à subir, celle d’avarice était, en effet, la seule qui pût exciter le mépris de ces hommes qui avaient toujours mis leur générosité à ne point économiser sur les vices. Aussi le banquier voulut-il protester.

—Ne le croyez pas, s’écria-t-il, c’est une plaisanterie... Il ne s’agit point ici d’une liaison... mais d’une rencontre... d’un caprice.

Françoise fit un mouvement.

—Un caprice! balbutia-t-elle en joignant les mains avec désespoir; quand nous nous connaissons depuis près de trois années... quand l’autre jour encore vous me promettiez de songer à l’avenir de notre enfant!

—Un enfant! s’écria Arthur; il y a un petit Marquier! Ah! messieurs, ceci manquait! nous voilà tombés du Gamin de Paris dans Boquillon.

Les éclats de rire redoublèrent, tous les convives entourèrent le banquier avec un empressement grotesque, en lui demandant le nom de l’enfant, son âge, la couleur de ses cheveux et s’il ressemblait à son père. Marquier, pâle de colère, lança à Françoise un regard haineux. Cette dernière révélation mettait le comble aux humiliants embarras que lui avait attirés coup sur coup l’imprudente visite de la jeune ouvrière; elle venait de fournir à de Luxeuil et à ses amis un thème inépuisable de railleries; il était à jamais ridicule, c’est-à-dire presque déshonoré. Cette pensée alluma en lui une sorte de rage.

—Elle est folle, s’écria-t-il avec emportement, je ne sais ce qu’elle veut dire.

—La chose est pourtant facile à comprendre, objecta de Cillart; elle a un fils auquel il faut un père.

—Et elle vous a choisi pour cela, continua Arthur.

—Mais moi, je refuse, interrompit le banquier.

—Quoi! cet enfant?

—Ne m’est rien. Au diable la mère et le fils!

Françoise avait poussé une exclamation de surprise douloureuse à chacune des premières réponses de Marquier; mais, à cette dernière malédiction prononcée sur elle et sur son enfant, elle resta la tête dressée, les yeux ouverts, les bras pendants, muette et comme pétrifiée. On eût dit que le coup qui l’avait frappée venait de produire en elle une secousse intérieure qui avait arrêté le mouvement de la sensation et de la pensée. Quelques interjections étouffées s’échappaient de ses lèvres entr’ouvertes; mais sans signification et sans suite, ses regards fixes n’exprimaient qu’une sorte de stupéfaction égarée; un voile de marbre semblait envelopper tout son être et y tenir la vie enchaînée.

Malgré leur légèreté railleuse, les convives du banquier furent frappés de cette immobilité; les rires s’éteignirent, et le cercle qui entourait la jeune femme s’élargit.

Marquier en profita pour passer dans une pièce voisine.

Françoise le vit s’éloigner sans prononcer un mot, sans faire un geste; mais quand il eut disparu, elle reprit le carton qu’elle avait posé près d’elle, traversa le salon, l’antichambre, ouvrit la porte et gagna la rue.

Elle ne se sentait pas marcher, elle ne voyait rien; une douleur horrible mais confuse l’avertissait seule de son existence; raison, mémoire, volonté, tout dormait en elle. Conduite par une sorte d’instinct machinal, qui avait seul survécu, elle allait sans savoir où, sans y songer. Ce n’était plus un être vivant, mais un être qui se souvenait d’avoir vécu.

Cependant, cette inspiration née de l’habitude la conduisit à la rue des Morts; elle reconnut la maison, entra à la loge et demanda la clef.

M. Brousmiche saisi de la voir si pâle, lui demanda s’il lui était arrivé quelque chose, elle ne l’entendit pas, prit sa clef et monta à sa chambre.

Le petit bossu, inquiet, profita du premier moment de liberté qu’il put saisir pour la rejoindre; il la trouva prête à monter aux mansardes avec la tasse de lait, le petit pain et la cuiller d’argent.

—Que portez-vous là, madame Charles? demanda-t-il étonné.

—Ne voyez-vous pas? dit-elle d’un accent bref; c’est le déjeuner de M. Michel.

—Mais il n’est plus ici! s’écria le bossu stupéfait.

—Il n’est plus ici, répéta madame Charles, sans avoir l’air de comprendre.

—Avez-vous donc oublié que vous étiez sortie pour vous informer de lui?

La jeune femme demeura immobile, en murmurant:

—Ah! c’était... pour cela!...

Le portier la regarda avec inquiétude.

—Sûrement vous avez appris quelque mauvaise nouvelle, madame Charles, s’écria-t-il, vous êtes toute... je ne sais comment dire ça... mais on dirait que vous n’entendez pas.

Françoise posa la tasse qu’elle tenait, s’assit et porta la main à son front.

—Oui, dit-elle, j’ai mal...

—Où cela?

—Je ne sais pas... mais je voudrais dormir....

En prononçant ces derniers mots d’une voix alourdie, la jeune fille commençait à dégrafer sa robe, comme si elle eût été seule.

—Couchez-vous, dit le bossu qui gagna la porte; je reviendrai savoir comment vous vous trouvez. Vous n’auriez pas besoin de quelque chose?

—Non, murmura Françoise, dont les yeux se fermaient, je voudrais seulement... ne plus sentir... rien... Ce jour... fait mal!

Le bossu ferma avec soin les rideaux, et se retira.

II

Une mère.

Lorsqu’il revint une demi-heure après, Françoise était tombée dans une somnolence entrecoupée de plaintes sourdes; elle n’ouvrit point les yeux à son approche et répondit à peine à ses questions.

Cet état s’aggrava encore pendant les heures qui suivirent. Brousmiche avait fait avertir la femme de ménage du pharmacien qui avait été garde-malade, et dont l’expérience lui inspirait une grande confiance. Celle-ci examina Françoise, lui proposa tour à tour du café, de la pâte de guimauve, une rôtie au vin, et, sur le refus de la jeune femme, déclara que son état réclamait les soins du médecin.

Il fallut courir trois heures avant d’en trouver un; car Paris est la ville du monde où il y a, en même temps, le plus de médecins qui manquent de malades, et de malades qui manquent de médecins. Enfin, vers le soir, il en arriva un qui déclara que madame Charles était atteinte d’une congestion cérébrale, dont il décrivit en termes scientifiques les caractères et les dangers. A chaque mot incompréhensible, Brousmiche levait les yeux au ciel, comme si on lui eût enlevé une espérance, tandis que l’ex-garde-malade faisait un signe de tête pour saluer d’anciennes connaissances.

Après cette petite leçon de clinique, réclame obligée par laquelle le médecin constate sa science aux yeux des ignorants, vinrent les prescriptions données en langage plus humain, et que le portier promit de suivre scrupuleusement.

Mais, malgré ses soins et l’appropriation du traitement, le mal ne parut point céder. L’état de Françoise, sans devenir plus grave, resta aussi inquiétant. Le médecin s’efforça en vain de déterminer quelque crise décisive, il ne put arracher les puissances vitales à leur engourdissement. On eût dit que la mort et la vie se sachant de force égale campaient vis-à-vis l’une de l’autre, comme deux ennemies qui n’osent risquer une bataille.

Cette espèce d’attente se prolongea plusieurs jours; enfin, pourtant, les symptômes les plus fâcheux disparurent, mais sans que Françoise retrouvât l’activité de ses perceptions. A la torpeur de la maladie, succéda un anéantissement que rien ne put surmonter. Toute l’énergie de cette vigoureuse nature avait été sourdement usée par ce combat de quelques jours; elle demeura vaincue, épuisée et n’ayant plus que les apparences de la vie.

Les jours, les semaines s’écoulèrent sans rien changer à la situation de Françoise. Guérie en apparence, elle demeurait ensevelie dans sa langueur indifférente: n’entendant jamais qu’après plusieurs appels, répondant par monosyllabes, elle restait des heures entières dans la position qu’on lui avait donnée, les mains à plat sur ses genoux, les yeux fixes devant elle, la respiration courte, mais égale. Brousmiche montait vingt fois par jour à la chambre de la convalescente, et redescendait chaque fois, le cœur serré.

—Tout est fini, mam’Berton, disait-il à la femme de ménage du pharmacien; mieux vaudrait qu’elle fût enterrée que de vivre ainsi comme une morte.

—Faudrait essayer la jarlatine, répliquait madame Berton, qui répétait l’avis du pharmacien; ça se compose avec des os de morts, ça se prend en bain et ça fait l’effet d’un grand bouillon qui restaure tout l’individu.

Mais le bossu secouait la tête.

—J’ai bien peur que tous les remèdes n’y fassent rien, mam’Berton, reprenait-il tristement; on dirait, voyez-vous, que la pauvre femme vit encore sans s’en apercevoir, et que son âme est déjà partie.

A ces mots, l’ex-garde-malade, que ses relations avec les hommes de la science avaient rendue esprit fort, haussait les épaules en répliquant:

—Dites donc pas de ces bêtises-là, monsieur Brousmiche; l’âme, c’est un préjugé des gens sans éducation.

Et elle revenait à la gélatine indiquée par le pharmacien, qui en vendait.

Mais la crise dont on désespérait devait venir d’ailleurs, et par un moyen inattendu.

En ne voyant plus M. Charles reparaître, le bossu comprit sans peine qu’une rupture avait eu lieu entre les deux amants le jour où la jeune femme était rentrée dans cet état d’égarement qui l’avait si vivement alarmé: il avait donc évité avec soin tout ce qui eût pu la ramener à ces douloureux souvenirs et il s’était même étudié à ne plus l’appeler que mademoiselle Françoise. Aussi éprouva-t-il un véritable embarras en recevant une lettre timbrée du village où son petit se trouvait en nourrice. Rappeler son enfant à la malade, c’était lui rappeler en même temps l’abandon du père et la séparation qui l’avait déjà si cruellement éprouvée; il hésita longtemps et ne se décida enfin que sur l’observation de madame Berton qu’il fallait bien ouvrir une lettre dont on avait payé le port.

Il monta donc chez Françoise qu’il trouva assise dans un grand fauteuil de jonc, acheté autrefois pour Charles.

La chambre de la jeune femme avait complètement changé d’aspect depuis sa maladie. A la propreté amoureuse et arrangée qui en faisait la principale élégance, avait succédé le désordre. Des tasses, des potions, des bouilloires étaient parsemées sur les meubles tachés; les plis des rideaux fermés, étaient couverts de poussière, les araignées avaient tendu leurs toiles dans tous les coins du plafond, et deux petites caisses de fleurs posées dans l’embrasure de la fenêtre, étaient encore garnies de plants de bruyère blanche, desséchés faute d’air et de soins; on eût dit une de ces chambres abandonnées à la hâte par suite de départ ou de mort.

Françoise elle-même complétait, pour ainsi dire, cet aspect désolé. A la voir assise dans le coin le plus obscur, immobile, muette et pâle, on eût pu la prendre, au premier coup d’œil, pour un de ces cadavres auxquels la folle science des embaumeurs prétend conserver une mensongère apparence de vie en éternisant une réalité apparente de mort.

Brousmiche s’approcha d’elle et s’informa de sa santé.

Françoise tourna lentement les yeux de son côté, fit un mouvement de tête qui semblait dire: bien, et rentra dans son immobilité.

Il lui demanda si elle ne voulait point essayer ses forces en faisant le tour de sa chambre; elle fit un signe négatif.

—Laissez-moi vous pousser au moins près de la fenêtre, mam’selle Françoise, reprit le bossu, qui ne pouvait s’habituer à cette torpeur; il fait aujourd’hui un soleil à faire rire les morts; ça vous ranimera.

Françoise ne répondit pas, et Brousmiche, regardant son silence comme un consentement, alla tirer les rideaux, ouvrit la fenêtre et y traîna le fauteuil sur lequel la jeune femme était assise.

Éblouie par la lumière et étourdie par l’air libre, celle-ci poussa d’abord un léger cri; elle baissa les paupières, aspira avec effort, et porta les deux mains à son front comme si elle eût éprouvé une sensation trop forte; mais insensiblement ses yeux s’accoutumèrent au jour, son oppression se calma, une légère teinte rosée monta à ses joues amaigries; elle releva lentement la tête et se pencha vers la rue.

Un soleil d’avril, clair et joyeux, glissait sur les toits voisins, en faisant étinceler les vitrages. On entendait les gazouillements des oiseaux qui se poursuivaient le long des corniches. De petites colonnes de fumée blanche et ténue s’épanouissaient au-dessus des cheminées et allaient se perdre dans le bleu grisâtre du ciel. Un vent frais apportait les senteurs des giroflées exposées sur les fenêtres des mansardes et les bruits de la rue arrivaient jusqu’à la malade avec leurs mille nuances. Françoise parut en ressentir l’influence. L’invincible réseau de glace qui tenait ses membres captifs se fondit, une tiède moiteur détendit ses muscles roidis, ses bras s’avancèrent vers la fenêtre, ses pieds s’appuyèrent au plancher, un long frémissement entr’ouvrit ses lèvres; ses prunelles dilatées se resserrèrent et reprirent leur mobilité; elle regarda au dehors, puis se regardant elle-même, elle referma sa robe dégrafée, redressa le petit châle qui couvrait ses épaules, déroula ses cheveux, les tordit avec un geste de femme inimitable et charmant, et les releva en arrière sous son peigne de corne ouvrée.

Le bossu contemplait cette espèce de résurrection avec un étonnement ravi.

—J’en étais bien sûr que le soleil vous aurait fait du bien, s’écria-t-il; voilà que vous vous ranimez à vue d’œil.

—Oui, dit la jeune femme, dont la voix était aussi faible, mais plus assouplie; je sens l’air... qui me coule dans les veines... Je vois, j’entends mieux... Il me semble... que je me réveille.

—Et vous ne vous trompez pas, chère demoiselle Françoise, reprit Brousmiche; vous vous réveillez, ou plutôt vous ressuscitez; car ce n’est pas vivre que d’être comme la maladie vous avait laissée. Mais il n’y a plus de danger; vous voilà partie: avec du repos et des consommés, ça va rouler tout seul maintenant... Ah! Dieu!... Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai eu tant peur... que de vous voir... hors d’affaire... ça me laisse... ça me rend... c’est pourtant bien bête... à mon âge...

Et le petit bossu s’arrêta pour essuyer de grosses larmes qui roulaient sur ses joues, pendant que le rire était sur ses lèvres.

Françoise, encore trop faible pour comprendre toute la générosité de cette émotion, se contenta de répéter:

—Bon monsieur Brousmiche!

—C’est plus fort que moi, reprit le portier en se mouchant pour combattre son attendrissement; je m’attache à mes locataires comme s’ils étaient de ma famille. Après ça, vous me direz que c’est tout naturel. Quand on voit quelqu’un tous les jours, qu’on cause avec lui, qu’on lui rend de petits services... il finit par vous devenir nécessaire.. aussi, je n’aurais pu me consoler s’il vous était arrivé un malheur... surtout après la perte de ce cher monsieur Michel.

Ce nom parut réveiller la mémoire de Françoise.

—La perte! répéta-t-elle lentement..... Ah! oui, je me souviens... il avait disparu, et vous n’avez point eu de nouvelles?

—Aucune.

—Il y a longtemps, n’est-ce pas?

—Bientôt deux mois.

Françoise baissa la tête et redevint silencieuse; mais, à la contraction de ses sourcils et de ses lèvres fermées, il était aisé de voir qu’elle faisait effort pour ressaisir les fils rompus de ses souvenirs. Par instants un éclair illuminait ses traits, puis un nuage le faisait disparaître; c’était une lutte acharnée entre la volonté renaissante et la mémoire encore endormie. Celle-ci finit pourtant par se ranimer insensiblement. Des mots entrecoupés s’échappaient des lèvres de la jeune femme, comme si elle eût voulu aider par le son à ses souvenirs. Mais, tout à coup, un nom machinalement ramené par l’habitude, celui de Charles, la fit tressaillir. Ce nom était la clef magique devant laquelle devait se rouvrir le passé. Subitement assaillie par tous ses souvenirs, elle se redressa: ses mains se pressèrent sur sa poitrine, puis sur ses tempes, puis sur son front. On eût dit qu’elle voulait modérer les flots d’images douloureuses qui reprenaient à la fois possession de tout son être.

Cette crise terrible ne dura que quelques instants et se termina par un cri qui résumait, pour ainsi dire, tout le passé et tout l’avenir.

—Mon enfant! où est mon enfant? bégaya la malheureuse mère en tendant les mains.

Brousmiche qui était resté saisi d’épouvante, se rappela subitement le motif de sa venue.

—L’enfant est bien, mam’selle Françoise, s’écria-t-il, n’ayez pas d’inquiétude; voici de ses nouvelles:

Et il présentait la lettre.

Françoise la saisit précipitamment, l’ouvrit et voulut lire; mais les lignes flottaient sous ses yeux, les mots se confondaient; elle ne voyait plus! elle présenta le papier au bossu qui mit vivement ses lunettes, se rapprocha de la fenêtre pour mieux voir et lut avec un peu de difficulté ce qui suit:

MAIRIE DE GAILLON

«Madame,

»J’ai l’honneur de vous faire savoir que la nommée Désirée Leblanc, femme Moirier, qui s’était chargée de votre enfant, n’ayant point reçu le paiement des deux derniers mois dûs pour la nourriture de ce dernier et que vous aviez coutume de lui adresser par les voitures de Louviers, s’est présentée à moi, en déclarant qu’elle ne voulait plus continuer à garder votre fils.»

Françoise poussa une exclamation de saisissement...

«En conséquence,» continua le bossu, «j’ai dû reprendre de ses mains le nourrisson, qui a été déposé au tour des Enfants-Trouvés.»

La jeune femme se leva avec un cri si terrible que Brousmiche recula effrayé.

—Mon fils... balbutia-t-elle d’une voix étranglée, mon fils déposé au tour... des Enfants-Trouvés!... Il y a cela... vous êtes bien sûr...

—Bien sûr, dit le bossu en cherchant le passage... Voyez... «au tour des Enfants-Trouvés...»

Françoise s’appuya au dossier du fauteuil, mais resta debout.

—Il y a le nom de l’hospice, n’est-ce pas? demanda-t-elle d’un accent bref.

—Je pense, dit M. Brousmiche, en regardant à la fin de la lettre... Oui... voilà: «hospice de Louviers, département de l’Eure.»

—Bien, reprit Françoise, qui voulut regagner l’autre extrémité de la chambre en s’appuyant au mur... Je partirai ce soir... tout à l’heure.

—Vous! s’écria le portier.

—Vous connaissez la voiture de Louviers? continua la grisette, qui était arrivée à sa commode et s’efforçait d’ouvrir le tiroir où se trouvait l’argent, vous me direz où je dois la prendre...

—Mais vous n’y pensez pas! s’écria le bossu; partir aujourd’hui... Vous pouvez à peine vous soutenir...

—Aux Enfants-Trouvés, mon pauvre petit!... murmura la jeune femme avec une indicible expression de douleur contenue.

—Vous ne m’écoutez pas, mam’selle Françoise, reprit Brousmiche, qui s’approcha inquiet. Au nom de Dieu! songez à ce que vous voulez faire. Vous ne pouvez partir ainsi.

—Pourquoi? demanda-t-elle en comptant machinalement son argent.

—D’abord parce que les forces vous manqueraient.

—Je n’ai pas besoin de forces, j’irai en voiture. Voici de l’argent.

—Mais vous le devez! s’écria le bossu, qui crut avoir trouvé un moyen souverain de retenir la convalescente; vous ne pouvez partir sans payer les frais de votre maladie.

—Ah! vous avez raison! dit Françoise en pâlissant... Grand Dieu! je n’avais point songé... il faut que je paie.

—Et une fois tout soldé, il ne vous restera plus de quoi faire le voyage, ajouta Brousmiche.

Elle le regarda d’un air éperdu.

—Est-ce vrai? reprit-elle... Quoi! je ne pourrais pas aller retirer mon fils!... Oh! c’est impossible. J’irai, j’irai à pied... Mais non, j’arriverais trop tard... Je ne le retrouverais plus, peut-être!

Et, se ravisant tout à coup:

—Mais je suis folle! s’écria-t-elle... Tout ce qui est ici m’appartient... je puis tout vendre. Je vendrai tout; je veux quitter Paris pour ne plus y revenir. Il n’y a plus rien ici pour moi... que des souvenirs... dont j’aime mieux être loin. Mon pays à présent, c’est où est mon fils; j’irai le chercher; je l’emporterai dans mes bras; je l’aurai à moi, du moins, et je pourrai l’embrasser tant que le cœur m’en dira. Ah! pauvre chérubin, je crois le voir, le tenir là...

Et dans son délire de mère elle baisait ses propres mains, pleurant comme si elle eût baisé les joues de son enfant.

M. Brousmiche, troublé, voulut en vain élever de nouvelles objections; Françoise s’habillait sans l’écouter pour aller chercher un revendeur. Il fallut enfin venir à une transaction. Le bossu obtint de la jeune femme qu’elle s’occuperait seulement ce jour-là de régler ce qu’elle devait, et de faire ses préparatifs, tandis qu’il se chargerait, lui, d’avertir les acheteurs pour la vente du lendemain.

Il espérait que ce retard pourrait modifier les résolutions de Françoise; mais il ne fit que la raffermir dans son projet. Ainsi qu’elle l’avait dit au bossu, rien ne la retenait plus à Paris; tout l’en repoussait au contraire. Son enfant était devenu l’unique pôle vers lequel se tournait ce cœur blessé. Elle vendit tout ce qu’elle possédait, comme elle en avait annoncé l’intention, et après avoir laissé à M. Brousmiche sa cuiller d’argent en souvenir d’amitié et pour qu’elle servît à M. Michel s’il revenait jamais, elle embrassa le bossu avec la tendresse d’une sœur, et monta dans le cabriolet qui devait la conduire aux diligences de Louviers.

Le portier resta sur le seuil de la porte cochère tant qu’il put voir le cabriolet, puis, rentrant dans sa loge, il s’assit tristement entre son chat et son oiseau.

III

Encore Marc.

Le départ de Françoise après la disparition de M. Michel et l’absence de Marc, toujours retenu à l’hôpital, avaient laissé le portier de la rue des Morts dans un complet isolement. Il restait encore, sans doute, dans la maison de l’entrepreneur beaucoup d’habitants, mais ce n’étaient point de ceux que le petit bossu appelait ses locataires. Il n’était associé ni à leurs afflictions, ni à leurs joies. Au milieu de cette réunion de travailleurs indigents, Marc, M. Michel et Françoise formaient un groupe de réprouvés près duquel le mépris qui frappait son infirmité lui avait naturellement assigné une place. Mais une sorte de fatalité avait subitement désuni et dispersé ce faisceau de misères fraternelles, de sorte que maintenant il restait seul livré au ridicule et au dédain.

L’absence de la jeune ouvrière lui fut surtout pénible, non-seulement parce qu’elle partit la dernière, mais parce que l’habitude de sa présence avait, pour le bossu, quelque chose de plus doux, de plus nécessaire; il trouvait, dans cette affection, le charme caressant que la femme communique à tous les liens. M. Brousmiche avait besoin de voir Françoise, d’entendre sa voix sans qu’il s’en fût jamais rendu compte; c’était, comme l’air, un élément de vie et de bien-être dont on ne comprend la nécessité que lorsqu’on l’a perdu.

En descendant plus au fond de lui-même, il eût peut-être trouvé la cause de ce besoin longtemps ignoré; mais sans pouvoir donner de nom au sentiment particulier qui l’attachait à la fleuriste. Ce n’était point de l’amitié, car l’amitié n’a point cette ardeur; c’était encore moins de l’amour, car l’amour a des désirs, des espérances, des jalousies; c’était plutôt un mélange de ces deux affections; un sentiment confus, incomplet et singulier comme celui qui l’éprouvait.

Malgré l’abattement dans lequel la tristesse avait jeté le petit bossu, il visitait Marc le plus souvent qu’il le pouvait. Craignant de nuire à la guérison du blessé, il lui cacha quelque temps le départ de Françoise et la disparition du duc; mais, pressé par ses questions, il finit par tout avouer. Dès ce moment le garçon de bureau ne songea qu’à quitter l’hôpital, et il sollicita son billet de sortie avec tant d’instances que le médecin finit par céder.

Son premier soin fut de courir à l’hôtel de la comtesse où il apprit le mariage d’Honorine. Bien que ce coup fût prévu, il en demeura d’abord terrassé. Ainsi tous ses avertissements avaient été sans résultat, tous ses efforts inutiles! Le duc de Saint-Alofe lui-même n’avait pu rien empêcher, et, selon toute apparence, son intervention lui avait été fatale.

Du reste, toutes les questions faites par Marc pour découvrir ce qu’il était devenu, furent vaines, et il se décida à des recherches suivies.

Mais avant de les commencer, il fallait savoir comment Honorine supportait sa nouvelle position. Plus que jamais peut-être, elle avait besoin de dévouement et de conseils. Marc résolut de la voir.

Il apprit à l’hôtel de madame de Luxeuil que le mariage d’Arthur avait été suivi de discussions violentes entre le fils et la mère. Cette dernière qui se vantait d’avoir tout conduit, s’était flattée que la fortune d’Honorine serait une proie commune; mais arrivé au but, Arthur oublia l’auxiliaire qui lui avait assuré la réussite et voulut profiter seul de la victoire. La comtesse indignée accusa son fils d’ingratitude, celui-ci répondit en demandant des comptes de tutelle qui ne lui avaient jamais été rendus; on s’aigrit des deux côtés, on se menaça et tout finit par une rupture. Le jeune homme quitta sa mère pour aller habiter avec Honorine, rue de Lille, l’ancien hôtel du général Louis.

Ce fut là que Marc se présenta déguisé en commis coureur pour les parfumeries. Ainsi qu’il l’avait prévu, il ne put arriver la première fois jusqu’à Honorine; mais il laissa au concierge une carte sur laquelle il écrivit son adresse et son nom avec prière de la remettre à madame Arthur de Luxeuil, et en avertissant qu’il reviendrait le lendemain. Il était sûr qu’ainsi prévenue, la jeune femme donnerait ordre de le recevoir.

Il allait partir, lorsque le tilbury d’Aristide Marquier s’arrêta devant le seuil de l’hôtel qu’il était près de franchir. Marc, tremblant d’être reconnu, se rejeta en arrière et enfonça son chapeau jusqu’à ses yeux; mais le banquier tout occupé de se débrouiller des rênes, pour les remettre au nouveau groom qu’il s’était donné depuis peu, ne prit point garde à ce mouvement. Il fit quelques recommandations à l’enfant, sauta du marche-pied à terre avec une affectation de légèreté, et passa en fredonnant, devant Marc, qui se hâta de franchir le seuil.

Depuis sa désagréable aventure avec Françoise, Marquier avait senti la nécessité de se réhabiliter aux yeux de la fashion par un redoublement de luxe. Il avait acheté un tilbury, pris un groom et loué un quart de loge aux Italiens. Il s’était même lancé dans les paris aux dernières courses, où il prétendait avoir perdu trois cents louis, c’est-à-dire, selon de Luxeuil, trois fois plus qu’il n’y avait engagé. Du reste, le banquier apportait à ces prodigalités l’espèce de rage des avares qui se mettent en dépense; il avait l’air d’essayer à s’étourdir lui-même, de repousser la réflexion et de vouloir se ruiner de parti pris.

Cette étourderie de bon ton ne l’empêchait pourtant ni de continuer les affaires, ni de profiter de tous les avantages que pouvait lui donner son habileté ou le hasard. Le loup cervier avait eu beau changer d’apparence, à la première occasion il reprenait sa nature et s’élançait à la curée. Ses gants paille, ses bottes vernies et son lorgnon n’étaient qu’un déguisement; comme l’habit de berger dont parle La Fontaine, ils lui servaient à s’approcher plus facilement du troupeau.

La modification apportée à ses habitudes s’était étendue jusqu’à ses sentiments. Instruit par son aventure avec Françoise, il avait renoncé aux amours de grisette, et s’était décidé à tenter quelque liaison qui pût le relever du passé et lui donner une position dans le monde galant de la fashion. Après avoir cherché quelque temps ses yeux s’arrêtèrent sur la femme d’Arthur.

Négligée par son mari dont l’éloignait évidemment une répulsion invincible, et de plus assez retirée du monde pour ne pas être en position de choisir son consolateur, Honorine semblait une conquête facile. Ce qui faisait sa défense se trouvait en elle et ne pouvait être deviné par Marquier; il ne vit que la position apparente et ne douta point du succès.

Arthur facilitait d’ailleurs toutes les tentatives. Trop insouciant pour garder Honorine et dédaignant trop Marquier pour le craindre, il n’opposait aucun obstacle à l’intimité de ce dernier.

Quant à la jeune femme, son indifférence même favorisait cette intimité. Elle acceptait les soins du banquier, avec cette distraction des âmes endolories, lui laissant prendre, sans s’en apercevoir, des habitudes chaque jour plus familières; elle l’employait pour tous ces riens dont on charge un commis dans les affaires, mais qui, dans le monde, sont le privilége du cavalier servant.

Incapable de deviner la véritable cause de cette confiance passive, Marquier y voyait les présages assurés de son prochain empire et affectait déjà, devant les tiers, des airs victorieux.

En passant près de la loge, il demanda d’un ton dégagé si madame de Luxeuil était à l’hôtel, moins pour s’en assurer que pour constater le privilége qui le faisait recevoir en visite du matin. Le concierge lui répondit d’une manière affirmative, et ajouta, comme preuve, que Madame n’avait point encore fait prendre ses lettres.

—Je les lui porterai, dit Marquier, dont le dévouement pour Honorine aimait surtout à s’exprimer par ces petites prévenances de mauvais goût.

Le concierge lui remit les lettres avec plusieurs cartes, parmi lesquelles se trouvait celle de Marc, et le banquier monta à l’appartement occupé par madame de Luxeuil.

Mais celle-ci n’était point encore visible et le fit prier d’attendre; Marquier profita de ce retard pour passer chez Arthur qui occupait l’autre côté du même étage.

Il le trouva avec de Cillart qui lui racontait une intrigue galante dans laquelle il se trouvait lancé depuis quelques jours et qu’il espérait conduire prochainement à bonne fin par l’entremise d’un certain Moreau, ancien employé au bureau de recensement de la ville de Paris et qui exerçait, sur une grande échelle, l’industrie équivoque à laquelle nous avons déjà vu l’Alsacien Moser se livrer sous le nom de monsieur Hartmann. Grâce à lui, l’ex-garde-du-corps avait appris, en vingt-quatre heures, le nom des parents de la jeune fille qu’il poursuivait, leurs antécédents et l’état de leur fortune. Vingt-quatre heures après il avait réussi à faire parvenir une lettre et quarante-huit heures plus tard il avait reçu une réponse. A la vérité, le prix des services était proportionné à la rapidité avec laquelle ils étaient rendus, et monsieur Moreau gagnait, disait-on, chaque année, à ce jeu, quelque chose comme dix mille écus.

—Dix mille écus! s’écria Marquier émerveillé; mais c’est une spéculation superbe.

—Il faut l’entreprendre, mon bon, dit Arthur sérieusement; ce serait un moyen d’exploiter vos relations.

—Fi donc! interrompit le petit homme, scandalisé par cela même que la supposition n’était pas assez invraisemblable pour lui paraître plaisante; vous me prenez certainement pour un autre...

—Songez donc, cher ami, insista de Luxeuil, gagner dix mille écus!

—Mon Dieu! reprit Marquier, on peut les gagner autrement, sans exercer une industrie que tout le monde méprise...

—Et dont tout le monde se sert à l’occasion, ajouta de Cillart, vous le premier.

—Lui! s’écria Arthur; ah! je vous garantis le contraire! avez-vous donc oublié son horreur pour les galanteries dispendieuses?

Le banquier se mordit les lèvres.

—Allons, toujours la même histoire! reprit-il en s’efforçant de rire, décidément vous vous répétez, mon cher.

—Non, non, ce n’est pas Aristide Marquier qui paiera des agents pour faciliter ses amours, continua de Luxeuil sans l’écouter; il est accoutumé à conduire ses affaires lui-même... par économie. D’ailleurs, il est occupé pour le moment.

—En vérité, dit de Cillart, est-ce encore une grisette?

—Du tout, du tout; il s’agit, cette fois, d’un amour du grand monde.

—Bah! et qui donc est l’objet...

Arthur regarda le garde-du-corps.

—Vous le savez aussi bien que moi, dit-il en haussant les épaules.

—Nullement, répondit de Cillart.

—Allons, vous voulez faire le discret.

—Je vous jure que j’ignore.

—Vrai?

—Parole d’honneur.

—Eh bien!... c’est madame Arthur de Luxeuil!

Ce dernier nom avait été prononcé avec une si singulière bonhomie que de Cillart et Marquier tressaillirent, le premier de surprise, le second de peur.

—Votre femme! répéta le garde-du-corps; pardieu! la confidence est charmante.

—Charmante! répéta Marquier, en s’efforçant de rire pour cacher son trouble; charmante... comme dit de Cillart... Seulement je dois à la vérité... de protester!

—Pourquoi cela, interrompit de Luxeuil avec une nonchalance impertinente; me croyez-vous jaloux par hasard, et jaloux de vous?

—Je ne me flatte pas d’un tel honneur... balbutia le banquier, qui cherchait à rire plus fort à mesure que son malaise devenait plus grand.

Arthur le mesura d’un regard ironiquement pacifique qui devait être le comble de la rancune ou le comble du dédain.

—Ne vous gênez donc pas, mon bon, reprit-il d’un ton léger; continuez à vous montrer assidu près de madame de Luxeuil. Il n’y a rien de fâcheux comme le vague pour les femmes. La mienne passe sa vie à s’ennuyer sans savoir pourquoi; quand vous êtes là, il y a du moins une cause...

—Comment, comment, mais c’est une épigramme! s’écria Marquier dont le rire tournait à la crispation.

—Sans compter que vous empêchez l’approche de poursuivants plus dangereux, continua de Luxeuil avec la même tranquillité.

—C’est-à-dire, reprit le banquier, en faisant beaucoup de gestes pour se donner l’air libre, que vous espérez faire de moi un plastron... mais je vous ferai observer, mon cher, que c’est vouloir me donner un ridicule.

—Qu’importe un de plus? D’ailleurs, vous avez aussi des dédommagements. Le rôle d’amant supposé donne une position; c’est comme une prélature in partibus infidelium; on est évêque sans évêché.

—Très-bien, très-bien, interrompit Marquier, qui ne pouvait soutenir plus longtemps son personnage d’homme battu et content; mais je vous déclare que je refuse de jouer ce rôle.

—Vous le jouez déjà.

—Moi?

—Qui sert d’écuyer cavalcadour à madame de Luxeuil quand elle va au bois; qui lui apporte la musique nouvelle...

—C’est-à-dire que deux ou trois fois...

—Qui s’occupe de lui procurer des billets de concert, de spectacle, de sermon?

—Permettez... je n’ai jamais...

—Et, tenez, interrompit de Luxeuil, en voyant les cartes et les lettres que le banquier tenait à la main, je parie que c’est encore une de ses commissions.

—Du tout, s’écria Marquier, du tout, mon cher; ceci m’a été remis en passant par le concierge... Voyez plutôt.

Et il éparpilla, sur le marbre de la cheminée, les papiers qu’il tenait. De Luxeuil jeta un regard indifférent; mais tout à coup son œil s’arrêta sur la carte de Marc, dont il crut reconnaître l’écriture; il se redressa, lut le nom, l’adresse et tressaillit.

—Qu’est-ce donc? dit le banquier étonné.

—Cette carte aussi se trouvait à la loge? demanda de Luxeuil.

—Probablement.

—Et, en vous la remettant, le concierge n’a rien dit?

—Rien.

Arthur la regarda encore un instant; puis, la réunissant aux lettres adressées à madame de Luxeuil, il sonna et remit le tout au valet qui entra.

Cette espèce d’épisode avait été si rapide, que de Cillart, qui feuilletait une Revue à quelques pas, n’y avait point pris garde. Le domestique venait de sortir lorsqu’il prit son chapeau.

—Vous nous quittez? demanda Arthur qui se leva.

—Dovrinski et d’Apolda m’attendent au manége de Cillart.

—Je vous prends alors dans mon coupé, j’ai précisément affaire au Luxembourg; Marquier nous accompagnera.

—Mille grâces, dit le banquier, mon tilbury est en bas.

—Ah! parbleu, il faut que je le voie; le mien me déplaît et je voudrais le changer..... passez donc, Messieurs.

Marquier n’osa point dire qu’il était venu pour madame de Luxeuil et descendit avec de Cillart et Arthur qui ne prirent la route du Luxembourg qu’après l’avoir vu partir.

Lorsqu’il déposa son compagnon à la porte du manége, de Luxeuil lui serra la main.

—N’oubliez pas de me tenir au courant de votre affaire Moreau, dit-il en riant.

—Vous aurez de mes nouvelles dans huit jours, répondit le garde-du-corps.

—Si tôt?

—Peut-être avant.

—Pardieu votre monsieur Moreau est un homme merveilleux, je vous demanderai son adresse.

—Auriez-vous quelque idée!...

—Il peut m’en venir.

—Alors, allez rue de Tournon, 8.

—Grand merci.

De Cillart fit un signe de la main et disparut.

Arthur se pencha vers le valet de pied qui se tenait debout près de la portière.

—Vous avez entendu l’adresse, Félix?

Le domestique s’inclina, referma la portière, et le coupé se dirigea vers la rue de Tournon.

IV

Une découverte.

Honorine était seule, près d’un feu mourant, la tête appuyée sur une main et tenant de l’autre la carte de Marc. Des ordres avaient été donnés par elle pour que le prétendu commis en parfumerie fût introduit aussitôt qu’il se présenterait à l’hôtel, et elle l’attendait avec une impatience inquiète.

En apprenant la fausseté de la lettre attribuée à sa mère, la première pensée de la jeune femme avait été, comme nous l’avons vu, de rompre un mariage auquel elle n’avait consenti que par surprise; mais l’arrestation de M. de Saint-Alofe lui avait enlevé, en même temps, et les moyens et la volonté de poursuivre cette rupture. La folie constatée du vieillard ôtait à l’accusation portée par lui son caractère de certitude et d’authenticité; la lettre, qui avait tout décidé, restait, sinon prouvée, du moins possible. Honorine voulut échapper à ce que sa position avait d’horrible en prenant un parti extrême. Elle demanda à suivre sa grand’mère aux Motteux; mais Arthur et la mère Louis repoussèrent également ce projet. La grosse paysanne, qui ne pouvait comprendre que l’on montrât si peu de goût pour un beau gars comme de Luxeuil, traita Honorine de mijaurée et prédit que dans quelques jours elle aurait renoncé à toutes ces frimes, tandis qu’Arthur objectait ironiquement son amour, et, plus sérieusement, le scandale d’une pareille séparation. La mère Louis repartit donc seule, laissant sa nièce sans défense et désespérée.

De Luxeuil ne fit rien pour la rassurer ni pour l’apaiser. Forcé à une longue dissimulation, humilié par un refus, ballotté longtemps entre les espérances et les craintes, il avait fini par s’irriter contre celle qui le soumettait à tant d’ennuis, et son indifférence s’était insensiblement transformée en rancune. Il en voulait à sa cousine de la peine qu’il avait eue à l’obtenir. Aussi ne répondit-il à sa douleur que par la dureté, à ses répulsions que par le dédain.

Les débats avec sa mère vinrent encore aigrir son humeur. Il en reporta la responsabilité sur Honorine, qui en était la cause indirecte; mais l’excès même de cette injustice devint, pour la jeune femme, un motif de soulagement. Accablée par tant de coups, elle tomba dans un abattement qui ôta à de Luxeuil jusqu’au désir de la tourmenter: l’insensibilité de la victime rendit son indifférence au bourreau. Il reprit sa vie dissipée, laissant à Honorine la liberté de sa tristesse.

La jeune femme en prit possession et s’y arrangea. Dans la jeunesse, les douleurs mêmes ont leur enivrement. Tel est alors le besoin d’agitation de notre âme que nous aimons mieux la sentir dans la lutte que dans l’immobilité; il semble que le malheur nous relève; nous nous trouvons honorés de souffrir comme ces enfants qui montrent orgueilleusement une blessure en disant:

—Maintenant, nous sommes des hommes!

Condamnée à l’abandon, Honorine accepta sa destinée avec une espèce de fierté valeureuse. Loin de chercher à éconduire sa douleur, elle lui donna place près d’elle et en fit comme l’ombre de son âme. Uniquement occupée de ce qui pouvait l’entretenir, elle promenait perpétuellement sa pensée au milieu des espérances mortes du passé ou des prévisions menaçantes de l’avenir. Elle espérait peut-être que cet acharnement implacable contre elle-même rendrait la lutte moins longue; car dans toute épreuve, la mort est le premier espoir de cet âge; mais, comme pour se jouer de cette illusion, la vie semblait s’épanouir en elle chaque jour plus invincible. Enveloppées de leur nuage de tristesse, sa force et sa beauté grandissaient comme ces plantes qui fleurissent sous l’orage. L’âme avait beau s’abreuver de désespoir, le corps échappait à ces influences mortelles et puisait la santé aux sources empoisonnées qui devaient lui donner la mort.

Nous avons déjà dit avec quelle impatience Honorine attendait la visite de Marc. Son œil consultait, à chaque instant, l’aiguille de la pendule, et son oreille quêtait le moindre bruit de pas; enfin, quelques minutes avant l’heure indiquée, on vint lui annoncer le commis en parfumerie.

Elle ordonna de le faire entrer et fit signe au valet de se retirer.

A peine avait-il disparu que la jeune femme se leva, courut fermer une seconde porte qui ouvrait sur le salon, puis se retournant:

—Enfin, je vous revois, dit-elle d’un accent rapide et contenu. Qu’êtes-vous devenu depuis trois mois, mon Dieu! Vous êtes pâle... Vous semblez avoir souffert? Que s’est-il donc passé, et pourquoi m’avoir abandonnée?

Pour toute réponse, Marc entr’ouvrit ses vêtements et montra sa poitrine que sillonnait une plaie à peine fermée.

Honorine étendit les deux mains en avant avec un cri d’horreur.

—Blessé! balbutia-t-elle.

—Voilà pourquoi vous ne m’avez point vu, dit Marc tristement; mais un protecteur plus puissant devait me remplacer; un ami qui pouvait avouer sa mission et faire valoir ses droits.

—M. de Saint-Alofe!

—Il est donc venu?

—Il est venu.

—Et son intervention n’a pu vous sauver?

—Elle n’a servi qu’à le perdre.

Elle raconta alors rapidement ce qui avait eu lieu et de quelle manière le marquis de Chanteaux avait fait exécuter le jugement qui déclarait M. de Saint-Alofe atteint de folie.

—Mais ce jugement est une erreur, et cette folie un mensonge, interrompit Marc.

—En êtes-vous sûr? s’écria Honorine.

—Depuis trois années, je connais M. le duc de Saint-Alofe; sa raison est aussi ferme, aussi saine que son cœur. On a profité de ridicules préventions, exploité des apparences pour le dépouiller de ses biens en lui ravissant sa liberté.

—Dieu! et c’est M. le marquis de Chanteaux?...

—Oui, un lâche dont j’ai eu l’honneur et la vie entre les mains. Ah! j’irai le trouver...

—Il est en Allemagne, interrompit vivement Honorine; mais ne peut-on profiter de son absence même pour délivrer le duc?

—Ouvertement, c’est impossible; il y a un arrêt.

—Eh bien! en secret, par la fuite, qui lui a déjà réussi une fois.

Marc parut réfléchir.

—Pour que la chose fût praticable, dit-il, il faudrait savoir où l’on a conduit M. de Saint-Alofe; le marquis l’a sans doute éloigné de Paris.

—Qu’importe! ne peut-on découvrir sa retraite à force de recherches?

—Peut-être; mais c’est un moyen long, dispendieux.

—Ah! n’épargnez rien, dit Honorine; j’ai été la cause involontaire de son arrestation. A tout prix il faut qu’il redevienne libre. Promettez une récompense à qui pourra découvrir sa prison, gagnez ses gardiens, aidez sa fuite; je fournirai à tout, je paierai tout.

Elle avait couru à un secrétaire qu’elle ouvrit, et où elle prit un rouleau d’or qu’elle présenta à Marc; celui-ci hésita à l’accepter.

—Ne pouvez-vous charger un autre de ces recherches, dit-il, tandis que j’agirai de mon côté?

—Pourquoi un autre? demanda la jeune femme; aurait-il la même activité, le même zèle? Qui pourrait d’ailleurs m’inspirer plus de confiance, que celui à qui j’ai été recommandée par ma mère?

—Vous avez raison, reprit Marc pensif; l’agent que vous choisiriez vous trahirait peut-être, car ici vous ne pouvez compter sur personne. Tous ceux qui vous entourent vendraient votre secret à M. de Luxeuil.

—A lui? Qu’en ferait-il? Que lui importe la captivité du duc ou sa délivrance, maintenant que notre union est irrévocable? Que peut-il craindre encore?

—Il peut craindre les conseils d’un attachement véritable et éclairé; tout ce qui vous protégerait lui fait peur, car il y trouverait un obstacle à ses projets.

—Que voulez-vous dire?

Avant que Marc eût pu répondre, deux coups furent frappés à la porte de la chambre, qui s’ouvrit presque en même temps, et Arthur parut sur le seuil.

Honorine ne put réprimer un geste de saisissement.

—Vous me pardonnerez si j’entre sans me faire annoncer, dit de Luxeuil, qui salua légèrement; mais je n’ai trouvé personne dans l’antichambre.

—J’avais pourtant ordonné à Baptiste d’y rester, répliqua Honorine.

—Pour défendre votre porte, peut-être, reprit de Luxeuil, qui examinait Marc d’un regard dédaigneux et scrutateur; vous étiez sans doute en affaire avec Monsieur?

—Je venais offrir à Madame différents articles dont le placement m’est confié, dit le garçon de bureau, qui affecta de reprendre le petit coffret à courroies qu’il avait déposé sur un fauteuil.

—Ah! vous faites la commission?

—Pour la parfumerie.

Arthur approcha de l’œil son lorgnon, examina de nouveau le prétendu commis-coureur, puis, se tournant vers Honorine, qui suivait ces mouvements avec inquiétude:

—Vous connaissez Monsieur? dit-il avec une intention marquée.

—Pourquoi cette question? demanda Honorine troublée.

—C’est que je jurerais l’avoir vu ailleurs, continua de Luxeuil en regardant Marc fixement.

Celui-ci releva la tête.

—Moi! dit-il; où cela, Monsieur?

—A la forge des Buttes: seulement, vous portiez alors un costume de paysan.

—Ah! je comprends alors, Monsieur aura vu mon frère qui habite Corbeil; c’est vrai qu’on l’a souvent pris pour moi.

—Et ce n’est pas le seul qui puisse donner lieu à cette erreur, ajouta Arthur, le regard toujours appuyé sur le commis-coureur, car votre ressemblance n’est pas moins frappante avec un garçon de bureau, demeurant rue des Morts.

Marc tressaillit.

—C’est en effet un hasard singulier, dit-il.

—D’autant plus singulier, continua de Luxeuil, que l’on vous retrouve encore, trait pour trait, dans un commissionnaire stationnant au coin du faubourg Saint-Honoré.

Cette fois Marc perdit contenance, et Honorine, qui avait suivi cette espèce d’examen avec une anxiété croissante, laissa échapper un geste effrayé.

—Vous ne soupçonniez point peut-être que monsieur eût tant de frères jumeaux, reprit ironiquement de Luxeuil. Mais en cherchant bien, je pourrais encore en trouver d’autres...

—Ce serait une recherche au moins inutile, interrompit Honorine, qui tremblait que l’explication ne se prolongeât.

—Beaucoup moins que vous ne le pensez, reprit Arthur. J’ai toujours eu l’infirmité de croire peu aux menechmes, mais je crois aux différents personnages joués par le même acteur, et si, à cet égard, le talent de monsieur mérite mon admiration, il excite en même temps ma défiance. Aussi voudrais-je savoir au juste le motif qui l’amène.

—Je croyais, répliqua Marc embarrassé, que M. de Luxeuil connaissait déjà...

—Le prétexte, interrompit Arthur; mais je demande la raison véritable... et puisque vous refusez de l’avouer, je vais vous la dire, moi!

Honorine pâlit.

—Vous venez ici, continua de Luxeuil d’une voix plus haute, pour vous emparer de secrets de famille dont vous espérez ensuite tirer profit; pour exploiter la crédulité d’une femme dont vos mensonges ont surpris la confiance; pour vous enrichir de la discorde que vous aurez préparée, et puiser à cette source dorée qui coule déjà pour vous.

—Qui vous a appris? s’écria Honorine stupéfaite.

—Voilà ce que vous venez faire, reprit Arthur sans prendre garde à l’interruption de la jeune femme; maintenant faut-il dire qui vous êtes?

Marc fit un geste de prière et de terreur.

—Cet homme, Madame, reprit Arthur en s’adressant à Honorine, porte aujourd’hui la chaîne de la police, après avoir porté celle du bagne!

Le garçon de bureau poussa un cri et voulut s’élancer vers de Luxeuil; Honorine se jeta entre eux, les mains en avant.

—Laissez, Madame, dit Arthur, qui avait avancé le bras vers la sonnette, nos gens sont là, et, grâce à leur intervention, nous pouvons avoir des preuves plus convaincantes de ce que j’avance.

—Des preuves, répéta la femme haletante, et lesquelles, Monsieur?

—La marque qui a brûlé l’épaule de cet homme, et la carte d’espion qu’il cache sur lui.

En prononçant ces mots il avait saisi le cordon de la sonnette; Honorine le retint.

—N’appelez pas, Monsieur, dit-elle; ne voyez-vous pas que toute intervention est désormais inutile!

L’élan de colère de Marc n’avait été, en effet, qu’un éclair; il venait de s’appuyer au mur, le visage caché dans ses mains. Il y eut une courte pause pendant laquelle les acteurs de cette scène étrange demeurèrent immobiles. La jeune femme contemplait le garçon de bureau écrasé sous la douleur et la honte, tandis qu’Arthur les enveloppait tous deux d’un regard ironiquement triomphant.

—Ainsi, c’est vrai! reprit Honorine; tout est bien vrai, mon Dieu!

—Non, dit Marc, en laissant retomber ses mains; non, tout n’est point vrai, Madame. Je ne suis venu ni pour surprendre des secrets ni pour en profiter. Ce qui est vrai, c’est la honte de mon passé, l’infamie du présent!... Tout le reste est un mensonge! Si je vous ai cherchée c’était pour accomplir un devoir. Celle qui me l’avait imposé SAVAIT CE QUE J’ÉTAIS, et cependant elle a eu confiance! Ah! si je pouvais dire!... Mais à quoi bon;... d’un mot on m’a flétri à vos yeux; maintenant vous ne pouvez avoir pour moi que du mépris!...

Il s’arrêta; une sueur glacée inondait son front, il pressa ses mains sur sa poitrine comme s’il eût voulu ralentir les battements de son cœur et un gémissement inarticulé lui échappa.

Honorine, partagée entre l’horreur et la pitié, s’était laissée tomber sur un fauteuil.

Marc reprit machinalement son chapeau et son coffret de cuir, lui jeta un dernier regard, puis disparut.

Cette scène laissa la jeune femme dans un état d’angoisse impossible à peindre. La révélation faite par Arthur bouleversait toutes ses résolutions et toutes ses espérances. Le protecteur qui se présentait à elle au nom de sa mère et avec le signe qui devait le faire reconnaître, était un misérable doublement déshonoré par sa révolte contre la société et par les services qu’il lui rendait! De Luxeuil avait-il donc deviné juste? Cette sollicitude mystérieuse n’était-elle que le calcul d’un escroc habile? Mais comment le croire, en se rappelant tant de services rendus, tant d’avertissements utiles? L’esprit de la jeune femme se perdait dans mille suppositions aussitôt détruites que formées. Elle ne pouvait ajouter foi aux coupables intentions prêtées à Marc et elle ne pouvait lui rendre sa confiance. Cet homme restait pour elle un inexplicable problème.

Ainsi, un nouvel élément de trouble était jeté dans cette vie déjà si tourmentée, et à toutes les souffrances de l’âme, venaient se joindre les anxiétés d’un esprit incertain.

De Luxeuil ne put ni les voir ni les deviner. Les renseignements obtenus par l’entremise de M. Moreau, lui avaient réellement donné sur Marc l’opinion qu’il avait exprimée, et il ne doutait pas que cette conviction ne fût désormais partagée par Honorine. Il ignorait les détails qui devaient maintenir celle-ci dans le doute et l’existence de ce fragment d’anneau qui constatait l’espèce d’autorité déléguée par la baronne. Aussi demeura-t-il complétement rassuré.

Trois mois s’écoulèrent ainsi. Marquier, un instant inquiet, n’avait point tardé à se rassurer et était devenu plus assidu que jamais. Quanta à de Luxeuil, le flot d’or que son mariage venait de lui apporter, avait exalté sa vanité jusqu’à la folie. Après avoir satisfait ses anciens créanciers au moyen des économies accumulées pendant la minorité d’Honorine, il s’en était créé de nouveaux. La facilité de l’emprunt lui était une sensation trop récente pour qu’il n’en abusât pas. Tout l’or qu’il se procura ainsi lui sembla, non pas retranché, mais ajouté à sa fortune; sa signature battait monnaie; il crut que ce don lui était acquis à jamais et voulut surpasser, en prodigalité, tous les princes de la fashion.

Il y eut une telle fougue dans ce premier élan d’extravagances que tout ce qu’il pouvait prendre des biens d’Honorine fut engagé au bout de quelques mois et qu’il se trouva ramené aux expédients.

Mais la royauté qu’il venait d’acquérir dans le monde élégant, chatouillait trop doucement sa vanité pour qu’il y renonçât si tôt et sans lutte. L’idée de déchoir d’ailleurs lui causait une sorte de rage. Il devinait d’avance les railleries de ceux qu’il avait écrasés par son luxe, l’insultante pitié des indifférents et le mépris de cette foule qui blâme ou approuve toujours selon l’événement. Aussi jura-t-il de prolonger autant qu’il lui serait possible et par tous les moyens, l’opulence apparente dans laquelle il avait placé son honneur.

Marquier était pour cela indispensable. Outre les avances qu’il lui avait déjà faites, il connaissait mille moyens de forcer les créanciers à des transactions, de procurer des signatures d’endosseurs fictifs, d’échapper à l’accomplissement de conventions gênantes. L’expérience lui avait appris à connaître tous ces guets-apens autorisés par la loi, qui font de ce que l’on appelle les affaires, une sorte de piraterie pacifique exercée par autorité des tribunaux de commerce et par ministère d’huissier.

Le banquier tenait ainsi de Luxeuil lié à lui par le plus indestructible de tous les liens, la nécessité! celui-ci continuait bien à se montrer railleur et dédaigneux, mais sous cette impertinence affectée se cachait la dépendance réelle; c’était l’orgueil du grand seigneur avec l’intendant qu’il peut maltraiter de paroles, mais auquel il obéit parce que de lui dépend sa ruine. Marquier comprit fort bien ses avantages et tâcha d’en profiter. Rassuré du côté d’Arthur, qui avait trop besoin de lui pour s’effaroucher de ses assiduités auprès d’Honorine, il avait fini par admettre, en riant, ses suppositions et par se proclamer le cavalier servant de madame de Luxeuil.

Ce titre, qui n’avait d’abord excité que la raillerie, prit insensiblement un caractère plus sérieux. On se dit, qu’après tout, l’isolement dans lequel vivait Honorine rendait le succès de Marquier possible; on cita des exemples de liaisons non moins bizarres. On apporta en preuve l’intimité persistante du banquier; enfin, ce qui n’avait été, dans le principe, qu’une moquerie contre ce dernier, devint, à la longue, une condamnation contre madame de Luxeuil.

Elle continua à l’ignorer et à recevoir, presque sans y prendre garde, les visites de Marquier. Sa froide réserve avait même, jusqu’alors, empêché celui-ci de s’expliquer. Enfin, enhardi par les félicitations de tous ses amis, qui le supposaient arrivé au but, il se persuada que sa modestie lui faisait illusion et qu’il était plus avancé dans les bonnes grâces d’Honorine qu’il ne l’avait pensé lui-même. Il s’accusa de lenteur, de timidité, et se décida à se déclarer sans plus de retards.

L’embarras d’un aveu fait de vive voix et la crainte de ne pouvoir trouver, avant longtemps, une occasion favorable, le décida à écrire. Il fit donc appel aux souvenirs qu’avaient pu lui laisser les romances de M. Bétourné ou les opéras de M. Planard, composa, après plusieurs essais, une lettre qui lui parut réunir toutes les qualités du genre, et résolut de la faire parvenir à la première occasion et sans intermédiaire.

Sur ces entrefaites, Honorine reçut la carte de Marcel de Gausson, qui venait d’arriver à Paris.

V

Deux amants.

De Gausson se présenta à l’hôtel d’Honorine, dès le lendemain de son arrivée, à l’heure où elle recevait. Il trouva au salon madame de Biézi, de Cillart, le vicomte de Rossac et quelques autres.

Tant de témoins rendirent le premier abord contraint; mais quand la marquise fut partie, les visiteurs passèrent, l’un après l’autre, dans le salon voisin, et de Gausson resta seul avec la jeune femme.

La joie que tous deux éprouvaient à se revoir, était mêlée d’un sentiment d’amertume qui les empêcha d’abord de profiter de leur rapprochement. Le regard de Marcel, empreint d’une tristesse pensive, resta quelque temps comme oublié sur Honorine, tandis que celle-ci, muette et oppressée, agitait d’une main distraite le gland du coussin sur lequel elle était appuyée. Enfin, de Gausson chercha à excuser son silence par l’émotion d’une première entrevue, après cette séparation. Honorine répondit en se plaignant de n’avoir reçu aucune nouvelle pendant une si longue absence, et la conversation une fois engagée continua de plus en plus libre et expansive.

Cependant il était aisé de voir que Marcel s’était imposé une réserve sévère sur tout ce qui pourrait la ramener au passé. Chaque fois, que par une tendance naturelle, l’entretien menaçait d’y revenir, il s’en détournait avec effort, comme s’il eût craint de glisser trop loin sur cette pente des souvenirs.

Mais, tout en se défendant de ce qui eût pu paraître une allusion à des espérances mortes sans retour, il laissait, malgré lui, le secret de son âme s’échapper sous toutes les formes et par tous les côtés. Il parla longuement de la retraite où il avait passé ces mois d’absence, de ses occupations, de ses lectures, de ses rêveries, et, chaque détail dévoilait, à son insu, l’inguérissable tristesse dont il était atteint.

Honorine raconta également, non les faits survenus depuis leur séparation, mais ses regrets du passé, ses dégoûts du présent et de l’avenir.

Ainsi, sans y prendre garde, sans le vouloir, tous deux se révélaient le besoin qu’ils avaient l’un de l’autre: la plainte leur était douce par cela seul qu’elle leur était commune; à défaut de bonheur, ils échangeaient leur désespoir. En passant l’un près de l’autre, ils ne pouvaient se dire, comme les disciples de Rancé, que:—frère, il faut mourir; mais c’était du moins se parler!

Une heure entière se passa dans cet épanchement affligé qui a tant de charme pour les cœurs endoloris. En se plaignant ensemble, tous deux sentaient leur chagrin décroître, comme une eau dormante à laquelle on donne une issue; ils s’animaient insensiblement à la joie de se rencontrer dans les mêmes émotions, de se sentir les mêmes aspirations. En vain le sort les avait séparés, ils restaient unis de désirs, mariés par l’âme! déjà leur accent était plus rapide, leurs regards plus brillants, leurs gestes plus animés, le sourire épanouissait leurs visages éclairés l’un par l’autre; ils avaient oublié un instant tout le reste pour jouir du bonheur de se trouver ensemble, de se voir et de s’entendre.

L’entrée de Marquier les arracha à cet enivrement.

A la vue de Marcel le banquier s’avança d’un air empressé.

—Vous à Paris, monsieur de Gausson! s’écria-t-il; aviez-vous donc été averti du malheur qui menaçait Bouvard?

—Depuis deux jours seulement, répliqua Marcel.

—Et... vous vous trouvez intéressé à sa faillite? reprit le banquier avec précaution.

—J’avais chez lui à peu près tout ce que je possède, répliqua de Gausson simplement.

Honorine se retourna.

—Que dites-vous? s’écria-t-elle, votre fortune était entre les mains de M. Bouvard?

—Qui ne donnera que dix pour cent! ajouta Marquier.

—Mais c’est votre ruine alors, interrompit la jeune femme saisie.

—Je le crains, Madame, dit Marcel avec tranquillité.

Elle le regarda, puis joignit les mains.

—Et j’ignorais tout! reprit-elle; vous ne m’aviez rien dit?...

—A quoi bon vous attrister, répliqua de Gausson en souriant doucement; le malheur était irréparable; fallait-il donc perdre en explications financières le peu d’instants que j’avais à passer ici? Je dois l’avouer, d’ailleurs, en vous revoyant, Madame, j’ai oublié la cause de mon retour à Paris, et je n’ai songé qu’à la joie de me retrouver près de vous.

—Diable! c’est pousser la galanterie jusqu’au sublime! fit observer Marquier avec son sourire discordant; oublier que l’on perd cent mille écus!

—Et il n’y a rien à faire? demanda Honorine en s’adressant à Marcel.

—Je pars demain pour Lyon afin de savoir ce qui peut être sauvé, reprit de Gausson; mais j’ai peu d’espoir.

La jeune femme fit un geste d’admiration.

—Ah! je ne connaissais point encore tout votre désintéressement et tout votre courage, dit-elle attendrie.

—Mon Dieu, qui sait si je ne dois point bénir le hasard? répondit de Gausson. Ma vie n’avait plus de but, je languissais dans une oisiveté pleine d’angoisses, maintenant la nécessité va me rejeter dans l’action. Les forces que j’employais à me faire malheureux, il faudra les employer à me faire vivre. Le travail me sera une distraction, un soulagement; il me laissera moins de temps pour le souvenir. Ne croyez-vous point que ce soit une suffisante compensation, Madame, et qu’à tout prendre je puisse accepter ce malheur presque comme un bienfait?

Le sens voilé que renfermaient ces paroles n’échappa point à la jeune femme; c’était la première allusion faite par de Gausson à ce passé, dont les images s’agitaient toujours au fond de son cœur; elle en fut profondément émue et baissa la tête sans répondre.

Marcel qui se sentait lui-même gagné par un trouble auquel il craignait de céder, profita de la première interruption, pour passer dans la pièce voisine.

Après avoir serré la main à de Cillart, au vicomte et à quelques autres anciens compagnons, il prit un journal, afin d’éviter des conversations indifférentes, qu’il ne se sentait point en état de suivre, et alla s’asseoir au coin le plus obscur, vis-à-vis de la porte qui séparait les deux salons.

Là, le front penché, comme s’il eût été complètement absorbé dans sa lecture, il put repasser dans sa pensée tout ce qu’Honorine venait de lui dire; tous ses gestes, tous ses regards. Sans se demander le but de cette espèce d’examen, il comparait, dans sa mémoire, l’accueil présent de la jeune femme, à l’accueil passé de la jeune fille, et il y trouvait la même tendresse. A chaque instant son œil glissant sur la brochure qu’il tenait à la main, allait retrouver Honorine dans l’autre salon, où il la voyait pensive comme lui-même, et se détournant souvent pour le chercher du regard. Il n’osait encore rien conclure de ses remarques ni de ses comparaisons; mais son sang circulait plus vite; une sorte d’ivresse lui montait au cerveau; le nom d’Honorine flottait sur ses lèvres!...

Ce nom prononcé tout bas, à quelques pas, et avec un rire étouffé, l’arracha tout à coup à son extase. Il jeta un coup d’œil à la dérobée vers le groupe qui l’avait fait entendre, et reconnut d’Alpoda, de Rovoy et le vicomte.

—Moi, je vous déclare qu’elle se moque de lui, disait ce dernier; que diable, très-cher, il suffit de regarder. Physiquement, le petit homme ressemble à un hanneton en toilette.

—Et moralement il me fait l’effet d’un orang-outang élevé par la méthode de Lancastre, ajouta de Rovoy.

—Tout ce que vous voudrez, reprit d’Alpoda; je vous dis, moi, qu’il est parvenu à ses fins. Voyez plutôt comme il tourne autour de la dame... Malheureusement le docteur Darcy est près d’elle et lui intercepte les communications.

—Il est certain, objecta de Rovoy, qu’il a l’air de chercher quelque chose.

—Tenez, tenez, interrompit d’Alpoda, en saisissant de Rossac par le bras, il tient une lettre!

—C’est, ma foi, vrai!

—Reste à savoir ce qu’il en veut faire.

—Le voilà qui s’approche de la causeuse, reprit d’Alpoda; il avance la main, voyez, il prend le petit carnet que l’on a eu soin de mettre à sa portée; il y place la lettre... il le referme et il le rend à la dame!... Doutez-vous encore, maintenant?

—C’est-à-dire que c’est pour moi de la fantasmagorie; j’ai vu, mais je ne crois pas.

—Parbleu! nous allons interroger le banquier lui-même.

Celui-ci, enchanté d’avoir pu glisser son épître à Honorine, venait d’entrer dans le salon, où il s’approcha du groupe de jeunes gens.

—Eh bien! le tour est fait! dit d’Alpoda en riant.

—Quel tour? demanda Marquier.

—Celui de la lettre et du carnet.

Le banquier parut déconcerté.

—Allons, allons, mon bon, il est inutile de nier, reprit de Rovoy, nous avons tout vu de nos yeux, ce qui s’appelle vu.

—Et je vous en fais mon compliment, ajouta d’Alpoda.

—Le vicomte en a été confondu.

—Il n’est même pas encore bien sûr.

—Il est certain qu’elle ne laisse rien paraître.

—Avez-vous vu avec quel sang-froid elle a repris le carnet?

—Et puis, parlez de l’inexpérience de la jeunesse!

—Il ne faut pas oublier que madame Honorine a été élevée au couvent.

—Et qu’elle a reçu les instructions de la comtesse: Bon sang ne peut mentir.

—Plus bas, Messieurs, de grâce plus bas, interrompit Marquier, effrayé d’entendre les voix des trois interlocuteurs s’élever insensiblement. Songez que si l’on savait...

—Ainsi, vous êtes décidément le dieu du temple? demanda de Rossac qui ne pouvait cacher son étonnement.

Marquier sourit d’un air de fatuité.

—Permettez, cher ami, dit-il, en promenant autour de lui un regard précautionneux; vous comprenez que ce n’est pas à moi de déclarer... d’autant que j’ai toujours été cité pour ma discrétion. C’est à vous de juger s’il y a des preuves suffisantes...

Jusqu’à ce moment de Gausson avait tout vu et tout écouté dans une immobilité complète. La surprise d’abord, puis la douleur et l’indignation avaient pour ainsi dire suspendu en lui la faculté de l’action. Arraché à sa méditation exaltée par l’étrange révélation qui venait d’avoir lieu, il se trouva dans la position du fumeur d’opium qui s’éveille subitement d’un rêve enchanté pour se retrouver dans la fange du chemin. Cependant, au milieu même de ce vertige, aucun doute injurieux pour Honorine ne s’éleva en lui; il ne pouvait comprendre, mais il ne soupçonnait pas. Ce fut seulement en entendant les dernières paroles prononcées par Marquier que la présence d’esprit lui revint. A cet aveu détourné qui proclamait le déshonneur d’Honorine, il se leva comme réveillé en sursaut.

—Non, je n’accepte point la preuve, dit-il vivement.

—Tiens, Marcel nous écoutait! s’écria d’Alpoda.

—Je ne l’accepte point, continua de Gausson avec une gravité impérieuse, et si M. Marquier est un homme d’honneur, il rétractera ce qu’il vient de dire...

—Moi!... je n’ai rien dit, interrompit le banquier effarouché. J’ai au contraire protesté de ma discrétion...

—La discrétion suppose un secret à cacher, Monsieur, reprit impétueusement Marcel, et ce secret n’existe pas... Ne vous armez point d’une prétendue réserve qui en dit plus que la parole: le silence peut aussi calomnier.

—Permettez, balbutia Marquier d’un ton embarrassé qu’il eût voulu rendre conciliant, ce n’est point ma faute si ces messieurs ont vu...

—C’est juste! fit observer de Rovoy en s’adressant à Marcel; vous oubliez la lettre, mon cher.

—Toute la question est là, continua d’Alpoda.

—Sans la lettre je douterais comme vous, acheva le vicomte.

De Gausson regarda les trois jeunes gens. Il est des inspirations que rien ne peut expliquer, et auxquelles nous obéissons pourtant avec une irrésistible confiance, élans sublimes ou folles témérités, selon les chances et selon le succès, mais toujours également subites, également inattendues pour nous-mêmes. De Gausson se sentit emporté par un de ces mouvements pour ainsi dire involontaires. En entendant les doutes exprimés sur la lettre que Marquier venait de remettre, il fit un geste de résolution, quitta brusquement le groupe de jeunes gens, s’approcha d’Honorine, qui tenait toujours à la main le carnet d’ivoire, et le lui demanda à haute voix. La jeune femme le lui remit.

—Me permettez-vous de l’ouvrir, Madame? demanda de Gausson qui la regarda fixement.

—Pourquoi non? dit-elle en souriant.

—Êtes-vous sûre qu’il ne renferme rien de secret? insista Marcel.

—Vous n’y verrez que des titres de livres et des adresses, répliqua Honorine avec le même sourire.

De Gausson jeta un regard vers le groupe de jeunes gens, qui paraissaient stupéfaits.

—Alors, reprit-il, en ouvrant lentement les tablettes, si j’y trouve autre chose, ce ne peut être qu’à votre insu, et vous m’autorisez à tout lire.

—Bien volontiers.

—Même ce billet?

Il montrait la petite lettre du banquier. Celui-ci toussa convulsivement et fit des signes désespérés auxquels Marcel ne prit point garde.

—Un billet, répéta Honorine surprise, je ne sais ce que ce peut être.

—L’écriture même ne vous le fait point deviner? demanda de Gausson en montrant la lettre.

—Nullement, dit la jeune femme d’un ton si naturel et si calme que le doute même devenait impossible.

—Alors vous me permettrez de vous le faire connaître, reprit Marcel.

Et lançant un regard d’une froideur implacable sur Marquier, dont tous les traits exprimaient la colère, la honte et la peur, il commença lentement cette lecture.

Dès les premières lignes Honorine parut frappée d’étonnement, puis, comprenant tout à coup, elle arrêta de Gausson par un geste.

—Assez, s’écria-t-elle pâle et la voix tremblante, ce billet ne pouvait m’être adressé, Monsieur; ce serait une injure trop grossière, trop lâche, et dont je ne puis soupçonner aucun de ceux que je reçois ici; il y aura eu quelque erreur.

—Sans aucun doute, dit Marcel avec intention; mais il était important qu’elle fût éclaircie. Maintenant que les apparences ne peuvent tromper personne, vous disposerez de cette lettre...

—Soit, dit Honorine, en la prenant avec un ressentiment dédaigneux; mais ne voulant point chercher qui l’a écrite et ignorant à laquelle des servantes de l’hôtel elle était destinée, je ne puis que la faire disparaître.

Elle tordit le papier et le jeta au feu.

Le banquier sur le front duquel perlait une sueur glacée, poussa un soupir de soulagement. De Gausson rejoignit le groupe.

—Vous avez gagné la partie, dit de Rovoy émerveillé de ce qui venait de se passer.

—Je le disais bien, moi! continua le vicomte.

—Décidément Marquier est un fat, ajouta d’Alpoda désappointé.

De Gausson ne répondit rien, mais regardant le banquier, il dit gravement:

—Je ne pars demain qu’à midi; jusqu’à cette heure je serai chez moi.

—Irez-vous? demanda le vicomte à Marquier, lorsque Marcel fut parti.

Pour toute réponse le petit homme prit son chapeau et sortit par une porte opposée.

Il espérait encore qu’Honorine n’aurait reconnu ni son style, ni son écriture, et que le départ de Marcel le replacerait dans son ancienne position; mais lorsqu’il se présenta le lendemain à l’hôtel, on lui répondit que madame de Luxeuil ne pouvait le recevoir, et le même refus se renouvela les jours suivants.

Il comprit que tout était découvert et que la jeune femme avait rompu avec lui sans retour.

Ce renvoi honteux non-seulement trompait ses espérances, mais exposait sa vanité à la plus cruelle des humiliations. Toutes les félicitations qu’il avait précédemment acceptées, au sujet de sa réussite, se tournèrent forcément en condoléances et en moqueries. On savait maintenant qu’il n’avait été souffert si longtemps que grâce à son insignifiance même. Resté comme inaperçu, il avait été chassé le jour où il avait voulu avertir de sa présence!

Sa réputation amoureuse se trouvait ainsi compromise dès le début. Entré dans le royaume de la galanterie par la porte du ridicule, il ne pouvait plus y espérer de réussite, car les femmes du monde choisissent bien moins qu’elles n’imitent, et la plupart prennent un amant comme elles lisent un livre nouveau, non parce qu’il leur plaît, mais parce qu’il a plu à d’autres.

Cette conviction acquise par Marquier l’anima d’une violente rancune contre Honorine. Il s’arma de l’influence qu’il avait sur Arthur pour se venger par mille sourdes persécutions; il trouvait une sorte de joie à creuser plus profondément et plus vite le gouffre où ce dernier devait s’engloutir, dans l’espérance qu’il y entraînerait la jeune femme à sa suite.

De Luxeuil ne se prêtait que trop facilement à cette manœuvre. Saisi du vertige qui étourdit les glorieux, aux approches de la ruine, il se lançait chaque jour plus aveuglément dans la voie de perdition où il se trouvait engagé. Comme toutes les natures auxquelles, à défaut de sens moral, manque l’orgueil, il descendait insensiblement, et sans s’en apercevoir, de la corruption dans la bassesse.

Son mariage avait précipité cette chute. Aussi son indifférence pour Honorine se transformait-elle, peu à peu, en une sorte de haine. Honorine était tout à la fois un obstacle, un reproche et un contraste. Il trouvait d’ailleurs en elle, depuis quelque temps, une fermeté glacée qui aiguisait son irritation. Toutes ses sollicitations, tous ses ordres pour l’engager à recevoir de nouveau Marquier avaient été inutiles; il parut enfin y renoncer.

Cette trêve permit à Honorine de respirer. Le laborieux courage employé à se défendre l’avait tenue dans un état d’excitation qui l’avait épuisée. Incapable de rancune, elle déposa son hostilité dès qu’elle n’en eut plus besoin pour sa défense, et reprit, vis-à-vis d’Arthur, sa douceur inoffensive.

Soit que celui-ci fût réellement touché d’un oubli si prompt, soit qu’il éprouvât lui-même un besoin de repos, il se montra tout à coup plus bienveillant. Bientôt même, cette bienveillance commença à se traduire par des prévenances qui indiquaient une sorte de repentir; il évitait tout ce qui eût pu déplaire à Honorine, et montrait parfois, devant elle, des sentiments sympathiques dont l’expression semblait lui échapper. On eût dit qu’une révolution intérieure s’opérait en lui, à son insu et sous une influence invisible.

Honorine d’abord défiante, finit par croire à la possibilité d’un changement. Les nouvelles manières d’Arthur n’avaient effet aucun de ces caractères d’exagération qui peuvent faire douter de la sincérité; elles étaient modifiées plutôt que changées; on eût dit une crise dont le résultat restait encore incertain et qui pouvait également avorter ou réussir.

VI

Les deux loges.

De Luxeuil entra un matin chez Honorine, un gros bouquet de violettes à la main.

—Je viens vous annoncer le printemps, dit-il en le lui présentant; l’offre n’est peut-être pas du meilleur goût, mais tout à l’heure, je traversais à pied les ponts, j’ai aperçu ces fleurs, et je me suis rappelé votre préférence.

Honorine prit le bouquet en remerciant, et s’étonna qu’Arthur fût sorti de si bonne heure.

—C’est vrai, je me dérange, dit-il; voilà plus d’une semaine que je me couche le soir et que je me lève le matin.

—Vous persistez donc dans votre réforme? demanda Honorine en souriant.

—Plus que jamais, répliqua de Luxeuil. Je ne sais comment il s’est fait que tout à coup la vie à laquelle je me laissais aller m’a paru insupportable; mais désormais je croirai aux conversions. Il faut que la mienne soit complète, car savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure, en suivant les quais et en voyant bourgeonner les arbres des Tuileries?

—A quoi donc?

—A la campagne!

—Vous!

—Oui, Madame; je me disais qu’au lieu de passer sa vie dans cette prison de pierre qu’on nomme Paris, esclaves de mille plaisirs qui vous ennuient, il y aurait peut-être plus de sagesse et de bonheur à se faire une grande existence dans quelque beau domaine où l’on serait roi de soi-même.

—Quoi! vous pourriez accepter un pareil changement?

—Pourquoi non? il y a temps pour tout. On aime le tourbillon du monde pendant qu’il peut donner quelque émotion nouvelle; mais il vient un moment où l’on se lasse de tourner dans cette roue d’écureuil. Je sais bien que prendre un pareil parti serait se donner un ridicule éternel; il ne faudrait plus reparaître à Paris, mais, ma foi! on brûlerait ses vaisseaux.

—Parlez-vous sérieusement? s’écria la jeune femme.

—Très-sérieusement, reprit Arthur. Vous êtes sans doute surprise de me voir de pareilles idées? c’est la faute de Dovrinski.

—Comment cela?

—Vous savez que la princesse Goriska, sa tante, avait acheté un domaine près d’Orléans; Dovrinski en arrive et m’a raconté des merveilles. Il paraît qu’il y a des bois où l’on peut chasser le sanglier, un lac, des prairies immenses. La princesse fait exploiter par son intendant et a établi elle-même des écoles où sont instruits les enfants du voisinage, des hôpitaux où l’on guérit les malades. A force de faire le bien, elle oublie ses propres malheurs; elle n’a plus le temps d’y penser; c’est une sorte d’empire qu’elle a conquis là-bas; elle s’est proclamée la reine des pauvres et des cœurs affligés.

—Ah! combien je lui envie sa conquête! s’écria Honorine, dont ce récit venait d’éveiller le rêve favori.

De Luxeuil qui parcourait la chambre s’arrêta.

—Vous la lui enviez, répéta-t-il gaiement; eh bien, pardieu! il faut la lui acheter.

—Que voulez-vous dire?

—La princesse Goriska est obligée de repartir pour la Lithuanie, où sa mère la rappelle; elle cherche un acquéreur pour son domaine.

—Se peut-il!... Et vous consentiriez?... Oh! c’est une plaisanterie.

—Non, dit Arthur sérieusement; ce serait un moyen de rompre avec le passé, et je le saisirais avec joie. Cela vous paraît trop sage pour être vraisemblable, n’est-ce pas? mais les plus grands étourdis ont leurs moments de réflexion. Quoi qu’on fasse, il vient un jour, une heure où l’on s’aperçoit qu’en suivant la grande route avec la foule des masques, on perd son temps. Alors, qu’une trouée s’ouvre à droite ou à gauche, on en profite: c’est une occasion à saisir: si on la manque, tout est dit, et on continue avec le tourbillon; mais, dans le cas contraire, on recommence une vie nouvelle.

—Et comment ces idées vous sont-elles venues? demanda Honorine en regardant fixement de Luxeuil.

—Je vous l’ai dit, par suite de la rencontre de Dovrinski. Il m’a parlé avec un tel enthousiasme du bonheur de sa tante que j’y ai ensuite rêvé malgré moi: elle aussi avait épuisé les jouissances de Paris et allait périr d’ennui, lorsqu’elle est partie pour ce domaine où elle a retrouvé tout un monde de plaisirs inconnus. Pourquoi n’aurais-je point le même bonheur qu’elle? on peut vivre pour soi seul et se moquer du reste tant qu’on y trouve son plaisir; mais, en définitif, on ne peut pas être fanatique de son égoïsme, et, quand il ennuie, je ne vois pas ce qui pourrait vous empêcher d’essayer autre chose.

Tout cela était dit avec une sorte d’embarras, comme si le besoin d’épanchement eût arraché à de Luxeuil ces aveux, et que ses habitudes d’esprit le rendissent honteux de les faire. Il y avait évidemment chez lui une lutte et un effort. Honorine en fut frappée.

—Il faut acheter le domaine de la princesse Goriska, s’écria-t-elle vivement.

—Vrai? dit Arthur en dressant la tête; ce projet vous sourit?

—Il m’enchante.

—Ainsi vous accepteriez la continuation de l’œuvre commencée par la tante de Dovrinski?

—Ce serait pour moi un inexprimable bonheur. J’aurais enfin une occupation et un but.

Arthur la regarda.

—Oui, dit-il avec intention, ce sera un dédommagement; cela détournera votre pensée de votre propre situation... vous pourrez oublier...

Honorine voulut l’interrompre.

—Oh! vous avez raison, continua-t-il précipitamment, il vaut mieux ne point toucher à ce sujet, et cependant j’aurais tant à vous dire!... mais plus tard... quand nous aurons commencé ensemble une nouvelle existence et que la communauté de l’œuvre accomplie nous aura rapprochés... car je veux prendre part à vos efforts, Madame; je veux savoir s’il m’est encore possible de devenir bon à quelque chose... pourvu toutefois que vous ne refusiez point mon aide?

—Je vous le demande, dit Honorine d’un accent de douce cordialité.

—Alors tout est pour le mieux, reprit Arthur gaiement, je serai votre intendant, votre économe; on dit que les prodigues réformés sont excellents pour cela. Je tiendrai les comptes... Mais à propos de comptes, nous recommençons ici celui que faisait Perrette avec son pot au lait... Et l’argent nécessaire pour l’achat du domaine?

—Ah! mon Dieu! je n’y pensais pas! s’écria Honorine.

—J’y ai pensé, moi, reprit de Luxeuil; il suffirait de cent mille écus comptant, le reste se paierait plus tard.

—Mais comment trouver ces cent mille écus, objecta la jeune femme... Si je vendais quelques fermes?

—Ce serait un moyen, dit Arthur; mais lent, dispendieux et qui, de plus, tournerait à votre désavantage, car les fermes vendues n’appartiennent qu’à vous seule et le domaine acheté deviendrait une propriété commune; ce serait donc vous dépouiller à mon profit, ce que je ne puis permettre.

—Que faire alors?

—Offrir ces fermes pour gages sans vous en dessaisir, et emprunter les cent mille écus. Notre séjour à la campagne nous permettra de réaliser bien vite des économies, avec lesquelles on pourra rembourser la somme due; de cette manière vous aurez acquis un nouveau domaine sans avoir engagé ce que vous possédez déjà.

La jeune femme approuva l’expédient, et il fut convenu que de Luxeuil s’occuperait sur-le-champ de négocier l’emprunt nécessaire.

Le projet qu’il venait de suggérer à Honorine répondait trop bien à ses aspirations pour ne pas s’emparer de tout son être. Pendant le reste du jour, elle ne put songer à autre chose. Comme toutes les femmes qui n’ont pu trouver dans l’amour satisfait l’emploi de leurs facultés expansives, Honorine éprouvait un immense besoin de charité; ce cœur, malgré lui refermé, eût voulu répandre sur tous le trop plein de tendresse qu’il n’avait pu vouer à un seul.

Puis, le changement survenu chez Arthur lui inspirait je ne sais quelle reconnaissance attendrie. A cet espoir de rencontrer un frère, là où elle avait eu jusqu’alors presque un ennemi, elle remerciait Dieu tout bas, elle se sentait plus confiante. Aussi, lorsque de Luxeuil revint le soir, en lui annonçant qu’il avait trouvé les cent mille écus, et que tout pourrait se conclure dans quelques jours avec la princesse Goriska, qui arrivait à Paris, elle ne put retenir une exclamation de joie et elle lui tendit la main.

Celui-ci se montra touché de ce témoignage d’affection, le premier qu’il eût reçu de la jeune femme depuis son mariage, et lui proposa, pour bien achever la journée, de la conduire au Théâtre-Français.

C’était une condescendance dont Honorine devait se montrer d’autant plus reconnaissante que, comme tous les gens d’un certain monde, Arthur avait témoigné habituellement un dédain affecté pour notre première scène littéraire; car c’est un signe remarquable et singulièrement concluant que cette répugnance de toutes les aristocraties pour les spectacles capables d’éveiller la pensée. A Rome, les patriciens abandonnaient les représentations de Térence pour écouter des joueuses de flûte ou des mimes habiles à imiter le cri des animaux; à Paris, l’élite du monde élégant déserte Molière, le Sage, Beaumarchais, Corneille, pour assister à un ballet ou pour entendre un ut de poitrine; c’est qu’aussi les spectacles lyriques satisfont les deux goûts dominants des classes oisives: la vanité et la paresse. Plus dispendieux, ils prouvent la richesse du spectateur; plus bruyants et plus splendides, ils occupent ses sens et laissent en repos son intelligence. Avec eux, on est moins exposé à ces appels qui réveillent spontanément la pensée, à ces émotions qui nous arrachent, malgré nous, à notre égoïsme; à ces leçons ironiques ou saisissantes dont notre conscience est involontairement gênée. La musique de théâtre n’a point de prétentions dogmatiques; elle n’enseigne pas; aidée des prestiges de la mise en scène, elle amuse, elle anime, elle caresse, mais sans rien nous demander; c’est une belle esclave qui chante, seulement pour plaire.

Madame des Brotteaux arriva au moment où Honorine allait partir et la suivit au spectacle, avec sa nonchalance habituelle, sans savoir où elle allait. En se trouvant au Français elle jeta les hauts cris et déclara que c’était une trahison. Heureusement que son indolence prévenait les longues plaintes. Une fois assise elle retomba dans cette somnolence éveillée qui faisait sa vie, appuya son beau bras d’albâtre sur la balustrade et se mit à lorgner dans la salle avec distraction.

Quant à Arthur, il avait pris son parti et s’était placé au fond de la loge, bien décidé à ne rien voir ni à ne rien entendre.

Mais les vers de Molière et de Corneille, commentés par les applaudissements du parterre, l’associaient, malgré lui, à la représentation. Cherchant à y échapper, et, ramené sans cesse à une attention forcée, il éprouvait l’impatience que donnent les efforts infructueux.

De son côté, Honorine était tout entière au spectacle. Emportée d’abord par la tragédie vers cette atmosphère sublime où tout ce qui est petit dans l’humanité s’efface, et où les hautes passions apparaissent avec leur majestueuse simplicité, elle venait de redescendre, grâce à Molière, au milieu du monde réel dont les vices se montraient à elle en personnifications vivantes. Au serrement de cœur enivré que donne l’admiration, avait succédé l’épanouissement joyeux qui naît de la gaieté sincère, lorsque M. Darcy entra dans la loge.

A sa vue, madame des Brotteaux fit un geste de joie.

—Ah! enfin, voici quelqu’un! s’écria-t-elle.

—Je viens seulement de vous apercevoir, répondit le médecin en saluant, et j’ai cru d’abord que je me trompais. Par quel hasard vous trouvez-vous ici?

—Madame de Luxeuil a désiré venir, dit Arthur.

—Et je l’ai suivie sans savoir où j’allais, ajouta Hortense; c’est un vrai piège; croiriez-vous, docteur, que vous êtes notre premier visiteur?

—En vérité?

—Mais il est donc tout à fait abandonné, ce théâtre?

—Mon Dieu, oui, dit M. Darcy avec une fausse bonhomie; il ne vient absolument que du public. Vous voyez, tout est plein... Mais, comme vous dites, il n’y a personne.

—Et comment peut-on voir de vieilles pièces que tout le monde connaît?

—Ce sont les seules dont la critique ne dise point de mal.

—Nos auteurs ne font donc plus rien qui vaille?

—Rien, Madame. Nous avons une douzaine d’hommes d’esprit chargés de donner cette nouvelle une fois par semaine à la France entière. Grâce à eux, nous savons qu’il ne s’écrit rien qui ait le sens commun, sauf leurs articles. La république des lettres est frappée de stupidité depuis qu’ils s’occupent de la régenter. Dieu sait pourtant que ce n’est point leur faute si les écrivains s’égarent! chacun d’eux connaît au juste la route du beau, et l’indique à tout venant: seulement, l’un dit de tourner à droite, tandis que l’autre recommande de tourner à gauche; de sorte que les plus sages passent tout droit sans les écouter.

—A la bonne heure, dit madame des Brotteaux, qui s’intéressait médiocrement à cette tirade contre la critique; mais que la faute en soit à qui vous voudrez, on ne peut venir à ce théâtre. Voyez plutôt, pas une toilette! il semble que ces gens ne soient ici que pour écouter.

—En voilà au moins un qui est venu pour voir, fit observer M. Darcy, en désignant à Hortense un homme enveloppé dans un manteau, qui tenait les yeux fixés sur leur loge avec une persistance singulière.

Madame des Brotteaux tourna sa lorgnette du côté indiqué.

—Que regarde-t-il donc si fixement? demanda-t-elle.

Honorine qui, tout occupée des sentiments réveillés chez elle par la représentation, n’avait pris jusqu’alors aucune part à la conversation, fut pourtant frappée de ces derniers mots; elle tourna machinalement les yeux vers le point que lorgnait madame des Brotteaux, et reconnut Marc.

Celui-ci remarqua sans doute qu’il avait été aperçu, car il quitta presque aussitôt la galerie. Mais son apparition ramena Honorine à des souvenirs et à des doutes déjà connus du lecteur. C’était la première fois qu’elle le revoyait depuis le jour où Arthur lui avait appris ce qu’il était, et cette rencontre lui causa un battement de cœur involontaire. Cet homme, quel qu’il fût, était lié à sa destinée par quelque nœud mystérieux qui l’effrayait et la rassurait tour à tour.

Elle se pencha en avant, après son départ, pour savoir s’il ne reparaîtrait point dans une autre partie de la salle. Mais toutes ses recherches furent inutiles.

Elle allait se retourner vers le théâtre, lorsque ses yeux rencontrèrent une main appuyée sur le bord de la loge voisine. Au petit doigt brillait l’anneau incomplet, à chaton d’émeraude, qui lui avait été déjà présenté une fois.

Elle avança la tête et reconnut Marc, de l’autre côté de la cloison de velours qui séparait les deux loges. Il semblait lire à voix basse un journal qu’il tenait à la main; mais Honorine reconnut son nom confusément prononcé; elle tourna l’oreille de son côté, affectant de regarder à la galerie opposée, et entendit distinctement ces mots:

—Il faut que je vous parle!... Si vous m’entendez sans que vos voisins s’en aperçoivent, levez la main...

Honorine hésita une seconde, puis leva la main.

—Je ne vous demande pas de confiance, reprit la voix d’un ton oppressé... Je sais ce que vous devez penser de moi... Aussi je ne vous dirai pas de croire, mais seulement d’écouter... Dans le cas où vos voisins m’entendraient, avancez votre éventail pour m’avertir.

Honorine fit le signe affirmatif convenu; Marc reprit, les yeux toujours sur son journal:

—Il y a un complot formé contre vous.

Elle se retourna en tressaillant.

—Prenez garde! reprit la voix précipitamment; ne faites aucun mouvement qui puisse avertir que je suis là... il y va de notre salut à tous deux.

La jeune femme appuya le coude au bord de la loge et regarda vers le théâtre d’un air indifférent.

—Votre mari ne se montre-t-il pas plus empressé et plus affectueux depuis quelques jours? demanda Marc.

Elle souleva la main.

—Et vous n’avez point deviné la cause de ce retour?

Honorine demeura immobile.

—Eh bien! la voici, reprit Marc plus vivement; M. de Luxeuil espère...

—Qu’est-ce donc que ce marmottage que j’entends à côté? demanda tout à coup Arthur.

Honorine avança vivement son éventail.

M. Darcy, qui était debout, se pencha en avant pour regarder dans la loge voisine. Marc continua les yeux toujours fixés sur son journal:

—...Ce qui est une chose difficile, vu l’acharnement des partis dans la Péninsule. On vient encore de fusiller...

—C’est un honnête bourgeois qui prend une leçon de lecture dans la gazette, fit observer le docteur, en reculant au fond de la loge.

Marc continua:

—...De fusiller une douzaine de carlistes, et jusqu’à présent rien n’annonce la pacification...

Honorine retira son éventail; le lecteur retourna la feuille du journal, jeta un regard de côté et reprit rapidement:

—Il espère regagner votre confiance... obtenir de nouveaux sacrifices d’argent. Il l’a promis à la femme qui achève sa ruine. Je ne puis vous en dire davantage, la pièce va commencer; mais tenez-vous sur vos gardes, et surtout ne donnez aucune signature!...

L’entrée en scène des acteurs l’interrompit; il replia son journal, et, quelques instants après, Honorine entendit la porte de sa loge se refermer.

VII

Femme et Maîtresse.

L’avertissement de Marc surprenant Honorine au milieu de son enchantement, l’avait rejetée dans toutes les anxiétés du doute. L’accusation portée contre Arthur était-elle véritable, ou n’était-ce qu’une vengeance de l’homme qu’il avait peu auparavant démasqué?

La jeune femme résolut de s’éclairer par tous les moyens. Elle avait appris aux dépens de sa vie entière la nécessité de la prudence; elle se promit de ne s’engager qu’après de plus amples renseignements.

Ainsi qu’il l’avait promis, de Luxeuil se présenta le lendemain avec l’acte d’emprunt qu’elle devait signer.

—Eh bien! dit-il en souriant, avez-vous bien pensé, depuis hier, à notre projet?

—Beaucoup, répondit Honorine.

—Et l’espérance de remplacer la princesse dans sa douce royauté vous paraît-elle toujours aussi charmante?

—Toujours, Monsieur, pourvu qu’elle puisse s’accomplir.

Arthur lui montra l’acte.

—Voici le talisman qui vous en donne l’assurance, et au moyen duquel vous deviendrez reine.

—Cet acte ne peut rien sans la volonté de la princesse Goriska, fit observer Honorine, et, avant tout, il faudrait au moins s’en assurer. Je viens de lui écrire à ce sujet.

De Luxeuil tressaillit.

—Vous avez fait partir la lettre? s’écria-t-il.

—Elle partira dans un instant, reprit la jeune femme; mais avant toute proposition, il reste à s’assurer de l’exactitude de nos calculs, et à savoir si nous pourrons faire face aux obligations que nous voulons contracter. Je veux consulter pour cela M. des Brotteaux.

De Luxeuil, sur les traits duquel s’étaient succédé les expressions de l’étonnement, de l’impatience, du dépit, s’avança tout à coup, et, regardant Honorine en face, il lui dit brusquement:

—Vous avez vu quelqu’un qui vous a prévenue contre le projet que vous aviez accepté hier? reprit-il plus vivement.

—Vous vous trompez, Monsieur, interrompit Honorine, qui saisit le moyen offert de déplacer la question: je ne désire pas moins qu’hier la réussite de ce projet. Je veux savoir seulement si son exécution est possible...

—Dites qu’on a éveillé vos soupçons, reprit impétueusement de Luxeuil; ne cherchez pas à le nier.

—Je ne nie rien, Monsieur... mais quoi que l’on ait pu m’apprendre, je vous le répète, mes désirs ne sont point changés. Je ne demande qu’un délai, indispensable pour m’éclairer.

—Et moi, je ne puis l’accepter, s’écria Arthur poussé à bout par cette résistance inattendue: ma parole est engagée; l’argent doit être remis aujourd’hui même, voici l’acte, vous allez le signer.

Il s’était fait dans le ton de M. de Luxeuil un changement dont la jeune femme fut saisie. C’était son accent d’autrefois, dur, méprisant, impérieux; il y avait de la menace dans son attitude, et son regard exprimait la haine.

Elle sentit revenir toutes ses répugnances.

—Vous ne persisterez pas dans une pareille exigence, dit-elle avec fermeté; là où je suis seule responsable, votre parole ne peut être engagée, et je ne comprends pas bien la nécessité que l’argent vous soit remis aujourd’hui même.

Elle appuya sur ces mots qui l’avaient frappée.

—Que voulez-vous dire, Madame? demanda Arthur d’une voix troublée.

—Je veux dire, reprit-elle, en le regardant pour étudier l’effet de ses paroles, qu’une telle précipitation à emprunter ne pourrait être justifiée que par un besoin immédiat de satisfaire à des obligations ou à des promesses secrètes.

Arthur pâlit.

—Qui vous a appris?... demanda-t-il.

—C’est donc vrai? acheva vivement Honorine.

Il fit un geste violent. La contrainte qu’il s’imposait depuis tant de jours avait épuisé sa patience. Mal à l’aise et honteux sous son masque hypocrite, il l’arracha lui-même dès qu’il se vit reconnu, et s’écria avec explosion:

—Marc vous a parlé, Madame! vous savez tout!

—Oui, dit Honorine.

—Alors les détours sont superflus, continua-t-il avec emportement; laissons là nos rôles et finissons sur-le-champ. Je ne sortirai point avant que vous ayez signé ce papier.

—Et moi, Monsieur, je refuse, dit Honorine troublée, mais résolue.

De Luxeuil posa l’acte sur le bureau, prit une plume et la présenta.

—Croyez-moi, signez, Madame, reprit-il d’un accent bref et strident: ne me poussez pas à bout; ne me forcez point à chercher quel droit peut avoir sur votre volonté le misérable dont vous écoutez les conseils. Signez sur-le-champ, je le veux; entendez-vous, Madame, je le veux!

Il avait forcé Honorine à prendre la plume qu’il lui présentait, et l’avait entraînée de force vers le bureau.

—Monsieur! s’écria la jeune femme en résistant, vous ne voudriez point employer la violence.

—Signez! répéta de Luxeuil, qui serrait avec rage sa main et qui la conduisait jusqu’au papier.

Honorine se dégagea par un effort violent et courut à la porte.

—Arrêtez, Madame, s’écria Arthur en lui barrant le passage; songez bien à ce que vous allez faire.

—Faut-il appeler à mon secours, Monsieur? interrompit la jeune femme indignée.

—Il faut que vous m’écoutiez! reprit de Luxeuil les bras croisés sur la poitrine; il faut que vous sachiez que cet argent m’est nécessaire; que lui seul peut me sauver; que je le dois enfin!... Oh! je sais ce que vous pouvez me répondre. Vous n’êtes pas responsable de mes prodigalités; ma ruine n’est point la vôtre! mais l’honneur du moins nous est commun. Ecoutez donc bien, Madame, et tâchez de comprendre! Vous êtes résolue à m’abandonner, n’est-ce pas, à me pousser du pied dans l’abîme au lieu de me tendre la main! Eh bien! moi, je suis résolu à vous y entraîner avec moi! Le nom que vous refusez de mettre au bas de cet acte, je l’écrirai!

—Mon nom? s’écria Honorine.

—Oui, reprit de Luxeuil qui avait posé l’acte sur la table; vous aurez à choisir entre l’argent et le scandale, car si vous protestez contre cette signature la honte rejaillira sur vous!

Il avait saisi la plume; Honorine s’élança vers lui en poussant un cri.

—Non, dit-elle, vous ne ferez point cela, Monsieur!... ce serait un crime!

De Luxeuil se pencha sur l’acte sans répondre.

—Au nom de votre honneur, Monsieur!...

Il approcha le papier.

—Eh bien! reprit Honorine, donnez!...

Elle tendait la main vers la plume... Arthur se redressa et la lui présenta. Mais ce mouvement fut si prompt, l’éclair de triomphe qui traversa ses yeux si subit, que la jeune femme fut comme illuminée. Elle s’arrêta en regardant de Luxeuil:

—Ah! c’était encore un piége, s’écria-t-elle, je ne signerai pas!

Arthur qui était déjà pâle devint livide. Les dents serrées, l’œil dilaté et les poings fermés, il demeura un instant comme paralysé par la violence même de sa colère. Cette subite intuition de la jeune femme avait plongé jusqu’au fond de sa bassesse; de nouveaux détours étaient désormais impossibles; il se trouvait deviné tout entier!

L’élan de rage dont il fut saisi à cette pensée lui donna le vertige; il fit un pas vers Honorine, qui s’était réfugiée près de la fenêtre avec une exclamation d’épouvante; mais il s’arrêta tout à coup, passa la main sur son front, revint vers la table, y prit l’acte qu’il froissa avec une sourde fureur, puis se tournant vers la jeune femme:

—Aussi longtemps que vous vivrez, dit-il d’un ton bas, vous vous rappellerez cette heure, Madame! Tout ce que je pourrai vous faire subir de tourments et d’humiliations, je le ferai! A partir de cet instant, je suis votre ennemi!...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le jour commençait à tomber, mais de Luxeuil, les deux pieds posés sur ses chenêts, les bras croisés et la tête penchée, ne s’en apercevait point. Plongé dans une rêverie sombre, il repassait confusément les souvenirs de ces dernières années, et toujours sa pensée, après quelques détours, revenait se heurter à son dernier échec. Alors une rougeur rapide lui montait au visage; il s’agitait avec une crispation de colère et cherchait comment il pourrait se venger.

Ce qui venait de se passer entre Honorine et lui avait brisé leurs derniers liens. Elle l’avait surpris dans son mensonge, dédaigné dans ses menaces; il s’était inutilement avili! La plus vivace de ses passions, la vanité, était désormais intéressée à sa haine. Décidé à rendre au centuple l’humiliation qu’il avait eu à subir, il cherchait avec une ardeur furieuse, le point par lequel il pourrait frapper ce cœur et le faire saigner...

Il fut interrompu dans sa recherche par le valet de chambre qui lui annonça qu’une dame voulait lui parler. De Luxeuil étonné allait demander son nom, lorsque la porte fut ouverte brusquement et lui laissa voir Clotilde, en grande toilette de ville.

Il se leva stupéfait.

—Ah! tu ne t’attendais pas à ça, mon petit, dit l’actrice, en éclatant de rire, en v’là une farce, hein? Avoir osé pénétrer dans le domicile conjugal!

—Toi ici, s’écria Arthur, qui ne pouvait comprendre une pareille démarche, que viens-tu faire?

—Je passais avec de la société, reprit Clotilde, j’ai reconnu ton domestique à la porte de l’hôtel, alors on a dit:—C’est là que ton monsieur demeure; tu devrais l’emmener dîner avec nous; j’ai tout de suite fait arrêter et je viens te chercher.

—Tu n’es donc pas seule?

—Non, il y a avec nous Léa; tu sais bien, la grosse qui est tant sur sa bouche, puis Phrosine, que je veux lancer, enfin le grand Derval.

—Qu’est-ce que c’est que le grand Derval?

—Ah! oui, tu ne l’as jamais vu! C’est un farceur, premier numéro. Il a joué toutes espèces de rôles en province; maintenant il va dans les soirées pour faire des scènes de ventriloque et de physionomies. Il imite à votre choix Napoléon, Odry, Lepeintre jeune et le gladiateur mourant. Du reste, tu le verras, mais dépêche-toi, car ils t’attendent.

—J’en suis fâché, dit Arthur, qui était encore sous l’influence de son irritation et peu disposé à s’amuser; mais je n’irai pas.

—Par exemple! tu as donc une affaire?

—Oui.

—Eh bien! tu la remettras; je veux que tu viennes. Voyons, Fifi, soyez gentil; vite vos gants, votre chapeau, et ne serrez pas les lèvres comme si vous jouiez de la clarinette.

Elle avait appuyé un de ses bras sur l’épaule d’Arthur, et penché sa figure pour qu’il l’embrassât; il voulut résister à cette avance.

—Non, reprit-il d’un ton bourru; je ne veux pas sortir.

—Alors, dit l’actrice, c’est que tu dînes en famille?

De Luxeuil fit un signe négatif.

—Ou que tu conduis ton épouse en soirée?

Il haussa les épaules.

—Non plus? répéta Clotilde; dans ce cas, mon cher, vous n’avez pas d’empêchement; c’est un caprice.

—Quand cela serait!

—Ah! tu l’avoues! s’écria-t-elle; tu n’as d’autre raison que:—Je ne veux pas! Une vraie raison de directeur. Eh bien! mon bon, moi je te répondrai que je le veux, et je te déclare que je ne m’en irai qu’avec toi!

—Alors tu ne t’en iras pas, dit Luxeuil qui étendit les pieds sur le garde-feu.

—Est-il aimable! reprit mademoiselle Beauclerc après une courte pause; moi qui avais promis qu’il nous ferait dîner au Rocher de Cancale. Il faut donc maintenant que j’aille les désinviter?

—Comme tu voudras.

—Eh bien! non, s’écria l’actrice avec une résolution subite; je vais les chercher pour les amener ici.

—Comment!

—Puisque tu ne veux pas nous conduire au restaurant, je fais invasion dans le domicile légitime et je demande à dîner; tant pis s’il y a de l’esclandre.

La menace de Clotilde était une plaisanterie, et n’avait d’autre but que de décider Arthur; mais, à son grand étonnement, celui-ci redressa la tête comme s’il eût pris la chose au sérieux.

—Dîner ici, répéta-t-il... pardieu! c’est une idée... et j’accepte!

L’actrice le regarda.

—Tu veux te moquer? dit-elle.

—Va chercher les autres, reprit de Luxeuil en se levant.

—Quoi, vrai? tu nous recevras?

—Je vous recevrai.

—Mais la bourgeoise est donc absente?

—Non.

—Et tu n’as pas peur que ça la vexe?

—Va les chercher! te dis-je.

—J’y vais, j’y vais, dit Clotilde. Ah bien! en voilà un apologue! venir manger à la table légale! c’est un peu fort de café, mais pas commun; aussi ça me sourit; je reviens tout de suite, mon petit.

De Luxeuil sonna pour donner les ordres nécessaires et mademoiselle Beauclerc reparut bientôt avec Léa, Euphrosine et le grand Derval.

La première seule était connue d’Arthur. Actrice comme Clotilde, et citée quelques années auparavant pour sa beauté, elle avait acquis depuis un développement de formes qui menaçait d’en faire quelque jour une reproduction de madame Beauclerc. Son embonpoint avait pourtant quelque chose de maladif et de factice. On l’eût dit victime d’un de ces engraissements artificiels, appliqués par les Anglais à leurs troupeaux. Au moral, Léa qui avait joué le drame de l’école moderne avait des tendances avouées à la mélancolie et affectionnait le style échevelé. Les détails gastronomiques pouvaient seuls l’arracher à son rôle d’ange exilé; à table ce n’était plus qu’un ange à l’engrais.

Euphrosine était une jolie brune de dix-huit ans, sortant du Conservatoire et attendant, comme Cendrillon, la fée bienfaisante qui devait lui donner des cachemires, des diamants et un équipage.

Quant au grand Derval, ce qu’en avait dit Clotilde suffisait pour le faire comprendre. Parasite doublé d’un bouffon, il appartenait à cette classe de Falstaffs contemporains, riant également des vices, de la vertu, d’eux-mêmes, et qui, à force d’indifférence, arrivent parfois à la profondeur. Son visage était maigre et pâle, sa voix cassée, son costume d’une propreté douteuse. Tout en lui révélait enfin je ne sais quelle effronterie flegmatique dont on demeurait frappé dès le premier abord.

—Nous voici, s’écria Clotilde en entrant, ils ne voulaient pas me croire quand je leur ai dit que nous restions à l’hôtel.

—Nous n’avions aucun droit pour être reçus au foyer domestique de M. de Luxeuil, fit observer Léa.

—Alors vous devez me payer mon hospitalité, ma belle, dit Arthur qui essaya de l’embrasser.

Léa voulut se défendre.

—Laisse, laisse, ma chère, dit Derval tranquillement, tu n’es pas ici chez les montagnards écossais où l’hospitalité ne se vend jamais, mais dans cette belle France qui a dit par la bouche de Cambronne: Les dîners se paient et ne se donnent pas.

—Alors réglez la carte tout de suite, ajouta Clotilde.

Et elle poussa Euphrosine vers de Luxeuil qui l’embrassa également.

—Après la grosse pièce le dessert, acheva Derval toujours flegmatique.

—Tu ne la connaissais pas, reprit l’actrice en désignant la jeune fille; c’est la sœur de Rose avec qui j’ai fait ma première communion; aussi je veux tâcher de la servir.

—Je vous aiderai, dit Derval; je connais justement un marquis.

—Vous!

—Oui, ma belle, un vieux.

—Quel âge a-t-il?

—Quarante mille livres de rentes.

—Est-il généreux?

—Il est affreusement laid.

—Tiens, ça pourrait convenir alors, dit Clotilde; faudra que tu nous reparles de ça, mon chéri; l’enfant a des dispositions; il suffit de la lancer; après, ça ira tout seul.

—Je crois plutôt que ça ira en compagnie.

—Allons, farceur! dites pas de bêtises, voyons; faut penser que nous sommes dans une maison décente. Vous aurez de la tenue à table, Floridor.

—Oui, monsieur Derval, ajouta Léa prétentieusement; veuillez ménager mes oreilles de femme: il y a des paroles qui sont une souillure, et puis, à table, ça détourne de manger.

—Vous m’excuserez si je vous traite sans façon, fit observer Arthur; j’ai été pris à l’improviste.

—Connu! interrompit Clotilde; nous aurons le pot-au-feu de l’amitié.

—Cuisine bourgeoise; on porte en ville! ajouta Derval dit Floridor, comme s’il lisait une enseigne.

—Mais il y a la cave pour nous dédommager, fit observer Clotilde; faudra nous servir du Tokai... un vin qui vaut cinquante francs la bouteille, ma petite.

—Cinquante francs la bouteille! répéta Euphrosine d’un ton d’admiration mêlé d’envie.

—Tu nous en feras boire aussi quelque jour.

—Ah! je ne demande pas mieux. Si seulement je pouvais faire la connaissance de ce marquis! mais j’ai peur que ce soit une charge de M. Floridor.

—Pardonnez-moi, ma chère, répliqua le grand homme maigre, c’est une charge de l’État, vu que ledit vieillard est pair.

—Un marquis, duc et pair! s’écria Euphrosine; voilà qui serait une chance! il nous aurait donné des billets pour Fieschi!

—Nous verrons, nous verrons, ma chatte, reprit Clotilde d’un ton capable. Je t’ai dit que je te servirais de sœur; ainsi, n’aie point d’inquiétude, tu seras bien placée.

—En attendant, occupons-nous de dîner, interrompit Léa, qui venait d’entendre annoncer que l’on était servi.

De Luxeuil lui prit le bras, et tous passèrent dans la pièce voisine.

Arthur s’attendait à voir paraître Honorine dans la salle à manger, et il s’était préparé à jouir de sa surprise; mais à son grand désappointement, il apprit qu’elle se trouvait souffrante et qu’elle ne descendrait pas.

—Ah! c’est pour ça que tu nous a invités, dit Clotilde; du reste, j’en suis bien aise; on ne sera pas obligé de garder son quant à soi: en route, mon petit Floridor, tu peux faire tes farces à ta discrétion.

Mais le bouffon ne songeait pour le moment qu’à satisfaire son appétit. Ce fut seulement vers le milieu du repas qu’il retrouva sa gaieté, si l’on peut donner ce nom à la hardiesse cynique dont il avait l’habitude. Toujours de mauvais goût, mais souvent incisive, sa raillerie se promenait indifféremment sur toutes choses; il semait à tout propos les calembours et les anecdotes, mimait les personnages connus et jouait mille scènes bouffonnes: c’était une verve intarissable, mais sans élan, qui avait quelque chose de mécanique; une sorte de danse macabre de l’esprit, dans laquelle les images les plus lugubres ou les plus honteuses étaient audacieusement présentées sous une forme grotesque. On eût dit la personnification de ce scepticisme ironique, lèpre morale qui va, à notre époque, gagnant tous les esprits et enveloppant à la fois, dans sa mortelle contagion, le beau et le laid, le bien et le mal.

De Luxeuil et ses convives applaudissaient à cette gaieté étrange en remplissant et vidant leurs verres. Pendant que les vins étourdissaient leurs sens, la voix du bouffon étourdissait leurs esprits; les mauvaises passions entraient en fermentation, les instincts grossiers se faisaient jour, le repas tournait rapidement à l’orgie.

—Le tokai! verse le tokai, s’écria enfin Clotilde en avançant son verre.

—C’est juste, dit Floridor, voilà une heure que la bouteille est là demandant à être bue et chantant comme M. le curé: introibo ad altare Dei.

—Qu’est-ce que ça veut dire Dei? demanda Euphrosine.

—Ça veut dire l’estomac, ma chère, répondit gravement Derval.

—Dans quel langage?

—Dans le langage parlementaire.

—Eh bien! comment trouvez-vous le piqueton? demanda Arthur qui avait pris le ton de ses hôtes.

—Fameux! répliqua la petite élève du Conservatoire.

—Du pur hypocras, Monseigneur! ajouta Léa qui buvait avec recueillement.

—Faudrait que la bouteille ne coûtât que trente sous, acheva l’actrice, tout le monde pourrait en goûter.

—Le souhait a déjà été formulé par feu Couteaudier, fit observer le bouffon.

—Qu’est-ce que Couteaudier? demanda de Luxeuil.

—Un homme complet, répondit Floridor, qui demandait un ordre de choses où l’on pût s’enrichir en satisfaisant son attraction pour ne rien faire, et qui voyant sa pétition rejetée par la Chambre des députés, s’est trouvé poussé à nier l’ordre social, ou, selon l’expression plus vulgaire de ceux qui parlent pour qu’on les comprenne, à paraître devant la Cour d’assises.

—Ah! c’est la charge qu’il nous avait promise, interrompit Clotilde; voyons, mon vieux, il faut que tu nous contes ça.

—Alors, ouvrez les écluses, le moulin ne marche pas sans eau, dit Floridor en tendant son verre.

—Et moi, je n’écoute bien qu’en fumant, ajouta l’actrice, qui prit une des cigarettes placées autour de la cassolette; en uses-tu, Phrosine?

—Tout de même.

—Dans ce cas, prends, allume et silence; voici les trois coups, la toile se lève: bas le chapeau. A toi, Floridor.

—Pour lors, Messieurs, reprit celui-ci avec l’accent aigu d’un aboyeur de saltimbanques, nous disons que le théâtre représente une cour d’assises. Il y a l’avocat, le procureur du roi, la cour et une douzaine d’honnêtes gens appelés à régler le sort du criminel, vu qu’il doit être jugé par ses pairs. Le prévenu est enroué du larynx et le président enrhumé de l’esprit. L’huissier crie: Silence.

LE PRÉSIDENT. Accusé, levez-vous. (L’accusé se lève.) Vos noms et prénoms?

L’ACCUSÉ (d’une voix enrouée). Rue de la Huchette.

LE PRÉSIDENT (insistant). Je vous demande vos noms et vos prénoms?

L’ACCUSÉ. Numéro 23.

LE PRÉSIDENT (avec indulgence). Vous semblez ne pas bien saisir ma question; je désirerais savoir comment vous vous appelez.

L’ACCUSÉ. Ah! bon, Ernest, le bel Ernest, dit Couteaudier.

LE PRÉSIDENT. Accusé, soyez attentif à ce que vous allez répondre.

Ici un petit homme en perruque se lève et marmotte pendant trois quarts d’heure. En justice, ça s’appelle un greffier lisant l’acte d’accusation.

Quand il a fini, on interroge les témoins. Puis le président recommence.

LE PRÉSIDENT. Accusé, qu’avez-vous à répondre à ces dépositions?

L’ACCUSÉ (avec énergie). C’est pas vrai! C’est des gens qui veulent me faire arriver de la peine. Je suis une victime politique. Dans les journées 17 et 19 Transnonain, 12 et 13 mai, j’ai bousculé des réverbères, tutoyé des municipaux et marché sur les corps des sergents de ville. Voilà pourquoi on m’ostine. Le préfet de police prend prétexte d’un vieux, que j’aurais soi-disant maltraité, pour me faire avoir des mots avec le procureur du roi (se tournant vers les témoins), vous êtes tous des galopins.

LE PRÉSIDENT (avec impartialité). Ces raisons, quoique bonnes, sont étrangères à la cause qui nous préoccupe.

L’ACCUSÉ. La défense n’est pas libre. (Il se lève, le gendarme le force à se rasseoir.)

LE PRÉSIDENT. Je vous ferai observer, accusé, que vous avez été vu par plusieurs personnes sur le lieu du crime. Que faisiez-vous, à trois heures du matin, sur le quai des Invalides?

L’ACCUSÉ. J’attendais un omnibus.

LE PRÉSIDENT. Le prétexte est plausible; mais malheureusement d’autres témoins vous ont vu frapper la victime.

L’ACCUSÉ. Voilà comment la chose est arrivée, mon président. Je venais d’arriver sur la place de la Révolution...

LE PRÉSIDENT (le reprenant). De la Concorde.

L’ACCUSÉ. Oui... J’étais donc sur la place Louis XV...

LE PRÉSIDENT. Vous affectez de ne pas savoir le véritable nom de cette place. Pourquoi l’appeler place Louis XV?

L’ACCUSÉ. C’te farce! mais parce qu’on y a guillotiné Louis XVI!

LE PRÉSIDENT (d’un air satisfait). Ah! je comprends.

L’ACCUSÉ. Pour lors donc, j’enquille le pont de la chambre des députés, autrement dit des grands hommes.

LE PRÉSIDENT (avec sévérité). Accusé, je vous défends de plaisanter les représentants de la nation..... Je ferai observer de plus que vous ne parlez pas très-distinctement, et je vous engage, au nom de la société, à ôter le tabac que vous avez dans la bouche.

L’ACCUSÉ. Ma chique! pourquoi donc que j’ôterais ma chique? Est-ce que les Français ne sont plus égales devant la loi. Depuis une heure, vous avez prisé au moins une demi-once de régie; ça vous fait parler du nez et cependant je ne vous ai rien dit.

LE PRÉSIDENT (se tournant vers les juges). C’est juste, pardon, accusé, continuez.

L’ACCUSÉ. J’arrivais donc sur le quai des Invalides, quand j’aperçois un vieux en redingote verte, pantalon blanc, gilet blanc, cravate blanche, cheveux blancs! Je me dis, c’est un ennemi du gouvernement, un carliste! Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place, monsieur le président?

LE PRÉSIDENT. Je l’aurais salué.

L’ACCUSÉ. Moi je l’y ai demandé l’heure! Pour lors il s’est mis à courir; mais je le rattrape, je le couche et je le fouille, et je ne trouve sur lui que trente sous... Trente sous! et encore y se met à crier parce que je les prends! Tapage nocturne, septième chambre; je lui ai donné un coup de vivacité pour le faire taire... et voilà!

LE PRÉSIDENT. C’est là tout ce que vous avez à dire pour excuser votre crime?

L’ACCUSÉ. Encore un mot, mon président: quand j’ai voulu passer la pièce de trente sous, elle était rognée... c’est une circonstance atténuante.

LE PRÉSIDENT. Vous vous trompez, accusé, l’altération de la pièce ne vous justifie pas d’avoir attenté à la vie d’un de vos semblables.

L’ACCUSÉ. Un de mes semblables! un vieux qui avait deux cautères et qui portait de la flanelle: mais il appartenait déjà aux pompes funèbres, votre protégé. Qu’est-ce qu’il pouvait avoir à vivre? quinze jours?..... trois semaines?..... je les rembourse et nous serons quittes.

LE PRÉSIDENT. C’est encore une erreur, accusé.

L’ACCUSÉ (l’interrompant). Ah! donnez-nous la paix, vous; ça me scie le dos à la fin; vous êtes un vieux serin.

LE PRÉSIDENT. Accusé, je dois vous avertir que vous prenez là un funeste système de défense et que vous aggravez votre position.

L’ACCUSÉ. Ça m’est égal, condamnez-moi à seize francs d’amende; je ne crains pas la mort!

Après le réquisitoire du procureur du roi et le plaidoyer de l’avocat, Couteaudier entend prononcer la peine capitale et sort en demandant le cordon.

Cette cynique parodie, merveilleusement mimée par l’ancien comédien, avait fréquemment excité le rire d’Arthur et de ses compagnes. Tous se levèrent enfin de table dans un demi enivrement et passèrent au salon voisin en dansant une sauteuse de bal masqué.

La beauté sensuelle de Clotilde avait encore grandi dans l’orgie. L’œil allumé, les lèvres humides, le sein palpitant, elle tournait entre les bras d’Arthur qui finit par aller tomber, avec elle, sur un divan.

—En voilà une soirée dans le genre Chicard, dit l’actrice, qui relevait ses cheveux dénoués, tandis que de Luxeuil baisait son épaule; sais-tu que c’est joliment commode ici, on pourrait danser un galop infernal, comme chez Musard. Elle est mieux logée que moi, ta femme.

—Est-ce que tu es jalouse, par hasard? demanda de Luxeuil, en lui enveloppant la taille d’un de ses bras.

—Tiens, c’est peut-être pas agréable d’habiter un hôtel; elle a son appartement de ce côté.

—Oui.

—Et elle y est?

—Oui.

—Quel dommage!

—Pourquoi?

—J’aurais été si contente de le voir.

—L’appartement de ma femme?

—Certainement.

—Je vais t’y conduire! s’écria Arthur qui se redressa brusquement et prit l’actrice par la main.

—Quelle farce! dit celle-ci, en haussant les épaules, puisque tu dis qu’elle y est.

—Raison de plus!

—Quoi! pour de bon!

—Viens, te dis-je.

L’actrice lui sauta au cou.

—Ah! si tu fais cela, tu es le roi des bons enfants, s’écria-t-elle: avez-vous entendu, vous autres? il me conduit chez son épouse.

—Et vous pouvez venir tous, reprit de Luxeuil qui, exalté par l’ivresse et par la haine, avait saisi avec transport l’occasion d’insulter Honorine.

Floridor offrit le bras à Léa en chantant l’air de la Parisienne:

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