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Les réprouvés et les élus (t.2)

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Faut que vous m’aimiez, mon betit cœur.

—Ah! diable!

—Et buis y s’blaint.... y temande à foire matame Honorine; y la brie d’aborter sa rébonse au bommier.

—Et sais-tu si elle l’a portée?

—Non, non, c’est blus tard, en refenant de gontuire la betite oufrière. Je la fois basset tous les chœurs à dix heures.

—Et elle est seule?

—Toute seule.

Le Parisien parut réfléchir.

—Ce serait une bonne occasion, murmura-t-il; mais ce soir, c’est impossible, il y aura par-là des gens qui nous empêcheraient de travailler.

—Quelles chens?

—Les hommes du Vrillet: ils m’ont demandé de chasser le mauvais air de leur ferme, je leur ai donné rendez-vous dans la cabane du verger pour la cérémonie.

—Ah! pon, s’écria Moser réjoui; ça fera un betit goup de gommerce afant de bartir; compien qu’ils ont bromis?

Jacques ne répondit pas. La tête baissée et les poings appuyés sur ses genoux, il concentrait évidemment toutes les forces de son intelligence sur une idée qui venait de surgir dans son esprit: le Juif qui le comprit respecta sa méditation, et il y eut un assez long silence.

Enfin il se leva résolûment et frappant la terre du pied:

—J’ai notre affaire, monsieur Jérusalem, dit-il avec un éclat de gaieté farouche.

—Un noufeau brochet? demanda Moser.

—Oui, mon vieux, reprit Jacques, à qui son idée souriait évidemment d’une façon toute particulière; quelque chose de neuf, d’étourdissant. Ca vaudra mademoiselle Georges dans Lucrèce Borgia. Tu te rappelles Lucrèce Borgia?

—Barfaitement; c’est une bièce où nous afons fait un pracelet.

—Oui.

—Un pien pel ouvrage, Barisien, le pracelet y fallait cent écus.

—Eh bien! mon ouvrage à moi nous en rapportera quatre cents, vieux squelette, sans nous exposer à aucun désagrément.

—Gomment que tu feras tonc?

—Je vas te dire ça, reprit le Parisien en regardant le ciel. Mais il doit être déjà neuf heures; nous allons filer jusqu’à la lisière du fourré pour que tu me montres le pommier qui sert de boîte aux lettres et là je t’expliquerai tout. Envoie Sapajou en avant; il nous servira d’éclaireur.

Moser appela le chien griffon qui, sur un signe, s’élança dans l’espèce de corridor par lequel Jacques était entré. Les deux compagnons prirent bientôt le même chemin et atteignirent l’enceinte extérieure des Grandes Mercs.

Bien que le ciel fût sombre pour la saison, on pouvait encore distinguer les objets d’assez loin. Une lueur morne qui filtrait à travers l’atmosphère grisâtre, jetait sur la campagne une teinte pâle mais uniforme, au milieu de laquelle les rochers, les arbres, les maisons, se dessinaient en masses vigoureusement sombres. On entendait encore à l’horizon quelques roulements de charrettes et quelques bêlements de troupeaux, mais ni chants, ni cris d’appel, car la contagion avait suspendu les réunions dans les fermes et les rondes dansées devant les seuils. Chacun demeurait renfermé chez soi, oppressé par la tristesse.

Moser et le Parisien purent donc atteindre les vergers du Vrillet sans faire aucune rencontre.

Arrivés là, ils s’abritèrent derrière un massif de noisetiers toujours gardés par Sapajou qui faisait sentinelle à quelques pas, l’oreille droite et le museau au vent.

Là, Moser désigna à son compagnon l’arbre choisi pour la correspondance établie entre Honorine et Marcel. C’était un de ces pommiers appelés Marin-Onfroy, du nom de leur introducteur en Normandie, et qui, à en juger par son apparence de vétusté, pouvait dater de l’époque même de cette introduction. Le tronc miné par les ans ne conservait de sève qu’à sa surface, et les branches desséchées pour la plupart, n’avait plus pour ornement que la verdure parasite du gui.

A environ trente pas du vieil arbre s’élevait une de ces huttes en torchis, recouvertes de paille, destinées à abriter un gardien pendant la récolte. C’était là que Jacques avait donné rendez-vous aux gens du Vrillet. Il les aperçut déjà rassemblés à la porte et attendant son arrivée.

Après avoir examiné avec soin la disposition des lieux qu’il trouva favorable à son projet, et donné à Moser toutes les instructions nécessaires, il quitta le massif de noisetiers, fit un long détour et rentra enfin dans le verger par un côté opposé.

Ceux qui l’attendaient l’aperçurent et vinrent à sa rencontre.

Il y avait là outre Romain, son oncle Pierre Fareu, vieil avare au cœur d’acier, son jeune frère Richard, chez qui les superstitions populaires étouffaient toute conscience, sa femme et sa fille âgée de douze ans.

Le Parisien les compta du regard, puis entra sans rien dire dans la hutte.

Le choix qu’il avait fait de cet abri écarté pour l’accomplissement de ses sortiléges, avait d’autant moins surpris les gens du Vrillet, qu’il était en tout conforme à la tradition. C’était toujours dans un lieu solitaire et inhabité, que de pareilles opérations devaient s’accomplir. Pierre Fareu se rappelait avoir assisté, dans sa jeunesse, à une de ces évocations magiques, entreprise pour démasquer un voisin soupçonné d’avoir le cordeau[B], et elle avait lieu dans une bergerie abandonnée. Instruit par les leçons d’un mendiant de Falaise, longtemps voué à la profession de sorcier, et qu’il avait eu pour compagnon de chaîne à Toulon, le Parisien connaissait toutes les formes usitées pour ces incantations, et ce qu’il y mettait de sa propre inspiration, selon les besoins du moment, ne faisait qu’ajouter à l’infaillible effet produit sur son auditoire. Cette fois surtout, l’importance du but à atteindre l’engagea à plus de soins et d’efforts.

La hutte dans laquelle il se trouvait n’avait d’autre ouverture que la porte et une fenêtre sans volet, trop étroite pour que l’on pût y passer la tête. Il la parcourut d’abord en tous sens afin de s’orienter, puis se plaça debout au milieu, se dépouilla jusqu’à la ceinture, et commença à prononcer quelques paroles incompréhensibles, d’une intonation de plus en plus accentuée. Enfin il se pencha et traça sur la terre une ligne qui brilla quelques instants autour de lui comme un cercle de flamme; il jeta alors trois cris d’appel, et presque au même instant, un murmure semblable à celui d’une voix qui parle bas se fit entendre vers la fenêtre. Tous les regards se tournèrent de ce côté, mais sans rien apercevoir.

Jacques répondit en mots mystérieux, et l’entretien continua ainsi quelques instants, jusqu’à ce que l’être invisible, qui semblait parler dehors, eût poussé un rugissement accompagné d’une secousse dont la cabane fut ébranlée.

La petite fille cacha sa tête sur les genoux de sa mère, qui n’avait pu retenir une exclamation de saisissement; les trois hommes eux-mêmes pâlirent.

Quant à Jacques, il s’était accroupi avec toute l’apparence de la terreur; mais au bout d’un instant, il se redressa lentement, traça de nouveau, autour de lui, plusieurs cercles de feu, murmura quelques phrases cabalistiques, puis, respirant avec effort, il s’écria:

—Le grand Varou m’a parlé; je sais d’où vient le mal qui frappe le pays.

—Et d’où vient-il? demanda Romain qui était le moins effrayé.

—Il vient d’une personne qui a un pacte rouge avec le noir-velu; le pacte rouge lui donne le droit sur tout ce qui vit, depuis le moindre animal jusqu’à l’homme fait.

—Alors, c’est elle qui a enfantômé nos bêtes? reprit Fareu.

—Et elle les prendra toutes, y compris la gerce (vieille brebis), et le poulain.

Le vieux paysan joignit les mains d’un air consterné.

—Et après les bêtes, continua le sorcier, viendra le tour des enfants!

—Ah! Jésus! cria la femme de Romain en serrant sa fille entre ses genoux.

—Et après les enfants, le reste! acheva Jacques.

Les trois hommes se regardèrent.

—Mais ne peut-on rien faire pour empêcher le mal? demanda Richard.

—Pour sauver les bêtes? continua Fareu.

—Et les enfants, ajouta la paysanne.

—Si on connaissait seulement la magicienne, murmura Romain d’un air sombre.

—Quand on la connaîtrait, dit Jacques, ça empêcherait-il quelque chose?

—Oui bien, oui bien, reprit le fermier du Vrillet, dont la nature violente commençait à se révéler, car, dans ce cas, je la matrasterais.

—C’est le seul moyen d’échapper à son pouvoir, fit observer Richard.

—Et ça nous empêcherait d’être ruinés! continua Fareu.

—Faites-nous savoir quelle est la sorcière de malheur qui m’a enlevé mes banons[C], reprit le fermier du Vrillet avec une exaltation croissante; aussi vrai que v’là deux mains, je l’étranglerai comme une mauve (mauviette).

—Faut prendre garde de faire des promesses, objecta Jacques; si vous n’alliez pas les tenir, le grand Varou se vengerait sur vous et sur moi! peut-être qu’en connaissant la personne qui a amené la malédiction sur le pays vous n’oserez plus...

—Moi! s’écria Romain avec rage, j’oserai pas me revenger de celle qui m’a fait mourir une paire de bœufs! Dites donc, père Fareu, est-ce que vous croyez que j’oserais pas?

—Je t’aiderai, répliqua le vieillard, pour sauver ce qui nous reste! Perjou! si tu l’étrangles j’tirerai la corde.

—Et moi les pieds, ajouta Richard.

—Le nom seulement, dites le nom, reprit Romain; faut en finir tout de suite.

Jacques parut céder, mais déclara que ce qui allait se passer demandait certaines précautions. Il ordonna aux trois hommes de tirer leurs habits et leurs chaussures, de se noircir le visage avec de la poudre de charbon qu’il avait apportée; puis il recommença ses évocations.

Bientôt la voix se fit entendre de nouveau, et, a chaque repos, Jacques traduisait tout haut ce qu’elle lui avait dit.

—La personne qui jette le mauvais air est une femme... Elle n’est pas du pays... La ferme où elle demeure est épargnée par la maladie... Ce sont ses ennemis qui ont été les premiers frappés.

Ces désignations étaient trop claires pour laisser le moindre doute; aussi le nom d’Honorine sortit presque en même temps de toutes les lèvres.

Romain ferma les poings et ses yeux s’injectèrent de sang: au milieu de sa rage, il éprouvait une sorte de joie féroce à trouver l’intérêt de sa vengeance si bien d’accord avec l’inspiration de sa haine.

—Où peut-on la trouver maintenant? demanda-t-il.

—Sur ta terre, répondit Jacques; elle vient tous les soirs pour y jeter ses maléfices.

—Tous les soirs! et je ne l’ai jamais aperçue!

—Parce qu’elle se rend invisible; mais veux-tu que le grand Varou te la montre?

—Oui.

Le Parisien fit quelques signes magiques, puis, sur un léger glapissement qui se fit entendre derrière la hutte, il ouvrit brusquement la porte et les trois hommes qui avaient avancé la tête avec une avidité palpitante, demeurèrent immobiles de surprise.

Plongés dans l’ombre, ils apercevaient devant eux la campagne doucement éclairée par la lune, comme un tableau lumineux qu’encadrait la porte de la cabane. Au premier plan apparaissaient les arbres du verger projetant leurs ombres gigantesques; un peu plus loin, le pommier séculaire, et, tout au fond, le sentier qui côtoyait le fourré.

Or, dans ce sentier, au penchant du coteau, glissait une forme blanche qui s’avançait vers la pommeraie. Elle dépassa les derniers buissons du fourré, atteignit la ligne de lumière et les trois paysans la reconnurent.

—C’est elle, dit Romain.

—Elle traverse la viette.

—La voilà qui entre dans notre champ.

—Faut qu’elle y reste! reprit le fermier en faisant un mouvement pour sortir.

Sa femme se jeta devant lui.

—Prends garde, Romain, elle peut te reconnaître! s’écria-t-elle.

—Il est trop bien peint, murmura le sorcier.

—Mais demain, quand on la retrouvera dans notre verger...

—La rivière n’est pas loin, continua Jacques.

—C’est ça, la rivière! répéta Romain; c’est le plus sûr... Vous avez promis de m’aider, vous autres?

—Nous sommes prêts.

—Alors, c’est dit.

Il sortit suivi de Richard et de Fareu. Dans ce moment, Honorine avait dépassé le massif de noisetiers et arrivait près du vieil arbre, au creux duquel sa main plongea: elle parut surprise de n’y rien trouver, fouilla de nouveau, et, y déposant enfin sa lettre, voulut regagner le sentier. Elle atteignait déjà le détour du verger lorsque Romain, qui avait suivi le sillon à travers les blés, se dressa tout à coup sur son passage.

A la vue de ce noir visage, elle poussa un cri et voulut reculer; mais, au même instant, deux bras vigoureux la saisirent par derrière, une main s’appuya sur sa bouche, tandis que son écharpe, violemment serrée, lui ôtait la respiration; elle ne se débattit que quelques instants et tomba suffoquée aux pieds de ses meurtriers.

Le Parisien, qui avait tout regardé sans dire un mot et sans faire un mouvement, s’approcha.

—A l’eau, maintenant! murmura-t-il d’un ton bas et précipité.

Les paysans s’efforcèrent de soulever le corps immobile.

—Nous ne pourrons jamais la chiboler (transporter) jusque-là, dit Fareu.

—J’ai vu plus bas un cheval au vert, fit observer Jacques.

—Oui, à la friche! répéta Romain.

Tous trois prirent à gauche, et, gagnant un champ voisin où des bestiaux se trouvaient parqués, s’approchèrent du cheval, sur lequel ils déposèrent leur fardeau.

Le fermier du Vrillet monta lui-même par derrière, tandis que Richard se plaçait à côté.

—Prenez la quaire, mon oncle, dit-il à Fareu; nous allons au petit tourbillon.

Le vieux paysan détacha la corde qui retenait le cheval au piquet et ils se mirent en marche.

XV

Le Petit—Tourbillon.

Romain et ses deux compagnons traversèrent d’abord plusieurs champs, puis arrivèrent à la route qui longeait les prairies. On apercevait plus bas l’Esques, dont le cours, dessiné par une ligne d’aunes et de saules, serpentait au fond de la vallée. Le silence de la nuit n’était troublé que par le lourd clapotement de l’eau contre ses rives, ou, de temps en temps, par les hurlements sinistres d’un chien dans quelque ferme éloignée.

Les meurtriers marchaient palpitant d’une sourde terreur; mais tout à coup le fermier du Vrillet, qui soutenait la morte d’une main crispée, crut la sentir s’agiter.

—Qu’est-ce que c’est? demanda Richard.

—Elle a gandolé (remué), dit Romain.

—Faut aller plus vite, interrompit Fareu, qui excita le cheval à presser le pas.

Ce mouvement sembla ranimer Honorine, qui se raidit sous l’étreinte du fermier; Richard, qui la soutenait, recula.

—Eh ben! picot (dindon), c’est comme ça que t’es rufle (courageux), dit le fermier avec colère. Veux-tu nous faire sourguer (surprendre)?

Il ramena en même temps le corps vers lui et frappa sa monture du talon; mais, au même instant, le galop d’un cheval se fit entendre au fond du chemin creux qu’ils allaient prendre; il approchait rapidement et les trois paysans aperçurent bientôt, dans l’ombre, un cavalier qui venait droit à eux.

Il y eut un mouvement d’épouvante. Fareu s’était arrêté; Richard lâcha de nouveau le fardeau qu’il soutenait, et Romain lui-même fit un mouvement pour sauter à terre.

—Nous sommes pris! murmura le vieux paysan.

—Faites entrer le cheval dans le pré! répliqua le fermier.

Fareu tira la corde à lui; mais la brèche qu’il fallait franchir se trouva fermée par une claie, et le cavalier approchait toujours; il n’était plus qu’à quelques pas lorsque Honorine se redressa avec un soupir.

Romain serra convulsivement l’écharpe, se courba à moitié pour retenir le corps qui glissait à terre, et murmura à l’oreille de Richard:

—Si tu grouces (remues), tu es frit.

Le jeune paysan demeura glacé et muet.

Le cavalier n’était plus qu’à quelques pas; il avait ralenti l’allure de son cheval, et tenait les yeux fixés sur les trois hommes que l’ombre des arbres ne lui permettait point de bien distinguer. Il s’arrêta même un instant, comme s’il eût voulu se rendre compte de ce groupe étrange, puis remettant son cheval au trot, il passa en se retournant plusieurs fois.

Lorsqu’il eut disparu dans la nuit, Romain respira fortement.

—Au Petit-Tourbillon, maintenant, dit-il, d’un accent précipité, et vitement, car elle joufle (respire) toujours.

Fareu, qui avait réussi à ouvrir la barrière, reprit la corde du cheval, et ils descendirent rapidement vers la rivière. Ils la rejoignirent sur un point où le lit, subitement abaissé, donnait lieu à une chute assez forte. L’eau tombant du niveau supérieur, avait fini par creuser plus bas une sorte de gouffre au-dessus duquel on voyait tournoyer l’écume, et que l’on connaissait dans le pays sous le nom de Petit-Tourbillon. Romain, qui était descendu, fit signe à Richard. Tous deux saisirent Honorine, redevenue immobile, et s’approchèrent du petit cap qui surplombait la rivière. Mais les arbustes formaient, dans cet endroit, une barrière qui ne permettait point d’apercevoir le tourbillon; il fallut poser le corps au penchant de la berge et écarter les branches pour lui faire un passage. Il glissa doucement entre les feuilles... on entendit sa chute dans le gouffre... et tout redevint silencieux.

Les trois hommes se regardèrent glacés de terreur, puis, par un mouvement involontaire, tous trois se découvrirent, se signèrent et reprirent en silence la route du Vrillet.

Comme ils y arrivaient, Jacques sortit de derrière une haie, les regarda rentrer, puis, se tournant vers Moser:

—Le pain est cuit, dit-il; il faut maintenant, qu’on nous paye la façon.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que ceci se passait, le cavalier qui avait croisé Romain et ses compagnons, continuait à suivre la route conduisant au Vrillet. Ce cavalier n’était autre que M. de Gausson, qui dans sa fièvre d’impatience, n’avait pu attendre le matin pour venir chercher la réponse déposée au creux du vieux pommier. Mais, quelles que fussent ses préoccupations, la rencontre qu’il venait de faire le frappa. Deux ou trois fois il s’arrêta pour chercher derrière lui l’étrange apparition et il crut voir des ombres traverser la prairie.

Il remit son cheval au pas, cherchant à s’expliquer quelles pouvaient être ces ombres et ce qu’elles faisaient.

Or, parmi les phénomènes psychologiques auxquels notre nature complexe donne naissance, il en est un que tout le monde connaît par sa propre expérience. Un objet a frappé notre regard au passage sans que nous ayons pu le distinguer assez nettement pour le juger, et cependant, à mesure que nous y pensons, l’impression obscure qu’il nous a laissée s’éclaircit; les détails prennent plus de précision, le raisonnement éclaircit les images vaguement imprimées dans notre mémoire; enfin, ce qui n’était qu’une vision confuse devient subitement une perception nette et arrêtée!

Ce fut là ce qui arriva à M. de Gausson; à mesure qu’il réfléchissait à son apparition; elle se dessinait plus distinctement à ses yeux. Les trois hommes qu’il venait de rencontrer avaient le visage peint ou masqué de noir, et le fardeau porté sur leur cheval rappelait la forme humaine. Selon toute apparence un crime avait été commis; Marcel venait de rencontrer la victime et les assassins.

Il en était là de ses inductions lorsque ses yeux, baissés vers la route, y virent briller quelque chose à la lueur des étoiles; il descendit de cheval et releva une petite croix de brillants qu’Honorine tenait de la prieure et qu’elle portait toujours au cou.

Ce fut pour lui un horrible trait de lumière! Saisi d’épouvante, il remonta vivement sur son cheval, et lui faisant franchir la clôture qu’il avait à sa droite, afin de couper au plus court, il gagna au galop le point vers lequel il avait vu les ombres se diriger.

Mais dans ce moment même les gens du Vrillet venaient de finir leur sinistre expédition et revenaient, comme nous l’avons vu, par la route ordinaire.

Ils étaient déjà rentrés depuis quelque temps et ils avaient fait disparaître tout ce qui pouvait les trahir, lorsqu’un grand bruit de voix et de pas précipités retentit au dehors.

La femme, qui était assise sur l’âtre, pâle et frissonnante, jeta un cri. Le fermier lui imposa silence par un geste terrible.

Le bruit approchait; on heurta à la porte et plusieurs voix appelèrent Romain.

Il fit signe de ne pas répondre.

L’appel se renouvela plus élevé.

—Dieu Sauveur! c’est sa grand’mère! balbutia la fermière du Vrillet, dont les dents claquaient, et qui, par un mouvement instinctif, attira sa fille près d’elle.

Romain s’était approché de la porte et demanda d’un accent altéré ce que l’on voulait.

—Ouvrez, c’est Madame Louis répliquèrent plusieurs voix.

Le fermier tira le verrou avec répugnance, et l’ancienne meunière entra précipitamment.

Elle était essoufflée, couverte de sueur et dans un désordre de costume prouvant qu’elle avait quitté les Motteux au moment de se mettre au lit.

—Ma petite-fille, dit-elle d’une voix haletante; avez-vous vu, par ici, ma petite-fille?

—Vous voulez dire la dame de Paris, balbutia Romain qui cherchait ses mots.

—Oui, oui, savez-vous où elle est?

—Comment est-ce que je pourrais le savoir? répliqua le paysan.

—Elle m’a quitté après neuf heures pour retourner aux Motteux, fit observer Françoise qui avait suivi la mère Louis avec la plupart des gens de la ferme, et elle a pris, comme d’habitude, par le petit sentier qui longe le verger de M. Romain.

—On ne peut pas voir d’ici dans la viette, objecta le bonhomme Fareu.

—Qui est-ce qui te dit le contraire, vieux grec (avare), reprit la grand’mère dont l’inquiétude ne pouvait changer le ton habituel; mais quelqu’un de vous a dû aller aux champs ce soir.

—Personne.

—Personne, répéta la mère Louis, dont le regard venait de s’arrêter sur une charge de luzerne déposée près de la porte; d’où vient alors la pagnolée fraîche que je vois là?

Les trois hommes demeurèrent interdits, mais la fermière du Vrillet vint à leur secours.

—C’est moi, mam’Louis, dit-elle doucement, qui suis allée au vert.

—Et tu n’as rien vu, rien entendu? demanda la grand’mère.

—Rien, mam’Louis, répliqua la fermière avec effort. Mais peut-être bien... qu’en cherchant ailleurs... vous trouverez...

—Nous avons cherché partout, dit la vieille paysanne en se laissant tomber sur un escabeau... Tu vois que je suis rouge comme un papi (coquelicot). C’est au moment d’aller dormir que je me suis étonnée de ne pas voir la mezette. D’ordinaire à cette heure elle n’est pas avaux les champs; j’ai voulu savoir ce qu’elle était devenue; mais on a eu beau parler, courir!... Faut qu’il lui soit arrivé un malheur.

—Ah! pauv’ chère dame! dit Fareu d’un air hypocrite; pourquoi donc que le bon Dieu lui aurait fait du chagrin? Vous verrez qu’elle reviendra dans un moment ou dans un autre.

—Et qu’elle vous expliquera tout, ajouta Romain.

—Peut-être bien qu’elle est déjà en route pour les Motteux.

—Ou même qu’elle est arrivée.

—Vous allez la revoir.

—La voici! cria une voix haletante.

Et de Gausson parut à l’entrée portant dans ses bras Honorine sans mouvement.

Au milieu des cris de surprise qui s’élevèrent, il y en eut trois d’une inexprimable terreur poussés par Richard, par la fermière et par sa fille: Romain et Fareu restèrent seuls muets; le saisissement les avait pétrifiés.

La mère Louis s’était levée, hors d’elle; à la vue d’Honorine ruisselante d’eau et immobile, elle s’écria:

—Ah! Dieu sauveur! elle est noyée.

—Non, dit Marcel, tout à l’heure elle a parlé.

—Mais qu’est-il donc arrivé? d’où vient-elle?

—Vous saurez tout... plus tard... Ce qu’il faut maintenant, c’est un médecin.

—Allez chercher le mière! cria la mère Louis.

Deux des domestiques qui l’avaient suivie y coururent pendant que de Gausson déposait Honorine sur un lit, dont la grand’mère s’approcha avec de bruyantes lamentations.

—Seigneur Jésus! dans quel état la voilà! s’écriait-elle, en prenant la main de la jeune femme; froide comme marbre et les yeux clos... Mezette, pauvre mezette, est-ce que tu ne m’entends pas, dis? Ah! elle a groucé (remué), monsieur Marcel; y a encore du remède. Ouvre les yeux, mezette, je t’en prie; c’est moi, c’est grand’mère.

Elle était penchée sur Honorine, qu’elle secouait et qu’elle embrassait avec une tendresse mêlée d’impatience. La jeune femme parut enfin se ranimer; elle ouvrit et referma les yeux plusieurs fois, comme si la lumière l’eût blessée, regarda la mère Louis et voulut murmurer quelques mots; la vieille paysanne fit un geste de joie.

—Bon! tu es revivante! s’écria-t-elle en frappant dans ses mains; garde les yeux ouverts, mezette; reviens à ton esto; c’est rien, va, c’est rien du tout; nous allons bien te migeoter et demain y n’y paraîtra plus. Mais comment donc qu’ça t’est arrivé? et par quel hasard que le voisin s’est trouvé là?...

—Par un hasard dont je devrais remercier Dieu à deux genoux, dit Marcel encore palpitant, car quelques instants plus tard le crime était accompli!

Il raconta alors en mots rapides et entrecoupés la rencontre que le lecteur connaît déjà, les soupçons qu’elle avait fait naître en lui, ses recherches au bord de l’Esques, où des gémissements l’avaient enfin conduit jusqu’à Honorine, emportée par le courant au milieu des roseaux.

On devine les exclamations de surprise et d’épouvante des auditeurs. Françoise qui s’était approchée, sanglotait en baisant les mains de sa jeune maîtresse; la mère Louis jurait qu’elle découvrirait les haingeux (méchants) qui avaient voulu lui égorger sa mezette, et les gens des Motteux se perdaient en conjectures.

Marcel venait de finir son récit lorsque Vorel arriva avec les domestiques qui avaient couru l’avertir. Il paraissait vivement ému, et s’informa, dès la porte, avec anxiété, de l’état d’Honorine.

—Venez, venez, mon mière, dit la mère Louis joyeusement, il n’y a pas trop de mal, grâce à ce fel gars qui me l’a retirée de la mort. La voilà qui se ravigote, regardez: elle va pouvoir nous raconter comment la chose s’est passée.

—Ne la fatiguez pas, de grâce, interrompit le médecin, ce qu’il lui faut par-dessus tout c’est du repos...

—Laissez-la nous dire seulement quelques mots, reprit la vieille paysanne.

Mais Vorel s’y opposa en déclarant qu’il fallait la laisser se remettre et changer ses vêtements.

Françoise se dépouilla d’une partie des siens, et la fermière du Vrillet fournit le reste. Le médecin, qui s’était écarté de quelques pas avec Marcel, pendant cette toilette, apprit de lui tout ce que le jeune homme avait déjà raconté avant son arrivée; il se rapprocha ensuite et engagea la mère Louis à se rendre aux Motteux pour revenir avec le char-à-banc; mais celle-ci, qui avait déjà commencé à questionner Honorine, résista à toutes ses instances et voulut d’abord l’entendre.

La jeune femme, dont l’affaissement commençait à se dissiper, apprit alors de quelle manière elle avait été enlevée à l’improviste par trois hommes rencontrés près du petit sentier. Pendant qu’elle parlait, les gens du Vrillet s’étaient groupés au coin le plus obscur, de peur de laisser voir leur trouble, et écoutaient dans une angoisse inexprimable.

Quant à Vorel, il se tenait debout près du lit, la tête penchée, une main sur le pouls d’Honorine. Aucune pâleur, aucune contraction ne se faisait remarquer sur son visage, seulement la veine qui traverse le front était gonflée!

—Et tu n’as pas reconnu les scélérats qui t’ont prise? demanda la mère Louis, quand sa petite-fille eut achevé.

—Ils étaient masqués, répondit-elle.

—Mais tu as au moins remarqué leurs habits?

—Je n’ai point eu le temps.

—Et leur voix?

—Ils n’ont point parlé.

—De sorte que quand on te les montrerait tu ne pourrais pas dire: les v’là!

—Non.

Un frisson de soulagement parcourut le groupe caché dans l’ombre; Vorel ne fit aucun mouvement, mais la veine de son front s’effaça.

—Que le diable m’épouse si j’y comprends rien! reprit la vieille fermière: les gens du pays ne peuvent pas avoir fait un pareil coup; faut que ce soient des horsains (étrangers).

—Mais dans quel intérêt auraient-ils commis ce crime? objecta de Gausson.

—Au fait, ils ne lui ont rien pris, continua la paysanne; c’est pas des voleurs; pourquoi donc alors qu’ils en voulaient à la mezette?

—Oh! je sais bien moi! dit tout à coup une voix grêle et traînante.

Les regards se tournèrent vers le foyer et l’on aperçut le fils de Vorel accroupi sur l’âtre.

L’idiot, qui avait entendu crier que la dame de Paris était assassinée, s’était levé sans rien dire; il avait suivi le médecin à son insu, et au milieu du trouble général, personne ne s’était aperçu de son arrivée. Assis à l’angle du foyer, il avait donc tout écouté et tout vu. Or, quel que fût l’affaiblissement intellectuel et moral de cette nature, quelques lueurs de la flamme divine y survivaient encore. L’idiotisme chez Henri était moins l’effet d’une organisation manquée que d’une organisation détruite; cette âme n’était que cendres et ruines; mais sous ces débris pétillaient encore, par instants, quelques étincelles. Depuis l’arrivée d’Honorine surtout, ces éclairs de lucidité étaient devenus plus fréquents; ainsi que nous l’avons déjà dit, sa douce influence avait fait germer quelques bourgeons dans cette terre stérile, et la mère Louis elle-même s’était émerveillée deux ou trois fois de ce que le grand’jodane eût l’air d’un humain. L’annonce que la dame de Paris avait été tuée et la vue d’Honorine, pâle, échevelée, mourante, avaient produit chez Henri une secousse qui sembla soulever, momentanément, le voile de plomb étendu sur son intelligence; à force de sentir, il put comprendre et se rappeler. Ce fut d’abord un travail lent et confus; mais insensiblement le jour se fit dans cette âme, et, au moment où il s’écria:—Je sais bien moi! il avait une complète conscience et de ce qu’il avait entendu et de ce qu’il venait de dire.

Son regard exprimait sans doute quelque chose de cette illumination intérieure, car la mère Louis, qui ne se donnait point habituellement la peine de lui répondre, se tourna de son côté et dit d’un ton dans lequel l’ironie n’était qu’une habitude.

—Tu sais quelque chose, toi, grand’jodane?

—J’étais réveillé, reprit l’idiot, qui tenait les yeux fixés devant lui, comme s’il eût vu ses souvenirs, j’ai entendu marcher dehors... puis causer... je me suis levé... la fenêtre était ouverte... il y avait deux hommes dans le jardin.

—Ne voyez-vous pas qu’il va nous raconter un rêve, interrompit Vorel; en voilà assez, Henri.

—Non, laissez-le parler, reprit la mère Louis que l’air de l’idiot frappait de plus en plus; voyons, grand’jodane, qu’est-ce que c’étaient que ces hommes?

—Le petit avait un habit comme tout le monde, et le grand ressemblait aux images des livres.

—Vous voyez bien qu’il divague! interrompit de nouveau le médecin.

—N’importe, reprit la paysanne; et qu’est-ce que disaient les deux hommes, mon gars?

—Ah! d’abord j’ai pas entendu! répliqua l’idiot... ils parlaient trop bas. Mais après le grand a dit: Elle est bien noyée!

—Il a dit cela! s’écria la mère Louis.

—Et alors, reprit Henri, l’autre a répondu: le bourgeois sera content.

Tout le monde fit un geste de stupéfaction; la veine se gonfla de nouveau au front de Vorel.

—Je suis véritablement désolé, dit-il en s’approchant sans affectation de son fils, que vous preniez garde aux folies de cet innocent; c’est l’encourager.

—Qu’est-ce que ça vous fait, interrompit la fermière des Motteux avec impudence, puisque nous voulons l’écouter!.... ont-ils encore dit autre chose, mon ami?

—Oui, murmura l’idiot d’une voix moins assurée.

—Eh bien! raconte tout...

—Ils ont dit, reprit Henri, ils ont dit...

Mais ses yeux avaient rencontré ceux du médecin qui semblaient le fasciner. Il balbutia quelques instants, puis l’éclair d’intelligence qui brillait dans son regard s’éteignit, il baissa la tête et se mit à se balancer avec un murmure monotone sans que les questions de la mère Louis et de Marcel pussent l’arracher à son hébétement.

Vorel fit alors observer doucement que la confusion de l’idée avec le fait, était une conséquence naturelle de l’état dans lequel se trouvait Henri. Il entra même à ce sujet dans quelques explications physiologiques, puis passant à l’événement dont Honorine avait failli être victime, il demanda si l’on ne pouvait pas l’attribuer à une méprise.

C’était ouvrir aux imaginations une nouvelle voie dans laquelle elles se précipitèrent. Chacun se mit à chercher d’où pouvait venir l’erreur; on épuisa toutes les suppositions. Enfin, l’arrivée du char-à-banc que l’on avait envoyé demander y mit momentanément un terme. On y porta Honorine qui prit le chemin de la ferme, accompagnée de la mère Louis et de Marcel, tandis que le médecin retournait au manoir avec Henri.

Celui-ci, qui avait repris son allure habituelle, marchait en chantonnant et en repoussant du pied, devant lui, les pierres de la route. Vorel suivait, le regard fixé sur l’idiot.

Quiconque eût pu lire l’expression de ce regard à travers les lunettes sombres qui le cachaient, se fût senti glacé. C’était à la fois de la terreur, de la colère, de la haine! Les bras croisés sur sa poitrine, comme pour comprimer son agitation intérieure, le médecin continuait, au fond de son esprit, une de ces méditations entrecoupées auxquelles le monologue dramatique a donné une voix. Les pensées se succédaient en lui comme autant de traits sombres et rugissants.

—Vivante!... tous mes efforts inutiles.... et si l’on allait découvrir.... Cet idiot sait... tout peut-être!... et sa vie m’est nécessaire... C’est par lui que je possède, que j’hérite!... Oui... mais son intelligence n’est point encore assez éteinte; il ne faut plus qu’il voie, qu’il entende, il ne faut plus qu’il parle surtout... je saurai l’empêcher...

Ici la pensée de Vorel cessait de se formuler; son esprit flottait entre mille projets confus à peine entrevus et aussitôt abandonnés; enfin un mot prononcé intérieurement sembla fixer ses irrésolutions. Il hâta le pas pour rejoindre Henri, qui venait d’arriver au manoir.

La Sureau les attendait curieuse de savoir ce qui s’était passé. Vorel répondit brièvement et lui reprocha d’avoir laissé l’idiot le suivre au Vrillet.

—Pardi! c’est pas ma faute, s’écria la servante. J’ai huché après lui, mais il s’en est fui comme un autenais (poulain) échappé.

—Je crains que cette sortie, au milieu de la nuit, ne vaille rien pour lui, reprit Vorel; chauffez son lit et faites-le coucher sur-le-champ.

—Soyez tranquille, je vas le mettre dans sa niche comme un petit Jésus.

—Il faudrait aussi lui faire prendre quelque chose de chaud.

—Oui.

—Et fermer ses volets.

—Je les fermerai.

La Sureau se hâta, en effet, d’exécuter les ordres de son maître, en reprochant à Zozo d’être sorti sans permission, et lui déclarant qu’il ne méritait pas d’avoir un père si occupé de sa santé.

L’idiot venait de se coucher, lorsque Vorel entra lui-même avec le lait chauffé par sa servante; il le présenta à son fils qui, après l’avoir goûté, déclara qu’il le trouvait amer; mais la Sureau se récria, et, sur l’ordre de son père, le grand’Jodane acheva de boire.

Il ne tarda pas à tomber dans un sommeil lourd qui parut rassurer également le médecin et la servante, et tous deux le quittèrent.

Cependant rentré chez lui, Vorel ne se recoucha point. Après s’être promené quelque temps, il ouvrit un portefeuille et en retira les deux lettres remises par Moser; c’étaient celles de Marcel et d’Honorine. Il les lut en entier; puis, s’asseyant devant son secrétaire, il traça quelques lignes en déguisant son écriture, joignit son billet aux lettres, et réunissant le tout sous une enveloppe cachetée, il y mit pour adresse:

A Monsieur

Arthur de Luxeuil,

Rue de Lille, 17. Paris.

XVI

Soirée de grisette.

C’est une étrange existence que celle de la femme qui choisit le théâtre, non pour y cultiver un art, mais pour y exposer sa beauté. Si elle réussit, vous la voyez subitement transportée de la loge ou de la mansarde au milieu de tous les raffinements de l’opulence. Hier, son cercle ne se composait que de commis marchands et de clercs d’avoué, aujourd’hui la voilà mêlée, par la galanterie, à ce que la naissance, la richesse ou la politique ont de plus renommé.

Comme tous les parvenus, du reste, elle apportera dans cette fortune inattendue, une exagération de luxe, d’égalité et de manières qui trahira son ancienne condition. Trop longtemps pauvre pour avoir appris à compter, elle sèmera l’or avec l’insouciance qu’elle mettait autrefois à semer les gros sous; trop longtemps confondue dans les derniers rangs pour savoir tenir sa place dans les premiers, elle outrera le ton de l’aristocratie. Quoi qu’elle fasse, la liberté et le naturel manqueront toujours à ses grands airs; on y sentira le rôle appris. Elle-même s’en lassera parfois. Ennuyée de ces plaisirs dispendieux qui ne lui rappellent rien, elle regrettera les joies faciles de ses pauvres années, cette vie de bohémien passée sous les toits, au milieu de la senteur des giroflées et du gazouillement des hirondelles, alors qu’on avait une seule robe, lavée le samedi soir pour la partie de campagne du dimanche, une seule collerette qu’on repassait dans un livre, et un chapeau de paille cousue dont on devait encore les rubans.

Ah! quelles belles promenades, quelles joyeuses parties! Que de danses, de rires, de chants, de plaisanteries! Si le cœur a tressailli une seule fois, c’est dans ces années de liberté et d’insouciance. Aussi, le souvenir en est-il toujours resté charmant. Aussi, vienne l’occasion, et la grande dame se refera grisette quelques heures pour retrouver ses folles gaietés, boire du cidre et faire des farces.

C’était à une fantaisie de ce genre qu’il fallait attribuer le singulier désordre dans lequel se trouvait le logement de Clotilde. L’actrice, fatiguée des soupers fins et des roués de la fashion, avait voulu revenir à un de ses plaisirs d’autrefois, alors qu’elle chantait l’opéra-comique à la classe de M. Ponchard, et donnait, dans la loge de sa mère, des thés composés d’eau sucrée et de marrons. Les invités avaient été choisis en conséquence. C’étaient, outre Floridor, la nièce du cocher, grande élève du Conservatoire, noire et laide, mais qui avait adopté la danse pour faire valoir des formes capables de compenser tout le reste; une modiste du troisième, moins occupée de coiffures que de bals masqués; deux musiciens de Valentino et un jeune étudiant dentiste, récemment arrivé de Normandie; tous trois locataires des combles.

Euphrosine, liée depuis peu avec le co-intéressé d’un agent de change, était arrivée par hasard au moment de la soirée et avait été retenue par Clotilde; enfin, la société particulière de madame Beauclerc complétait le cercle: c’étaient, outre le cocher, la portière qui l’avait remplacée au Marais et une garde-malade à qui elle donnait le titre de cousine.

Tout ce monde réuni dans l’élégant salon de l’actrice, formait trois groupes principaux et distincts. Au fond se trouvait d’abord l’ex-portière avec ses chiens et sa compagnie; les chiens dormaient dispersés sur deux divans et la compagnie jouait aux cartes en buvant du vin cacheté. La conversation était sur ce point peu active et se bornait à quelques réflexions philosophiques de madame Beauclerc, entrecoupées, de loin en loin, par les grognements du cocher ou par les dictons égrillards de la garde-malade.

Le second groupe était composé de la future danseuse, qui interrogeait Euphrosine sur son Monsieur, d’un des musiciens lutinant la modiste, et du jeune Normand uniquement occupé de rougir et de chercher ce qu’il pourrait faire de ses mains. Après les avoir successivement employées à brosser son chapeau, à battre le rappel sur ses genoux et à effiler les glands du canapé, il venait enfin de suspendre ses deux pouces dans les emmanchures de son gilet, attitude qui lui donnait, pensait-il, un air d’aisance tout à fait parisien.

Enfin, près du foyer, se trouvaient l’autre musicien, Floridor, et Clotilde qui avait fait apporter une poêle dans le salon, et qui confectionnait des beignets aux pommes, en canezou de dentelle et en robe de soie.

Il y avait entre ce dernier groupe et le second un échange continuel de remarques, de rires et de plaisanteries, au milieu desquels Floridor lançait, comme d’habitude, ses quolibets, tout en mangeant sournoisement les beignets les mieux réussis.

Clotilde s’en aperçut.

—Eh bien! qu’est-ce qu’il fait donc, s’écria-t-elle en retirant vivement l’assiette; il dévore tout, ce grand squelette-là? Tu ne peux pas attendre que j’aie fini mes beignets?

—Tu ne veux donc pas qu’ils finissent par la faim? objecta le comédien, en appuyant sur le mot pour faire sentir le calembour.

—Je veux que nous mangions tous ensemble, reprit l’actrice; dis donc, Phrosine, prépare le couvert, ma petite, voilà que j’ai bientôt plus de pâte.

—Faut alors que j’aille chercher une table? demanda la jeune fille.

—Non, non, reprit Clotilde; une table serait un genre trop vertueux; faut faire un repas de grisette; mets la nappe là, sur le divan.

—Je veux bien, s’il y avait une nappe.

—Est-elle princesse au moins, depuis qu’elle a son tiers d’agent de change; prends la première chose venue.

—Un tire-botte ou un faux-col? fit observer Floridor.

—Je ne vois que ton écharpe de velours.

—Eh bien! est-ce que c’est pas bon? reprit Clotilde, qui fit jaillir la friture autour d’elle; approche seulement le cidre qui est là-bas.

—Et des verres?

—Parbleu! ma chère, regarde, cherche ce qui pourra servir. S’il faut te dire tout, alors y a pas de plaisir.

—Attendez, reprit la modiste qu’une pratique journalière avait rendue habile dans cette science d’expédients; je vas vous aider. Quand on a un peu d’idée, on trouve toujours moyen de s’arranger. J’ai donné le mois dernier un déjeuner de six couverts avec deux assiettes. Dans le petit Dunkerque nous trouverons tout ce qu’il faut.

Les deux musiciens se joignirent à la modiste et trouvèrent en effet sur les étagères de curiosités, les éléments d’un service complet. Les coquilles d’huîtres perlières et les cocos sculptés tinrent lieu de verres; les assiettes furent remplacées par des fragments de mosaïque, et l’on servit à chacun, en guise de fourchettes, une belle flèche madécasse armée de son arête. L’étudiant dentiste seul fut favorisé d’un couvert chinois composé d’un cure-dents et de ses petits bâtons d’ivoire.

Un grand couteau en silex, destiné à découper, et deux urnes lacrymatoires métamorphosées en sucriers, complétèrent le service.

A sa vue Clotilde éclata de rire.

—A la bonne heure donc, s’écria-t-elle; voilà un couvert! Cristi! un carabin de septième année n’aurait pas mieux fait la chose. Y vous manque seulement des flambeaux, vu que le soleil se couche; eh bien! mes enfants, voici une manière de candélabre, qui servira en même temps de surtout. A ces mots elle apporta une mandoline indienne incrustée d’ivoire et percée de plusieurs ouvertures, dans lesquelles on plaça des bougies allumées. Floridor frappa trois coups sur un gong chinois pour avertir que tout était prêt, prononça le benedicite de Sardanapale, arrangé à l’usage du dix-neuvième siècle: et chacun s’assit par terre autour du divan. On avait déjà commencé à entamer le plat de beignets, lorsqu’on frappa à la porte du salon.

—Tiens, qu’est-ce qui vient là? demanda Clotilde sans se déranger.

—Passez votre chemin, bonhomme, on a donné à votre père, cria Floridor.

—Il n’y a personne, ajoutèrent les deux musiciens.

On frappa de nouveau.

—Entrez, dit Euphrosine, qui grignotait le beignet piqué à sa flèche malgache.

La porte s’ouvrit et Marquier parut. Le petit homme qui avait la vue basse fit d’abord quelques pas sans rien distinguer; mais il s’arrêta tout à coup devant l’étrange couvert et les convives qui l’entouraient. Un hourrah général l’accueillit.

—Offre donc à Monsieur ses talons pour s’asseoir, dit Floridor en montrant le parquet.

—Monsieur est tambour de la garde nationale, ajouta un des musiciens.

—Donnez vos buffleteries, Mesdemoiselles.

—Et joignez-y ma bénédiction.

—Avec le moyen de s’en servir.

—Comment! s’écria Marquier étourdi et lorgnant autour de lui; vous avez un raout, ma belle, et vous ne nous aviez point avertis.

—Non, dit le comédien, qui commençait son quatrième beignet, elle n’a pas voulu d’hommes comme il faut... par décence et vu qu’il se trouvait des demoiselles.

—Eh bien! pardieu! je m’invite, reprit Marquier.

—Servez une flèche à Monsieur et faites-lui place, dit Clotilde; je vous avertis seulement, mon petit, que nous prenons tous au même plat, comme les amis de Saint-Antoine.

—Monsieur en est, fit observer Floridor qui donna place au banquier près de lui.

—Je vois que c’est une orgie de grisette, reprit celui-ci en s’asseyant sur le tapis.

—Juste, cria Clotilde, on a droit d’être mauvais genre et on danse le cancan; passez donc le plat au petit gros, vous autres.

—Ce sont des beignets? demanda Marquier qui cherchait à en piquer un avec sa flèche sans pointe.

—Beignets de potiron au racahout, reprit gravement Floridor, communément nommés beignets des sultanes, vu l’emploi que les lorettes du grand seigneur font de ce légume savoureux.

—C’est moi qui les ai faits, interrompit Clotilde.

—Et le fauteuil rouge a tenu la queue de la poêle, acheva Floridor.

Marquier, qui était enfin parvenu à s’emparer d’un beignet, le déclara excellent. L’actrice versa à boire, et la gaieté devint de plus en plus expansive. Le cidre fini, on passa au vin muscat et du vin muscat au vin de Champagne. Les musiciens, qui étaient gris, se livraient à des plaisanteries équivoques; le jeune Normand, rouge comme une pêche en espalier, se défendait à chaque instant plus mal contre les agaceries de la nièce du cocher. Floridor seul avait conservé sa même figure blafarde et son même flegme effronté. Il continuait à manger, à boire, à lancer ses quolibets avec une continuité mécanique, tandis que Clotilde, folle de gaieté, dansait une polonaise des plus hasardées avec Marquier. Mais après trois ou quatre tours de salon, elle se laissa tomber sur un divan en s’éventant avec un coussin.

—Ah! bah! vous n’avez pas le chic, s’écria-t-elle, on dirait que vous avez peur de vous échauffer.

—Près de vous, cela se comprend, dit le banquier avec une galanterie égrillarde.

Clotilde le regarda par-dessus son épaule nue.

—Ah! si vous retombez dans le genre pair de France, merci! dit-elle; j’en ai assez comme ça.

—En effet, reprit Marquier qui jeta un coup d’œil dédaigneux sur la réunion; je vois que vous vous ennuyez de la bonne compagnie.

—Tiens, c’est étonnant peut-être? vous ne parlez que de chevaux et de Bourse. Vous, surtout, vous êtes amusant comme un almanach de cabinet.

—Ah! ah! est-elle méchante, dit Marquier en s’efforçant de rire, vous voulez me taquiner, mais j’ai toujours été cité pour mon bon caractère, ma belle; je ne me fâche jamais... mal à propos, et, la preuve c’est que je veux vous rendre un service.

—Avec combien de commission? demanda l’actrice hardiment.

—De commission, répéta Marquier un peu déconcerté; pardieu! vous m’y faites penser; au fait, j’ai droit à une commission, je la réclame.

—Voyons d’abord le service.

—Eh bien! voici, ma belle, continua-t-il en se penchant vers elle et baissant la voix. J’ai cru m’apercevoir depuis quelque temps que vous étiez moins contente d’Arthur; madame Beauclerc m’a même fait entendre que vous ne seriez pas éloignée de rompre; ce qui ne m’étonne pas... vu que j’ai moi-même à me plaindre de lui.

—Après?

—Eh bien! vous vous rappelez sans doute un Belge que je vous ai présenté il y a quinze jours.

—Ce monsieur qui a l’air d’un bonhomme de pain d’épice?

—Il a deux cent mille écus de rente.

—C’est pas trop pour sa boule.

—Outre un million dans les fonds publics.

—Qu’est-ce que ça me fait?

—Cela peut vous faire beaucoup, si vous voulez.

—A cause?

—A cause de l’effet que vous avez produit sur M. Vankrof qui est prêt à vous offrir ses hommages.

—Pour de bon! interrompit madame Beauclerc, qui venait de quitter le jeu et de s’approcher.

—Pour tout de bon! répondit Marquier.

—Et y fera les choses... comme y faut?

—Il souscrira à tous les désirs de votre fille!

—Si tu manques encore celui-là, n’y a plus qu’à aller se jeter dans la Seine! dit la grosse femme avec énergie.

—Un bain de rivière, je n’en suis pas, répliqua l’actrice.

—Mais songe donc, malheureuse!... reprit la mère Beauclerc.

Clotilde interrompit.

—Ah! si vous allez recommencer vos monologues, je file, dit-elle avec humeur; ça m’ennuie à la fin d’entendre toujours répéter la même chose. C’est vous qui m’avez mise avec Arthur, après tout.

—Parce qu’alors il avait de quoi, reprit l’ancienne portière; mais maintenant c’est fini; tu le sais bien; si tu le gardes, c’est qui t’a ensorcelée.

—Lui!

—Tu en as besoin comme une nouvelle mariée de son mari.

—Ah! par exemple! s’écria Clotilde visiblement blessée; voilà qui est un peu foncé de couleur! moi je suis amoureuse! ah! ah! ah! mais vous me croyez donc bête à bâter?

—Pourquoi est-ce que tu tiens au Luxeuil alors?

—Qui vous a dit que j’y tenais?

—Puisque tu le gardes!

—Parbleu! on garde bien ses vieilles pantoufles... quand on les a.

—Alors tu consentirais à rompre?

—Je m’en moque pas mal.

—Eh bien, nous allons voir, reprit vivement madame Beauclerc, si tu n’as pas menti: tu vas écrire tout de suite au monsieur pour lui dire de chercher fortune ailleurs; aussi bien tu es dans ton droit, voilà deux mois qu’y ne t’a pas payé la pension.

—Et vous ne devez plus espérer qu’il la paie, fit observer Marquier, ses affaires sont dans un état désespéré; moi-même je me trouve compromis pour une somme énorme.

—Entends-tu ça? dit madame Beauclerc, en posant sur le guéridon tout ce qui était nécessaire pour écrire; voudrais-tu garder un homme ruiné..... pour qu’y te mange tout... et que tu deviennes la dernière des dernières?... faudrait avoir bien peu de cœur.

Clotilde prit la plume sans répondre. En voyant tarir le flot d’or dans lequel Arthur l’avait jusqu’alors laissée puiser, elle s’était dit à elle-même toutes ces choses, et l’ouverture faite par Marquier la trouvait beaucoup mieux disposée qu’elle ne voulait le paraître et que sa mère ne semblait le supposer. Sous son apparence légère, Clotilde cachait, comme toutes ses pareilles, une avidité native qui réglait tous ses goûts. Ce n’était pas de l’avarice, car l’avarice suppose l’esprit de conservation, mais cet instinct des courtisanes qui les tourne vers la richesse comme le fer se tourne vers l’aimant.

Elle trempa la plume dans l’écritoire et écrivit avec quelque lenteur les lignes suivantes:

«Mon pauvre Tutur,

»Y me dize tous, depuis si l’ontan, qu’y faut nous séparé, que sa m’en donn la migrainn; n’y a pas moien autrman d’avoir du repau; aussi je me résign; fée com’ moi, et cherche ailleur une bonne fille qui remplace ta fidèle amie,

»Clotilde.»

La mère Beauclerc, qui avait mis ses lunettes pour lire par-dessus l’épaule de sa fille, battit des mains.

—Bravo! ma biche! s’écria-t-elle; c’est tourné comme aurait pu le faire un rédacteur-écrivain public. S’il se fâche après ça, c’est qu’il a un bien mauvais caractère. Ah! mais, minute; avant de fermer, redemande-lui ton collier, qu’il avait pris pour le faire réparer: les bons comptes, comme on dit, font les bons amis.

L’actrice reprit la plume et écrivit:

P. S. «Renvoie-moi le collié de perle fine aveq le fermoire d’émail. Je tien à tout se qui me rapèle ton souvenire chérie.»

Elle écrivit ensuite l’adresse, et donna la lettre à la grosse femme, qui la baisa au front.

—Va, tu es une fille raisonnable, dit-elle avec attendrissement; aussi le bon Dieu t’en récompensera. Je vas descendre moi-même pour jeter ton billet dans la boîte; maintenant, tu peux t’amuser, ma biche; tout ira bien.

La mère Beauclerc sortit, et Clotilde rejoignit ses invités, qui jouaient à la main chaude à l’autre extrémité du salon. La gaieté était bruyante, et chaque incident amenait quelque quolibet de la part de Floridor, dont les gravelures devenaient de plus en plus transparentes. L’intervention de Clotilde et de Marquier donnèrent au jeu un nouvel essor.

Autant le banquier avait l’air gauche dans le monde aristocratique où le hasard l’avait implanté, autant il semblait à l’aise dans un autre milieu. Le mauvais ton lui était si naturel, que pour le prendre il n’avait qu’à se laisser aller; aussi, au bout de quelques instants, était-il devenu le héros de la réunion. Heureux de faire jouer à l’étudiant-dentiste le rôle qu’il avait l’habitude de jouer lui-même, il le prit pour but de ses plaisanteries, et lui retourna toutes les mystifications apprises ailleurs à ses propres dépens. Quand il fallut se séparer, il envoya le Normand complétement hébèté à l’omnibus de la barrière du Trône, en lui persuadant qu’il logeait à Vincennes. Pendant ce temps, un des musiciens reconduisait chez elle la nièce du cocher, et Floridor regagnait sa chambre garnie dans la calèche d’Euphrosine. Au moment de prendre congé de Clotilde, Marquier lui demanda quand il pourrait lui conduire M. Vankrof.

—Venez quand vous voudrez, répondit l’actrice; demain, si le cœur vous en dit: je n’ai pas de répétition.

—Alors vous serez ici?

—Tout le jour.

Le banquier promit de venir avec son protégé, et salua pour partir; mais, en ouvrant la porte, il parut se raviser.

—Pardon, dit-il, je fais une réflexion; demain, Arthur aura votre lettre; dès qu’il l’aura lue, il ne peut manquer d’accourir. Si, en conduisant ici mon ami Vankrof, j’allais le rencontrer?...

—Eh bien!...

—Je crains que cela n’amène quelque scène désagréable...

—C’est-à-dire que vous avez peur, mon petit homme.

—Moi! quelle plaisanterie! De quoi pourrais-je avoir peur, ma belle? Ce que j’en dis, c’est pour vous... et pour mon ami Vankrof. Si vous pouviez nous recevoir le soir dans votre loge... Arthur n’y vient jamais.

—Je le veux bien, mais alors il faut que je vous donne un billet de passe.

—Comment?

—Ce polisson de directeur ne veut plus nous laisser recevoir au théâtre que nos parents.

—Ah! bah!

—Je vais attester que vous êtes deux cousins... du côté de mon père... ce qui est possible, vu que je ne l’ai jamais connu. Si la portière vous dit quelque chose, vous lui fermerez la bouche avec une pièce de cent sous. Elle n’a jamais su résister à ça, la mère Lampou.

Le banquier promit de rappeler le moyen à son compagnon, et Clotilde lui écrivit l’autorisation nécessaire pour arriver le lendemain jusqu’à sa loge. Rentrée dans sa chambre, elle y trouva madame Beauclerc, qui, tout en la déshabillant, s’informa de ce que Marquier venait de lui dire, et de ce que l’on pouvait espérer de ce Melchior Vankrof. Clotilde ne l’avait vu que deux ou trois fois, mais elle en avait entendu parler à de Luxeuil et à ses amis comme d’un des plus riches étrangers de Paris. Son oncle, d’abord batelier sur l’Escaut, puis négociant-armateur, lui avait laissé en mourant une fortune de plusieurs millions que Melchior apprenait à manger noblement, c’est-à-dire à force de vices. Tous ces détails ravirent l’ancienne portière.

—C’est le bon Dieu qui t’envoie ce monsieur, ma biche, dit-elle avec une sorte d’onction; je savais bien qu’y t’arriverait comme ça quéq’bonne chance un jour ou l’autre... J’avais encore fait un cierge pour toi à Saint-Roch le mois dernier. On a beau dire, vois-tu, que c’est des superstitions de jésuites; moi j’ai toujours eu un fond de religion; aussi, tu vois que ça ne m’a pas trompée! Maintenant c’est à toi de profiter de l’occasion. Tu vas avoir une belle boule en main!...

—Une belle boule! répéta Clotilde; c’est pas celle de M. Vankrof, toujours, on dirait un potiron avarié.

—Y s’agit pas de plaisanteries, ma chère, interrompit la grosse femme choquée du peu d’effet produit par son discours; je parle sérieusement.

—Tiens, ça vous est égal à vous le physique de l’individu, reprit hardiment l’actrice; mais moi c’est autre chose. Après tout, Tutur était un beau garçon, tandis que ce M. Melchior est un vrai hérisson... Mon Dieu, ça ne m’empêchera pas de bien le recevoir, ajouta-t-elle en voyant le mouvement d’impatience de sa mère; on fera tout ce qu’il faudra, mais on a bien le droit de faire la différence peut-être!

Madame Beauclerc secoua la tête et poussa un gros soupir.

—Ah! les jeunesses, murmura-t-elle; ça a-t-il des idées petites! On voit bien, pauvres créatures, que vous ne connaissez encore rien de rien à la vie... ou plutôt, vois-tu, j’en reviens à mes moutons; tu as un faible pour ce monsieur de Luxeuil.

Clotilde haussa les épaules sans répondre, et acheva de se déshabiller en chantonnant. La vérité était qu’elle regrettait Arthur, non pour lui-même, mais par suite de la comparaison avec Melchior. Derrière le calcul de la courtisane il y avait le goût de la femme qui répugnait à l’échange, bien qu’en s’y soumettant. Puis, comme il arrive toujours, au moment de rompre cette liaison, elle y trouvait des charmes auparavant inaperçus: sa mémoire lui rappelait mille souvenirs endormis, réveillant mille riantes images!... La mère Beauclerc était déjà sortie depuis longtemps et l’actrice, demi-nue, continuait à rouler ses papillotes avec distraction, lorsque ses yeux, fixés sur le miroir, virent tout à coup la portière de velours se soulever doucement et la tête d’Arthur apparaître. Elle se retourna avec un cri...

—Chut! interrompit de Luxeuil en imposant silence de la main.

—Vous ici! reprit-elle stupéfaite.

—La femme de chambre causait dans l’escalier, reprit le jeune homme, la porte était ouverte, je suis entré comme un voleur.

—Alors personne ne t’a vu?

—Personne.

Une folle idée traversa l’esprit de l’actrice. Arthur n’avait point encore reçu sa lettre; il ignorait ses intentions: la rupture pouvait être remise au lendemain, et avant de tenter une nouvelle liaison, elle trouvait l’occasion de faire au passé un tendre et dernier adieu; le projet fut aussitôt accepté que conçu, et courant à la porte par laquelle de Luxeuil venait d’entrer, elle la referma vivement et poussa le verrou.

XVII

Rupture.

Le jour, depuis longtemps levé, pénétrait à travers les doubles rideaux et inondait la chambre de joyeuses clartés: assis sur un fauteuil près de la fenêtre, Arthur écrivait un billet tandis que Clotilde, encore couchée, luttait contre un reste de sommeil. Tout à coup on frappa à la porte.

—Ouvrez, balbutia l’actrice qui oubliait avoir fermé la veille.

—C’est le valet de monsieur de Luxeuil, dit la femme de chambre du dehors.

Arthur alla tirer le verrou.

A sa vue la femme de chambre fit deux pas en arrière.

—Monsieur est là! s’écria-t-elle.

—Sans que vous le sachiez, répliqua l’actrice, ce qui prouve qu’on entre ici comme sur le Pont-Neuf. Voyons, préparez-moi tout ce qu’il faut pour me lever.

Elle s’était mise sur son séant et avait ôté sa coiffure de nuit pour relever ses cheveux. Arthur reparut bientôt des lettres à la main et s’approcha de la fenêtre pour les lire, tandis que l’actrice se faisait chausser et passait une robe de chambre de cachemire blanc. Il parcourut d’abord l’adresse de plusieurs billets, à travers le papier desquels on apercevait des colonnes de chiffres annonçant clairement des mémoires de créanciers, puis une lettre plus volumineuse avec le timbre de Bayeux, et enfin une douzaine de circulaires portant l’inévitable estampille des frères Bidault. Il rejeta le tout sur la table, sans rien ouvrir, s’arrêta à une petite missive, dont l’enveloppe glacée exhalait une forte odeur d’ambre, et en examina la suscription.

—Dieu me pardonne! on croirait que c’est votre écriture, ma chère, dit-il en se tournant vers Clotilde, voyez donc?

L’actrice jeta un regard sur la lettre et ne put retenir une exclamation.

—Est-ce que vous m’auriez vraiment écrit? demanda de Luxeuil.

—Pourquoi pas? répliqua-t-elle en prenant son air résolu.

—Diable! c’est une faveur rare, reprit Arthur d’un ton légèrement ironique, et cela ne vous arrive d’habitude que dans les occasions solennelles; il y a donc quelque chose de nouveau?

—Ça se peut.

—Quelque négociation diplomatique trop délicate pour être traitée de vive voix?

—Justement.

—Vous piquez ma curiosité et j’ai hâte de connaître...

—Ça vous est facile, dit Clotilde, qui faisait évidemment provision d’assurance pour l’explication dont elle était menacée.

Malgré son prétendu empressement, de Luxeuil brisa le cachet et dégagea le billet de son enveloppe avec une visible lenteur: il savait que les autographes de Clotilde se payaient en général fort cher, et qu’elle n’écrivait que pour des réclamations sérieuses. Aussi, cherchait-il, tout en dépliant la lettre, le moyen d’éluder la demande qu’il prévoyait sans la connaître. L’actrice, de son côté, s’était placée devant son miroir en fredonnant et suivait de l’œil tous les mouvements du jeune homme. Lorsqu’il commença la lettre, celui-ci crut à une plaisanterie, et ce fut seulement arrivé au post-scriptum que la chose lui parut sérieuse. Encore eut-il besoin de lire une seconde fois pour s’en assurer. Bien que cette rupture ne pût le surprendre, il en demeura un instant étourdi, mais il se remit presque aussitôt. Dans la carrière galante qu’il avait parcourue, de pareils événements étaient trop ordinaires pour qu’il n’y eût point pensé d’avance: c’était un de ces échecs prévus pour lesquels la fashion avait établi certaines règles que l’on ne pouvait violer sans s’exposer au ridicule. Quel que fût le dépit, il fallait, comme le gladiateur, tomber selon les traditions du cirque et dans l’attitude voulue. De Luxeuil comprima donc son premier élan; il tourna la lettre en tous sens, comme s’il eût voulu s’assurer qu’elle ne renfermait rien de plus, la parcourut de nouveau pour gagner du temps et mieux se remettre, puis, se tournant vers Clotilde, qui continuait à défaire ses papillotes:

—Comment donc! ma chère, dit-il avec une colère contenue qui s’efforçait d’imiter l’ironie, mais vous avez un véritable talent épistolaire. Sauf l’orthographe, qui vise un peu trop au pittoresque, votre lettre me paraît un chef-d’œuvre.

—Oh! vous pouvez vous en moquer, dit Clotilde embarrassée de la tranquillité d’Arthur; je l’ai écrite comme j’ai pu, et bien malgré moi.

—Pourquoi cela? reprit de Luxeuil, vous étiez complétement dans votre droit; le terme peut être indifféremment déclaré par le propriétaire ou par le locataire.

—Eh bien! merci, s’écria Clotilde, vous me regardez alors comme un appartement à louer? Du reste, je vous permets tout, vu que vous devez m’en vouloir.

—Moi! interrompit de Luxeuil en riant avec effort; oh! charmant! elle me croit contrarié.

Clotilde le regarda d’un air de surprise mêlé de dépit.

—Ça vous est donc égal? s’écria-t-elle.

—Du tout, reprit Arthur, ne voyez-vous pas, au contraire, que je suis désespéré... Comment pourrait-on perdre sans regret des charmes... qui augmentent chaque jour.

Clotilde se mordit les lèvres. Depuis quelque temps en effet, elle luttait contre un embonpoint toujours croissant, et qui lui inspirait de sérieuses inquiétudes.

—Malheureusement, je devais m’attendre à cet abandon! continua de Luxeuil, qui comprit qu’il avait touché le point sensible; il y a maintenant à Paris trop d’Orientaux amoureux des beautés développées... Je parie, ma chère, que vous êtes en pourparlers avec l’ambassade ottomane.

L’actrice haussa les épaules.

—Dans ce cas, tenez bon, continua Arthur du même accent persiffleur; la beauté est pour ces messieurs une question de poids, et vous avez à cet égard un avenir incalculable!...

—Ah! vous m’ennuyez à la fin! s’écria Clotilde poussée à bout; si j’engraisse physiquement plus que de raison, vous, mon cher, vous maigrissez pécuniairement plus qu’il ne faudrait.

Ce fut au tour d’Arthur de se mordre les lèvres.

—C’est gentil de faire le millionnaire, continua-t-elle aigrement, mais il ne faut pas que ce soit avec l’argent du carrossier, du maquignon et du tapissier. Croyez-moi, mon petit, il est temps de mettre de l’ordre dans vos affaires et de vous corriger de vos vices.

—Vous remarquerez que j’en ai déjà un de moins, fit observer de Luxeuil, qui regarda l’actrice; mon plus gros vice. Quant aux autres, je m’en corrigerai avec l’aide de Dieu et de mes créanciers. Je n’en suis pas moins touché de votre sollicitude, ma belle, et, pour la reconnaître, je vous donnerai un bon conseil.

—Je n’en veux pas.

—Parce que vous ne pourrez jamais me le rendre, n’est-ce pas? mais je vous en fais cadeau. Vous avez, sans doute, déjà trouvé l’heureux infortuné qui doit me remplacer.

—Oui, je l’ai trouvé! interrompit Clotilde aigrement, et je peux choisir entre plusieurs, si je veux.

—Ne choisissez pas! reprit Arthur.

—Pourquoi cela?

—Parce qu’il vaut mieux les garder tous.

L’actrice lui lança un regard flamboyant.

—S’ils oubliaient les fins de mois comme certaines gens que je connais, c’est possible, dit-elle avec intention; mais il y a un millionnaire... oui, Monsieur, un millionnaire... seulement il n’est pas grand seigneur! ce qui fait qu’il ne se croit pas obligé d’être insolent, et qu’il paie ses dettes. Ça vous paraît bien mauvais genre, hein?

Arthur avait avidement recueilli le renseignement qui venait d’échapper à l’actrice, mais il ne laissa rien paraître.

—Mon Dieu, vous appuyez bien sur le mérite de payer ses créanciers, dit-il avec une hauteur railleuse; est-ce que par hasard, je resterais votre débiteur? Voyons, dans ce cas, réglons nos comptes: donnez votre chiffre.

Quelle que fût son impudence, mademoiselle Beauclerc recula devant une demande faite de cette manière et sur ce ton.

—Il ne s’agit point de cela, dit-elle, je ne vous ai point parlé de moi.

—Ah! j’y suis, s’écria de Luxeuil, en retournant la lettre de l’actrice qu’il tenait toujours à la main; ce billet a dû être écrit hier soir?

—Certainement, dit Clotilde.

—Avant mon arrivée.

—Eh bien?

—Eh bien! alors, ma chère, je n’avais aucun droit de me présenter ici; notre contrat de mariage était déchiré; vous ne m’avez reçu que par hospitalité, pour me rendre service, et tout service rendu mérite récompense.

Et parlant ainsi, il avait tiré de sa poche un portefeuille dans lequel il prit un billet de banque qu’il présenta à Clotilde. Celle-ci devint pourpre. En voyant de Luxeuil ouvrir sa lettre, elle s’était préparée à combattre ses reproches, et sa froideur moqueuse l’avait déjà déconcertée, mais ce dernier acte mit le comble à son désappointement. Habituée à recevoir le prix de ses complaisances sous des formes qui en déguisaient la honte, elle avait mis sa dignité à éviter tout ce qui révélait trop clairement le marché; là était, à ses propres yeux, l’étroite limite qui la séparait de la prostituée. Aussi cette offre de paiement immédiat et direct lui sembla-t-il le plus sanglant de tous les outrages. Elle recula avec un geste violent.

—Par exemple! s’écria-t-elle, il faut que vous soyez bien insolent!...

—D’offrir si peu, interrompit Arthur, qui feignit de se méprendre sur le motif de l’indignation; je puis augmenter la somme, ma chère.

—Sortez d’ici, cria Clotilde dont les yeux lançaient des flammes et qui lui montra la porte; sortez d’ici tout de suite ou j’appelle!

De Luxeuil éclata de rire.

—Il faut avouer que les rôles sont singulièrement intervertis, dit-il, ravi de la fureur de l’actrice; c’est moi que l’on congédie et c’est vous qui menacez!... décidément vous n’êtes point dans votre bon sens.

—Ah! quel gueux! s’écria Clotilde à qui le sang-froid d’Arthur donnait des transports de rage.

—Le mot est peu littéraire, fit observer celui-ci en ricanant, mais il avait cours sans doute dans la loge de la mère Beauclerc. Du reste, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, ma belle; vous attendez peut-être votre millionnaire et je craindrais que ma présence ne l’effarouchât. Je vais m’occuper sur-le-champ de vous faire renvoyer le bracelet que vous voulez bien garder en mémoire de moi... ce qui est une résolution pleine de sagesse! car toute liaison peut se rompre, mais les souvenirs restent!...

Il prit sa canne, son chapeau, et déposant sur la toilette le billet de banque:

—Si je dois davantage, vous enverrez votre quittance, dit-il, ceci est une dette d’honneur... comme toutes les dettes qu’on ne peut avouer.

Il venait de sortir lorsque la porte opposée s’ouvrit pour donner passage à la mère Beauclerc. Sa fille s’était laissée tomber sur le divan.

—Qu’est-ce que c’est? Comment, tu pleures! s’écria la grosse femme.

L’actrice pleurait en effet, mais de rage.

—Ah! le misérable, le sans-cœur, balbutiait-elle.

—C’est donc vrai que tu l’as reçu?

—Oh! je me vengerai! à tout prix je me vengerai!

Elle arrachait avec fureur les torsades du coussin placé près d’elle. La mère Beauclerc le retira.

—Faut pas dégraboliser les meubles pour ça, interrompit-elle. Qu’est-ce donc qu’il t’a encore fait, ce gredin-là?

—Ce qu’il m’a fait, répéta Clotilde en fermant les poings; je ne pourrai jamais vous dire tout. D’abord, il a ri de ma lettre... Il a en l’air content d’avoir son congé.

—Par exemple!

—Il m’a traitée comme la dernière des créatures.

—Toi?

—Parce que j’engraisse!

Madame Beauclerc bondit sur elle-même.

—Ah! le brigand, s’écria-t-elle, il veut te déprécier. Pourquoi que je ne me suis pas trouvée là!

—Et bien pis que tout ça, reprit Clotilde d’une voix entrecoupée.

—Encore pis? répéta la grosse femme hors d’elle.

—Il a osé...

—Quoi donc?

—M’offrir de l’argent...

L’exaspération de l’ex-portière au lieu de grandir, parut s’arrêter tout à coup.

—Ah! il t’a offert... de l’argent, reprit-elle en regardant instinctivement autour d’elle...

Son œil rencontra le billet de banque laissé par de Luxeuil.

—C’est sans doute ça, dit-elle en avançant la main.

—Donnez, s’écria Clotilde, je veux le lui renvoyer en morceaux.

Mais la mère Beauclerc avait reculé de trois pas avec le billet.

—Lui, c’est un polisson, dit-elle; mais son argent n’a aucun tort à ton égard.

—Je vous dis que je n’en veux pas.

—Alors, c’est moi qui le garderai.

—Non, rendez-moi ce billet, entendez-vous; rendez-le moi, il me le faut.

L’actrice, irritée, poursuivait madame Beauclerc, qui cherchait à lui échapper; enfin celle-ci fourra le précieux papier dans son châle, et, y appuyant les deux mains:

—Vous ne l’aurez pas, Clotilde, s’écria-t-elle, quand vous devriez m’arracher la vie.

Il y avait dans le mouvement de la portière et dans l’énergie de son accent quelque chose de si grotesquement majestueux, que Clotilde s’arrêta tout à coup: la pose de la grosse femme défendant son billet lui rappela celle du fameux écuyer de Franconi défendant son drapeau, et, prise d’une subite gaieté, elle éclata de rire. Madame Beauclerc, habituée à ces changements d’humeur, n’en parut ni surprise ni blessée.

—Riez, folle que vous êtes, dit-elle en haussant les épaules, mais, pendant ce temps, l’heure de la répétition arrive.

—Ah! fichtre! je n’y pensais plus! s’écria Clotilde, dont la pensée avait déjà pris un autre cours. C’est ce méchant gant-jaune qui m’a fait perdre mon temps. Je serai encore à l’amende. Voyons, il faut pourtant que je déjeune avant de partir.

—Tout est prêt, fit observer la vieille femme; vous n’avez qu’à passer au salon.

Mademoiselle Beauclerc essuya quelques traces de larmes qui restaient sur ses joues, s’arrêta un instant en passant devant sa psyché pour lisser ses cheveux, puis sortit en fredonnant. Sa mère fit de la tête et des yeux un mouvement qui voulait dire:

—Est-elle heureuse de m’avoir!

Puis tournant autour de la chambre, elle se mit à ranger machinalement et arriva près de la table sur laquelle de Luxeuil avait posé ses lettres.

—Tiens, grommela-t-elle, il a laissé sa correspondance... sans l’ouvrir... savoir ce que ça peut être!

Elle chercha ses lunettes, prit les lettres l’une après l’autre, et les entr’ouvrant, avec une adresse qui eût révélé à elle seule son ancienne profession, elle lut quelques mots constatant des réclamations de créanciers; mais arrivée à la lettre plus volumineuse de Vorel, tous ses efforts furent inutiles. L’enveloppe, en papier épais et soigneusement cachetée, ne laissait rien paraître: elle la retourna quelque temps entre ses doigts avec le sentiment d’inquiétude et de convoitise du chat qui aperçoit un mets friand dont il est séparé par une vitre; enfin son regard s’arrêta sur le timbre de Bayeux qui coupait en deux l’adresse.

—Bayeux, reprit-elle, c’est pas loin de là qu’est la jeune dame que Marc protége; je lui ai promis d’avoir l’œil ouvert... peut-être bien que ça pourra lui servir...

A ces mots elle glissa la lettre dans la poche de son tablier, et regagna sa chambre.

Pendant ce temps Arthur suivait le boulevard, livré à des réflexions singulièrement agitées. Son dépit avait d’abord été maintenu par la nécessité de faire bonne contenance devant Clotilde, puis par le plaisir de l’humilier; mais lorsqu’il se trouva seul, son apparente insouciance s’évanouit. Depuis longtemps sur cette pente glissante qui devait le conduire, un peu plus tôt ou un peu plus tard, au fond de l’abîme, il comprit que l’abandon de l’actrice était l’avant-coureur de tous les autres désastres. C’était la première pierre qui se détachait de cet édifice de luxe et de plaisirs désormais sans base et maintenu seulement par l’habitude.

Puis il faut bien le dire, Clotilde avait acquis sur lui l’inexplicable ascendant qu’acquièrent presque infailliblement les courtisanes et qu’elles savent conserver, sans esprit, sans amour, sans beauté. Cet homme qui n’avait connu aucune des affections de la famille, qui riait de toutes les nobles passions, et dont toute la vie prouvait l’insensibilité, cet homme avait besoin de Clotilde; il l’aimait à sa manière, par vanité, par habitude, par sensualité. L’idée de ne plus l’avoir pour maîtresse éveillait en lui des mouvements de regrets furieux; son unique pensée était de deviner celui qui la lui avait arrachée et de se venger. Mais pour cela il fallait se hâter, car une fois la nouvelle liaison de l’actrice déclarée, toute provocation devenait ridicule. L’usage qui permet de se battre pour sa femme ou pour une maîtresse du grand monde défendait une pareille vengeance à propos de Clotilde. Près d’elle le rival n’était qu’un remplaçant. Pour pouvoir se venger décemment de ce dernier, il fallait donc trouver un prétexte de querelle avant sa prise de possession. Mais l’important était de le découvrir. De Luxeuil chercha longtemps sans pouvoir arrêter ses soupçons; la qualité de millionnaire donnée par l’actrice à son successeur l’embarrassait. Fallait-il regarder ce titre comme un trope ou comme une réalité? Dans le premier cas, le cercle des suppositions devenait trop immense; dans le second, il se faisait trop restreint. Il en était donc toujours aux mêmes incertitudes, lorsqu’une main se posa sur son épaule; c’était de Cillart qui venait de descendre de voiture avec d’Alpoda et Dovrinski.

—Eh bien! c’est comme cela que vous vous trouvez à nos rendez-vous? dit le garde-du-corps en souriant.

—Quel rendez-vous? demanda de Luxeuil.

—Quoi! vous avez oublié que nous allons ce matin chez le Belge?

—M. Vankrof?

—Vous vouliez voir sa galerie, et nous avions pris jour.

—Arthur se frappa le front.

—C’est juste! s’écria-t-il, je me rappelle maintenant...

—Nous venons de votre hôtel.

—Je vous dois alors des excuses...

—Nullement; nous voilà, nous allons entrer.

XVIII

M. Vankrof.

De Cillart s’était arrêté devant la porte d’un vaste hôtel, dont le péristyle était soutenu par des colonnes de stuc. Il entra avec ses compagnons, et tous quatre arrivèrent à un vaste escalier couvert de tapis précieux et bordé de vases de marbre garnis de plantes rares. Ils traversèrent un large palier, au milieu duquel s’élevait une naïade de bronze versant l’eau dans une vasque marine, et se trouvèrent enfin dans une antichambre où attendaient plusieurs laquais en livrée. L’un d’eux leur ouvrit un salon somptueusement décoré, tandis qu’un second allait les annoncer à M. Vankrof. D’Alpoda plaça son lorgnon entre la joue et le sourcil et l’y retint au moyen de cette grimace qui nous a été transmise par le dandysme d’outre-mer; il promena autour de lui un regard rapide.

—Eh bien, ce n’est pas trop hollandais tout cela, dit-il avec un accent moqueur dans lequel perçait l’envie; il faut que ce M. Vankrof ait près de lui quelqu’un qui s’y entende.

—Personne, répliqua de Cillart, c’est lui-même qui s’occupe de tout.

—Ah! bah! Est-ce qu’on aurait du goût sur l’Escaut?

—On a de l’argent qui en tient lieu. Tout ce que vous voyez ici n’est qu’imitation; ces consoles sont copiées sur celles du Louvre, cet éclairage sur celui de la galerie Aguado, ces socles sur ceux de Munich, seulement on y a mis le prix, et l’imitation est parfaite.

—Ah! j’entends, reprit d’Alpoda, notre Belge se livre à la contrefaçon sous toutes les formes. Eh bien, à la bonne heure, j’aime que l’on soit de son pays. En définitive, son hôtel est magnifique et tout m’y semble parfaitement à sa place... excepté lui. Comprenez-vous un pareil type vivant familièrement au milieu des Antinoüs et des Apollons!

—Mon Dieu! n’en dites pas de mal, reprit de Cillart; quel qu’il soit, il n’a qu’à vouloir pour vous enlever vos amis et votre maîtresse.

—Parce que?...

—Parce qu’il est millionnaire.

Arthur qui était demeuré muet jusqu’alors tressaillit à ce mot. En cherchant l’homme qui le supplantait, sa pensée ne s’était pas reportée une seule fois sur le Belge, et maintenant un seul mot prononcé par hasard réveillait en lui mille souvenirs. Il se rappela tout à coup l’admiration que M. Vankrof avait exprimée devant lui pour la beauté de Clotilde, sa demande de lui être présenté, les avances indirectes faites à l’actrice, et qui ne lui avaient semblé alors que de banales galanteries, mais auxquelles il trouvait maintenant une signification évidente. Toutes ces réflexions, qui surgirent à la fois dans son esprit, furent pour lui comme une révélation. Cependant il doutait encore, lorsqu’un domestique vint les avertir que M. Vankrof les attendait. Ils traversèrent plusieurs salons garnis de tableaux, d’antiquités, de meubles précieux, et arrivèrent à une sorte d’atelier que le Beige appelait son cabinet d’étude.

C’était une vaste pièce que l’on eût pu prendre, au premier abord, pour la boutique d’un marchand de curiosités. Les différents fournisseurs de M. Vankrof y déposaient les objets qui lui étaient proposés, et, avant d’en faire l’acquisition, le Belge les soumettait à un examen minutieux. On y voyait des tableaux dépouillés de leurs cadres, des poteries péruviennes, des guipures de Flandre, des collections minéralogiques et des tissus indiens. M. Vankrof en robe de chambre, au milieu de ce capharnaüm, allait d’un objet à l’autre, le faisant placer et déplacer, donnant des ordres de cet accent rude et haut habituel à ses compatriotes. C’était un homme de quarante ans, à large encolure, à tournure épaisse, dont les traits justifiaient, vu la grossièreté du dessin et la couleur, cette dénomination de bonhomme de pain d’épice donnée par Clotilde. Il vint d’un pas lourd au-devant des visiteurs qu’il salua familièrement.

—Ah! vous voilà! dit-il d’un ton brusque; j’en suis bien aise! vous me trouvez au milieu de mes travaux. Voyez-vous ces caisses?

—Quelques nouveaux objets d’art? demanda d’Alpoda.

—Non, répliqua le Belge, c’est un herbier renfermant toutes les mousses connues.

—Des mousses? Vous vous occupez donc aussi de botanique?

—Du tout; mais une collection unique, c’est toujours curieux. Avec ça que j’ai eu du bonheur! le voyageur qui l’avait faite vient de mourir, ce qui augmente la valeur de la chose. Mais vous préférez peut-être les coquillages?

—Je n’en suis pas sûr, dit d’Alpoda, en fait de conchyologie, mes études se sont à peu près bornées à celles que l’on peut faire au Rocher de Cancale.

—N’importe, regardez-moi ça, reprit Vankrof, en montrant deux magnifiques armoires vitrées, c’est un véritable écrin et qui ne m’a coûté presque rien, vu que le propriétaire avait besoin d’argent.

Dans ce moment un domestique se présenta avec une riche cassette de laque. Le Belge l’emmena à l’écart, lui fit quelques recommandations à voix basse, puis fouilla dans la poche de sa robe de chambre dont il tira plusieurs papiers parmi lesquels il sembla chercher en grommelant: Détails d’un bahut... ce n’est pas cela... Liste des toiles de l’Ecole flamande... pas encore cela... Mémoire de frais... au diable! Le portier du théâtre laissera entrer la personne... ah! c’est cela!... De Luxeuil qui examinait un médailler à quelques pas, retourna vivement la tête et, jetant un regard de côté sur le papier que tenait M. Vankrof, crut reconnaître l’allure novice d’une écriture d’autant facile à distinguer qu’il venait de la voir un instant auparavant: il se rapprocha sans affectation du Belge qui continuait à chercher, mais qui s’arrêta enfin.

—Ah! voici l’adresse, dit-il en s’adressant au domestique, mademoiselle Clotilde, rue Vivienne. Vous remettrez la cassette à elle-même... ou à sa mère.

—Faudra-t-il dire de quelle part? demanda le laquais.

—C’est inutile, je la verrai ce soir.

Le domestique sortit et M. Vankrof rejoignit de Cillart qui s’extasiait devant une panoplie placée à l’autre extrémité de la pièce. Mais Arthur avait tout entendu et ses soupçons étaient désormais une certitude! les yeux toujours fixés sur le médailler qu’il ne voyait plus, il mordait avec rage la pomme d’or de sa badine et cherchait le moyen de se venger. La voix de Dovrinski l’arracha à ses réflexions. Le prince polonais venait l’avertir que d’Alpoda et de Cillart avaient suivi M. Vankrof dans sa galerie de tableaux. Lorsqu’ils les rejoignirent, ce dernier était occupé à leur montrer des panneaux de bois sculpté qu’il venait de faire achever.

—Vous voyez, disait-il de sa voix de marchand forain, c’est un chef-d’œuvre! eh bien, ça ne m’a coûté presque rien. L’ouvrier est un pauvre diable qui mourait de faim. Il est venu me demander de l’employer à ce que je voudrais, et je l’ai pris à la journée.

—Mais c’est un grand artiste! s’écria de Cillart, qui ne pouvait se lasser d’admirer l’entrelacement de feuilles, de fruits et de fleurs qui encadrait les panneaux.

—Certainement, répliqua Vankrof avec un gros rire: si on démontait les panneaux ça se vendrait un prix fou! Aussi quand lord Fawley est venu ici, il a voulu connaître le sculpteur; mais pas si simple! Une fois en vogue, le drôle refuserait de travailler au même prix! Je ne veux pas qu’on me le gâte... avant qu’il ait fini mes panneaux.

D’Alpoda et de Cillart trouvèrent la précaution prudente, et l’on continua la revue des richesses artistiques entassées dans l’hôtel de Vankrof. Celui-ci avait pour chaque tableau une anecdote relative non à la peinture ou à l’artiste, mais au marché qui l’en avait rendu propriétaire. Pour lui, sa collection n’était qu’un placement de fonds, sa manie artistique, une application détournée de l’instinct commercial. Ce qu’il aimait n’était point l’œuvre, mais l’acquisition: il se réjouissait moins de sa perfection que de la médiocrité de son prix: il se glorifiait d’avoir tout acheté pour rien, c’est-à-dire d’avoir volé l’art ou l’artiste; le goût de l’amateur servait de prétexte au calcul du marchand. Après avoir tout montré aux visiteurs, avec cet empressement qui sent moins la complaisance que la vanité, il arriva enfin à un petit salon exclusivement consacré à ces galants peintres de marquises et de bergères longtemps méprisés, mais dont la grâce chatoyante survivra à tous les ponsifs académiques de notre école pédantesque. Un Vatteau achevait cette collection coquette, minaudière et charmante. En l’apercevant, de Cillart se tourna vers Arthur.

—Pardieu! voilà le pendant que vous cherchiez pour votre jolie toile de votre bibliothèque d’été.

—Ça, Messieurs, reprit Vankrof d’un air triomphant, c’est mon chef-d’œuvre.

—C’est-à-dire celui de Vatteau, fit observer d’Alpoda.

—Non, le mien, reprit le Belge avec chaleur. Je ne l’ai payé presque rien; mais vous ne vous doutez pas de tout ce que je me suis donné de peines!... D’abord j’avais été averti trop tard, et il était passé aux mains d’un marchand de tableaux... vous savez rue Saint-Germain-l’Auxerrois.

—En effet, fit de Luxeuil, je me rappelle l’avoir vu et marchandé.

—Et l’on en voulait un prix fou, n’est-ce pas? mais j’ai là-dessus des principes; jamais je ne discute avec un marchand; ce serait lui prouver que je désire sa marchandise. J’ai laissé celui-ci vanter son tableau; seulement je lui envoyais tous les jours quelqu’un qui découvrait un défaut, qui mettait en doute l’authenticité. Au bout d’une semaine le malheureux n’était plus sûr d’avoir un original; au bout d’un mois il était convaincu qu’il n’avait qu’une copie.

—Et c’est alors que vous avez acheté?

—C’est-à-dire que j’ai fait proposer un prix, puis un second, puis un troisième; enfin j’allais avoir la toile quand un amateur arrive, surenchérit et conclut le marché.

—Ah! diable!

—A ma place vous auriez cru tout perdu, n’est-ce pas, dit Vankrof de sa plus grosse voix; mais nous autres Belges, nous ne nous laissons point décourager ainsi. L’amateur n’avait point donné d’arrhes, j’ai détaché au marchand quelqu’un d’adroit qui l’a averti que son acheteur était un homme ruiné, insolvable.

—Qui vous l’avait dit?...

—Personne. Mais cela a effrayé le brocanteur; là-dessus je suis arrivé avec de l’argent comptant et il m’a livré la toile... ah! ah! ah! comment trouvez-vous le moyen?

—Parfait pour vous, dit d’Alpoda, mais le mystifié eût pu se fâcher.

—Bah! nous ne nous sommes jamais vus, répliqua le Belge, et mon marchand a promis le secret.

Depuis quelques instants de Luxeuil était devenu singulièrement attentif, et à ces derniers mots un éclair traversa son regard.

—Ainsi, vous ne connaissez point le concurrent que vous avez si habilement écarté, Monsieur? demanda-t-il.

—Pas même de nom! répliqua Vankrof, et comme il y a déjà trois mois que le tour lui a été joué, je conclus qu’il ne viendra pas m’en demander raison.

—Vous vous trompez, s’écria Arthur, il est venu; car le mystifié, c’est moi!

Ce fut un véritable coup de théâtre. De Luxeuil tenait sous son regard hautain le Belge stupéfait, tandis que de Cillart, d’Alpoda et Dovrinski se jetaient un coup d’œil embarrassé.

—Comment! reprit Vankrof, après un moment de silence, c’est vous, monsieur de Luxeuil...

—Cet homme ruiné, insolvable, qui a manqué le Vatteau faille d’arrhes, oui, Monsieur. Je suis désolé de n’avoir point su plutôt ce que ma réputation vous devait; mais je tiens à vous prouver que je puis encore au moins payer certaines dettes.

Vankrof parut déconcerté.

—Monsieur, j’ai vraiment regret, dit-il avec quelque hésitation, si j’avais su, si j’avais pu prévoir...

—Mon Dieu! il me semble que tout ceci est un malentendu, fit observer de Cillart en s’entremettant. Il suffit que M. Vankrof rétracte sa plaisanterie.

—Très-volontiers, reprit le Belge, qui, sans être poltron, n’avait nulle envie de donner suite à cette affaire.

—Et cette rétractation changera-t-elle quelque chose au tort que Monsieur a pu me faire? reprit vivement de Luxeuil; m’ôtera-t-elle l’humiliation d’avoir été joué? me rendra-t-elle enfin le tableau que j’avais acheté le premier?

—M. Vankrof consentirait peut-être à vous le céder, hasarda de Cillart en regardant le Belge.

Mais le visage de celui-ci se rembrunit.

—Ça, c’est impossible, s’écria-t-il; il est indispensable à ma collection... puis ce serait une perte...

—N’en parlons plus, reprit rapidement de Luxeuil: toute explication nouvelle serait inutile... Aujourd’hui même M. Vankrof recevra la visite de deux de mes amis.

A ces mots il salua cavalièrement le Belge, qui rendit le salut avec une solennité gourmée et se retira.

Ainsi que nous l’avons dit, Vankrof n’était point un lâche, mais sa nature n’avait rien de militaire. Capable d’un acte de courage civil, il avait toujours eu une invincible répugnance pour les armes; puis c’était avant tout un homme de calcul, et le calcul lui annonçait dans cette occasion trop peu de chances favorables pour qu’il se résignât volontiers à les courir. Il avait entendu parler de l’adresse d’Arthur; il se voyait à sa merci, à peu près sûr de succomber, et cette persuasion assombrissait singulièrement ses réflexions. Il cherchait en lui-même le moyen d’arriver à une transaction sans avoir l’air de faiblir, lorsqu’on lui annonça Marquier. Le banquier, qui lui avait envoyé dès le matin un billet avec le laissez-passer de l’actrice, s’attendait à le trouver dans la joie de son prochain triomphe; il demeura tout saisi de son air soucieux. Mais ce fut bien autre chose lorsqu’après lui avoir raconté ce qui venait de se passer, le Belge déclara qu’il l’avait choisi pour témoin. Bien que l’état embarrassé des affaires d’Arthur eût singulièrement refroidi l’amitié du banquier, qui se prétendait compromis pour des sommes considérables, il avait toujours prudemment évité de rompre avec lui, et leur liaison était restée, en apparence, aussi intime. Or, en s’interposant dans le débat qui allait avoir lieu, il craignait que quelque explication n’amenât la découverte de ses dernières démarches près de Clotilde. Sa position, déjà fausse, pouvait devenir dangereuse si l’on en venait à des éclaircissements. Aussi son premier cri fut-il que ce duel ne pouvait avoir lieu: Vankrof objecta la provocation d’Arthur.

—C’est une folie, dit le banquier avec agitation; se couper la gorge pour une peinture!

—Il le faut, dit le Belge en pliant les épaules.

—Non, c’est impossible! reprit Marquier que la peur exaltait; le duel n’est plus dans nos mœurs, tous les hommes avancés le regardent comme un reste de barbarie auquel on doit avoir le courage de se soustraire.

Le millionnaire secoua la tête.

—Songez enfin à ma position, mon cher monsieur Vankrof, continua le petit homme; vous savez si je vous suis dévoué; j’ai chez moi une partie de vos fonds! mais d’un autre côté de Luxeuil est mon débiteur; s’il lui arrive malheur, ma créance est perdue, vous me tuez quatre-vingt mille francs! Je suis donc obligé, dans l’intérêt de mes affaires, de faire des vœux pour lui et contre vous!... C’est horrible, parole d’honneur, horrible, monsieur Vankrof; vous ne voudrez point me placer dans une pareille alternative!

—Mais comment y échapper? demanda le Belge pensif.

—Je n’en sais rien, reprit Marquier en parcourant la chambre; mais il faut tout employer, forcer de Luxeuil à partir... le faire enlever comme dans le Chevalier de Saint-Georges!... Ah! quel dommage que nous n’ayons plus la Bastille... c’était si commode pour...

Il s’arrêta brusquement.

—Mais nous l’avons toujours! s’écria-t-il avec un élan subit: seulement elle a changé de quartier.

—Comment?

—On l’a transportée rue de la Clef.

—Quoi! Sainte-Pélagie...

—Est maintenant notre Bastille, et il dépend de vous d’y envoyer votre adversaire.

—Mais il n’est point mon débiteur.

—Il est le mien.

—En vérité!

—Soixante mille francs de billets souscrits et que j’ai passés à l’ordre d’un certain Duroc pour pouvoir exercer les poursuites. Il y a eu protêt, jugement; tout est en règle; on peut faire arrêter de Luxeuil aujourd’hui même. Quelques jours de captivité le calmeront, et tout s’arrangera.

—Ce serait en effet un moyen, dit Vankrof; mais si l’on savait que la chose vient de moi?...

—Ne craignez donc rien: Duroc est sûr; il prendra tout sur lui; vous ne paraîtrez en rien.

—Vous êtes certain?

—Je vous y engage ma parole.

—Alors... je ne vois point d’obstacle... et l’on pourrait voir...

—Je me charge de tout! interrompit Marquier en reprenant son chapeau; je vais passer chez Duroc pour l’avertir que vous achetez les billets?

—Ah! c’est-à-dire que vous me les vendez! fit observer le Belge.

—Pour que vous traitiez de Luxeuil en débiteur, il faut bien que vous soyez créancier?... Du reste vous ne perdrez rien... il doit hériter de sa mère; puis sa femme est riche; c’est simplement une affaire de temps, et que vous importe à vous d’être payé un peu plus tôt, un peu plus tard? Songez, d’ailleurs, que c’est le seul moyen d’éviter un désastre; car vous savez sans doute que votre adversaire a la main singulièrement malheureuse...

Vankrof fit un geste affirmatif.

—Alors c’est convenu! vous m’autorisez à traiter. Avant deux heures je viendrai vous avertir du succès de notre expédition.

Cependant, malgré sa promesse, Marquier ne revint que le soir. Une partie de la journée avait été perdue en démarches inutiles; enfin, Arthur avait été arrêté au moment où il sortait de son hôtel. Vankrof, rassuré, fit atteler pour se rendre à la loge de Clotilde avec le banquier ravi d’avoir empêché le duel et d’être rentré dans les fonds prêtés à de Luxeuil. Presqu’au même instant Marc, à qui la mère Beauclerc avait remis la dénonciation de Vorel, montait dans la diligence de Bayeux pour avertir Honorine du danger qui la menaçait.

XIX

Une rencontre.

La diligence dans laquelle se trouvait Marc venait de s’arrêter à Tiberville pour un relais. Mais les chevaux ne se trouvèrent point prêts, et, au grand mécontentement du conducteur, il fallut se résigner à attendre. L’inexactitude du maître de poste se trouvait, du reste, suffisamment expliquée, sinon justifiée, par le tumulte joyeux qui régnait partout; on était au 30 juillet, et la population tibervillaise célébrait, à grand renfort de lampions et de fusées, le souvenir de notre dernière révolution.

A Paris, où tout s’use vite et où l’ironie marche à la suite des triomphes, comme l’ombre après le corps, on rit déjà de ces grandes journées ridiculisées dans le jargon d’atelier sous le nom des trois glorieuses. Paris a splendidement enterré ses morts; il leur a élevé une colonne de bronze, il les a chantés sur toutes les cordes de sa lyre d’or; que lui demander davantage? L’apothéose finie, il faut bien en revenir au pont-neuf. Le temple est debout, les dieux reconnus: continuer à les adorer serait monotone; on les plaisante par amour pour la variété. Les Juifs crucifiaient un homme et le ressuscitaient Dieu; mais Paris est trop spirituel pour ne point perfectionner le procédé; il commence par déifier, puis il crucifie!

La province, moins prompte dans ses enthousiasmes, y persévère plus longtemps. Quels que soient les mécomptes qui aient suivi notre dernier élan populaire, le titre de héros de Juillet n’est point encore devenu ridicule à ses yeux. Elle n’a point parodié le chant national répété le lendemain de la victoire par des bouches encore noires de poudre, et au milieu des barricades arrosées d’un sang généreux. Elle a gardé sérieusement tous les souvenirs de ces miraculeux efforts, et leur anniversaire est toujours une fête nationale. Tiberville se trouvait donc monté, ce jour-là, au plus haut ton de l’exaltation patriotique. La Parisienne et la Marseillaise retentissaient de toutes parts, mêlées aux chansons militaires de l’Empire; car le peuple ne peut célébrer aucune gloire nationale sans évoquer l’héroïque image de l’homme au petit chapeau et à la redingote grise!

Un feu de joie, préparé sur la place principale, était entouré d’une foule bruyante poussant des cris d’appel. Quelques gendarmes en grand uniforme et à mine officiellement impassible se montraient de loin en loin pour maintenir l’enthousiasme dans la limite de l’arrêté municipal, tandis que les officiers de la garde nationale causaient à la porte de la mairie avec les autorités en écharpe tricolore. Or, au moment où la joie générale se trouvait portée au plus haut point de turbulence, une chaise de poste parut à l’extrémité de la place, qu’elle traversa aussi rapidement que le lui permettait la foule, et vint s’arrêter à côté de la diligence. Les chevaux furent dételés sans pouvoir être remplacés, de sorte que les deux voitures demeurèrent, l’une à côté de l’autre, immobiles et sans attelages. Les voyageurs de la chaise de poste ne s’aperçurent probablement point sur-le-champ du contre-temps qui menaçait de les retenir à Tiberville, car les stores restèrent levés jusqu’au moment où le vieux domestique, qui occupait le siége et qui était entré à la maison de poste, se présenta à l’une des portières. Il avertit sans doute ses maîtres de l’impossibilité de continuer, car deux exclamations de désappointement se firent entendre.

—Mais c’est affreux! s’écria une voix de femme. Dites qu’on cherche des chevaux, Picard, qu’on s’en procure par quelque moyen que ce soit.

—Proposez de payer un supplément, ajouta une voix d’homme.

—J’y ai déjà pensé, répliqua Picard; mais les écuries sont vides, et la diligence est là qui attend comme nous.

—De grâce, voyez ce que l’on peut faire, reprit la comtesse de Luxeuil (car c’était elle); pour rien au monde je ne voudrais rester ici au milieu de ce peuple, dont les cris me font peur.

Celui auquel s’adressait cette prière se leva avec un peu de répugnance et se présenta à la portière pour descendre; mais, au moment où il avançait la tête afin de chercher du regard le marchepied, la lueur des lanternes éclaira ses traits, et Marc, qui se trouvait appuyé à l’une des glaces de la diligence, reconnut M. de Chanteaux! Il ouvrit vivement la portière et le rejoignit à l’hôtellerie. Le marquis se faisait confirmer par le maître de poste lui-même les renseignements que lui avait donnés Picard.

—Et faudra-t-il attendre longtemps? demandait-il.

—Il est impossible de rien promettre à Monsieur, répliquait l’hôtelier; nos premiers chevaux seront pour la diligence.

—C’est-à-dire que je puis être retenu toute la nuit? Mais c’est une chose horrible! Comment se fait-il que vous manquiez de chevaux?

—Par la raison que j’en ai perdu huit depuis un mois, répliqua le maître de poste.

—Il fallait les remplacer! s’écria M. de Chanteaux.

—Pour les perdre comme les autres, reprit l’aubergiste: ce serait travailler moi-même à ma ruine.

—Et qu’importe aux voyageurs votre ruine, mon cher, fit observer le marquis avec cette dureté familière qui est le privilége des gens bien nés; vous n’êtes point maître de poste pour devenir millionnaire, mais pour nous fournir des chevaux; et pour en fournir il faut en avoir.

—Mais pour en avoir il faut qu’ils vivent, ajouta le maître de poste, et la maladie est dans le pays.

Le marquis haussa les épaules.

—Allons, dit-il, nous voilà tombés même à la merci des loueurs d’attelage. J’arrive d’Angleterre, Monsieur, et nous avons toujours fait quatre lieues à l’heure, sans accidents, sans attentes.

—Il fallait y rester, dit brusquement le maître de poste, choqué du ton de M. de Chanteaux et surtout de sa prédilection anglaise; quand on se trouve mieux de l’autre côté de la mer que dans son pays, c’est qu’on a, sans doute, ses raisons.

L’expression donnée à ces derniers mots était si claire qu’elle renfermait, pour ainsi dire, tout un jugement sur la personne et les opinions politiques du marquis; le maître de poste avait évidemment deviné l’ancien émigré saisissant toutes les occasions de vanter l’étranger aux dépens de la France. Le costume, la tournure et le visage de M. de Chanteaux ne permettaient, du reste, à cet égard aucun doute. C’était le type complet du ci-devant sorti de ces quarante années d’épreuves sans avoir rien appris ni rien oublié. Quoi qu’il en fût, la remarque parut faire quelque impression sur le marquis; une légère nuance d’inquiétude assombrit ses traits, et son ton changea subitement.

—Ah! j’étais bien sûr de piquer votre amour-propre national, dit-il au maître de poste en souriant; maintenant vous tiendrez à me prouver, j’espère, que les relais de France valent ceux de la Grande-Bretagne. Je ne demande pas mieux que d’être persuadé; je ne voudrais point seulement que la dame qui m’accompagne attendît vos chevaux dans la chaise de poste; pouvez-vous lui faire préparer une chambre?

L’hôtelier, adouci par cette demande, répondit affirmativement et rentra afin de donner les ordres nécessaires. Le marquis se retourna pour rejoindre madame de Luxeuil, et se trouva en face de Marc, qui était demeuré debout derrière lui. Il fit un geste de surprise.

—Que voulez-vous? demanda-t-il avec hauteur.

—Monsieur Content ne me reconnaît pas? dit Marc.

A cet ancien nom de guerre, le marquis tressaillit.

—D’où savez-vous?... reprit-il vivement.

Puis il s’interrompit, regarda le garçon de bureau avec plus d’attention, et s’écria:

—C’est le Rageur!

—Voilà longtemps que je vous attendais, reprit celui-ci à demi-voix; mais on m’avait dit que vous étiez en Allemagne.

—J’y ai passé quelques mois...

—Et vous êtes revenu par l’Angleterre?

—Oui, mais pourquoi ces questions? Que me voulez-vous?

Marc regarda le marquis fixement.

—Il y a quinze ans, dit-il avec amertume, que j’eus l’honneur de me présenter à M. de Chanteaux pour le prier de me venir en aide. Je subissais alors les conséquences d’une condamnation qui m’avait ôté le droit de choisir le lieu de mon séjour; je suppliai mon ancien commandant d’intercéder pour moi, d’obtenir que ma présence à Paris, jusqu’alors ignorée de la police, fût tolérée...

—Eh bien? interrompit le marquis.

—Eh bien! au lieu de le faire, continua Marc, il abusa de ma confiance pour me dénoncer et provoquer mon arrestation.

M. de Chanteaux parut troublé.

—Je ne sais ce que vous voulez dire, mon cher, reprit-il d’un ton hautain; quel intérêt pouvais-je avoir à vous nuire?...

—L’intérêt qu’on a toujours à se débarrasser d’un complice, répliqua Marc à voix basse; M. le marquis n’avait point oublié l’argent pillé par son ordre pour le service de la cause royaliste, et dont il a seul profité; il se rappelait aussi sans doute ce maire misérablement assassiné...

—Tais-toi, malheureux! interrompit M. de Chanteaux effrayé; pourquoi viens-tu rappeler ces souvenirs?

—Pour prouver à M. le marquis qu’on pourrait les rappeler à d’autres, répliqua le garçon de bureau avec intention.

L’ancien chef de chouans regarda si personne n’avait pu les entendre, puis entraîna Marc à l’écart.

—C’est une menace que tu viens me faire, dit-il, un moyen d’appuyer quelque demande?

Marc fit un signe affirmatif.

—Et que veux-tu, reprit précipitamment le marquis, en portant la main à la poche de son paletot de voyage, de l’argent, sans doute?

—Non, répliqua Marc.

—Quoi donc, alors?

—La liberté du duc de Saint-Alofe.

M. de Chanteaux fit un pas en arrière.

—D’où le connais-tu, s’écria-t-il, et quel intérêt peux-tu prendre...

—Ce serait une explication inutile, monsieur le marquis, interrompit le garçon de bureau; accordez-moi seulement ce que je vous demande.

—Vous n’y pensez pas, mon cher: le duc est enfermé en vertu d’un jugement...

—Que vous avez provoqué dans le but d’extorquer sa fortune; oh! je connais la vérité, monsieur le marquis, et vous essayeriez vainement de me donner le change; mais j’ai promis de tout faire pour la délivrance du duc, et vous ne me la refuserez pas.

—Et si je vous la refuse? demanda M. de Chanteaux ironiquement.

—Alors, moi je parlerai, et ce que je vous répétais tout à l’heure tout bas, je le répèterai tout haut.

—On ne te croira pas.

—Peut-être.

—Si tu oses parler d’ailleurs, les tribunaux te condamneront comme calomniateur.

—Les tribunaux, c’est possible; mais la foule saura que j’ai dit la vérité.

—Que m’importe la foule?

—Ah! ne dites pas cela, monsieur le marquis, reprit Marc vivement, car elle est là qui peut m’entendre: qui sait ce qu’elle ferait si j’allais lui crier: Cet homme, qui passe en chaise de poste, est le chef des bandes qui ont désolé le Maine et la Normandie; il a pillé des villages, brûlé des femmes sous leurs toits, massacré les enfants qui ne criaient pas assez tôt: Vive le roi! Il y a peut-être là les fils de quelques patriotes autrefois égorgés par ceux qui portaient votre cocarde. Êtes-vous sûr que le désir de la vengeance ne se réveillera pas dans ces cœurs? Il ne faut pas tenter la patience de ceux qui ont souffert, quand ils sont devenus les plus forts. Le lieu et l’heure ne vous sont point favorables, écoutez plutôt!

Une longue clameur venait d’éclater dans la foule à l’aspect du feu de joie dont les flammes commençaient à s’élever, les cris de: Vive la Charte! se mêlaient au chant de la Marseillaise, interrompu par les coups de feu et les fusées. M. de Chanteaux fut, malgré lui, saisi. Il tourna un regard inquiet vers cette multitude dont les mille têtes flottaient dans la nuit comme des vagues sombres, puis sur sa chaise de poste immobile; il se sentit mal à l’aise. Cependant il affecta de sourire.

—Tu ne feras point cela, dit-il avec une tranquillité dédaigneuse.

—Pourquoi? demanda Marc.

—Parce qu’en excitant la violence contre un voyageur inoffensif, tu t’exposerais à une responsabilité trop dangereuse.

—Qui sait, dit Marc en regardant fixement le marquis, si ce voyageur n’est point aujourd’hui ce qu’il était autrefois, et si son séjour en Angleterre et en Allemagne n’avait point un but... qu’il désire cacher.

Cette insinuation avait été hasardée par l’ancien chouan, moins comme une probabilité que comme une épreuve, mais le coup porta juste et profondément, car M. de Chanteaux releva la tête en pâlissant. Ce fut pour Marc un trait de lumière. Il se rapprocha vivement.

—Ne niez point, monsieur le marquis, continua-t-il plus bas et d’un accent précipité; je suis au fait de tout; vous venez de remplir une mission près des princes déchus, et, si l’on cherchait bien, on pourrait en trouver la preuve.

—Ah! vous changez votre plan de bataille, dit M. de Chanteaux en s’efforçant de cacher son inquiétude sous un air d’ironie; vous espérez être plus heureux par ce nouveau moyen d’intimidation...

—Je n’ai qu’un mot à vous dire, reprit Marc, dont l’assurance croissait à mesure que le trouble du marquis devenait plus visible; je puis vous faire arrêter à l’instant même.

—Et de quel droit?

—Par un droit que vous m’avez forcé de prendre, continua l’ancien chouan amèrement; car ce que vous aviez refusé de solliciter en ma faveur, je l’ai obtenu aux dépens d’un reste d’honneur. La police me défendait d’habiter Paris; pour qu’elle me le permît, je me suis mis à ses gages.

—Vous!

—Et aujourd’hui je n’ai qu’à parler pour empêcher votre chaise de poste de continuer sa route. Voyez donc ce que vous devez faire dans l’intérêt de votre parti, de votre sûreté. Je vous demande peu de chose: la liberté d’un vieillard dont la fortune vous restera, puisqu’un arrêt des juges vous l’a livrée. Si vous me l’accordez, vous pourrez continuer jusqu’à Paris sans péril; si vous refusez, vous savez quelles peuvent être les suites de votre arrestation.

Tout en parlant, les deux interlocuteurs étaient arrivés près de la chaise de poste, et la comtesse, penchée à la portière, avait entendu la fin de leur conversation. La menace de Marc lui glaça le cœur. Une arrestation entraînait infailliblement leur perte, car elle devait fournir toutes les preuves du complot dont elle avait aidé le marquis à devenir le promoteur et l’agent. Epouvantée d’un tel péril, elle appela vivement son compagnon et il y eut entre eux, à voix basse, une explication précipitée. Il était évident que madame de Luxeuil pressait le marquis de céder et que celui-ci opposait quelque résistance; mais enfin il parut céder, se retourna vers Marc et lui fit signe d’approcher.

—Remerciez madame de Luxeuil de craindre un éclat que j’aurais bravé pour ma part, dit-il avec une contrariété mal déguisée; je cède à ses sollicitations et non à vos menaces.

—Soit, monsieur le marquis, répliqua Marc; peu importe la cause, pourvu que je sache où trouver le duc.

—Tout près d’ici, à Brionne, interrompit rapidement la comtesse, demandez la maison de santé de Bel-Air.

—Mais comment obtiendrai-je l’élargissement de M. de Saint-Alofe?

—Sur la remise d’un billet écrit par le marquis.

—Pardon, je craindrais des difficultés imprévues. Brionne est à quelques lieues et sur votre chemin, un léger détour permettrait à M. le marquis de lever lui-même tous les obstacles.

—C’est-à-dire que vous vous défiez?...

—Nullement, madame la comtesse, mais je prévois.

—Et comment pourrez-vous nous suivre?

—M. Picard ne me refusera point la moitié de son siége.

Pendant cet échange d’objections et de répliques, le marquis avait réfléchi.

—Nous passerons à Brionne, reprit-il brusquement; c’est le plus sûr moyen d’en finir. Voici heureusement les chevaux.

Marc courut chercher son manteau, revint prendre place près du valet, et quelques minutes après la diligence et la chaise de poste partirent en sens inverse, emportées au galop. Quelque pressé que fût l’ancien chouan d’arriver près d’Honorine, la rencontre du marquis avait été pour lui une bonne fortune qu’il n’avait pu laisser échapper. Il ignorait encore jusqu’à quel point la délivrance du duc de Saint-Alofe servirait ses projets; mais il se réjouissait de pouvoir annoncer à Honorine cette délivrance lorsqu’il arriverait aux Motteux. Il pensait au bonheur du vieillard en se retrouvant libre, aux chances de réhabilitation que pourrait lui présenter l’avenir. Il éprouvait enfin cette satisfaction vivifiante que donne le devoir courageusement accompli. Enveloppé dans son manteau et bercé par le mouvement de la chaise de poste, il passa insensiblement de la méditation à la rêverie et de la rêverie à ce demi-sommeil pendant lequel les objets extérieurs ne frappent nos sens que comme des images fugitives.

Au dedans de la chaise de poste tout paraissait également immobile et silencieux; mais sous cette apparence de calme se cachait l’agitation. La comtesse et M. de Chanteaux continuaient à causer vivement à voix basse, comme s’ils eussent mis en délibération quelque résolution importante; ce fut seulement près d’arriver que tous deux semblèrent tomber d’accord. La chaise de poste venait de prendre une avenue conduisant à la maison de santé de Bel-Air tenue par M. Lefort. Malgré l’heure avancée, plusieurs fenêtres étaient éclairées et l’on voyait passer des ombres sur les rideaux fermés. La voiture s’arrêta sous un mur de clôture très-élevé et devant une petite porte percée d’un guichet. Picard sonna. Un homme parut avec une lanterne à l’ouverture grillée, demanda le nom des visiteurs, puis, sur la réponse du marquis et de la comtesse qui venaient de descendre, il tira plusieurs verrous et les laissa entrer avec Marc. Tous trois traversèrent, à sa suite, une cour garnie de quelques massifs d’arbres verts, montèrent un perron de vingt marches et arrivèrent à un rez-de-chaussée dont la première pièce formait vestibule. On les introduisit enfin dans un salon assez mal meublé où leur introducteur les pria d’attendre, en annonçant que M. Lefort était occupé. Mais le marquis l’interrompit.

—Nous avons hâte de repartir, dit-il rapidement, et je viens seulement pour reprendre un de nos pensionnaires; veuillez me conduire à M. Lefort, je lui expliquerai tout en deux mots.

Le valet y consentit, et Marc resta seul avec la comtesse. Celle-ci, debout devant la glace, s’occupa d’abord, par habitude, à redresser une coiffure qui ne cachait plus ses rides, puis promena les yeux autour d’elle. L’immense salon était à peine éclairé par les deux bougies que le domestique y avait allumées, et son meuble de calicot rouge, bordé d’une grecque jaune, lui donnait je ne sais quel éclat dur et faux qui blessait le regard. Le carrelage de briques soigneusement encaustiquées avait fléchi dans certaines parties et formait des espèces d’ondulations rigides que le brillant de la cire rendait plus apparentes. Des gravures anglaises représentant la personnification des douze mois, tachaient de loin en loin la tapisserie d’un jaune sale, et la cheminée était décorée d’un groupe mythologique porté sur un char dont la roue servait de cadran à une pendule. Enfin, quelques fauteuils de merisier rouge, et une vieille bergère garnie de sa housse, meublaient, tant bien que mal, cette immense pièce qui n’avait qu’une seule porte. Madame de Luxeuil fut sans doute impressionnée de l’arrangement délabré qui donnait à ce salon l’air plus pauvre et plus triste qu’il ne l’était en réalité; car, au lieu de s’asseoir, elle se mit à le parcourir avec une visible impatience, et en tournant à chaque instant les yeux vers la porte, comme si elle eût accusé le marquis de lenteur. Enfin, un bruit de voix se fit entendre, et ce dernier parut avec le propriétaire de la maison de santé.

M. Lefort n’avait pas toujours exercé l’industrie à laquelle il se livrait alors. Nommé sous-préfet vers la fin de l’Empire, il avait successivement rempli, plus tard, les fonctions de rédacteur-responsable, de correspondant pour une agence de remplacement militaire, d’inspecteur des travaux dans une ferme modèle fondée par souscription. Enfin, un mariage l’avait rendu propriétaire de cette maison de Bel-Air, primitivement destinée aux traitements orthopédiques, et qu’il avait transformée en maison de santé. Un médecin de Brionne soignait les malades, tandis qu’il veillait à la direction générale. M. Lefort était un homme entreprenant, trouvant tout facile, par ignorance ou faute de scrupule, et qui, malgré vingt entreprises destinées à le rendre millionnaire, n’avait pu réussir encore à vivre sans créanciers. Il s’avança vivement vers madame de Luxeuil et se confondit en excuses de l’avoir fait attendre.

—Je commençais, en effet, à m’inquiéter du retard de monsieur le marquis, dit la comtesse; d’autant plus que nous sommes attendus à Paris.

—Ainsi, je ne puis espérer que madame la comtesse accepte pour quelques heures notre humble hospitalité? dit M. Lefort le corps incliné; je suis véritablement désespéré!... j’aurais été si heureux de prouver à Madame la comtesse mon respectueux dévouement.

—Mille grâces, c’est impossible, interrompit madame de Luxeuil rapidement; M. de Chanteaux vous a sans doute dit qu’il venait reprendre le duc?

—Oui, mais il ne m’a pas parlé...

—De Monsieur, interrompit le marquis en désignant Marc; c’est à sa prière que je suis venu.

M. Lefort toisa l’ancien chouan.

—Ah! fort bien, dit-il; monsieur est un serviteur dévoué du duc.

Marc fit un signe affirmatif.

—Et il ne craint pas que M. de Saint-Alofe n’abuse de la liberté qui lui sera rendue?

—Plût à Dieu que tous les hommes pussent en faire un aussi bon usage! dit Mare.

L’ancien sous-préfet le regarda plus fixement...

—C’est-à-dire que monsieur ne croit pas à la folie du duc, reprit-il; fort bien; je conçois; alors il persiste à vouloir l’emmener.

—Je suis venu ici dans ce but, reprit Marc un peu étonné du ton de M. Lefort, et je ne me retirerai qu’avec M. de Saint-Alofe.

Le propriétaire de la maison de santé remua la tête d’un air réfléchi.

—Dans ce cas, reprit-il lentement, monsieur va avoir la bonté de me suivre jusqu’au dortoir des hommes; Monsieur le marquis et Madame la comtesse voudront bien m’excuser.

—Nous vous attendons, répliqua M. de Chanteaux.

M. Lefort salua deux fols, fit un signe à Marc, et tous deux quittèrent le salon.

XX

La Maison de Bel-Air.

L’ancien chouan et son conducteur montèrent d’abord un escalier, prirent un long corridor et arrivèrent vis-à-vis d’une porte à guichet, comme toutes les autres. M. Lefort appuya sur un bouton caché dans l’une des moulures, et il invita par un geste Marc à entrer. Celui-ci passa en s’excusant, mais à peine eut-il fait un pas que la porte se referma sourdement derrière lui.

Il se retourna étonné, et aperçut M. Lefort au guichet.

—Que faites-vous, Monsieur? s’écria-t-il.

—Je prends mes précautions, répondit Lefort qui poussait un nouveau verrou.

—Comment, que signifie?...

—Cela signifie, mon cher ami, que M. le marquis m’a heureusement averti de ne pas me fier à la mine, vu que votre folie tournait subitement à la fureur.

Marc devint pâle.

—Ah! c’est un piége horrible! s’écria-t-il; le marquis est un infâme!...

—Nous y voilà! murmura M. Lefort toujours la main sur le verrou.

—Ouvrez, reprit Marc en se précipitant contre la porte; vous n’avez aucun droit de me retenir contre ma volonté, Monsieur; ouvrez, je le veux!

M. Lefort fit un mouvement pour se retirer; Marc comprit que s’il le laissait partir tout était perdu.

—Au nom de Dieu, écoutez-moi! reprit-il en cherchant à maîtriser son indignation; on vous a trompé, Monsieur; parlez-moi, interrogez-moi; je suis prêt à vous prouver que je jouis de toute ma raison.

—Pourquoi êtes-vous venu à Bel-Air?

—Je vous l’ai déjà dit, pour obtenir la liberté du duc.

—Que vous regardez comme un sage?

—Comme un martyr.

—Indignement persécuté par son cousin?...

—Qui aura un jour à rendre compte de ses odieuses manœuvres!

—C’est bien ce que m’avait annoncé M. de Chanteaux, murmura-t-il; ils se ressemblent tous! quand ils ne sont pas rois, ils sont poursuivis par des ennemis!... toujours la vanité ou la peur.

Il haussa encore les épaules et fit un pas pour se retirer.

—Ah! vous ne croyez point au mensonge du marquis, s’écria Marc; vous ne pouvez y croire; si vous le feignez, c’est que vous êtes son complice! mais prenez garde à ce que vous allez faire, Monsieur; tôt ou tard la vérité sera connue, et alors je demanderai justice...

M. Lefort avait quitté le corridor et ne pouvait plus l’entendre. Marc saisit les barreaux du guichet en s’efforçant d’ébranler la porte; elle resta immobile et comme scellée à sa place. Il poussa un cri en portant à son front ses deux poings fermés; toutes ses précautions avaient été inutiles, le marquis l’emportait, il était enfermé!

Au premier instant, un nuage de colère sembla obscurcir son esprit; mais ce ne fut qu’un court égarement. Ramené à la possession de sa volonté par la grandeur même du danger, il regarda autour de lui. Les deux fenêtres qui éclairaient la pièce où il se trouvait avaient été aux deux tiers murées, et le dernier tiers était garni d’une grille de fer qui ôtait jusqu’à la pensée de chercher par là une issue. Autant que lui permit de juger la lueur stellaire qui glissait à travers les grillages, la pièce n’avait point d’autre porte que celle par laquelle il venait d’entrer. Cependant, il se mit à marcher à tâtons, en suivant les murs matelassés, et finit par rencontrer une saillie ronde et mobile qui sembla fuir sous sa main: c’était un tour destiné à passer au prisonnier la nourriture. En le faisant rouler sur son axe, Marc aperçut, par une ouverture ménagée à dessein, un second corridor éclairé et conduisant à des cellules numérotées. Il cherchait le moyen d’utiliser sa découverte, lorsqu’un bruit de voix se fit entendre de l’autre côté.

C’était d’abord celle de M. Lefort parlant vivement, selon son habitude, puis la voix ferme et calme du duc qui paraissait demander une explication refusée. Bientôt l’ancien sous-préfet sortit d’une des cellules en répétant au vieillard que la voiture du marquis l’attendait. Il passa près du tour et descendit précipitamment l’escalier.

Marc n’en pouvait plus douter, non content de le retenir prisonnier, on enlevait le duc, afin d’éviter leur rapprochement. Alors même que sa prison lui serait ouverte le lendemain, la possibilité de délivrer ce dernier lui était enlevée, car il ignorerait sa nouvelle retraite et il ne lui resterait aucun moyen de la découvrir. L’avantage que le hasard avait pu lui donner sur M. de Chanteaux serait d’ailleurs perdu. C’était une occasion manquée..... à jamais peut-être! Livré tout entier à l’amertume de cette conviction, Marc était resté le front appuyé contre le mur, lorsqu’un bruit de pas retentit dans le corridor. Il se baissa de nouveau. Le duc sortait de sa cellule et s’avançait seul vers l’escalier. Marc eut une rapide inspiration. Enfonçant la tête dans le tour jusqu’à l’ouverture qui laissait voir de l’autre côté, il appela M. de Saint-Alofe à voix basse. Les deux premiers appels furent inutiles, mais au troisième, le vieillard s’arrêta et chercha autour de lui d’où pouvait venir la voix.

—Qui m’appelle? demanda-t-il.

—C’est moi, Marc, répondit l’ancien chouan.

—Vous! s’écria le duc qui l’aperçut à travers l’ouverture du tour: qui a pu vous conduire ici?

—Je venais dans l’espoir de vous délivrer. Mais le marquis de Chanteaux m’a tendu un piége... Je suis prisonnier.

—Ciel!

—Et il vous emmène?

—A l’instant.

—Où cela?

—Je l’ignore.

—Vous pouvez lui échapper.

—Que dites-vous?

—Le marquis n’a avec lui que madame de Luxeuil et un domestique. Il ne peut vous retenir de force; au premier relais, descendez de la chaise de poste et refusez de poursuivre.

—Et s’il en appelle à l’autorité pour me faire saisir?

—Alors vous déclarez hardiment que M. le marquis et madame la comtesse arrivent de Goritz avec tous les éléments d’un complot en faveur de la branche aînée.

—Vous êtes sûr?

—Sûr. La peur d’une enquête les forcera à vous laisser aller. Votre liberté est dans vos mains, monsieur le due, il suffit d’un peu de résolution...

—J’en aurai, répliqua vivement le vieillard; mais vous-même, comment échapper...

—Ne vous inquiétez point de moi, interrompit Marc; moi, je n’ai rien à craindre. Quoi que l’on puisse faire, je serai bientôt hors d’ici. Ne songez qu’à profiter de l’avertissement que je vous donne; on vient; adieu, bonne chance et bon courage.

Quelqu’un montait en effet l’escalier; Marc se retira promptement et reconnut la voix d’un gardien, qui après avoir reproché au duc sa lenteur, l’obligea à descendre avec lui.

Bientôt le bruit de leurs pas s’éteignit et tout rentra dans le silence. Marc courut à la fenêtre, atteignit le grillage et y demeura l’oreille collée jusqu’à ce qu’un roulement confus lui eût appris le départ de la chaise de poste. Descendant alors avec précaution, il recommença à tâtons l’inventaire de sa prison, rencontra un lit et s’y jeta tout habillé, pour attendre le lendemain.

XXI

La déclaration.

Il y a dans l’aspect de la campagne, vers la fin de l’automne, alors que les moissons ont disparu, que l’herbe devient moins fleurie, que les arbres commencent à jaunir, je ne sais quoi de décourageant et de plaintif qui semble se communiquer à nous malgré nous-mêmes. La saison des espérances est passée, les jours d’activité finis, tout décline et pâlit sans que l’on puisse encore entrevoir de loin l’époque à laquelle tout doit renaître. Mélancolique passage où l’homme s’arrête un instant inoccupé devant la création languissante! Pénible attente des heures sans verdure, sans parfums et sans soleil. L’on se trouvait précisément arrivé à cette triste saison. Le domaine des Motteux n’offrait plus aux regards que des sillons hérissés de chaume et des vergers dépouillés de leurs fruits. Les prairies elles-mêmes étaient garnies d’une herbe plus rare qu’émaillaient seules, de loin en loin, quelques frêles marguerites ou quelques fleurs de trèfle pâle. Aux gazouillements des grives, des pinsons et des bouvreuils, avaient succédé les gloussements des perdrix ou les cris des vanneaux s’abattant dans les genêts. L’horizon, enveloppé de brumes, ne montrait plus que des lignes confuses et la brise faisait tourbillonner les feuilles mortes à la lisière des fourrés.

Le jour commençait à baisser. Tous les champs étagés sur la pente qui descend de la route d’Isigny vers l’Esques, étaient déserts; mais on apercevait au sommet de la colline le troupeau de moutons d’Anselme Micou, broutant les herbes menues qui poussent parmi le chaume. Le vieux berger se tenait lui-même à l’une des extrémités du plateau, appuyé sur le bâton ferré qui lui servait de houlette, et son chien favori couché à ses pieds. Son neveu Pierre, assis un peu plus loin, sur le rebord d’un sillon, tressait de la paille en chantant une vieille reverdie, léguée par les mères à leurs filles et conservée intacte depuis le temps de Basselin. Au milieu du silence mélancolique de la soirée, la voix de l’enfant s’élevait claire et joyeuse.

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