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Les réprouvés et les élus (t.2)

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«J’étais là, Honorine, et jusqu’au moment où il vous a demandé la clef, j’ai tout entendu! C’est alors seulement que la crainte de confirmer ses soupçons par ma présence, et de lui donner un nouvel avantage contre vous, m’a décidé à partir!

»Oui, j’ai tout entendu! Maintenant je connais ses projets: je les comprends; je sais ce qu’il doit, ce qu’il peut oser! Ses menaces ne sont point de vaines suppositions; tout ce qu’il vous a dit, il le fera!

»Ainsi je deviendrais pour lui un moyen de persécution! Il vous forcerait à racheter ma vie par une odieuse soumission! Ah! mon premier mouvement à cette pensée a été de courir pour provoquer moi-même la rencontre dont il vous menace; votre souvenir m’a arrêté. Quel que soit le résultat d’une lutte entre M. de Luxeuil et moi, elle vous sera également fatale, car le monde ne voudra voir en nous qu’un mari et un amant... Vainqueur ou vaincu, je vous perdrais donc toujours, et je n’aurais réussi qu’à vous flétrir!

»Comprenez-vous, Honorine; moi qui ai le saint amour d’un frère, moi qui, pour conserver l’auréole de pureté qui vous couronne, donnerais dix fois ma vie, penser que je pourrais vous laisser avec un honneur soupçonné! Non, cela ne peut pas être, cela ne sera pas. J’aurais voulu n’avoir à donner que mon sang; c’est ma joie, mon espoir que l’on demande, je ne balance pas.

»Quand vous recevrez cette lettre, Honorine, je serai parti!»

—Parti! s’écria la jeune femme en s’interrompant et en regardant Marc. C’est impossible!

—Lisez, répéta doucement ce dernier.

Elle chercha l’endroit auquel elle s’était arrêtée, et reprit:

Les larmes avaient gagné Honorine; elle put à peine lire les dernières lignes tracées par de Gausson, et quand elle les eut achevées, elle les pressa sur ses lèvres en sanglotant. Marc respecta cette douleur qu’il semblait partager, et laissa passer quelques instants avant de reprendre la parole. Enfin, il s’approcha de la jeune femme et lui dit d’un accent ému:

—M. de Gausson a pris le seul parti qui fût sage, Madame; mettez autant de courage à accepter son sacrifice qu’il en a mis à le faire. Sa seule récompense maintenant est de penser qu’il a assuré votre repos. Songez à ce qu’il souffrirait s’il voyait votre affliction.

—Parti! répéta Honorine, qui ne pouvait détacher son âme de cette pensée.

—Il vous a expliqué pourquoi il le faisait.

—Oui... oui; mon Dieu! Oh! j’ai compris... mais... parti!...

—Pourquoi vous acharner à cette pensée?... Songez plutôt à ce qu’il faut faire pour que ce départ ne soit point inutile. Vous le devez à vous-même... vous le devez à M. Marcel.

—Comment? que faut-il encore? demanda Honorine émue par ce dernier argument.

—Si vous restez ici, reprit Marc, vous ne pouvez empêcher M. de Luxeuil d’y demeurer également, la loi l’autorise, et il est à craindre qu’il n’use de ce droit pour essayer mille persécutions.

—Mais si je pars, reprit la jeune femme, ramenée au sentiment de sa position, ne peut-il courir à ma poursuite, me forcer de le suivre?

—C’est un privilége écrit dans le code, mais auquel on a dû renoncer dans la pratique, fit observer Marc; rien ne vous oblige d’ailleurs à faire connaître votre retraite; un homme d’affaires muni de votre procuration peut régler tout ce qui concerne l’héritage de madame Louis, et lui seul saura où vous trouver.

—Alors je partirai.

—Je venais vous l’offrir; toutes les précautions sont prises pour qu’il soit impossible de suivre nos traces, et nous pouvons quitter ce soir même les Motteux.

—A l’instant, je suis prête.

—Vous vous en allez! s’écria Françoise, et moi! vous ne me laisserez point ici sans vous!

Honorine l’embrassa.

—Non, non, dit-elle; tu nous suivras.

—Pardon, interrompit Marc; mademoiselle Françoise fait partie de notre plan; mais elle ne peut venir avec nous! Une femme qui conduit un enfant se remarque trop facilement; elle servirait à mettre sur nos traces, tandis qu’elle peut aider à les faire perdre.

—De quelle manière?

—Qu’elle prenne ce soir la diligence de Paris; on s’apercevra en même temps de sa disparition et de la vôtre, on ne doutera point que vous ne soyez parties ensemble; et les recherches se feront dans cette direction, tandis que nous en prendrons une autre.

—Laquelle?

—Celle de Coutances. Arrivée à Paris, mademoiselle Françoise retournera à son ancien logement, et j’irai l’y prendre dès que nous aurons trouvé une retraite.

La grisette et Honorine tombèrent d’accord que c’était le moyen le plus sûr. Après être convenue de tous les détails, Honorine regagna la ferme, assista au repas du soir et se mit au lit; mais, une fois tout le monde endormi, elle se releva, descendit avec précaution et trouva Marc à la porte de l’aire.

—Venez, dit celui-ci en enveloppant la jeune femme dans un manteau qu’il avait apporté; M. de Gausson m’a laissé son cabriolet qui nous attend au bout de l’avenue.

—Et Françoise? demanda-t-elle.

—Partie depuis deux heures; mais vite, vite! si par hasard quelqu’un nous rencontrait, tout serait perdu.

La jeune femme le suivit en pressant le pas. Seulement, arrivée au carrefour du chemin qui conduisait aux Motteux, elle se retourna; un rayon de lune glissait doucement sur le toit de chaume de la ferme, et le vieux château masquait l’horizon de sa masse délabrée. Honorine entendit de loin le mugissement des bœufs dans les étables, et la vieille girouette de la chapelle qui criait sur son axe de fer; son cœur se serra, elle sentit une larme gonfler sa paupière, et appuyant une main à ses lèvres elle envoya un baiser d’adieu à cette habitation où elle avait tant souffert et tant aimé! Le cabriolet avait été caché par Marc à l’entrée du taillis; tous deux y montèrent et prirent un chemin de traverse qui aboutissait à la route d’Isigny. Il les conduisit, au bout de quelques instants, sous les murs du jardin de M. Vorel. En apercevant, dans l’ombre, le pignon aigu et étroit du manoir, la jeune femme ne put se défendre d’un frémissement intérieur. Le regard de Marc s’arrêta également sur la demeure isolée.

—Voilà sa tanière, murmura-t-il.

—Heureusement qu’il ne peut nous voir! dit Honorine dont la voix tremblait; il dort maintenant.

—Ah! vous croyez donc qu’un pareil homme peut dormir? demanda Marc.

—Que ferait-il... à cette heure!...

—Je voudrais le savoir!

Un cri sourd venant du manoir sembla lui répondre. Il redressa la tête en retenant les rênes.

—Avez-vous entendu? demanda-t-il.

—Passons vite! passons vite!... s’écria Honorine glacée.

Il prêta encore l’oreille; mais tout était silencieux. Après un court moment d’hésitation, il fouetta le cheval qui tourna brusquement le mur de clôture, et quelques minutes après ils roulaient sur la route d’Isigny. Cependant, le cri qu’ils avaient entendu n’était point une illusion de leurs sens, et avant de continuer notre récit nous devons instruire le lecteur de ce qui se passait au manoir.

XXVII

La punition.

En revenant de la cérémonie funèbre, Vorel avait ordonné à la Sureau de se rendre à la ferme où l’on pouvait avoir besoin d’elle, et lui recommanda de ne revenir que le lendemain. Il avait saisi ce prétexte pour rester sans témoins. Après les coups terribles qui venaient de le frapper, il avait, en effet, besoin de silence et de solitude. Obligé de maintenir devant la foule le masque de douleur résignée qu’il avait adopté, il le sentait près de tomber malgré tous ses efforts; il avait épuisé le reste de sa patience et de son courage; il éprouvait, comme le tigre blessé, le besoin de rugir sa douleur.

On croit les hypocrites à l’abri des ferventes passions, parce qu’on ne voit que le dehors fardé qu’ils montrent; mais qui pourrait lire au fond de ces âmes sans issues demeurerait frappé de stupeur. Oh! si l’on savait ce qui s’agite de tempêtes sous ces surfaces paisibles, quelles flammes sous cette froideur, que de grincements de dents derrière ces sourires! Malheureux damnés qui brûlent et doivent conserver la face des anges! quelles que soient les passions, quand elles s’épanchent, elles peuvent donner une âcre et fiévreuse jouissance, une ivresse de quelques instants! mais renfermer en soi-même tous les venins corrosifs, couver ses désirs comme une nichée de serpents, et, à mesure qu’ils grandissent, laisser ronger un morceau de son cœur pour leur donner place, quel plus hideux et plus horrible supplice? Aussi qui peut dire l’emportement de l’hypocrite qui éclate enfin? qui pourrait résister à ses tempêtes grossies et renfermées; comment arrêter la colère tant de fois remise?

Vorel l’éprouva pour lui-même. Resté seul, il ferma les portes et les fenêtres par un reste de prudence, comme si l’habitude de son rôle appris ne pouvait l’abandonner entièrement au plus fort de sa passion; puis, laissant un libre cours à son désespoir furieux, il se mit à parcourir sa chambre en renversant les meubles et en poussant des cris mêlés de blasphèmes. Avoir tout perdu, sans compensation, sans espoir de retour à jamais, et ne pouvoir même se venger sur quelqu’un de ce désastre! Rester malgré lui dépouillé, inoffensif, muselé; cette idée le rendait fou! Aussi après avoir tout bouleversé, s’arrêta-t-il avec un rugissement de colère désappointée. Ces objets inanimés sur lesquels s’exerçait sa furie ne pouvaient l’assouvir; ils ne sentaient pas ses coups, il ne pouvait leur faire partager sa souffrance. Il demeura debout devant son bureau, les mains crispées, les lèvres convulsives et écumantes. Mais tout à coup son regard s’arrêta sur un papier plié en forme de lettre et qui y avait été sans doute déposé par la Sureau en son absence. Il le saisit, en regarda l’écriture qui lui était inconnue, et, brisant brusquement le cachet, lut ce qui suit:

Le médecin relut deux fois ce billet sans pouvoir en pénétrer le sens. Pour oser revenir vers lui après ce qui s’était passé, il fallait que le Parisien eût un motif bien grave ou bien pressant. Quel qu’il fût, du reste, Vorel résolut de le connaître. La passion qui le dominait faisait taire sa prudence accoutumée. Il avait une vague espérance que ce Jacques lui apporterait quelque moyen inattendu de réparer son échec ou du moins de se venger. Or, il se trouvait dans un de ces moments où les âmes corrompues cèdent à je ne sais quel délire du mal et arrivent à aimer le crime pour lui-même. Vous avez vu après les pluies d’orage la terre subitement inondée de reptiles ou de larves immondes; leurs hideux essaims couvrent les herbes abattues, les arbustes brisés, les fleurs flétries; tout ce que le sol recélait dans son sein de vénéneux ou d’horrible apparaît et cache le reste! La tempête qui venait d’agiter le cœur du médecin y avait opéré le même prodige. Toutes les haines acharnées, tous les désirs infâmes, toutes les espérances criminelles avaient surgi et se tordaient à sa surface.

Après avoir regardé de nouveau la date du billet afin de s’assurer que le rendez-vous était bien pour cette nuit, Vorel descendit au jardin, ouvrit la petite porte désignée par Jacques, puis regagna la maison. Il se promena longtemps dans sa chambre, se penchant, de loin en loin, à la fenêtre ouverte pour entendre le signal annoncé. Mais tout à coup il lui sembla que l’on montait l’escalier. Il se rappela alors qu’il n’avait point fermé, en dedans, la porte de la maison, courut à celle du palier et heurta le Parisien.

—Vous deviez m’avertir de votre arrivée, dit-il brusquement; pourquoi ne l’avoir point fait?

—Je vous ai aperçu du dehors, répliqua Jacques. Alors j’ai pensé que je pouvais monter.

—C’est une imprudence, un domestique eût pu vous rencontrer.

—Y a pas de danger, reprit le Parisien d’un air singulier; personne ne m’a vu; nous pourrons causer sans être dérangés.

—Qu’avez-vous à me dire?

Avant de répondre, le Parisien, qui avait réussi à entrer dans la chambre, promena un regard rapide autour de lui.

—Ce que j’ai à vous dire, répéta-t-il, ça demande pas mal d’explications, vu qu’il s’agit d’une affaire conséquente.

—Venez-vous recevoir mes remerciements de ce que vous avez fait il y a trois mois? demanda le médecin.

—Eh bien quoi! répliqua Jacques insolemment, est-ce notre faute si cet animal de Romain ne sait pas travailler! Dire qu’à trois ils n’ont pas pu noyer une femme! Si j’avais supposé la chose, j’aurais donné un coup de main.

—Vous vous y étiez engagé et vous avez reçu le paiement de ce que vous n’aviez point fait.

—Qué’q’ chose de chenu! reprit Jacques; trois cents balles pour un extrait mortuaire qui devait faire de vous un milesoudier (millionnaire), comme ils disent dans le pays.

—C’était plus qu’il ne vous était dû, puisque vous avez eu la maladresse de tout manquer.

—La maladresse! répéta Jacques évidemment blessé; facile à dire, quand on n’a qu’à regarder les coups. Mais lorsqu’il faut mettre la main à la pâte!... C’est comme aux cartes, voyez-vous; on a beau bien jouer, faut la chance. Eh bien, c’était la petite qui l’avait; à preuve que vous n’avez pas mieux réussi que nous.

—Moi!

—Oui, dans votre second essai.

—Je ne sais ce que vous voulez dire.

Jacques jeta au médecin un regard effrontément narquois.

—Vrai! dit-il; eh bien, c’est que vous avez la mémoire courte, pour lors. Je veux dire, bourgeois, qu’en voyant l’affaire manquée avec la dame de Paris, vous avez voulu, comme on dit, tirer d’un autre tonneau. Vous vous êtes débarrassé de la mère Louis.

—Moi!

—Avec l’espérance qu’on soupçonnerait sa petite-fille.

Vorel affecta de sourire en haussant les épaules.

—Et c’est pour me faire ce conte ridicule que vous êtes venu? demanda-t-il sèchement.

—Ridicule, c’est possible, répliqua le Parisien; mais, en tout cas, je n’en suis pas l’inventeur: l’honneur en appartient à un particulier qui a été aux premières loges pour voir l’affaire; c’est le juge de paix du canton.

Cette fois le médecin ne put réprimer un tressaillement.

—Tu mens, misérable! s’écria-t-il vivement; M. Beaumont n’a pu dire... Comment le saurais-tu d’ailleurs?

—De fait, c’est un hasard, reprit Jacques; je me trouvais dans la voiture de Saint-Lô avec deux voyageurs, et comme j’avais entendu dire qu’un d’eux était juge, je dormais pour me donner une contenance, quand j’ai entendu ces messieurs, qui parlaient bas, prononcer le nom de madame Louis; alors j’ai ouvert les oreilles tout en continuant à ronfler, et M. Beaumont a raconté ce qui s’était passé à la ferme.

—Et il... il a exprimé des soupçons.

—Il disait qu’il y avait eu, sans aucun doute, du poison de donné.

—L’autopsie de la mère Louis a prouvé le contraire.

—C’est bien ce qui l’embarrassait, reprit le Parisien; mais tout en les écoutant parler, j’ai fait, moi, une réflexion.

—Laquelle?

—C’est qu’il y a eu deux morts, celle de la fermière et celle de votre fils.

—Eh bien?

—Eh bien, je me suis dit que si la première était naturelle, on pouvait bien avoir aidé à la seconde!

Vorel pâlit.

—En tout cas, il y aurait donc que’q’ chose qui ne serait pas conforme aux réglements, continua Jacques les yeux fixés sur son interlocuteur; que’qu’ manigance dans laquelle vous vous trouvez fourré.

—Après? dit le médecin.

—Après, j’ai pensé que ça vous serait nécessairement désagréable qu’on éclaircît la chose, et je suis, en conséquence, venu pour vous avertir.

Vorel qui tenait la tête baissée, la releva brusquement.

—C’est-à-dire que tu veux me proposer d’acheter ton silence? s’écria-t-il.

—On achète bien la parole des avocats! fit observer Jacques d’un ton cynique; chacun vit de son état.

—Et tu as pensé que je me laisserais effrayer par tes menaces?

—Du tout; je sais que vous n’êtes pas poltron, bourgeois, mais je sais aussi que vous êtes raisonnable! Vous comprendrez qu’il suffirait d’une petite lettre à la justice pour qu’on recherche de quoi votre fils est mort, et si on trouve qu’il a avalé une boulette, faudra bien savoir si c’est vous qui la lui avez jetée.

—Moi! s’écria Vorel; mais tu ne comprends donc pas, malheureux, que cette mort m’enlève tout droit à l’héritage de madame Louis; qu’elle me ruine, que je donnerais une partie des années qui me restent à vivre pour ressusciter mon fils!

—Bah! dit Jacques, persuadé par l’accent douloureux du médecin; mais si c’est pas vous qui avez fait le coup, pourquoi donc que vous n’avez rien dit, alors? La justice aurait bien trouvé ceux qui avaient intérêt à la chose.

—Intérêt! répéta le médecin frappé: il n’y avait que cette femme à en profiter.

—La petite Parisienne! Eh bien, puisqu’elle vous prend sur les nerfs, pourquoi ne pas lui avoir passé cette corde-là au cou?

Le front de Vorel s’éclaira subitement.

—La mère Louis morte, une explication devient impossible, murmurait-il; toutes les circonstances accusent Honorine... elle seule trouvait avantage à se débarrasser d’un cohéritier... Comment n’ai-je point pensé plus tôt!... Ah! la haine est aveugle! mais il est encore temps! Oui, quelles que soient les difficultés, j’entreprendrai cette tâche: je la poursuivrai jusqu’au bout; j’arracherai à cette femme l’héritage qu’elle m’a dérobé!

—Eh bien, c’est à moi que vous devrez ça, reprit le Parisien; je vous demandais de payer pour me taire; maintenant, j’y ai encore bien plus de droit, pour avoir parlé.

—Tu veux une récompense pour être venu me menacer, dit Vorel, à qui son espoir avait rendu une nouvelle énergie; vide la place, drôle, je fais déjà trop en te laissant ce que tu m’as volé.

—Prenez garde! dit le Parisien, dont le front s’était rembruni; faut pas être ingrat avec les amis. Je pourrais dire des choses...

—Qui te perdraient sans me nuire, car tu ne pourrais appuyer les déclarations d’aucune preuve. Cesse tes menaces qui sont ridicules, et va-t’en.

—Pas encore, cria Jacques en se précipitant sur le médecin, qui se sentit frappé au-dessous du bras.

Mais l’arme rencontra une côte qui la repoussa; le Parisien voulut redoubler; Vorel lui saisit la main et se jeta sur lui à corps perdu. La lutte se continua quelque temps entrecoupée de menaces et d’imprécations. Vorel qui ne pouvait espérer aucun secours, faisait des efforts désespérés; il poussa son adversaire jusqu’à la fenêtre. Celui-ci, qui se sentait faiblir, cria:

—A moi, Moser, à moi!...

Une grande ombre se leva tout à coup des plates-bandes. Le médecin l’entrevit. Comprenant que tout était perdu s’il donnait à un nouvel assaillant le temps d’intervenir, il se lança contre le Parisien par un élan suprême et le renversa sur le balcon; mais la balustrade céda avec un craquement sinistre et tous deux tombèrent sur le perron qui se dressait au-dessous. La tempe de Vorel alla frapper l’angle d’une des marches; il demeura où il était tombé, sans plainte et sans mouvement. Le Parisien se redressa avec un gémissement.

—L’Alsacien!... à mon secours!... bégaya-t-il.

—Me f’là! me f’là! dit Moser qui restait au bas du perron.

—Vite!

—J’ai beur que le pourgeois ne soit bas fini! reprit le Juif.

Et pour s’en assurer il ramassa l’arme que son compagnon avait laissé échapper, et en effleura le visage du médecin; mais le corps demeura immobile.

—Il a son gompte, dit-il plus résolûment; mais toi, bauvre Barisien, tu es pien malate, dis?

—Ah! brigand! interrompit Jacques, qui faisait des efforts inutiles pour se soulever sur les coudes; il a encore l’air de me plaindre... quand c’est lui qui est cause!...

—Foyons, foyons... nous fageons bas! dit Moser, qui voulut le prendre sous les bras; est-ce que tu beux bas te leffer?

—J’ai les jambes... brisées....

—Pah!... les teux?

—Oui...

Le Juif le laissa retomber sur la pierre.

—Eh pien! mais... gomment tonc que tu fas faire pour te sauffer! s’écria-t-il.

—Faut que tu m’emmènes, reprit Jacques qui se tordait dans d’atroces souffrances; Moser... je t’en prie... soulève-moi... porte-moi... ne me laisse pas ici... oh! oh! Moser... rien que jusqu’à la première maison... pourquoi ne réponds-tu pas?

Le Juif ne répondait point parce qu’il réfléchissait. Il avait compris l’impossibilité d’emmener son compagnon, et il se demandait s’il devait fuir sur-le-champ ou exécuter seul le projet de vol qui les avait amenés. Effrayé de son silence, le Parisien se redressa sur le ventre:

—Scélérat! balbutia-t-il, tu veux me laisser ici..... mais, prends garde... si tu m’abandonnes... je te dénoncerai...

—Qu’est-ce que tu tis? s’écria Moser en s’approchant.

—Oui... reprit Jacques d’un accent convulsif, sauve-moi ou je te perdrai... aussi... je dirai... tout.

—Tu tiras rien! interrompit le Juif.

Et il plongea à deux reprises dans la poitrine de son compagnon l’arme qu’il tenait. Celui-ci poussa un cri étouffé. Dans ce moment un bruit de voiture retentit dans le chemin; c’étaient Marc et Honorine qui regagnaient la route d’Isigny. Moser les laissa s’éloigner, puis entra au manoir dont la porte n’avait point été refermée. Il n’en sortit que deux heures après, chargé de tout ce qui pouvait être emporté, et se dirigea rapidement vers Carantan, d’où il gagna Saint-Lô, puis Coutance et Granville.

Cette direction n’avait point été prise par lui au hasard, il poursuivait un projet formé avec le Parisien, et que tous deux devaient accomplir après l’affaire Vorel. Maîtres d’une forte somme amassée par le vol et conservée par l’économie de l’Alsacien, ils avaient résolu de quitter la France dont le séjour leur devenait à chaque instant plus dangereux. Moser, qu’avait enrichi l’héritage de son compagnon, persista dans ce plan qui devait lui assurer la paisible jouissance de ce qu’il possédait. Descendu dans une des moindres auberges de Granville, il y rencontra le capitaine d’un petit navire portant le pavillon des États-Unis et lui communiqua son intention. L’Américain fit un tableau si séduisant de son pays, où l’on ne s’informait du passé de personne, et où chacun était classé d’après ce qu’il apportait de dollars, que le Juif se laissa persuader de le suivre. Tout ce qu’on lui disait réalisait, en effet, son idéal. Possesseur désormais d’un capital honnête, il pouvait rentrer dans la vie régulière, et appliquer au commerce permis les capacités jusqu’alors employées aux industries défendues. Il se voyait déjà citoyen estimé d’un grand État, et exploitant cette estime comme un escompte de son capital; défenseur de l’ordre établi, maintenant qu’il y avait trouvé sa place, et trouvant tout bien dès qu’il ne se trouvait plus mal. Il songeait même à reprendre une religion pour être plus respectable et à louer un commis qui sût l’orthographe à sa place. Bercé par ces rêves charmants, il s’embarqua dans la chaloupe américaine pour aller rejoindre le navire prêt à mettre à la voile. Comme il débordait, une petite barque glissa près de la sienne, et il aperçut à l’arrière un homme déjà vieux assis près d’une jeune femme à l’air accablé; c’étaient Marc et Madame Honorine de Luxeuil qui gagnaient le vieux manoir de la Brichaie.

XXVIII

Une recette.

On ne peut jeter les yeux sur une carte du département de la Manche, sans remarquer la vaste échancrure creusée par la mer au sud-ouest de ce département. Elle forme un arc régulier dont Granville et Cancale occupent les deux extrémités. Du côté de cette dernière ville, la baie n’a pour encadrement que les grèves basses et arides, à l’entrée desquelles s’élève le mont Saint-Michel; mais en remontant vers le nord, après avoir dépassé Tombelene, le rivage s’élève doucement et prend un aspect plus riant jusqu’à ce que l’on rencontre la vallée de Sartilly, verdoyante, ombreuse et encadrée de coteaux du sommet desquels apparaît un des plus magnifiques paysages que l’œil puisse embrasser. C’est dans cette vallée que se trouvent dispersées les maisons de campagne de la bourgeoisie de Granville, riantes demeures d’été, abritées par des bois et entourées de jardins, de vergers ou de prairies; mais la plupart avoisinent la route d’Avranches vers l’embouchure du vallon: aux bords de la mer elles deviennent plus rares et l’on ne trouve guère que de pauvres fermes ou quelques maisonnettes de pêcheurs. Cependant quiconque a côtoyé la baie doit avoir remarqué une vieille habitation bâtie au flanc de la falaise et à moitié masquée par un bouquet de pins rabougris. Bien que l’architecture ne permette guère d’assigner une époque fort reculée à cette construction bâtarde, le site et l’abandon lui ont imprimé un singulier caractère de vétusté. Le corps du bâtiment, peu élevé, ne présente que quatre fenêtres de façade; mais deux longues ailes qui s’étendent par derrière triplent en réalité le logement apparent. Entre ces deux ailes commence un jardin qui se prolonge dans une sorte de fente ouverte au milieu du coteau et qui, par une pente insensible, va en rejoindre le sommet. Malgré l’aridité de tout ce qui l’environne, ce jardin doit à sa position abritée du côté du nord une fertilité dont le contraste frappe et étonne le regard. Du reste triste, isolée, et n’ayant pour voie de communication avec la ville que les barques de pêcheurs, la Brichaie était depuis longtemps demeurée déserte. Depuis deux mois seulement un étranger l’habitait, sans autre serviteur qu’une vieille paysanne chargée de garder l’habitation; et cet étranger n’était autre que le duc de Saint-Alofe.

En quittant la maison de santé de Bel-Air, il avait mis à profit la confidence de Marc, forcé le marquis à le laisser libre, et gagné Granville, puis la Brichaie, dont l’isolement devait faire une sûre retraite. C’était de là qu’il avait écrit à Marc cette lettre renvoyée de Paris à Trévières, et dont nous avons précédemment parlé. L’arrivée d’Honorine lui causa autant de surprise que de joie; mais celle-ci fut bientôt tempérée par la révélation de tout ce que la jeune femme avait eu à souffrir, et de ce qu’elle avait à craindre. Il y eut entre lui et Marc une longue conférence, à la suite de laquelle ce dernier repartit avec une procuration en blanc signée par Honorine. Son absence, qui devait être courte, se prolongea plusieurs semaines. Le duc passait ses journées à méditer et à écrire; la vieille paysanne, qui était sourde, ne parlait que pour faire les questions indispensables, ou pour y répondre; Honorine, toujours seule et silencieuse, n’avait donc d’autre occupation, d’autre compagnie que ses souvenirs; circonstance fatale, qui devait enraciner plus profondément sa douleur. L’activité, succédant aux cruelles épreuves qu’elle venait de traverser, eût empêché son esprit de se les rappeler; distraite de sa souffrance, elle eût pu arriver à se résigner sinon à se guérir; mais l’oisiveté et la solitude la laissèrent livrée à toute l’amertume de ses regrets; elle porta de ce côté ce qu’il y avait en elle de force et d’ardeur; chaque semence douloureuse laissée dans son cœur put y germer, se développer, grandir, et quand Marc revint, il fut effrayé des progrès que le mal avait faits pendant son absence. Pour comble de malheur, il apportait de fâcheuses nouvelles. Irrité du départ d’Honorine, de Luxeuil avait attaqué le testament de la mère Louis, qui, selon lui, portait atteinte au droit d’administration que lui donnait son titre de mari, et un procès allait se trouver engagé. Honorine dut signer de nouveaux pouvoirs, et écrire pour se procurer les fonds nécessaires. Elle le fit avec une répugnance nonchalante qui affligea profondément l’ancien chouan. Elle semblait ne point comprendre la nécessité de disputer cet héritage qu’elle eût voulu abandonner; désintéressée de la vie, elle ne demandait qu’à ne plus entendre ses bruits et qu’à se plonger plus profondément dans la retraite. Marc espéra vaincre cette espèce de torpeur en peuplant et en égayant la Brichaie: il repartit donc pour Paris d’où il revint avec Françoise et avec M. Brousmiche qui relevait d’une maladie à la suite de laquelle on lui avait retiré sa place de portier. A la vue de la grisette, Honorine eut en effet un élan de joie qu’augmentèrent encore les larmes de la mère et les caresses du fils.

—Eh bien! la reconnais-tu, mon petit Jules? répétait Françoise, qui riait et pleurait en même temps; c’est la bonne dame, ainsi que tu l’appelais. Ah! si vous saviez comme il vous aime..... et comme il m’a parlé de vous! C’était si souvent que quéq’fois j’en ai pris de l’humeur... oui... j’en étais presque jalouse!

Honorine souriait attendrie et serrait l’enfant dans ses bras.

—Et pourtant j’aurais dû comprendre ça, reprenait la grisette; moi qui trouvais si triste de ne plus vous voir et qui avais tant besoin de ramener votre nom en causant.... Demandez à M. Brousmiche; pas vrai, monsieur Brousmiche, que j’en rabâchais?

—C’est un terme que mademoiselle Françoise peut seule se permettre à l’égard d’elle, répliqua le petit bossu avec sa politesse ordinaire; mais il est certain que nous avons pris bien souvent la liberté de nous entretenir de Madame... quoique n’ayant pas l’honneur de la connaître ni d’être connu d’elle.

—Vous vous trompez, monsieur Brousmiche, reprit Honorine; je vous connais depuis longtemps déjà.

Le petit bossu parut étonné.

—Croyez-vous donc que je ne sache pas ce que vous avez fait pour le duc, pour Marc, pour Françoise? continua la jeune femme d’un accent affectueux; nous sommes de vieux amis sans nous être jamais vus, et je vous demande pardon de ne pas m’être encore informée de Lolo et de Fanfan.

—Hélas! Madame, répondit le petit bossu, dont le visage s’altéra à ces derniers mots; vous êtes trop bonne.... mais tous mes soins ont été inutiles... cela a fini par un malheur...

—Ah! je suis désolée de vous l’avoir rappelé, interrompit gracieusement Honorine... je voulais vous prouver seulement qu’en disant vous connaître je ne me vantais pas! Mais, pardon, vous devez être fatigués, je vais vous montrer les chambres que l’on a fait préparer pour vous.

Elle les y conduisit en effet; mais Françoise ne voulut prendre aucun repos qu’elle n’eût visité le jardin, la maison et le petit bois de sapins. Tout lui parut charmant, et, chemin faisant, elle communiqua ses projets d’arrangements et d’améliorations. Elle déclara qu’elle aurait une basse-cour, trouva un vieux grenier d’appentis excellent pour des pigeons, énuméra tout ce qu’il faudrait semer dans le jardin, et finit par déclarer que l’on pourrait avoir une couple de chèvres qui brouteraient l’herbe rase de la dune. Brousmiche s’associait à tous ces plans en y ajoutant quelques menus détails, toujours proposés sous la forme du doute et toujours acceptés avec empressement par la grisette. Mais, arrivés au bout du jardin, tous deux s’arrêtèrent pour regarder la mer qui s’étendait à l’horizon. Le petit bossu qui l’avait aperçue, il y avait quelques heures, pour la première fois, ne pouvait se rassasier de la regarder et s’inquiétait de savoir d’où pouvait venir tant d’eau, tandis que Françoise, plus familiarisée avec ce spectacle, faisait observer que l’on trouvait sur les rochers des coquillages et des crabes et que ça pouvait être encore une ressource. Quant à Honorine, elle jouait avec l’enfant qu’elle élevait dans ses bras pour qu’il pût atteindre les pommes de pin, et qu’elle conduisait sur les grèves de sable brillant ou vers le banc de cailloux polis par la mer. C’était une occupation nouvelle et charmante fournie à son oisiveté. Le petit Jules qui n’avait jamais connu, pour ainsi dire, qu’elle et sa mère les confondait dans ses expansions enfantines; il avait pour toutes deux une part presque égale de mots tendres et de baisers. Il cessa de donner à Honorine le nom de la bonne dame pour l’appeler l’autre maman.

Mais là où le cœur est troublé les sources de la joie elles-mêmes s’aigrissent. Cette affection d’enfant qui, au premier moment, avait été pour Honorine une consolation, devint insensiblement un motif d’amertume. En écoutant le nom qu’il lui donnait, de nouvelles aspirations s’éveillèrent dans son âme; cette maternité adoptive lui rappela qu’elle n’en connaîtrait jamais de plus complète; que privée des bonheurs de l’épouse elle le serait encore de ceux de la mère; que le ciel lui avait refusé jusqu’à cette tardive consolation donnée aux femmes les plus éprouvées, de rajeunir et de revivre dans un être qui est encore une part d’elles-mêmes! Oh! si à bout de tout espoir elle avait pu du moins espérer pour son enfant! lui préparer une place dans la vie, le voir heureux par elle et réchauffer sa vieillesse au soleil de sa prospérité! Mais ne trouver que l’isolement dans le présent, l’isolement dans l’avenir; n’avoir aucune raison de vivre, aucun but à poursuivre! Cette pensée l’écrasait. Alors, au milieu de son découragement, le souvenir de Marcel lui revenait plus douloureux. La persuasion qu’il avait quitté la France et qu’elle ne devait plus le revoir, la jetait dans un désespoir sans mesure; elle s’indignait de vivre, elle appelait la mort comme une libératrice! Le duc, livré à ses préoccupations, ne s’apercevait de sa tristesse que par intervalles; Françoise et Brousmiche qui la voyaient tous les jours, avaient fini par s’y accoutumer, mais Marc, dont les absences étaient fréquentes, s’effrayait de la retrouver, à chaque retour, plus muette, plus indifférente à tout. Il s’attrista d’abord, puis l’inquiétude succéda, lorsqu’il vit la jeune femme pâlir et perdre ses forces. Tous les essais tentés pour combattre cette langueur furent inutiles. Les médecins appelés parlèrent d’affection nerveuse, mot vague et immense dans lequel la Faculté embrasse tout ce qui est inconnu. Quelques-uns émirent des doutes plus précis en prononçant le mot de phthisie! Marc, frappé d’épouvante, voulut conduire la jeune femme à Paris, où il espérait que la science se montrerait plus éclairée; mais il ne put l’y déterminer. Croyant sentir l’approche d’une mort qu’elle souhaitait, Honorine se déclara incapable de quitter la Brichaie et supplia de ne point exiger d’elle un effort inutile.

Marc, désespéré, employa en vain toutes les prières; ensevelie dans sa torpeur, la jeune femme se défendait par le silence. Enfin, ne pouvant rien obtenir, il prit un parti extrême, partit subitement pour Paris et se présenta chez le docteur Darcy. La réputation de celui-ci avait encore grandi dans ces derniers temps, et ses soins étaient une faveur que l’on se disputait à force d’argent et de patience. Marc trouva trois salons remplis de clients qui venaient le consulter. Tous les âges et toutes les classes étaient là momentanément confondus par l’égalité de la souffrance et attendant le moment de parler à M. Darcy comme ils eussent attendu la guérison. On voyait des malheureux se traînant à peine et sortis du lit pour obtenir un conseil; car, ce n’était plus lui qui se transportait près de la couche du malade, mais le malade qui quittait sa couche pour se transporter près de lui; le temps du savant était plus précieux que la vie de celui qui souffrait. Marc attendit plusieurs heures et fut renvoyé avant que son tour fût arrivé; le lendemain il fut plus heureux et put pénétrer dans le cabinet du docteur. Ce cabinet était une vaste pièce entourée de bibliothèques que décoraient les bustes des médecins matérialistes les plus célèbres. Trois bureaux y étaient disposés, et à chacun de ces bureaux se trouvait assis un secrétaire qui écrivait. M. Darcy se tenait au milieu devant une table couverte de livres et de lettres.

Au moment où Marc entra, il dictait à l’un des secrétaires:

«Le traitement proposé se composera: 1º de frictions opiacées...»

Marc salua; Darcy lui jeta un regard de côté en disant:

—Quelle est votre affection, Monsieur?

Et, se retournant vers le secrétaire, il continua:

«De frictions opiacées sur toutes les régions soumises à la douleur...»

Puis, adressant de nouveau la parole à Marc, il reprit:

—Parlez, Monsieur, je vous écoute.

Et tout en écoutant, il continuait:

«2º Des applications de sinapismes journaliers...»

Marc était demeuré immobile. La pensée que l’on dictait ainsi la vie ou la mort comme s’il se fût agi d’une facture réglée sauf erreur, lui causa un tel saisissement qu’il resta d’abord indécis. Il venait le cœur plein de trouble et de larmes consulter sur une vie plus précieuse pour lui que le monde entier, et il voyait ces consultations données au milieu d’une conversation, presque sans y prendre garde! Après un instant de stupeur, il fit un mouvement instinctif pour se retirer. Le docteur, qui avait achevé de dicter, et qui prenait le papier pour signer, leva la tête.

—Eh bien! où allez-vous donc? demanda-t-il étonné, j’attends que vous me parliez. Qu’éprouvez-vous? Quelle est votre affection?

—Je ne venais pas pour moi, Monsieur, répliqua Marc en hésitant; mais pour une personne qui habite loin de Paris... et dont j’aurais voulu vous parler sans témoins.

Le docteur se leva et fit passer Marc dans une pièce voisine.

—Ici, nul ne peut nous entendre, dit-il lorsque la porte fut refermée.

Le garçon de bureau le regarda en face.

—Vous souvenez-vous, Monsieur, dit-il d’une voix basse et légèrement émue, d’un voyage fait, il y a vingt ans, avec madame la comtesse de Luxeuil?

—En Touraine.

—A Château-la-Vallière.

—Pardieu! nous arrivâmes pour voir mourir sa sœur, la baronne Louis.

—Oui, reprit Marc, visiblement troublé par ces souvenirs; mais la baronne laissa une fille...

—Mademoiselle Honorine! qui a plus tard épousé son cousin... et qui a été forcée de le fuir... Je me rappelle parfaitement... une charmante brune... tempérament bilio-sanguin... magnifique constitution...

—Eh bien... elle est mourante, Monsieur!

Darcy releva brusquement la tête.

—Mademoiselle Honorine? répéta-t-il, qu’est-ce que vous me dites-là? Que lui est-il donc arrivé? Quel est son mal?

Marc raconta sommairement au médecin les derniers événements qui avaient obligé Honorine à quitter les Motteux (en lui taisant toutefois ce qui avait rapport à de Gausson), et dans quelle langueur la jeune femme était tombée depuis son arrivée à la Brichaie. Le docteur écoutait avec une attention qui devenait à chaque instant plus sérieuse. Il adressa plusieurs questions à Marc, lut deux consultations données par des médecins de Granville, puis se mit à parcourir la chambre d’un air soucieux.

—Prostration des forces... pâleur... dégoûts, murmura-t-il... diable! diable!

—Vous trouvez ces symptômes alarmants, n’est-il pas vrai, Monsieur? dit Marc palpitant.

—Je les trouve surtout incertains, reprit Darcy en continuant à se promener; s’il s’agissait d’un homme on pourrait avoir une opinion, mais avec une femme on ne peut rien décider. Les femmes sont les plaies de la médecine, Monsieur, elles échappent à toutes les observations, contrarient tout principe: la veille vous les croyez perdues et le lendemain on les trouve au bal. Vous les déclarez guéries et on vous adresse une invitation pour leur enterrement. Il semble qu’elles ne vivent et qu’elles ne meurent que par caprice et sans s’inquiéter des règles de la physiologie... Aussi empêchent-elles tous les progrès de la science... tant qu’il y aura des femmes, on ne pourra arriver à aucune certitude en médecine.

—Mais votre impression, Monsieur? demanda Marc, dont cette incertitude augmentait l’angoisse.

—Je veux être pendu si j’en ai une, reprit Darcy, tout ce que je vois là peut également indiquer un état désespéré ou une crise passagère... il faudrait s’assurer... examiner par soi-même. Peut-être suffirait-il d’un régime raisonnable pour la sauver.

—Ah! vous la sauverez alors! s’écria Marc en joignant les mains.

—Ce serait de tout mon cœur, reprit Darcy; mais le moyen de la voir: elle ne peut, dites-vous, venir à Paris?

—Il est trop vrai.

—Vous comprenez que de mon côté je ne puis partir pour la Normandie, reprit Darcy d’un ton qui ne permettait même point de discuter la possibilité de ce voyage.

Marc laissa retomber ses mains et baissa la tête.

—C’est juste, dit-il avec abattement; dans la position de M. le docteur, il ne peut se déranger... pour nous!... et cependant, mon Dieu! penser qu’il suffirait peut-être d’une visite pour la faire vivre; que si, au lieu d’être une pauvre femme, abandonnée de tout le monde, elle avait son rang, sa famille, monsieur eût pu céder à des prières plus puissantes! Mais moi, il ne me connaît pas, je n’ai le droit de lui rien demander; et ceux qui auraient dû protéger madame Honorine l’aiment mieux morte que vivante... vu qu’ils héritent! aussi bien, qui sait si elle ne sera pas plus heureuse de s’en aller! Une fois dans le cimetière elle pourra dormir tranquille du moins; on ne lui en voudra plus de ce que Dieu lui a donné. Après l’avoir tuée on prendra son deuil!... et s’il y a quelqu’un qui la regrette trop... il pourra la rejoindre!... Monsieur excusera mon importunité.

L’accent de Marc était devenu entrecoupé; des larmes tremblaient dans sa voix; il fit un pas vers la porte, Darcy le retint. L’émotion de l’ancien chouan l’avait gagné.

—Un moment! reprit-il, que diable, il ne faut pas se désespérer ainsi. J’espère qu’il y a encore de la ressource... et, dans tous les cas, j’en veux avoir le cœur net, je partirai avec vous.

Marc poussa un cri de joie.

—Vous consentiriez! dit-il. Ah! Monsieur, laissez-moi serrer vos mains. Oui, j’ai eu tort de perdre courage; je devais tout espérer de votre cœur.

—Il ne s’agit point de cœur, interrompit le docteur, qui tenait à maintenir sa réputation d’insensibilité; la position de madame Honorine peut donner lieu à de curieuses observations, et ce que j’en fais est dans l’intérêt de la science... Seulement il ne faudrait point de retard, et nous partirons... Voyons, il faut d’abord que je consulte mon carnet.

Il appela un des secrétaires qui lui apporta un petit registre dont il examina les dernières feuilles.

—Bien, murmura-t-il; je ne vois rien d’absolument indispensable. Le vieux duc de Clairvaut! il mourra parfaitement sans moi. M. d’Escar, il peut encore bouloter trois ou quatre jours sans danger, et il a son confesseur pour lui faire prendre patience. Madame de Chanteaux: depuis que de Cillart est parti avec cette danseuse, elle se dit malade pour faire quelque chose... Ah! le prince Dovrinski; il faudra envoyer lever son appareil. La marquise m’a écrit ce matin qu’il avait renoncé à se rebrûler la cervelle. Pour le reste, vous enverrez Mullin à ma place; il indiquera aux malades le traitement, et le hasard les guérira. Je vais achever de signer quelques consultations, faire mes préparatifs, et dans deux heures nous serons sur la route de Normandie.

Marc se retira en promettant d’être exact. Il employa le peu de temps qui lui restait à voir l’homme d’affaires chargé des intérêts d’Honorine, puis revint chez Darcy avec lequel il monta en chaise de poste pour Granville.

L’arrivée du médecin causa à la jeune femme un premier saisissement qui fut bientôt suivi d’une crise de larmes. Sa vue lui rappelait tout un passé vers lequel sa pensée ne pouvait retourner sans émotion. Darcy s’efforça de la calmer par d’affectueux encouragements. Il feignit de ne point la trouver changée et parut à peine s’occuper de sa santé. Mais sous cette tranquillité apparente se cachait une réelle inquiétude. L’examen le plus attentif ne put rien lui apprendre sur la cause de la souffrance qui minait Honorine: aucune lésion sérieuse ne semblait justifier son dépérissement. Le mal était évidemment une de ces influences intérieures qui tarissent la vie à sa source même. Après avoir passé une partie du jour à chercher la solution de ce problème, Darcy fit quelques recommandations, indiqua une hygiène, puis prit congé d’Honorine. Mais avant de le laisser repartir, Marc le prit à l’écart.

—Eh bien? demanda-t-il.

Le docteur plia les épaules et répliqua d’un ton désappointé qu’il ne pouvait rien dire.

—Ah! elle est perdue, s’écria Marc.

—Que je me fasse moine si j’en sais rien! reprit Darcy; il y a évidemment chez elle un mal profond et qui se cache; mais où est-il? quel est-il? Je l’ignore. On dirait qu’outre tous ses chagrins elle couve une affliction particulière; quelque chose comme une passion comprimée. Si c’est cela, il n’y a qu’un remède, et vous le connaissez aussi bien que moi; tâchez de lui redonner envie de vivre, tout le reste est inutile.

A ces mots le docteur remonta en chaise de poste et partit. Mais ses dernières paroles avaient fait une profonde impression sur Marc, et dès le lendemain il quitta de nouveau la Brichaie. Son absence ne dura que trois jours. Il reparut un matin au moment où Honorine, tentée par la beauté du jour, venait de sortir pour gagner la lisière du petit bosquet de sapins. Le soleil brillait doucement, la brise gazouillait dans les feuilles, et l’Océan immobile semblait une plaque d’azur frangée d’argent. La jeune femme était assise sur un pliant de bambous, et Françoise, accroupie à ses pieds, tenait le petit Jules debout devant ses genoux. L’enfant lui montrait des coquillages ramassés sur la grève, et la malade lui répondait par des signes caressants. Elle était vêtue de noir: ses cheveux, relevés sans soin par un peigne d’écaille, donnaient à sa physionomie quelque chose de plus naïf et de plus jeune encore. Mais cette jeunesse n’avait rien de fort ni de riant. Pâles et amaigris, les traits d’Honorine avaient pris cette délicatesse maladive des fleurs nées sans soleil; c’était quelque chose de plus tendre, de plus élégant, de plus suave peut-être, mais de profondément triste. Le regard flottait dans une vague expression, les lèvres à peine colorées restaient doucement entr’ouvertes, les contours moins arrêtés avaient je ne sais quoi d’incertain, et son teint, plus transparent, semblait éclairé d’un reflet bleuâtre. Elle regardait devant elle, écoutant les causeries de l’enfant et de Françoise, comme ces douces rumeurs de flots ou de vent qui vous charment sans qu’on les comprenne, lorsque Marc s’avança vers elle; à sa vue elle fit un mouvement.

—Ah! vous voilà! dit-elle avec un pâle sourire; je ne vous espérais pas si tôt.

Marc, qui paraissait éprouver quelque embarras, répondit que l’affaire pour laquelle il était parti s’était arrangée plus vite qu’il ne l’avait d’abord supposé, et avertit Françoise qu’on la demandait au logis. La grisette prit son fils dans ses bras et partit en chantant. Marc la regarda aller.

—Bonne et tendre fille, dit-il à demi-voix; Dieu ne lui a donné pour la dédommager de tout qu’une affection, et c’est assez pour la rendre heureuse.

—Ah! c’est que pouvoir jouir d’une affection, c’est vivre, dit Honorine doucement; il n’y a de véritablement à plaindre que ceux qui restent sans liens.

Marc la regarda.

—Ainsi c’est là ce qui vous fait mourir? dit-il brusquement.

La malade tressaillit; une rougeur subite traversa sa pâleur; c’était la première fois que le chouan faisait allusion à son amour pour de Gausson et à la séparation qui avait brisé leur joie. Elle porta une main à son cœur comme si elle y eût senti le contre-coup de ces brusques paroles.

—Je n’ai point... parlé... de moi!... balbutia-t-elle blessée.

—Ah! ne cherchez point à me donner le change, reprit Marc, dont l’embarras se traduisait par une rudesse inaccoutumée... Vous souffrez, parce que votre isolement vous tue. Aux Motteux vous supportiez tout; il y avait dans l’air quelque chose qui vous donnait de la force!

—Pourquoi me le rappeler? murmura Honorine, qui serra son mouchoir sur ses lèvres...

—C’est donc vrai, bien vrai, reprit Marc rapidement; tout votre mal vient de là! Répétez-le moi, je vous en prie.

—Ne m’interrogez pas, dit la jeune femme, dont les paupières se gonflèrent de larmes. A quoi bon me demander... ce que je ne veux point savoir moi-même? Jusqu’à ce moment vous aviez eu pitié de moi; vous m’aviez épargné des explications inutiles... Laissez les choses suivre leur cours... Je ne me suis pas plainte! Pourquoi vouloir me consoler? Ce qu’il y avait dans l’air des Motteux, comme vous le dites, aucune puissance humaine ne peut le mettre dans celui de la Brichaie...

—Qu’en savez-vous? dit Marc.

Elle releva vivement la tête, regarda fixement son interlocuteur, joignit les mains et s’écria:

—Vous avez vu Marcel?

—Je l’ai vu! répondit-il.

—Ainsi... il n’a point quitté la France?

—Non...

—Et... il est près d’ici... car votre absence a été courte... Où est-il? Que vous a-t-il dit? répétez-moi tout, ne me trompez pas; oh! parlez, parlez, je vous en conjure.

Elle avait saisi la main de Marc; son œil brillait, sa voix était palpitante; on eût dit qu’un flot de vie élancé de son cœur venait d’inonder tout son être; Marc serra sa main dans les siennes.

—Oui, reprit-il ému, je l’ai vu... et il ne m’a parlé que de vous... Il ne peut supporter plus longtemps cette séparation. Lui aussi il languit; et pour revivre il ne demande qu’à vous voir.

—Ah! qu’il vienne! cria Honorine en se levant.

Elle n’acheva pas! Son nom venait d’être prononcé dans un cri... et Marcel était à ses pieds. Incapable de supporter une pareille émotion, elle laissa tomber sa tête sur son épaule, à demi évanouie de bonheur. Quand elle revint à elle, Marc avait disparu, mais de Gausson se tenait à ses côtés, les regards sur les siens, pâle d’inquiétude et de douleur. Elle ferma les yeux, puis les rouvrit afin de s’assurer qu’elle n’était point le jouet d’un rêve. La voix de Marcel dissipa ses doutes; il répétait son nom, il parlait du bonheur de la revoir en mots entrecoupés; il jurait de ne plus la quitter... et Honorine enivrée écoutait sans répondre; s’il s’arrêtait, elle murmurait tout bas:

—Parlez encore! parlez encore!

Et insensiblement, ses joues se coloraient, son œil devenait plus brillant, son sein se gonflait; elle sentait le réseau de plomb qui pesait sur elle se soulever et le sang circuler plus librement dans ses veines; elle retrouvait sa force, elle vivait! La journée entière passa comme un rêve; le lendemain et les jours qui suivirent ce fut le même enchantement. La guérison d’Honorine était désormais assurée; elle traversait toutes les joies de la convalescence. De Gausson était venu s’établir dans une petite maison de pêcheur réparée et meublée par les soins de Marc; elle se trouvait placée vis-à-vis de la chambre occupée par Honorine, et chaque matin les deux amants couraient à leurs fenêtres pour se saluer du regard et du geste. C’était à qui devancerait l’autre dans ce rendez-vous. Puis Marcel venait déjeuner à la Brichaie où le duc lui développait ses espérances de régénération sociale, ajoutant tous les jours quelque nouveau détail à ce poëme de l’avenir que poursuivait sa vieillesse. Le jeune homme écoulait ces nobles inspirations, les yeux fixés sur Honorine et le cœur épanoui de sa joie: il espérait avec le vieillard; il voyait comme lui poindre à l’horizon l’aurore d’un meilleur temps; son bonheur lui donnait la foi. Quant à la jeune femme elle avait repris son activité sereine; attentive près du duc, tendre pour Marcel, bonne envers les autres, elle était redevenue le soleil qui donnait à tous la lumière et la gaieté. Françoise avait recommencé à chanter comme une alouette; le petit Jules s’était remis à jouer avec la jeune dame, et Brousmiche, toujours au jardin, qu’il avait entrepris de cultiver, s’appuyait sur sa bêche lorsqu’il apercevait Honorine et de Gausson, et les regardait passer avec un sourire attendri.

Marc seul était demeuré grave, sinon triste: ange gardien de ce paradis, il tenait les yeux fixés vers l’entrée avec inquiétude, comme s’il eût craint quelque funeste apparition. Mais ses protégés n’y songeaient pas. Tout entiers à leur ravissement, ils laissaient passer les jours comme ces nuées qui voguent dans un ciel d’été. La lumière succédait à la lumière, l’azur à l’azur. Qui eût pu leur faire craindre la tempête? Ils parcouraient lentement les grèves, les promontoires, les vallées, appuyés l’un sur l’autre, regardant la mer et le ciel, écoutant le vent dans les sapins, foulant aux pieds les bruyères défleuries, le cœur si plein que leur enivrement débordait sur tout et ne leur faisait voir autour d’eux que charmes et délices. C’était la première fois qu’ils connaissaient cette plénitude d’existence, que l’avenir et le passé s’effaçaient du monde et qu’ils glissaient dans la vie, emportés sur leur bonheur comme sur une barque qui vous suit partout. Ah! quand lassé des épreuves qui traversent les plus belles destinées, on se plaint du mélange amer d’espérances et de désenchantements qui forme la trame de la vie, on a oublié ces rapides illusions de la jeunesse qui seules peuvent faire comprendre les joies immuables d’un autre monde; on ne se souvient plus du temps où l’on semait sa joie partout et où partout on la voyait germer et fleurir; de ces jours où les eaux, les bois, le ciel nous parlaient avec une seule voix, nous regardaient avec un seul regard, où toutes les divergences humaines venaient se confondre dans l’immense unité d’un amour partagé. Songe d’un jour qui ne laisse à sa suite que le regret et l’incrédulité. Honorine et de Gausson y étaient plongés! suffisamment heureux de s’aimer, ils ne désiraient rien, ils ne craignaient rien. Leur bonheur était trop complet pour qu’ils pussent le croire périssable! Et cependant l’orage était proche! Tandis que, comme le premier couple peint par Milton, ils traversaient leur Éden, enveloppés de leur amour, l’ennemi préparait ses embûches et cherchait l’entrée de la retraite où ils s’étaient abrités.

XXIX

Madame de Luxeuil.

Il est rare que les retours, après de longues séparations, ne soient pas, pour ceux qui se retrouvent, une occasion de surprise et de désappointement. On s’est quitté se connaissant bien, avec des haines ou des sympathies justifiées, et pendant l’absence l’action invisible du temps, de l’âge, des événements, a amené de chaque côté des changements qui font qu’on se reconnaît à peine. On se parle de ses anciennes affections, de ses anciens goûts, de ses anciennes espérances, et à chaque demande l’interlocuteur s’embarrasse, comme si on lui parlait d’un mort; il faut refaire connaissance avec une nouvelle famille de sentiments inconnus qui vous accueillent avec défiance. Or, ce qui arrive à cet égard dans la vie, arrive également dans le récit du romancier. Tandis que les événements marchent et que le temps s’écoule, les personnages que vous aviez laissés en arrière ont suivi leur voie, et quand le drame vous les ramène ce ne sont plus les mêmes gens que vous aviez présentés à vos lecteurs. Non que tout soit changé en eux, car chaque âme humaine ne se renouvelle qu’avec ses propres éléments, mais les mêmes instincts ont revêtu d’autres formes; vous sentez le besoin d’une explication pour les faire reconnaître.

Cette explication nous est surtout devenue nécessaire au sujet de madame la comtesse de Luxeuil, abandonnée par nous après le mariage de son fils, et à peine entrevue depuis, lors de la rencontre de Marc et du marquis de Chanteaux. Pour elle comme pour tant d’autres, l’âge avait amené, non pas une conversion dans les sentiments, mais une réforme dans les habitudes. Sentant les vanités mondaines lui échapper, elle s’en était retirée comme ces hommes d’État qui envoient leur démission la veille de leur chute. Sa ruine se trouvait consommée par la rupture de son fils. Ne pouvant continuer le train de maison qu’elle avait jusqu’alors soutenu, elle se sentit subitement touchée par la grâce et se réfugia du monde, qui n’avait plus de place pour elle, dans l’Église qui ne demandait qu’à lui en faire une. On l’y reçut avec son égoïsme, sa malveillance, sa frivolité, comme une naufragée dont il faut accepter les infirmités et les haillons. Elle trouva place pour tout. La dévotion est une habitation à cloisons mobiles où chacun se loge selon ses habitudes. Grâce à elle, il en est de Dieu comme des rois de la terre qui sont faits pour leurs peuples; on peut l’accommoder aux désirs de chaque pécheur, et allonger ou raccourcir, selon les besoins, le glaive de la justice. Mais cette indulgence doit s’acheter. Dieu ne se montre accommodant qu’au profit de ses ministres; ce que l’on empiète sur ses priviléges, il faut le rendre à l’Église. La comtesse de Luxeuil le savait et accepta sincèrement l’obligation. Son nom et ses anciennes relations pouvaient la rendre utile à mille saintes négociations, entreprises pour la plus grande gloire du ciel; on le comprit, et elle s’y prêta avec la bonne grâce qu’elle mettait toujours à accorder les services qui la servaient elle-même. Rompue aux intrigues et ayant l’expérience du monde, elle devint bientôt un des instruments les plus indispensables de cette association catholique dont l’activité commençait à tout remuer. Grâce à ses nouveaux amis, ses affaires furent réglées, sa position assurée, et elle put jouir de toutes les aisances du luxe, en faisant tout doucement son salut.

Les choses continuèrent ainsi jusqu’à ce qu’Arthur revînt des Motteux. L’association méditait alors d’élever une tribune du haut de laquelle on pût attaquer les ennemis du catholicisme, et proclamer les saines doctrines qui devaient sauver le monde en le donnant aux associés. Mais en plaçant à la tête d’une pareille entreprise des noms appartenant au clergé, on lui ôtait d’avance toute influence de propagande mondaine; ce n’était plus que transporter le sermon dans un journal. Si l’on pouvait, au contraire, lui donner pour chef un homme du monde, on faisait sortir la croisade de l’Église; on y intéressait de nouveaux auxiliaires, on faisait croire enfin à la foule, toujours prise par les apparences, que la réaction avait gagné toutes les classes et que l’armée catholique comptait autant de fracs que de robes noires. On chercha longtemps parmi les gens dont le nom aristocratique pouvait donner un certain éclat à cette tentative, et celui d’Arthur de Luxeuil fut prononcé. On le savait réduit aux derniers expédients, par conséquent accessible à la tentation. Sa mère fut chargée de négocier cette affaire. En prétextant le désir d’une réconciliation, il lui était facile d’attirer Arthur, et de savoir au juste ce que l’on pouvait attendre de lui. Le marquis de Chanteaux servit d’intermédiaire: il alla trouver le jeune homme et l’amena à la comtesse. L’entrevue fut, en apparence, fort touchante. Madame de Luxeuil réussit à pleurer, et Arthur à faire des excuses, mais aucun ne fut dupe de l’autre. La mère comprit que le fils espérait quelque chose de ce rapprochement, et le fils devina que la mère avait sur lui quelque projet. Aussi abrégèrent-ils, par un accord tacite, les attendrissements préliminaires, afin d’en venir au fait. Madame de Luxeuil exposa à son fils l’impossibilité de suivre la voie dans laquelle il s’était engagé; elle lui parla de la nécessité de revenir à des idées plus sages, de se rattacher à l’Église, hors laquelle il n’y a point de salut, et finit par lui parler du journal projeté. Arthur accueillit favorablement ces ouvertures. Pour le moment, rien de plus convenable ne pouvait lui être offert. Il sortait ainsi de l’impasse dans laquelle il se trouvait engagé, et devenait l’instrument nécessaire d’un corps riche, nombreux, et puissant. L’hésitation était impossible; aussi déclara-t-il à la comtesse qu’il était prêt à discuter les conditions qui pouvaient lui être offertes. M. de Chanteaux, qui avait été en tiers dans l’entrevue, fit aussitôt part du succès aux intéressés, et le contrat par lequel Arthur de Luxeuil se trouvait acquis à la cause des catholiques fut convenu et signé. Cette conversion fit un certain éclat, ainsi que la congrégation l’avait espéré. De Luxeuil lui-même y mit une sorte d’ostentation. Il craignait les railleries, et voulait les prévenir par la publicité avouée de sa nouvelle position. Elle n’avait imposé, du reste, aucune contrainte à ses habitudes; car si l’on peut retrouver encore quelque part le type du Tartuffe de Molière, il faut reconnaître que c’est rarement à Paris, et seulement par exception. Les catholiques contemporains n’ont point été inaccessibles à la loi du progrès: ils ont su singulièrement perfectionner leurs moyens d’action. L’hypocrisie du héros de Molière était gênante, difficile, dangereuse; ils l’ont supprimée. Loin d’affecter des mœurs plus austères que le commun des impies, ils les dépassent en liberté d’allures. Vous les trouvez également aux sermons du révérend Père Lacordaire et aux bals masqués de l’Opéra, aux conférences de la Société de Saint-Paul et dans les coulisses de nos théâtres. Si vous vous étonnez de ce singulier mélange de sacré et de profane, ils vous traiteront de Pharisiens; ils déclareront que la communion des fidèles est partout où se trouvent des hommes de bonne volonté (et parmi les hommes ils comprennent nécessairement les femmes); ils vous répèteront que la foi sanctifie tout. A la vérité, ces apôtres à barbe et à lorgnon vous donneront, encore tout émus d’une danse échevelée, l’adresse de leur confesseur; ils vous apprendront au juste quels sont les prédicateurs de l’Avent, et où se disent les plus belles messes, car ils conduisent leurs vices à l’église, ils acceptent les mystères, et expliquent le cantique des cantiques.

De Luxeuil prit place dans cette phalange de fervents fashionables, en élaguant seulement la messe et le confesseur. Il se rangea parmi les forts, exemptés de pratiquer les doctrines en raison de leur ardeur à les soutenir. Sa mère le complétait à cet égard en assistant à tous les offices et en abandonnant sa conscience à deux directeurs. Cependant une circonstance imprévue vint bouleverser cet arrangement. Depuis sa conversion, madame de Luxeuil avait dû rompre avec le docteur Darcy, et prendre un des médecins recommandés par ses patrons. Tant qu’elle se porta bien, elle l’accepta sans réclamation; mais l’âge amena des infirmités, que le nouveau docteur ne put faire disparaître, et la comtesse l’accusa d’ignorance. Elle se rappela alors l’habileté de Darcy, dont les soins avaient toujours réussi et elle se persuada que lui seul pourrait la guérir. Craignant de le rappeler ostensiblement, elle lui écrivit un billet, dans lequel elle lui avouait sincèrement sa position, et faisait appel à son ancienne amitié. L’expérience lui avait appris que la franchise était la meilleure ruse vis-à-vis du docteur. Celui-ci vint en effet le soir même. Il trouva la malade avec Marquier et M. de Chanteaux. A sa vue, elle fit un geste de joie.

—J’étais bien sûre qu’il ne m’abandonnerait pas! s’écria-t-elle, en lui tendant la main; ah! merci d’être venu pour moi...

—Pour vous! répéta Darcy, qui, tout en se rendant à la prière de la comtesse, avait promis de se venger; pardieu! dites pour moi-même, madame la comtesse. Si je suis venu c’est par respect pour ma propre dignité, et afin démontrer à vos amis qu’il n’est pas besoin d’être dévot pour pardonner les injures.

—Ah! vous êtes le roi des hommes, reprit madame de Luxeuil, en faisant signe à Marquier d’avancer un fauteuil au docteur.

—Cela veut dire tout simplement que vous avez besoin de moi, répliqua Darcy qui ôtait ses gants; je ne suis le roi de rien... pas même celui des Juifs; mais je n’ai pas été fâché de voir comment travaillaient ceux de mes confrères, qui comptent sur l’inspiration du Saint-Esprit. Car c’est M. Delarue qui vous soigne, n’est-ce pas?

La comtesse fit un signe affirmatif.

—Un savant du premier ordre, continua Darcy ironiquement; l’inventeur de la médecine orthodoxe... qui consiste à faire prendre des infusions de psaumes et des élixirs de litanies à différentes doses! Comment diable ne vous a-t-il pas guérie?

—Vous êtes toujours implacable, docteur, dit la comtesse d’un ton contraint.

—Pour les hypocrites, reprit Darcy en tâtant le pouls de la malade; il vous a sans doute fait prendre de la thériaque ou quelque autre drogue du moyen âge?... Ce qui ne vous empêche pas d’avoir la fièvre.

—Vous croyez?

—Et de ne pouvoir supporter aucun aliment.

—Quoi, vous avez deviné!...

—Il n’y a pardieu pas besoin pour cela d’être prophète... vous avez le foie pris.

—Cette chère amie a eu tant de fatigues et d’émotions depuis quelque temps, fit observer M. de Chanteaux.

—Bah! répéta Darcy d’un air incrédule.

—Vous n’avez donc pas su, docteur, reprit Marquier; Madame la comtesse a fait un voyage en Angleterre.

—Puis, ajouta le marquis, il y a eu cette réconciliation avec son fils.

—Ah!... et vous croyez que cela engorge le foie! dit le médecin. C’est sans doute une observation récente de mon confrère Delarue.

—Allons! vous êtes un homme terrible, fit observer le banquier en riant; vous ne voulez jamais croire à l’influence du moral sur le physique...

Darcy jeta au gros petit homme un regard de côté.

—Et vous y croyez, vous? demanda-t-il.

—Par la raison qu’on ne peut nier ce qu’on sent, répliqua Marquier; que diable! mon cher docteur, il suffit de s’observer pour savoir que l’âme gouverne le corps...

—Ainsi, c’est votre âme qui vous rend pléthorique, reprit Darcy; c’est elle qui a arrêté le développement de vos extrémités au profit de vos organes abdominaux; c’est votre âme qui vous prédispose tout doucement à l’apoplexie...

—Comment, comment? interrompit le banquier effrayé.

—A l’asthme, à la goutte, à la gravelle, continua le docteur; par le ciel! délivrez-vous de cette ennemie intime, et redevenez tout simplement un vertébré à l’état normal.

—Vous déplacez la question, docteur, vous déplacez la question! s’écria Marquier.

—C’est-à-dire que c’est vous, répliqua Darcy; vous venez me parler d’âme à propos de maladie de foie... quand vous ne devriez en parler qu’à propos de finances. Savez-vous depuis quand vous sentez votre âme, comme vous dites? depuis que la congrégation vous a choisi pour son banquier.

—Moi!

—Vous allez le nier, peut-être! N’est-ce pas de votre caisse que sort l’argent employé à fonder ce nouveau journal que dirige de Luxeuil... A propos, j’avais oublié de vous faire compliment, madame la comtesse, sur la subite conversion de monsieur votre fils!

—Il est vrai que nous avons réussi à lui inspirer de meilleurs sentiments, dit la malade avec quelque embarras.

—C’est évident, reprit Darcy; il vient de publier une profession de foi qui ferait honneur au grand-maître des dominicains!... Je suis fâché seulement de le voir marquer de si bons sentiments aux trois personnes de la Trinité, qui, à la rigueur, pouvaient s’en passer, et si peu de pitié pour celle qui porte son nom.

La comtesse fit un mouvement.

—Honorine, répéta-t-elle, en auriez-vous entendu parler?

—J’ai fait mieux, Madame, je l’ai vue!

—Ici?

—Non, fort loin de Paris, au contraire, où je l’ai trouvée mourante.

Tous les auditeurs firent un mouvement.

—Se peut-il! s’écria la comtesse, et vous n’avez point averti Arthur?

—Par la raison que je me suis engagé à taire la retraite de votre nièce, répliqua Darcy; elle tient à demeurer cachée, à vivre tranquille!... Ce sont ses propres paroles.

—Ah! vous m’avez donné un coup terrible! dit madame de Luxeuil, en se renversant sur son fauteuil; Honorine mourante, grand Dieu! sans que nous en sachions rien!

—Il est difficile de s’occuper en même temps des affaires du ciel et de la terre, fit observer le médecin sèchement. Vous, qui accordez tout à l’âme, vous ne devez point vous étonner qu’une jeune femme n’ait pu supporter tant de chagrins et de luttes.

—Je sais que mon fils a eu des torts, reprit la comtesse, mais maintenant il serait facile de les lui faire reconnaître, et de travailler à un rapprochement. Au nom du ciel, docteur, dites-moi où est Honorine?

Darcy prit un air grave.

—Madame la comtesse oublie que j’ai promis de garder le silence, dit-il.

—Qu’importe! Vous ne pouvez vous regarder comme enchaîné par un caprice de malade; une promesse n’oblige qu’à la condition d’être raisonnable...

—Elle oblige toutes les fois qu’elle a été faite sérieusement et librement.

—Mais, songez!...

—Pardon, madame la comtesse; j’en ai déjà trop dit et mon indiscrétion est une faute; vous me permettrez d’écrire la consultation que vous m’avez fait l’honneur de me demander.

Il s’était approché d’une table sur laquelle se trouvait le pupitre, formula les prescriptions nécessaires, donna de vive voix quelques explications, puis salua froidement et se retira. Mais la comtesse demanda aussitôt son fils pour lui faire part de ce qu’elle venait d’apprendre. Cette confidence réveilla ses anciens projets. Honorine avait pu lui échapper par la fuite une première fois; mais, en la retrouvant, il était sûr de la forcer à le suivre, ou à racheter du moins sa liberté. Dans le cas même d’une mort prochaine, il pouvait tenter une réconciliation qui lui assurerait une partie des avantages sur lesquels il avait autrefois compté. Quoi qu’il arrivât enfin, il devait découvrir au plus tôt sa retraite dans l’intérêt de ses espérances. Il y tenait, en outre, dans l’intérêt de son orgueil, de sa haine. Ses échecs successifs l’avaient aigri contre la jeune femme; il en était venu à désirer ce qui pouvait la faire souffrir, même sans profit pour lui-même, il voulait se venger de tant de mécomptes et d’humiliations. Aussi commença-t-il, après l’avertissement de sa mère, des recherches actives et dont le succès ne pouvait être longtemps douteux. Il sut que le docteur s’était absenté un mois auparavant et qu’il avait pris la route de Granville! c’était assez pour le mettre sur la voie. Il régla tout pour une absence de quelques semaines et partit. La comtesse, prévoyant qu’il pourrait avoir besoin des conseils d’un homme versé dans les affaires, lui fit accepter Marquier pour son compagnon de voyage. Arrivés à Granville, leurs recherches commencèrent; mais toutes les précautions avaient été prises par Marc. Le duc, qui se faisait appeler comme autrefois M. Michel, passait pour le père d’Honorine, et de Gausson pour un cousin récemment arrivé en France. Du reste, nul ne les connaissait. Arthur entendit parler de cette famille étrangère retirée à la Brichaie sans que rien pût lui faire soupçonner la vérité. Toutes ses perquisitions du côté de Bréhal, de Gavray, de Villedieu, avaient été inutiles, et il commençait à désespérer lorsqu’il reçut de sa mère une lettre qui le força de suspendre ses recherches pour visiter, au nom d’amis communs, deux insurgés vendéens, récemment envoyés au Mont-Saint-Michel.

XXX

Rencontre.

Bien que la baie de Cancale soit surtout estimée des gastronomes, elle ne mérite pas moins la visite des touristes et l’admiration de quiconque se laisse émouvoir par les grands aspects de la création. Vous ne trouvez point, comme sur les grèves du Finistère, ces promontoires de granit taillé par les vagues en colonnes, en cavernes, en portiques; ce ne sont point non plus les hautes falaises du Calvados avec leur verdure rase et serrée, se déroulant sur le sol comme un tapis velouté; ici, tout est plat et aride, c’est le désert avec ses sables mouvants et ses lignes d’horizons infinis. Mais d’un côté les flots grondent à la limite de ce Sahara maritime, de l’autre des villes apparaissent au loin dans les brumes; et vers le milieu s’élève ce rocher aux flancs duquel pend une prison et que couronne la vieille église de l’archange! A une certaine heure tout est désert, morne, immobile dans cette plaine aride: mais attendez seulement quelques instants: un murmure bruira dans l’espace, une ligne blanche frémira à l’horizon, et ce murmure, c’est la voix de la mer, cette ligne blanche, c’est le flux qui arrive; vous avez eu à peine le temps de le reconnaître, de le nommer, que la plage a disparu partout; le mont qui, tout à l’heure dominait les grèves, ne domine plus que les vagues; en quelques instants le continent est devenu une île.

Depuis son retour à la santé, Honorine avait entrepris plusieurs excursions avec Marc, Françoise et de Gausson. Une barque de pêcheur les transportait le matin sur quelque point de la baie, et après avoir marché tout le jour sans autre guide que leur fantaisie, et s’en remettant au hasard pour leur découverte, ils la rejoignaient le soir, fatigués mais joyeux, et regagnaient la Brichaie bercés par la lame et éclairés par les étoiles. Souvent Honorine élevait la voix au milieu du murmure des flots; elle répétait de vieux airs de son enfance, ou quelque chant plus nouveau, choisi parmi les plus simples et les plus doux: Marcel l’appuyait, à demi-voix, de son accent profond; et alors, le pêcheur ravi restait appuyé sur sa barre, l’oreille au vent et le sourire sur les lèvres. Françoise, touchée, sans savoir pourquoi, embrassait Jules qui s’était endormi dans ses bras, et Marc, la tête penchée sur sa poitrine, s’oubliait dans de longues rêveries. Les promeneurs s’étaient d’abord peu éloignés de la Brichaie; mais le succès de leurs excursions les enhardit. Voulant les étendre plus loin et dans une nouvelle direction, ils partirent un matin avant le jour, arrivèrent à l’embouchure du Couesnon, petite rivière qui séparait autrefois la Bretagne de la Normandie, et de là gagnèrent à pied Pontorson.

Une partie du jour fut employée à parcourir les campagnes voisines. Jamais Honorine ne s’était sentie l’esprit si libre, le cœur si léger. Le soleil commençait à tomber, lorsque Marc rappela qu’il était temps de rejoindre la barque, si l’on ne voulait point manquer la marée. On reprit donc la route de la grève. L’ancien chouan alla en avant, de ce pas égal et modéré que donne l’habitude de la marche. Honorine et de Gausson suivaient plus lentement. Animée par la course, l’œil souriant et les traits illuminés de joie, la jeune femme marchait un bras appuyé sur celui de Marcel, dont elle sentait battre le cœur. Son autre main tenait une branche de houx ornée de ses fruits, et de longues herbes cueillies par de Gausson ornaient sa capote de soie violette. Son écharpe, à demi-échappée de ses épaules, laissait voir sa taille cambrée: elle se tenait penchée un peu en avant et la tête tournée vers Marcel, dans cette attitude de confidence si gracieuse et si caressante! A chaque pas, quelque nouvelle remarque ralentissait leur marche. Elle montrait la mer, les nuages, une cabane de paysan, et tous deux s’arrêtaient jusqu’à ce que la voix de Marc les avertît de nouveau. Ces avertissements devinrent de plus en plus fréquents. Le ciel s’était assombri; l’ancien chouan paraissait inquiet.

—De grâce! hâtons-nous, dit-il enfin; le vent commence à s’élever, et je n’aime point ces nuages.

—Que craignez-vous? demanda Honorine.

—Je crains du gros temps.

—Qu’importe?

—Vous oubliez qu’il nous reste à regagner la Brichaie.

—Eh bien! nous aurons un orage; ce doit être si beau! J’ai toujours désiré savoir comment je me comporterais en pareille occasion: ce serait un moyen d’essayer mon courage.

Marc secoua la tête.

—Oh! vous croyez que c’est bravade, reprit Honorine en souriant; mais non, Marc, c’est confiance! Je me sens si forte... si heureuse...

—Que vous voudriez cesser de l’être?..... interrompit-il brusquement.

—Que je ne puis croire à un changement, reprit la jeune femme. Après tout, mon bon Marc, Dieu est juste! et c’est lui qui fait nos lots ici-bas. Quand on a été longtemps éprouvé, on doit avoir plus de confiance dans l’avenir; on a payé sa dette.

—Le malheur est toujours notre créancier, dit le chouan sourdement: il ne faut jamais lui rappeler que nous vivons.

—Oh! vous êtes triste, s’écria Honorine; je ne veux point vous croire: j’espère encore le beau temps...

Un éclair, suivi d’un sourd grondement de tonnerre, l’interrompit; elle fit un mouvement en arrière et pâlit.

—C’est une réponse, dit Marc, et qui vous persuadera mieux que moi, peut-être... Au nom du ciel, allons plus vite; j’ai peur qu’il soit déjà trop tard!

Ils pressèrent le pas et atteignirent enfin le pont du Couesnon, près duquel leur conducteur les attendait. Mais l’orage avait continué à grandir; le vent de mer chassait devant lui de lourds nuages chargés de pluie, et les éclats de tonnerre devenaient de plus en plus rapprochés. Après s’être concerté quelque temps avec le vieux marin, Marc déclara que l’on ne pouvait, sans imprudence, tenter la traversée.

—Mais que va-t-on penser à la Brichaie? s’écria Honorine.

—On devinera, j’espère, que le mauvais temps nous a empêchés de reprendre la mer, dit le chouan, et, en tout cas, mieux vaut l’inquiétude pour eux que le péril pour vous. Demain la bourrasque aura cessé, et nous pourrons nous rembarquer; mais, maintenant, nous n’avons qu’à gagner l’auberge la plus voisine, pour y passer la nuit.

Honorine n’accepta qu’à regret une pareille nécessité. Ce contre-temps avait fait envoler sa joie. Comme toutes les âmes ballottées par le flot de la passion, elle passa subitement de la confiance à l’inquiétude. Les nuages qui venaient d’envahir le ciel semblaient avoir un reflet dans son cœur. Contrariée et abattue, elle se laissa conduire à la petite hôtellerie que le pêcheur avait indiquée à Marc. Plusieurs touristes revenant du mont Saint-Michel les y avaient précédés et se trouvaient réunis dans une salle à manger séparée de la première pièce par une cloison vitrée à hauteur d’appui. On y entendait un bruit de couverts et de voix qui effraya la jeune femme. Désirant éviter la table d’hôte, elle envoya Marc pour lui faire préparer une chambre, et attendit son retour avec de Gausson dans l’espèce de parloir où on les avait fait entrer. L’orage, jusqu’alors suspendu, venait d’éclater dans toute sa violence; la nuit était subitement venue, et les deux amants ne tardèrent pas à se trouver plongés dans une obscurité presque complète. Honorine n’y prit point garde; le front appuyé contre les petites vitres de la fenêtre, elle regardait les gros nuages noirs qui accouraient traînant à leur suite un long voile de pluie qui semblait réunir le ciel à la terre. De Gausson se tenait à quelques pas, les yeux également fixés sur l’horizon. Attristés par cette bourrasque inattendue, tous deux gardaient le silence, et le bruit des voix leur arrivait directement du salon voisin entre chaque pause de l’ouragan.

Une de ces voix frappa plus particulièrement l’oreille de de Gausson, qui devint tout à coup attentif. Elle s’élevait au-dessus de toutes les autres, et son grasseyement criard la rendait facile à reconnaître. Marcel s’approcha vivement de la cloison vitrée, se baissa pour regarder dans la salle à manger, et aperçut debout près de la table Aristide Marquier, en costume de voyage. Devant lui se tenait Arthur de Luxeuil! Le jeune homme recula avec une exclamation involontaire.

—Qu’y a-t-il? demanda Honorine qui se retourna étonnée.

—Pas un mot, au nom du ciel! murmura de Gausson, en courant à elle et lui désignant du geste le salon voisin.

—Il y a là quelqu’un que nous connaissons?

—Votre mari!

Elle fit un geste d’épouvante.

—Etes-vous sûr? demanda-t-elle.

Marcel la conduisit doucement jusqu’au vitrage; elle écarta le rideau, jeta un regard dans la pièce voisine, et se redressant épouvantée, fit un mouvement pour fuir; de Gausson la retint; Arthur et Marquier venaient d’ouvrir la porte du salon! Honorine recula jusqu’au coin le plus sombre du parloir. Celui-ci était plongé dans une obscurité presque complète; le banquier et son compagnon le traversèrent sans prendre garde qu’il y eût quelqu’un; mais, au moment où ils sortaient, Marc parut sur le seuil une lumière à la main. Il y eut pour tous un premier mouvement de stupéfaction. De Luxeuil, qui s’était arrêté en apercevant l’ancien chouan, se retourna au cri jeté derrière lui, et aperçut Honorine, dont Marcel tenait encore la main. Il ne put retenir à son tour une exclamation répétée sur un autre ton par le banquier. Quant à Marc, il était resté à la même place, un bras en avant. Tous gardèrent un instant le silence, comme s’ils eussent voulu s’assurer qu’ils ne se trompaient pas. Enfin de Luxeuil fit un pas vers la jeune femme.

—Vous ici, Madame! s’écria-t-il; pardieu! je dois remercier le hasard, car il me sert mieux que toutes les recherches.

—C’est un vrai coup du ciel! ajouta Marquier; notre voyage eût été inutile sans cette heureuse rencontre...

—D’autant plus heureuse, reprit de Luxeuil, que le docteur Darcy nous avait, à ce que je vois, alarmé sans raison.

—Quoi! interrompit Honorine, le docteur vous a dit...

—Qu’il vous avait laissée mourante, acheva Arthur; mais il est évident que la science a été mise cette fois en défaut, et que Madame a trouvé un médecin plus habile que M. Darcy.

Ces mots, prononcés d’un accent ironique, furent accompagnés d’un regard provocateur lancé à de Gausson. Honorine ne permit point à ce dernier de répondre.

—Le docteur s’était effectivement effrayé outre mesure, dit-elle; le temps et le repos ont suffi pour ma guérison.

—Il est certain que Madame ne m’a jamais paru plus éblouissante de santé! fit observer Marquier avec une intention visiblement galante.

—Aussi est-ce pour moi une bonne fortune inattendue, reprit de Luxeuil; je venais offrir des soins, et, loin de là, je puis en demander.

—Des soins!

—Non pas pour moi, Madame, mais pour ma mère affaiblie, souffrante, et qui vous réclame.

—Quoi! madame de Luxeuil?... interrompit de Gausson.

Arthur lui jeta un regard hautain, et s’adressa de nouveau à Honorine, sans lui répondre:

—J’espère n’avoir pas besoin de recommencer ici les fâcheuses explications que j’ai dû donner aux Motteux, continua-t-il; j’engage seulement Madame à se rappeler et à réfléchir! notre chaise de poste sera demain à ses ordres.

L’arrivée de la servante qui venait annoncer que la chambre d’Honorine était prête, coupa court à la conversation; celle-ci parut un instant indécise, puis faisant signe à Marc, elle sortit avec lui. De Gausson attendit que la lumière qui les éclairait eût disparu dans l’escalier. La fatale rencontre qui replaçait Honorine dans l’horrible alternative dont on l’avait déjà menacée aux Motteux, venait de lui inspirer une résolution extrême. Resté seul avec Marquier et Arthur, il s’approcha de ce dernier.

—J’ai eu l’honneur d’adresser tout à l’heure la parole à M. de Luxeuil sans qu’il ait daigné me répondre, dit-il à demi-voix.

—En effet, Monsieur, répliqua Arthur froidement.

—Ainsi, le silence de M. de Luxeuil n’a été ni un oubli ni une distraction?

—Ni l’un, ni l’autre.

—Alors c’est une insulte dont j’ai droit de lui demander raison.

De Luxeuil regarda Marcel avec une sorte d’étonnement.

—Ah! c’est vous qui prenez l’initiative, dit-il d’un ton railleur; mais avez-vous bien réfléchi, monsieur de Gausson, à ce que vous allez faire? Avez-vous averti... la personne intéressée à cette affaire, et vous a-t-elle donné la permission de vous battre?

—Ceci, Monsieur, est une seconde insulte, dit Marcel d’une voix animée.

—Vous croyez, reprit Arthur; j’aurais pensé que c’était à moi de me fâcher; mais j’accepte que vous soyez l’offensé.

—Et à ce titre, reprit Marcel, j’ai le choix des armes?

—Ah! voilà le mot de l’énigme! s’écria de Luxeuil, parbleu! cher Monsieur, offenseur ou offensé, il eût suffi de me demander cet avantage, mais puisqu’il vous plaît d’intervertir les rôles, veuillez me dire comment vous désirez vous battre?

—A bout portant, Monsieur; l’un des pistolets chargé, et l’autre vide.

Arthur redressa la tête.

—Je comprends, dit-il en regardant de Gausson, vous voulez être sûr d’en finir, et que madame de Luxeuil soit définitivement délivrée de son mari ou de son amant... mais je puis refuser un pareil duel?

—Ici peut-être, reprit Marcel, ici où personne ne vous voit, mais je vous suivrai à Paris, Monsieur; là je dirai que vous n’avez point voulu égaliser les armes en vous remettant du succès au hasard, et l’on saura ce que l’on doit penser de votre réputation de courage...

—J’espère vous épargner cette fatigue, interrompit brusquement Arthur; votre heure, Monsieur?

—Demain, au point du jour.

—Je serai prêt.

Tous deux se saluèrent, et de Gausson gagna la chambre qui lui avait été préparée. Il ne voulut s’interroger ni sur ce qu’il venait de faire, ni sur le résultat qu’il pouvait craindre ou espérer. Arrivé à l’un de ces moments où tout regard jeté en arrière devient inutile, il ne songea qu’à faire ses dispositions pour le lendemain. Après avoir écrit ses dernières volontés, et un billet adressé à son homme d’affaires, il commença une longue lettre pour Honorine dans laquelle il épancha tout ce qu’il ne lui avait dit jusqu’alors qu’imparfaitement et par aveux entrecoupés. Suprêmes adieux qui contiennent notre cœur tout entier et que nous adressons à ceux qui nous aiment au moment de les quitter pour toujours! Il écrivait les dernières lignes, lorsque l’on frappa doucement à sa porte; il courut ouvrir; c’était Marc! L’ancien chouan paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire. Il vit les lettres écrites par de Gausson, s’assit, demeura quelques instants les bras croisés, puis enfin regarda le jeune homme, et dit lentement:

—Ainsi vous vous battez demain?

—Qui vous l’a dit? demanda Marcel étonné.

—Ce banquier qui suit M. de Luxeuil, et qui est venu me trouver pour me prier d’empêcher le duel.

—C’est impossible, interrompit de Gausson; il faut qu’il ait lieu et toutes les représentations seraient inutiles.

Marc secoua la tête.

—Oui, dit-il; quand cet homme m’a raconté ce qui s’était passé, j’ai compris tout de suite que vous vouliez rendre la liberté à... ELLE..., et que, pour cela, vous aviez fait le sacrifice de votre vie. Mais, avez-vous bien vu le résultat? Si votre adversaire vous tue, ELLE reste à sa discrétion, avec la douleur de vous avoir perdu; si vous le tuez, cette mort même qui la délivre la sépare de vous à jamais.

—Je le sais, je le sais! s’écria Marcel; mais que pouvais-je faire? Fallait-il donc la laisser au pouvoir de cet homme, demeurer moi-même sous sa menace, et recevoir de lui le droit de vivre comme une aumône! Ah! je ne me suis point senti la force d’accepter, pour tous deux, cette honteuse servitude: mieux vaut un malheur connu, et dont on voit la limite; mieux vaut mille fois la mort!

—Aussi ne suis-je pas venu pour vous proposer de rester sous le joug de M. de Luxeuil, dit Marc; non, qu’il vous tue plutôt, et que madame Honorine meure!... Mais il y a peut-être un autre moyen.

—Lequel?

Le chouan ne répondit pas sur-le-champ; il était tombé dans une sorte de rêverie; enfin il reprit tout à coup en regardant de Gausson:

—Si elle était votre femme... êtes-vous sûr de la rendre heureuse? demanda-t-il.

—Pourquoi cette question? dit Marcel.

—Répondez-moi, reprit-il avec instance; mais en regardant bien dans votre cœur. Je ne vous demande pas si vous l’aimez comme on peut aimer beaucoup de femmes... mais assez pour n’avoir pas d’autre désir sur la terre que de la voir contente de vivre, assez pour vous consoler de tout quand elle sourit... même du mépris...; assez pour vous sacrifier à un autre qu’elle aimerait, et pour dire: C’est bien! Si ce n’est pas ainsi que vous l’aimez, c’est trop peu, et vous pouvez vivre sans elle.

—Vous-même avez pu vous assurer du contraire, fit observer de Gausson, étonné de l’exaltation du chouan.

—Oui, reprit celui-ci en se parlant à lui-même...; ils ne pouvaient vivre séparés...; ils ont besoin l’un de l’autre... ils s’aiment... Ah! si j’étais bien sûr...

Il appuya son front sur ses deux mains, et demeura longtemps ainsi. Marcel, ému, n’osait l’interroger. Enfin il releva la tête.

—Si c’est bien pour elle-même que vous l’aimez, reprit-il, fût-elle pauvre, méprisée, elle ne vous serait pas moins chère?

—Je n’ose dire qu’elle me le serait davantage, répliqua de Gausson, et cependant combien de fois je lui ai souhaité moins de dons, rêvé quelque disgrâce qui pût donner le charme du désintéressement ou du dévouement à ma tendresse.

Marc se leva brusquement.

—Eh bien!... écoutez-moi, s’écria-t-il avec une sorte de désordre; à vous... je dirai tout!... Il y a sur sa naissance un secret que je connais seul... qui devait mourir avec moi... vous le saurez!...

—Et quel est-il?

L’ancien chouan regarda fixement Marcel, et dit très-lentement:

—Honorine... n’est pas la fille... du général Louis!

De Gausson recula.

—Que dites-vous! s’écria-t-il. La baronne... vous osez l’accuser!...

—Non! interrompit précipitamment Marc. Oh! malheur à qui l’accuserait!

—Mais comment expliquer alors?... D’où avez-vous su?... Qui êtes-vous donc enfin?...

—Qui je suis? s’écria Marc... Oui, c’est là ce que je dois vous dire d’abord... C’est un cruel récit, Monsieur... mais je vous l’ai promis...; et d’ailleurs, il le faut pour ELLE.

Il y eut encore une pause, comme s’il eût voulu recueillir ses souvenirs; puis il commença d’une voix basse et souvent interrompue.

—Je n’ai jamais eu de famille, Monsieur. Tout ce que j’ai pu savoir, c’est que le jour de ma naissance, on me laissa devant la margelle d’un puits, au village de Noyant, en Maine-et-Loire, et que les premiers qui me trouvèrent là me ramassèrent pour m’apporter à l’hospice, d’où l’on m’envoya chez une nourrice de campagne. J’étais chétif, mal soigné; j’aurais dû mourir, et ma mort n’eût fait pleurer personne! Justement pour cela, je pris le dessus, je grandis et je devins fort. Ma force eût pu me servir à travailler; mais les garçons de mon âge me méprisaient à cause de ma naissance; on m’appelait bâtard! J’employai ma force à les faire taire. Alors on se mit à me haïr, et personne ne voulut me donner du travail. J’allai ailleurs, ce fut de même. Partout il y avait des gens qui me tourmentaient, et ceux qui étaient meilleurs laissaient faire; car les bons sont toujours plus timides que les méchants. Les choses continuèrent ainsi pendant quelque temps; je passais pour une mauvaise tête qui ne savait pas endurer la plaisanterie, et c’est pourquoi on me donna le sobriquet de Rageur. J’avais fini par tirer gloire de mon défaut, parce qu’il me faisait craindre; mais je vivais misérablement. Vers ce temps-là, des chefs royalistes arrivèrent dans l’Anjou pour soulever les campagnes. Je n’avais jamais pensé au roi ni à l’empereur; mais, dans ma position, je préférais nécessairement ce qui n’existait pas à ce qui était établi; je me mis dans une bande de braconniers et de vagabonds, dont je fus bientôt le capitaine. On nous adjoignit une dizaine de vauriens embauchés à Paris, parmi lesquels se trouvaient Jacques et Moser. Le marquis de Chanteaux, qui commandait plusieurs cantons, envoyait de préférence notre bande quand il y avait quelques mauvais coups à faire. Je me troublai un peu d’abord; mais, à défaut de goût vint l’habitude. Je voyais autour de moi les deux partis brûler et tuer sans pitié; je fis comme les autres. C’était d’ailleurs une guerre; il y avait du danger à faire le mal, ce qui le rendait moins répugnant: on égorgeait, on était égorgé, la cruauté avait l’air d’être du courage. Notre bande devint la terreur du pays. Je ne vous raconterai pas toutes ses expéditions, Monsieur, pendant ces trois mois du luttes; j’arrive sur-le-champ à la dernière, la seule qui puisse vous intéresser. C’était vers la fin des Cent-Jours; je me trouvais dans les taillis de Longué, avec une cinquantaine d’hommes, quand on vint nous avertir qu’une voiture, escortée par des cavaliers, paraissait sur la levée. Je courus avec mes gens, et j’aperçus, en effet, une chaise de poste et un peloton de chasseurs d’Angers commandés par un officier. Dès que celui-ci nous reconnut, il fit faire halte et eut l’air de se consulter avec quelques-uns de ses hommes; je m’étais approché en avant de ma bande, embusquée des deux côtés de la route. L’officier agita son mouchoir, comme s’il eût voulu parlementer, et nous cria:

—Ne tirez pas! royalistes. Vivent les Bourbons!

Nous pensâmes que c’étaient des gentilshommes du pays qui avaient revêtu l’uniforme de l’armée, comme cela leur arrivait quelquefois pour certaines expéditions. Mes hommes remontèrent sur la chaussée, et nous nous avançâmes tous sans défiance! mais, au moment même, l’officier reprit la tête du peloton, en criant de charger, et les vingt cavaliers se précipitèrent au galop, en sabrant tout devant eux. Le mouvement avait été si prompt et si inattendu qu’une dizaine de nos hommes tombèrent, tandis que le reste prit la fuite en se précipitant le long des berges. Mais la première surprise passée, les plus hardis profitèrent de leur position qui les mettait à l’abri des cavaliers et commencèrent un feu de tirailleurs. Une de leurs balles alla frapper le postillon qui avait voulu, pendant le tumulte, faire passer sa chaise de poste, et les chevaux privés de guide s’arrêtèrent. De leur côté les chasseurs assaillis à droite et à gauche avaient perdu leur avantage; ils battirent d’abord en retraite, puis, voyant leurs rangs s’éclaircir de plus en plus, ils mirent leurs chevaux au galop et disparurent. Je courus aussitôt à la voiture que quelques-uns de nos gens étaient déjà occupés à piller et dans laquelle se trouvait une femme évanouie. Nous regagnâmes avec elle l’auberge de Longué où je la confiai à l’hôtesse. Mais la trahison dont nous venions d’être victimes avait exaspéré mes compagnons. Des cris de mort s’élevèrent contre la prisonnière. Bien que partageant leur colère, il me répugnait de laisser égorger une femme; je demandai à boire dans l’espérance de la faire oublier. Le moyen ne réussit que peu de temps: avec l’ivresse revinrent les idées de vengeance et les menaces; une révélation d’un de nos compagnons blessé les rendirent plus furieuses. Il avait entendu un soldat crier au postillon:—Sauvez la femme du commandant! L’officier qui nous avait tendu un piége était donc le mari de notre prisonnière et nous pouvions nous venger sur cette dernière de sa perfidie! Cette découverte finit par justifier à mes propres yeux les représailles. Échauffé par le vin, je me sentais gagner à la rage de mes compagnons; je m’associai malgré moi à leurs désirs. Cependant, au moment où les plus furieux se levèrent pour courir à la chambre de la prisonnière, je les retins en déclarant que je me chargeais moi-même de venger les morts. Le Parisien me passa son pistolet et je montai l’escalier qui conduisait à la pièce occupée par l’étrangère. La nuit était venue; je suivis à tâtons le long corridor au bout duquel se trouvait une porte entr’ouverte et faiblement éclairée. Je la poussai du pied et j’aperçus la femme que je cherchais. Elle était couchée sur le lit le visage caché dans l’oreiller. Au bruit que je fis en entrant, elle se releva à demi, et dans ce mouvement, sa robe, délacée par l’hôtesse pendant son évanouissement, glissa de son épaule nue. J’étais entré étourdi par l’ivresse et chaud de colère, mais sans projet arrêté... Une fatale inspiration traversa mon esprit à cette vue. Je pensai que l’honneur de la femme était le bien le plus précieux du mari; que je pouvais le punir par la honte de celle qui portait son nom; mes sens s’éveillèrent. Je posai sur un fauteuil l’arme qui m’avait été donnée et je refermai la porte derrière moi.

Ici, Marc s’arrêta un instant comme s’il eût manqué de paroles pour continuer; il tenait les yeux baissés et la rougeur couvrait ses joues; enfin, faisant un effort visible:

—J’étais seul avec la prisonnière, reprit-il sans lever les yeux; elle se trouvait en mon pouvoir..... et quand mes compagnons arrivèrent, attirés par ses cris..... elle était déshonorée!.....

De Gausson fit un geste d’horreur.

—C’était une lâcheté infâme, reprit vivement le Chouan; je le compris à l’instant même! Le crime, à peine commis, me fit rougir. Dégrisé par la violence d’un désespoir dont j’étais la cause, je ne pus le supporter et j’allais m’échapper, lorsque j’entendis à la porte la voix du Parisien et des autres qui me criaient d’ouvrir. L’imminence du danger me rendit ma présence d’esprit: s’ils entraient, la prisonnière était perdue. J’avais déjà honte de ma violence; je voulus la racheter au moins en sauvant celle qui en avait été victime. L’enlevant dans mes bras, je courus à une seconde porte d’où je gagnai un escalier extérieur qui conduisait à la cour de l’auberge. La chaise de poste avait été dételée, mais les chevaux étaient restés à la porte des écuries. Je m’élançai sur le porteur, et, plaçant l’étrangère devant moi, je pris au galop la route de Beaugé. Tout cela avait été aussi rapide que la parole. Un seul mot, murmuré à l’oreille de la prisonnière, lui avait fait comprendre mon intention. Une fois à cheval, je continuai au galop jusqu’aux premières maisons du faubourg; arrivé là, je sautai à terre.

—Où suis-je? demanda celle que je conduisais.

—Dans un cantonnement de bleus, répliquai-je, à Beaugé.

Au même instant, un bruit de pas se fit entendre; je frappai le cheval qui partit, puis, franchissant le fossé qui bordait le chemin, je regagnai Longué à travers les champs et les prairies. Quand j’y arrivai, mes compagnons venaient d’être avertis de l’approche d’un détachement, et s’étaient dispersés. Quelques jours après, la capitulation de Paris fut connue, le retour des Bourbons proclamé et nos bandes licenciées.

Je me trouvais comme par le passé, sans état, sans ressources, et avec des habitudes de violence de plus! Plusieurs des hommes dont j’étais le capitaine avaient résolu de continuer, pour leur compte, la guerre faite jusqu’alors au profit d’un parti; je refusai d’abord de les suivre; l’impossibilité de vivre finit par vaincre mes répugnances, j’avais été chouan par occasion, je devins voleur par nécessité. Cependant, ce ne fut pas sans résistance. Plus d’une fois j’essayai de rentrer dans l’ordre, de retourner au travail; mais ceux qui ne me haïssaient pas me craignaient; nul ne voulait avoir pour serviteur un homme qui avait manié le fusil et tenu le pays sous sa volonté; on s’excusait de m’employer ou l’on me refusait, de sorte que la faim me repoussait toujours dans le mal. Ce fut ainsi que je me retrouvai associé malgré moi à Jacques et à l’Alsacien. Ils avaient préparé une affaire qui devait, disaient-ils, faire notre fortune. Il s’agissait d’entrer dans une maison isolée qu’habitait une femme malade avec une nourrice et un enfant; on prit toutes ces mesures, et, vers le milieu de la nuit, nous étions tous trois sous le balcon. Je devais monter le premier pour ouvrir, mais une fois entré, je me sentis troublé; en voulant me hâter, je pris une porte pour l’autre, et, au lieu d’arriver à l’escalier, je me trouvai dans une chambre éclairée. Au fond était un berceau sur lequel la mère s’était penchée et endormie. Je reculai précipitamment; la femme se redressa au bruit, et je demeurai immobile de saisissement. C’était l’étrangère de Longué!

Elle me reconnut également, car elle poussa un grand cri. Je tendis les mains pour lui imposer silence, mais elle redoubla ses appels. Presqu’au même instant j’entendis la voix de mes deux compagnons, et je les aperçus qui accouraient le couteau à la main, je n’eus que le temps de refermer la porte et de pousser le verrou. Elle aussi les avait aperçus; égarée, elle étendit les bras vers le berceau, saisit l’enfant endormi et me le présenta en s’écriant:

—Sauvez votre fille!

De Gausson, qui écoutait palpitant, se leva avec un cri.

—Votre fille! balbutia-t-il, achevez... et cette femme était...

—La mère de madame Honorine de Luxeuil.

Marcel demeura les mains appuyées sur ses genoux et les veux fixés sur le chouan; l’excès de son étonnement lui avait ôté la force de l’exprimer par aucune exclamation ni par aucun geste.

—Répétez, dit-il après un silence, répétez encore.

—Oui, reprit Marc, dont l’œil brillait d’une inexprimable tendresse, ma fille, c’était ma fille! Ah! je ne puis vous dire ce que ce cri de mère me fit éprouver; mon cœur fondit.... j’étendis les mains... et je tombai à genoux sans pouvoir répondre, sans pouvoir rire ni pleurer.... c’était une émotion trop forte.... je me sentais près d’étouffer....

—Et la baronne!

—La baronne... oh! ce souvenir me mouille les yeux!... le cœur des femmes est un abîme de miséricorde!... la baronne, quand elle vit mon attendrissement, pencha l’enfant vers moi, et je sentis ses cheveux sur mon front... ce fut comme une bénédiction, Monsieur: il me sembla que quelque chose de l’innocence de cette douce créature coulait en moi; je me relevai avec un cœur nouveau.

—Et pendant ce temps vos compagnons qui voulaient prendre la fuite avaient été arrêtés?

—Grâce à l’arrivée de M. le docteur Darcy et de la comtesse de Luxeuil. Près d’être surpris à mon tour, je n’eus que le temps de me réfugier dans un cabinet obscur placé contre l’alcôve de la baronne. Ces dernières émotions avaient achevé de la tuer; bientôt commença son agonie. La comtesse en profita pour détruire le testament qui assurait les dernières volontés de la mourante qu’elle abandonna ensuite...

—Et qui, par votre entremise, put tout réparer.

—Oui, dit Marc, dont l’émotion semblait croître à chaque parole; j’ai eu cette dernière joie! ah! quand je vivrais mille années je n’oublierai jamais cette entrevue. D’abord elle ne voulait point m’entendre; elle me maudissait; elle regrettait des espérances perdues... et que j’ai connues plus tard. Mais la vue de sa fille adoucit tout à coup son désespoir; elle la prit dans ses bras en pleurant sur elle, et moi... je n’osais parler... mais je pleurais aussi; jusqu’à ce qu’elle étendît la main de mon côté, en s’écriant:

—Aidez-moi à la sauver.

—Hélas! que faut-il faire? demandai-je; mon sang est à elle et à vous.

Elle eut l’air touché, et elle voulut écrire: c’était son testament: quand elle eut achevé, elle me regarda, et dit:

—Si j’osais vous le confier?...

—J’appuyai ma tête sur le bord du lit en pleurant, et je répondis:

—Pourquoi ne pouvez-vous me croire? Jusqu’à présent je n’ai su faire que le mal; vous ne pensez pas que je veuille faire le bien, et cependant je sens que je ne suis plus le même homme. Ah! demandez une preuve, Madame, demandez une preuve: que faut-il faire pour vous et pour elle? S’il suffisait de se battre... de travailler... de souffrir...! Ah! je voudrais vous donner ma vie, mon sang, pour vous faire croire...

—Je crois, me dit-elle; il le faut... Oui, vous veillerez sur elle; vous lui rendrez en dévouement ce que vous m’avez ôté en bonheur, oui, je vous crois... et je vous pardonne!

Alors elle me parla de sa fille; elle me dit quels projets d’avenir elle avait formés pour elle; de quels ennemis on devait la défendre; quels sentiments il fallait lui donner. Elle parla tant qu’elle eut de force, puis, quand elle sentit qu’elle ne pouvait en dire davantage, elle me montra une porte dérobée par laquelle je pouvais m’échapper. Il fallut avoir le courage de partir. Je lui demandai encore une fois son pardon; je baisai la main de l’enfant qui s’était endormie, et je m’enfuis éperdu. Mais quand je me présentai quelques jours après devant le conseil de famille pour remettre le testament de la baronne, la nourrice me reconnut, et je fus envoyé au bagne avec mes complices. J’aurais dû achever de m’y perdre comme tant d’autres; mais j’emportais avec moi un souvenir qui devait me servir de sauvegarde. Dans ce monde, dont j’avais été rejeté, restait une enfant au bonheur de laquelle j’avais promis de veiller. Cette idée me prit tout entier: c’était ma première affection; j’y reportai tout ce que mon cœur avait jusqu’alors économisé de tendresse. Peut-être aurez-vous peine à comprendre cette passion, Monsieur; moi-même je ne l’ai jamais essayé, et je ne saurais vous l’expliquer. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’à partir de ce jour je ne me trouvai plus étranger à la société des hommes; je ne m’estimai plus leur ennemi; j’avais parmi eux un intérêt. L’image de cette enfant flottait partout devant moi, comme on dit que l’image du Christ flottait autrefois devant les saints; j’y rapportais toutes mes actions. Acceptant ma captivité sans révolte, de peur de la prolonger, je m’étudiai à vaincre mes emportements, à obéir, à me soumettre. Ma bonne conduite m’avait fait placer au jardin botanique de l’hôpital maritime: le jardinier en chef me prit en amitié; il me donna des conseils, des leçons. Grâce à lui je pus acquérir l’instruction première qui m’avait fait défaut jusqu’alors; enfin, lors de l’incendie qui dévora l’arsenal, j’eus le bonheur d’être utile; une demande en grâce fut adressée en ma faveur, et l’on me rendit la liberté. Je savais la baronne au couvent de Tours; j’y courus, et, en déguisant mon âge, je réussis à m’y faire recevoir comme jardinier. Ce furent les deux plus douces années de ma vie entière. Je voyais l’enfant tous les jours, je lui parlais, elle m’appelait son ami! J’aurais voulu prolonger cette heureuse intimité au prix de tout mon sang!... Hélas! elle touchait à son terme. Un jour, attiré par les cris d’une des sœurs, j’arrivai assez à temps pour sauver Honorine qui se noyait, mais les efforts et le saisissement me firent perdre connaissance, et quand je revins à moi, le médecin appelé pour me donner des soins, avait aperçu la marque infâme qui dénonçait la honte de mon passé. Il fallut quitter le couvent. J’espérai en vain pouvoir rester dans le voisinage; lorsque j’avais quitté le bagne une résidence m’avait été imposée; arrêté en rupture de ban, je dus subir un nouveau jugement et une nouvelle détention. Ainsi ma captivité continuait sous une autre forme; on avait seulement élargi ma prison! Condamné à ne point franchir les limites qui m’avaient été prescrites, je ne pouvais espérer ni de voir la fille de la baronne, ni de veiller sur elle comme je l’avais promis! Un seul moyen me restait d’échapper à cette servitude; j’en avais horreur et pourtant je l’acceptai, c’était pour elle!... Muni d’un permis provisoire je partis pour Paris et j’entrai dans la police de sûreté. Le reste doit vous être connu. Vous savez comment mes efforts pour empêcher le mariage de Monsieur de Luxeuil avec sa cousine furent rendus inutiles, et quelles en ont été les suites. Hier encore j’espérais que notre retraite pourrait nous sauver... qu’elle prolongerait au moins ce temps de repos et de joie qui vous dédommageait du passé. Le hasard a déjoué tous mes plans, le moment suprême que j’espérais toujours reculer est venu. Notre existence à tous va se décider dans quelques heures! Voilà pourquoi j’ai parlé, Monsieur, et maintenant que j’ai tout dit, je vous répète ma demande et je vous conjure d’y répondre sans réticence, sans détour. Avez-vous dans votre cœur le même amour pour celle que j’ai osé nommer ma fille? Vous sentez-vous capable de lui tenir seul lieu de toute famille et de lui faire oublier à force de bonheur ce qu’elle a souffert jusqu’à ce jour?

De Gausson qui avait écouté la longue confidence du chouan avec un trouble mêlé d’horreur et de pitié, releva la tête. Il était très-pâle, mais il n’y avait dans son regard aucune hésitation. Il étendit la main comme s’il eût voulu prêter un serment et répondit d’une voix ferme:

—Sur ma vie et sur mon honneur, j’ai plus d’amour pour celle que vous avez nommé votre fille, sur ma vie et sur mon honneur je me sens capable de lui tenir lieu de tout et de la rendre heureuse.

—Alors rien n’est désespéré, reprit Marc avec effort... demain... je parlerai à monsieur de Luxeuil.

Et comme il vit que de Gausson voulait l’interrompre.

—Oh! ne craignez point d’essai de conciliation, continua-t-il plus vivement; je sais que ce serait une tentative inutile... non... il faut que toute incertitude finisse... que votre avenir se décide, et il se décidera...

—Et par quel moyen? demanda Marcel.

—Vous le saurez... plus tard, répliqua le chouan qui s’était levé... pour ce soir, c’est assez... Dormez, Monsieur, afin d’avoir demain toutes vos forces; dormez, et bon courage.

Il fit de la main un signe à de Gausson, qui salua, et il s’avança vers la porte; mais au moment de l’ouvrir, il se retourna les yeux baissés et dit d’une voix oppressée:

—Je ne vous ai rien caché, et après avoir écouté, vous vous êtes tu! Je comprends ce silence, c’était, sans doute, tout ce que je pouvais espérer de votre justice. A vos yeux, le repentir n’a pu expier le crime... et vous n’éprouvez pour moi que haine et mépris!...

—Non, dit Marcel avec quelque effort, si mon premier sentiment a été l’indignation... ensuite... il a cédé... à la pitié! et maintenant je vous plains.

Marc le regarda.

—Vous le pouvez, dit-il d’un accent sourd, plaignez-moi, plaignez-moi! Si mon plus cruel ennemi savait ce que j’ai souffert, il renoncerait à la vengeance. Ce secret que je viens de dire... voilà vingt années qu’il pèse là, sur ma poitrine, qu’il me déchire, qu’il m’étouffe! vingt fois, il a failli m’échapper; vingt fois, quand j’étais près d’elle, quand elle me remerciait; vingt fois, j’ai failli lui dire:—Je suis ton père!... mais elle eût répondu par un cri de douleur; elle eût rougi... Je me suis tu. Oh! Monsieur, n’avoir qu’une pensée et ne pouvoir l’avouer, n’avoir qu’un amour et le tenir caché comme un crime. Ne jamais espérer de retour... C’est ma fille, Monsieur... Eh bien! savez-vous... je mourrai sans l’avoir embrassée!

L’accent avec lequel ces mots avaient été prononcés émut de Gausson.

—Pourquoi vous arrêter sur ces tristes pensées? dit-il d’un ton radouci. Songez plutôt à cette expiation si courageusement entreprise et qui doit vous relever à vos propres yeux. Si vous n’avez pas les droits d’un père, vous en avez eu le dévouement, et, autant que vous l’avez pu, vous en avez mérité le nom.

—Le pensez-vous sincèrement? demanda Marc, les regards fixés sur le jeune homme. Ai-je vraiment reconquis ce titre usurpé par un crime? Ah! si vous le croyez, montrez-le moi par un signe. Prouvez-moi qu’à vos yeux j’ai réellement racheté ma faute, que je ne suis plus pour vous un objet de mépris.

De Gausson lui tendit la main. Marc poussa un cri de joie, et la saisit.

—C’est donc vrai, s’écria-t-il au milieu de ses larmes... Vous m’avez pardonné... vous... vous... être pur et loyal... J’ai donc conquis le droit de presser une main sans souillure! ah! laissez-la moi, laissez-la moi, monsieur Marcel... Songez... elle aussi, elle l’a pressée. Cette main lui appartient... comme le cœur... en la sentant... c’est à elle que je pense; c’est elle que je vois!

Il avait approché la main du jeune homme de ses lèvres et la baisait avec des sanglots et des larmes. De Gausson attendri s’efforça en vain de l’apaiser par de douces paroles; l’horloge qui sonnait minuit, put seule le rappeler à lui-même. Il laissa aller la main de Marcel, essuya ses yeux et se redressant:

—Assez, dit-il, comme s’il se parlait tout haut; assez maintenant... et merci à vous, monsieur Marcel; je m’en vais raffermi, heureux! Je ne crains plus rien désormais. Avant de venir j’avais vu M. de Luxeuil, tout est convenu. De peur qu’on ne soupçonne quelque chose, vous sortirez demain avec le conducteur de notre barque; il connaît les chemins et vous vous rendrez ensemble au carrefour des Pierres noires, tandis que votre adversaire vous rejoindra par un autre chemin; je le conduirai moi-même. Le banquier demeurera à l’auberge afin de veiller sur madame Honorine; c’est M. de Luxeuil qui l’a exigé. Adieu! ayez confiance.

Il serra encore une fois la main du jeune homme et sortit.

XXXI

La grève de Saint-Michel.

De Gausson était parti avec le vieux pêcheur à l’heure convenue; de Luxeuil et Marquier ne tardèrent pas à descendre; le banquier tout frissonnant et tout pâle se plaignait du froid du matin.

—J’ai bien peur, mon cher, que le froid ne soit point dans l’air, mais en vous-même, fit observer Arthur, dont l’accent était plus railleur et l’air plus hautain que de coutume; cependant, vous serez ici parfaitement en sûreté.

—Il s’agit bien de moi, reprit Marquier, quand vous allez vous exposer...

—De grâce ne vous occupez pas des dangers que je cours, interrompit de Luxeuil, et songez seulement à tenir votre promesse.

—Ne craignez rien; je vous réponds que madame Honorine ne quittera point l’auberge.

—J’espère que vous me tiendrez parole, vu qu’il s’agit seulement de tenir tête à une femme. J’emmène tous ceux dont la présence eût pu vous embarrasser... même ce monsieur Marc.

—Le voici.

L’ancien chouan venait en effet d’entrer. Il était enveloppé d’un caban de peau de chèvre et tenait une lanterne à la main.

—Monsieur de Luxeuil est-il prêt? demanda-t-il d’une voix brève.

—Vous voyez que je vous attends, dit Arthur qui boutonnait ses gants.

Marc ouvrit en grand la porte qui donnait sur la rue et fit un pas au dehors.

—Au revoir donc... ou adieu... dit de Luxeuil au banquier en allumant un cigare; dans une heure vous aurez de nos nouvelles.

Marquier voulut répondre; mais Arthur lui imposa silence du geste, affermit son chapeau sur sa tête, plaça le cigare entre ses lèvres et suivit son conducteur.

Les premières lueurs du jour blanchissaient seulement l’horizon; les brouillards de la mer couvraient le rivage, et l’on apercevait à peine le sentier qu’il fallait suivre. Marc allait en avant, éclairant de sa lanterne les pas de son compagnon. Ils descendirent d’abord jusqu’au pont du Couesnon, puis gagnèrent la grève. Le vent était froid et humide; de Luxeuil pressa le pas sans s’en apercevoir, de manière à marcher de front avec Marc. Le duel dont il allait courir les chances ressemblait trop peu à ceux dont il était précédemment sorti victorieux pour qu’il n’éprouvât pas, malgré lui, quelque chose de cette inquiète impatience qui s’éveille chez tout homme à l’approche du danger. Son sang circulait plus vivement, une agitation involontaire parcourait ses nerfs, il chantait sans s’en apercevoir; il eût voulu parler, et le silence de son compagnon l’oppressait; enfin, quelle que fût sa répugnance, il se décida à lui adresser la parole.

—Sommes-nous bientôt à l’endroit où M. de Gausson doit nous attendre? demanda-t-il.

—Non, répondit le chouan.

Il y eut un court silence.

—C’est, il me semble, une étrange idée d’avoir choisi un rendez-vous si éloigné, reprit Arthur; tout pouvait se décider à dix pas de l’auberge.

—En exposant madame Honorine à entendre le coup de pistolet et à voir le cadavre, répliqua Marc.

De Luxeuil fit des épaules un mouvement ironique.

—C’est juste, reprit-il, ce n’est pas tout de se faire tuer pour les dames, il faut encore le faire de manière à ménager leurs nerfs!... Mais en tout cas, les précautions ont été exagérées; l’on pouvait aller moins loin.

Marc ne répondit pas.

—Je crains, de plus, que nous ne suivions pas la bonne route, reprit de Luxeuil un instant après; voyez, le sable cède sous nos pas.

—Ne craignez rien, Monsieur, nous arriverons au but, reprit Marc dont le regard semblait chercher à l’horizon.

De Luxeuil, fatigué de ce laconisme, jeta son cigare avec humeur et pressa le pas. Les premières clartés du soleil levant commençaient à percer le brouillard qui enveloppait la grève; la brise devenait plus vive, le murmure des flots plus distinct, les sables plus mouvants. De Luxeuil, qui marchait avec peine, et dont le regard se promenait à l’horizon pour découvrir son adversaire, s’arrêta tout à coup.

—Sur mon âme! dit-il, si nous étions sur la bonne route, on voit maintenant assez loin pour apercevoir M. de Gausson!

—Vous ne voyez donc rien? demanda Marc d’une voix étrange.

—Rien qu’une ligne blanche qui tremble là-bas dans le brouillard.

—Et vous ne devinez pas ce que ce peut être?

—En aucune façon; à moins qu’il n’y ait là quelque banc de rocher ou de sable éclairé par le soleil levant.

Marc, qui s’était arrêté, secoua la tête.

—Ce ne sont ni des sables, ni des rochers, répondit-il, car la ligne grossit, elle avance!...

—Mais qu’est-ce donc alors? s’écria de Luxeuil.

—La mort!

Arthur recula.

—J’ai voulu délivrer la femme qui portait votre nom, reprit le chouan, la rendre libre pour qu’elle pût encore être heureuse.

—Ah! misérable, c’est un assassinat, interrompit de Luxeuil.

—Non, dit Marc tranquillement, c’est un duel, un duel à mort pour tous deux, car aucun de nous ne sortira désormais vivant de cette place.

—Tu mens, s’écria Arthur, en regardant autour de lui. Saint-Michel est là; je puis encore atteindre le chemin...

Il voulut s’élancer dans la direction du mont, dont la masse sombre commençait à se dessiner dans la brume; mais, dès les premiers pas, les sables mouvants cédèrent sous ses pieds... Il enfonça jusqu’aux genoux et étendit les bras en poussant un cri.

—Un pas de plus de ce côté, et vous êtes englouti dans les grèves, fit observer le chouan.

—Malheureux! tu ne me laisseras pas périr ainsi, reprit Arthur, qui faisait de vains efforts pour se dégager: aide-moi, il en est temps encore... Dis ce que tu veux et je te l’accorderai... Fais tes conditions, mais hâte-toi. Regarde, la mer vient!

La houle s’avançait en effet avec la rapidité d’un cheval de course: ligne imperceptible d’abord, puis flot grossissant: c’était une montagne écumeuse et mouvante qui roulait vers eux avec un immense rugissement; on distinguait déjà les vagues, on sentait la rafale fraîche et humide! Les cheveux d’Arthur se dressèrent sur son front; il fit un effort suprême et se dégagea à moitié; mais au même instant, l’écume salée lui jaillit au visage, et le flot le souleva; il poussa un cri si terrible qu’on l’entendit retentir au-dessus de tous les grondements de la mer. L’orgueil qui faisait son courage l’avait abandonné: il ne voyait plus qu’une mort inattendue, horrible, et il avait peur. Par un mouvement instinctif, Marc s’était rapproché et lui avait tendu la main; aidé par ce point d’appui, il acheva de se dégager des sables... et retenant le bras de son conducteur:

—Au nom de Dieu!... sauvez-moi! s’écria-t-il éperdu... Je renoncerai à mes droits sur Honorine... je renoncerai à me venger de M. de Gausson... sauvez-moi, et tout ce qui me reste vous appartient... Oh! vite... vite... regardez, le flot gagne, oh! je vous en conjure à mains jointes... mais ce que vous faites est infâme, c’est une trahison, une lâcheté... Vous voulez un duel, dites-vous?... eh bien, conduisez-moi hors d’ici et je me battrai... à telles conditions que vous voudrez... vous serez également satisfait... puisque vous voulez ma mort... mais que ce soit une autre mort... pas celle-ci... pas celle-ci... Dieu! le flot m’emporte.

Il s’était cramponné au chouan qui, appuyé à un tertre de sable, avait jusqu’alors résisté au roulis de la vague et ne fit aucun effort pour le repousser.

—Ne perdez point ces derniers instants en vaines supplications, dit-il gravement; aucune puissance humaine ne peut désormais nous sauver.

—Est-ce possible? bégaya de Luxeuil, les cheveux hérissés.

—Pensez à Dieu! reprit Marc d’une voix plus haute; demandez pardon dans votre cœur à celle dont vous avez si longtemps torturé la vie; il ne vous reste plus pour cela qu’un instant.

—Non, non, balbutia de Luxeuil, que la mer soulevait; je ne veux pas mourir... encore...

Il abandonna brusquement Marc et voulut s’élancer à la nage vers la rive; mais le chouan saisit une de ses mains et la retenant fortement dans les siennes:

—Priez! dit-il.

Et quittant le point d’appui qui l’avait jusqu’alors retenu, il se laissa emporter par le flot qui se précipitait avec plus de violence. Deux ou trois fois on vit sa tête et celle d’Arthur reparaître sur la crête des lames au milieu des écumes, puis tout disparut, et l’on n’aperçut que la grande mer roulant ses longs replis sur la grève envahie, tandis que le brouillard achevait de s’élever et que le soleil inondait la baie de ses splendides lueurs.

De Gausson qui attendait au rendez-vous, rentra à l’auberge pour s’informer des causes de ce retard. En apprenant de Marquier que son adversaire était parti peu après lui sous la conduite de Marc, un étonnement mêlé d’inquiétude le saisit. Il ressortit avec le vieux matelot pour faire des recherches, mais toutes furent inutiles. Enfin, comme ils regagnaient la Croix-Verte, ils rencontrèrent quelques paysans qui, en traversant la grève que la mer avait abandonnée, venaient d’y découvrir deux cadavres. De Gausson courut au lieu indiqué et reconnut Marc et de Luxeuil. Le premier tenait encore serrée dans ses deux mains la main de son compagnon; mais il avait le visage ferme et calme comme si la mort l’eût surpris au milieu d’un grand sacrifice librement accompli. Les autorités averties se rendirent sur les lieux et constatèrent officiellement les deux morts. L’événement était expliqué par trop d’exemples précédents pour qu’il pût surprendre. Il fut attribué à l’ignorance des localités et à l’imprudence des deux victimes. Marcel seul devina tout, mais garda le silence. Le corps d’Arthur fut transporté à Paris pour être déposé dans le tombeau de sa famille. Quant à celui de Marc, réclamé par de Gausson, il fut conduit à la Brichaie et enterré sous le bosquet de sapins qui regardait la mer. La barrière qui séparait les deux amants était désormais brisée, mais leur union ne pouvait avoir lieu que plus tard; le deuil d’Honorine devait durer une année. De Gausson comprit que sa présence à la Brichaie, pendant cette attente, donnerait trop d’avantage à leurs ennemis, et quelque cruel que fût pour lui le départ, il s’y résigna.

XXXII

Conclusion.

Tous les voyageurs ont parlé de ces hautes montagnes qui semblent étager par terrasses certaines portions de l’Asie. La caravane gravit avec mille fatigues des pentes dangereuses, elle traverse des précipices sur des arbres tremblants, elle franchit des cascades dans lesquelles restent toujours quelques compagnons plus faibles ou plus malheureux; elle souffre le froid et le chaud, la soif et la faim; et après une longue ascension, alors que les forces manquent à tous et que le désespoir s’empare des plus courageux, tout à coup le dernier pic s’aplanit et montre aux yeux ravis une immense contrée couverte de bosquets en fleurs, de moissons dorées et de villes opulentes.

Il en est de même de certaines existences. Vous gravissez longtemps les rocs inaccessibles, vous laissez à chaque caillou une goutte de votre sang, à chaque ronce un lambeau de votre espérance, et, quand tout semble perdu, quand vous cherchez une place pour vous cacher et mourir, ce qui faisait obstacle s’écroule subitement et vous vous trouvez assis dans l’Eden que vous aviez cru perdu sans retour. Hasard étrange ou loi mystérieuse qui semble partager la vie humaine en autant de drames distincts et contrastés, débutant tantôt par la tragédie, tantôt par l’idylle, mais échappant toujours brusquement au poëme commencé pour en entreprendre un nouveau.

La mort d’Arthur changea tout dans la destinée d’Honorine. Il sembla avoir emporté avec lui, dans sa tombe, la fatalité qui avait jusqu’alors pesé sur la jeune femme. Délivrée de ceux qui s’étaient, tour à tour, acharnés à sa perte, elle se retrouvait libre et sans inquiétude. On eût dit une colombe échappée aux filets de l’oiseleur et qui reprenait possession de la verdure et du ciel. De Gausson, retourné aux Motteux, y avait réglé toutes les affaires de la succession; ses lettres tenaient Honorine au courant, jour par jour, de ce qu’il avait fait, de ce qu’il avait pensé. Chaque mois il revenait passer quelques heures à la Brichaie. C’étaient alors toutes les enivrantes joies du retour, toutes les ravissantes tristesses du départ; et l’attente, ainsi entrecoupée d’émotions, avait elle-même je ne sais quel charme ardent! Oh! qui n’a regretté ces angoisses des années amoureuses, tout ce cortége poétique mêlé de chimères, de regrets, d’espoir! Olympe romanesque où nous plaçons nos rêves pour en faire des Dieux, fascination charmante qui nous enlève aux froissements de la réalité pour nous emporter comme Elisée dans les nuées. L’année d’épreuve s’écoula et le mariage eut lieu dans la petite église de Sartilly. Le duc, dont les forces allaient s’affaiblissant, s’y fit transporter. Françoise et Brousmiche pleuraient de joie derrière les mariés, et le petit Jules, qui tenait ses petites mains jointes, répéta tout haut la simple prière qui lui avait été apprise par sa mère:

«Mon Dieu, bénis tous ceux qui nous aiment et pardonne à ceux qui nous haïssent!»

Honorine et de Gausson revinrent à la Brichaie à pied, à travers les viettes ombragées, respirant les premières senteurs du printemps, écoutant les premiers chants des oiseaux, ayant leurs mains enlacées et le cœur gonflé d’un bonheur trop grand pour pouvoir l’exprimer par des paroles. Trois mois s’écoulèrent dans un inexprimable enchantement; les épreuves du passé rendaient encore plus enivrantes les délices du présent. Honorine ne pouvait s’accoutumer à tant de bonheur. Parfois, au milieu des extases silencieuses qui suivaient ces longs entretiens, elle laissait échapper tout à coup un léger cri; des larmes venaient mouiller ses longs cils, et elle serrait la main de Marcel en disant:

—Ah! je suis trop heureuse, j’ai peur!

Ces craintes ne tardèrent pas à être justifiées par un malheur prévu, mais qu’ils devaient sentir douloureusement. La santé du duc de Saint-Alofe déclinait de jour en jour; bientôt commença pour lui cette agonie sans souffrance et sans affaiblissement d’esprit, rare privilége accordé à certains vieillards. La vie le quittait lentement, comme une eau qui fuit; il la sentait lui échapper; il assistait par l’intelligence à cet anéantissement du corps, et, semblable à Socrate, il continuait à proclamer d’une voix ferme, quoique affaiblie, les grandes doctrines auxquelles il avait voué sa vie. Enfin, un matin du mois d’août, il se fit transporter à la lisière du bosquet de sapins, près de la tombe de Marc. Il aimait ce lieu élevé d’où l’on apercevait les bois et la mer. A demi couché sur un tapis étendu à terre, il regarda longtemps l’horizon. Son visage amaigri était plus pâle, ses cheveux plus rares, ses mains plus tremblantes, mais la même flamme brillait dans son regard plein de douceur. Honorine et de Gausson, debout près de lui, le surveillaient avec une tendresse inquiète. Il releva la tête vers eux, essaya de sourire, et dit d’une voix faible:

—La terre est toujours aussi verte, le ciel aussi bleu, et vos regards nagent dans la joie... Où pourrais-je m’éteindre plus doucement?

—Ah! pourquoi ces pensées? interrompit Honorine en se penchant vers le vieillard avec des larmes dans les yeux.

Le duc prit sa main, qu’il retint dans les siennes.

—Que peuvent-elles avoir de triste? dit-il doucement. La mort qui brise une vie dans sa fleur, ou des projets à peine commencés, peut affliger l’homme qui la subit; mais quand la tâche est remplie, on se repose sans regrets. J’ai élevé jusqu’au faîte l’édifice que je voulais bâtir; un homme ne pouvait en faire davantage.

—Mais cet édifice est encore invisible pour le plus grand nombre, fit observer de Gausson; il vous reste à le faire connaître.

—Je n’ai plus le temps, dit le vieillard; mais je vous remercie d’y avoir pensé... Vous me rendez ainsi plus facile la demande que je voulais vous faire.

—Ah! parlez! s’écrièrent à la fois les deux époux; nous accomplirons tous vos désirs; que voulez-vous?

—Ce que je veux, reprit le duc, dont la voix s’anima, c’est que le fruit de longues études ne soit point perdu pour le bonheur des hommes. S’il ne m’a point été donné de voir lever ce soleil dont j’aperçois les lueurs à l’horizon du monde, je n’ai point pour cela cessé d’y croire; non, j’en prends Dieu à témoin, je meurs avec la foi de l’avenir! Mais cette terre promise dans laquelle doivent s’établir nos fils, il faut en indiquer la route à la foule; je l’ai cherchée trente ans...

—Et vous l’avez découverte! interrompit vivement de Gausson.

—Alors, montrez-la à tous, reprit le vieillard; promettez-moi que ces longues études ne demeureront point ensevelies dans l’oubli, et que, grâce à vous, elles seront publiées.

—J’en prends l’engagement! s’écria Marcel.

Le vieillard lui tendit la main.

—J’étais sûr de votre réponse, dit-il; vous trouverez tous mes manuscrits en ordre dans la cassette d’ébène donnée par Honorine... Si je ne me suis point trompé, le jour de la justice viendra pour mon œuvre. Quelque longue que soit l’attente, le germe conservé ne périra pas. Quelqu’un l’apercevra un jour et lui donnera assez de terre, d’eau et de soleil pour qu’il s’élève et s’épanouisse.

—Ah! vous verrez ce jour! dit Honorine, en s’approchant du vieillard avec une émotion croissante; pourquoi ne point espérer dans la bonne foi et dans la bonne volonté des hommes?

—Parce que je les connais depuis soixante années! répliqua le duc avec une légère nuance d’amertume; ne sont-ce pas eux qui ont flétri mes espérances dans l’avenir du nom de folie? Avez-vous donc jamais oublié le gibet du Golgotha? Toutes les royautés spirituelles doivent passer par la couronne d’épines. Heureux seulement les martyrs qui tombent en laissant leur vie dans d’autres âmes. Cette joie ne m’a point été donnée! Je meurs sans avoir pu communiquer mon souffle à aucun apôtre; il ne restera de moi qu’un livre où ma pensée dormira immobile comme ces corps dérobés à la décomposition par l’art égyptien. Ah! cette douleur... j’aurais voulu me la cacher à moi-même... vous avez forcé mon cœur à s’ouvrir... Que m’eût importé de mourir si d’autres avaient continué ma vie!... Mais je meurs tout entier... Mon âme ne laisse point de fils sur la terre, et il n’y aura pour elle, comme pour mes os, qu’une épitaphe!

L’accent du vieillard était devenu tremblant, son œil s’était voilé; il se laissa retomber sur un de ses bras et referma les paupières. Honorine et de Gausson, profondément touchés, se regardèrent; tous deux avaient la même inspiration. Il leur suffit de ce regard pour se comprendre. Ils se penchèrent en même temps, et soutenant dans leurs mains réunies la tête du vieillard:

—Non, votre souffle ne s’éteindra point tant que nous vivrons, dit Honorine avec un attendrissement religieux, car vous nous avez pénétrés de votre foi et échauffés de votre amour.

—Oui, ajouta Marcel d’un ton de fermeté émue, dites ce que nous devons faire et nous le ferons.

Le duc rouvrit les yeux, se releva sur le coude, et son pâle visage parut s’éclairer.

—Vous! répéta-t-il; est-ce bien vrai.... vous vous feriez les apôtres d’une croyance pour la populariser et la défendre, vous renonceriez à votre bonheur?

—Non, dit Marcel, car ce bonheur vient de notre amour et rien ne peut nous l’enlever; mais nous voulons le mériter et le sanctifier par le dévouement. Ah! ne nous jugez pas trop sévèrement pour ces premiers mois d’oisiveté et de rêverie! tant de traverses nous avaient désaccoutumés de la joie! nous avions besoin de nous y reprendre, de nous assurer d’un bonheur si longtemps espéré! Mais maintenant cette convalescence d’un long malheur est achevée; nous nous sentons forts et nous voulons être utiles. Ne dédaignez donc point notre bonne volonté et acceptez pour vos apôtres ceux qui sont déjà vos enfants.

Il avait plié le genou et Honorine l’avait imité. Le mourant se redressa brusquement comme si la vie se fût tout à coup réveillée en lui; il étendit ses deux mains tremblantes, les posa sur la tête des époux et deux larmes coulèrent sur ses joues flétries.

—Allez donc, reprit-il lentement, et suivez vos bons désirs. Tu as dit vrai, Marcel... la lutte ne peut rien vous enlever de votre bonheur; vous vous appuierez l’un sur l’autre; vous vous serez réciproquement une Providence. C’est l’isolement qui fait la faiblesse et le désespoir.

Il les attira alors plus près de lui et commença d’une voix tantôt familière, tantôt exaltée, une de ces improvisations sublimes que la mort inspire quelquefois. Il résuma avec une lucidité rapide tous les éléments de la doctrine nouvelle qui devait régénérer la terre, et ses deux auditeurs fascinés écoutaient sans oser faire un mouvement. Enfin, sa voix s’éteignit, ses forces étaient épuisées. Il se recoucha doucement, et referma les yeux.

Honorine et Marcel troublés demeurèrent à la même place, les mains enlacées. Les paroles du vieillard venaient, pour ainsi dire, d’agrandir leur amour en l’arrachant à son égoïsme. Maintenant ils sentaient le besoin de le répandre sur tout, d’en faire un foyer de chaleur et de lumière pour les cœurs aveugles ou glacés, de lui donner une occupation, un but! quelque chose de grave s’était tout à coup mêlé à leur joie; c’était toujours le même enivrement, mais plus noble et plus serein. Pensifs, ils attendirent le réveil du duc, jusqu’au moment où les derniers rayons du soleil vinrent se jouer sur son front et dans ses cheveux. Surpris de son immobilité, ils se penchèrent alors sur lui... Le duc était mort sans plainte et avec un sourire sur les lèvres! De Gausson et Honorine furent fidèles à leur promesse. Tous deux reparurent dans le monde, non pour prendre part à ses vains plaisirs, mais pour féconder les idées dont le dépôt leur avait été confié, pour appuyer les faibles, éclairer les forts et appeler à l’œuvre les hommes de bonne volonté.

Les obstacles surgissent chaque jour devant leurs pas, les injures et les calomnies germent sur leur route comme l’herbe des chemins, mais leur amour est une cuirasse impénétrable contre laquelle viennent s’émousser tous les traits. Après dix mois de laborieuses épreuves, tous deux s’échappent de Paris, chaque année, pour venir puiser de la patience et du courage à la Brichaie. Là, près du tombeau de Marc et du duc de Saint-Alofe, ils retrempent leurs âmes dans la solitude et amassent des forces pour retourner dans la mêlée. Françoise, dont le fils grandit, chante alors du matin au soir, et le vieux Brousmiche croise les mains lorsqu’il les voit passer, en répétant que ce sont des saints. Mais après avoir puisé des forces dans la retraite, tous deux repartent à l’heure indiquée. Semblables à ces plongeurs qui, revenus sous le ciel pour respirer, s’enfoncent de nouveau dans l’abîme, tous deux rentrent dans la Babylone où les attendent les mêmes sarcasmes; généreux réprouvés d’un monde pour lequel ils sont près de mourir comme le Christ en disant: «Pardonnez-leur, mon père, car ils ne savent ce qu’ils font!» Quant à madame la comtesse de Luxeuil et à M. de Chanteaux, ce sont toujours des élus dont le noms se trouve inscrit en tête de toutes les œuvres pieuses; Marquier vient d’arriver à la députation, et l’on parle du mariage de mademoiselle Clotilde avec M. Vankrof, auquel un journal a dernièrement décerné le titre de Mécène de l’Escaut.

 

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.

TABLE

Pages.
I. Une maîtresse1
II. Une mère11
III. Encore Marc20
IV. Une découverte29
V. Deux amants40
VI. Les deux loges51
VII. Femme et maîtresse61
VIII. Les Motteux86
IX. Un gendre99
X. Adieux113
XI. Amis et ennemis124
XII. Présages134
XIII. Projets de vengeance143
XIV. Le sorcier152
XV. Le Petit-Tourbillon164
XVI. Soirée de grisette177
XVII. Rupture190
XVIII. M. Vankrof201
XIX. Une rencontre211
XX. La maison de Bel-Air223
XXI. La déclaration227
XXII. Le château de Vertbec241
XXIII. Une journée chez Marcel255
XXIV. Le gendre et la belle-mère267
XXV. L’accusation281
XXVI. Les droits du mari296
XXVII. La punition311
XXVIII. Une retraite320
XXIX. Madame de Luxeuil337
XXX. Rencontre346
XXXI. La grève de Saint-Michel368
XXXII. Conclusion374

FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.

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