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Les réprouvés et les élus (t.2)

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L’amour de mon cœur s’est enclose,
En un bien joli jardinet,
Où croît la rose et le muguet,
Et aussi fait la passerose.
Hélas! il n’est si douce chose
Que de ce doux rossignolet
Qui chante clair au matinet,
Quand il est las il se repose.
Je le vis l’autre jour cueillant
En un beau pré la violette,
Et me sembla si avenant
Et de beauté la très-parfaite.

Anselme Micou, qui n’avait point paru prendre garde aux premiers vers de cette naïve pastorale, se retourna enfin vers son neveu.

—Le temps des violettes est passé, mon gars, dit-il, et aussi celui des chansons. Maintenant, il faut moins songer aux bouquets qu’aux migauts (provision de fruits pour l’hiver).

—Ah bah! ça regarde mam’Louis, reprit le jeune garçon en souriant, c’est elle qui boulange le pain que je mange.

Anselme remua la tête.

—Oui, oui, dit-il d’un ton pensif, les enfants, ça vit comme les oiselets du bon Dieu, qui chantent en attendant que les graines mûrissent sur le buisson. J’ai été comme ça aussi, mais depuis j’ai reçu bien des harées (averses) et conduit bien des brebis au boucher.

—Dame! c’est sûr que vous devez avoir de l’esquience (expérience), reprit l’enfant; y a pas un berger dans tout le pays à qui on ait tant de fiat (foi) qu’en vous, vieux Anselme, et si vous vouliez...

—Tais-toi, interrompit le berger sans lever les yeux, voici qué’qu’un qui nous arrive.

—Comment que vous savez ça? dit l’enfant étonné.

—Regarde Farraut.

Le chien qui paraissait endormi, venait en effet de dresser légèrement les oreilles, bientôt ses yeux s’entr’ouvrirent, son museau s’allongea et il fit entendre un léger grondement.

—Ah! il a senti qu’on venait dans les étos (chaumes), dit le jeune garçon.

—Oui, mais n’y a pas de danger, ajouta Micou sans faire un mouvement, ce sont des amis.

L’enfant se redressa et porta la main à son bonnet en prononçant le nom de M. de Gausson. Celui-ci suivait, en effet, un des sillons et n’était plus qu’à quelques pas. Il portait un costume de chasse et tenait son fusil sous le bras.

—Vous avez donc changé de pâturage, papa Micou? dit-il en saluant de la tête le vieux berger.

—Où il n’y a plus d’herbe, les moutons ne font plus de laine, répondit Anselme du ton sentencieux qui lui était ordinaire. Monsieur va sans doute à la ferme?

—Précisément; comment y est-on aujourd’hui?

Le berger plia les épaules.

—Toujours bien petitement, Monsieur.

—Ainsi madame Louis ne se trouve point mieux?

—Il n’y a pas d’apparence; on a hier battu dans les granges et elle n’a pas voulu descendre, parce qu’elle avait peur du henu (brouillard). Quand une femme comme mam’ Louis pense au temps qu’y fait, c’est mauvais signe.

—Il est vrai que ses forces semblent diminuer chaque jour, reprit Marcel: depuis cette affreuse nuit où madame Honorine a failli périr, elle n’a pu se relever.

—Monsieur Vorel dit qu’elle a pris un chaud et froid, fit observer le jeune garçon; sans compter que ça lui a fait une révolution de voir comme ça la dame de Paris quasi neyée.

—Et malheureusement on ne peut lui faire accepter aucun remède! ajouta de Gausson.

Anselme secoua la tête et fit un soupir.

—C’est pas tout ça qui aurait soumis une felle femme comme mam’ Louis, reprit-il: non, non; elle en a supporté bien d’autres!

—Et à quelle cause attribuez-vous donc sa maladie? demanda Marcel.

—A la cause qui a amené tous les autres malheurs, répliqua le berger. Il y a des temps, voyez-vous, où l’on dirait que tous les bons anges-gardiens abandonnent une maison. Voici la treizième récolte depuis que le feu a pris aux granges, où mam’ Louis a manqué brûler! treize ans avant, son fils le général est mort quasi subitement, et il y avait alors juste treize ans qu’elle était veuve!

—Et que concluez-vous de ces coïncidences?

—Ça prouve, Monsieur, que tous les treize ans l’esprit de malheur est maître du Motteux et que nous tombons tous à sa merci.

De Gausson sourit.

—Encore les mêmes idées, père Micou, dit-il; vous ne pouvez croire que le mal vienne naturellement.

—Non, Monsieur, dit le berger, ça ne peut pas être le bon Dieu qui frappe comme ça sans regarder; faut que l’autre soit queuq’ fois le maître pour tout bonessonner (troubler). Sans ça comment qu’y aurait tant d’injustice et de méchanceté sous la toiture du ciel? Voyez plutôt cette jeune dame de Paris pour qui vous avez de l’amitié, qui est-ce qui lui a fait faire un cumblet (saut) dans le Petit-Tourbillon?

—Toutes mes recherches pour le découvrir ont été inutiles, répliqua Marcel.

—Parce que les auteurs de la chose ne craignent pas les juges, reprit Micou avec conviction; vous n’avez ni vu leur figure, ni entendu leur voix, non! c’était noir et ça ne parlait pas; mais s’ils n’ont pas réussi à neyer la dame, y n’la perdent pas pour ça de vue.

—Que voulez-vous dire?

—Qu’y a comme un mauvais sort qui la poursuit. Tout ce qu’elle fait dans le pays amène des fouah (huées); on l’accuse de tout le mal et on ne veut pas croire au bien.

—Ah! je ne m’étais donc pas trompé, interrompit vivement Marcel, qui croyait avoir fait la même observation, et d’où peuvent venir ces préventions?

—Qu’est-ce qui sait d’où vient le vent qui brûle les prairies ou la pluie qui noie les blés? répondit Micou; voilà cinquante ans que je garde les moutons dans les friches et que je regarde dans le ciel sans pouvoir dire comment arrive le plus petit nuage. Les dires des vieux ne sont pas des lures (sornettes), allez, not’ maître; les hommes sont, sans comparaison, comme mes moutons; y z’ont des bergers et des chiens qui les conduisent; seulement y en a de bons et de maxis; et c’est ça qui fait le malheur ou la chance.

De Gausson savait qu’il eût été inutile de combattre les opinions du vieux berger; il prit congé de lui et continua sa route vers la ferme. Mais cet entretien, en confirmant ses propres remarques sur l’espèce de réprobation qui frappait Honorine, le jeta dans une sombre préoccupation. Quel hasard, ou plutôt quel ennemi secret pouvait avoir ainsi prévenu le plus grand nombre contre la jeune femme? Le vieil Anselme avait raison; un mauvais esprit pesait sur la vie d’Honorine, mais ce mauvais esprit avait un corps, un nom qu’il fallait découvrir. Les soupçons de Marcel allaient de l’un à l’autre sans oser ni sans pouvoir s’arrêter. Il arriva enfin à la ferme et trouva à l’entrée Françoise qui lui ouvrit la porte de l’espèce de salon où se tenait la malade.

C’était cette pièce du rez-de-chaussée, dont nous avons déjà parlé et qui servait à la fois de parloir, de bureau et de lingerie. Depuis sa maladie, la mère Louis avait encore ajouté à ces destinations. Ne pouvant quitter ce qu’elle appelait la chambre jaune, elle en avait fait le centre de son activité valétudinaire. C’était là que l’on portait les échantillons de récolte, les provisions de ménage, les instruments à réparer. Son inquiétude soupçonneuse avait grandi avec sa faiblesse. Ne pouvant promener sa surveillance, comme autrefois, sur toutes les parties de la ferme, elle eût voulu concentrer celle-ci tout entière dans l’étroit espace où la retenait son mal, rapprocher ce qu’il ne lui était plus permis d’aller trouver, tout amener enfin à portée de sa main et de son regard. Cette monomanie donnait à la pièce où elle se trouvait une apparence de désordre et d’encombrement impossible à rendre. On y voyait, pêle-mêle, des pains sortant du four, des livres de comptabilité, des tisanes et des tourtes de saindoux. A toutes les poutres étaient suspendues des touffes desséchées de plantes potagères conservées pour graines ou des paniers remplis de vieilles ferrailles. Dans les coins on voyait entassés les socs destinés à la forge, les pioches sans pointe, les faux ébréchées et les bêches qui attendaient un manche. Le plancher était enfin couvert de mannequins de fruits, de barres de savon et de poupées de lin peigné; une petite roue de charrue toute neuve avait été placée sous la fenêtre.

Assise au milieu de ce chaos, la mère Louis s’occupait à battre du lait, tout en donnant ses ordres à une servante qui arrangeait des œufs dans une corbeille. Sans avoir beaucoup maigri, la fermière avait perdu cette apparence de vigueur qui frappait autrefois dès le premier coup d’œil. Son teint coloré avait pris je ne sais quelle pâleur jaune et jaspée de petits filaments rougeâtres; ses chairs flasques flottaient à chaque mouvement et ses membres roidis semblaient avoir perdu leurs articulations. Ses yeux seuls, plus ronds et plus ouverts, avaient pris un éclat fiévreux qui, joint à la mobilité de la prunelle, leur donnait quelque chose de légèrement égaré. Une toux opiniâtre appelait par instant le sang au visage qui devenait ensuite subitement plus pâle. Son costume, dont la propreté soignée frisait autrefois l’élégance, avait éprouvé la même transformation. Composé de pièces disparates, il annonçait une sorte d’abandon de soi-même qui est, même chez la femme la moins recherchée, le symptôme le plus certain du triomphe de la souffrance. Un verre et un broc remplis de maître-cidre étaient placés à portée de sa main, car depuis que la maladie avait enlevé à la paysanne son activité, elle cherchait une consolation malheureusement trop fréquente dans la tisane de Marin-Onfroy, et tous les efforts d’Honorine pour combattre cette déplorable passion, devenaient chaque jour plus inutiles. Au moment où reprend notre récit, elle venait encore de recourir à ce dangereux remède, tandis que la jeune femme, assise devant un petit bureau, achevait tout haut quelques calculs.

—Alors tu ne trouves pas le compte! s’écria tout à coup la mère Louis, y manque encore un écu et sept sous?

—Je vais recommencer l’addition, balbutia la jeune femme troublée par la voix de Marcel qu’elle crut reconnaître.

—C’est la malédiction du bon Dieu qui est sur moi, reprenait la fermière d’un ton lamentable. Tous les goureurs du pays se sont donné le mot pour profiter de ma maladie. Y me feront mourir sur une botte de paille... et dire que personne ne prendrait les intérêts d’une pauvre malheureuse qui ne peut plus gandoler (remuer). Ah! Jésus-Sauveur, qu’est-ce que je vais donc devenir? Eh bien! pourquoi que tu laisses tes chiffres, toi?

—Voici M. de Gausson, ma mère, dit Honorine, en montrant le jeune homme qui venait d’ouvrir la porte.

—Ah! qu’est-ce qu’i veut? demanda la fermière en détournant à demi la tête.

—Je venais savoir comment vous vous trouviez aujourd’hui, chère madame Louis, dit Marcel qui s’avança vers la malade avec empressement.

—Aujourd’hui c’est comme hier et comme les jours d’avant, répliqua la mère Louis d’un air maussade; on gavaille (gaspille) tout, on me ruine, et j’ peux rien faire; quand on souffre on n’a plus d’ami, voisin.

—Vous me permettrez de croire le contraire, reprit le jeune homme; pour ma part, je suis désolé de cette persistance de la maladie, et si je pouvais quelque chose...

—Oui, oui, on dit toujours ça quand on est sûr qu’on ne peut rien, interrompit la mère Louis.

Honorine rougit, et de Gausson parut lui-même embarrassé; mais il s’efforça de se remettre en répondant gaiement:

—Allons, vous êtes une ingrate, voisine; vous niez l’amitié que l’on a pour vous, afin de ne pas être obligée d’en rendre; mais vous aurez beau faire, vous ne m’empêcherez pas de m’intéresser à votre santé et de déplorer que vous vous refusiez à tout traitement...

—Ah! voilà la chanson, reprit aigrement la paysanne; faudrait prendre des drogues. Comme si c’était pas assez de l’ennui du mal, sans avoir l’ennui des remèdes. La mezette aussi me fait des reproches tant que le jour dure. Faudrait appeler le médecin. Des médecins; on mourra bien sans ça, allez, et ça ne fera pas de chagrin à beaucoup; quand on n’est plus bonne à rien, le mieux est de se laisser crever dans un coin comme un chien qui a perdu son maître.

Honorine jeta un regard désolé à de Gausson, et une larme vint mouiller ses cils. Quelque égoïste que fût l’affection de la vieille femme, c’était la seule parente en qui elle eût trouvé quelque sympathie; ce cœur avait d’ailleurs donné ce qu’on pouvait en espérer; et Honorine aimait la mère Louis par comparaison et par disette de tendresse. Celle-ci s’aperçut de son émotion; mais loin d’en être touchée, elle s’en irrita, car, comme la plupart des malades, elle s’indignait également que l’on contrariât sa triste prévision, et qu’on parût y croire.

—Vas-tu geindre maintenant, s’écria-t-elle; Dieu me pardonne! ils ont tous juré de me faire damner! et quand je serais portée en terre, voyons, qu’est-ce que ça te fera? tu auras ta part de mon bien, et les écus d’un mort, ça vaut toujours mieux que les gronderies du vivant. Mais j’suis pas encore cousue dans le drap, ma chère! toi et le mière faut que vous attendiez vot’tour.

—Ah! pouvez-vous me parler ainsi! dit la jeune femme, dont les larmes, retenues jusqu’alors, coulèrent silencieusement.

—Allons v’là qu’elle pigne maintenant, reprit la fermière en repoussant la baratte à beurre; si c’est pas capable de vous tourner le sang! Emporte ça, voyons, emporte vite; j’aime mieux être toute seule que de voir des figures de mater dolorosa. M. Marcel t’ouvrira la porte.

L’invitation était trop claire pour que le jeune homme pût feindre de ne point comprendre; il prit congé de la mère Louis et suivit Honorine. Celle-ci arrivée dans la pièce voisine s’assit sur un banc et fondit en larmes. Depuis tant de jours que ses soins près de la fermière n’étaient payés que par des reproches ou des duretés, elle avait le cœur trop plein; ce dernier choc le fit déborder. Marcel qui était demeuré d’abord debout devant elle, sans pouvoir parler, fit un geste de désespoir.

—C’est trop aussi! murmura-t-il enfin à voix basse; c’est trop pour qui n’a mérité aucune de ces épreuves! Le berger dit vrai, il y a un mauvais esprit acharné à votre poursuite.

—Ah! quand je me suis décidée à venir ici.., bégaya Honorine au milieu de ses sanglots... pourquoi n’ai-je pas eu plutôt... le courage... de mourir...

De Gausson lui prit vivement la main.

—Ne dites pas cela, reprit-il avec angoisse, vous me brisez le cœur. Mon Dieu, ne puis-je donc rien faire pour vous! mais à quoi servent alors le dévouement, l’affection, le courage... Je vous suis inutile, moi qui rachèterais chacun de vos chagrins au prix de tout mon bonheur.

—Ah! je le sais! dit la jeune femme qui pleurait toujours, mais dont la douleur se transformait en attendrissement à la voix de Marcel; je sais que vous êtes mon meilleur, mon seul ami.

—Plus qu’un ami, répliqua de Gausson, qui avait saisi sa main et qui la pressait dans les siennes...

—Un frère! répéta la jeune femme.

—Plus qu’un frère, ajouta-t-il, en attirant contre son cœur la main qu’il tenait.

Honorine tressaillit et voulut se dégager. Marcel la retint avec force.

—Plus que vous n’avez cru, plus que je n’ai jamais osé vous dire! continua le jeune homme avec une exaltation croissante. Je vous aime, Honorine! oh! ne tremblez pas, ne cherchez point à m’échapper: je vous aime depuis le premier jour où je vous ai revue. Mariage, séparation, rien n’a pu me guérir de cet amour, rien ne m’en guérira.

—Pourquoi... me le dire... murmura la jeune femme, pleurant plus fort de trouble et peut-être de bonheur.

—Parce que je me suis tû trop longtemps! reprit Marcel avec passion. Ce secret me pesait là, comme une chaîne; il arrêtait tous mes épanchements; il étouffait ma voix quand je voulais vous consoler! Maintenant je vous ai dit que ma vie vous appartenait, que ma joie était en vous, ordonnez ce que je puis faire; sachant que vous êtes tout pour moi, vous oserez, j’espère, tout me demander.

Honorine voulut répondre, mais elle n’en trouva point la force. Cet aveu que de Gausson avait retenu jusqu’alors, elle le prévoyait, elle le désirait peut-être; aussi n’éveilla-t-il chez elle ni surprise ni révolte. Les objections qu’il pouvait faire naître s’étaient depuis longtemps présentées à son esprit, qui les avait discutées, combattues. Fascinée par la voix de celui qu’elle aimait, honteuse, éperdue, elle fit un dernier effort pour échapper à ses étreintes, puis, cédant à sa propre émotion, elle cacha son visage sur la poitrine du jeune homme. Celui-ci sentit ses yeux se mouiller, un flot de joie inonda son âme; il avait compris! Sa tête se pencha vers celle d’Honorine, et posant chastement les lèvres sur ses cheveux:

—Merci! balbutia-t-il à son oreille; mais, maintenant, vous ne direz plus que vous voulez mourir...

Quand Honorine reparut dans la chambre de sa grand’mère, une sorte de transfiguration s’était opérée en elle. Son visage, altéré par la fatigue et les veilles, rayonnait d’une auréole de joie; sa voix était plus harmonieuse, ses mouvements plus souples, un souffle de flamme semblait avoir pénétré tout son être embelli et allégé. Elle se mit à genoux sur le tabouret placé aux pieds de la malade et, à force de douces paroles et de caresses, elle arriva à trouver le chemin de cette âme aigrie. La mère Louis, qui avait longtemps résisté à toutes ses avances, finit par lui prendre la tête à deux mains et l’embrassant au front:

—Tiens, tu n’es pas une humaine, toi, s’écria-t-elle attendrie; faudrait être plus méchant qu’un lancret pour te faire du chagrin.

—Alors, vous qui êtes bonne, vous ne voudriez pas me rendre malheureuse, dit Honorine de ce ton plaintivement caressant qui a tant de charme chez les femmes et les enfants.

—Non que je ne le veux pas, chère câline.

—Alors vous consentez à vous soigner?

—Ah! tu vas encore me parler de médecin...

—Essayez seulement, grand’mère; je vous en conjure... pour moi... rien que pour moi.

Elle avait pris les mains de la mère Louis et y appliqua ses lèvres. La vieille femme finit par céder.

—Allons, on ne peut pas te résister, mezette, dit-elle plus gaiement, nous verrons le mière puisque tu le veux. S’y peuvent me relever, ça ne sera pas malheureux pour nous tous, car ça mettra peut-être fin aux voleries. Ah! pauvre mezette, le proverbe a bien raison:

Quand la haie est basse,
Tout le monde y passe.

—Allons, reprit Honorine, qui voulait profiter des bonnes dispositions de la fermière; je vais faire avertir tout de suite M. Vorel.

—Rien ne presse, fit observer la paysanne; je dormirai bien sans ses drogues; demain s’il y a du soleil, nous attellerons le char-à-bancs et nous irons ensemble au manoir. Mais en attendant je veux prendre quéqu’chose, un peu de tisane de Marin-Onfroy.

Honorine fit un geste de prière.

—Eh bien, non, reprit la mère Louis avec un visible effort; je ne veux pas t’erjuer (te contrarier), fais-moi une piquette et puis j’irai me coucher. C’est pas que je m’ennuie avec toi, au moins, mais, comme disait le roi Dagobert à ses chiens, il n’est si bonne compagnie qu’on ne se sépare.

Honorine prépara à la vieille femme le mélange de crème, de lait caillé et de sucre qu’elle lui avait demandé, l’aida à se mettre au lit, puis se retira elle-même dans sa chambre. Mais elle était peu disposée au sommeil; la nuit entière se passa pour elle dans un enivrement de cœur entrecoupé de larmes. La pensée qu’elle était aimée de Marcel lui causait tour à tour des élans de joie et des tressaillements d’épouvante. Cependant sa joie était plus forte. Elle repassait dans sa mémoire tous les souvenirs qui prouvaient cet amour; elle rêvait un avenir uniquement occupé par lui; son imagination aidait son cœur à créer tous les incidents de ce poëme ineffable qui comprend tout le reste et que résume un seul mot. Les premières lueurs du jour la trouvèrent encore bercée dans ces enivrantes images. Mais cette veille loin d’épuiser ses forces les avait ranimées et rafraîchies. Elle se leva comme l’alouette qui reprend possession des airs. En se réveillant, la mère Louis rencontra son doux visage penché sur son oreiller.

—Déjà debout, ma moissonnette, dit la vieille femme étonnée.

—Il fait beau, grand’mère, répliqua Honorine, en baisant les joues flétries de la vieille femme.

—Ah! parbleu! t’as pas besoin de le dire, reprit la mère Louis, on voit le soleil levant dans tes yeux. Eh bien! puisqu’il fait beau, mezette, nous irons au manoir.

—J’ai fait sortir le char-à-bancs.

—Bon.

—Et j’ai dit de préparer la Caillie; c’est la jument que vous préférez.

—Parce qu’elle ne vole pas sa branée (mesure de son); c’est une vieille dure-à-cuire comme moi, vois-tu, on n’en fait plus comme de not’ temps. A propos, donne-moi un coup de cassis; je me sens mal au cœur quand je me réveille.

Honorine n’osa refuser et versa la liqueur demandée dans une des petites mesures appelées demoiselles. La mère Louis l’obligea à la remplir.

—Est-elle grecque au moins, dit-elle d’un air mécontent; elle me regrette toujours mon petit coup du matin.

—Vous savez ce que monsieur Vorel vous a dit, grand’mère.

—Bah! bah! laisse-moi donc avec le Vorel.

Qui court après le mière,
Court après la bière.

—Ah! grand’mère, vous oubliez vos promesses d’hier.

—Du tout! mais nous n’avons pas encore eu la consultation. Ainsi je suis ma maîtresse et j’veux en profiter. Avant que nous partions, faut que tu me fasses manger queuq’chose qui me soutienne.

Honorine eut beaucoup de peine à obtenir que la vieille paysanne se contentât d’un peu de lait jusqu’à ce que M. Vorel eût indiqué le régime à suivre, et, pour couper court à sa réclamation, elle lui annonça que le char-à-bancs attendait.

—Allons! je vois qu’on veut me faire mourir de famine, reprit la mère Louis en se levant; les mières auront beau dire, vois-tu, je sens que j’ai besoin et que si je pouvais manger je me remettrais debout. Y suffirait de trouver ce qui convient à mon estomac... A propos, apporte donc queuq’chose pour boire en chemin... J’ai toujours soif..... Ah! Jésus! je suis-t’y faible sur mes pieds; y m’semble que j’marche sur du coton.

Honorine lui donna le bras et toutes deux rejoignirent le char-à-bancs où la mère Louis monta avec peine.

XXII

Le château de Vertbec.

Le ciel était brillant et pur, et les dernières senteurs de la végétation mourante flottaient sur les brises du matin. C’était la première fois depuis plusieurs semaines que la mère Louis quittait la ferme, car, comme il arrive toujours aux gens d’action, le mal l’avait jetée dans une inertie subite et exagérée. Le jour où elle s’était trouvée trop faible pour continuer ce qu’elle faisait d’habitude, elle avait renoncé à tout et s’était alitée plus par dépit que par nécessité. Depuis, l’immobilité, l’irritation et une hygiène déplorable avaient assez aggravé le mal pour lui faire croire à l’impossibilité de remuer; aussi éprouva-t-elle une surprise joyeuse lorsqu’à la suite de l’effort qu’elle venait de tenter, elle se trouva plus ferme et plus vaillante qu’elle ne l’avait supposé. En passant près des étables, elle voulut voir son bétail, examina tout avec l’ardeur d’une convalescente, gronda un peu pour n’en point perdre l’habitude, mais remonta en char-à-bancs plus satisfaite qu’elle ne voulait le paraître. La route qu’elles suivaient pour se rendre au manoir était bordée de buissons dont les oiseaux venaient becqueter les baies mûres. On entendait les chants des pâtres, et les passants s’arrêtaient, pour saluer la mère Louis et la félicitaient sur sa sortie. Celle-ci ne manquait point de répondre qu’elle ne se trouvait pas mieux et que l’on sortait bien les morts pour les porter en terre; mais dans le fond, elle se trouvait raffermie et ranimée par ce qu’elle sentait, ce qu’elle voyait et ce qu’elle entendait. Aussi répondait-elle plus affectueusement aux prévenances d’Honorine qui avait été l’occasion, sinon la cause de cette résurrection; elle l’aimait par retour sur elle-même, comme on aime ce qui égaie et soulage.

—Allons, fouette la Caillie, petite, lui dit-elle; faut que nous arrivions avant que le mière soit parti pour ses visites; j’veux lui demander à déjeuner à ce grec-là.

Honorine obéit, et elles arrivèrent bientôt à la porte de M. Vorel. Celui-ci qui les avait aperçues vint à leur rencontre et fit de grandes démonstrations de joie.

—Oui, recevez-moi bien, dit la mère Louis en descendant avec peine; car je viens vous consulter.

—Enfin!

—C’est pas que j’aie plus de fiat (confiance) qu’autrefois, non; mais c’est la mezette qui l’a voulu, et donc je viens prendre queuq’chose avec vous.

—J’ai bien peur de n’avoir à vous offrir que des tisanes, dit le médecin en souriant; la première condition de rétablissement est une diète sévère.

—Oh! j’en étais sûre! s’écria la paysanne; c’est toujours le même oremus. Mais, après ça, faudra voir..... Ah! Dieu! j’ai-t-y les jambes emolentées (fatiguées); donnez-moi donc de quoi m’asseoir.

Vorel apporta un fauteuil et commença quelques questions sur ce qu’éprouvait la mère Louis.

—Pardi! vous savez bien ce que j’ai, interrompit celle-ci; je vous l’ai dit assez souvent depuis un mois; c’est toujours la même chose... Voyez si vous aurez dans vot’sac des remèdes pour me redonner du cœur aux jambes.

Vorel répondit qu’il ne doutait point qu’un traitement suivi ne ramenât la santé, mais qu’une plus longue négligence pouvait tout compromettre. Il examina ensuite la malade attentivement, indiqua à Honorine les précautions à prendre, en ajoutant qu’il apporterait lui-même, dans la journée, une potion dont l’effet ne pouvait manquer d’être favorable.

—Eh bien! à propos, reprit la mère Louis, qui avait écouté tous ces détails avec une répugnance évidente, puisque vous êtes si habile, pourquoi que vous ne guérissez pas le grand Jodane... car il est toujours malade, à ce qu’il paraît.

—Toujours, répliqua Vorel.

—Pauvre Henri!... ne pourrions-nous le voir? demanda Honorine.

—En vérité, je ne sais s’il serait prudent... objecta Vorel.

—Pourquoi donc ça? reprit la fermière, à laquelle le quasi refus du médecin inspira un désir subit de rendre visite à l’idiot; y me semble qu’on ne peut pas m’empêcher de voir mon petit-fils.

—Si vous y tenez... absolument...

—Certainement que j’y tiens; j’serais pas fâchée de savoir si y m’trouvera bien changée.

Vorel parut se raviser.

—Ce sera, en effet, un moyen d’éprouver son intelligence, murmura-t-il; je vais alors le prévenir.

—C’est inutile, nous montons avec vous.

Vorel voulut essayer quelques objections, qui, comme à l’ordinaire, ne firent que confirmer la mère Louis dans sa résolution. Appuyée sur le bras d’Honorine, elle se mit à monter l’escalier à la suite du médecin, qui parut enfin prendre son parti. Arrivé au premier étage, Vorel ouvrit une porte, et introduisit les deux visiteuses dans une première pièce couverte d’un tapis qui amortissait le bruit des pas. Il ouvrit ensuite une seconde pièce fermée à clef, et où les persiennes ne laissaient pénétrer qu’une lueur crépusculaire.

—Ah! Jésus! c’est noir comme un tombeau! s’écria la fermière qui, venant de quitter la pleine lumière, n’aperçut rien au premier instant.

Le médecin entra sans répondre, et s’avança vers un lit enveloppé de rideaux sombres qu’il entr’ouvrit.

—Voici votre grand’mère et votre cousine qui viennent vous voir, mon cher Henri, dit-il de sa voix mélodieuse.

Une sorte de gloussement, qui n’avait rien d’humain, lui répondit.

—C’est donc là qu’il est? demanda la mère Louis; voyons un peu ce qu’il va dire...

Elle s’était approchée du lit pour apercevoir le malade; mais lorsque son œil, déjà accoutumé à l’obscurité, rencontra ce qu’il cherchait, elle s’arrêta tout à coup frappée de stupeur. L’idiot se tenait accroupi au fond de la ruelle, entouré de draps roulés et de couvertures en lambeaux, et occupé à retirer les crins du matelas sur lequel il était assis. Son étiolement d’autrefois avait fait place à une maigreur effrayante; ses cheveux, plus pâles, se dressaient par touffes rudes et inégales; les muscles de son visage étaient agités d’un frémissement convulsif, et une écume visqueuse bordait ses lèvres bleuies. Honorine, qui était restée immobile comme la fermière, joignit les mains avec un cri étouffé.

—Vous le trouvez bien changé? demanda Vorel d’un air triste. Hélas! tous mes soins ont échoué contre l’abâtardissement de cette nature avortée.

—Comme il nous regarde! s’écria la mère Louis; on dirait qu’il ne sait pas qui nous sommes.

—C’est votre grand’mère, Henri, dit Vorel en montrant la paysanne à l’idiot.

Pour toute réponse, celui-ci porta avec avidité à sa bouche le crin qu’il avait arraché au matelas, en faisant entendre l’espèce de cri animal qu’il avait déjà poussé à l’arrivée du médecin.

—Est-ce que tu ne me reconnais pas, grand Jodane? reprit la fermière, troublée malgré elle à la vue d’une telle misère.

L’idiot tourna de son côté des yeux égarés, et fit claquer ses dents.

—Quoi! vous ne vous souvenez plus de moi, Henri? demanda à son tour Honorine.

—Vite, répondit le grand Jodane. C’est l’heure... du pain.

—Tu as oublié la dame de Paris que tu aimais tant? ajouta la mère Louis.

—Beaucoup... beaucoup! reprit l’idiot.

—Dieu nous sauve! il n’y a plus rien à faire de lui! dit la paysanne.

—Je le crains! soupira Vorel, sous les lunettes duquel brillait un regard de triomphe, il a perdu la mémoire, le jugement... mais les fonctions animales ne sont nullement troublées, et nous n’avons pas à craindre du moins pour sa vie.

—La vie! répéta la mère Louis; que je sois damnée s’il ne vaudrait pas mieux pour vous le voir entre quatre planches.

—Oh! vous ne savez pas ce que c’est qu’un fils unique, ma mère! dit Vorel avec une expression si ardente qu’Honorine en fut remuée jusqu’au cœur.

—Mon Dieu! mais ne peut-on rien faire? demanda-t-elle.

—J’ai eu recours à tous les moyens connus, répliqua le médecin d’un ton accablé.

—Et... si l’on en essayait d’autres? reprit la jeune femme; pardon d’oser donner un avis... Mais il me semble que ce silence, cette obscurité doivent à la longue énerver et anéantir. Puisque le traitement indiqué par la science n’a point réussi, ne pourrait-on en essayer un autre, rendre à Henri de l’air, de la lumière et de la liberté?

—Maintenant, je n’y vois point d’empêchement, répliqua Vorel, les regards fixés sur l’idiot; il se pourrait que cet isolement, nécessaire pour le but que je désirais atteindre, altérât à la longue la santé de ce malheureux enfant et... avant tout, je veux qu’il vive!

—Alors permettez qu’il sorte, reprit vivement Honorine; qu’il vienne à la ferme comme autrefois; je vous promets de veiller sur lui comme sur un frère.

—Pardi! pourquoi qu’y ne viendrait pas tout de suite? dit la mère Louis; y fait un temps pour les malades aujourd’hui. Voyons, grand Jodane, lève-loi et viens avec ta grand’mère; nous déjeunerons ensemble!

L’idiot comprit ce dernier mot, car il se mit à rire en étendant ses mains crochues et répétant:

—Déjeuner! hou! hou! toujours déjeuner...

—Y paraît qu’il a appétit, reprit la fermière... Je parie que vous l’aurez fait jeûner pour le guérir! la diète, c’est comme les licous, ça va à toutes bêtes. Envoyez la Sureau habiller ce pauvre innocent, nous allons l’attendre en bas.

Les deux femmes descendirent au salon et le médecin alla donner les ordres nécessaires à la vieille servante. Il les rejoignit bientôt et engagea Honorine à visiter plusieurs variétés de chrysanthèmes qui venaient de fleurir au jardin, tandis qu’il préparait la potion nécessaire pour la mère Louis. Celle-ci regarda la jeune femme descendre le perron et traverser le parterre.

—A-t-elle l’air coquet, dit-elle, avec cette complaisance des grands parents pour la beauté de leurs petites-filles; y en a pas une autre dans le pays qui l’égale, non!

—Madame de Luxeuil est, en effet, charmante, répliqua Vorel.

—Et courageuse! continua la fermière; y a pas de basse (servante) qui en approche pour le travail, sans compter que c’est attaché...

—Oui, reprit Vorel d’un air paterne; je la crois d’une nature fort affectueuse.

—Y faut ça! car vrai, y a des fois où je la tarabuste.

—Vous êtes vive, mais au fond si bonne...

—Eh ben, v’là où est la menterie! s’écria la fermière qui, par contradiction, se trouvait en veine de franchise; je suis pas bonne du tout; et vous le savez bien mieux que personne.

—Moi?

—Oui, oui; vous me l’avez dit.... D’abord, je suis pas bonne quand ça m’ennuie. Mais la mezette ne s’fâche jamais, j’ai beau l’agonir, elle garde toujours sa mine douce et sa voix de petit oiseau. Aussi, moi, ça me touche, et maintenant, voyez-vous, je sais pas ce que j’deviendrais si je l’avais plus.

—C’est un malheur que vous ne devez point craindre, objecta Vorel; madame Honorine est retenue ici par un intérêt trop puissant....

—Quel intérêt donc?

—Allons, vous le savez aussi bien que moi.

—Parole! je ne sais rien de rien.

—Alors, je dois me taire.

—Et moi je veux que vous parliez, s’écria la paysanne impatientée. Y a rien qui m’est maque comme d’entendre dire: v’là une chose; mais vous ne la verrez pas. Voyons, mon gendre, qui est-ce qui retient la mezette?

—Eh bien! puisque vous voulez que je vous dise.... ce que tout le monde sait: Madame Honorine reste ici parce que M. de Gausson s’y trouve.

—Ah bah! reprit la mère Louis intéressée; vous croyez qu’elle en tient pour le beau brun?

—Il suffit de regarder.

—Au fait, c’est juste, maintenant que j’y pense... quand le voisin se trouve là, mezette est toute... chose!... Ah! c’est pour ça qu’elle reste aux Motteux!

La mère Louis devint pensive, à la grande joie du médecin; il connaissait l’égoïsme exigeant de l’ancienne meunière et savait la malveillance des vieilles femmes contre tout amour qu’elles n’ont point permis et protégé. Aussi, ne doutait-il pas que la révélation qu’il venait de faire n’amenât tôt ou tard, entre la grand’mère et la petite-file, des débats qui pourraient finir par une séparation. En toute autre occasion, ses espérances se fussent réalisées; mais la maladie avait attaqué l’énergique personnalité de la fermière. Plus dépendante des autres, elle était devenue moins absolue dans ses prétentions, et l’idée d’une rupture à laquelle elle se fût arrêtée autrefois avant toute autre, lui causait maintenant un effroi qui la rendait plus indulgente. Elle étouffa son premier dépit, accepta une place secondaire dans les affections de la jeune femme et ne songea qu’aux moyens de l’exploiter le plus fructueusement qu’il serait possible. Or, il lui sembla, à la réflexion, que cet amour d’Honorine et de Marcel, loin d’être nuisible aux soins qu’elle attendait de sa petite-fille, pouvait les lui assurer plus attentifs et plus tendres. Il suffisait pour cela de le prendre sous sa protection, de se faire volontairement l’occasion du rapprochement entre les deux amants, comme elle l’avait été jusqu’alors à son insu; d’entrer enfin dans ce roman de manière à profiter d’une double reconnaissance. Tout ceci se présenta à l’esprit de la mère Louis, comme nous venons de le dire, mais sous des formes plus vagues, plus grossières. Sans bien s’expliquer les motifs, elle comprit que la révélation faite par Vorel pouvait tourner à son profit. Grâce au médecin, elle tenait désormais sa petite-fille par le cœur! aussi l’expression de mécontentement qui avait d’abord plissé son front, fit-elle presque immédiatement place à un épanouissement de bonne humeur.

—Ah! perjou! dit-elle, vous êtes un fameux dénicheur, mon mière; rien ne vous échappe! moi, qui vois ces jeunesses tous les jours, je ne savais rien de leur secret.

—La chose était pourtant assez claire! reprit Vorel surpris de la placidité de la mère Louis, et je ne suis point le seul à l’avoir devinée!

—Si c’est possible!

—Tout le monde en parle à Trévières.

—Voyez-vous ces jacasseurs (bavards).

—Je crois même qu’il serait prudent de faire quelques représentations à madame Honorine dans son intérêt.

—On les lui fera, dit la mère Louis, on les lui fera; mais Jésus Dieu! voyez donc le grand Jodane qui vient là. On dirait qu’il a oublié de marcher.

L’idiot s’avançait soutenu par la jeune femme et en chancelant à chaque pas. Son changement, plus visible au grand jour, sembla effrayer Vorel lui-même.

—Est-ce que vous croyez qu’il pourra vivre comme ça? demanda la mère Louis avec cette naïveté brutale des paysans.

—Je l’espère, je n’ai aucune raison d’en douter, répliqua le médecin, dont l’œil interrogeait les traits de l’idiot avec une attention qui ressemblait à de la sollicitude; seulement je crois que vous avez raison, et qu’il faut lui rendre un peu d’air et de mouvement.

—Laissez-le venir avec nous, Monsieur, dit Honorine, à qui la langueur de l’idiot inspirait une sérieuse pitié.

—Au fait, ça ne peut que lui être bon, reprit la fermière; pas vrai, grand Jodane que tu veux venir avec nous?

Pour toute réponse, le grand Jodane se pressa contre la jeune femme en poussant son cri habituel qui ressemblait à un gémissement.

—Nous allons le faire monter en char-à-bancs, reprit la fermière qui s’était levée, et ce soir on vous le ramènera.

Vorel parut balancer un instant, puis finit par consentir, et les deux femmes partirent avec leur nouveau compagnon. Il y eut d’abord un assez long silence, mais lorsque l’on eut perdu de vue le manoir, la mère Louis se tourna vers Honorine qui tenait les rênes.

—Est-ce que tu n’as pas envie de faire une plus longue promenade, mezette? demanda-t-elle d’un air malicieux.

—Moi, volontiers, ma mère, répliqua la jeune femme; mais où faut-il aller?

—Consulte-toi un petit, voyons; n’y a donc pas un côté vers où ton cœur se tourne, hein? Allons, ne fais pas la jesuette.

—Je vous assure... que je ne comprends point, répliqua Honorine qui rougit de manière à prouver qu’elle craignait de comprendre.

—Et ben petiote, faut tourner là, à gauche, et, en allant toujours devant, nous arriverons à un endroit qui s’appelle Vertbec!

Honorine tira brusquement les rênes.

—Quoi! vous voulez aller chez M. de Gausson? dit-elle vivement.

—Pourquoi donc pas? reprit la fermière d’un ton narquois; y nous a fait assez de visites pour qu’on lui en rende une: entre voisins, faut ben voisiner, pas vrai?

—Je crains qu’il ne soit absent, reprit Honorine, qui n’eût point voulu comprendre les allusions de sa grand’mère.

—Alors nous retournerons une autre fois, reprit la paysanne... y me semble que ça n’peut pas te faire de peine?... T’es pas ennemie du beau brun, je crois.

—Vous savez que j’ai toujours eu... beaucoup d’amitié... pour M. Marcel, répliqua Honorine embarrassée.

—Juste! répliqua la mère Louis ironiquement, t’as de l’amitié... et lui itou... et comme on dit que deux amitiés valent un amour...

—Ma mère...

—Eh ben! faut pas t’estomaquer pour ça; pardi! on est tous mortels, comme dit c’t’autre, et un beau gars est toujours un beau gars.

—Pouvez-vous penser?...

—Je pense pas; je pense rien, interrompit la vieille femme; ce que j’en dis, c’est pas pour te faire de la peine, au contraire, suis ta fantaisie, mezette, et n’aie pas peur que nous ayons d’halmèche pour ça...

La mère Louis accompagna ces mots d’un gros baiser sur la joue d’Honorine qui demeura étourdie. La découverte de sa grand’mère l’avait épouvantée, et sa grossièreté indulgente l’humiliait plus que des reproches. Aussi voulut-elle s’expliquer, se défendre, mais la fermière lui ferma la bouche.

—C’est bon, c’est bon, dit-elle, on ne te demande pas de dire s’y retourne du pique ou du cœur; t’es cachottière comme toutes les jeunesses. Je t’en aime pas moins pour ça. Plus tard t’auras plus de fiat en ta grand’mère; pour le moment, fouette la Caillie que nous arrivions à Vertbec le plus tôt possible; j’ai l’estomac dans les talons.

Honorine qui savait toute contestation inutile, obéit en silence, et ils aperçurent enfin l’habitation de Marcel. Ainsi que nous l’avons dit ailleurs, l’ancien château de Vertbec n’était plus qu’une ruine dont les débris couronnaient le sommet d’une verdoyante colline. Un antiquaire eût facilement retrouvé parmi ces pans de murailles à demi-abattus et ces tourelles rongées de lierre, le plan primitif de l’édifice. Mais, pour le passant, il n’y avait là qu’un amas de décombres dont il supputait la valeur marchande ou dont il admirait l’effet pittoresque, selon sa profession et ses instincts. Une seule partie de la construction primitive était restée intacte; c’était le donjon! Sa masse colossale s’élevait au centre comme un géant que rien n’a pu terrasser. Les violiers en fleurs, les pariétaires et les élégantes ciguës qui ondoyaient au sommet des créneaux, loin de leur donner un aspect de ruines, semblaient un ornement destiné à les égayer. Aucune réparation récente n’avait du reste altéré le caractère du vieux monument. Les pierres, que joignait l’une à l’autre le lierre ou la mousse, semblaient rongées par le temps; les étroites fenêtres étaient garnies de châssis plombés; la porte basse et déjetée était défendue par des lames de fer boulonnées. La mère Louis, qui n’était point venue au Vertbec depuis quelques années, parut stupéfaite.

—Comment! il n’y a pas de maison! s’écria-t-elle, où donc est-ce qu’il demeure alors?

—M. de Gausson s’est arrangé un logement dans le donjon, fit observer Honorine.

—Quoi! dans ce pigeonnier? demanda la fermière; ah! perjou! mais comment qu’on fait pour entrer là-dedans? Faut donc monter avec une échelle?

Avant qu’Honorine eût pu répondre, de Gausson parut lui-même à la porte de la tour; il accourait à la rencontre du char-à-bancs avec de grandes démonstrations de surprise et de joie.

—Ah! vous ne vous attendiez pas à ça, voisin, s’écria la mère Louis; c’est une surprise que j’ai voulu vous faire; je vous amène mezette... c’est bien malgré elle, par exemple.

—Se peut-il? dit Marcel.

—Oui, dit la paysanne; elle donnait des raisons pour ne pas venir... histoire de faire la sainte n’y touche, vous comprenez; mais moi j’ai pas donné dans les lures (sornettes), et nous voilà.

De Gausson exprima sa reconnaissance avec une vivacité qui fit cligner les yeux à la vieille femme.

—C’est bon, c’est bon, dit-elle; on sait que vous aimez mieux voir la mezette que le tonnerre!... Faut pas rougir pour ça, petiote.

Un beau gars est pour beau tendron
Com’la faucil’ pour la moisson.

C’est un proverbe aussi vieux que Mathieu-Salé.

Honorine était au supplice; Marcel s’en aperçut et se hâta de couper court, en conduisant ses hôtes au donjon.

—Je suis désolé de vous faire monter mes cent marches de pierre, dit-il à la mère Louis; mais le plus haut étage est le seul qui ait été remis en état; vous allez trouver que j’habite un nid de hiboux.

—Ça m’est égal, pourvu qu’on y déjeune, dit la fermière, car je vous ai pas encore dit que nous étions venus pour casser la croûte avec vous.

Marcel répondit qu’il les traiterait le moins mal qu’il lui serait possible, et aida la vieille paysanne à atteindre le sommet de l’escalier étroit et tournant. Honorine suivait avec l’idiot.

—Nous voilà arrivés, dit enfin de Gausson, en poussant une petite porte de chêne qui servait d’entrée à son logement.

—C’est pas malheureux, reprit la mère Louis essoufflée: faut que vous ayez du jarret pour vous loger, comme une cloche, auprès des nuages. Ouf! heureusement que voici de quoi s’asseoir.

Le jeune homme avança un grand fauteuil gothique garni de cuir, dans lequel la vieille femme se laissa tomber; puis des tabourets de même forme pour Honorine et pour l’idiot. Mais celui-ci s’était accroupi dans le coin le plus obscur, près d’une petite cheminée de fonte incrustée dans l’intérieur du mur, et la jeune femme regardait autour d’elle avec une curiosité et une émotion involontaires.

Le logement de Marcel avait, en effet, dès le premier aspect, quelque chose de singulièrement remarquable. Il ne se composait que de deux pièces séparées par une portière alors ouverte, et qui permettait ainsi de le voir tout entier. Les murs, sans tapisserie, n’avaient d’autres ornements que quelques armes de chasse; un filet de pêche et un caban de peau de chèvre suspendu près de la porte. Tout l’ameublement de la première pièce consistait en quelques siéges gothiques, une table à pieds tors et une grande armoire de chêne sur les battants de laquelle avait été sculpté l’H symbolique surmonté de la croix des chrétiens. Dans la seconde pièce, on apercevait une couchette de fer recouverte d’un tapis brun, quelques rayons chargés de livres, et un pupitre d’ébène incrusté; enfin, sur l’un des pans de la muraille, vis-à-vis du chevet du lit, Honorine reconnut la petite croix trouvée par de Gausson le jour où il l’avait arrachée à la mort. Il y avait dans cet intérieur quelque chose de pauvre, de noble et de sévère qui toucha la jeune femme jusqu’aux larmes. Le logis révélait complétement le maître. Au milieu de ces meubles de chêne, de ces armes, de cette couche de fer, la croix de brillants apparaissait comme un symbole; c’était la seule richesse et le seul ornement de cette demeure, comme l’amour qu’elle rappelait était le seul espoir et la seule joie de celui qui s’y abritait.

Honorine s’approcha de la fenêtre pour cacher son trouble. La vue embrassait un horizon immense entrecoupé de collines, de bois, de villages, au delà duquel une bande d’un bleu sombre allait se réunir aux nuages, c’était la mer. Plus près, le regard s’arrêtait sur les taillis et les vergers qui entouraient Vertbec, et plus près encore sur les ruines au milieu desquelles s’élevait le donjon. Le vent qui soupirait à peine aux pieds de la colline, grondait sourdement au haut de la tour, et les oiseaux nichés dans les créneaux passaient à chaque instant devant le vitrage qu’ils effleuraient de leurs ailes.

Honorine, un coude appuyé au rebord de la croisée, regardait et écoutait, le cœur gonflé d’attendrissement. La grandeur poétique du spectacle qu’elle avait sous les yeux, la pensée qu’elle se trouvait chez Marcel, mille souvenirs qui traversaient sa mémoire, mille espérances qui tourbillonnaient confusément devant son âme, tout en elle et hors d’elle semblait se réunir pour accroître son trouble! De Gausson s’était excusé près de ses hôtes et était ressorti afin de donner des ordres au jeune paysan qui le servait; la mère Louis, fatiguée de sa course, venait de s’asseoir sur son fauteuil; l’idiot ne faisait entendre, comme d’habitude, qu’un murmure monotone. Honorine resta longtemps à la même place, en proie à une émotion qui n’était ni le bonheur ni la tristesse, mais qui tenait, à la fois, de tous deux.

XXIII

Une journée chez Marcel.

Le retour de Marcel arracha Honorine à sa rêverie. Il revenait avec le jeune paysan chargé de tout ce qu’il avait pu se procurer à la ferme de Vertbec. La mère Louis se réveilla à son entrée.

—A la bonne heure, dit-elle en apercevant les provisions, nous allons faire une sapée (festin), moi d’abord j’ai la frinvalie. Voyons, mezette, aide donc le jeune gars à nous mettre le couvert.

Honorine obéit. Elle éprouvait une sensation étrange à remplir chez Marcel ces soins domestiques; c’était en même temps comme de la honte et de la joie. Le jeune homme, de son côté, semblait fasciné. Il la regardait aller et venir dans ses deux chambres, dresser le couvert, préparer le repas comme si elle se fût trouvée à la ferme, et son cœur se gonflait d’ivresse; il eût désiré oublier tout le reste, croire un instant qu’elle était là chez elle, pour lui et avec lui! Il contemplait avec une sorte de respect ce pauvre ménage de solitaire, la veille encore sans valeur et aujourd’hui consacré par sa visite. Il eût voulu baiser chaque objet qu’elle avait touché, il se sentait enivré de cet air qu’elle remplissait de son haleine, des froissements de sa robe, du léger bruit de ses pas! La mère Louis l’arracha à son extase en criant de se mettre à table. L’exercice et le grand air avaient éveillé l’appétit de la fermière qui avait d’ailleurs le principe normand, que tout ce que l’on mange chez les autres est autant d’ajouté à notre bien. Honorine voulut la rappeler à la prudence, mais elle s’écria:

—La paix, voyons, mezette; je t’ai conduite à ton valentin (galant), faut être reconnaissante.

Et la jeune femme, toute honteuse, n’osa plus hasarder aucune objection. L’idiot montrait encore plus d’avidité. On eût dit qu’il satisfaisait une faim longtemps inassouvie. La mère Louis prenait plaisir à cette voracité que rien ne pouvait rassasier.

—Va, va, grand Jodane, disait-elle en chargeant l’assiette de l’idiot, le voisin ne regarde pas à son commentage (vivres), faut t’en donner à mort. Ce grec de mière l’aura fait jeûner par économie et il aura pris sa faim pour une maladie. Encore un coup, grand Jodane; justement la bouteille est débouchée; mais, comme on dit, à bon bère n’y a pas besoin de bouchon.

A tout cela de Gausson et Honorine répondaient peu de chose. Heureux de se trouver l’un vis-à-vis de l’autre à la même table, ils jouissaient silencieusement de leur joie. Mais enfin, le repas fini, Marcel proposa de visiter avant de repartir, ce qu’il appelait en souriant son domaine.

—J’ai fait labourer quelques pieds de terre près de la grande tour ruinée, dit-il, et j’y ai moi-même planté des fleurs. A défaut de dessert, je puis vous offrir un bouquet.

—Merci, dit la mère Louis, qui se sentait alourdie par le déjeuner; j’ai pas le cœur à marcher maintenant; montrez ça à la petite, qui aime les fleurs comme une avette (abeille).

Honorine voulut se défendre de quitter sa grand’mère; mais celle-ci l’y obligea.

—As-tu peur du voisin, dit-elle, fais donc pas la mijaurée comme ça, voyons! Y te mangera pas, M. Marcel. Va avec lui pendant que moi je ferai un somme.

La jeune femme ne pouvant refuser plus longtemps sans affectation, appela l’idiot, qui descendit avec elle.

De Gausson les conduisit à travers les ruines vers un petit plateau qui avait dû former autrefois une cour intérieure, et que ceignaient encore des restes de murailles. C’était là que se trouvait établi le parterre dont il venait de parler. Il y avait réuni une collection de plantes, si habilement choisies, que tout y semblait également fleuri; on y voyait des rhododendrons à feuilles lustrées, des chrysanthèmes de couleurs variées, des dalhias tardifs et des lauriers thyms à fleurs blanches ou lilas. Sur les vieux murs rampaient des chèvrefeuilles blancs mêlés aux roses du Bengale, et les plates-bandes étaient bordées de résédas et de violettes. A l’extrémité du plateau, sous l’arcade d’une porte en ruines, étaient posées deux ruches entourées de thym et de fenouil. Marcel y conduisit Honorine, qui s’arrêta à quelques pas, un peu effrayée par les bourdonnements des abeilles, suspendues en grappes à l’entrée de leurs cellules.

—Ne craignez rien, lui dit de Gausson en souriant, ce sont les amies de ma solitude, et nous nous connaissons. Vous voyez ce banc placé sous les ruches? C’est là que je viens tous les soirs attendre la nuit. Le bourdonnement des abeilles rentrant au logis me berce et me tient compagnie; c’est comme une musique champêtre qui donne plus de sérénité à mes rêveries. En fermant les yeux, j’arrive par instant adonner un corps à mes chimères. Je ne me crois plus seul ici; j’entends, de loin, une voix connue qui donne des ordres; il me semble que des pieds légers font crier le sable des allées; mon nom retentit prononcé à voix basse, je sens une main se poser sur mes cheveux!..... Alors, je rouvre vivement les yeux..... et je ne vois rien que mon donjon isolé, mon jardin désert et la nuit qui descend!... mais j’ai fait un doux rêve, et je le dois à mes abeilles. Honorine écoutait palpitante, n’osant répondre et cependant heureuse d’écouter. Marcel prit son silence pour un reproche.

—Mes confidences vous déplaisent, Honorine? dit-il en la prenant par la main.

—Non, répondit la jeune femme sans lever les yeux; mais... elles... me troublent... Je sens que j’ai tort de les écouter.

—Pourquoi cela? reprit doucement de Gausson; doutez-vous donc de la pureté de cet amour qui fait ma seule occupation depuis tant d’années? Ah! ne vous faites point de vains remords! La vie n’a-t-elle pas assez de ses réelles douleurs. Honorez-vous, honorez-moi par votre confiance. Tant que j’ai espéré pour vous le maintien d’une union désormais brisée, j’ai gardé le silence; mais aujourd’hui que nous nous restons seuls à nous-mêmes, ne repoussons pas les pures joies d’une affection consolante. Croyez en moi, Honorine, comme je crois en vous, avec simplicité et résolution. Nos existences peuvent rester séparées, mais regardez nos âmes comme fiancées et jouissez de leur union sans remords, puisqu’elle est sans honte.

L’accent de Marcel avait cette gravité pénétrante dont la jeune femme avait été si vivement émue la première fois qu’il lui parla à Bagatelle. Elle sentit ses tremblements s’apaiser et son bonheur raffermi prendre possession de lui-même. Levant un regard encore troublé, mais plein de tendresse vers Marcel:

—Ah! parlez ainsi, dit-elle doucement; vous me rassurez moi-même. Oui, vous avez raison, la règle qui guide les autres ne peut plus me conduire, hélas! Dieu doit avoir quelque indulgence pour les malheurs qu’on n’a point mérités, et il ne nous défend pas, sans doute, toute consolation. J’ai foi en vous, Marcel; soyez mon ami, mon conseiller; je mets notre amour à tous deux sous la garde de votre honneur.

Il ne répondit qu’en serrant contre sa poitrine le bras de la jeune femme qu’il avait posé sur le sien; il avait le cœur trop plein pour parler. Tous deux continuèrent quelque temps à parcourir les allées du parterre sans rien dire, tout entiers à l’enchantement de se voir, de se sentir, de s’entendre respirer. Mais sortant peu à peu de ce muet extase, la conversation reprit, entrecoupée d’abord, incertaine, sans suite, puis plus intime et plus suivie. Chacun laissa lire plus avant qu’il ne l’avait encore fait dans ses goûts, dans ses regrets, et cette confession mutuelle rapprochait insensiblement deux cœurs déjà l’un à l’autre. Chaque ressemblance constatée ajoutait un anneau à la chaîne sympathique qui les unissait. Les heures s’écoulèrent ainsi dans des ravissements toujours renouvelés, et ce fut seulement en voyant l’ombre de la tour s’allonger sur le parterre qu’Honorine se rappela qu’il fallait songer au retour.

—Vous reviendrez, demanda de Gausson, en retenant son bras contre sa poitrine palpitante; vous me le promettez?

—Je tâcherai, répondit la jeune femme, pour qui cette journée était la plus belle de sa vie entière.

Il prit ses deux mains qu’il tint longtemps pressées sur ses lèvres, puis remonta avec elle l’escalier du donjon. Mais, avant d’arriver à l’étage supérieur, tous deux furent frappés par des éclats de voix qui les firent tressaillir. On chantait une vieille bacchanale du Bessin:

—Dieu! c’est ma grand’mère, s’écria Honorine qui s’arrêta saisie. La voix continua.

Chassons tout en arrière;
Les avaricieux
Qui boivent de la bière,
Encore sont trop heureux!
Leurs écus sont leurs dieux;
Ils en sont amoureux
Car ils n’ont autre attente.
Il n’est qu’être joyeux
Et boire à qui mieux mieux
Jusqu’à ce qu’on s’en sente.

Pendant que ce couplet s’achevait, la jeune femme et son conducteur avaient atteint la porte du dernier étage; ils la poussèrent vivement. La mère Louis, qui était assise devant la table et qui tenait un verre plein à la main, se retourna.

Allons! à boire!
A boire!
Et toujours
Vidons
Les flacons!

—Eh! arrivez donc, mes tourtereaux, s’écrie-t-elle, sans quoi y aura plus rien dans la bouteille.

—Grand Dieu! ma mère, que faites-vous? s’écria Honorine, en courant à la paysanne et voulant lui retirer son verre.

—Eh ben! veux-tu laisser! balbutia la vieille femme avec un hoquet d’ivresse... Mille millions! ne touche pas à ma vinée, je veux boire!

Je voudrais, à déjeuner,
Que ma table fût bien garnie
D’un bon jambon parfumé...

Houp! avalons..... Le v’là dedans comme frère Jean.

Honorine joignit les mains avec une exclamation de douleur; de Gausson paraissait sérieusement embarrassé.

—Il est impossible d’emmener madame Louis maintenant, dit-il enfin; vous pourriez rencontrer quelqu’un... puis, pour traverser Trévières...

—Mon Dieu! que faire! s’écria Honorine les larmes aux yeux.

—Attendre encore. Quand la nuit sera venue, vous partirez. D’ici là, madame Louis aura eu le temps de se remettre; et, dans tous les cas, vous ne serez point vues.

—C’est sa maladie qui a amené ces fatales habitudes! dit Honorine en enlevant rapidement tout ce qui se trouvait sur la table. Pourvu que son mal ne soit point aggravé!... Ah! j’aurais dû veiller... ne pas descendre!

Elle fut interrompue par la fermière, qui redemandait à grands cris la bouteille, et qui, sur le refus de sa petite-fille et de Marcel, se livra à un accès d’indignation furieuse.

—Ah! c’est comme ça que tu traites ceux qui viennent te voir! cria-t-elle à de Gausson; tu leur regrettes ta piscantine (piquetton)! Eh ben! tu ne verras plus la mezette; je te défends d’être son valentin, entends-tu? et je t’avertis que je ne l’amènerai plus dans ta cranière (masure), failli halabre (garnement)... Parisien ruiné... T’as beau faire ton air grichu (mécontent), tu seras jamais qu’un Iroquois... et je me moque de toi... comme de la police de Bayeux!...

Honorine avait en vain essayé d’arrêter ce torrent d’injures. Appuyée sur l’épaule de la vieille paysanne, elle avait en vain posé la main sur ses lèvres avec des supplications et des larmes; la mère Louis avait, selon l’expression normande, un vin de lansquenet; elle continua ses imprécations jusqu’à ce que la vue de l’idiot eût donné à ses idées une autre direction. Elle appela le grand Jodane, lui fit boire ce qui restait dans son verre et recommença à lui chanter des bacchanales et des branles villageois. Ces vieux couplets dont la naïveté ne rachète pas toujours les gravelures, causaient à Honorine un embarras que de Gausson voulut soulager en se retirant. Il ne revint qu’à la tombée du jour et pour annoncer à la jeune femme que le char-à-bancs était attelé. Il eût voulu les reconduire lui-même, mais la mère Louis déclara qu’elle ne partirait pas avec un grec qui lui avait ôté le verre des lèvres, et il fallut céder.

Honorine, humiliée de la triste fin d’une journée d’abord si charmante, serra la main de Marcel et reprit tristement la route des Motteux. Par malheur, l’ivresse de la mère Louis, loin de se dissiper, semblait prendre un caractère plus bruyant et plus fâcheux; exaltée par la fièvre, elle tournait au délire. La vieille femme continuait à chanter et à parler haut, en s’interrompant tout à coup pour pousser des plaintes sourdes ou recommencer des imprécations contre tous ceux dont elle avait eu à se plaindre récemment ou autrefois. C’était tantôt de Gausson, tantôt son gendre, tantôt Romain. Tous les efforts d’Honorine, pour calmer cette exaltation, avaient été inutiles, et maintenant elle ne songeait qu’à gagner la ferme le plus tôt possible. Elle aperçut enfin les toits crevassés du château, traversa Trévières et arriva à la porte de la grande cour. Françoise les y attendait et courut à leur rencontre.

—Ah! vous voilà enfin! s’écria-t-elle d’une voix altérée; je languissais d’inquiétude; il ne vous est rien arrivé au moins?

—A boire! la Parisienne, cria la mère Louis d’une voix rauque; j’ai la falle (estomac) pleine de charbons ardents.

—Grand Dieu! est-ce que vous êtes malade? demanda la grisette.

—Non, interrompit Honorine, en rejetant les rênes sur le cou de la Caillie; aidez-moi à la descendre et ne dites rien à personne.

Françoise comprit, et aida la jeune femme qui fit le tour pour ne point traverser la grande pièce du rez-de-chaussée où tout le monde se trouvait, conduisit la mère Louis à sa chambre et l’obligea à se mettre au lit. La grisette avait averti un des garçons de remiser le char-à-bancs en se contentant de répondre à ses questions que les dames étaient rentrées fatiguées de leur promenade et désiraient du repos. Elle rejoignit ensuite Honorine demeurée près du lit de sa grand’mère. Cette espèce de mystère éveilla nécessairement la curiosité de la ferme. On avait cru entendre la mère Louis parler à haute voix; on continuait à marcher dans sa chambre et Françoise ne redescendait pas: une des servantes voulut savoir ce qui se passait et monta sous prétexte d’offrir ses services, mais Honorine qui craignait de laisser voir sa grand’mère dans l’état honteux où elle se trouvait, la remercia sans lui ouvrir, et elle descendit sans avoir entendu autre chose que les plaintes de la fermière qui demandait à boire. Il était évident qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire que la dame de Paris voulait cacher. On essaya d’interroger l’idiot, mais il ne put donner aucun renseignement. Anselme Micou consulté à son tour ne répondit rien sinon que l’on était dans le treizième automne, l’année du malheur des Motteux. Il fallut donc se retirer sans en savoir davantage.

Mais le lendemain, en se levant, les valets apprirent que l’on avait envoyé chercher M. Vorel et que leur vieille maîtresse se trouvait dans un état alarmant. La nuit avait été terrible pour Honorine et Françoise. A l’ivresse de la mère Louis avait succédé une exaltation fébrile que rien n’avait pu apaiser: elle voulait se lever, visiter ses voisins, faire bandours et bobans (réjouissance et bonne chère); c’était enfin un délire d’épicuréisme dont les deux jeunes femmes avaient été d’autant plus effrayées qu’il semblait plus contraire à toutes les habitudes de la vieille paysanne. Elles ne savaient point encore que ce qui leur semblait du délire n’était que l’expansion de goûts longtemps contenus. Car, nous en avons déjà fait ailleurs la remarque, si la maladie dénature parfois les instincts, souvent aussi elle les affranchit et relève tout à coup un caractère ignoré des autres et de nous-mêmes. Une vie laborieuse avait pu comprimer les penchants sensuels de la mère Louis, mais sans les éteindre; cette nature, sobre par économie, avait conservé toute son avidité inassouvie. En sentant la vie lui échapper, elle se retournait avec une sorte de fureur vers ces plaisirs dont elle s’était sevrée et qu’elle ne pouvait plus ajourner. Chose étrange à dire et pourtant ordinaire, tous les désirs se réveillaient chez la fermière des Motteux au moment où la maladie la rendait impuissante à les satisfaire! Elle regrettait le temps perdu, les joies oubliées: comme ces affamés auxquels il ne reste plus que quelques instants pour assouvir leur faim, elle eût voulu ressaisir à la fois tout cet arriéré de jouissances.

Telle était même l’énergie de cette sensation qu’elle lui avait fait oublier ses inquiétudes avaricieuses; elle demandait que tout fût en fête aux Motteux, qu’on adressât des invitations, que l’on préparât ce qu’il fallait pour recevoir des convives; elle voulait s’amuser une fois en sa vie. Sa jeunesse lui revenait, et elle la recevait comme l’enfant prodigue en tuant le veau gras! Triste et tardif retour à des goûts toujours réprimés mais jamais vaincus! Vorel la trouva dans ce paroxysme de prodigalité. A la vue du médecin, elle voulut que l’on apportât une bouteille de poiré bouchée pour trinquer avec lui, et elle lui déclara qu’il fallait la guérir tout de suite, parce qu’elle était décidée à prendre du bon temps.

—Après tout, on ne vit qu’une fois, dit-elle; il n’y a pas besoin d’être milsondier (millionnaire) pour manger des fallues (gâteau). J’ai assez travaillé à c’ t’heure et je veux un peu rire avant d’être cousue dans le drap.

Vorel parut surpris du changement opéré chez la vieille femme, mais il lui répondit conformément à ses souhaits. Il demeura longtemps près de son lit, l’interrogeant, l’observant et semblant réfléchir. Enfin il prescrivit quelques soins à donner, accorda à la malade presque tout ce qu’elle demanda et promit de revenir. Il revint, en effet, le soir, puis les jours suivants, et se montra encore moins sévère. Les désirs de la mère Louis semblaient être sa seule règle; il trouvait toujours quelque motif pour y céder. Honorine qui voyait le funeste résultat de ces concessions, s’efforçait de les combattre; mais Vorel appuyait alors la malade qui, forte de cette approbation, s’emportait contre sa petite-fille et l’accusait de tyrannie. Il résulta, au bout de quelque temps, de cette conduite différente, un déplacement d’affection. La mère Louis reporta sur Vorel une partie de l’amitié qu’elle avait eue pour Honorine et sur Honorine l’aversion qu’elle avait eue contre Vorel. Celui-ci s’en aperçut et redoubla de complaisances. Loin de réprimer les dangereux caprices de la malade, il les excitait; il cherchait lui-même ce qui pouvait flatter ses goûts sans s’inquiéter des suites; on eût dit qu’il poursuivait le double but de lui plaire et de hâter, chez elle, les progrès du mal.

Honorine, au contraire, bien qu’elle s’aperçût du mauvais effet de ses oppositions, y persistait par conscience et par attachement. Il en résulta une aigreur toujours croissante de la part de la mère Louis qui se remit à l’appeler la dame de Paris. Elle lui retira les comptes pour les confier de nouveau au médecin. Une vente heureuse conclue par ce dernier acheva de le rétablir dans l’amitié de la vieille paysanne. Vorel venait chaque soir faire une partie de brisque près de son lit, en mangeant une rôtie arrosée de poiré. Il lui parlait des travaux de la ferme, lui racontait les commérages de Trévières, et trouvait moyen de flatter ses vanités et ses manies. Aussi la vieille femme proclamait-elle le médecin le roi des bons gars.

Cependant les progrès de la maladie étaient chaque jour plus visibles; la mère Louis ne sortait plus de sa douloureuse torpeur que pour prendre des repas, infailliblement suivis d’une surexcitation fiévreuse qu’exaltait encore la tisane de Marin-Onfroy. Son dépérissement frappait tous les gens de la ferme sans qu’ils en devinassent la cause. Anselme Micou seul secouait la tête quand on s’en étonnait.

—C’est la treizième année! répétait-il toujours; vous voyez que mam’ Louis a beau manger et boire du chenu; rien ne lui profite; il y a sur elle un mauvais sort.

Ce mauvais sort, c’était le médecin. Il avait hâte d’en finir avec une existence qui exposait l’héritage espéré; mais, en précipitant sa fin, il eût voulu reconquérir ses anciens avantages, et arracher à Honorine le droit de lui disputer une part dans les dépouilles de sa victime. Il eut en conséquence recours à toutes les ruses, à toutes les insinuations. Ses entretiens de chaque jour devinrent comme autant de fils pour tisser la trame dans laquelle il voulait prendre l’esprit de la malade. Celle-ci se débattait en vain et se dégageait avec efforts des nœuds qui l’enveloppaient. Vorel recommençait la chaîne brisée avec cette ténacité patiente des volontés qui se cachent. Il détachait insensiblement du cœur de la vieille les souvenirs qui lui recommandaient encore Honorine; il multipliait entre elle et cette dernière les occasions de lutte; puis il la plaignait doucement de ce ton de pitié réservée qui irrite les âmes emportées. Enfin, quand il crut avoir suffisamment préparé la vieille femme, il se décida à frapper un grand coup. Le hasard sembla pour cela venir à son aide.

XXIV

Le Gendre et la Belle-Mère.

Un soir que la malade était plus abattue que d’habitude, Honorine voulut essayer quelques nouvelles représentations; mais la souffrance avait mal préparé la mère Louis à la soumission; elle répondit aux conseils de sa petite-fille par des emportements, et enfin lui ordonna de sortir. Honorine, craignant d’augmenter son irritation en prolongeant le débat, se retira les larmes aux yeux. Son départ n’apaisa point la malade; elle continua à se plaindre amèrement des persécutions de la dame de Paris, qui prétendait la gouverner à sa guise.

—V’là comme c’est reconnaissant! ajouta-t-elle en frappant de son poing sur le lit; ça commence par vous demander un pauv’coin par charité, et quand vous l’y avez donné, ça veut toute la maison. Ah! mais non, mais non! j’suis pas encore tombée en enfance, j’suis trop cœurue pour qu’on me marche sur la tête... Faudra en finir, et plus vite que ça.

Vorel s’efforça de l’apaiser, mais en termes qui eurent pour résultat d’allumer plus vivement sa colère. Enfin, il lui fit observer, d’un ton peiné que, si un pareil état de chose se prolongeait, il était à craindre que l’incompatibilité des caractères ne nécessitât, quelque jour, une rupture fâcheuse. Tout cela était dit avec des circonlocutions et des pauses qui ne pouvaient qu’exalter l’impatience emportée de la mère Louis; aussi déclara-t-elle, en l’interrompant, que ce jour-là était venu, qu’elle voulait être la maîtresse à la ferme, et qu’elle était décidée à prier la dame de Paris de chercher un autre gîte. Le médecin objecta la difficulté d’une pareille séparation et l’espèce de droit acquis par Honorine de rester aux Motteux... qu’elle pouvait regarder comme sa propriété future! A ce dernier mot la mère Louis fit un bond.

—Sa propriété, répéta-t-elle; c’est-à-dire qu’elle me croit déjà morte! Ah! c’est pour ça qu’elle veut tout faire de son esto (mouvement) et que je suis comme un second manche à une cognée? Eh ben, j’connais le moyen de lui ôter son idée; pas plus tard que demain, mon mière, vous amènerez ici le notaire. J’veux lui chanter une chanson, et quand elle sera sur du timbré, on verra si la Parisienne est aussi glorieuse.

Vorel affecta de ne point prendre au sérieux la recommandation de sa belle-mère afin de la faire insister, et, après une résistance destinée à la raffermir dans son projet, il promit de remplir ses intentions. Anselme Micou entra dans ce moment en avertissant que le boucher d’Isigny venait d’arriver, et le médecin descendit afin de traiter avec lui pour la vente d’un certain nombre de moutons.

La fermière retint le vieux berger et lui adressa plusieurs questions sur le troupeau et sur la culture. Mais sa récente colère l’avait mise dans une agitation qui l’empêchait de bien suivre les réponses d’Anselme.

—Cette malheureuse m’a fait ensangmêler, dit-elle; je sais plus ce que je dis, ni ce que j’entends... Dis donc, grand Jodane, es-tu là?

L’idiot, qui se tenait assis près de la fenêtre, releva la tête.

—Viens ici, reprit la fermière, en tirant une clef de dessous son oreiller, ouvre la grande armoire... bon... Maintenant regarde derrière la pile de draps, y doit avoir une bouteille de cassis. C’est ça, apporte ici; mais prends bien garde... donne-moi ma clef... et les verres qui sont sur la cheminée. A vous, père Micou, c’est du doux!

Elle avait versé dans deux verres; elle en prit un, le vieux berger prit l’autre et but à la santé de sa maîtresse. L’idiot les regardait.

—Et moi... moi... bégaya-t-il d’un ton avide et pleureur.

—Toi, répéta la mère Louis, ah! liqueréi (friand)! Eh ben, approche.

L’idiot avança un verre, but une gorgée de la liqueur et fit entendre un grognement de joie.

—Dirait-on pas que c’est le lait de sa mère, reprit la paysanne, qui s’amusait de l’avidité du grand Jodane; après ça, y n’a pas d’autre plaisir! encore un coup, vieu’ Anselme.

Le berger tendit son verre et but à la santé de sa maîtresse.

—Ah! oui, la santé, reprit madame Louis en avalant par gorgées. Ce serait la plus grande fortune pour moi à c’t’heure! Si seulement j’pouvais sortir, faire quéq’ visites chez les voisins!

—Y en a un qu’est venu tout à l’heure à la ferme, fit observer le berger.

—Qui ça donc?

—Le monsieur de Vertbec.

—Ah! le grand brun!

—Y voulait savoir si Madame était toujours aussi malade.

—Moi! ah ben oui! y venait pour la Parisienne; y s’cherchent comme la paille et le vent.

—Faut pas s’étonner, après l’service que le Monsieur a rendu à notre jeune maîtresse, dit Micou; sans lui, elle aurait maintenant une robe de terre.

—Oui, oui, reprit la mère Louis, en posant son verre près d’elle; mais à c’t’heure, c’est moi qui ai eu le malheur! sans cette nuit-là, j’serais encore sur mes pieds.

Micou prononça quelques paroles d’encouragement, et prit congé de la fermière. Mais celle-ci, dont les idées venaient de prendre un nouveau cours, continua à parler seule et à demi-voix.

—C’est tout de même quéqu’chose de mirou (étonnant), murmura-t-elle, qu’on n’ait jamais pu deviner pourquoi qu’on avait voulu egohiner (égorger) la mezette, et qu’est-ce qui avait fait le coup... Ça m’a toujours tourné le sang, moi.

Elle demeura la tête baissée sur sa poitrine, roulant avec distraction le coin de son drap de toile à demi-rousse. La nuit était venue, et la faible lueur qui éclairait encore la chambre pénétrait à peine jusqu’à l’alcôve. L’idiot, dont l’avidité était éveillée, et qui n’avait point détourné les yeux de la liqueur placée près de la malade, se glissa, en rampant, jusqu’à la bouteille, qu’il saisit, et dont il porta le goulot à ses lèvres. La mère Louis, tout entière aux souvenirs que le vieux venait de réveiller en elle, n’y prit point garde. Ce succès encouragea le grand Jodane à recommencer, jusqu’à ce que l’effet de la liqueur se fît sentir: son sang commença à circuler plus rapidement; une rougeur inaccoutumée colora son visage blafard; ses yeux devinrent plus brillants, sa pensée plus active, et il se mit à chantonner à demi-voix. La paysanne retourna la tête et aperçut la bouteille qu’il tenait à deux mains avec une expression de gaieté tendre.

—Eh ben! qu’est-ce que tu fais là, failli gouras (gourmand), s’écria-t-elle en avançant la main pour reprendre la liqueur; veux-tu bien me rendre mon bère (boisson)!

L’idiot recula avec le grognement d’un dogue auquel on veut enlever sa proie.

—Encore... boire, bégaya-t-il, encore!

—Ah! méchant halabre, si je vais à toi... Laisseras-tu cette bouteille?

Le grand Jodane se réfugia à l’autre extrémité de la chambre et reporta le goulot à ses lèvres. La fermière, indignée, voulut se lever pour aller à lui; mais elle sentit les forces lui manquer. Henri, qui s’était arrêté, éclata de rire en voyant son impuissance.

—Elle peut pas, la hanne (vieille femme), dit-il, enhardi par une demi-ivresse... Ah! ah! ah! j’ai pas peur de ses griches.

La mère Louis lui montra les deux poings.

—Ah! si je te tenais! s’écria-t-elle.... et dire qu’on me laisse seule!... Eh! mezette... Madame Honorine! Attends, attends, va, méchant Gauplumé, la dame de Paris va venir!

—Ça m’est égal, dit l’idiot, la dame de Paris n’est pas gavaste (brutale) comme vous.

—Elle appellera ton père.

—Il est parti, dit l’idiot avec ce geste de bravade des esclaves qui savent que leur maître ne peut les entendre.

—Il reviendra avec une branche de fesselaron (houx).

—Il est parti, répéta Henri qui but une nouvelle gorgée.

Et il se mit à chanter.

—Ah! maudit gogaile (imbécile), reprit la paysanne, je te ferai mettre au pain et à l’eau.

Il chanta plus fort.

—Tu seras matrasé (assommé).

L’idiot but un nouveau coup et dansa. La mère Louis frappa la muraille et appela encore Honorine; mais se rappelant tout à coup les craintes superstitieuses de l’idiot elle se retourna vers lui et reprit:

—Tu ne veux pas laisser la bouteille?

—Non, murmura Henri.

—Eh bien! je vais appeler les huards (lutins).

L’idiot parut inquiet.

—Ils vont venir avec le grand Varou pour t’emporter!

Il se rapprocha de l’alcôve.

—Je n’ai qu’à faire un signe, continua la fermière, et ils te prendront comme ils ont pris ta cousine pour la jeter dans le petit tourbillon.

La première menace de la fermière avait évidemment effrayé l’idiot, mais l’exemple ajouté pour l’effrayer davantage produisit un effet contraire. Il laissa échapper un de ces éclats de rire vagues et saccadés qui lui étaient ordinaires.

—Ce n’est pas le Varou qui a emporté ma cousine, reprit-il d’un air de confiance.... Ils étaient deux hommes.

La fermière tressaillit et se rappela l’indication déjà donnée par l’idiot, le jour même du crime.

—Deux hommes! répéta-t-elle étonnée de cette persistance de souvenir... tu es sûr de les avoir vus?

—Dans le jardin... ils ont dit:—Tout est fini. Et alors le mière les a payés.

—Comment! Qu’est-ce que tu dis? Ton père?

—Oui.... alors il ont voulu avoir plus.... parce qu’il serait seul à hériter!

La mère Louis ne put retenir un geste de saisissement. Ces mots de Henri venaient de faire passer devant ses yeux une horrible lumière; elle se redressa sur son séant, se pencha vers l’idiot, et baissant la voix:

—Rappelle-toi bien, reprit-elle vivement, et je te laisserai boire tant que tu voudras. Ces hommes ont dit à ton père que maintenant il hériterait seul. Voyons, et après il faut ne rien oublier, mon Jodane.

—Après, répéta l’idiot, chez qui le souvenir était si vivement réveillé qu’il semblait voir et entendre ce qu’on lui rappelait; après il a dit:—Non... et ils ont repris:—Il n’y a plus qu’à en finir avec la grand’mère.

—Et lui, demanda la mère Louis palpitante, qu’est-ce qu’il a répondu?

—Il a répondu tout bas... On est venu sonner à la porte, et les deux hommes se sont sauvés.... Mais ce sont pas des huards.... aussi, j’ai pas peur.

Et pour le prouver il acheva la bouteille d’un seul trait. Au même instant le bruit d’un pas qui se dissimulait fit craquer le plancher. La mère Louis releva la tête et vit une ombre passer sur les rideaux à demi fermés de l’alcôve.

—Qui est-là? cria-t-elle.

On ne lui fit aucune réponse, et l’ombre et le bruit s’éloignèrent. Elle poussa un cri d’épouvante auquel accourut Honorine, qui venait d’entrer dans la chambre voisine.

—Il y a quelqu’un dans le corridor! dit précipitamment la mère Louis.

La jeune femme y regarda, et répondit qu’elle ne voyait personne.

—Demande de la lumière et cherche partout, reprit la fermière, je suis sûre d’avoir entendu marcher; je veux savoir qui est-ce qui nous écoutait.

Honorine appela Françoise, qui arriva avec une puette (chandelle de résine), mais toutes leurs recherches furent inutiles. La mère Louis demeura tremblante. La révélation de l’idiot l’avait bouleversée. Au milieu de toutes ses variations de conduite, il y avait en elle, contre Vorel, une répugnance instinctive qui se taisait par instants, mais que la première occasion faisait renaître. Circonvenue par le médecin, lorsqu’elle revenait à lui c’était le fait de la fascination bien plus que de la sympathie; elle se laissait prendre, elle ne se livrait pas, et, au milieu de ses abandons les plus entiers, elle conservait une sourde défiance. Aussi, la confidence de Henri éveilla-t-elle dans son esprit moins d’incrédulité que de soupçons: mise sur la voie, elle donna libre carrière à son imagination; elle rapprocha des circonstances, se rappela des détails, et plus l’examen avançait, plus les preuves devenaient évidentes et multipliées! Honorine, frappée du trouble dans lequel elle avait retrouvé la malade, essaya de l’interroger; mais la mère Louis ne répondit que par des phrases inintelligibles. Elle répétait que, pour l’honneur de la famille, il ne fallait rien dire, qu’elle voulait d’abord s’assurer de la vérité; que le lendemain, le notaire devait venir et qu’il connaîtrait son projet! Elle ne s’expliqua point davantage; encore tout cela était-il entrecoupé de plaintes, d’imprécations, de marques de pitié pour la jeune femme. Celle-ci regarda l’exaltation de sa grand’mère comme du délire, elle allait faire chercher Vorel lorsqu’il arriva. A sa vue, la mère Louis poussa une exclamation de terreur et se rejeta dans la ruelle du lit.

—N’approchez pas, s’écria-t-elle, je n’vous ai pas demandé; j’ai besoin de rien.

Le médecin parut surpris et s’arrêta devant l’alcôve.

—Vous souffrez davantage ce soir? demanda-t-il d’un air paterne.

—Je ne souffre pas! interrompit la fermière; demain je serai bien... et je m’informerai... je saurai... enfin, je m’entends... le moment d’hériter n’est pas encore venu... ni celui d’hériter seul, non!... Tenez... ne me faites pas causer... Allez-vous en, mon gendre, ça vaudra mieux, allez-vous-en.

—Je crois, en effet, qu’il serait dangereux pour vous de trop parler, dit Vorel sérieusement; tâchez de vous calmer; je reviendrai... plus tard.

—Mais n’y a-t-il rien à faire? demanda Honorine visiblement inquiète.

—Je ne ferai rien; je ne veux point de ses remèdes! interrompit précipitamment la mère Louis. Qu’y s’en aille, le malheureux! c’est le notaire que je veux voir.

Honorine voulut insister; Vorel lui imposa silence de la main; il regarda fixement la malade, dont le visage était enflammé, jeta un coup d’œil autour de la chambre pour chercher l’idiot, et, ne l’apercevant point, sortit en faisant signe à la jeune femme. Celle-ci se hâta de le suivre.

—Ma grand’mère a le délire, dit-elle avec agitation.

—Il est impossible de s’y tromper, répondit le médecin, dans l’accent duquel il y avait un peu de trouble; nous touchons au moment d’une crise qui peut être heureuse ou fatale.

—Et ne peut-on rien faire pour qu’elle soit favorable?

—On peut beaucoup; mais, vous l’avez entendue déclarer qu’elle ne voulait aucun remède venant de moi.

—Je parviendrai peut-être à lui persuader...

—Ne l’espérez pas: combattre sa manie ne servirait qu’à l’y raffermir.

—Mon Dieu! de quelle manière s’y prendre, alors?

—Je ne sais; peut-être, avec de l’adresse, réussirait-on à lui donner le change.

—Comment?

—En mêlant le remède aux boissons qu’elle préfère.

—Ah! vous avez raison; c’est le plus sûr moyen.

—Malheureusement, je me trouve pris au dépourvu, et il faudra envoyer à la pharmacie la plus voisine.

—Chez M. Duclerc. Voici ce qu’il faut pour écrire.

—Pardon; M. Duclerc me garde rancune, sous prétexte que je lui fais concurrence. Un billet de vous serait mieux reçu.

—Soit.

Elle prit la plume et écrivit sous la dictée de Vorel, qui lui donna toutes les instructions nécessaires sur l’emploi du remède demandé; il l’engagea seulement à l’envoyer chercher par quelqu’un de sûr, en lui faisant observer que la moindre indiscrétion mettrait la grand-mère sur ses gardes et les empêcherait d’employer une seconde fois le même subterfuge. Ayant ensuite cherché de nouveau le grand Jodane sans le trouver, il reprit la route du manoir, persuadé que l’idiot l’y avait précédé. La jeune femme courut jusque chez Françoise, lui remit le papier adressé à M. Duclerc en l’avertissant de ne rien dire à la ferme et revint à la hâte près de la malade.

L’exaltation de celle-ci ne faisait que grandir; son langage devenait de plus en plus incohérent et entrecoupé. Elle multipliait des questions dont Honorine ne pouvait comprendre le but, et réclamait le notaire avec tant de persistance que, malgré les recommandations de M. Vorel, la jeune femme se décida à envoyer chez lui, pour la tranquilliser. Sur ces entrefaites, Françoise revint avec le remède demandé. M. Duclerc avait d’abord fait quelques difficultés pour le lui livrer; mais ayant heureusement reconnu la main d’Honorine, qui avait eu occasion de lui écrire, au nom de sa grand’mère, il s’était décidé sur l’assurance que tout se faisait sous la surveillance du médecin. La jeune femme se hâta de suivre les prescriptions de ce dernier: elle mêla le médicament au vin que la malade venait de faire demander et le lui présenta. La mère Louis but une gorgée, posa le verre à portée de sa main et referma les yeux.

Depuis quelques instants, son agitation avait fait place à une torpeur fiévreuse. Honorine craignant de la fatiguer allait écarter la lumière et refermer les rideaux, lorsqu’elle aperçut l’idiot accroupi dans un coin de l’alcôve, et qui épiait ses mouvements. Elle lui fit signe de se lever pour la suivre, mais il répondit par un grognement de refus. Craignant d’engager un débat dont le bruit eût troublé le repos de la malade, elle se décida à le laisser où il se trouvait et à passer, avec la lumière, dans la chambre voisine. Dans ce moment arriva le notaire qui avait été demandé. Elle lui annonça que sa grand’mère venait de s’endormir, et l’engagea à revenir le lendemain.

Tous ces détails avaient pris plus de temps que nous n’avons pu leur donner d’espace dans notre récit. La nuit était déjà avancée et la fatigue commençait à se faire sentir à Honorine. Elle s’assit près de la fenêtre, les yeux fixés sur cet abîme sombre de la nuit, au fond duquel brillaient à peine quelques étoiles qui semblaient vaciller dans les nuages comme les feux de vaisseaux ballottés par la mer. Elle essaya d’abord de lutter contre la fascination endormeuse de cet aspect; elle pencha l’oreille vers l’alcôve pour guetter la moindre plainte ou le plus léger appel; mais tout était silencieux. Au dehors, on n’entendait que le frissonnement de la brise sur les vitres, au dedans que la respiration affaiblie de la mère Louis. Les paupières d’Honorine s’abaissèrent malgré tous ses efforts; elle flotta quelque temps entre la veille et le sommeil, puis sa tête s’affaissa sur sa poitrine et elle s’endormit. Mais son âme, en sortant de l’empire du réel pour entrer dans celui des songes, sembla déposer sur la limite toutes les tristes images du passé. Il lui sembla qu’elle recommençait à vivre, non plus orpheline, mais protégée par sa mère, qu’elle voyait jeune et souriante, comme dans le portrait qui lui avait conservé ses traits. Elle se tenait aux pieds de cette douce protectrice qui berçait sa tête sur ses genoux et passait la main dans ses cheveux, tandis qu’un peu plus loin Marcel, debout et souriant, les regardait! Elle entendait sa voix et celle de sa mère résonner à son oreille comme une musique, et toutes deux arrangeaient son avenir sans qu’elle eût besoin de rien dire, car leurs yeux lisaient dans son âme comme dans un livre ouvert. Puis, une nuit passait sur ce tableau et elle se retrouvait près du jeune homme un bras sur son épaule, une joue sur ses cheveux, écoutant la baronne qui lisait des vers à quelques pas, et ce qu’elle lisait était une traduction fidèle de ce qu’ils sentaient tous deux. Ici le songe redevenait confus. Ce n’était plus qu’une succession d’images tendres, charmantes et à peine saisies, une sorte de revue de tous ces rêves de jeunesse auxquels manque une forme, un nom, et que la pensée suit comme l’œil suit le nuage. Cependant, au milieu de ce chaos de douces visions, flottaient toujours deux fantômes, sa mère et de Gausson! Elle les tenait chacun d’une main, et marchait avec eux emportée dans un tourbillon d’ivresse sereine. Leurs noms erraient sur ses lèvres; elle écoutait le sien que leurs voix tendres semblaient se renvoyer.

Mais tout à coup ces voix changèrent; elle n’en entendit plus qu’une inquiète, haletante, et ce n’était pas la même, c’était la voix de Françoise! Elle se débattit contre cette espèce d’hallucination, jusqu’à ce que les efforts de la lutte l’eussent arrachée au sommeil. Elle ouvrit les yeux, il faisait grand jour, et la grisette penchée sur elle l’appelait.

—C’est bien, Françoise! répéta-t-elle en s’efforçant de se reconnaître.

—Réveillez-vous, réveillez-vous, reprit la jeune fille oppressée.

—Ma grand’mère souffre-t-elle davantage? demanda Honorine.

—Non, elle dort, répliqua la fleuriste, mais quelqu’un vient d’arriver et veut vous parler.

—Quelqu’un?

—M. Marc.

—Ciel! il est ici?

—Ce matin, au point du jour, il est venu frapper à ma porte avec M. de Gausson.

—Et il veut me parler?

—Sans retard; il s’agit d’un avertissement important.

—Où est-il?

—Chez moi; il vous attend; personne n’est encore levé et vous pouvez sortir sans être vue.

—Mais ma grand’mère?

—Elle est tranquille; je veillerai, d’ailleurs, jusqu’à votre retour.

Honorine courut à l’alcôve et se pencha sur la malade qu’elle trouva enveloppée dans ses couvertures. Elle entendit le bruit d’une respiration faible et lente, mais sans oppression. Rassurée, elle jeta sur ses épaules un burnous de voyage, descendit légèrement, ouvrit la porte qui donnait sur la lisière des taillis et gagna la maisonnette de Françoise. De Gausson attendait sur le seuil de la cabane et vint vivement à la rencontre d’Honorine.

—Ah! Dieu soit loué! vous voilà, s’écria-t-il, je craignais que la maladie de madame Louis ne vous arrêtât.

—Elle repose, répliqua Honorine; on m’a dit que M. Marc me demandait?

—Entrez, on vous attend.

Elle franchit le seuil et aperçut le chouan qui s’était levé en attendant sa voix. Il avait la barbe longue, le visage pâle, les vêtements en lambeaux, et paraissait se soutenir avec peine.

—Grand Dieu! qu’avez-vous? s’écria la jeune femme qui s’arrêta saisie.

—Ne vous effrayez point... Ce n’est que de la fatigue, dit vivement de Gausson. Il marche depuis trois jours, après avoir réussi à s’échapper d’une maison de fous dans laquelle on l’avait enfermé.

—Lui! comment?

—Il vous racontera tout; mais permettez d’abord qu’il vous dise en peu de mots ce qui l’amène; car vous n’avez pas de temps à perdre. Je vais veiller à ce que l’on ne puisse vous interrompre.

Il montra un siége à Honorine et ressortit.

—M. de Gausson a raison, dit Marc, le temps est précieux. Je vous avertis de vous mettre sur vos gardes, car vous avez ici un ennemi.

—Moi! répondit Honorine étonnée.

—Un ennemi mortel qui espionne vos actions, surprend vos secrets, intercepte vos correspondances.

—Que dites-vous?

—En voici la preuve.

Il présentait à la jeune femme les deux lettres qui lui avaient été remises par madame Beauclerc. En reconnaissant son écriture et celle de Marcel, elle ne put retenir un cri d’étonnement. Marc lui raconta alors par quel concours de circonstances son mari, à qui ces lettres étaient adressées, ne les avait point lues, et comment elles se trouvaient entre ses mains. Il lui apprit ensuite de quelle manière il avait quitté Paris pour la prévenir, et quelles avaient été les suites de sa rencontre avec M. le marquis de Chanteaux.

Ce récit, souvent interrompu par les exclamations et par les questions d’Honorine, s’était prolongé assez de temps pour que Marcel crût devoir rentrer, mais le trouble de la jeune femme lui avait fait oublier, pour un instant, tout le reste, et Marc, instruit par de Gausson du meurtre auquel elle avait failli succomber, n’était pas moins préoccupé de deviner l’ennemi caché qui s’acharnait à sa perte. Tous trois cherchèrent longtemps en vain. Enfin, accablée par la pensée de cette haine qui la poursuivait dans l’ombre sans qu’elle l’eût méritée et sans qu’elle pût rien faire pour s’en défendre, Honorine avait appuyé sa tête sur une de ses mains et laissait couler silencieusement ses larmes. Elle était arrivée à l’un de ces moments où la multiplicité des coups qui nous frappent brise les restes de notre courage, où, lassés de combattre, nous appelons nous-mêmes la défaite pour finir la lutte. Rappelant avec amertume les souvenirs de tant de pièges tendus à son repos ou à son bonheur, de tant d’inimitiés dont elle avait en vain cherché la cause; de tant de chocs humiliants ou douloureux, elle se sentit subitement découragée de la vie. A quoi bon, en effet, prolonger cette épreuve renaissante, marcher sous cette épée de l’inconnu, dont la pointe effleurait toujours son front, s’acharner dans cette existence chère à un seul homme qui ne pouvait en jouir? Ces pensées s’entassaient sur son cœur comme les nuées sur le ciel, et tout y devenait de plus en plus sombre. Elle n’écoutait plus ni les questions de Marc, qui continuait ses recherches, ni les encouragements de de Gausson, triste de sa tristesse. Immobile à la même place, elle demeurait ensevelie dans son accablement lorsqu’un bruit de pas et des cris d’appel l’arrachèrent à sa douloureuse torpeur. C’étaient les voix d’Anselme Micou et de plusieurs autres, parmi lesquelles on entendait la voix de Françoise troublée et suppliante. Tout à coup la porte fut brusquement poussée et plusieurs gens de la ferme parurent à l’entrée.

—Vous voyez bien que la dame de Paris y est, dit le berger à Françoise d’un ton de reproche.

—Seulement, elle s’trouve pas seule, ajouta à demi-voix un des garçons.

Honorine s’était levée en tressaillant.

—Que me voulez-vous? demanda-t-elle troublée.

—Faites excuse, dit Anselme d’un ton grave et triste, mais on a besoin de madame à la ferme.

—La malade me demande?

—Non.

—Qu’est-ce donc alors?

Micou se découvrit, et, faisant le signe de la croix, il dit avec une simplicité émue et pieuse:

—La grand’mère vient de mourir!

XXV

L’accusation.

Après le premier saisissement de douleur, Honorine avait suivi à la ferme ceux qui étaient venus la chercher. Elle voulut se rendre près de la morte où elle resta en prière jusqu’à l’arrivée de Vorel; il lui annonça la visite du juge de paix appelé pour remplir les formalités exigées par la loi et l’engagea doucement à se retirer. La jeune femme ne fit point de résistance. La présence des gens de la ferme, qui venaient témoigner successivement une douleur plus bruyante que profonde, l’avait jusqu’alors tenue dans une pénible oppression; elle sentait le besoin de se livrer seule et en liberté à son affliction. Elle déposa donc un dernier baiser sur les mains immobiles de sa grand’mère et courut s’enfermer dans sa chambre, où ses larmes purent couler sans contrainte. Ces larmes n’étaient que trop justifiées par la perte qu’elle venait de faire. Quelle que fût l’égoïste rudesse de celle qui lui était enlevée, elle n’avait point de plus sûre protection. La mère Louis l’avait aimée à sa manière, elle s’était parfois émue de son isolement, elle l’appelait d’un de ces noms familiers que rien ne remplace; c’était un anneau de famille qui se brisait, et, de fer ou d’or, il restait sans prix, car c’était le dernier! Puis la mort est un si puissant appel à la miséricorde! les défauts de l’être qu’on vient de perdre s’effacent si aisément dans notre souvenir! Émus de sa disparition, nous ne voulons nous rappeler que ce qui le rendait digne de notre attachement; nous formons un faisceau de tous ses mérites, nous dressons à sa mémoire un autel, et tout ce qu’il a pu nous faire souffrir est oublié. Dans les cœurs généreux, la moindre séparation éteint les ressentiments; mais pour les transformer en tendresses, il faut la grande absence, celle que nous savons sans espérance et sans retour!

Honorine passa plusieurs heures abandonnée à son affliction. La sincérité de ses regrets lui avait fait oublier les avertissements de Marc et tout le reste; elle ne songeait qu’à cette mort rapide qu’elle n’avait pu prévoir ni adoucir; elle se reprochait amèrement son absence dans un pareil instant; elle fondait en larmes à la pensée que sa grand’mère l’avait peut-être appelée au moment de fermer les yeux et ne l’avait point trouvée là! Elle était au plus fort de ses crises de regrets, lorsqu’on frappa à sa porte. C’était Françoise qui entra pâle, agitée, et referma vivement derrière elle. Honorine lui demanda la cause de ce trouble.

—Mon Dieu! je ne puis vous dire au juste de quoi il s’agit, répondit Françoise dont le regard se tourna vers la porte avec une sorte d’effroi; mais ils sont tous là dans la chambre de madame Louis... C’était d’abord M. Vorel et le juge de paix; puis on a envoyé chercher un autre médecin, puis M. Duclerc, le pharmacien; et enfin la plupart des gens de la ferme auxquels on a fait des questions... Moi-même on vient de m’interroger sur ce qui s’est passé depuis quelques jours.

—Et dans quel but?

—Je l’ignore! mais ils ont tous des figures... qui m’ont donné froid, et je ne sais pourquoi j’ai peur pour vous.

—Pour moi; que puis-je craindre?

—C’est qu’ils m’ont fait de si singulières demandes! et puis, quand on prononçait votre nom, tout le monde se regardait d’une manière... Soyez sûre qu’il se prépare quelque chose!... et, tenez, écoutez... on vient ici!...

Des pas venaient en effet de retentir dans le corridor, on s’arrêta devant la porte de la chambre et on frappa. Honorine alla ouvrir, c’était une des servantes de la ferme, accompagnée du greffier, qui venait la chercher. La jeune femme déjà saisie par les avertissements de Françoise, les suivit sans savoir ce qu’on voulait d’elle ni où on la conduisait. Ils la firent entrer dans la chambre mortuaire où toutes les personnes précédemment indiquées par la grisette se trouvaient réunies. A leur vue Honorine s’arrêta; le juge de paix l’invita par un signe à s’avancer, puis parla bas à Vorel et au pharmacien. Il y eut une courte pause. Les garçons et les servantes des Motteux se tenaient groupés à l’une des extrémités de la chambre et dirigeaient sur la jeune femme des regards étranges; celle-ci embarrassée de sa position, inquiète sans savoir pourquoi, jeta autour d’elle un coup d’œil rapide et tressaillit en apercevant la morte immobile au fond de l’alcôve. Son mouvement n’échappa point au juge de paix qui venait de se retourner.

—Cette vue vous trouble, Madame, dit-il, en indiquant du doigt le lit funèbre.

Honorine ne put répondre, ses pleurs avaient recommencé à couler malgré elle et étouffaient sa voix.

—Ce serait, sans doute, dans votre position, une douleur naturelle, reprit le juge, si vous n’aviez précédemment prouvé votre indifférence pour la malade, en l’abandonnant au dernier instant.

—Ah! ne me le rappelez point, Monsieur! s’écria la jeune femme, au milieu de ses sanglots; je me suis déjà fait plus de reproches que vous ne pourriez m’en adresser... si j’avais prévu... mais rien ne pouvait me faire craindre un malheur si prompt. Quelqu’un... me demandait...

—Quelqu’un, que madame n’a point l’habitude de faire attendre? ajouta le juge de paix avec intention.

La jeune femme rougit et voulut balbutier une réponse, mais il l’arrêta du geste.

—Nous reviendrons sur ce sujet, dit-il; pour le moment il s’agit d’autre chose. Veuillez reprendre votre sang-froid, Madame, et répondre clairement aux questions que je vais avoir l’honneur de vous adresser: elles ont pour vous une importance capitale.

A ces mots, il se retourna vers le greffier qui s’était assis près d’une table sur laquelle il se préparait à écrire; il lui fit, à demi-voix, quelques recommandations, et s’adressant de nouveau à Honorine, il lui demanda ses noms, prénoms, et la date de son arrivée aux Motteux. Elle fit à toutes ses demandes des réponses que le greffier inscrivit. Enfin le juge de paix, qui laissait un intervalle après chaque question afin de donner le temps d’écrire, arriva à l’interroger sur ses rapports avec la mère Louis. Honorine ne répondit que par des expressions de reconnaissance. Elle rappela avec attendrissement les marques d’affection qu’elle avait reçues de sa grand’mère à différentes reprises. Le juge fit un signe affirmatif.

—Nous savons, en effet, dit-il, que madame Louis a longtemps montré une préférence qui rendait votre volonté toute puissante aux Motteux; mais cette amitié n’avait-elle point faibli depuis quelque temps?

—Il se peut que la maladie y eût apporté quelque altération, répliqua Honorine qui ne faisait cet aveu qu’avec effort.

—Ainsi, vous convenez que votre grand’mère se montrait mécontente, irritée?

—Par suite de ses souffrances, Monsieur.

—N’avait-elle point même fini par ne vous garder près d’elle qu’à regret, et ne venait-elle pas de déclarer l’intention de vous frustrer de son héritage?

—Je l’ignore.

—Vous en êtes sûre?

—Monsieur, une pareille supposition...

—Doit d’autant moins vous surprendre, Madame, que vous avez hier renvoyé le notaire qui se présentait pour recevoir les dernières volontés de la mourante.

—Parce que je ne soupçonnais point la gravité de son mal, Monsieur, et que je craignais de troubler son sommeil!

—C’est effectivement la raison que vous avez alors donnée... On aura plus tard à l’apprécier! Passons maintenant à un autre ordre de faits. Vous avez écrit ce billet à M. Duclerc, ici présent?

—Il est vrai.

—Il vous a envoyé le médicament demandé?

—Sans doute.

—Et qu’en avez-vous fait?

—Je l’ai donné à la malade, Monsieur.

Le juge de paix redressa la tête.

—Ainsi, vous l’avouez, s’écria-t-il.

—Pourquoi le nierais-je, répliqua la jeune femme; j’ai fidèlement suivi l’ordonnance de M. Vorel.

Il y eut un grand mouvement parmi les spectateurs. Tous les yeux se tournèrent vers le médecin, qui avait fait un geste d’étonnement dont le naturel valait la plus énergique protestation.

—Moi! répéta-t-il en regardant Honorine, j’ai donné une ordonnance... Dans ce cas, madame de Luxeuil l’a conservée?

—Mais sans doute, dit Honorine; la voici.

—Quoi! ce billet de votre main...

—Je l’ai écrit sous votre dictée.

—Et vous en avez envoyé une copie à M. Duclerc...

—Sur votre recommandation.

Vorel se retourna vers le pharmacien.

—Vous ne m’accuserez plus d’empiéter sur vos attributions, Monsieur, dit-il avec une ironie affligée, vous voyez que je vous adresse des acheteurs.

—Ce serait la première fois, objecta aigrement le pharmacien.

—Je regrette que madame de Luxeuil n’ait pas trouvé d’explication plus vraisemblable, reprit Vorel d’un accent d’indignation triste qui émut les auditeurs. Je comprends maintenant son aveu. Désespérant de cacher les faits, elle a pensé qu’il suffirait de m’en attribuer la responsabilité. La manœuvre est ingénieuse, mais heureusement facile à déjouer. Je vois pourquoi mademoiselle Françoise vient de sortir tout à l’heure: elle a voulu avertir sa maîtresse de ce qui se passait, et lui donner le temps de préparer sa défense.

Le greffier déclara qu’il avait, en effet, trouvé la grisette chez Honorine. Vorel jeta au juge de paix un regard expressif, plia les épaules et poussa un soupir. Il était évident qu’il regardait une plus longue défense comme inutile. Tous les spectateurs partagèrent sans doute son opinion, car les regards se tournèrent de nouveau vers la jeune femme, comme si on eût attendu d’elle quelque explication plus vraisemblable. Elle demeura d’abord étourdie devant le médecin.

—Vous niez! s’écria-t-elle enfin, et pourquoi? Quel était ce breuvage?... Qu’est-il donc arrivé? Au nom de Dieu, répondez: que me reproche-t-on enfin?...

—Ah! vous comprenez qu’il s’agit d’un reproche? dit le juge avec un regard scrutateur.

—A quoi bon sans cela cet interrogatoire! reprit vivement Honorine; on m’accuse, mais de quoi? Ah! parlez, je le veux, Monsieur... Je vous en conjure à mains jointes.

Le juge garda un instant le silence, puis la regardant en face il dit lentement:

—Madame Louis, votre grand’mère, est morte empoisonnée!

Le cri poussé par Honorine fut si horrible qu’il fit tressaillir tous les spectateurs. Ce n’était ni une exclamation de surprise ni un gémissement de douleur; mais une de ces protestations sans nom qui sortent quelquefois du fond des entrailles et semblent résumer, dans une syllabe, tout ce que les langues humaines ne peuvent exprimer. Aussi lui fut-il impossible de rien ajouter. Après l’avoir poussé elle demeura droite, muette, les deux mains pressées l’une contre l’autre et les yeux immobiles. On eût dit que, foudroyée par les paroles du juge, elle avait exhalé son âme entière dans ce cri suprême. Mais son anéantissement fut court. Elle en sortit par un second cri plus bas, plus douloureux, plus indigné. Ses regards cherchèrent autour d’elle, et courant à Vorel qui gardait son attitude affligée:

—Avez-vous entendu, Monsieur, bégaya-t-elle avec égarement... Morte... empoisonnée... est-ce vrai... est-ce vrai?

—Trop vrai, murmura le médecin en secouant la tête.

Honorine fit un pas en arrière.

—Mais alors c’est vous qui l’avez tuée! cria-t-elle éperdue.

—Encore! dit Vorel qui se redressa.

—Rappelez-vous vos recommandations, reprit vivement la jeune femme. C’était dans la chambre voisine. La malade venait de refuser vos soins. Vous m’avez prié de lui cacher que le remède était donné par vos ordres. Vous ne pouvez avoir oublié toutes ces circonstances. S’il y a eu erreur, imprudence, ayez le courage de l’avouer, Monsieur; ne me laissez point sous le coup de cette horrible accusation; vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas; j’en appelle à votre honneur!

Elle parlait avec une véhémence qui donnait à ses paroles une irrésistible autorité. Vorel s’en aperçut, et sa tristesse étudiée parut faire place tout à coup à un élan involontaire.

—C’est aussi trop d’audace! s’écria-t-il en se levant; j’aurais voulu garder le silence, mais puisque vous en appelez à mes souvenirs, puisque vous me forcez à parler, je vous dirai, à mon tour, ce qui se passe ici depuis trois mois. D’abord vos correspondances avec M. de Gausson, vos entrevues chaque soir...

—Que dites-vous?

—Une seule fois on s’est aperçu à la ferme de votre absence; l’alarme a été donnée; on a commencé les recherches de tous côtés; mais, avertie à temps vous avez pu inventer, pour justifier votre disparition, ce prétendu enlèvement par des inconnus...

—Quoi, vous doutez?...

—A partir de ce jour votre grand’mère conçut des doutes; son affection se refroidit, et... tomba subitement malade.

—Ah! c’est horrible! balbutia Honorine, écrasée par tant d’audace.

—Horrible, en effet, répéta Vorel avec une expression profonde: car, à partir de cet instant, les souffrances de madame Louis sont toujours allées croissant. Mes conseils eussent pu l’éclairer peut-être, j’ai été écarté! Une seule fois la malade demanda à me voir, elle vint au manoir; je lui prescrivis un régime, des remèdes qui pouvaient encore la sauver! Au sortir de chez moi, madame la conduit à Vertbec, d’où elle la ramène mourante, et, de peur que des soins pussent la rappeler à la vie, elle cache à tout le monde son état; elle ne permet à personne la vue de la malade; elle la veille seule pendant la nuit!... Le reste est connu de tout le monde! Le matin même, sûre d’avoir atteint son but, madame quittait la morte au point du jour, et vous savez où les gens envoyés à sa recherche l’ont trouvée!... J’aurais voulu ne rien révéler de tout cela, laisser à d’autres le soin de découvrir la vérité... mais on m’a forcé de tout dire... et madame ne doit s’en prendre qu’à elle-même!

Les accusations de Vorel étaient si précises, il y avait dans son accent une sincérité si pénétrante, et une si douloureuse conviction, que les derniers doutes parurent s’effacer dans l’esprit des auditeurs. Il s’éleva parmi les gens de la ferme un premier murmure qui confirmait toutes les assertions du médecin, puis un second plein de reproches et de colère. Quant à Honorine, elle semblait partager l’impression générale. Atterrée par la vraisemblance des accusations, elle ne songeait plus à nier ni à se défendre; toute sa présence d’esprit l’avait abandonnée, elle ne voyait plus autour d’elle que des nuages, au milieu desquels s’agitaient des visages ennemis et courroucés; il fallut que le juge lui adressât par deux fois la parole, pour l’arracher à cette espèce d’étourdissement.

—Vous avez entendu, Madame? dit-il d’un ton plus sévère qu’au début. Après les explications du docteur, vous ne pouvez persister dans un système de défense aussi dangereux qu’invraisemblable. Je vous adjure donc de vous résoudre enfin à la déclaration de la vérité.

Honorine essaya de répondre; mais elle ne put que balbutier quelques mots sans suite. Le juge attendit encore un moment, puis se retournant vers les deux médecins, il leur parla un instant tout bas et enfin se leva.

—Mes fonctions ne me permettent point de pousser cette affaire plus loin, Madame, dit-il; les magistrats supérieurs seront avertis et feront leur devoir. Attendez-vous à les voir demain et à subir un interrogatoire plus sérieux. D’ici là vous êtes libre.

Il avait appuyé sur ces mots avec une intention qui n’échappa point à la jeune femme. C’était une invitation détournée à la fuite, seule chance de salut qui parût désormais possible pour elle! Ce dernier témoignage d’intérêt fondit, pour ainsi dire, l’enveloppe glacée qui retenait la vie d’Honorine comme suspendue. Elle poussa un gémissement, porta les deux mains à son front, et s’écria:

—Ainsi... personne ne veut croire!... Ah! Monsieur... Monsieur, ne me quittez pas ainsi, ayez pitié de moi... dites ce qu’il faut faire pour vous persuader. Oh! ne pouvoir donner aucune preuve!... c’est impossible... quelqu’un doit savoir!... quelqu’un doit avoir entendu!... quoi, pas un mot, pas un fait qui puisse me justifier!... personne qui veuille venir à mon secours!

Elle s’était tournée vers les gens de la ferme, le regard suppliant et les mains tendues! tous baissèrent les yeux ou détournèrent la tête. Elle fit un geste de désespoir.

—Personne, répéta-t-elle; non, ils m’accusent tous.

Et se tournant vers la morte avec une douleur égarée:

—Avez-vous entendu, ma mère? continua-t-elle, en courant vers le lit funéraire et se laissant tomber à genoux près du chevet; c’est moi qu’ils accusent de vous avoir tuée... moi qui eusse donné ma vie pour vous faire vivre... moi qui n’avais plus que vous au monde pour me protéger... ils m’accusent... et je n’ai rien à leur répondre... Ma mère, ô ma mère, justifiez-moi, défendez-moi!

Elle s’était penchée sur le cadavre qu’elle couvrait de baisers et de larmes; mais tout à coup elle se rejeta en arrière avec un grand cri!... La morte venait de se soulever et de tourner vers elle ses yeux à demi entr’ouverts! Tous les spectateurs reculèrent glacés d’épouvante. La mère Louis se redressa avec effort sur son coude. Ses lèvres s’agitèrent sans pouvoir faire entendre aucun son; enfin, une de ses mains se détacha du lit, s’avança lentement et vint se poser sur le front d’Honorine.

—Ah! elle a témoigné pour la jeune dame, s’écria Micou, qui était tombé à genoux avec tous les autres gens de la ferme.

—Oui, murmura la ressuscitée d’un accent si faible qu’il parvenait à peine jusqu’aux auditeurs; pour elle... qui est injustement accusée... car... j’ai tout entendu.

—Vous! s’écria Vorel stupéfait.

—Tout! répéta la vieille femme avec plus de force, et pendant qu’on l’accablait, j’essayais en vain de donner un signe; je restais morte malgré moi! ce n’est qu’en sentant ses caresses que je me suis réveillée... ah! que Dieu soit béni, pour m’avoir permis de revivre encore une fois!

—Nous devons tous le remercier doublement de ce miracle! dit le juge d’une voix troublée, car il sauve deux existences...

—Peut-être! interrompit la mère Louis, qui se ranimait; faites retirer tout ce monde, monsieur Beaumont, je veux, parler à la mezette... et à mon gendre... plus tard, je vous appellerai.

Le juge de paix fit ce que lui demandait la malade, et celle-ci se trouva seule avec Honorine et le médecin. Vorel n’avait pu revenir encore de son saisissement. Ses traits décomposés laissaient deviner la rage et la frayeur qui se partageaient son âme. A la demande faite par la mère Louis il avait tourné les yeux vers la porte comme s’il eût voulu échapper par la fuite à cette explication; un reste d’audace le retint. Il demeura à la même place jusqu’au moment où le dernier des spectateurs eut disparu. La mère Louis fit alors un signe à Honorine.

—Vois s’ils ont bien fermé les portes, dit-elle avec une gravité sombre.

La jeune femme alla s’en assurer.

—Y a-t-il quelqu’un dans l’autre chambre? demanda encore la paysanne.

Honorine répondit négativement.

—Ainsi personne ne peut nous entendre?

—Personne!

La mère Louis se retourna alors vers Vorel; mais la vue du médecin sembla produire sur elle un effet électrique et ses yeux s’allumèrent.

—Approche, dit-elle avec un geste impérieux: approche que je puisse voir de plus près le visage d’un assassin.

Vorel voulut l’interrompre.

—Ne parle pas! continua la paysanne hors d’elle, ou j’appelle le juge pour lui montrer le scélérat qui a d’abord voulu noyer la petite-fille, puis empoisonner la grand’mère.

Honorine fit une exclamation.

—Oh! tu ne savais pas ça, toi, reprit-elle; moi aussi j’ai été dupe... J’ai pas cru à l’instinct qui me disait de me garer de la vipère, et elle a voulu me mordre! mais le bon Dieu s’est fait mon second. Grâce à lui j’en suis sortie; et maintenant c’est à mon tour de me revenger.

—Oh! ne l’essayez pas, ma mère, interrompit Honorine: s’il est vrai que de tels crimes aient été commis, ce n’est pas à nous de les punir.

—Et à qui donc? interrompit la mère Louis avec une indignation qui ennoblissait sa brutalité accoutumée. Si ceux qui tiennent les meurtriers par la gorge les laissent vivre, qu’est-ce qui défendra les honnêtes gens? Sais-tu seulement tout ce qu’il a à sa charge. Demande-lui pourquoi il est devenu veuf si vite!... pourquoi son fils est idiot... pourquoi tu es orpheline... car c’est lui qui soignait ta mère quand ta mère est morte!

La jeune femme joignit les mains avec un cri étouffé.

—Non, non, reprit la fermière dont la colère grandissait; y ne sera pas dit qu’on se sera nourri du sang et de la chair des miens, sans que j’aie demandé vengeance. Je mettrai la corde dans les mains de la justice... et ce sera à elle de la tirer.

Vorel redressa lentement la tête. Il avait eu le temps de se remettre insensiblement, et les menaces de la mère Louis, loin de l’abattre, l’avaient ranimé. Ainsi poussé aux dernières extrémités, il se retourna subitement comme un loup traqué par les chiens et qui n’a plus d’espoir que dans une lutte désespérée!

—Réfléchissez à ce que vous allez entreprendre, dit-il d’un ton bas et menaçant, avec vous je ne tenterai point une défense inutile; votre prévention vous empêcherait de la comprendre; mais devant les juges je parlerai... et ce n’est point contre moi que tourneront les preuves!

—Et contre qui donc?

—Contre celle qui vous a préparé et offert le poison.

—A moi?

—Dans un breuvage dont le reste a été recueilli.

—Le reste, répéta Honorine, mais qui donc a pu boire?

—Attendez, s’écria la mère Louis en portant une main à son front... Le verre était là... près de moi... oui... cette nuit... je me rappelle..... quand je me suis réveillée j’ai vu quelqu’un le prendre...

—Dieu! et c’était?

—C’était l’idiot.

Vorel recula épouvanté.

—Henri, répéta-t-il, mon fils... vous êtes sûre.....

—Sûre, reprit la mère Louis, je l’ai même menacé et il s’est échappé de ce côté. Elle désignait un cabinet ménagé à l’extrémité de l’alcôve. Vorel et Honorine y coururent, mais à peine curent-ils repoussé la porte que la jeune femme s’arrêta avec un cri; l’idiot était étendu à terre roide et sans mouvement.

Le médecin se pencha vivement sur lui, consulta son pouls, écouta son haleine. Il était mort! Il y eut un moment de douloureuse stupeur pour Honorine et pour la mère Louis. Frappées de cette péripétie inattendue, elles se regardèrent en joignant les mains. Quant à Vorel, il s’était jeté à genoux près du cadavre de l’idiot qu’il avait soulevé dans ses bras, et il s’efforçait de retrouver en lui quelques restes de vie. En vain ne rencontrait-il que le froid de la mort, il ne pouvait y croire; il appelait Henri, il secouait sa tête flottante avec une rage désespérée. Mais enfin, sûr de son malheur, il la laissa retomber sur le plancher et se redressa avec une sorte de rugissement. Une si pénible attente, de si longs efforts, tant de crimes, tout cela inutile! inutile par sa faute! Il avait empoisonné son fils, et son fils mort, il n’héritait plus! Cette affreuse pensée envahit si violemment tout son être, qu’elle le jeta dans le délire. Il se mit à parcourir la chambre les bras en avant, et en poussant des cris insensés. Dans son égarement, il mêlait d’hypocrites expressions de douleur paternelle aux sincères lamentations de la cupidité déçue! On voyait à la fois le masque et le visage. Il pleurait son fils unique, sa seule affection; il supputait tout haut l’héritage qui lui échappait; il s’emportait en malédictions contre la mère Louis, contre Honorine..... Il prenait à deux, mains son front et le heurtait contre la muraille!

Les deux femmes contemplaient ce hideux égarement avec une curiosité épouvantée; serrées l’une contre l’autre, elles suivaient d’un regard inquiet tous les mouvements du médecin, prêtes à appeler à leur secours. Mais elles n’en eurent point besoin. Après avoir parcouru cinq ou six fois la chambre en chancelant, Vorel se laissa tomber sur un fauteuil près de la fenêtre, cacha sa tête dans ses deux mains et pleura! C’étaient les premières larmes qu’il eût versées! La colère de la mère Louis fut ébranlée par cette expression de douleur inattendue. Elle ne se demanda point au juste ce que regrettait le médecin, elle ne vit que ses pleurs. L’idée de cet innocent mort pour elle et dont le cadavre était là avait d’ailleurs changé ses préoccupations; elle se sentit attendrie, passa la main sur ses yeux humides; puis se retournant du côté de Vorel qui se tenait toujours à la même place:

—Le bon Dieu a lui-même imposé le châtiment, dit-elle avec une gravité émue; les hommes n’ont rien à faire après lui. Cachez encore un peu la mort de votre fils; j’arrangerai tout avec les gens de justice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La mère Louis tint parole. La mort de l’idiot, déclarée seulement le surlendemain, n’éveilla aucun soupçon, et elle affecta de recevoir Vorel comme par le passé. Mais sortie de sa léthargie, elle avait retrouvé toutes ses souffrances; le médecin de Balleroi, consulté le lendemain par Honorine, déclara que ce retour à la vie était le dernier effort d’une organisation épuisée, et annonça l’agonie pour le soir même.

La malade devina cet arrêt et s’y résigna. Comme il arrive souvent, l’approche du moment suprême avait relevé cette nature. Dépouillée de ses grossières passions, et domptée par la douleur, elle se montrait plus compréhensive, plus tendre. Le prêtre et le notaire furent appelés. La mère Louis remplit ses devoirs avec un calme digne qu’Honorine ne lui connaissait point. Elle prit toutes les précautions pour assurer à sa petite-fille la totalité de son héritage, régla avec elle quelques comptes arriérés, lui donna de sages conseils, puis sentant diminuer ses forces, elle l’embrassa plusieurs fois et entra dans l’agonie! Celle-ci fut longue mais paisible. On eût dit un sommeil légèrement agité. De loin en loin, la mourante rouvrait les yeux avec un soupir, prononçait le nom d’Honorine, serrait sa main, puis retombait dans sa somnolence oppressée. Enfin, vers le soir, sa respiration devint plus sifflante, elle prononça des mots entrecoupés, poussa quelques cris étouffés et mourut. Honorine qui s’était jusqu’alors contenue éclata en sanglots. Les dernières heures de la vie de sa grand’mère avaient doublé sa tendresse; en croyant la perdre d’abord, elle avait pleuré par sensibilité et par devoir, mais en la perdant réellement cette fois, elle sentit son cœur se briser. Françoise essaya de la calmer.

—Laissez-moi, s’écria-t-elle en tombant à genoux près de la morte; je l’ai méconnue jusqu’au dernier instant, rien ne me consolera de cette douleur!

—Madame nous permettra au moins de la partager! dit une voix railleuse qui retentit tout à coup derrière elle.

Les deux femmes se retournèrent en même temps et demeurèrent frappées de stupeur devant Arthur de Luxeuil!

XXVI

Les droits du mari.

Quelque imprévue qu’elle pût paraître, l’arrivée du mari d’Honorine n’avait rien qui dût la surprendre. Sorti depuis peu de prison, grâce à l’intervention de quelques amis, il avait appris la maladie de la mère Louis, et prévoyant la possibilité d’un prochain héritage, il était parti sans retard pour les Motteux, où il arriva quelques instants après la mort de la vieille paysanne. Cette mort réalisait des espérances trop longtemps caressées pour ne pas être accueillie avec transport. Dès le lendemain, après la cérémonie funèbre, du Luxeuil se rendit chez le notaire afin de l’interroger sur la fortune laissée par la mère Louis et sur ses dispositions testamentaires. Pendant ce temps, Honorine restée seule dans la chambre mortuaire, priait et pleurait. Tout ce qui frappait ses regards entretenait son affliction. Après avoir remis en place chaque chose, par une habitude machinale, comme si celle qui n’était plus là devait y revenir, elle s’arrêta avec un tressaillement devant cette alcôve vide, dont le funèbre désordre entretenait ses souvenirs douloureux!... Dans ce moment de Gausson ouvrit doucement la porte. A sa vue, elle poussa une exclamation involontaire et lui tendit les mains avec cette expression plaintive et suppliante des enfants qui demandent secours. Le jeune homme courut à elle.

—Ah! je viens de savoir seulement ce que vous aviez souffert, dit-il, Françoise m’a tout appris, et je suis accouru!...

—Elle est morte! murmura Honorine qui ne pouvait penser à autre chose.

—Mais vos amis vous restent! reprit de Gausson qui baisait avec une passion attendrie les mains qu’il tenait, et si la mort vous a enlevé votre protectrice, un heureux hasard vient de vous rendre un protecteur; le duc de Saint-Alofe est libre.

—Se peut-il?

—Marc a reçu une lettre de lui, d’abord adressée à Paris, puis retournée à Trévières où il l’a trouvée. Le duc se cache dans le département voisin.

—Ah! je veux qu’il vienne ici, près de nous, dit vivement la jeune femme: vous irez le chercher, Marcel.

—Je le souhaite, mais songez que sa liberté tient au secret de sa retraite.

—Ne peut-il se cacher aux Motteux?

—Vous oubliez qu’il est connu de M. de Luxeuil.

Honorine tressaillit.

—Ah!... je n’y pensais plus, dit-elle en pâlissant... oui... Nous ne sommes pas seuls... mais M. de Luxeuil repartira bientôt, sans doute.

—Dieu le veuille.

Elle le regarda.

—Avez-vous donc quelque nouveau sujet de crainte? demanda-t-elle vivement; Marcel, au nom du ciel, répondez; vous savez quelque chose?

—Rien, répliqua le jeune homme, mais je tremble...

—Et pourquoi?

—Parce que tout à l’heure, en venant ici, j’ai aperçu M. de Luxeuil causant avec le médecin.

—M. Vorel?

—Je ne doute plus que ce misérable ne soit l’ennemi caché dont Marc venait vous dénoncer la présence; lui seul a pu surprendre notre correspondance, et s’il en parle à votre mari!...

—Ah! vous me faites trembler, interrompit Honorine épouvantée... Il parlera, n’en doutez point... et quand M. de Luxeuil saura... Vous ne pouvez rester ici, Marcel; je veux que vous partiez sur-le-champ...

—Que dites-vous! fuir au moment du danger...

—Il le faut! il le faut!

—C’est impossible, Honorine! Songez à ce que vous me demandez!

—Écoutez! interrompit la jeune femme en baissant subitement la voix et imposant silence des deux mains.

C’était Arthur que l’on entendait parler dans l’escalier, où il donnait quelques ordres.

—Il va vous trouver ici! continua-t-elle épouvantée.

—Ne puis-je m’échapper...

—Par ce côté, vous le rencontrez...

—Mais là?

—Ah! oui... vite, le voici...

Elle fit entrer précipitamment de Gausson dans la chambre voisine, ferma la porte et retira la clef. Au même instant de Luxeuil parut à l’entrée.

—J’use des priviléges de la campagne, dit-il en s’inclinant légèrement; j’entre sans dire: gare! Madame excusera, j’espère, ma liberté.

—Vous avez sans doute... à me parler? demanda Honorine troublée.

—Je ne me serais point, sans cela, permis de me présenter, fit observer Arthur, qui semblait n’avoir d’autre but que de faire ressortir, par une politesse affectée, ses intentions impertinentes; mais Madame doit comprendre qu’après une aussi longue séparation ce n’est point trop d’une entrevue de quelques instants. Je tâcherai, du reste, de l’importuner peu de temps.

Honorine parut vouloir prendre acte de cette dernière promesse en restant debout, une main appuyée sur le dossier de la chaise qu’elle avait instinctivement avancée; mais il était évident qu’Arthur, malgré sa protestation de laconisme, désirait s’expliquer avec détail: car, prenant lui-même un siége, il invita du geste Honorine à s’asseoir. Elle parut hésiter.

—De grâce souffrez que nous nous expliquions à l’aise, reprit-il avec insistance; on ne cause guère debout qu’au théâtre; et nous sommes ici chez nous, jouant la comédie sans témoins et pour notre propre compte.

Honorine s’assit. Il y eut une courte pause, puis Arthur reprit:

—Mon intention n’est point de vous reparler des débats qui se sont autrefois élevés entre nous, Madame; nous avions entrepris tous deux une lutte folle, et que votre départ a heureusement interrompue; je reviens aujourd’hui complétement transformé, et comme on eût dit autrefois, l’olivier à la main. J’ose espérer que vos intentions ne sont pas moins pacifiques.

—Je n’ai jamais cherché ni souhaité la lutte, Monsieur, répliqua Honorine, qui ne comprenait point encore où il en voulait venir.

—Alors nous ne pouvons manquer de nous entendre, continua de Luxeuil. En définitive, nous nous sommes beaucoup tourmentés l’un l’autre, et pourquoi? Parce que nos goûts étaient différents, nos principes contraires! Comme si le monde n’était point assez grand pour deux volontés! Aussi ai-je fait depuis de sages réflexions, et suis-je arrivé à cette opinion, que le mariage était une auberge où l’on devait profiter des bénéfices de l’association sans s’imposer les gênes de l’intimité. Il me semble que ma définition doit obtenir votre approbation.

—J’attends... le but de ces explications, Monsieur, dit Honorine, qui se sentait malgré elle glacée du ton froidement persiffleur d’Arthur.

Celui-ci s’inclina.

—Ah! le but, reprit-il; en effet, je m’aperçois que je me suis laissé emporter aux développements philosophiques, et je vous remercie, Madame, de me rappeler au fait. Le but, le voici. La mort de madame Louis vous laisse un héritage suffisant pour réparer les brèches faites à votre fortune par les nécessités du passé. Grâce à lui, vous pouvez reprendre des habitudes auxquelles vous n’eussiez dû jamais renoncer; je viens, en conséquence, vous arracher à votre exil pour vous rendre, dans le monde, le rang qui vous est dû.

Honorine releva vivement la tête.

—A moi? s’écria-t-elle; ah! je n’ai d’autre ambition que la retraite, Monsieur, et rien ne pourra m’obliger à recommencer une vie à laquelle je dois mes plus cruels souvenirs. J’apprécie, du reste, comme je le dois, votre démarche!...

—Pardon! vous n’en devinez évidemment qu’une partie, fit observer de Luxeuil tranquillement. Vous avez compris que je voulais profiter de votre nouvelle opulence; c’est effectivement un privilége que je tiens du code, et j’ai toujours professé un respect aveugle pour les lois... quand elles sont faites à mon profit. Mais j’aurais pu jouir de ces avantages en vous laissant ici par un compromis amiable, et je l’aurais fait sans aucun doute si je n’avais besoin de votre retour à Paris.

—Que voulez-vous dire, Monsieur? demanda Honorine stupéfaite de cette étrange franchise.

—Mon Dieu! c’est chose humiliante à déclarer, reprit Arthur; cet aveu va vous donner sur moi d’immenses avantages: mais maintenant je suis franc, par paresse... Depuis votre départ, ma réputation est devenue détestable. Un mari peut mal vivre avec sa femme; c’est la chance commune, l’état normal; mais vivre séparés!... cela a quelque chose de choquant. Le monde, qui ne s’inquiète pas du mal, condamne tout ce qui a l’apparence du désordre! puis, le moyen, quand on est seul, de tenir une maison, de donner des fêtes, de garder enfin son rang avec quelque éclat? Depuis un an, je suis descendu, malgré moi, au rôle de célibataire; on m’a adressé des invitations que je ne puis rendre; mon hôtel est désert; je vis au foyer de l’Opéra et au café de Paris. Tout cela était parfait, il y a cinq à six ans; mais je me fais un peu vieux pour continuer ce personnage de garçon; il est temps de prendre une position plus grave, de devenir sérieusement chef de maison, et, comme pour cela il me faut une femme, j’ai dû penser naturellement à la mienne.

—Je ne puis regarder une pareille explication comme sérieuse, Monsieur, dit Honorine glacée par ce cynisme moqueur, et j’aime encore à croire que vous ne persisterez point dans une intention... qui ne peut être qu’une menace.

—Mon Dieu! pourquoi ne pas achever votre pensée, reprit de Luxeuil d’un ton souriant; vous regardez mes prétentions comme une ruse.

—Monsieur!...

—Vous croyez que je parle de vous conduire à Paris afin de vous forcer à racheter le droit de demeurer ici? Je suis étonné que vous ne m’ayez point encore demandé pour quelle somme je consentirais à vous laisser dans votre solitude.

—Eh bien! je vous le demande! s’écria la jeune femme poussée à bout.

—Décidément, Madame, vous me forcerez à me mettre au rang des maris incompris, dit Arthur ironiquement; je suis véritablement contrarié de ne pouvoir vous convaincre que je tiens non-seulement à votre fortune mais à vous-même.

Honorine fit un mouvement.

—Oh! ne donnez point trop d’étendue à mes prétentions, reprit de Luxeuil avec un accent incisif; ce que je demande, c’est seulement une apparence! Je n’ai point le téméraire espoir d’obtenir davantage. Toute liberté sera laissée à vos sentiments, à vos habitudes, à vos actes, et, pour n’avoir jamais à revenir sur un sujet pareil, je me permettrai un simple avis.

—Quel avis, Monsieur?

—Celui de mettre plus de prudence, Madame, dans des relations qui ont tout intérêt à se déguiser; de ne point confier aux arbres une correspondance qui pourrait être surprise; de choisir enfin pour vos rendez-vous du matin un lieu qui ne soit point ouvert à tout venant.

Au premier mot prononcé par Arthur, la jeune femme avait tressailli, puis elle devint très-pâle.

—Je m’attendais à ces accusations... balbutia-t-elle; mais quelles que puissent être vos préventions, Monsieur, je puis vous affirmer...

—De grâce! pas de serments! interrompit de Luxeuil; je ne vous ai adressé ni questions, ni reproches: j’ai seulement hasardé un conseil!

—Non, s’écria Honorine, bouleversée par ce calme sardonique, dont elle ne pouvait comprendre la cause; non, ce n’est point un conseil! Ah! votre froide raillerie cache quelque piége, Monsieur; montrez-le, quel qu’il soit; que voulez-vous enfin, parlez! Si c’est une part de cet héritage que Dieu m’a donné dans sa colère, prenez-la; mais si c’est mon repos, ma liberté, n’espérez point que je vous les livre; je ne reprendrai point une chaîne dont vous m’avez fait une flétrissure; je ne feindrai point un pardon que je n’ai point accordé; je ne veux point de la paix que vous me proposez, et si vous n’en avez point d’autre, c’est moi qui demande la guerre.

—A la bonne heure, dit de Luxeuil en frappant le plancher de sa badine. Je vous reconnais enfin, Madame; vous voilà telle que je vous aime; audacieuse par irrésolution et menaçante par peur! seulement je dois m’étonner de la lenteur de votre intelligence pour ce qui me concerne. Vous me demandez pourquoi je vous parle si tranquillement de votre amour pour M. de Gausson? moi je vous demande, Madame, comment j’en pourrais parler autrement? Faut-il donc m’indigner de ce qui me sert?

—Je ne vous comprends pas, Monsieur.

—Autrefois, Madame, j’étais l’offenseur, j’avais tout à craindre; aujourd’hui je suis l’offensé, et c’est à vous de trembler! vous êtes désormais à ma merci. Je sais où vous frapper. Ah! vous avez longtemps abusé de vos avantages, c’est à mon tour enfin. Maintenant, Madame, au moindre geste vous devrez obéir: quand je vous dirai de venir, vous viendrez, car, au premier refus, moi, votre mari, votre maître, je puis aller trouver celui que vous aimez... le tuer... et le monde dira que j’ai bien fait. Oh! tout est changé; vous avez perdu ce talisman qui vous défendait; aujourd’hui mon honneur est pour moi une épée avec laquelle je puis égorger votre bonheur. Faites-vous donc humble et patiente, si vous ne voulez savoir ce qu’il y a de tristesse dans un cœur de veuve!

A mesure que de Luxeuil parlait, Honorine devenait plus pâle. Elle comprenait enfin et elle demeurait égarée d’épouvante. Ce fut seulement au dernier mot prononcé qu’elle se leva avec un cri.

—Ah! c’est horrible, dit-elle éperdue...

—C’est simplement raisonnable, répliqua Arthur en se levant à son tour. Remarquez que le hasard pouvait vous donner un mari sans usage, qui eût pris tout de suite la chose au tragique et ne vous eût point laissé d’alternative. Moi, au contraire, je suis comme le Dieu de M. Tartuffe, j’admets les accommodements. Tant que vous resterez sur le pied de paix, M. de Gausson ne cessera point d’être de mes amis; comme Mécène, je dormirai pour Auguste; mais à la première révolte, je vous avertis que je me réveille, et alors malheur à qui aura compromis la femme de César!

—Ainsi, s’écria la jeune femme révoltée, vous croyez à ma honte et vous l’acceptez à l’amiable... par compromis! Ah! je ne vous croyais pas descendu si bas.

—J’ai dû vous suivre, Madame, répliqua ironiquement de Luxeuil.

—Et vous avez espéré que j’accepterais cette transaction inouïe, reprit Honorine, chez qui le dégoût faisait taire la peur. Vous avez pensé que j’achèterais de vous le droit du déshonneur. Non, Monsieur, non; quoi que vous ayez pu croire, je ne suis point arrivée à ce point d’abaissement; je puis me justifier de toutes les accusations portées contre moi; loin de craindre la vérité, je la veux, je la demande.

Arthur l’interrompit d’un geste.

—Alors, veuillez me remettre la clef de cette porte, dit-il, en montrant la chambre dans laquelle de Gausson se trouvait enfermé.

Honorine changea de visage. Dans son élan d’indignation, elle avait oublié un instant qu’il était là.

—Donnez, répéta de Luxeuil plus vivement, car je me lasse enfin de ce débat; puisque vous désirez la vérité, moi aussi je veux la connaître.

Il avait fait un pas vers la porte, Honorine s’y appuya suppliante et éperdue.

—Ah! vous étiez averti, dit-elle; vous saviez que M. de Gausson était ici.

—Ainsi, vous en convenez? interrompit Arthur qui la tenait palpitante sous son regard.

—N’en concluez rien contre lui ni contre moi, Monsieur; Dieu sait que le hasard a tout fait; que cette visite n’avait rien qui ne pût s’avouer; mais je vous savais prévenu par M. Vorel... J’ai craint une première explication, c’est le seul motif qui nous ait décidés... le seul, je vous le jure.

M. de Luxeuil tendit la main.

—La clef, Madame.

—Écoutez-moi, Monsieur, je vous en conjure, écoutez-moi, dit la jeune femme épouvantée et dont les idées se troublaient, si ce n’est par confiance que ce soit par pitié pour moi, par respect pour vous-même. N’en venez point à un éclat honteux et inutile.

—Je vous ai offert un moyen de l’éviter, fit observer de Luxeuil; consentez à ce que j’exige, et à cette condition je me retire.

La jeune femme fit un effort.

—Eh bien... bégaya-t-elle, je vous demande, Monsieur, quelques heures...

Arthur la regarda.

—Un autre refuserait de laisser échapper une occasion aussi favorable, dit-il; mais je veux vous prouver jusqu’au bout mon désir de conciliation... d’autant que je suis assez fort pour me montrer généreux. Je me retire; mais je reviendrai demain. D’ici là, tâchez d’accoutumer votre esprit aux conditions que je vous propose; elles n’ont rien de dur; vous le verrez à la pratique; ce plan qui vous effarouche ressemble au péché; on s’y décide difficilement, puis on y persévère avec délices. Pensez-y.

Il la salua avec une politesse railleuse et sortit. Dès que le bruit de ses pas eut cessé de se faire entendre, Honorine ouvrit vivement la chambre dans laquelle s’était caché de Gausson. Il ne s’y trouvait plus! Elle courut à la fenêtre ouverte et aperçut, au-dessous, la trace de ses pieds profondément empreinte dans le sol. La crainte d’être découvert et de la compromettre l’avait sans doute décidé à cette fuite périlleuse. Honorine descendit rapidement, espérant savoir de Françoise ce qui s’était passé; mais celle-ci n’était point à la ferme. Elle courut à la maison du garde que la grisette habitait, et la trouva fermée..... Il fallut revenir aux Motteux sans avoir rien appris. Ce fut seulement plusieurs heures après que Françoise reparut. Elle venait de Vertbec, où de Gausson était arrivé sain et sauf. Un long entretien avait eu lieu entre lui et Marc, et ce dernier devait attendre Honorine à la maison du garde-forestier vers le déclin du jour. Bien qu’elle ignorât le motif de cette entrevue, la jeune femme s’y rendit, à l’heure indiquée. Honorine avait espéré trouver Marcel chez Françoise, mais le chouan y était seul. Il avait changé ses haillons contre un costume bourgeois d’une propreté recherchée. La jeune femme voulut l’instruire de ce qui s’était passé entre elle et de Luxeuil; il l’interrompit.

—M. de Gausson m’a tout appris, dit-il; je viens pour vous secourir.

—Vous le pouvez donc? s’écria Honorine; ah! si vous avez un moyen, parlez.

—Lisez d’abord cette lettre.

La jeune femme prit la lettre qu’il lui présentait; c’était l’écriture de Marcel! Elle l’ouvrit et lut:

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