Les réprouvés et les élus (t.2)
Contre leurs canons.
—Est-ce dans le quartier? Où faut-il prendre un omnibus? ajouta-t-il.
—Suivez-moi, dit Arthur, qui ouvrait la porte du salon.
Le bouffon tendit l’autre bras à Euphrosine, et reprit:
Boum! boum! boum!
—Allons, donne-nous la paix, Floridor, interrompit Clotilde en se détournant, et tâche d’être meilleur genre.
—Le genre masculin est le plus noble, répliqua Floridor: Exemple: bonus, bona, bonum.
—Silence!
—C’est ce qu’eût dit mon père s’il avait été huissier.
Ils étaient arrivés au petit salon qui précédait la chambre d’Honorine, une camériste parut.
—Madame de Luxeuil? demanda Arthur.
—Elle est chez elle, dit la femme de chambre stupéfaite.
—Annoncez-nous alors.
—Pardon, Monsieur, qui faut-il annoncer?
—Madame de Montespan et sa société.
—Tiens, c’est vrai! s’écria Clotilde en éclatant de rire, c’est mon dernier rôle; faut-il que j’entre sur la ritournelle:
Quel doux émoi,
Au cœur du roi!
De Luxeuil l’entraîna vers la porte que la femme de chambre venait d’ouvrir et entra au moment même où celle-ci répétait d’une voix mal assurée l’annonce de madame de Montespan et sa société.
Honorine, assise à l’autre extrémité de sa chambre, se retourna stupéfaite.
—Mille pardons de vous déranger, dit Arthur d’un ton léger; mais Madame désirait voir votre appartement, et je n’ai pu la refuser.
Honorine, qui s’était levée, regarda les visiteuses avec une surprise mêlée d’incertitude, et salua faiblement.
—Je ne devine point, dit-elle, l’intérêt que peut avoir un pareil examen pour ces dames auxquelles je suis inconnue...
—Cela leur procure l’avantage de faire votre connaissance, reprit de Luxeuil ironiquement. Du reste, comme vous me paraissez peu en train de faire les honneurs de votre logement, vous me permettrez de vous remplacer.
Et se tournant vers Clotilde:
—Comment madame la marquise trouve-t-elle l’appartement? demanda-t-il.
—Ça ne serait pas mal si c’était un peu plus gai, répliqua l’actrice.
—Cette gravité majestueuse convient à la mélancolie, fit observer Léa.
—Possible! reprit Clotilde, mais moi ça me tarabuste; on dirait une chambre de religieuse.
—Pourquoi de religieuse? demanda Euphrosine.
—Tu ne vois donc pas ce petit bénitier?
—Tiens! j’ai cru que c’était pour mettre des allumettes phosphoriques!
—Et dans la ruelle? Il n’y a pas seulement de glace.
—C’est trop froid à l’estomac; on préfère le lait de poule, fit observer Floridor.
—Y a que les rideaux du lit que j’aime, reprit l’actrice; ils ont un reflet qui doit être avantageux.
—A propos de rideaux, qu’est-ce que c’est que celui-là? interrompit l’élève du Conservatoire.
—Eh bien! tu ne vois pas qu’il cache un tableau?
—C’est donc quelque chose d’indécent?
—C’est le portrait d’Henri IV.
—Ah! bah!
—Ces dames demandent la toile! cria le bouffon.
—Oui! oui!
—Alors que l’honorable société ouvre l’œil; voici le moment, voici l’instant.
Tout ce dialogue avait été trop rapide pour qu’Honorine pût l’interrompre. D’abord incertaine, comme nous l’avons dit, puis frappée de stupeur, elle n’avait point compris sur-le-champ quelles étaient les femmes présentées par Arthur; mais les dernières paroles échangées ne pouvaient lui laisser de doute; aussi, lorsque Floridor s’avança pour écarter le rideau qui couvrait le portrait de la baronne, la jeune femme se jeta devant lui, pâle de honte et d’indignation.
—Emmenez ces gens, Monsieur, dit-elle en regardant de Luxeuil.
—Comment, ces gens! s’écria Clotilde; par exemple! Est-ce que Madame nous prend pour des servantes?
—Je suis chez moi, reprit la jeune femme palpitante; emmenez-les, Monsieur, je le veux.
—Vous voulez! répéta de Luxeuil qui appuya avec ironie sur chaque syllabe.
—La femme doit obéissance à son mari, article 213, murmura Floridor.
—Et elle ne doit point oublier que le domicile conjugal appartient à ce dernier, continua Arthur.
—C’est clair, nous sommes chez toi! dit effrontément Clotilde; puisque dans le mariage c’est l’homme qui est le maître... D’ailleurs Madame pouvait nous prier de la laisser sans nous appeler des gens.
—Surtout quand ce n’est le nom d’aucun de nous, ajouta Floridor.
—Et quand on se présentait en personnes bien nées! ajouta majestueusement Léa.
Honorine, appuyée au portrait de sa mère, écoutait et regardait avec stupéfaction; une pareille audace dépassait toutes ses craintes; elle pouvait à peine y croire! Elle porta les deux mains à son front, pour s’assurer qu’elle veillait, regarda les femmes qui se trouvaient devant elle, puis de Luxeuil et s’écria enfin:
—Je ne suis point folle pourtant; c’est vous, Monsieur, qui les avez conduites ici... mais si vous ne respectez rien autre chose, respectez au moins votre nom que je porte.
—Fi donc, interrompit Arthur, vous oubliez que votre honneur n’est plus le mien, madame; c’est vous qui avez établi le principe. Et désormais je veux le mettre en pratique. Puisque vous réclamez vos droits, je ferai valoir aussi les miens. A l’avenir vous voudrez bien vous soumettre à ce que j’aurai décidé, en faisant bon visage aux personnes qu’il me plaira de recevoir et cela parce que vous êtes chez moi, Madame, et parce que je le veux, entendez-vous. Je le veux!
Ce mot avait été prononcé d’un accent si absolu et accompagné d’un geste si violent qu’Honorine en eut froid jusqu’au cœur. Elle voulut répondre, mais elle ne put que bégayer quelques mots entrecoupés; de Luxeuil se tourna vers Clotilde et changea subitement de ton.
—Tu désires voir ce qu’il y a sous cette toile, ma belle, reprit-il; cela n’en vaut guère la peine; mais tu vas juger.
—Je vous en conjure, Monsieur, s’écria Honorine, en voulant l’arrêter.
Il haussa les épaules, tira brusquement le rideau, et montra à tous les yeux l’image de la baronne.
—Tiens, ce n’est qu’un vieux portrait de femme, dit Euphrosine étonnée.
—Ah! ciel! un costume de l’Empire! quelle horreur! interrompit Léa.
—Oui, mais voyez comme elle a des diamants! reprit l’élève du Conservatoire; ça vous relève joliment une figure.
—Ah bien! les goûts sont libres, interrompit Clotilde, j’aime mieux la mienne sans diamants.
—Et avec dix amants! ajouta Floridor.
Ce grossier quolibet fit rire les trois femmes; Honorine ne put se contenir plus longtemps. Elle avait supporté les humiliations, les railleries, les menaces, mais cette espèce de profanation du portrait de sa mère fut un coup trop fort pour son cœur navré; elle cacha son visage dans ses mains et fondit en larmes.
Cette explosion inattendue produisit sur les témoins un effet singulier. Les femmes se regardèrent avec un embarras ému, tandis que Floridor faisait une grimace d’étonnement grotesque, et que les traits d’Arthur s’assombrissaient.
—Une scène de larmes, dit-il durement; pardieu! Madame, vous ne pouviez mieux choisir votre moment; voici mademoiselle Léa qui a joué le drame et qui pourra apprécier votre talent.
—Taisez-vous donc! interrompit Clotilde à demi-voix; elle pleure tout de bon.
—Les pluies d’orage entretiennent la fraîcheur, marmotta Floridor.
—Et pourrait-on savoir d’où vient ce débordement subit de sensibilité? reprit de Luxeuil. Est-ce parce qu’on a vu ce portrait?
—Madame, assurément, aime trop la peinture, dit le bouffon.
—Mais parlez donc, reprit Arthur irrité; veuillez répondre...
—Et si elle ne le veut pas! s’écria Clotilde, touchée des pleurs de la jeune femme, et qui était passée, avec la mobilité habituelle à ces natures d’instinct, de la mauvaise humeur à l’intérêt. Faut pas non plus brusquer les gens comme ça! nous ferons mieux de nous en aller...
—Je reste! dit de Luxeuil avec une sorte d’acharnement.
—Et moi je ne veux pas, reprit l’actrice résolûment; vous êtes un vrai sans-cœur... Qu’est-ce qu’elle vous a fait après tout pour la tourmenter? C’est nous qui avons eu tort de venir comme ça la braver... Allons-nous-en tout de suite.
Allons-nous-en chacun chez nous.
murmura Floridor entre ses dents.
Il avait repris le bras d’Euphrosine et de Léa; Clotilde prit celui d’Arthur et l’entraîna malgré lui.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Il en est de certaines destinées comme de ces ballons captifs retenus à la terre par une seule corde: que le hasard ou la violence la brise, et le ballon s’élance exposé à tous les vents. Honorine l’éprouva pour elle-même. Arrêtée jusqu’alors dans la triste union qui lui avait été imposée par de fragiles liens qu’Arthur venait de rompre, elle se trouva tout à coup sans direction et sans but. Elle ne pouvait rester plus longtemps dans cette demeure où on lui refusait même un coin solitaire pour pleurer; mais à qui demander protection?
Elle s’était d’abord levée avec une seule pensée, fuir! et elle avait rassemblé à la hâte quelques vêtements, quelques objets précieux, quelques chers souvenir; puis la raison avait murmuré tout bas:—Où aller? Où aller, en effet, alors que sa tante l’avait vendue, que son tuteur était mort, que le duc avait disparu! Et cependant il le fallait! dût-elle partir exposée à toutes les chances de l’abandon, il le fallait; c’était le seul moyen de consentir à vivre.
Elle pria devant le portrait de sa mère, lui demandant conseil et appui, jusqu’à ce que la fatigue fermât ses yeux rougis de larmes.
Mais alors même, par un de ces phénomènes fréquents qui semblent constater l’indépendance de l’âme, celle-ci continua à rester éveillée et à chercher une voie de salut. Seulement, chaque pensée se traduisait en image, et tous ceux qui avaient laissé une trace au cœur d’Honorine, lui apparurent successivement dans son rêve. Elle vit ainsi la prieure, le jardinier Étienne, Marcel, le duc de Saint-Alofe; tous murmuraient des paroles d’affection, mais sans donner de conseil ni d’espérance.
Et à chaque vision, l’âme plus désolée invoquait un nouveau protecteur.
Enfin, il lui sembla qu’elle se trouvait dans la Maison-Verte à Château-la-Vallière. Les lieux dont elle ne gardait, éveillée, aucun souvenir, lui apparurent comme dans un miroir fidèle et avec tous leurs détails. Elle se voyait elle-même toute petite, debout sur le perron. Plus bas était un homme tenant à la main un bâton de voyage et près d’elle sa mère, qui tout en passant les doigts dans ses cheveux, disait:
—Mon enfant n’avait plus personne au monde, aussi je suis revenue, quoique morte, pour la sauver. Vous allez la prendre par la main et la conduire à sa grand’-mère qui aura peut-être pitié d’elle; et de peur que vous ne la perdiez ou qu’elle vous perde dans la foule, voici un anneau dont je vous donne à chacun la moitié.
Alors sa mère se pencha sur Honorine, posa les lèvres sur ses yeux, et comme l’enfant refusait de partir, elle la poussa doucement vers son guide, en lui disant:
—Va et crois en lui, car il a le signe!
A ces mots tout disparut et Honorine se réveilla.
Elle appuya son front sur ses deux mains, repassa dans sa mémoire tout le rêve et, redressant vivement la tête:
—Oui, ma mère, s’écria-t-elle en tendant la main vers la peinture adorée, oui, je croirai et j’irai.
Elle se leva aussitôt sans hésitation et écrivit un billet adressé à Arthur.
«Les derniers liens sont rompus entre nous; je pars pour les Motteux, où j’espère trouver asile et protection. Je vous laisse la libre jouissance de tout ce qui m’appartient. Tant que vous respecterez ma retraite, je m’interdirai toute réclamation de mes droits; si vous essayez de la troubler, j’en appellerai aux juges qui, en légitimant une séparation nécessaire entre les personnes, devront la prononcer également entre les intérêts...
»J’espère que vous comprendrez cette position et que vous éviterez un éclat qui ne pourrait tourner que contre vous-même.
»Adieu, soyez heureux si vous le pouvez; je pars sans rancune et sans haine.
»Honorine.»
Ce billet cacheté, elle chercha les objets qu’elle avait réunis la veille, prit une capote, un manteau de voyage et sortit de l’hôtel.
Le jour commençait seulement à paraître. Les premières rues qu’elle traversa étaient encore désertes; mais elle allait sans crainte et dans une sorte d’ivresse. Préparée par sa première éducation de couvent à croire possible l’intervention des êtres invisibles, elle avait accepté son rêve, non comme une symbolisation des pensées qui préoccupaient son âme, mais comme un avertissement surnaturel adressé par sa mère. Aussi n’avait-elle aucune des incertitudes que laissent les résolutions basées sur les raisonnements humains. Elle allait, conduite par une autorité irrésistible et sainte, ne sentant ni le poids de la responsabilité, ni la crainte du résultat. Les sages eussent peut-être regardé cette confiante audace comme une crise de folie; mais, aux yeux d’Honorine ce n’était que la foi dans l’ordre et les promesses de sa mère.
Sept heures sonnaient à l’horloge de Saint-Louis lorsqu’elle frappa à la porte de la maison de la rue des Morts.
VIII
Les Motteux.
Trois jours après les derniers événements connus du lecteur, Marc et Honorine gravissaient le coteau qui s’élève au nord de Trévières, entre la route d’Isigny et la petite rivière d’Esques. Tous deux venaient de quitter la voiture de Bayeux et se dirigeaient vers l’habitation de la mère Louis, dont ils aperçurent bientôt la toiture élevée.
Ancien domaine seigneurial transformé en exploitation agricole, les Motteux s’offraient sous un aspect équivoque dont le regard était désagréablement affecté. L’allée d’arbres qui menait directement au château avait été abattue et l’avenue elle-même livrée à la culture. Un chemin oblique conduisait maintenant aux bâtiments de service dans lesquels l’ancienne meunière avait établi sa ferme.
Quant au château, le rez-de-chaussée servait de magasin pour les récoltes, et l’étage supérieur de grenier à foin. Les combles avaient été abandonnés aux dégradations successives du temps, qui avaient fait fléchir le toit et brisé la plupart des fenêtres. A gauche de l’entrée s’élevait la chapelle dont la mère Louis avait fait une écurie, et la serre changée en grange. L’ancienne cour d’honneur était devenue une aire à battre le blé; enfin, les jardins dépouillés de leurs tonnelles, de leurs charmilles et de leurs fleurs, n’offraient plus à l’œil que de grands carrés de pommes de terre ou de choux qu’encadraient quelques restes de bordures de buis et au milieu desquels s’élevaient des socles de pierre surmontés de vases à demi détruits ou de statues mutilées.
Toutes ces transformations brutales donnaient aux Motteux un air trivial et dévasté. On n’y trouvait ni la triste majesté que l’abandon imprime aux grands édifices, ni la grâce champêtre de la ferme. C’était je ne sais quelle association de splendeur déguenillée et de simplicité prétentieuse. Le château n’avait pu devenir une ferme, et la ferme avait trop conservé du château. Ajoutez le désordre, inévitable dans toute grande exploitation dirigée par une femme, et l’économie inintelligente qui laissait les chemins impraticables et les clôtures en ruines.
Marc s’arrêta à quelques pas de la cour d’entrée, péniblement saisi. Son regard, après s’être promené un instant autour de lui, se reporta sur Honorine avec une sorte d’angoisse: mais une autre préoccupation troublait alors celle-ci: elle songeait à l’accueil qu’elle allait recevoir de sa grand’mère, et comme il arrive souvent dans les inquiétudes extrêmes, elle pressait le pas afin de savoir plus vite ce qu’elle avait à craindre ou à espérer. Marc franchit avec elle la porte d’entrée, et allait s’avancer vers la ferme pour demander la mère Louis, lorsqu’elle parut à la porte des écuries avec un paysan. Tous deux paraissaient vivement irrités.
—Moi, je te dis, Romain, que tu me paieras la bringée (vache tachetée), s’écriait la fermière, vu que c’est ton chien qui l’a égohinée (étouffée).
—Pourquoi que vous faites pâturer la bête dans un endroit qu’est pas enclos, répliquait le paysan; je réponds pas de mon chien.
—Non! eh bien! c’est ce que nous verrons; je te ferai venir devant le juge.
—Faut pas m’écarer (irriter), mam’ Louis, reprenait Romain, qui froissait son bonnet entre ses mains: vous m’avez fait de la peine assez souvent; mais y a pas de saint qui ne se fatigue à la fin.
Comme la mère Louis allait répondre, Honorine, qui venait de l’apercevoir, courut à sa rencontre.
—Dieu nous sauve! c’est la petite! s’écria-t-elle à sa vue.
—Ah! vous ne m’avez point oubliée! dit la jeune femme qui se jeta dans ses bras.
—Toi ici! reprit la mère Louis en se dégageant; c’est-y bien possible! et comment que t’es venue? où donc qu’est ton homme?
—A Paris! répliqua Honorine embarrassée.
—Pourquoi ça, reprit la fermière, est-ce qu’une femme doit voster (courir) sans son mâle? Qu’est-ce que c’est donc que celui-là, alors?
La mère Louis désignait Marc.
—Je vous expliquerai tout, dit Honorine qui ne pouvait répondre devant le paysan; mais je voudrais parler... à vous seule?
—Oh! je devine, interrompit la fermière, je parie que t’as planté là ton mari.
—De grâce!!...
—C’est-y vrai ou non, voyons? oh! y faut pas se catuner (baisser la tête avec humeur). Je te vois arriver sans savoir quoi ni qu’est-ce, et l’air tout douillant; qu’est-ce qui s’est passé, voyons; parle vite, je puis pas perdre de temps; j’ai là une bête au mouroir!
—Je tâcherai de ne vous prendre que peu d’instants, dit Honorine émue de cet accueil; seulement permettez-moi de vous parler en particulier.
La mère Louis céda en grommelant; mais avant de partir elle se retourna vers Romain et lui répéta sa menace; celui-ci y répondit par un regard haineux, remit son bonnet à deux mains, et tourna brusquement les talons.
Cependant la paysanne avait conduit Honorine dans une pièce basse de la ferme qui lui servait en même temps de salon, de bureau et d’office. Dès qu’elles se trouvèrent seules, la jeune femme commença le récit des faits que le lecteur connaît déjà. A mesure qu’elle avançait dans cette confession, ses souvenirs réveillés semblaient raviver sa douleur, et, arrivée au dernier outrage qui l’avait forcée de fuir, les larmes l’empêchèrent d’achever.
La fermière parut ne rien comprendre à cette désolation.
—Dieu me sauve! elle est affolée! s’écria-t-elle. Comment! c’est pour des lures (sornettes) pareilles que tu as quitté ton mari! un biau gars, qu’avait tout ce qui faut pour te rendre heureuse. Ah! Jésus! le proverbe a-t-il raison:
»Ne savent où ils vont.»
—Mais vous n’avez donc point entendu? s’écria Honorine avec désespoir.
—J’ai entendu, j’ai entendu que tu parlais de ton mari comme d’un gadolier (garnement), interrompit la mère Louis: mais qu’est-ce qu’il a fait après tout? T’a-t-il refusé de l’argent? T’a-t-il empêchée de sortir? T’a-t-il battue! non! eh bien! pourquoi donc que tu griches alors! Il fait la riotte avec des créatures, que tu dis! Est-ce que tu espères l’avoir pour toi toute seule, par hasard? Ah ben! un joli garçon qui n’aurait point de jeunesse; ça ferait hodiner la tête aux saints du Paradis. D’ailleurs, je peux-t-y y faire quéqu’chose, moi? Qu’est-ce que tu viens chercher aux Motteux?
—Je croyais vous l’avoir dit? reprit Honorine tremblante. Je venais vous demander... de me recevoir.
—Toi! s’écria la mère Louis; une grande dame dans la ferme! ah bien, il n’y aurait plus alors qu’à mettre le feu aux quatre coins. Non, non, je veux que tu retournes avec ton mari.
—Ah! jamais! s’écria Honorine exaltée, je partirai plutôt seule, en mendiant sur mon chemin. Vous pouvez me condamner, me repousser; mais aucune puissance humaine ne me forcera à rentrer dans cette chaîne honteuse.
—Eh bien! v’là une femme soumise! reprit l’ancienne meunière étonnée de l’air résolu d’Honorine; on la croirait jodane (bonasse), et c’est comme les agneaux de Caumont, il n’en faut que trois pour étrangler un loup. Mais tu me crois donc cousue d’écus, malheureuse, pour que je peuve entretenir ici une Parisienne à battre le Job (rien faire).
—Oh! je ne vous serai point à charge! dit vivement Honorine, je vous aiderai, je travaillerai.
—Toi, s’écria la fermière; si ça ne fait pas compassion! Qu’est-ce que tu sais faire? boire, manger, dormir et chanter? Ça n’est pas assez pour nous autres. Ici, vois-tu, il faut savoir aussi ben gagner que les grandes dames savent dépenser. C’est pas assez de dire:—j’aiderai! il faut voir à quoi tu pourras m’aider, car comme dit le proverbe: Il est difficile de peigner un diable qui n’a pas de cheveux.
—Eh bien! si je suis mal habile d’abord, vous me dirigerez, dit Honorine avec une humilité touchante; ce que les autres ont appris, je puis aussi l’apprendre. Essayez au moins, Madame, ne me traitez point plus mal qu’une étrangère qui viendrait vous demander du travail. Songez que j’arrive de bien loin vers vous, que j’ai compté sur votre pitié; que vous êtes ma seule espérance! ne me repoussez pas, mon Dieu! je vous en prie à mains jointes, Madame... et si j’osais... oui, tenez, je vous en prie à genoux.
Le mouvement de la jeune femme avait été si instantané que la paysanne en fut tout étourdie.
—Allons! qu’est-ce qu’elle fait donc, s’écria-t-elle un peu émue, veux-tu bien finir tes adoremus. Lève-toi, je te dis... tu resteras!
Honorine poussa un cri de joie et baisa les mains de la vieille femme que cette caresse acheva de gagner.
—Puisque tu le veux, nous essaierons, reprit-elle... Et pour commencer, laisse là ta roquelaure et ta bourguignote!
La jeune femme se débarrassa vivement de son manteau et de sa coiffure.
—Je vas te montrer ce qu’il y a à faire dans la maison, pendant que moi j’irai donner un roc (réprimande) aux garçons.
A ces mots elle passa devant Honorine et la conduisit dans la pièce voisine où Marc l’attendait. La jeune femme courut à lui.
—Elle a cédé, dit-elle rapidement et à voix basse.
—J’ai tout entendu, répondit Marc.
—Je reste.
—Mais à quelles conditions!
—Silence, au nom du ciel! c’est mon seul refuge.
—Eh bien! c’est comme ça que tu viens, s’écria la mère Louis de l’autre bout de la pièce.
—Adieu, revenez avant de partir, dit Honorine en tendant la main à son conducteur.
Et elle courut rejoindre la paysanne.
Marc la suivit des yeux, resta quelque temps immobile, dans une attitude de méditation douloureuse, puis, faisant un effort, il quitta la ferme et se dirigea vers le bourg de Trévières.
Le jour baissait: l’atmosphère était humide et froide. Le brouillard qui s’élevait de la vallée commençait à envelopper les coteaux de ses plis glacés. Bien qu’il ne fût point encore tard, on n’apercevait plus de travailleurs aux champs, et à peine entendait-on, de loin en loin, les sonnettes de quelques attelages attardés qui regagnaient les fermes.
Marc, qui avait d’abord marché lentement, hâta le pas, et il venait d’atteindre la route qui conduit au bourg, quand il aperçut à peu de distance, une jeune femme qui suivait la même direction, avec un enfant dans ses bras.
Les vêtements de ce dernier, frais, soignés et élégants, formaient un contraste singulier avec ceux de la voyageuse, misérables et souillés par une longue marche. Elle se traînait avec peine, mais semblait oublier sa fatigue pour égayer l’enfant par ces agaceries que les mères seules savent trouver.
Le nourrisson y répondait par mille gazouillements et mille gestes joyeux entremêlés d’embrassements.
Intéressé malgré lui, Marc s’approcha de la jeune femme pour lui adresser la parole; mais en entendant le son de sa voix, celle-ci se retourna brusquement et s’écria.
—Dieu! monsieur Marc!
—Mademoiselle Françoise! dit le garçon de bureau stupéfait.
—Ah! c’est une rencontre du bon Dieu, reprit la fleuriste, dont les traits pâlis et fatigués se ranimèrent; voilà la première figure d’ami que je trouve sur mon chemin.
—Mais que faites-vous ici? demanda Marc.
—D’où je viens? reprit Françoise; eh bien! vous ne voyez donc pas que je l’ai, mon fils, mon trésor!... ce n’a pas été sans peine; mais enfin, on me l’a rendu, et, maintenant, je défie bien qu’on me l’ôte! Cher sang de mon cœur, va!
Elle avait rapproché l’enfant de ses lèvres et le couvrait de baisers. Il la serra dans ses petits bras potelés, en répétant mam... man, mam... man, avec cette accentuation saccadée des enfants qui s’essaient à répéter les sons.
—Entendez-vous? il parle! s’écria Françoise triomphante. Est-il beau, n’est-ce pas? et fort, cher monsieur Marc, et bien portant, et gai!... Ah! Dieu m’a-t-il fait une grande grâce de me le rendre ainsi!
Et la grisette attendrie se remit à embrasser son fils avec une ivresse triomphante.
Marc la regardait silencieusement. Cette exaltation de mère semblait n’avoir rien qui l’étonnât; loin de là, on eût dit qu’il y trouvait ses propres sensations: il laissa la tendresse de la jeune femme s’épancher librement, et ne reprit qu’après une pause:
—J’avais su tout ce qui était arrivé: votre maladie, votre départ pour chercher l’enfant, mais le petit était près de Gaillon, comment vous trouvez-vous à Trévières?
—Ah! ce n’est pas volontairement, allez, reprit Françoise; j’ai eu bien du tourment depuis que j’ai quitté Paris et il y en aurait pour longtemps à vous conter.
—Donnez-moi d’abord le petit à porter, interrompit Marc; vous êtes morte de fatigue.
Il avança les bras pour prendre l’enfant; mais celui-ci se rejeta sur l’épaule de sa mère.
—Vous avez cru qu’il irait comme ça avec vous? dit Françoise en riant; ah! bien oui, il ne connaît que moi: voilà deux mois qu’il vit, pour ainsi dire, entre mes bras.
—Mais il vous tue, fit observer le garçon de bureau, qui avait été frappé du changement opéré chez Françoise.
—Oh! ne croyez pas ça, reprit-elle en couvant l’enfant d’un regard passionné, quand je ne l’ai plus je suis brisée; mais dès que je le reprends, il me revient des forces. De sentir comme ça sa petite main sur mon épaule et son haleine sur ma joue ça me soulage, ça m’empêche de penser à autre chose. On dirait qu’il le sait, car il ne se laisse prendre par personne; faut que ça soit toujours moi qui le porte! n’est-ce pas, cher ange du bon Dieu?
Et elle recommença à caresser l’enfant, toute reconnaissante de la fatigue qu’il lui imposait. Marc n’insista pas.
—Vous avez pu retrouver sans peine le petit? demanda-t-il.
—Parce que je suis arrivée avant les échanges, répliqua Françoise. Figurez-vous, monsieur Marc, que maintenant dans les hospices, ils ont pris la manière de faire des trocs d’enfants d’un endroit à l’autre. Ça s’échange, tête pour tête, entre les administrations. Il y a des parents qui, de peur de voir éloigner leurs enfants, les reprennent: comme ça on a des bouches de moins à nourrir, et il est clair que l’hospice y gagne.
—Et les orphelins qui n’ont point de famille?
—Oh! ceux-là, ils ont encore la chance d’être adoptés par leurs pères nourriciers; car vous savez qu’on donne les enfants trouvés en pension dans les campagnes; il y a des gens qui s’attachent à ces pauvres abandonnés comme si c’était leur sang, et, quand on leur demande de les échanger contre un autre, ils ne peuvent pas comme ça transporter leur affection à commandement, et abandonner l’ancien enfant qu’ils aiment pour un nouveau qu’ils ne connaissent pas. J’en ai vu qui faisaient mal à voir: ils priaient, ils suppliaient de leur laisser le petit, et le monsieur de l’hospice leur répondait:—Alors, adoptez-le.—Mais nous avons déjà notre famille que nous pouvons à peine nourrir, répondaient-ils.—Alors, rendez-le, reprenait le monsieur. Les braves gens se consultaient quelque temps, et ceux qui avaient trop de cœur, finissaient par dire:—Eh bien, nous partagerons avec lui; nous le garderons! C’était encore autant de gagné pour l’hospice.
—Oui, répliqua Marc, on exploite comme ça les bons cœurs, on espère qu’ils auront plus d’amitié que de prudence, et on s’arrange pour mettre à leur seule charge ce qui devrait être à la charge de tout le monde. Pour nourrir le nouvel adopté, il faut que toute la famille mange un peu moins que sa faim, et marche nu-pieds au lieu d’aller en sabots; mais l’hospice prospère, il fait des économies. Dans le public, on dit que c’est un établissement bien conduit! Je connais ça, moi qui ai été élevé aux enfants trouvés!
—Vous, monsieur Marc? dit Françoise surprise.
—Oui, oui, reprit le garçon de bureau, qui semblait sous le poids de souvenirs pénibles; mais il n’est pas question de moi, vous vouliez me parler de votre petit!
—Eh bien! je vous disais donc que j’étais justement venue le jour des échanges, reprit Françoise; il y avait de pauvres innocents à qui on avait ôté leurs anciennes mères-nourrices, et qui les appelaient sans pouvoir se consoler. La religieuse m’a dit qu’on en voyait de si attachés, qu’ils dépérissaient à vue d’œil après l’échange, et mouraient avant la fin du mois.
—Nouvelle économie pour l’hospice, murmura Marc.
—On était donc au moment de donner aussi mon fils à une nouvelle nourrice quand je suis arrivée, reprit la grisette; mais j’ai dit tout de suite que je venais pour le réclamer, et alors on m’a reçue bien poliment. J’ai payé les dépenses qui avaient été faites pour le petit, et je l’ai emporté comme une folle. Je n’aurais pas été plus heureuse si je l’avais sauvé d’un naufrage.
—Et vous n’avez pas voulu reprendre la route de Paris?
—Oh! non! répliqua vivement Françoise. Paris m’aurait rappelé trop de choses... Puis, j’aurais pu rencontrer... Non, je n’ai pas voulu retourner à Paris, mais je suis allée à Louviers, espérant que je trouverais à travailler de mon état; il n’y avait rien! à Évreux, on m’a proposé une place dans un magasin, mais il eût fallu me séparer encore du petit; je n’en ai pas eu la force. Alors on a dit que j’étais une paresseuse, que les femmes comme nous ne devaient pas tant s’occuper de leurs enfants, que c’était bon pour les bourgeoises qui n’avaient rien autre chose à faire. Ça m’a navrée, monsieur Marc, car c’est vrai, pourtant.
—Et vous avez continué à chercher du travail?
—Oui, n’importe lequel, pourvu qu’il me permît de rester avec mon chérubin; mais partout j’étais renvoyée à cause de lui. Une pauvre femme qui a un enfant dans les bras, c’est comme un homme infirme, on pense qu’elle ne sera bonne à rien. Puis, quand on me demandait le nom de son père, je balbutiais toujours et je devenais rouge, de sorte qu’on me renvoyait avec un air de mépris. Je trouvais bien, de loin en loin, à m’occuper; mais au bout de quelque temps, le travail manquait toujours; aussi j’arrivai à me trouver presque sans ressources.
—Pauvre femme! murmura Marc en jetant à la jeune mère un regard d’affectueuse compassion.
—Enfin, reprit Françoise, il y a huit jours, j’appris par hasard qu’une dame dont j’avais été autrefois la protégée à Paris, habitait Bayeux; je me décidai aussitôt et je partis à pied.
—Avec votre enfant?
—Oui. Oh! je crus d’abord que les forces me manqueraient; de lieue en lieue je m’arrêtais et je m’asseyais sur la route en pleurant; mais le petit riait et jouait avec les brins d’herbe, baisait mes larmes et alors je reprenais courage. Des fermiers qui revenaient du marché me prenaient aussi quelquefois en pitié, et me donnaient place dans leurs chariots; des saulniers me faisaient monter sur celles de leurs mules dont ils avaient vendu la charge; enfin, après huit jours de fatigues, je suis arrivée hier matin à Bayeux.
—Et vous y avez trouvé votre ancienne protectrice?
—J’ai appris que, depuis un mois, elle était repartie pour Paris!
—Ah! pauvre créature! s’écria Marc en s’arrêtant tout court.
—Oh! oui, dit la jeune femme, à qui les larmes vinrent aux yeux; vous avez raison de me plaindre, allez, car j’avais usé pour ce voyage toutes mes forces, dépensé jusqu’au dernier sou, et il ne me restait même pas de quoi donner à manger à ce pauvre innocent! Comprenez-vous, monsieur Marc, n’avoir rien pour mon enfant! Cette idée me fit tourner le sang. Je m’échappai, en courant devant moi, jusqu’à ce qu’on ne vît plus de maisons (car je ne sais pourquoi je n’ose pas pleurer devant tout le monde); et quand je me trouvai dans la campagne, je m’assis sur une pierre, où je me laissai aller. Jules, qui ne comprenait rien, continua d’abord à jouer et à me caresser comme d’habitude; mais, cette fois, le cœur était trop malade: ses caresses, au lieu de me consoler, me faisaient pleurer plus fort. J’étais comme folle, et je me répétais en l’embrassant:—Plus rien... rien pour lui!... il faudra mourir tous deux!... Personne pour avoir pitié de mon enfant!... Il faut croire que dans ma douleur je parlais tout haut, car, au milieu de mes sanglots, j’entendis tout à coup une voix qui me demandait:—Qu’avez-vous, pauvre femme? Et en relevant la tête, j’aperçus un jeune homme à cheval, qui s’était arrêté devant moi.
—Vous ne le connaissiez point?
—Non; mais le chagrin vous ouvre le cœur: je lui racontai, aussi bien que je le pouvais en pleurant, ce qui m’était arrivé et comment je me trouvais sans ressources. Alors il m’interrogea en détail sur ce que je pouvais faire, et, après m’avoir bien écoutée, il me dit:
—Je suis attendu à Caen pour une affaire importante qui ne me permet pas de m’arrêter; mais je vais vous remettre un billet avec lequel j’espère que vous trouverez à vous placer.
Il tira alors un carnet, écrivit sur une feuille qu’il détacha, y mit l’adresse et me la donna avec l’argent nécessaire pour continuer ma route.
—Et ce billet? demanda Marc.
—Le voici, dit Françoise en présentant un petit papier plié sur lequel le garçon de bureau lut:
A Madame Louis, propriétaire aux Motteux
(près Trévières).
Il fit un mouvement de surprise.
—Connaissez-vous la personne? demanda Françoise.
—Je viens de la quitter, répondit Marc.
—Elle est donc en affaires avec votre maison? car c’est à votre tour de me dire comment vous avez pu laisser votre bureau pour venir ici.
—Plus tard je vous le dirai, répondit Marc... pour le moment il faut tâcher de faire accepter vos services par madame Louis. Il y a maintenant aux Motteux sa petite-fille... une pauvre femme qui est aussi bien malheureuse et qui vous trouvera, j’espère, prête à la consoler et à lui rendre service.
—Ah! si je peux quelque chose, elle n’a qu’à parler, s’écria Françoise avec l’empressement dévoué qui lui était naturel; ça rend si heureux de faire plaisir aux autres, surtout quand ils souffrent. Mais qu’est-ce qu’une pauvre créature comme moi pourrait faire pour la petite-fille de madame Louis.
—Plus tard, si vous êtes reçue aux Motteux, vous le saurez, dit Marc; aujourd’hui vous ne devez songer qu’à vous reposer; voici précisément l’auberge qui m’avait été indiquée; entrons ensemble, il me reste encore beaucoup de choses à vous demander.
Après avoir donné à son fils tous les soins que réclamait son âge, et s’être assurée qu’il dormait paisiblement, Françoise descendit pour rejoindre Marc.
Celui-ci avait fait apprêter un repas propre à réparer les forces épuisées de la jeune femme, et tous deux se mirent à table.
Le garçon de bureau interrogea longuement la jeune fille sur son passé, sur ses projets; on eût dit qu’il voulait entrer plus avant dans cette âme et savoir jusqu’à quel point Honorine pourrait y trouver de la sympathie et de l’appui. La fleuriste, étrangère à tout détour, se laissa voir telle qu’elle était, déjà oublieuse d’un triste passé qu’elle pardonnait, et n’ayant pour l’avenir d’autre rêve que son fils. Aussi, après un long entretien, Marc demeura-t-il persuadé que la rencontre de Françoise était un coup du ciel. Il pensa que s’il réussissait à l’établir à la ferme près d’Honorine, celle-ci n’y serait plus seule, et qu’il pourrait la quitter plus tranquille, sûr de lui laisser quelqu’un qui saurait la servir et l’aimer.
Mais tandis qu’il songeait aux moyens d’assurer la réussite de ce projet, Honorine se trouvait déjà aux prises avec les difficultés de sa nouvelle position.
IX
Un gendre.
Restée seule avec sa petite fille, la mère Louis voulut mettre sur-le-champ sa bonne volonté à l’épreuve, en l’occupant aux soins domestiques dont elle-même avait l’habitude.
Bien qu’elle eût été jusqu’alors étrangère à ces travaux, la jeune femme s’y soumit avec une résignation empressée. Elle était à cet âge où les changements extrêmes découragent moins qu’ils n’excitent, et dans une de ces heures d’exaltation qui rendent toute tâche possible. Résolue de s’affranchir à tout prix, elle était prête à payer cet affranchissement par la fatigue, les veilles, la souffrance même.
La fermière, qui triomphait d’avance des maladresses et des répugnances de la dame de Paris, fut donc complétement trompée dans son attente. Honorine obéissait à tous ses ordres, ne reculant devant aucun détail et suppléait à l’habitude par l’intelligence.
Cette aptitude, loin de plaire à la vieille paysanne, l’irrita. Comme toutes les femmes exclusivement appliquées aux détails du ménage, elle tirait gloire de sa capacité reconnue et souffrait impatiemment tout ce qui pouvait en amoindrir la valeur. Elle avait espéré jouir de sa supériorité en constatant l’ignorance de la Parisienne, et jouer près d’elle ce rôle de protectrice bourrue qui satisfaisait en même temps sa vanité et sa mauvaise humeur; mais l’activité intelligente d’Honorine dérangeait toutes ses espérances. A peine trouvait-elle, de loin en loin, l’occasion d’une réprimande, reçue même trop doucement pour être renouvelée.
Ce désappointement aigrit la vieille femme. Irritée de ne pouvoir trouver sa petite-fille en faute, elle multiplia les ordres, demanda des choses plus difficiles, les exigea plus rapidement. On eût dit une de ces fées malfaisantes des vieux contes, soumettant quelque pauvre princesse, belle comme le jour, à des épreuves au-dessus des forces humaines.
Par malheur, Honorine n’avait pas de marraine toute-puissante qui pût lui prêter le secours de sa baguette. Aussi ses forces et sa présence d’esprit ne purent-elles longtemps suffire.
Elle avait, d’ailleurs, à surmonter, dans ses nouvelles fonctions, mille difficultés, mille frayeurs, dont la volonté ne triomphait qu’avec peine. Le vieux puits ruiné auquel la mère Louis l’envoyait lui donnait le vertige; chaque fois qu’elle devait franchir le seuil, les aboiements furieux du dogue enchaîné près de la porte la faisaient pâlir et trembler. Mais ce fut encore bien pis, quand il fallut visiter les étables avec la fermière, effleurer les taureaux qui lui jetaient, de côté, un regard farouche, sentir sur sa joue l’haleine brûlante des chevaux impatients de l’entrave, entendre toutes ces voix fauves hennir et beugler à son oreille. Cependant, elle s’efforçait de cacher son trouble, et la fermière, de plus en plus mécontente, redoublait d’exigence. Enfin, elle s’écria aigrement:
—En v’là assez, voyons; c’est pas des métiers de Parisienne que tu fais là. Je veux pas que tu t’estermines par gloriole.
Honorine voulut répondre; la vieille femme l’interrompit.
—C’est bon, c’est bon, dit-elle sèchement; on sait bien que tu ne voudras pas en venir à jubé (à repentance); les dames de Paris c’est toujours un tantinet jésuet (hypocrite); mais tu vas me suivre.
—Où cela? Madame.
—Chez le mière; faut ben qu’y sache que t’es ici; c’est ton oncle après tout. Prends le panier qui est là; c’est de la victuaille sur quoi il compte... Eh bien! est-ce que tu le trouves trop lourd?
—Non, dit Honorine, qui fit un effort violent pour enlever le panier.
—Est-elle glorieuse, grommela la mère Louis, avec un dépit concentré; elle n’avouera pas qu’elle en a trop; c’est pour m’erjuer (m’agacer), eh bien! tant pis, elle le portera pour lui apprendre!
Et elle prit le chemin du bourg avec la jeune femme qui, chargée de son fardeau, avait peine à la suivre.
M. Vorel n’habitait point à Trévières même. Sa maison, située sur la gauche, n’était que la plus petite partie d’un ancien manoir dont le docteur avait démoli le reste pour en vendre les pierres et la charpente. Ce fragment d’édifice, revu et corrigé par son propriétaire, ne conservait, d’ailleurs, plus rien de sa physionomie primitive. Le docteur en avait fait un pavillon, sans autre caractère apparent que la propreté. Tout y était entretenu avec un soin qui annonçait l’intelligence et l’économie. Les crépis de chaux ne présentaient ni lézardes ni soufflures; les volets, qui garnissaient toutes les croisées, étaient parfaitement d’équerre sur leurs gonds; la vigne, récemment taillée, courait régulièrement le long du cordon placé entre le rez-de-chaussée et le premier étage, et les gouttières descendaient du toit, sans aucune déviation, jusqu’à des tonneaux soigneusement goudronnés.
Devant la maison se trouvait une petite cour défendue par une grille de fer, et dont les pavés cimentés ne laissaient paraître ni le plus léger brin d’herbe, ni la moindre mousse.
Cependant, cet air de bon entretien avait quelque chose de sec qui lui ôtait son charme. On voyait bien partout la surveillance attentive du propriétaire qui veut conserver sa chose, mais rien qui annonce qu’on l’aime ou qu’on en jouit. La plupart des volets étaient fermés, la cour restait déserte, et aucun bruit de voix ne se faisait entendre.
Ce que l’on apercevait du jardin confirmait, en quelque sorte, ce premier aspect. C’étaient des arbres fruitiers sévèrement taillés, des plates-bandes tirées au cordeau et en pleine culture, mais pas un arbuste, pas une fleur, rien de ce qui réjouit l’œil. Tout dans cette demeure semblait soumis à une règle d’arithmétique: évidemment le maître savait compter, mais il n’avait pas de goût!
Cette sévérité calculée donnait au pavillon du docteur, malgré son élégance relative, une apparence plus triste encore que celle des Motteux. A la ferme du moins, la création se montrait par instants au milieu des dégradations et du désordre; le lierre tapissait les murs en ruines, les gramens germaient autour de l’aire, et quelques fleurettes s’épanouissaient sur la toiture de chaume. Puis il y avait le bruit, le mouvement; c’était la vie en désordre, mais enfin la vie! Ici, c’était la mort régulièrement administrée, mais toujours la mort!
Honorine, que la fatigue avait forcée de s’arrêter à une centaine de pas du manoir, fut saisie, dès le premier coup d’œil de cet aspect morne, et demanda si c’était le logis du docteur.
—Ah! t’es pressée d’arriver? dit la mère Louis ironiquement. Oui, c’est la maison du mière; y la soigne plus que son âme; tu vas voir ça en dedans. Ah! dame, y a pas de varivara (désordre) chez lui; c’est l’autel avant la grand’messe. Voyons, encore un coup de jarret, Madame de Paris, nous voilà rendues.
Honorine fit un dernier effort et reprit le panier.
—Y a pas beaucoup de logement au manoir, reprit la fermière, mais aussi y sont que trois; M. Vorel, le grand’jodane et la Sureau. Une fière servante, la Sureau! Y en a pas une pareille dans le pays. Mais le mière a toujours eu, comme ça, de la chance.
—Sauf pour son fils, à ce qu’il me semble, fit observer Honorine.
—De quoi! son fils? reprit l’ancienne meunière, parce qu’il est de la famille de M. Matignon[A]? Voilà le mière bien à plaindre! Il restera toujours tuteur, donc, et c’est autant de gagné. Ah! y serait bien fâché si les sorciers du pays pouvaient redonner de l’esprit au grand’jodane. Ton oncle, vois-tu, c’est un grec (avare) dans le cœur; il a toujours faim de ce qui se garde.
Elles étaient arrivées à la porte du manoir: la mère Louis frappa.
Une servante déjà vieille, mais encore robuste, vint ouvrir.
C’était la Sureau, espèce de bête de somme qui servait le docteur depuis trente ans sans avoir jamais reçu de lui autre chose que le vêtement et la nourriture. Ses gages restaient aux mains de son maître, qui lui avait promis de ne point l’oublier dans son testament. Cette espérance était devenue l’unique pensée de la Sureau; elle vivait pour l’accomplissement de ce rêve, elle y rapportait toutes ses actions; c’était le règne de mille ans promis à son avenir. Fatigues, privations, gronderies, elle se consolait de tout avec ce mot:
—Je serai sur le testament de Monsieur.
Elle salua la mère Louis du ton familier ordinaire aux vieux serviteurs.
—Eh bien! oùs’ que vous êtes restée? demanda-t-elle un peu brusquement, j’attendais toujours après les œufs que vous aviez promis.
—Fallait-il pas tout laisser pour te les apporter, dobiche (vieille femme), répliqua la fermière, pourquoi que tu n’es pas venue les chercher.
—J’ai pas eu le temps dans la veprée (soirée).
—Eh bien! ni moi; chacun connaît midi à sa porte, vois-tu; j’avais une vache malade... puis il m’est arrivé une Parisienne à la ferme; tu ne vois pas?
—Ah! c’est une dame de Paris! dit la Sureau, qui jeta à Honorine un regard soupçonneux et presque malveillant; et quoi donc qu’elle vient faire au pays?
—C’est la fille du général, reprit la fermière avec une nuance d’orgueil; elle n’a pas pris avec son mari, et alors elle est venue me demander de la garder.
—Voyez-vous ça, dit la Sureau en continuant à regarder Honorine qui rougissait; on a ben raison de dire que dans la grande ville les ménages sont comme la caniviere au diable; le mâle et la femelle n’en valent rien. Mais dites-moi donc, mam’Louis, si c’est la fille au général, c’est la cousine à Zozo.
—Certainement.
—Ah bien! il va être joliment étonné; dis donc, Zozo, viens ici; il y a une belle dame de Paris qui est ta parente; viens l’embrasser.
Celui qu’on appelait parut à la porte du pavillon. Bien qu’il eût trois ans de plus qu’Honorine, sa taille ne dépassait pas celle d’un enfant. Il avait les cheveux rares et blonds, les yeux gros, la mâchoire pendante et le teint d’une blancheur blafarde. De longs poils follets, témoignages d’une virilité manquée, garnissaient son menton et ses joues.
Il s’avança d’abord, d’un air incertain et en se balançant, jusqu’à moitié de la cour; mais dès que sa myopie lui permit de reconnaître la fermière, il s’arrêta.
—Eh bien! approche donc, grand’jodane, s’écria celle-ci; est-il mal housté (habillé) au moins; toujours les bas sur les talons. Avec ça qu’il marche de travers comme un chien qui revient de vêpres; c’est ma vraie croix que ce failli gars de rien du tout.
L’idiot, qui était d’abord resté immobile, fit un mouvement pour rentrer au manoir; Honorine en eut pitié; elle courut à lui, prit sa main et dit doucement:
—C’est moi, monsieur Henri, qui suis votre cousine, ne voulez-vous point me souhaiter la bien-venue?
Zozo, rassuré par cette douce voix, regarda la jeune femme dont il n’avait pu, de loin, distinguer les traits, et parut frappé d’admiration.
—Ma cou.... cousine! répéta-t-il avec un bégaiement qui semblait moins chez lui un défaut d’organe que l’effet de la timidité.
Et ses yeux restèrent fixés sur le visage triste et charmant de la jeune femme.
—Eh bien! embrasse-la donc, jodane, s’écria la mère Louis avec un gros rire.
L’idiot fit un mouvement pour obéir, mais la crainte l’arrêta: Honorine pencha en souriant son front jusqu’à ses lèvres.
—Oh! ma....a cousine, vous n’êtes pas mé...méchante.... vous! bégaya-t-il.
—C’est-à-dire que nous autres nous le sommes? interrompit la fermière qui fit un geste de menace.
Par un mouvement instinctif, l’idiot se rangea contre Honorine, comme s’il eût déjà compté sur sa protection.
—Ce n’est point la pensée de M. Henri, reprit celle-ci d’un ton conciliant; il a seulement voulu me dire une chose aimable, et je l’en remercie! J’espère que nous serons bons amis.
—Oh! ou...i... oui, répliqua Zozo, avec une sorte de vivacité; je vous fe....ferai des corbeilles.
—C’est tout ce qu’y peut faire, le pauvre innocent! dit la Sureau avec commisération; y tresse des paniers de jonc pour ses amis..... ça n’peut servir à rien; mais y croit vous rendre service.
—V’là pourquoi il n’a jamais voulu m’en faire à moi, le souton (dissimulé), reprit la fermière; du reste, je m’en bats l’œil; amitié de crapaud ne fait pas de profit; mais, voyons, où est le mière, il faut que je lui mène la Parisienne.
—Le voici, dit la Sureau en montrant le médecin qui descendait le perron.
Il avait vu arriver la fermière avec sa petite-fille; mais, fidèle à son habitude de prudence, il s’était décidé à écouter la conversation des trois femmes avant de se montrer.
En apprenant qu’Honorine arrivait aux Motteux pour y rester, il n’avait pu réprimer un tressaillement d’inquiétude. Son front se plissa et ses sourcils grisonnants se rapprochèrent. Il était évident que cette arrivée imprévue dérangeait quelque projet longuement médité. Il pencha la tête en portant la main à ses lèvres, comme il avait coutume de faire lorsqu’une difficulté à résoudre l’absorbait, et demeura à la même place jusqu’à ce que la voix de la mère Louis se fît entendre de plus près. Il sortit alors brusquement de sa rêverie. L’expression soucieuse de ses traits s’effaça sous cette espèce de rire normal dont nous avons déjà parlé, et il s’avança sur le perron avec tous les signes de la surprise et de l’empressement.
—Suis-je bien éveillé! madame de Luxeuil ici! s’écria-t-il, en courant au-devant de la jeune femme les mains tendues; par quel heureux hasard..... comment se fait-il?.... mais vous n’êtes point seule?
—On va vous conter tout ça, dit la fermière qui montait le perron en soufflant. J’ai tant vosté (couru) aujourd’hui, que les jambes me rentrent dans l’estomac; voyons, arrivez donc, vous vous ferez des politesses plus tard.
Le docteur, qui se confondait en humilités près d’Honorine, lui offrit le bras et la conduisit au salon.
C’était une grande pièce boisée, sans autre ameublement que des chaises, une table et un casier formant pharmacie. Vorel s’excusa de recevoir madame de Luxeuil dans son pauvre logis de médecin de campagne.
—En v’là un gas mentoux (menteur), s’écria la mère Louis, y rabaisse sa turne (cabane) pour qu’on l’admire.
—Vous oubliez qui est madame et d’où elle arrive? fit observer Vorel avec respect.
—Eh ben, quoi? elle arrive de Paris; le pays de la noblesse à Martin-Firou, gilet de velours et ventre de son.
—Ce proverbe peut être vrai pour beaucoup de gens, reprit le médecin en souriant, mais pour madame de Luxeuil...
—Ah! non; elle, c’est pas ce soulier-là qui la blesse, interrompit l’ancienne meunière; mais elle n’en a pas moins sa croix à porter, et la preuve c’est qu’elle s’en est fui de Paris.
La mère Louis se mit alors à raconter au docteur l’arrivée de la jeune femme à la ferme et tout ce qui s’était passé entre elles.
—Je voulais la renvoyer, dit-elle en finissant, mais elle a tant pigné (pleuré) qu’a ben fallu la garder.
—Il me semble que vous ne pouviez avoir un seul instant d’hésitation, répliqua le médecin de sa voix caressante: recevoir madame doit être pour vous, pour nous tous, un devoir et un plaisir.
—Merci, j’aime pas ce qui me dérange, moi, répondit grossièrement la fermière, et j’aurais autant aimé qu’elle restât chez elle.
—Mon Dieu! Madame a suivi un premier mouvement de dépit bien naturel, reprit le docteur, et je dirais de plus que j’en espère un heureux résultat.
—A cause donc? demanda la paysanne.
—A cause de la hardiesse même de la démarche. Ce sera pour M. de Luxeuil une leçon qui le rendra plus circonspect.
—Vous croyez?
—Il devra tout faire pour qu’on oublie un pareil éclat.
—Eh bien, alors, reprit la mère Louis, rien n’empêche la petite de retourner avec lui.
—Moi! interrompit Honorine, oh! c’est impossible, Madame.
—Impossible! impossible, ma chère, c’est ce qu’on verra, reprit la fermière aigrement: on n’est pas mari et femme pour jouer aux quatre coins, peut-être! S’y a moyen de vous remettre ensemble, faut vous remettre. Le mière se chargera d’arranger la chose.
—Ah! ce n’est point là ce dont nous étions convenues! s’écria Honorine les larmes aux yeux; je m’étais engagée à ne point être pour vous une gêne, et à vous servir selon mes forces; j’ai tâché de tenir ma promesse, pourquoi revenir sur la vôtre?
L’allusion d’Honorine aux efforts qu’elle avait faits pour se rendre utile depuis son arrivée, loin de toucher la fermière, ralluma sa mauvaise humeur.
—Ah! tu me reproches déjà tes services! s’écria-t-elle; eh ben, je n’en veux plus.
—Mais, Madame...
—Non, je n’en veux plus. Aussi bien, ça n’aurait pas pu durer; c’était un feu de paille: tu ne feras plus rien, je te nourrirai comme les chapons, d’ici que le mière ait réglé l’affaire avec ton homme. Allons, c’est décidé, ainsi, il est inutile de vessiner (tourner) autour de moi; j’en veux plus entendre parler, que je te dis.
La paysanne écarta de la main Honorine, qui s’était approchée pour renouveler ses prières, et reprit, en grommelant, le panier que la Sureau venait de rapporter. Vorel parut affligé de sa brusquerie.
—Que madame de Luxeuil pardonne, dit-il, en souriant avec intention; on est un peu vif dans le Bessin, mais on n’est pas si diable qu’on le paraît. Nous mettrons toute la réserve désirable dans une pareille affaire, et j’ose espérer qu’elle se terminera heureusement. Ce soir même je vais écrire à Paris.
—A propos d’écriture, et mes mémoires? interrompit la fermière; voilà huit jours que vous devez les régler.
—Je n’ai pu trouver encore un instant, objecta Vorel; mais au premier jour...
—C’est ça! reprit madame Louis avec humeur; y n’a pas le temps d’écrire à Paris. C’est comme l’an dernier, qu’y m’a fait manquer la vente de mon grain par le retard d’une lettre; mais aussi ça lui a fait mieux vendre le sien.
—Allons, ma mère, encore cette histoire! dit le médecin qui ne put se défendre d’un geste d’impatience.
—Tiens! il y a peut-être pas de raison pour que j’m’en souvienne, reprit la vieille femme; j’ai perdu de l’affaire plus de soixante écus. Faut-il être malheureuse d’avoir pas été éduquée et de ne pouvoir chiffrer toute seule!
—Prenez un commis, dit Vorel ironiquement.
—Eh bien! pourquoi donc que j’en prendrai pas? s’écria la mère Louis, chez qui couvait depuis longtemps une colère que la plaisanterie du docteur fit éclater. Oui, j’en gagerai un. Ah! vous croyez me défier; vous vous dites:—La bonne femme peut pas s’passer de moi, et alors vous prenez votre air de petit bon Dieu sur une pelle; mais j’veux faire mes comptes chez moi; j’aurai quéqu’un.
Et se tournant tout à coup vers Honorine:
—Mais, à propos, tu es une savante, toi, dit-elle; tu dois savoir l’orthographe et compter en centimes, comme ils veulent à c’t’heure.
Honorine répondit affirmativement.
—Alors, reprit la mère Louis en jetant au médecin un regard de triomphe, je te garde! ça sera un commis tout trouvé.
—Parlez-vous sérieusement, Madame? s’écria la jeune femme avec un geste de joie.
—Puisque je te le dis, interrompit la fermière; à preuve que le mière va te donner les quittances qu’il avait pour établir les comptes. Voyons, dépêchez-vous, mon gendre.
La fermière ne se servait de cette dernière désignation avec Vorel que dans les moments d’irritation sérieuse. Le médecin parut inquiet.
—C’est une plaisanterie, dit-il en exagérant son sourire habituel; la chère maman Louis ne voudrait point m’enlever ainsi mon emploi.
—C’est vous qui l’avez proposé et maintenant c’est accepté, répliqua la paysanne avec résolution; la petite fera mon affaire.
—Mais vous ne l’aurez point toujours! fit observer Vorel qui continuait à sourire.
—Pourquoi ça, si elle veut rester aux Motteux? demanda la mère Louis.
—Rappelez-vous donc ce que vous me disiez tout à l’heure, qu’il fallait travailler à une réconciliation.
—Puisqu’elle a répondu qu’elle refusait! s’écria la fermière, dont les opinions avaient changé avec les intérêts; faudrait peut-être la renvoyer avec ce gadolier (mauvais sujet), qui la rend plus malheureuse que les pavés.
—Prenez garde, reprit Vorel gravement; ce gadolier, comme vous l’appelez, a le droit en sa faveur, et il viendra ici la reprendre de force.
—Lui!
—Et il faudra bien que vous la laissiez aller.
—C’est ce que nous verrons! s’écria la paysanne, qui, dans la disposition agressive de son humeur, fut pour ainsi dire encouragée par cette menace. Ah! on viendra pour m’arracher ma petite-fille; alors ça sera aux juges à décider! J’en appellerai jusqu’au Père éternel, d’abord, quand je devrais mander ma dernière chemise! Qu’il vienne un peu ce gas de Paris, je lui montrerai que Taupin vaut bien Marotte! N’aie pas peur, ma petite, s’il faut des procès nous lui en ferons, et en attendant tu chiffreras pour moi. Voyons, à la fin de tout, je vous dis que je veux les quittances, mon gendre!
Vorel comprit qu’un plus long débat ne ferait que raffermir la résolution de la fermière, et il lui remit les papiers qu’elle demandait.
L’espoir d’échapper à la dépendance du médecin par l’entremise de la jeune femme avait complétement changé les dispositions de la mère Louis, et la menace d’une lutte à soutenir contre de Luxeuil était plutôt propre à la confirmer dans sa nouvelle résolution qu’à l’en détourner. Il y avait chez elle trop de sang normand pour que la nécessité de défendre un bien devant le juge ne le lui rendît pas plus précieux.
En arrivant à la ferme, elle conduisit Honorine à la chambre qu’elle lui destinait, comme pour constater sa résolution de la garder, y fit porter le livre de compte, une table pour écrire, et aida la jeune femme à tout ranger.
Mais tant de fatigues et d’émotions avaient épuisé cette dernière: après quelques efforts, elle se laissa tomber au bord du lit qu’elle voulait préparer, et porta les deux mains à son front.
—Qu’est-ce qu’y lui prend donc? dit la mère Louis en courant à elle.
—Je ne sais, balbutia Honorine, je vois... tout flotter... devant mes yeux.
—Par exemple! va pas tomber en faiblesse! s’écria la fermière en la soutenant; j’étais bien sûre que tu en faisais trop pour tes forces!... Pourquoi donc que tu t’es pas reposée... Y a-t-il du bon sens de se mettre dans un pareil état... et puis..... V’là que j’y pense, je t’ai rien proposé quand t’es arrivée; t’as besoin peut-être.
—En effet, murmura Honorine, je n’ai rien pris depuis ce matin.
La fermière recula.
—Qu’est-ce que tu dis là? s’écria-t-elle, malheureuse! et t’as pas demandé?...
—Je ne voulais... rien déranger... aux habitudes, dit Honorine, qui continuait à lutter contre sa défaillance.
La mère Louis joignit les mains avec une exclamation de surprise dans laquelle perçait une sorte d’admiration. La réserve de la jeune femme était un mérite trop à portée de cette nature plutôt grossière que mauvaise, pour qu’elle n’en fût pas touchée. A la pensée que sa petite-fille avait eu faim chez elle sans rien dire, elle sentit une larme lui venir dans les yeux.
—C’est aussi passer la plaisanterie! s’écria-t-elle. A-t-on jamais vu! elle se serait laissée périr plutôt que de donner de l’embarras... et on dit encore la Parisienne!... Ici Marie-Jeanne, François! apportez tout ce qu’y a à manger dans la maison! Et dire que j’ai pas pensé plus tôt... non, y a des jours comme ça, où je suis une vraie Iroquoise... Attends, petite, attends mezette (mésange); je vais te chercher queuque chose qui te remettra.
La mère Louis sortit en trottant et revint bientôt avec une bouteille de cassis dont elle força sa petite-fille à boire quelques gouttes; de leur côté, les servantes apportèrent des fruits, des viandes, du laitage: en un instant la table fut couverte.
La fermière voulait forcer Honorine à manger de tout, prétendant que si elle refusait, ce serait preuve de rancune. La jeune femme eut beaucoup de peine à se défendre et à faire comprendre qu’un peu de lait et quelques heures de repos suffiraient pour la remettre. La mère Louis ne se rendit que sur la promesse qu’elle se dédommagerait le lendemain. Elle arrangea elle-même l’oreiller d’Honorine, tendit une nappe devant la fenêtre qui n’avait point de rideau, se retira sur la pointe du pied en lui recommandant de dormir la grasse matinée et descendit pour empêcher tout bruit qui eût troublé son sommeil.
La révolution opérée ne pouvait être plus complète; Honorine était maintenant sa petite-fille, ce n’était plus la dame de Paris.
Mais pendant que ce changement favorable s’opérait aux Motteux, Vorel parcourait le jardin du manoir les bras croisés, la tête basse et les lèvres serrées. Ce qui venait de se passer entre lui et la mère Louis avait trompé toutes ses espérances, et en assurant le séjour d’Honorine à la ferme, lui donnait une dangereuse rivale. Il n’ignorait point qu’en cédant à son influence, la mère Louis avait contre lui une haine tempérée de crainte qui ne demandait que l’occasion pour s’exprimer et grandir. S’il ne réussissait à éloigner la jeune femme, sa domination était donc compromise, et, par suite peut-être, toutes ses espérances de richesse anéanties!
Cette dernière pensée coula au cœur de Vorel comme un venin et y alluma une sourde haine contre sa nièce. Une fois déjà elle avait fait obstacle à ses projets, en lui échappant pour passer aux mains de la prieure de Tours. Depuis, près de vingt années avaient été consacrées à réparer cet échec, et l’enfant devenue femme menaçait de nouveau son édifice de ruses! Une telle persistance ressemblait à de la fatalité; évidemment Honorine était l’archange destiné à le perdre, s’il ne réussissait à s’en délivrer.
A la ville, le lever du soleil n’est qu’un changement de sensation pour le regard, tout au plus un réveil de la pensée et de l’action; mais, à la ferme, c’est l’apparition d’un nouveau monde: la différence de la nuit et du jour n’y est point seulement un contraste d’optique, c’est la manifestation de deux formes distinctes de la création. Le monde des ombres rentre au repos pour laisser paraître le monde de lumière. Les cris de l’oiseau de nuit s’éteignent; la bête fauve, dont l’ombre rôdait autour[Pg 120-----] des habitations, disparaît dans les bois; les lumières mystérieuses s’évanouissent, la brise plaintive tombe, les rumeurs des eaux s’apaisent, et tout à coup, aux lueurs rougissantes de l’aurore, les pinsons s’éveillent dans les feuilles, les grands bois sortent de l’obscurité étincelante de rosée; les aboiements des chiens retentissent, et les appels des travailleurs se font entendre. L’homme reprend possession de son domaine; la création entière semble célébrer la réapparition de son roi!
Honorine fut réveillée par ce concert de lumières et d’harmonie. L’aube illuminait sa chambre de joyeux rayons, et les parfums qu’exhale au matin la sève ravivée pénétraient jusqu’à son lit par les vitrages à demi brisés.
Elle se leva ranimée et courut à la fenêtre. Les brumes qui enveloppaient la vallée commençaient à se soulever, montrant au loin des percées lumineuses dans lesquelles scintillaient les toits du hameau.
Les servantes traversaient la cour en chantant; les vaches mugissaient dans leurs étables, les pigeons roucoulaient sur les toits de chaume; tout respirait enfin je ne sais quelle gaieté agreste et vivace! c’était comme un réveil de la vie, mais plus facile, plus calme et pour ainsi dire renouvelée!
Quelle que fût la préoccupation de la jeune femme, elle ne put échapper à cette influence bienfaisante du matin. Aussi la mère Louis poussa-t-elle une exclamation de joie en entrant.
—Ah! vertudieu! à la bonne heure, voilà ses couleurs revenues, s’écria-t-elle en l’embrassant; eh bien! comment que t’as dormi dans notre logane (cabane), petiote?
—Fort bien, Madame, répondit Honorine timidement.
—Et t’as pas fait de mauvais rêves? T’as pas vu de hans (fantômes)? Dame! c’est pas gentil comme dans vos palais de Paris; mais l’accoutumance fait la jouissance. Nous tâcherons, d’ailleurs, de l’arranger un peu ton nid.
—Tel qu’il est j’en suis satisfaite, dit Honorine, et je ne demande rien de plus, Madame.
—M’appelle donc pas comme ça, interrompit la fermière avec une grosse bonhomie. Voyons, ma mezette (mésange), parle-moi d’amitié, et dis-moi mère Louis... Tu me gardes peut-être rancune d’hier.
—Oh! ne le croyez pas, Madame.
—Encore!
—Non... ma mère, reprit Honorine en levant sur la paysanne un regard plus rassuré; ma mère, puisque vous me permettez de me dire votre fille.
—Si je te le permets! est-ce que c’est pas un droit? Allons, allons, mezette, tu verras que nous nous entendrons. Mais, pour le quart d’heure, il faut que tu descendes, vu qu’il y a en bas l’homme qui t’a conduite ici.
—Marc?
—Oui, il vient d’arriver avec une femme; je leur ai fait servir à déjeuner... car y faut pas croire, d’après ce qui t’est arrivé hier, que ta grand’mère soit avaricieuse, au moins! Vertudieu! j’suis jamais plus contente que quand j’peux faire manger mon bien par de braves gens... Aussi je leur ai fait servir du meilleur.
X
Adieux.
Honorine suivit la mère Louis, et trouva Marc et Françoise assis devant une table, sur laquelle la fermière avait fait entasser tout ce qui pouvait se manger à la ferme. Il était évident qu’elle tenait à rétablir sa réputation aux yeux de sa petite-fille, et à racheter, à ses propres yeux, son oubli de la veille. C’était de l’hospitalité, exaltée par le remords!
—Vois-tu, dit-elle en entrant, les voilà qui s’empaffent (se rassasient) à discrétion; vous dérangez point, braves gens; table servie doit être amie. Vous voyez que ce matin la petite est gaillarde comme le moisson d’arbanie (le moineau).
—Madame est-elle vraiment comme elle le souhaitait? demanda Marc, qui s’était levé et dont le regard interrogateur donnait un double sens à ses paroles.
—Oui, dit Honorine avec intention, ne vous inquiétez point pour moi, monsieur Marc, tout ira bien.
Le garçon de bureau parut respirer plus librement.
—J’en réponds que ça ira bien, reprit la mère Louis, qui n’avait vu, dans la question et dans la réponse échangées, qu’une allusion à l’indisposition de la veille; avant un mois je parie vous l’engraisser que vous ne la reconnaîtrez plus. Je me charge de sa santé, moi! Pas vrai, petite, que tu me laisseras être ton mière? Oh! c’est qu’elle n’a plus peur de moi; nous sommes toutes deux maintenant à pain et à pot; mais remettez-vous donc à table!
—Faites excuse, Madame, dit Marc, nous avons fini; mais puisque vous nous êtes si bonne, ça m’enhardit à vous adresser une demande.
—Qu’est-ce que c’est?
—Voici une jeune femme qui a besoin et bonne volonté de gagner sa vie. On lui a dit qu’elle trouverait du travail à la ferme, et alors elle est venue...
—Ah! c’est pour ça, dit la mère Louis, qui changea subitement de ton et jeta sur Françoise un regard inquisitorial, et qu’est-ce qu’elle fait, votre protégée?
—Tout ce qu’on m’ordonnera, Madame, dit Françoise avec soumission.
—Ce qui veut dire que vous ne savez rien, reprit la fermière rudement; ça ne peut pas nous aller, ma chère; d’ailleurs, vous avez les mains trop blanches pour nous autres gens de la campagne; vous vous êtes trompée de maison.
—Pardonnez-moi, dit Marc, elle était adressée à la ferme par une personne qui lui a remis une lettre.
—Qui ça?
—Un Monsieur bien bon, reprit Françoise en présentant le billet; il m’a dit qu’il était le voisin de Madame.
—Donnez à la mezette; j’ai pas d’assez bons yeux pour lire l’écriture de main... Un voisin des Motteux?... Qui donc que ça peut être?
Honorine ouvrit le billet, regarda la signature et tressaillit.
—M. de Gausson, s’écria-t-elle.
—Ah! c’est le beau brun, reprit l’ancienne meunière; c’est différent; je l’aime tout plein.
—Il est donc ici? demanda Honorine agitée.
—Mais certainement, reprit la mère Louis; il demeure à son vieux pigeonnier de Vert-Bec; est-ce que tu le connais aussi?
—Je l’ai vu à Paris.
—Tiens, c’est juste, il en est... eh ben, comme ça se trouve... y vient souvent aux Motteux, vous pourrez refaire connaissance; mais voyons donc ce qu’elle chante sa lettre.
Honorine lut:
«Chère madame Louis,
»Je vous adresse une pauvre femme que je recommande à votre bon cœur. Procurez-lui du travail; elle paraît douce, pleine de zèle et de bons sentiments. A mon retour, j’irai vous remercier de ce que vous aurez fait pour elle.
»Je vous avertis que le gros Lorry a vendu ses foins 37 francs le millier.
«De Gausson.»
—Voyez-vous, s’écria la mère Louis, frappée surtout de ce dernier renseignement qui formait comme la péroraison de la supplique de Marcel; 37 fr. le millier, quand mon gendre voulait me les faire livrer à 34; c’est comme ça qu’y prend mes intérêts! on ne peut compter sur personne.
—Sauf sur M. de Gausson, fit observer Honorine en souriant.
—C’est vrai qu’il est bien gentil d’avoir pensé à moi, reprit la mère Louis; du reste, je l’ai toujours dit, c’est un fel gars.
—Aussi vous ne refusez point sa protégée, ma mère, continua la jeune femme; il la recommande à votre bon cœur, et il doit venir vous remercier à son retour, il faut bien, pour cela, que vous fassiez quelque chose.
—Tu crois, dit la fermière adoucie; eh bien! nous verrons. Mais qu’est-ce qu’on peut faire de quéqu’un qu’a un enfant sur les bras!... encore si elle pouvait coudre... laver!
Françoise se hâta de répondre qu’elle le pouvait.
—Alors on vous prendra... mais rien qu’à l’essai! dit la fermière qui, au milieu même de ses entraînements, gardait quelque chose de la prudence normande; vous demeurez à Trévières, pas vrai?
—Elle est arrivée hier, fit observer Marc, et ne demeure encore nulle part.
—Ah! elle est sur le pavé, reprit la mère Louis avec brusquerie, mais en jetant à Françoise un regard plus attentif; il faut bien pourtant qu’elle trouve une niche pour elle et son petit.
—Je chercherai, Madame...
—Oui, mais y faut un ménage, et m’est avis que vous portez tout votre faix dans votre bonnet de nuit! Y a bien ici, au bout du petit bois, la turne de l’ancien garde qu’on pourrait vous prêter.
—Ah! Madame! s’écria Françoise attendrie, comment vous remercier...
—C’est qu’en attendant, je vous avertis, reprit la mère Louis toujours précautionneuse, si j’trouve à la louer plus tard, faudra déménager... mais pour le moment vous serez toujours à l’abri avec le petit... Quel âge qu’il a vot’gars?
—Trente mois, Madame.
—C’est éveillé comme un jacquet (écureuil), donnez-le moi donc un peu.
—Mon Dieu! je vous demande bien pardon, dit timidement Françoise, mais il est si accoutumé à moi qu’il ne veut point me quitter... Veux-tu aller à madame?
L’enfant regarda la fermière, et, trompé sans doute par son costume qui lui rappela son ancienne nourrice, il se jeta dans ses bras avec un cri joyeux.
—Vous le voyez qu’il veut bien venir, dit la mère Louis en le faisant sauter.
—C’est la première fois! répliqua Françoise étonnée, et madame est la seule personne qui ne lui ait point fait peur.
—Et pourquoi donc que je lui ferais peur à ce pauvre friquet, dit la paysanne visiblement flattée de l’exception faite en sa faveur par l’enfant; ces petits, ça sent le monde, voyez-vous; ça a l’instinct de connaître les bons des maxis (méchants); pas vrai, mon jacquet; allons, gazouille; grimpe sur ma falle (estomac); a-t-y l’air dégoté au moins; je veux que nous soyons bons amis. Dites donc, ma fille, comment qu’on vous appelle?
—Françoise, Madame.
—Eh bien, Françoise, faudra que vous preniez tous les soirs une guichonnée de lait à la ferme pour le petit.
—Ah! Madame, que de bontés!...
—Je vous dis pas que ça sera une rente à perpétuité, au moins; mais pour le quart d’heure l’enfant en profitera.
Honorine se joignit à Françoise et à Marc pour remercier la mère Louis, dont leur reconnaissance exalta la bonne volonté, et qui voulut établir sur-le-champ la grisette dans l’ancienne maison du garde.
Celle-ci, placée à la lisière du taillis, sur le penchant du coteau qui domine au nord la rivière d’Esque, avait quelque chose de sauvage, qui formait contraste avec les autres habitations du pays. Sa vue, bornée de tous côtés par les fourrés, ne s’étendait que sur une friche semée de rochers et de touffes de chênes, tandis qu’un peu plus bas, le coteau, soigneusement cultivé, présentait à l’œil des vergers, des champs de blé vert et des prairies entrecoupées de maisonnettes blanches.
Mais après tant d’épreuves, l’aspect d’un toit qui pût abriter son fils ne pouvait manquer, quel qu’il fût, de réjouir Françoise. Douée d’ailleurs de cette heureuse souplesse, qui fait que les désirs s’abaissent ou s’élèvent selon la situation, comme une eau docile qui prend d’elle-même son niveau, la grisette n’avait à combattre ni le regret des biens perdus, ni l’ajournement des biens espérés. Elle recevait de Dieu son bonheur au jour le jour, sans se tourmenter de ce qu’il avait été la veille, de ce qu’il serait le lendemain. Aussi lorsque, après avoir mis en ordre le pauvre ménage de la maison des taillis, elle se retrouva, le soir, devant un feu de broussailles, et son enfant endormi sur ses genoux, sa pensée ne se reporta point vers les angoisses qu’elle venait de traverser, mais sur le secours inespéré qui lui était offert. Satisfaite d’avoir trouvé, comme l’oiseau du ciel, un nid et le repos du soir, elle ne porta pas plus loin ses regards et attendit tranquillement le sommeil.
Quant à Honorine, de retour à la ferme, elle y avait trouvé une réponse d’Arthur à la lettre écrite avant son départ.
Sans entrer dans aucune explication, de Luxeuil déclarait consentir provisoirement à son séjour près de sa grand’mère, et lui demandait une procuration qui lui permît d’exercer les droits qu’elle avait déclaré lui abandonner.
La lettre était courte, sans allusions, et ne laissait aucun moyen de deviner les intentions d’Arthur pour l’avenir.
En tous cas, le présent semblait assuré et la jeune femme pouvait espérer qu’emporté par le tourbillon du monde, son mari finirait par l’oublier. Trop de prévoyance d’ailleurs eût entraîné trop d’inquiétudes; elle résolut de se laisser aller au courant des événements, sans ajouter au poids de chaque jour celui d’un avenir incertain.
Rien ne retenait plus Marc à la ferme; il prit congé d’Honorine qui, au moment de le quitter, se sentit saisie d’un attendrissement mêlé d’angoisses. Malgré l’évidence du service reçu, la révélation d’Arthur continuait à la troubler: elle eût voulu réhabiliter dans son propre jugement celui dont elle avait obtenu le secours, ennoblir sa reconnaissance par l’estime, glorifier enfin un dévouement dont elle profitait sans pouvoir l’avouer!
Au moment où Marc se découvrit en répétant d’un accent ému, un dernier adieu, elle lui saisit la main et s’écria:
—Vous ne partirez pas ainsi sans m’avoir ôté mes doutes! on vous a accusé devant moi!... mais ce qu’on a dit était un mensonge, avouez-le, je vous en conjure à mains jointes; avouez-le, à moi, à moi seule! je ne vous demande pas d’explication, dites seulement: non! et je vous croirai.
Au premier mot prononcé par la jeune femme, Marc était devenu très-pâle; il retira sa main et répondit à voix basse:
—Madame n’a-t-elle point vu que je n’avais rien à répondre, quand monsieur de Luxeuil m’a accusé?
—Oui, dit vivement Honorine, mais quelque motif... que j’ignore... vous a sans doute forcé à vous taire.
Il secoua la tête.
—Je me suis tu parce qu’il disait la vérité, répliqua-t-il sourdement.
Honorine le regarda.
—Mais alors, reprit-elle troublée, si vous avez été.... si vous êtes... ce qu’il a dit, que peut-il y avoir eu de commun entre vous et ma mère? Pourquoi ce dévouement dont je ne puis désormais soupçonner la sincérité? Quel intérêt trouvez-vous à me défendre?
—Vous m’avez déjà fait cette question, murmura Marc.
—Et vous m’avez répondu: plus tard!
—Oui, plus tard..... peut-être... peut-être aussi jamais! cela dépendra de vous.
—De moi? comment faut-il vous supplier alors?
—Ne suppliez pas, c’est inutile... pour me faire parler il faut autre chose que vos désirs d’aujourd’hui... car je comprends bien, allez, pourquoi ces questions! Vous êtes triste d’être protégée par un réprouvé comme moi; vous voudriez ne pas être obligée de me mépriser, le mépris gêne la reconnaissance! mais je n’en attends pas; vous ne m’en devez pas!
—Que dites-vous?
—Non; tout ce que je vous demande c’est d’avoir confiance! c’est quand vous aurez besoin de moi, de me faire signe, c’est de me regarder comme votre chien, de me dire: va là, viens ici! et j’irai, je viendrai! de vous servir de moi sans vous inquiéter de moi; de me regarder comme une chose qui est à vous et dont vous pouvez tout faire pour votre bonheur.
Honorine fut remuée jusqu’au fond du cœur. Le ton de Marc n’avait ni l’élévation ni l’élan que donne l’exaltation; il était bas, presque calme, mais profond. On sentait qu’il n’y avait là aucune surexcitation passagère; c’était l’expression d’un sentiment depuis longtemps maître de l’âme tout entière, et qui en était devenu pour ainsi dire l’état.
—Et vous pensez que je puis accepter un échange aussi inégal, s’écria-t-elle, les yeux fixés sur Marc! à vous tous les sacrifices; à moi la liberté de l’ingratitude! je repousse de pareilles conditions! si je ne dois être pour vous qu’une cause d’abnégation et de souffrance, je renonce à en profiter plus longtemps.
—Ah! ne dites pas cela! interrompit précipitamment Marc d’un accent douloureux: ce que je fais pour vous est désormais ma seule consolation; si je ne l’avais point, tout serait fini! Savez-vous, d’ailleurs, si ce n’est pas un moyen de me racheter... si je n’ai rien à expier!.... Ah! ne me faites pas de questions, mais laissez-moi continuer ce que j’ai commencé... Si ce n’est pas pour vous, que ce soit pour moi-même; j’en ai besoin et je..... je l’ai PROMIS!
Ce dernier mot fut accentué par Marc avec une sorte d’exaltation pieuse. Il semblait l’avoir prononcé sous l’obsession d’un souvenir toujours présent, et comme si quelque ombre invisible eût pu entendre ce renouvellement de serment. Honorine saisie garda le silence; il y eut une pause assez longue.
—Je retourne à Paris, reprit enfin Marc, c’est là surtout que vous avez besoin d’un serviteur dévoué. Je veillerai sur M. de Luxeuil; et, s’il est nécessaire, vous recevrez mes avertissements.
—Allez donc, dit la jeune femme, puisque vous voulez rester un bienfaiteur inconnu; allez, et quel qu’ait été votre passé, soyez béni pour ce que je vous dois.
Elle lui présenta les deux mains qu’il prit et qu’il baisa l’une après l’autre avec une humilité attendrie, puis il salua et partit.
Les premiers jours furent employés par Honorine à s’établir à la ferme. Marc lui avait recommandé Françoise avant son départ; mais cette recommandation était inutile. La protégée de Marcel était déjà celle d’Honorine.
Il y avait d’ailleurs, entre les deux jeunes femmes, des rapports de position qui devaient les rapprocher. Toutes deux meurtries par de douloureuses épreuves, toutes deux exilées dans un milieu nouveau et inconnu, elles sentirent le besoin de s’appuyer l’une sur l’autre. La similitude des souffrances avait fait disparaître l’inégalité des rangs, et à peine ces cœurs de même famille se furent-ils sentis, qu’ils s’adoptèrent avec ardeur.
Seulement, la différence des habitudes donna à chacune une position distincte. Honorine fut la maîtresse affectueuse et tendre, Françoise la servante reconnaissante et dévouée.
Toutes deux travaillèrent ensemble à conquérir les bonnes grâces de la mère Louis, non par calcul, mais par un besoin commun d’être aimées. La fermière, dont le grossier égoïsme s’était jusqu’alors agité au milieu des basses servilités ou des résistances brutales, se trouva comme enveloppée dans l’affectueuse complaisance de ces deux femmes. Leur zèle et leur patience désarmaient sa mauvaise humeur. Toujours dans son tort avec elles, sans qu’elles le fissent jamais sentir, la paysanne finit par reconnaître intérieurement son injustice. Ces coups, auxquels on ne répondait jamais que par le sourire ou les caresses, lui firent honte; elle mit les deux Parisiennes hors de la sphère où grondaient ses emportements, et n’eut plus pour elles que des paroles amicales. C’était comme un port où, après les tempêtes du ménage, elle venait respirer. Elle arrivait toujours près des deux femmes chargée de malédictions ou de menaces, et, tout en criant ses plaintes, elle se dégrisait de sa colère, se calmait insensiblement et finissait par redevenir tranquille et souriante. On eût dit une nuée d’orage entrant dans une atmosphère paisible où elle se déchargeait insensiblement de ses foudres.
XI
Amis et ennemis.
Vorel s’était vite aperçu de l’influence acquise par Honorine et par Françoise; mais tous ses efforts pour y nuire furent inutiles: la fermière des Motteux étant une de ces natures pour lesquelles l’opposition est un stimulant, loin d’être un obstacle. En voyant le médecin combattre sa nouvelle préférence, elle y trouva, outre le charme de l’entraînement, celui de la contradiction, et elle s’y affermit.
C’était, d’ailleurs, pour elle, un moyen d’échapper à Vorel, que la nécessité lui avait longtemps imposé, et elle le lui déclara avec sa liberté habituelle. Le docteur ne témoigna nulle rancune apparente à sa nièce ni à Françoise, mais il ne négligea rien de ce qui pouvait leur nuire dans le pays.
L’humeur de la fermière amenait de fréquentes querelles de voisinage, des réclamations d’ouvriers, des débats d’intérêt dont le docteur était l’arbitre: qui avait à se plaindre de la mère Louis venait s’adresser à lui comme au seul intermédiaire qui pût faire entendre raison à la propriétaire des Motteux, et son intervention était toujours décisive. Mais, peu après l’arrivée d’Honorine, il affecta de refuser son entremise, en déclarant que la fermière avait renoncé à ses conseils, qu’elle était désormais sous de nouvelles influences, et qu’il n’y avait plus rien à espérer.
Les malheureux, ainsi éconduits, se retiraient le cœur gros de malédictions contre les deux Parisiennes, qui devenaient responsables, à leur insu, de toutes les injustices et de toutes les violences de la paysanne.
Celle-ci contribuait, de son côté, sans le vouloir, à grossir l’animadversion générale contre ses protégées. Justement préoccupée de tout ce qu’il y avait chez elle à louer, elle les citait sans cesse en exemple; elle s’en faisait une arme pour frapper, et un moyen de comparaison pour déprécier; les noms d’Honorine et de Françoise étaient devenus à Trévières ce qu’avait été celui d’Aristide à Athènes. Les plus vicieux les avaient prises en haine, et les meilleurs eux-mêmes se lassaient de les entendre appeler justes. Ajoutez l’hostilité instinctive des paysans pour tout ce qui vient de la ville, et surtout de la grande ville. Rien qu’en leur qualité de Parisiennes, les deux femmes étaient déjà des ennemies. Que venaient chercher ces étrangères? Pourquoi occupaient-elles à la ferme des places qu’auraient pu occuper des gens du pays? Ne suffisait-il pas de voir leur beauté, leur grâce, leurs manières polies pour deviner que toutes deux devaient être des intrigantes?...
Et avec cela elles se montraient fières. Elles évitaient de causer indifféremment avec tout le monde; elles ne faisaient point de visites aux voisins; elles ne prenaient part à aucun des commérages qui occupaient la paroisse: on ne les voyait qu’au travail pendant la semaine, et à l’église le dimanche! Pour se condamner à vivre ainsi isolées, il fallait avoir quelque chose de bien sérieux à se reprocher.
Ces calomnies et ces inductions passant de bouche en bouche, grossies par la sottise ou par la méchanceté, une sorte de ligue se forma contre les deux femmes: on les accusait sourdement de tout ce qui se faisait de mal à la ferme.
Mais, parmi les haines ainsi fomentées, il en était une plus dangereuse que toutes les autres: c’était celle de ce paysan entrevu par le lecteur lors de l’arrivée d’Honorine aux Motteux.
Romain, le fermier du Vrillet, passait depuis longtemps pour l’homme le plus redoutable du canton. L’opinion publique l’accusait même tout bas d’avoir occasionné la mort de sa sœur par ses violences; mais nul n’eût osé répéter hautement, et en sa présence, une pareille dénonciation. Capable de tous les excès quand il était poussé par la passion, il avait réussi à se faire une sauvegarde de ses emportements; la terreur qu’il inspirait lui tenait lieu d’innocence: personne ne l’avait pour ami, tout le monde évitait de se le rendre ennemi.
La propriétaire des Motteux partageait, sans l’avouer, la crainte générale. Elle se querellait bien, de temps en temps avec Romain, dont la ferme touchait à ses terres; elle le menaçait même par instants, mais tout s’arrêtait là, et le paysan, sûr d’obtenir ce qu’il voulait, pardonnait à sa voisine cette résistance plus bruyante que sérieuse.
L’arrivée d’Honorine changea cet état de choses. Affligée des débats qu’elle voyait, la jeune femme engagea la mère Louis à y couper court, en brisant tout rapport avec le fermier du Vrillet. En conséquence, les clôtures furent rétablies, un terrain qui se trouvait commun partagé, quelques comptes arriérés soumis à un arbitre et l’on cessa de se voir et de se parler.
Cette rupture, dans laquelle Romain eut tout à perdre, l’enflamma de haine contre la dame de Paris qui en avait été la conseillère innocente mais avouée. Seule, elle avait secoué ce joug de terreur qui, après avoir fait la sûreté du paysan, était insensiblement devenu son orgueil, et elle l’avait fait sans effort, sans bruit, avec une facilité indifférente qui augmentait son dépit. Aussi, lorsqu’assis à sa porte, il voyait passer cette jeune femme frêle et timide en apparence, qui avait réussi à débarrasser la mère Louis de ses exigences, son front ne manquait jamais de se plisser; ses lèvres se tordaient autour de la courte pipe serrée entre ses dents et il se demandait en lui-même comment il pourrait se venger.
Honorine ne soupçonnait ni cette rancune ni ce danger. Ne connaissant point Romain, elle n’avait pu prévoir l’effet que produiraient sur lui les mesures conseillées; son audace n’avait été que de l’ignorance et elle y persistait.
Cependant, parmi tant d’ennemis, la jeune femme avait un allié; c’était le fils même de Vorel.
Le grand Jodane, comme on l’appelait, avait trouvé chez sa cousine une bienveillance compatissante qui l’avait d’autant plus touché qu’elle était, pour lui, toute nouvelle. Chaque jour plus assidu près de la jeune femme, il retrouvait, à ses côtés, quelques lueurs de son intelligence avortée; il comprenait ce qu’elle disait, il avait pour elle des prévenances qui prouvaient un reste de mémoire et de raisonnement; il s’apercevait de sa gaieté et de sa tristesse; il la partageait! L’âme de l’idiot semblait prendre des forces au contact de celle d’Honorine, comme l’enfant au sein de sa mère; c’était une sorte d’allaitement spirituel qui, momentanément, renouvelait chez lui la vie et donnait à son intelligence une énergie passagère.
La jeune femme se plaisait à faire jaillir ainsi quelques étincelles de ce foyer presque éteint; elle y soufflait doucement, elle y entretenait le reste de flamme vacillante qui retenait encore son cousin dans l’humanité; elle le disputait à l’abrutissement avec une caressante sollicitude!
Contrairement à ce qu’on eût pu craindre, Vorel favorisa cette intimité de son fils avec Honorine.
Quant à celle-ci, ignorant l’orage qui la menaçait, elle s’était peu à peu accoutumée à sa nouvelle situation.
Trois mois s’écoulèrent sans y rien changer. Une lettre de Marc lui avait appris que de Luxeuil, lancé plus que jamais dans les hasards du turff, s’y soutenait grâce à des paris toujours heureux, et ne pensait point à elle; d’un autre côté, la mère Louis continuait à lui montrer une confiance croissante, et Françoise entrait chaque jour plus avant dans son affection.
Elle était donc aussi tranquille qu’elle pouvait l’être, lorsque, se trouvant un dimanche matin dans l’avenue des Motteux, avec la grisette, qui lui racontait son histoire, le petit Jules, occupé à cueillir des fleurettes, se redressa tout à coup au milieu de l’herbe et montra du doigt un cavalier qui venait de tourner l’avenue. Les deux femmes levèrent les yeux en même temps, et poussèrent deux cris, l’un de joie, l’autre de saisissement. Le cavalier était Marcel de Gausson.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Après la première surprise et les premières questions échangées, Françoise avait pris la bride du cheval de Marcel pour le conduire à la ferme et avertir madame Louis. Le jeune homme et Honorine restèrent seuls.
Celle-ci venait de prendre sur ses genoux le petit Jules, et passait les doigts dans ses cheveux bouclés; Marcel, debout devant elle, la regardait sans parler.
Il y eut une assez longue pause pendant laquelle on n’entendit que le gazouillement des oiseaux et de l’enfant. Enfin, de Gausson laissa échapper un geste douloureux.
—Et c’est ici que je vous retrouve, dit-il, comme s’il achevait tout haut une pensée commencée tout bas; vous ici, mon Dieu!...
—C’était mon seul asile, murmura Honorine.
—Ainsi, tout ce que j’avais craint s’est accompli! Ah! si j’avais pu vous parler avant mon départ, avant ce mariage....
—Ne rappelons point le passé, interrompit précipitamment Honorine; à quoi bon revenir sur ce qu’on ne peut changer? Parlez-moi de vous, de vos projets...
—Je n’en ai point, reprit de Gausson; ou plutôt, ceux de la veille sont détruits par les désirs du lendemain. Mon âme ressemble à ces malades qui cherchent une attitude moins douloureuse sans pouvoir la trouver. Il y a quelques jours encore, je songeais à partir, à quitter la France...
Honorine leva brusquement la tête.
—J’ignorais alors votre arrivée aux Motteux, continua Marcel; depuis.... j’ai réfléchi...
—Et vous avez renoncé à ce projet?
—Je veux le soumettre à votre décision.
—Comment?
—Rappelez-vous notre première entrevue, il y a trois ans, reprit-il en regardant la jeune femme; alors nous étions tous les deux libres, heureux, pleins d’espérances et je vous proposai d’associer nos joies... de devenir votre ami! Aujourd’hui tout est changé; nous voici enchaînés au passé, sombres, l’âme abattue; eh bien! je viens vous offrir de mettre en commun nos tristesses, de renouer cette amitié suspendue. Si vous acceptez, je reste, car ma vie aura retrouvé un but; je ne serai plus inutile et isolé; si vous refusez, au contraire, je pars, et cet entretien sera un adieu!
—Pourquoi une pareille alternative? dit Honorine émue; vous ne pouvez ignorer combien votre amitié m’est précieuse; mais cette amitié ne peut absorber votre vie tout entière. Vous avez d’autres joies à attendre. Qui vous oblige à devenir solidaire d’une destinée perdue, quand la vôtre est libre, riche d’avenir? Que pouvez-vous trouver dans cette association fraternelle où je n’apporterais que des afflictions sans remèdes?
—J’y trouverai... le bonheur de m’affliger avec vous, dit Marcel d’un ton plein de passion, celui de vous soutenir! Nous chercherons ensemble une distraction à vos chagrins; de bonnes actions à faire; quelque généreuse mission à remplir. Vous aurez la volonté, moi l’action. Je serai le serviteur dévoué de vos projets, et je vous rapporterai la joie de la réussite. Un jour, vous l’avez oublié peut-être, un jour vous m’avez dit:—Pourquoi ne suis-je pas votre sœur? Eh bien! ce que le hasard n’avait point voulu faire, le malheur l’aura fait; je deviendrai votre frère... Votre frère, comme les hommes sont les frères des anges.
—Hélas! c’est un beau rêve! dit la jeune femme, qui s’animait malgré elle à l’ardeur de Marcel; mais rien qu’un rêve!
—Pourquoi cela? demanda de Gausson étonné.
—Pourquoi? répéta Honorine avec une émotion embarrassée, parce qu’à la femme abandonnée le monde impose la solitude.
Le front de Marcel s’assombrit subitement, et il demeura muet. Depuis qu’il avait appris la présence d’Honorine aux Motteux, ce projet de rapprochement avait grandi en lui sans que son exaltation soupçonnât aucun obstacle. Les mots prononcés par madame de Luxeuil frappèrent ses espérances comme la flèche qui atteint l’oiseau dans les nuages. Il sentit une douleur aiguë lui traverser le cœur et demeura un instant paralysé; mais, trop loyal pour nier la vérité parce qu’elle renversait son édifice de bonheur, il reprit avec accablement:
—Vous avez raison, Madame; oui, le monde ne croit pas aux affections pures; la souffrance excite plutôt ses soupçons que sa pitié. Je ne pourrais venir à la ferme sans que mes visites fussent connues, calomniées. Ah! vous avez raison, il vaut mieux que je parte.
—Non, dit Honorine avec prière; si la malignité humaine nous défend l’intimité, elle ne nous impose point une séparation inutile. Demeurez près de nous. Je saurai du moins que vous êtes là; je vous verrai de loin en loin, j’entendrai prononcer votre nom, je penserai enfin qu’il y a, dans le voisinage, un ami qui ne m’oubliera pas, et que je puis appeler au besoin.
—Eh bien! soit, dit Marcel ranimé par cette espérance d’être encore, de loin, un protecteur pour Honorine; puisque vous le voulez, je resterai à portée de votre voix, sans me montrer; ne songeant qu’à vous, mais attendant votre appel. Seulement, laissez-moi la consolation des absents: celle de vous écrire...
Honorine voulut l’interrompre.
—Oh! ne me refusez pas! continua de Gausson avec impétuosité; songez que ce sera ma seule joie. Si le monde nous sépare, que nos esprits au moins puissent s’entendre à travers l’espace; que pouvez-vous craindre? Je ne vous écrirai que ce que vous m’auriez permis de vous dire, si j’avais pu vous voir. Je ne vous demande point de me répondre, mais de me lire, à vos heures perdues, comme vous liriez le journal d’un ami éloigné ou mort! Vous me le promettez, n’est-ce pas, Madame? Il le faut, il le faut, ou moi aussi je n’ai rien promis; si vous me refusez, je partirai. L’arrivée de la mère Louis empêcha Honorine de répondre.
L’ex-meunière venait au-devant de Marcel avec cet empressement souriant qu’elle avait toujours pour les beaux gars. Elle conduisit de Gausson à la ferme, où elle le força d’accepter une collation et de visiter avec elle ses étables, ses granges, son courtil. Comme elle se faisait toujours suivre par Honorine, le jeune homme multipliait les questions pour prolonger la visite et s’extasiait sur tout. Aussi, au moment de se séparer, la mère Louis déclara-t-elle que le monsieur de Paris était né pour vivre à la campagne et pour conduire une ferme.
—Qué dommage qu’y lui aient mangé, là-bas, son saint frusquin, ajouta-t-elle, en s’adressant à demi-voix à Honorine; maintenant faut qu’il aille chercher fortune dans les colonies.
—Dans les colonies! répéta la jeune femme étonnée.
—Ou ailleurs, reprit la fermière; toujours est-il qu’une fois parti, nous n’aurons guère chance de le revoir!
Honorine tressaillit.
—Pas vrai, voisin, reprit la fermière plus haut, et se retournant vers de Gausson; pas vrai que la dernière fois vous m’avez parlé de quitter le pays?
—En effet, dit Marcel.
—Et vous êtes décidé sur l’endroit?
—Pardon, reprit le jeune homme, en regardant Honorine avec intention; j’ai tout à l’heure expliqué à Madame mes projets.
—Ah! eh bien, qu’est-ce que c’est, mezette, y part?
—Non, ma mère, balbutia Honorine émue, il reste!
En acceptant l’espèce de compromis proposé par de Gausson, la jeune femme n’avait pas seulement obéi à la crainte de le voir s’éloigner; elle avait aussi cédé, sans le savoir, à sa propre inclination. Ces lettres qu’il demandait à lui écrire, et qu’elle avait d’abord refusées, elle les désirait de toute l’ardeur de son amour et de son isolement.
La première qu’elle reçut la jeta dans une agitation inexprimable. Marcel la remerciait avec effusion d’avoir consenti à cette correspondance; il lui racontait la joie qu’il trouvait à lui écrire de son donjon à demi ruiné; il réglait, pour l’avenir, l’emploi de ses journées solitaires, et cette solitude était pleine du souvenir d’Honorine.
Ainsi qu’il l’avait promis, sa lettre ne renfermait aucun aveu; mais l’amour brillait à travers, comme ces lumières qu’enveloppe un globe d’albâtre.
Pendant la journée, Honorine s’échappa dix fois pour relire cette lettre qu’elle savait par cœur le soir, et qu’elle passa une partie de la nuit à relire encore!
Celle du lendemain ne la trouva ni moins empressée ni moins ravie. Les jours se succédèrent ainsi, apportant toutes les pensées, toutes les aspirations de Marcel. Bientôt Honorine sentit le besoin de répondre; ce fut d’abord pour se plaindre d’une lettre désespérée, pour rappeler de Gausson à la résignation, au courage; son billet n’était qu’un acte d’humanité vulgaire; mais la réponse de Marcel fut si expansive, qu’il y eût eu de la cruauté à ne point poursuivre une cure si heureusement commencée. La jeune femme continua donc sans s’apercevoir du changement de rôle, et que c’était le consolateur qui maintenant devait être consolé!
La correspondance d’abord limitée aux encouragements, devint bientôt plus variée et plus intime. Au monologue avait succédé le dialogue rapide, ardent, entrecoupé! Un courant électrique s’établit du donjon à la ferme et de la ferme au donjon. On avait d’abord employé pour faire parvenir les lettres, mille expédients que créait l’adresse ou que fournissait le hasard; mais quand l’échange se fut régularisé, il fallut trouver un moyen sûr et constant. On convint donc que les lettres seraient déposées, tous les matins et tous les soirs, au creux d’un vieux pommier qui s’élevait sur le coteau, au point où finissait le fourré et où commençaient les cultures. Caché par les taillis, Marcel pouvait y arriver sans être aperçu, et Honorine trouvait l’arbre presque sur son passage, en revenant de la cabane habitée par Françoise. Rien ne devait donc éveiller les soupçons.
Un intérêt trop grave préoccupait d’ailleurs depuis quelque temps les habitants de la ferme et ceux de Trévières pour qu’ils pussent songer à surveiller les deux amants.
XII
Présages.
Parmi tous les fléaux qui parfois frappent la population des champs, il en est un plus redouté qu’aucun autre, si redouté qu’elle ne peut se résoudre à l’attribuer à Dieu et qu’elle en accuse hautement l’esprit du mal; nous voulons parler des épizooties.
C’est que, pour le paysan, le troupeau n’est point une partie de la richesse, mais toute la richesse! c’est l’instrument sans lequel la charrue demeure immobile. Les laboureurs, privés d’attelages, ressemblent à ces archers auxquels le prince Noir fit couper les trois doigts de la main droite; la vie leur devient inutile. En 1815, des chefs de bande parcouraient les fermes de l’ouest en criant aux paysans:
—Envoie tes fils aux chouans ou nous tuons tes bœufs.
Et les paysans obéissaient.
Quand l’inondation ou l’incendie ravagent les campagnes, on peut leur disputer une part des richesses; quand le choléra décime les familles, ceux qui échappent se consolent par le travail ou la prière; mais, après l’épizootie, nulle ressource! Il faut rendre au maître la ferme qu’on ne peut plus cultiver et quitter la paroisse où l’on était connu pour aller demander, à son tour, le pain journalier que l’on donnait autrefois!
Or, ce fléau terrible menaçait le Bessin depuis plus de deux mois. Il avait été jusqu’alors combattu par un certain Roc Jallu, espèce de sorcier, étranger au pays, dont on racontait des merveilles. Mais le mal, arrêté par lui sur un point du département, reparaissait aussitôt ailleurs et tenait la population entière dans l’inquiétude.
Bien que par un heureux et singulier privilége Trévières eût échappé jusqu’alors à la contagion, on s’en préoccupait vivement dans la paroisse, non pour s’y préparer (la prévoyance est une vertu inconnue du peuple), mais pour en parler.
Un soir, tous les gens de la ferme se trouvaient réunis dans une salle basse où l’on prenait en commun les repas. La journée avait été orageuse; un brouillard pluvieux couvrait le ciel, et bien que l’on fût au mois de juin, la nuit était sans étoiles.
Un vent tiède et lourd grondait à travers les hangars vides ou faisait crier la girouette rouillée de la chapelle. Le feu allumé pour préparer le repas s’éteignait au foyer, et la puette (chandelle de résine) elle-même ne jetait qu’une clarté trouble qui donnait aux objets des formes incertaines. Il y avait enfin dans l’air je ne sais quoi de triste et d’étouffant qui oppressait toute expansion de vie, une atmosphère de plomb par laquelle on se sentait douloureusement alourdi.
Malgré l’insensibilité nerveuse ordinaire aux paysans, les gens de la ferme éprouvaient eux-mêmes l’influence de cette sombre soirée. La conversation était plus languissante et les funestes prévisions avaient remplacé les plaisanteries de la veillée.
On parlait depuis quelques jours de bestiaux morts à Balleroy; le tour de Trévières ne pouvait tarder à venir.
Un des garçons de charrue fit observer que M. Vorel était parti depuis la veille pour Bayeux où il était appelé, avec les autres maires de l’arrondissement, afin de chercher les mesures à prendre contre la mortalité des troupeaux. Le vieux berger Micou tira sa pipe, regarda le foyer et secoua la tête. C’était sa manière habituelle, toutes les fois qu’il voulait dire quelque chose de grave.
Anselme Micou, qui se trouvait à la ferme avant qu’elle eût été acquise par la mère Louis, appartenait à cette race de bergers sentencieux et songeurs auxquels la crédulité de nos paysans attribue une seconde vue. Il avait passé quarante années à parcourir les friches, à la suite de son troupeau, à voir les étoiles se lever et mourir, à observer le vol des hirondelles de mer, à écouter les mille voix du crépuscule ou du soir, et ces contemplations solitaires avaient amené chez lui une sorte d’exaltation intérieure. Il parlait rarement, mais ses paroles avaient toujours quelque chose de solennel, de prophétique.
Au geste bien connu qu’il venait de faire, tous les regards s’étaient tournés vers lui; le vieux Micou demeura quelque temps muet, puis, retournant vers les gens de la ferme son visage tanné et plissé de rides:
—Les monsieurs de Bayeux auront beau faire, dit-il, y n’empêcheront pas les malheurs qui se préparent pour le pays.
—Y a donc eu des signes, vieu Anselme? demanda une jeune servante effrayée.
—Y a toujours des signes pour ceux qui voient, répliqua Micou.
—Et vous avez vu qué’q’chose? reprirent plusieurs voix.
—J’ai vu que le diable vellinait (rôdait) autour de la paroisse: la nuit dernière il était chez Romain.
Tous les assistants se regardèrent.
—Comment donc que vous savez ça? demanda le garçon de charrue.
Le berger secoua les cendres de sa pipe éteinte.
—Vous connaissez bien tous la viette (sentier) qui conduit de la route d’Isigny aux Motteux? demanda-t-il.
—Oui, répliqua la jeune servante; elle passe devant la maison de Romain.
—Pour lors donc, je revenais hier dans la serence (soirée) de conduire au boucher les moutons que mam’Louis avait vendus et j’allais passer le riolet (petit ruisseau), quand je vois tout à coup je ne sais quoi dans le sombre, ça allait sans pieds et sans rien, à travers l’herbe, jusqu’à la petite cour de Romain.
Plusieurs exclamations d’étonnement l’interrompirent.
—J’m’étais arrêté tout coi, reprit le berger avec son calme habituel, j’attendais d’voir la chose là où y avait d’la lune; ça glissa tout doucettement le long d’la grange et ça arriva en pleine clarté!.... C’était un buisson.
—Un buisson qui marchait? répéta tout le monde.
—Ça en avait la mine du moins, continua Micou, ça avait d’la branche et d’la feuille; mais j’ai ben compris su l’moment c’qu’en était et j’ai fait autour de moi, avec mon bâton, le cercle de conservation; alors le buisson s’est approché des étables et il est entré dedans.
—Dans l’étable?
—Où il est resté cunché (caché) un tantinet; après quoi j’l’ai vu ressortir, il a passé devant moi en halaisant (haletant) comme un être de chair et y s’est perdu dans les vignots (joncs marins).
Les paysans se regardèrent avec une expression dans laquelle l’étonnement se mêlait à l’inquiétude.
—Quoi donc qu’ça peut être? demanda le garçon de charrue; on n’a jamais entendu parler de rien d’pareil dans le pays; c’est ni un varou ni le rongeur d’os de Bayeux.
—Dans mon pays, fit observer une des servantes qui portait la coiffure des environs de Falaise, y a ben tarane et farloro; mais y paraissent avec des figures comme le monde vivant et tout brillants de flammes.
—Chez nous, ajouta un gars de Domfront, on s’défie surtout de la Mazarine qu’est la mère de tous les mauvais esprits, mais toutefois et quantes on la voit, c’est avec l’air d’une housta (femme-hommasse) et non pas d’un buisson.
—Quoi donc qu’ça peut être? reprirent en chœur les assistants, dont les regards s’arrêtèrent sur le berger pour lui demander l’explication de sa vision.
—On ne l’saura ben que trop tôt! répliqua Micou d’un air triste. Quand les choses vont pas à l’ordinaire, voyez-vous, c’est que l’bon Dieu s’est écaré (impatienté) contre ceux d’en bas et qu’y veut effriter (effrayer) par un exemple. Romain est dur avec les pauvres gens, il a donné un mauvais coup à sa sœur qui en est morte; le bon Dieu n’oublie pas ça, non; et il faudra ben que le fermier du Vrillet ravoue (répare) ses mauvaisetés.
Honorine, placée à quelques pas du cercle de paysans, près de la mère Louis, qui sommeillait dans son fauteuil de jonc, et de Françoise, occupée à bercer son fils sur ses genoux, n’avait jusqu’alors pris aucune part à la conversation. Mais à ces derniers mots, elle se tourna vers Micou et lui dit en souriant:
—Alors vous pensez que la punition s’arrêtera à Romain, vieil Anselme, et que les braves gens n’auront rien à craindre?
—Perjou! s’écria le garçon de charrue: ça ne serait pas juste si nous étions housqués (punis) pour l’homme du Vrillet; faudra que le malheur s’arrête à lui et à son fait.
—Oui, s’il n’y a qu’un pécheur dans le pays, reprit Micou; mais si on les trouve à grouée (en quantité) faudra ben que le bon Dieu frappe partout. Ah! il y a longtemps que je dis qu’y s’lassera; mais on est calard (paresseux) pour sortir du mal; et ben v’là le jour où faudra faire ses comptes; y aura des signes...
Un éclair, suivi d’un cri terrible, interrompit le berger. Les paysans effrayés se retournèrent. Françoise pâle, le corps rejeté en arrière et enveloppant son enfant d’un de ses bras, comme pour le défendre, montrait de l’autre main la fenêtre ouverte. Tous les yeux prirent cette direction; mais l’éclair avait passé et l’on n’apercevait plus au dehors qu’un abîme obscur.
—Qu’est-ce qui a ripé (crié)? dit la mère Louis éveillée en sursaut.
—Quoi donc est-ce que vous avez, ajoutèrent les voix des domestiques?
—Je l’ai vu, bégaya Françoise, là, j’en suis sûre.
—Qui ça?
—Il était grand comme lui... et tout blanc...
—Blanc? Ah! Jésus! c’est un raparat (fantôme)! s’écrièrent les servantes.
—Non, reprit Françoise qui serrait son enfant contre elle; non... c’était un des assassins... de M. Marc.
—Un assassin! répétèrent toutes les voix.
Il y eut une courte pause, puis deux des garçons se levèrent.
—Faut voir, dirent-ils en décrochant, l’un une vieille hallebarde suspendue au mur, l’autre un fusil.
La mère Louis se leva également et saisit une fourche neuve que l’on venait d’emmancher.
—J’vas avec vous, mes gars, dit-elle; dans ces cas-là une femme peut servir, il n’y a pas de mauvais coups pour tuer une vipère.
Malgré sa terreur, Honorine voulut suivre sa tante et Françoise voulut suivre Honorine.
La petite troupe, accompagnée d’une des servantes, qui avait eu la bravoure d’allumer la lanterne, fit le tour de l’aire à battre, visita les granges, les étables, la buanderie sans rien découvrir. Enfin il fut bien constaté qu’il n’y avait personne dans l’enclos.
Cependant le chien de garde, dont les aboiements avaient d’abord semblé appuyer la déclaration de Françoise, faisait entendre maintenant des hurlements plaintifs et demeurait devant sa loge rampant sur le ventre et allongeant convulsivement les pattes sous son museau dont il creusait la terre. A la vue de la troupe qui rentrait à la ferme, il redoubla ses gémissements, se laissa aller sur le flanc et raidit tout son corps qui frissonnait.
La mère Louis s’arrêta saisie malgré elle.
—Eh ben, qu’est-ce qu’il a donc Castor? demanda-t-elle, en regardant le chien qui râlait.
—Il a le mal de la mort, dit Anselme Micou qui venait de s’approcher.
—Comment, mon chien va mourir! s’écria la fermière; mais il est venu quelqu’un alors?
—Il est venu le mauvais esprit! continua le berger, le même qui a visité la ferme du Vrillet. Faut qu’chacun songe à ses torts.
—Allons, tu nous assouis (étourdis) toi, interrompit brusquement la paysanne; v’là-t’y pas qu’on devrait faire sa confession générale parce qu’un chien est malade. Faut que tu n’as pas plus d’assent (raison) que tes bêtes.
—Que ceux qui ne croient rien ne craignent rien! dit le berger d’un air sombre; mais il viendra des enseignements!
—Prenez garde à vous, voisine! interrompit tout à coup la voix d’un paysan à cheval qui suivait le chemin du Balleroy.
—C’est Richard! s’écria le garçon de charrue.
—Le mauvais air est sur Trévières, continua la voix; toutes les bêtes sont mortes au Vrillet!...
A ces mots l’homme et le cheval disparurent rapidement dans la nuit!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La nouvelle donnée par Richard se confirma, malheureusement, le lendemain; mais le fléau ne s’arrêta pas au Vrillet, il frappa successivement la plupart des fermes environnantes, et la contagion devint bientôt générale.
Tous les travaux furent suspendus, les hommes, réunis aux cabarets, rendez-vous ordinaire dans les afflictions comme dans les joies, se communiquaient les nouvelles arrivées des différents points du canton, tandis que les femmes se lamentaient devant les seuils ou allumaient des cierges bénits à l’église de la paroisse. La consternation croissait à chaque instant par l’annonce de quelque nouveau désastre et par la révélation des circonstances mystérieuses qui l’avaient précédé; car, soit vision, soit réalité, partout des apparitions étranges avaient effrayé les habitants des fermes isolées. Les uns avaient aperçu, comme Anselme Micou, le buisson marchant, d’autres, comme Françoise, un fantôme à figure sinistre, plusieurs parlaient d’un mendiant qui, après avoir rôdé autour de leur habitation, s’était échappé sans que l’on pût dire comment; quelques-uns enfin assuraient avoir aperçu un homme vêtu de noir et d’une grandeur démesurée, qui, en passant devant les étables, avait avancé la main par les étroites fenêtres, comme pour jeter un sort sur les animaux.
Mais quelle que fût la nature des visions aperçues, tous s’accordaient pour reconnaître une intervention mystérieuse et surhumaine; le pays était évidemment sous l’influence de quelque maudit, auquel l’esprit du mal avait dévolu sa puissance par un acte signé.
Les vieillards racontaient, à ce propos, une foule de faits transmis par la tradition et qui constataient les ravages exercés, à différentes reprises, dans le Bessin, par ces souffleurs de mauvais air. Certains auditeurs, échauffés par ces récits, communiquaient déjà leurs soupçons et hasardaient des noms! Les plus sages songeaient à demander ce Roc-Jallu dont le secours avait été si efficace dans les autres cantons, lorsqu’on apprit qu’il se trouvait précisément à Isigny. Romain partit aussitôt avec un autre paysan pour le chercher.
Le fermier du Vrillet était d’autant plus intéressé à l’arrivée du sorcier étranger qu’il avait été frappé le premier et le plus cruellement. Tous ceux de ses bestiaux qui n’avaient point succombé dès le premier jour, se trouvaient dans un état désespéré, et un miracle seul semblait pouvoir les sauver.
Par un inexplicable hasard, la ferme des Motteux avait été épargnée. L’apparition qui avait effrayé Françoise et la mort du chien n’avaient été suivies d’aucun nouvel incident; mais cette exception même, loin de rassurer madame Louis, la tenait dans une continuelle inquiétude: son bonheur l’effrayait. Elle se trouvait dans la situation d’un commandant de redoute qui, sachant tous les autres postes emportés par l’ennemi, attend que le sien subisse le même sort; bien qu’il ne s’agît point pour elle, comme pour ses voisins, d’une question de vie ou de mort, la pensée d’une perte qui pourrait amoindrir ses économies de l’année lui donnait le frisson.
L’enrichissement n’avait, en effet, rien changé à cette nature de paysan, âpre au gain, thésauriseuse et toujours en effroi devant la ruine. Menacée par l’épizootie qui désolait Trévières, elle se reprochait de ne l’avoir point prévue plus tôt; elle eût dû renoncer à l’élève des bestiaux, vendre ses foins, mettre ses terres labourables sous grains. Elle ne pouvait se consoler d’avoir placé son argent dans des choses vivantes, comme elle les appelait, au lieu de l’avoir employé en cultures, elle eût voulu s’en prendre à quelqu’un de cette faute commise par sa seule volonté. Aussi son inquiétude et ses regrets se traduisaient-ils en perpétuelles plaintes. A l’entendre, il y avait un complot général contre ses intérêts. Tous les gens de la ferme s’entendaient pour appeler sur elle la ruine. Elle n’était entourée que de paresseux, de voleurs, d’ennemis! Ses deux favorites, Honorine et Françoise, échappaient à peine à ce soupçon universel; la mère Louis ne formulait point encore contre elles d’accusations précises, mais elle avait déjà cessé de faire leur éloge.
Sur ces entrefaites, Vorel arriva de Bayeux, où le conseil d’arrondissement l’avait retenu.
XIII
Projets de vengeance.
La première visite du docteur fut à la ferme. La mère Louis se trouvait dans la chambre qu’elle occupait au rez-de-chaussée, et où elle venait de toucher le prix d’une vente de fourrages. En reconnaissant la voix du médecin, elle rejeta l’argent dans le sac de toile et le fourra au fond de son armoire, qu’elle referma; prudence de paysan fondée sur cette morale normande, que notre main gauche ne doit point savoir ce que notre main droite a compté d’écus.
Cependant, quelle qu’eût été sa promptitude, le docteur en vit assez, sans doute, pour deviner, car il dit en souriant:
—Maintenant, je sais où est le magot, mère Louis.
—Eh bien! de quoi? Est-ce que vous voulez le voler? demanda la fermière avec une maussaderie brutale. Y en a assez d’autres qui s’en occupent, allez.
—Vous avez donc découvert quelque nouveau gavaillage (gaspillage)? dit Vorel.
—Pardi! y a pas besoin de chercher, répliqua la paysanne, les voleries, c’est comme le gloria patri, on en trouve partout... sans parler du malheur qui est sur le pays à c’t’heure.
—Et dont vous avez été heureusement préservée? fit observer Vorel.
La mère Louis haussa les épaules.
—Belle avance! reprit-elle; faudra bien que notre tour arrive; et alors Dieu sait ce que nous deviendrons tous. Si ça continue, voyez-vous, nous n’aurons plus qu’à prendre le bissac et le bâton blanc.
—Ne croyez donc pas cela! dit Vorel en souriant; j’espère, d’abord, que cette prétendue contagion va s’arrêter; on a fait des découvertes qui ont donné certains soupçons... Enfin, j’attends demain deux de mes confrères et le vétérinaire du département. Nous examinerons les animaux morts...
—Et y resteront toujours morts! interrompit brusquement la paysanne; mières pour hommes, mières pour bêtes, c’est toujours de la même farine; ça vous égohine (assassine) en vous disant de grands mots. Non, non, le malheur, pour moi, c’est que j’aie pas vendu l’an dernier tout mon bétail.
—Vendu votre bétail, dit le médecin étonné; mais quand je suis parti, il y a huit jours, vous étiez décidée à l’augmenter!
—Moi?
—A telles enseignes que vous m’avez chargé de vous chercher trois paires de bœufs maigres.
—Et vous les avez trouvées?
—On doit vous les amener aujourd’hui.
La mère Louis, qui était assise, frappa sur ses genoux.
—Ah! ça me manquait, s’écria-t-elle; trois paires de bœufs maigres... Et vous croyez que je les recevrai?
—J’ai donné des arrhes, objecta Vorel.
—Ça vous regarde! s’écria la vieille femme; vous avez fait le marché, vous le déferez. Trois paires de bœufs! ici!... quand les bêtes meurent comme mouche! un mière qui va se mettre à faire le harivelier (marchand de bestiaux); mais c’est donc exprès pour me ruiner; vous voulez donc tous ma mort? pourquoi donner des arrhes? pourquoi acheter des bœufs? qui vous l’a demandé? Ce dernier mot, qui pour le geste et le ton, pouvait être regardé comme la parodie du fameux qui te la dit d’Hermione, produisit sur Vorel le même effet que sur Oreste. Il resta d’abord étourdi.
—Qui l’a demandé? s’écria-t-il; mais c’est vous, ici, il y a cinq jours; vous ne pouvez l’avoir oublié?
—C’est-à-dire que je mens? interrompit la mère Louis.
—Ah! je mens, répéta la fermière, qui se hâtait de prendre le rôle d’offensée, afin de n’avoir pas à donner de raisons, eh bien! alors vous garderez les trois paires de bœufs à votre compte; oui! je n’en veux plus entendre parler; je dirai que vous n’aviez pas d’ordre... que vous avez voulu faire votre esbrouffe (important). Y s’arrangeront avec vous à leur idée; je ne paierai rien.
Le sang monta au visage de Vorel. Quelle que fût chez lui la domination habituelle du calcul sur la sensation, il arrivait des instants où la violence de cette nature s’échappait malgré lui.
Depuis l’arrivée d’Honorine, il avait refoulé dans son âme tant de mouvements de dépit, que cette âme, refermée sur sa haine, ressemblait aux mines trop chargées; une étincelle suffisait pour qu’elle éclatât. Il tordit convulsivement la cravache qu’il tenait à la main, et ses lèvres se tendirent.
—Prenez garde à ce que vous ferez, dit-il en regardant fixement la mère Louis; voilà longtemps que je souffre, sans rien dire, ce qui se passe ici; mais il ne faut pas me pousser à bout. Je me suis engagé sur votre prière; vous ferez honneur à ma parole, ou sinon...
—Eh bien! quoi? demanda la fermière en l’interrogeant d’un regard de défi.
—Sinon je vous y forcerai! s’écria Vorel avec emportement; et la preuve, c’est que vous allez me compter tout de suite la somme que je dois payer pour vous: tout de suite, entendez-vous bien?
Les yeux du médecin lançaient des éclairs, et il avait saisi le bras de la mère Louis; mais la paysanne se dégagea brusquement.
—Laissez-moi! s’écria-t-elle pâle de colère; vous êtes bien hardi d’oser me toucher.
—Finissons! murmura Vorel les dents serrées et comme ayant peine à se maîtriser.
La fermière recula d’un pas, le regarda en face et son visage vulgaire s’éclaira de je ne sais quelle audace vaillante.
—Et si je n’veux pas finir, moi! cria-t-elle énergiquement; non, je n’veux pas. Ah! v’là donc q’vous montrez enfin vot’naturel... Eh bien! j’aime mieux ça que des lousses (tromperies); mais faut pas croire seulement q’vos menaces pourront m’effriter (effrayer); ah! mais non, mais non! vous vous croyez le bourgeois ici, parce qu’un temps je vous ai laissé tout faire; mais c’temps-là est passé et y n’reviendra pas.
—Peut-être, murmura Vorel sourdement.
La mère Louis tressaillit.
—Au fait y sera un jour le maître, reprit-elle comme frappée d’un souvenir subit.... avec cet acte qu’y m’ont fait signer...
—Mon Dieu, il ne s’agit point de cela, dit le médecin précipitamment; je voudrais seulement vous faire comprendre...
—Qu’l’autre n’a plus de droit, n’est-ce pas? interrompit la fermière, vous m’avez entortillée tezi-tezant (tout doucement), j’ai signé le papier; mais j’irai voir le notaire...
Et s’interrompant tout à coup.
—C’est-à-dire non, s’écria-t-elle; j’ai même pas besoin de lui.
Elle courut à son armoire, l’ouvrit vivement, fouilla sous une énorme pile de draps, jaunis faute d’usage, et retira un papier dont l’enveloppe soigneusement cachetée portait le mot TESTAMENT.
A sa vue Vorel fit un geste de saisissement.
—Vous n’saviez pas qu’on m’l’avait rendu, dit la fermière d’un air de triomphe; mais le v’là.
—Et que voulez-vous faire? s’écria le médecin.
—J’veux rendre justice à tout l’monde! répliqua la mère Louis; avec ça vous comptiez houquer (voler) sa part à la petite de Paris, et ben faut en faire vot’deuil.
L’action avait accompagné la parole et le testament était déchiré avant que le médecin eût pu s’y opposer. Au cri qu’il jeta, la paysanne tourna vers lui un regard de vengeance satisfaite et continua son œuvre de destruction.
—Ah! tu me menaces, méchant halabre, reprit-elle avec un acharnement haineux; tu oses mettre la main sur moi, eh bien, ça te coûtera gros. Tiens, tiens, en v’là une pluie de papier; autant de morceaux autant de lesches de terre perdues pour toi. Tu m’disais tout à l’heure de tout finir: v’là que j’finis: mais tu vois bien que c’est toi qui paies les trois paires de bœufs, et un bon prix encore; vingt mille écus de rente pour six bêtes maigres. Ah! ah! ah! ça t’apprendra qu’y faut pas faire le maxi (méchant) avec la mère Louis.
Le premier mouvement de Vorel avait été de surprise, le second fut de rage. Il demeura un instant devant la fermière les poings fermés, le corps rejeté en arrière, l’œil flamboyant comme la bête fauve prête à s’élancer: enfin, au moment où elle jeta à ses pieds les débris du testament, une exclamation furieuse monta de son cœur à ses lèvres, un nuage passa sur ses yeux; il fit un pas en avant, un reste de raison l’arrêta!... Effrayé de lui-même, il tourna la tête, chercha la porte et s’élança hors de la ferme dans un inexprimable transport de colère.
C’était en effet plus que n’en pouvait supporter cette âme déjà gonflée de venin et ulcérée d’avarice. Perdre en une seule fois tout le prix de tant de ruse, de tant de patience! Voir tomber l’épi d’or cultivé pendant quinze années, être dépouillé, non de vingt mille écus de revenus, comme l’avait dit la fermière qui connaissait mal ses propres ressources, mais de cinquante mille écus peut-être! Cette seule pensée soulevait en lui des flots de désespoir et de rage. Violentées de bonne heure par la loi sociale, toutes les énergies de cette nature absorbante s’étaient tournées vers la richesse. C’était le seul but permis à son ambition et il y tendait avec l’âpreté farouche de toutes les ardeurs qui grandissent à l’ombre de la dissimulation. Pour l’atteindre il eût tout brisé devant lui sans hésitations, sans regrets; c’était son goût, sa foi, son besoin.
Aussi, en quittant la ferme ne laissa-t-il point son esprit flotter dans de vains ressentiments; sa logique prit en bride sa colère. Sans s’occuper de la mère Louis, il retourna toute sa haine contre la rivale qui lui avait enlevé la domination et qui pouvait seule profiter de ses dépouilles.
Mais cette haine ne se borna point à des malédictions intérieures: sa pensée roulait mille projets sinistres.
Arrêtée sur l’image d’Honorine, elle cherchait le point pour frapper, comme ces magiciens qui tuent de loin leur ennemi, en perçant au cœur son simulacre.
Là, en effet, se trouvait le véritable obstacle. Délivré d’Honorine, Vorel était sûr de recouvrer son influence et de ressaisir cette fortune qu’elle seule pouvait lui disputer. Tout sans elle, rien avec elle, peut-être! L’alternative était trop pressante pour laisser aucun doute: le médecin voulait tout.
Mais le moyen, le moyen! il le cherchait en suivant la route du manoir. Qui eût pu lire, dans ce moment, au fond de ce cœur ténébreux, eût peut-être reculé d’épouvante; mais à l’extérieur, rien ne trahissait ses pensées. Protégé par son masque souriant, Vorel s’avançait d’un pas lent et la tête baissée, comme un homme livré à une méditation paisible.
Ce fut seulement en arrivant à sa porte qu’il sortit de sa rêverie. La Sureau vint lui ouvrir, et l’avertit que Richard l’attendait depuis longtemps avec le fameux sorcier Roc Jallu, qu’il avait demandé à voir aussitôt son arrivée. Cette annonce sembla donner un nouveau cours aux idées du médecin; il passa dans le salon que le lecteur connaît déjà, et dit à la servante de lui amener le sorcier sans son conducteur.
Un instant après, Roc parut.
C’était un homme déjà vieux et portant un costume qui pouvait également appartenir au paysan et à l’ouvrier. Il s’arrêta près de la porte, salua le médecin avec une certaine brusquerie, et lui demanda en quoi il pouvait le servir.
Vorel remarqua que son accent n’avait rien de normand.
—Je vous ai fait appeler comme maire, dit le médecin, dont le regard scrutateur restait attaché sur l’étranger.
—Alors, ce sont mes papiers que vous voulez? dit Jallu.
Et il tira de sa poche un portefeuille usé dans lequel il chercha un passe-port, qu’il présenta à Vorel.
Celui-ci le prit, mais ne l’ouvrit point et continua à observer le sorcier.
—Vous faites profession de guérir les animaux atteints par la contagion? reprit-il; vous vous présentez à Trévières dans ce but?
—Je ne me suis pas présenté, répliqua Roc sans répondre directement; on est venu me chercher à Isigny.
—Comment vous y trouviez-vous?
—Eh bien!... pour mes affaires, donc!
—Pour quelles affaires?
Roc parut embarrassé.
—Cela me regarde, dit-il; mes papiers sont en règle, et je peux aller où il me convient.
—Et il vous convient d’aller où la maladie se déclare? ajouta Vorel.
—Quand cela serait, répliqua le sorcier, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant?
—Ce qu’il y a d’étonnant, reprit le médecin, dont le regard ne quittait point Jallu, je vais vous le dire: c’est que, d’après la remarque faite dans plusieurs autres cantons, partout où la maladie éclate, on vous voit arriver dès le lendemain, comme si vous connaissiez d’avance son invasion! C’est que vous employez, pour arrêter le mal, des moyens illusoires, et que cependant le mal s’arrête, dit-on, à votre commandement; c’est qu’enfin les vétérinaires de Ryes et de Creuilly ont cru reconnaître, dans plusieurs des animaux morts, la trace du poison.
—Et c’est moi qu’on accuse de le leur avoir donné? s’écria Roc; je prouverai que j’étais absent du pays; qu’ils étaient malades avant mon arrivée; que je ne les ai pas approchés! Ah! je comprends la chose maintenant; ce sont les médecins de bêtes qui m’en veulent, parce que je suis plus recherché qu’eux; mais je ne les crains pas: on ne peut pas dire que j’exerce leur métier, puisque je ne donne aucun remède; que je ne suis venu que pour le bien; et si on ne veut pas de moi à Trévières, je ne demande pas mieux que d’en partir.
Il fit un mouvement pour sortir; mais, tout en parlant, le médecin s’était placé, sans affectation, entre lui et la porte; il l’arrêta du geste.
—Il faut auparavant que tout s’explique, dit-il, et d’abord, je ne sais pourquoi, plus je vous regarde, et plus il me semble vous avoir vu ailleurs.
—C’est impossible! interrompit Roc visiblement troublé.
—Vous n’êtes point Normand?
—Non, Bourguignon, il n’y a qu’à voir mes papiers.
Vorel ouvrit lentement le passe-port, mais, pendant que ses yeux le parcouraient machinalement, sa pensée continuait à fouiller dans le passé et à y chercher quelque réminiscence qui pût aider sa mémoire. Enfin, en relevant la tête, son regard rencontra le portrait du général suspendu vis-à-vis de la fenêtre!
Ce fut pour lui comme un éclair dans la nuit! son souvenir alla, par un enchaînement rapide, du général à la mère d’Honorine, et de la mère d’Honorine à la Maison verte!... Il regarda de nouveau son interlocuteur, tressaillit et recula jusqu’à la porte.
Le sorcier, qui remarqua ce mouvement, parut inquiet.
—Est-ce que tout n’est pas en règle? demanda-t-il en désignant du doigt le passe-port.
—A peu près, dit Vorel, dont l’œil alla chercher l’un des casiers de sa pharmacie portative; il y a seulement une légère erreur.
—Dans le signalement?
—Dans les noms et qualités du signataire.
—Comment?
—On a écrit ici Roc Jallu, exerçant la profession de marchand de bestiaux.
—Eh bien! qu’est-ce qu’il fallait donc écrire?
—Il fallait écrire, dit Vorel qui le regarda en face, Jacques dit le Parisien condamné pour vol à Château-Lavallière.
Le sorcier changea de visage: il avait reconnu, dès son entrée, le médecin pour l’un des témoins appelés à déposer contre lui dans l’affaire de la Maison verte, mais l’espoir que le temps aurait fait oublier ses traits à ce dernier l’avait d’abord rassuré: en se voyant découvert, il demeura un instant saisi, puis regarda autour de lui. La pièce n’avait d’autre issue que la fenêtre garnie de barreaux de fer, et la porte contre laquelle le médecin se tenait appuyé! Les lèvres de Jacques se serrèrent; il enfonça sa main dans la poche de sa veste.
—Monsieur le maire se trompe, dit-il d’une voix brève: et, en tous cas, il ne peut me retenir; il n’a point de mandat d’arrêt: qu’il me rende mon passe-port, et je quitte le pays.
—Vous n’êtes point seul ici? demanda Vorel en le regardant.
—Peut-être, reprit le Parisien; c’est une raison pour ne pas chercher à m’ostiner... Rendez-moi mon passe-port, mille noms!
—Il ne vous appartient pas, dit le médecin en le repliant.
—Ainsi, vous le gardez! s’écria Jacques dont l’œil devenait plus farouche.
Vorel fit un signe affirmatif.
—Et vous ne voulez pas me laisser passer?
—Non.
—Vous êtes décidé?
—Décidé.
Le Parisien tira brusquement un couteau de la poche de sa veste et voulut s’élancer vers le médecin; mais celui-ci, qui avait étendu la main dans le casier, lui présenta le bout d’un pistolet armé.
—Ah! tu joues toujours à ce jeu là, vaurien, dit-il d’un ton qui n’exprimait ni crainte ni colère; ton nouveau métier ne t’a pas fait renoncer à l’ancien.
—Ne me poussez pas à bout! dit le Parisien, qui avait reculé d’un pas et qui se tenait à demi replié sur lui-même, le couteau en arrière et comme prêt à l’attaque; j’ai juré de ne pas retourner au pré (bagne), et, si vous ne me laissez pas passer, il y aura du sang versé.
—Tu passeras, dit Vorel, mais à une condition.
—Laquelle?
—C’est que tu me rendras un service.
Le Parisien le regarda.
—Vous avez quelque ennemi? demanda-t-il en baissant la voix et d’un air d’intelligence.
Vorel posa un doigt sur ses lèvres, désarma son pistolet, et, rouvrant la porte, il fit signe à Jacques de le suivre au jardin.
XIV
Le sorcier.
Quelques heures après l’entrevue de Vorel et du Parisien, celui-ci descendit seul, à la tombée du jour, un des petits sentiers qui traversaient le fourré placé au sommet de la colline. Il s’arrêtait de temps en temps avec hésitation pour regarder autour de lui, puis reprenait sa route, comme s’il eût aperçu des signes indiquant la direction qu’il devait suivre. Cependant, il eût été difficile de rien remarquer, dans le taillis, qui pût servir de reconnaissance ou d’avertissement. Sauf quelques petites branches brisées çà et là par le vent, quelques touffes d’herbes arrachées par les chèvres qui s’échappaient parfois dans le fourré, rien ne pouvait y frapper l’œil le plus attentif. Ceux que nos guerres de chouannerie avaient initiés à ces mystères de la vie des bois auraient seuls observé peut-être que ces branches n’étaient point brisées à rencontre du vent, et que les touffes d’herbe se trouvaient arrachées seulement de loin en loin, là où Jacques changeait de direction.
Il fit d’assez longs détours, et la nuit était complétement venue lorsqu’il s’arrêta à la lisière du taillis, dans un endroit singulièrement sauvage. Plusieurs rochers ombragés de buissons rabougris, nés dans les fentes de la pierre, y étaient groupés de manière à présenter, de loin, l’apparence d’une tour en ruine; mais les ronces et les orties ne permettaient point de reconnaître si le centre de ce groupe formait un espace libre comme l’extérieur pouvait le faire supposer. Le problème offrait, du reste, assez peu d’intérêt pour que personne, dans le pays, n’eût songé à le résoudre, et l’on n’y connaissait guère les Grandes Mercs que pour les digitales et les épines blanches que les enfants allaient quelquefois y cueillir.
Cet amas de pierres servait pourtant de limites à la propriété de la mère Louis, et c’était là ce qui lui avait valu le nom de Mercs, employé par les Normands pour désigner les bornes qui séparent les héritages. Au-dessous commençaient les terres du Vrillet, dont les vergers s’étendaient jusqu’au groupe de rochers.
Jacques en fit deux fois le tour, afin de s’assurer qu’il était bien seul, puis se baissant pour examiner de plus près les arbustes qui bordaient les Grandes Mercs, il s’arrêta devant un buisson de houx dont une branche pendait brisée, plaça ses deux mains, réunies en porte-voix, devant sa bouche et fit entendre le cri du hibou, si longtemps employé comme signal parmi les chouans.
Aucun cri ne répondit, et il y eut un assez long intervalle avant que Jacques fît entendre de nouveau son appel.
Cette fois une sorte de glapissement qui rappelait imparfaitement celui du renard, retentit au milieu des ronces qui couvraient les Grandes Mercs; bientôt les broussailles s’agitèrent, et un petit chien griffon parut sous les branches d’un houx.
—Ah! c’est toi, Sapajou, dit Jacques à voix basse; eh bien! bonne bête, le juif ne sort donc pas de son trou?
Pour toute réponse, le chien fit entendre un léger grognement et rentra sous les buissons. Le Parisien le suivit en rampant sur les mains et sur le ventre jusqu’à ce qu’il eût atteint une sorte d’enceinte, d’environ dix pieds carrés, où l’attendait Moser.
Celui-ci portait un déguisement dont la forme étrange rappelait à la fois le costume de Méphistophélès et celui de Crispin. Il donnait à la grande taille de l’Alsacien quelque chose de si bouffon, que Jacques ne put s’empêcher de rire.
—Ah! tu es donc déjà en habit de bataille, toi? dit-il à voix basse et en regardant son compagnon de la tête aux pieds; tonnerre! sais-tu que c’est une vraie bonne fortune d’avoir soulevé la malle de ce cabotin de Caen; ça te va comme un gant.
—Bas frai? dit Moser, qui se redressa et avança avec une certaine fatuité ses jambes maigres qui flottaient dans le maillot noir; bas frai que j’ai l’air gomme y faut?
—Tu as l’air d’un grand bâton de cire à cacheter, répliqua le Parisien.
—Eh pien! ça leur fait beur! reprit le Juif avec une expression d’orgueil souriant; y m’brennent pour le tiable!... Eh! eh! eh! frai, ça m’amuse! d’autres fois, je m’hapille en pierrot, et y m’brennent pour un revenant; d’autres fois je me change en fagot...
—C’est bon, interrompit Jacques, dont la gaieté avait duré peu de temps; en voilà assez pour le quart d’heure...
—J’sais pien, dit Moser; puisque te foilà, y faut plus tonner de boudre aux pêtes, bour que t’aies l’air de jasser la maladie.
—Il s’agit bien de maladie, reprit le Parisien; la boutique est enfoncée, monsieur Jérusalem, il y a un gredin qui connaît nos couleurs.
—Pach!
—Si bien qu’il nous faut trousser bagage.
—Ah! mein godd! alors ma beine y sera berdue?... et ma boudre aussi!
—Oui.
—Mein Godd, mein Godd!... mais on beut bas même attendre... pour faire un beu de gommerce?
—Je te dis qu’il faut partir! seulement avant de filer nous travaillerons... dans l’ancien genre.
—Ah! et y aura cras?
—Pas trop: mais il faut que l’affaire se fasse... à moins que nous ne voulions être raccourcis.
—Faut bas, faut bas, interrompit gaiement Moser; on n’est jamais trop crand.
—Excepté quand il faut mettre les pantalons des autres! fit observer Jacques, en regardant le maillot de l’Alsacien, qui ne pouvait rejoindre la veste; du reste l’affaire en question n’est pas commode; il y aura des précautions à prendre. Et d’abord, dis-moi, tu es allé à la ferme des Motteux?
—Rien qu’une fois; y a là une betite, tu sais pien, celle que nous affons vue à l’hôtel des Étranchers; elle m’a regonnu et j’ai bas osé retourner.
—Mais il y a aussi une jeune dame de Paris.
—Ah! foui, matame Honorine? J’ai là une lettre bour elle.
—Une lettre, d’où te vient-elle?
—C’est une varce, reprit Moser en riant; une cholie varce. Imachine-toi que c’matin en refenant de faire ma tournée, je bassais près du vercher qui est là, plus pas, quand je fois un pourcheois qui sort du pois, tout toucement, tout toucement; il recarte s’y a bersonne, y gourt au bommier qui est au port du gemin et pouff! y chette une lettre dans le fieux tronc.
—Tiens!
—C’est ce que j’ai dit: diens! mais guand il a été barti, je me suis abroché du bommier.
—Et tu a pris la lettre?
—Chuste!
—Donne-la.
—Bourquoi faire, tu beux bas lire la nuit?
—Ah! c’est vrai, mais tu l’as lue, toi?
—Foui, foui; faut pien faire quéq’chosse bendant le jour; on beut pas touchours tormir?
—Eh bien! qu’est-ce qu’elle chante?
—Elle jante la romance: