← Retour

Lettres à Mademoiselle de Volland

16px
100%

Les dernières nouvelles qu'on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux... Il disait à sa femme: «Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l'équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l'opulence...» Et moi je pensais que pour un homme qui n'aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d'être pauvre ou riche. Pauvre, on s'expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l'espèce humaine, et l'on gagnerait son pain à la sueur de son front... Ce paradoxe tient à l'égalité que j'établis entre les conditions et au peu de différence que j'émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier... Si je suis sain d'esprit et de corps, si j'ai l'âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du feux, si j'évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m'appeller comme on voudra, milord ou sirrah: sirrah, en anglais, c'est un faquin en français, la qualité qu'un petit-maître en humeur donne à son valet... Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d'un autre; le reste n'est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s'en va, il importe si peu d'avoir été quelqu'un ou personne. Il ne faut à la fin qu'un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin... Dès le matin j'entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu'ils ont la bêche à la main, qu'ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule: à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais; ils chantent; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d'un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n'est ni plus mauvais ni meilleur que le mien... Vous avez éprouvé l'une et l'autre fortune: dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé?... Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m'a fui... Je suis descendu triste; j'ai entendu parler des misères publiques; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit; j'avais l'estomac chargé des aliments de la veille; je l'ai surchargé de la quantité de ceux que j'ai mangés; j'ai pris un bâton et j'ai marché pour les faire descendre et me soulager; je suis revenu m'asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. J'avais un ami dont je n'entendais point parler. J'étais loin d'une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n'est pas à compter parmi les enfants des hommes... C'est que tout s'acquitte; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n'est rien.

Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer un jour à la ville; je verrai donc cette amie que je regrettais; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n'entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain; et plus j'aurai senti le bonheur d'être à côté d'eux, plus je souffrirai de m'en séparer. C'est ainsi que tout va: tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera... J'aime ma Sophie; la tendresse que j'ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu'un malheur possible dans la nature; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m'écrire, qu'a-t-elle? serait-elle malade? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M'a-t-elle écrit, j'interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L'homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d'objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C'est le trésor de l'avare...

Mais je m'aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d'un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également; mais la couleur du sentiment n'est pas la même... On est allé à Charenton vous porter un volume de moi et chercher une ligne de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du messager. Amour et mauvaise digestion. J'ai beau dire: Ce coquin s'est amusé dans un cabaret; il n'a pu voir une couronne de lierre pendue à une porte sans entrer; je ne m'en crois pas moi-même. Qu'est-ce donc que cette raison qui siège là, que rien ne corrompt, qui m'accuse et qui absout mon valet? Est-ce qu'on est sage et fou dans un même instant?

Je n'ai presque rien fait aujourd'hui; la matinée s'est échappée je ne sais comment, et je vous écris un mot ce soir pour me raccommoder avec moi-même. Je n'aurai pas perdu la journée, si j'en ai employé un quart d'heure à causer avec vous. Adieu, ma Sophie! À demain au soir ou à lundi matin, s'il fait beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne m'oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. Présentez mon dévouement et mon respect à Mlle Boileau. Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c'est son projet.

Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon corridor. Il me semble qu'elle a de la voix. Adieu, mon amie! Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je donne. Je vous l'ai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens que je vous l'ai bien dit: il n'y a et il n'y aura jamais qu'une femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle? C'est ma Sophie; c'est elle qui pense à moi, mais qui ne m'écrit point. Car voilà mon messager revenu de Charenton sans lettres. J'ai de l'humeur; je vais me coucher de peur de gronder mal à propos et de mériter toutes les épithètes que je donnerais à mon valet; car, après tout, ce n'est pas sa faute, si l'on n'écrit point à Paris, et si cela me fâche.


XXVIII

Au Grandval, le 3 novembre 1759.

Les IL FAUT[38]

Il faut penser; sans quoi l'homme devient,
Malgré son âme, un franc cheval de somme.
Il faut aimer: c'est ce qui nous soutient,
Car sans aimer, il est triste d'être homme.

Il faut avoir un ami, qu'en tout temps,
Pour son bonheur on écoute, on consulte,
Qui sache rendre à notre âme en tumulte
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.

Il faut le soir un souper délectable,
Où l'on soit libre, où l'on puisse en repos
Goûter gaîment les bons mets, les bons mots,
Et sans être ivre il faut sortir de table.

Il faut la nuit dire tout ce qu'on sent
Au tendre objet que notre cœur adore;
Se réveiller pour en redire autant,
Se rendormir pour y songer encore.

Mes chers amis, convenez que voilà
Ce qui serait une assez douce vie.
Ah! dès le jour que j'aimai ma Sylvie,
Sans plus chercher, j'ai trouvé tout cela.

À la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez. Ces vers m'ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous, pour Mme Le Gendre et pour madame votre mère. J'ai vu la réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce qui manquait à ma peine! Il serait bien plus simple de me dire: Le sentiment que j'avais est usé; j'ai pesé la peine et le plaisir ... et le plaisir m'a paru léger; comme je n'aimais plus, j'ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours. Et j'entendrais tout cela bien mieux que: je ne veux point le gêner, je ne veux point l'être, je n'empêche point qu'il saisisse l'amusement qui se présente, et j'espère qu'il approuvera que je le cherche. On a tant d'indulgence quand on n'a plus d'amour! Avec l'habitude que vous avez de regarder au fond de votre âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l'habitude de dire ce que vous voyez, c'est ainsi que vous auriez dû me parler. Si vous saviez le mal que vous m'avez fait!... Mais quand vous le sauriez, qu'est-ce que cela vous ferait? Je ne rappellerais point en vous des sentiments qui n'y sont plus, et j'éloignerais peut-être une vérité qu'il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi vrai, n'est-ce pas que vous n'aimez plus?


XXIX

À Paris, le 15 janvier 1760.

Il est neuf heures sonnées. Je perds l'espérance de vous voir. J'ai lu toutes les lettres de notre sœur, qui m'ont fait grand plaisir. Voilà un griffonnage qu'elles m'ont suggéré. Vous le lui enverrez, si vous croyez qu'il en vaille la peine. Je m'en retournerai donc sans vous avoir embrassée; je remporterai l'envie de vous faire une petite caresse. Il y a cependant longtemps que je l'ai, cette envie, et qu'elle me peine. Adieu, portez-vous bien, aimez-moi comme je vous aime. Je ne sais quand je vous verrai. Demain, j'ai un rendez-vous d'affaires à six heures du soir. Dimanche je vais dîner à l'École militaire où je devais dîner jeudi; mais nous en fûmes rappelés dans la matinée par l'accouchement de Mme d'Holbach, qui nous a donné une petite créature un mois plus tôt qu'elle n'était attendue. Lundi je suis invité, je ne sais où, à une représentation d'une tragédie de M. de Ximènes[39]. Grimm exige que j'aille avec lui. Je ferai de mon mieux pour vous apercevoir dans cet intervalle; mais de quoi me plains-je? Depuis un mois fais-je autre chose que de vous apercevoir? Cela me parai dur. Je ne me fais point, je ne me ferai jamais à l'austérité de ce régime. Pour le coup, votre mère a trouvé le secret de nous désespérer. Je m'en console un peu en imaginant qu'elle ne s'en doute pas. Bonsoir, bonsoir, voilà dix heures à votre pendule, c'est-à-dire neuf heures et demie au moins par toute terre.


XXX

À Paris, le 1er juillet 1760.

Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je vous ai vue; mais ce temps m'a bien duré! Je ne sais pas précisément ce que j'ai fait; si j'avais fait quelque chose qui m'eût intéressé, je m'en souviendrais. Je venais passer aujourd'hui la journée avec vous. Il était environ cinq heures; vous veniez de sortir; vous étiez toutes allées à Spartacus[40]. Quand vous ne m'auriez pas attendu, cette pièce ne vous aura pas fait grand plaisir; on n'y est ni transporté d'admiration, ni ému d'une commisération forte, ni touché d'horreur. On ne sait pour qui s'intéresser. Ce n'est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour Noricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. Il ne court aucun péril. Il y a des événements, mais ils ne sont pas enchaînés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spartacus; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer; on prend la fille de Crassus. Le poëte pouvait tout aussi bien commencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s'est privé des seules sources de pathétique qu'il pouvait avoir. Lorsqu'il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. Faire revenir le consul comme père d'Émilie et comme député du sénat, c'est une espèce de pléonasme déplaisant. La fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un camp. Il eût fallu bien du génie pour pallier l'indécence de cette action. N'est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve sa fille à l'entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris? Et cette fille qu'on vient de prendre à la fin du premier acte et qui n'en est non plus émue au commencement du second que si elle était en sûreté dans Rome! Je trouve qu'il n'y a point de jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails; le seul moment où l'on soit affecté, c'est celui où Spartacus demande pardon à Noricus de l'injure qu'il lui a faite. Mais à quoi cela tient-il? Qu'est-ce que cela fait à l'action? Il y a du mérite à avoir imaginé la déclaration d'Émilie à Spartacus. Le dénoûment a déplu, parce que c'est, je crois, une imitation de la mort d'Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu'on cherche son dénoûment dans l'histoire. Alors il est impossible qu'il soit faux: mais il ne faut pas que le spectateur s'aperçoive de cet emprunt. Il se rappelle le trait historique, et il n'est plus étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des Romains, dont le commencement m'a paru dialogué: c'est l'endroit où Spartacus répond à l'offre qu'on lui fait d'une place au sénat:

Au temps des Scipions j'aurais pu l'accepter.

Vous venez me proposer des conditions: c'est, ce me semble, prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat? C'est à moi de décider s'il doit encore y avoir un sénat ou non. Le poëte a beaucoup travaillé; mais il n'avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous dirais encore là-dessus beaucoup d'autres choses, mais vous les aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa fille avant Spartacus? Croyez-vous que cette scène n'eût pas été très-intéressante? Le poëte a tout sacrifié au rôle de Spartacus; et, en cela, il a bien fait; mais il ne s'est pas aperçu que ce n'était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu'il vous plaira.

J'avais espéré que vous n'entendriez pas la petite pièce; mais je vois que je nie suis trompé. Je ne vous verrai donc qu'un instant. Bonsoir, mon amie. J'ai encore eu de la tracasserie d'auteur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. Imaginez qu'avant-hier, au moment que j'étais incertain si j'irais dîner chez le Baron où je n'ai pas paru depuis quinze jours, ou au Jardin du Roi où j'étais invité avec mon évêque, Le Breton m'a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu'à onze heures du soir. C'est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l'Académie sont revenus sur leur premier jugement; ils s'étaient arraché les yeux à l'Académie; ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu'ils auront fait aujourd'hui. Cela m'ennuie beaucoup, presque autant que de vous attendre après avoir été longtemps sans vous voir. J'espère vous voir et vous aimer demain un petit moment dans la matinée; je serais trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec vous un petit reste de soirée; mais si je quitte le Baron, comment prendra-t-il cela? Ô la sotte vie que je mène! À quoi me sert donc d'aimer et d'être aimé? Mlle Clairet m'a dit que madame votre mère était malade, et moi j'ai demandé tout de suite: Et mademoiselle? Qu'elle avait eu l'estomac dérangé, et j'ai ajouté: Et mademoiselle[41]? Mais j'entends une voiture. Dieu veuille que ce soit la vôtre! Il est neuf heures sonnées, et je meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du monde. C'est mercredi qu'il fallait y aller. Nous y étions, Grimm, et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette; mais je n'y voyais point ce que j'y cherchais.


XXXI

À Paris, le 2 août 1760.

Je conçois, mon amie, qu'il n'y a aucune espérance de vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j'avais été invité, la semaine passée, par le comte Oginski[42] à l'entendre jouer de la harpe; ce qui se fit hier en secret; nous n'étions que Mlle d'Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point cet instrument. C'est un des premiers que les hommes ont dû inventer. Rien n'est plus simple que des cordes tendues entre trois morceaux de bois. Le comte enjoué d'une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l'extrême facilité qu'il a, qu'il exécute les morceaux les plus difficiles. La harpe me plaît; elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte, mais moins pathétique que la mandore; c'est peut-être que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n'a pas encore le goût des chants tendres et touchants, et malheureusement ce sont les seuls qui m'émeuvent, m'agitent et m'enlèvent à moi-même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois jusqu'à dix. À dix survinrent les acteurs différents d'un concert arrangé qui a duré jusqu'à trois heures du matin. Vous vous doutez bien que je ne restai pas. J'étais couché entre dix et onze. Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne vous trouve pas. Cela me fâche un peu; mais qu'y faire? Demain je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. Bonsoir, ma tendre amie. À demain. J'aime à croire que vous n'avez point été indisposée; j'ai bien des choses à vous dire; n'oubliez pas de m'en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous à l'heure qu'il est, qu'il ne fait plus de jour pour écrire ni apparemment pour choisir des étoiles?


XXXII

Paris, le 31 août 1760.

Voici ma quatrième. La première m'a fort inquiété. J'ai cru qu'elle avait été interceptée, et par qui encore? Vous l'avez reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, à l'adresse de M. de M***; l'une sous le contre-seing de M. de Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais de m'indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné; l'autre tout simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, Damilaville[43] m'envoya vos numéros 4 et 5. Croyez-vous que, par le besoin que j'ai d'entendre parler de vous, je ne conçoive pas tout celui que vous avez d'entendre parler de moi? Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n'étaient pas pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n'aimerais pas assez. Mais, puisqu'il est si doux pour nous de nous écrire, puisque c'est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pendant deux mois au moins, tâchons, s'il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous vous êtes servie alternativement de l'adresse de M. Grimm et de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. L'intervalle est honnête, du cul-de-sac de l'Orangerie à la porte Saint-Bernard; cependant je ne regrette jamais mes pas, et si quelquefois je me sens fatigué, c'est quand je reviens les mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu'il vaut mieux s'en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Damilaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu'il serait heureux là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son adresse! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, et ce petit voyage les retarder pour moi d'un ou de deux jours; or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien? Point de mal au sein? Plus d'enflure aux jambes, plus de lassitude? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J'espère, moi, que j'en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l'histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d'y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs; j'y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j'espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins toute l'importance que vous ambitionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu'il y a ici un enfant de cinq ans au plus qu'on promène de maison en maison, d'Académie en Académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveille et qui a une force de jugement peu commune: vous en jugerez par sa réponse à M. l'évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d'entretien, prit une pêche et lui dit: «Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où est Dieu.— Et moi, monseigneur, lui répondit l'enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n'est pas.» Je serais désolé que ce prodige m'appartînt; cela sera, à l'âge de quinze ans, mort ou stupide.

D'Alembert a prononcé, à la clôture de l'Académie française, un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des autres[44]. On m'a dit que l'Iliade et l'Énéide y étaient traitées d'ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la Henriade préconisées comme les deux seuls poëmes épiques qu'on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, las d'entendre vanter Racine, qu'il ne connaissait que de réputation, se résolut enfin à le lire. À la fin de la première scène de Psyché[45]: «Eh bien, dit-il, qu'est-ce que cela prouve?»

Il paraît une Épître de Satan et de Voltaire[46]. Je ne vous en dis rien; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le marquis de Ximènes me tient parole, j'espère vous faire passer, acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tancrède[47]. Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me conforme à vos intentions; il ne tiendra pas à moi qu'on ne vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus de l'histoire de mon cœur que quand les anecdotes de la ville me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime; mais je ne saurais; ne m'en sachez point de gré, c'est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, que vous m'occupez sans cesse, que vous me manquez à tout moment, que l'idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu. Si d'abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c'est vous; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c'est où vous étiez; si je suis avec des gens aimables et que je sente l'ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c'est que je n'ai plus l'espérance de vous voir un moment, et que c'était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n'êtes pas digne seulement de savoir ceci que j'avais bien résolu de vous celer. Ma mie, n'allez pas au moins avoir la bêtise de prendre une plaisanterie au sérieux. Vous m'êtes chère, et si vous imaginez quelque moyen d'abréger l'éternité de votre campagne, apprenez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais vous assoupir d'un sommeil de deux mois, je le ferais d'autant plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil supposerait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si vous avez reçu mes lettres; dites-moi comment je vous enverrai votre boîte. Adieu.


XXXIII

Paris, le 2 septembre 1760.

J'attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures: on a ouvert ici les dépêches; et il n'y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense? La curiosité, la méchanceté, l'infidélité, des contre-temps, que sais-je? quoi encore? Tout s'oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l'unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire! Je vous ai envoyé l'Épître du Diable; je vous envoie Tancrède, qu'on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m'oubliez jamais auprès d'elle, ni auprès de madame votre mère.

Je reçois à présent le numéro 7, et je n'apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous; il ne m'est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j'aie ressenties. Je n'ai point écrit à Châlons: votre mère avait dit en ma présence qu'elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J'ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu'on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu'on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu'on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière: n'y a-t-il pas assez longtemps qu'on abuse de vous? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l'estime vous inspirerait; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n'eût pas été autant à blâmer que l'inadvertance ou la dureté des autres? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur; cela est fort bien; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance: Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu'on la déplaçât de son lit? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.

Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m'excuser auprès de lui? Croiriez-vous bien que je n'ai pas encore répondu à sa confiance? Je le ferai; mais il faut que j'aie la tête plus libre; et puis, je serai vrai: mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.

Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez; et croyez-vous qu'on soit mieux ici? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n'êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n'aurais rien à désirer où je suis, si j'y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d'oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n'avons jamais eu d'autres torts que d'avoir remarqué leurs sottises!

Il n'y a plus d'apparence que je reprenne mon journal: il vaut mieux que je l'achève ici en quatre mots. J'ai vu d'Argental, qui m'a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille[48]. J'ai dîné avec l'abbé Sallier[49], chez moi; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l'abbé un mot assez plaisant. Mme d'Épinay et M. Grimm sont venus aujourd'hui à Paris. Le projet était d'assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s'en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d'aller au Grandval; pour moi, je resterai: on désespère de m'avoir, et je ne m'engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n'espérais; mes collègues me font enrager par leurs lenteurs.

Adieu, ma tendre amie, vous me rendez justice; tout ce qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments; ils sont à l'épreuve du temps et des événements. Quand mon estime croît pour vous de jour en jour, dites, est-il possible que ma tendresse diminue? Je disais autrefois à une femme que j'aimais et en qui je découvrais des défauts[50]: «Madame, prenez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur; il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus; si vous n'êtes plus celle qui m'engageait malgré moi, je cesserai d'être ce que je suis.» Si j'avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci: Plus je vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s'embellit à mes yeux, plus je l'aime, plus elle m'attache; et puis il y a bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur est faux. Patience, chère amie, patience; ils reviendront, ces moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de prononcer au fond de votre cœur que les faveurs d'une honnête femme sont toujours précieuses, et que c'est elle dont les charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le jour de la naissance du joli enfant. Que n'est-il de vous! Adieu encore une fois.


XXXIV

Paris, le 5 septembre 1760.

Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me viennent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s'est fait? Dites-moi de votre santé ce qu'il vous plaira, je n'y saurais avoir de foi; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et que vous n'avez pas assez de voix pour lire haut? Ne craignez rien de Damilaville, c'est un homme qui fait tout bien. Continuez de vous servir de cette voie; mais rassurez-moi sur votre M. Gillet. Je n'ai pas encore été à portée de faire entendre à M. Bucheley qu'il avait été joué par ses collègues; cela se fera. Je suis charmé que la situation de M. Desmarets ne soit pas aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J'ai voulu vous faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui l'estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu'ils ont peu de temps à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s'en vont et les méchants qui restent. Prenez garde à vous.

Voici un si que je n'entends pas; il vient à la suite des soins que votre sœur a pris de vous; achevez-moi cette phrase sans dissimuler.

Il y avait un temps infini que je n'avais vu ni Mme d'Épinay ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir Tancrède, et Mme d'Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a voulu que j'assistasse à l'opération le matin; et la complaisance m'a conduit au spectacle l'après-midi. Je vous entretiendrai de cela, si j'en ai le temps.

Je n'ai plus d'idée ni des Fastes, ni des Tristes, ni des Héroïdes d'Ovide; quant à ses Métamorphoses, elles m'ont toujours fait plaisir; il y a du feu, de l'imagination, de la passion, et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d'Ajax et d'Ulysse pour les armes d'Achille; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n'auraient pas mieux fait. C'est aussi une belle chose que la tête d'Orphée portée sur les flots de l'Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d'Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d'harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire? Un beau morceau d'éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m'enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d'honnêteté me touche et me transporte.

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J'étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m'invita à souper chez lui, j'acceptai; je suis un glouton; je mangeai une tourte entière; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m'en retournai; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l'œil. J'eus l'indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé: le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j'en ai jugé. C'est un ouvrage fondé sur la pointe d'une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid; cependant on y conçoit le germe d'un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j'aie jamais vues: c'est une suite de tableaux grands et pathétiques; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C'est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s'assied; il faut y être pour concevoir l'effet de cette situation; et puis imaginez quarante personnes sur la scène: Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d'action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c'est que le cinquième; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j'aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n'aurait plus été une tragédie; et Grimm lui répondit: «Qu'est-ce que cela fait?» Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n'aime pas qu'on cherche la mort, parce qu'on s'est attaché à une infidèle; il médisait: «Si vous aimiez, et qu'on vous trompât, que feriez-vous?—D'abord, lui répondis-je, j'aurais bien de la peine à le croire: quand j'en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d'une campagne, et que j'irais attendre là ou la fin de ma vie ou l'oubli de l'injure qu'on m'aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous: heureusement, pour la conservation de l'espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C'est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m'emporte. Je me dis à moi-même: Je cesserais de souffrir; et au bout de quelques années (et c'est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s'en entretenir et à me pleurer.

Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes[51]. On l'attribue à M. de Saint-Lambert; c'est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n'y a eu ici qu'un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux: «Vous voyez, mon cher, que j'ai fait bon usage des préceptes de votre ami»; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n'irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français[52]. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme; c'est un sentiment que rien ne peut affaiblir; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d'accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c'est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance? Quelle comparaison entre le transport passé et l'ivresse présente? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu'au 5 septembre. Que le temps me dure! Adieu.


XXXV

Le 10 septembre 1760.

N'imaginez point cela, ma chère amie, ce n'est ni la faute des postes, ni la mienne; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez; et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m'eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d'une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui taisaient que pitié, parce qu'il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir; quand je reviens de sang-froid sur ce qu'ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers: Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades: il faut ou se renfermer, ou s'attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l'on se promène quand il fait du vent.

Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir; j'en avais fait une promesse solennelle; mais le moyen de fuir devant le mot que j'attendais dimanche? Je restai. Le mot vint; j'y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l'on ne m'espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J'ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir; nous eûmes deux heures d'inquiétude; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu'il ne lui fût arrivé quelque chose: nous voilà trois pour jusqu'à lundi prochain. Que fais-je? que font-ils? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d'échecs; après la partie d'échecs, la promenade; après la promenade, la retraite; après la retraite, la conversation; après la conversation, le souper; après le souper, encore un peu de conversation; et c'est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l'on se sera amusé et occupé, où l'on aura pensé, où l'on se sera instruit, estimé et aimé, et où l'on se sera dit: Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu'il survienne un contre-temps qui la gâte. J'avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais: Quel plaisir elle aura dans cet endroit! Elle n'entendra jamais cet Eh bien! mon père? sans fondre en larmes. J'unissais mes sensations aux vôtres; j'étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun; et voilà que vous n'avez pas encore reçu cet envoi.

Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu'on désespère d'arrêter.

Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin! le matin! ah! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne; mais il me vient, malgré que j'en aie, des soupçons d'infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient que par quelque grand intérêt qu'on a rarement. Si je vous en ai écrit bien d'autres? en doutez-vous? Vous en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent? Mon rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y pouvez compter.

Ce que je pense de cette épître[53]? que c'est un tissu d'atrocités écrites avec facilité. À la place de Voltaire, vous en sentiriez toute la platitude; mais vous en seriez mortifiée. Il y a par-ci et par-là des reproches qu'on n'entend pas de sang-froid. Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. Qui est-ce qui les lit? et puis l'idole est si décriée! Les enfants lui crachent au visage.

M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais; je ne l'ai point vu et je me le reproche; c'est un très-galant homme qui se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.

Vous l'aurez incessamment, votre boîte; mais que je sache à qui je l'adresserai.

Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en prie, cela me fait du mal; je ne sais pas pourquoi, mais cela est.

J'ai passé la journée du samedi à mettre un peu d'ordre dans mon coffret. J'ai emporté ici la Religieuse, que j'avancerai, si j'en ai le temps. J'y trouverai le Joueur, qu'ils m'exhortent tous à ajuster à nos mœurs. C'est une grande affaire. M. Grimm l'a lu enfin, et il en est transporté.

Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et Mme d'Houdetot. M. de Saint-Lambert est un homme d'un sens exquis; on n'a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que Mme d'Houdetot. Ces heures-là se sont échappées. Mme d'Houdetot me disait, à propos d'une tête de Platon que j'ai donnée pour une tête de Sapho, que j'étais bien vieux et qu'à dix-huit ans je n'aurais pas fait cet échange-là.

Ma sœur garde le silence avec moi; elle est honteuse ou fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu'elle boude? Mme Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu'elle serre. On crie tous les jours aux oreilles de l'abbé convalescent que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus; il faut espérer qu'il rougira d'en user mal avec elle, du moins jusqu'à ce que les services rendus soient assez éloignés pour que l'humeur puisse se montrer sans l'ingratitude.

Mes collègues[54] me font sécher; ils ne me rendent rien, et je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous a-t-il écrit? Ira-t-il, n'ira-t-il pas à Isle? Est-ce que vous n'avez pas encore vu l'abbé Dumoncet? Le général et le procureur de son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un procès qui les déshonore. J'aurais une infinité de choses à vous dire de Grimm, de Mme d'Épinay, de Saurin, du Baron, de Damilaville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire; mais je n'en ai ni le temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des satires du jour, revu, corrigé et augmenté[55]; je vous l'enverrai aussitôt que nous l'aurons. Je n'ai point encore vu Mlle Boileau. Je rencontrai hier dans nos jardins M. l'échevin, qui me dit qu'elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous fais de mes instants prouve bien que je sens tout l'intérêt que vous prenez à moi; mais il ne montre pas autant celui que je prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu'il vous plaira, et craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu'il est. Adieu.


XXXVI

15 septembre 1760.

C'était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. J'avais résolu d'aller à Paris passer la journée; mais M. Grimm et Mme d'Épinay m'arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de mes amis se couvrir et leurs visages s'allonger, il n'y a répugnance qui tienne et l'on fait de moi ce qu'on veut.

Dès le samedi au soir, les marchands forains s'étaient établis dans l'avenue, sous de grandes toiles tendues d'arbre en arbre. Le matin, les habitants des environs s'y étaient rassemblés; on entendait des violons; l'après-midi on jouait, on buvait, on chantait, on dansait, c'était une foule mêlée de jeunes paysannes proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau de paille sur la tête et l'écuyer sous le bras. Sur les dix heures les hommes du château étaient montes en calèche, et s'en étaient allés dans la plaine. À midi, M. de Villeneuve[56] arriva.

Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.

Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre et Mme d'Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.

Un dessinateur assis plus bas, sur un placet[57], faisait son profil au crayon. Il est charmant, ce profil; il n'y a point de femme qui ne fût tentée de voir s'il ressemble[58].

M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée.

Je jouais aux échecs avec Mme d'Houdetot.

La vieille et bonne Mme d'Esclavelles, mère de Mme d'Épinay, avait autour d'elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.

Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, l'une à la main, l'autre au tambour.

Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.

M. de Villeneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d'Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j'ai même conçu qu'il avait quelque tort avec elle.

L'heure du dîner vint. Au milieu de la table était d'un côté Mme d'Épinay et de l'autre M. de Villeneuve; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces; ah! mes amies, quelles glaces! c'est là qu'il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.

Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c'était Émilie à quinze ans. Les applaudissements qui s'élevèrent autour d'elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. On la fit chanter; et elle chanta une chanson qui disait à peu près:

Je cède au penchant qui m'entraîne;
Je ne puis conserver mon cœur.

Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c'était un ange, et qu'il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve: Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là? Il est si bien. Mais nous n'avons pas, M. de Villeneuve et moi, les mêmes principes. S'il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait assez à les instruire; il dit que c'est un autre genre de beauté.

Il était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de Mme votre mère, de Mme Le Gendre. Il m'apprit qu'il avait passé trois mois à la campagne où vous êtes. «Trois mois, c'est bien plus de temps qu'il n'en faut pour devenir fou de Mme Le Gendre.—Il est vrai, mais elle se communique si peu!—Je ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu'elle.—Elle a raison.—Mme Volland... est une femme d'un mérite rare.—Et sa fille aînée...—Elle a de l'esprit comme un démon.Elle a beaucoup d'esprit; mais c'est sa franchise surtout qui me plaît. Je gagerais presque qu'elle n'a pas fait un mensonge volontaire depuis qu'elle a l'âge de raison.»

Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit entrer les violons et l'on dansa jusqu'à dix; on sortit de table à minuit; à deux heures au plus tard nous étions tous retirés; et la journée se passa sans l'ennui que j'en redoutais. Cependant si j'avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville m'aurait remise et que j'attends encore, m'aurait fait plus de plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu'un me l'apportera dans le jour; ou qu'au pis-aller M. Grimm, qui part, me l'enverra ce soir.

Où êtes-vous? Est-ce à Châlons? M'oubliez-vous là dans le tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur? Madame, ménagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue.

Combien de temps resterez-vous encore à Châlons? Si par hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle?

Eh bien, ils se sont vus? Que se sont-ils dit? De quoi sont-ils convenus? Je vous avais priée d'excuser mon silence auprès de lui; y aurez-vous pensé?

Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère. Ne m'oubliez pas auprès de M. Le Gendre.

J'ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S..., et il m'a répondu qu'il se portait à merveille et qu'il attendait madame sur la fin d'octobre. Je lui disais de Mm B... «Il faut convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un enfant à cette petite femme qui n'a qu'un souffle de vie! cette aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant.» Cependant il me regardait avec attention; mais j'étais du sérieux le plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu'il s'y est trompé, et qu'il en a ri.

Le Baron dut arriver hier soir à Paris; et nous pourrions l'avoir à dîner aujourd'hui. S'il nous restait jusqu'à mercredi, je m'en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et vos lettres, toujours adressées à Damilaville, me parviendront sûrement au Grandval.

J'ai vu toute la famille d'Épinay. Avec quelques différences dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités communes. M. d'Épinay est l'affabilité même. Ce sera un jour bien triste pour Grimm et pour son amie que celui qui m'en séparera. Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les circonstances; votre absence a tout mis de niveau; je porte partout sur la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui m'étouffe quelquefois. Ô mon amie! si vous souffriez seulement la moitié de mon ennui, vous n'y résisteriez pas. Si c'est votre retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous? Lorsque Daphnis revit sa Chloé, après un long et cruel hiver qui les avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quelque enchantement je vous retrouvais tout à coup à côté de moi, il y a des moments où j'en pourrais mourir de joie. Il est sûr que je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m'arrêter. Je me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu'à ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j'eusse recouvré la force de m'éloigner pour vous regarder. Je vous regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler: je ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à mes yeux, à mon cœur. J'éprouve, à vous entretenir de ce moment et à l'imaginer, un frissonnement dans toutes les parties de mon corps, et presque la défaillance. Ah! chère amie, combien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous serons rendus l'un à l'autre!

N'êtes-vous pas une cruelle femme? Si j'étais à côté de vous, je crois...—Eh bien! que feriez-vous?—Je devrais vous gronder, et je vous baiserais... Imaginez que ma dernière est à Châlons contre-signée Courteilles (c'est encore un paquet), et que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n'auriez entendu parler de moi, si M. Grimm n'avait été arrêté par l'envie d'entendre encore notre petite clavecinière; d'où il est arrivé qu'il est parti tard, que j'ai reçu votre douzième, que je lui ai recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d'enveloppe et d'adresse, s'en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces fautes-là, je vous en prie. Eh bien! vous ne me dites rien, ni du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir.


XXXVII

17 septembre 1760.

Je vous écris à la hâte; un de nos peintres s'en retourne dans un quart d'heure, et il faut qu'il se charge de ce billet pour l'hôtel de Clermont-Tonnerre. J'y renferme un mot de grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l'arrangement qui s'est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J'avais ployé toutes vos lettres sur mon bureau, j'allais répondre à ce que je pouvais avoir laissé en arrière; mais depuis cinq ou six jours cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée lorsqu'on pourrait disposer d'un moment.

Il vient de m'arriver un petit accident. J'étais allé me promener autour d'une grande pièce d'eau sur laquelle il y a des cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu'aussitôt qu'on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m'amusais à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur empire, aussitôt je leur apparaissais à l'autre. Pour cet effet il fallait que je courusse de toute ma vitesse; ainsi faisais-je, lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer qui servait de clef à ces ouvertures qu'on pratique dans le voisinage des eaux renfermées et que l'on appelle des regards. Le choc a été si violent que l'angle de la barre a coupé en deux, ou peu s'en faut, la boucle de mon souliers; j'ai eu le cou-de-pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m'a pas empêché de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoufle, la jambe étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de repos pour me peindre; on refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d'appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu'un qui médite. Je médite en effet sur cette toile; j'y vis, j'y respire, j'y suis animé; la pensée paraît à travers le front. On peint Mme d'Épinay en regard avec moi; c'est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l'un sur l'autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté; ses longs cheveux noirs relevés d'un ruban qui lui ceint le front; quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge; les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à Paris; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici jusqu'à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira le mardi à Versailles; Mme d'Épinay, le lundi au Grandval; moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment où Saurin en partait pour aller à Montigny chez M. Trudaine; nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous prétexte de me donner des conseils sur le danger qu'il y a à regarder de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration très-fine à Mme d'Épinay. Cela l'a rendue d'abord un peu soucieuse. Son souci a fait le sujet d'une de nos conversations, ou de plusieurs excellents propos qu'elle m'a tenus, je n'en ai retenu qu'un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui disais, comme m'avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour que je lui conseillais d'arrêter tout de suite celui qu'on ne voulait point engager, qu'on s'exposait à un ridicule quand on refusait des avances qu'on pouvait nier et qui n'avaient point été faites; elle me répondit qu'il valait mieux s'exposer à un ridicule que de compromettre le bonheur d'un honnête homme. Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l'entendrez. Adieu, ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sentiments les plus tendres sont pour vous; mes sentiments les plus respectueux pour Mme Le Gendre.

P. S. On m'obsède, et je ne sais ce que j'écris. Je ne perdrai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n'avez point encore reçues, l'explication d'un si suivi de plusieurs points; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que Mme Le Gendre est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extravagant, si injuste, si jaloux; vous m'en dites tant de bien; vous souffrez si impatiemment qu'on lui remarque quelque défaut, que...je n'ose achever! Je suis honteux de ce qui se passe en moi; mais je ne saurais l'empêcher. Madame votre mère prétend que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu'elle vous aime beaucoup. Adieu! je suis fou. Voudriez-vous que je ne le fusse pas? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce triste mot?


XXXVIII

Le .. septembre 1760.

J'éprouve le même ennui que vous. L'abbé Galiani vient d'arriver. Ses contes ne m'amusent plus comme auparavant; j'étais mieux entre M. Grimm et son amie. Grimm a un peu déplu à Mme d'Épinay; il ne désapprouvait pas assez le propos d'un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait qu'il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis, mais que c'était une duperie d'en user mieux avec les autres qu'ils n'en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi, qu'il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinction. L'abbé Galiani m'a beaucoup déplu, à moi, en confessant qu'il n'avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son père, de ses frères, de ses sœurs, de ses maîtresses ne lui avait pas coûté une larme. Il m'a paru que cet aveu n'avait pas moins choqué Mme d'Épinay.

M. de Saint-Gény a la poitrine faible, et il est assujetti à un travail de bureau qui le tuera. Voilà tout. Le si dont je vous parle n'est point un doute; il ressemble plutôt à un souhait: c'est la suite d'un grand éloge de votre sœur. Ne m'exhortez plus à la sobriété; depuis plusieurs jours, je mange très-peu. Le Discours sur la Satire des philosophes n'est pas de M. de Saint-Lambert, ni l'Épître de Satan à Voltaire de Palissot, mais d'un M. de Rességuier, qui s'est fait mettre à la Bastille, il y a quelques années, pour des vers très-violents et très-bien faits contre le roi et Mme de Pompadour[59]. C'est l'abbé d'Olivet qui a été l'éditeur de cette mauvaise Épître, et M. de Pompignan le censeur. On a découvert cela par les femmes.

Votre jeune mariée de Sandrin est une folle. On disait hier au soir deux choses qui m'ont frappé. La première, c'est qu'assez communément à l'âge de dix-huit ans, temps fixé pour les vœux religieux, les jeunes personnes des deux sexes tombaient dans une mélancolie profonde. La seconde qu'on ne savait tendrement aimer que dans les contrées superstitieuses. J'aurais décidé comme la Sorbonne. Me voilà revenu à cette tirade de votre sœur contre les hommes ou plutôt contre moi. Le correctif qui la termine ne signifie rien. La politesse excepte toujours celui à qui l'on parle; mais la sottise serait à se tenir pour excepté. Cette femme est injuste et vaine. Il lui faudrait un amant; il faudrait que cet amant fût parfait, il faudrait qu'il lui fût entièrement dévoué, et il faudrait qu'il se trouvât suffisamment récompensé de l'honneur de la servir. La religion exige moins de nous.

Nous avons eu ici les quatre sœurs, toutes charmantes, mais surtout Jeannette. C'est celle qui chante, qui peint et qui joue du clavecin comme un ange! Je voudrais que vous la vissiez. On peut avoir vu au clavecin autant et plus de talent, mais rarement autant d'innocence et de modestie. On la regarde avec plus de plaisir encore qu'on ne l'entend. Mais ce qui passe, c'est l'indifférence pour les éloges que ses talents lui méritent. On dirait qu'elle se prise au dedans d'elle-même de quelque qualité secrète qu'on ignore et qui mériterait bien autrement l'admiration. C'est comme une belle femme qui porte une grande âme et qu'on loue de sa beauté. Elle vous remercie d'une manière si froide, si dédaigneuse! C'est comme si elle nous disait: Vous vous en tenez à l'écorce; ce n'est pas cela. Je gage que si vous lisez cet endroit à votre sœur, elle s'y reconnaîtra. Cette femme est vaine, vous dis-je; j'avouerai cependant que cela lui ressemble un peu et que je ne saurais me le dissimuler. Qu'elle dise de Philémon et de Baucis ce qu'il lui plaira; je lui prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencontraient plus souvent.

Gardez-vous bien de juger mon ami d'après les apparences. Je ne saurais accepter la préférence que vous m'accordez sur lui.

Vous vouliez donc qu'Aménaïde et Tancrède fussent heureux. Eh bien! écoutez. J'ai soutenu à Saurin que cela devait être, et que le cinquième acte, comme le poëte l'a fait, était à contresens. Grimm pensa avec moi qu'on aurait pu arracher du spectateur des larmes de joie, comme on lui en a fait répandre de tristesse. Le Joueur est entre les mains de M. d'Argental, qui en a désiré la lecture; nous verrons ce qu'il en dira. Je ne crois pas que les changements que notre goût présent exige fussent aussi considérables que vous l'imaginez. Voilà le spectateur bien préparé à celui des décorations.

Dieu soit loué! mes lettres vous parviennent, et les dates doivent vous reprocher la tracasserie que vous m'avez faite avec Mme Le Gendre, que vous servez selon son esprit, en lui donnant occasion dédire du mal de moi, et de m'envelopper dans la classe nombreuse de ceux qu'elle a juste raison de mépriser. Il est vrai qu'à la suite d'une page d'invectives adressées à tous, il vient un petit mot qui me sépare; mais quel effet a ce petit mot froid, après la chaleur d'une longue déclamation? Il reste au fond du cœur que c'est ainsi que sont les hommes, et j'en suis un. En attendant que vous sachiez si vous irez ou non à Châlons, je vous écrirai toujours par Vitry.

Mme d'Épinay reçoit des lettres charmantes de M. de Voltaire. Il disait, dans une des dernières, que le diable avait assisté à la première représentation de Tancrède sous la figure de Fréron, et qu'on l'avait reconnu à une larme qui lui était tombée des loges sur le bout du nez, et qui avait fait pish, comme sur un fer chaud[60].

Je ne fais rien; j'ai l'âme malade et le pied brisé. Le portrait de Mme d'Épinay est achevé; elle est représentée la poitrine à demi nue; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front; la bouche entr'ouverte; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C'est l'image de la tendresse et de la volupté.

Nous avons eu aujourd'hui à dîner une femme en homme. C'est une Mme Gondoin, jolie comme un cœur. J'étais assis à côté d'elle, et nous avons beaucoup causé. J'ai cru qu'elle mourrait de rire d'un mot naïf que j'ai dit à notre curé, qui est un des plus gros garçons qui se voient: c'est qu'on pourrait le baiser pendant trois mois de suite sans baiser deux fois dans le même endroit; et d'un autre, à propos de quelqu'un qui disait qu'il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout ailleurs; j'ajoutais que cet homme avait beau les compter, il en oubliait toujours un. On a l'esprit si libre à la campagne qu'il ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand on n'a pas l'âme chagrine.

Vous attendez donc Mme de Solignac vers le commencement d'octobre? Je crains bien que vous ne vous mécomptiez, et qu'elle n'arrive que dans les premiers jours de novembre. Pour moi, je ne vous attends pas plus tôt. Il nous est venu quelques virtuoses, entre lesquels M. de La Live. Mon portrait était sur le chevalet; ils en ont tous parlé comme d'une très-belle chose, et pour la ressemblance, et pour la position, et pour le dessin, pour la couleur, et pour la vie. Cependant la sœur aînée de celle qui l'a peint était debout dans un coin et pleurait de joie des éloges qu'on donnait à sa cadette.

Nous partons tous ce soir pour Paris. J'accompagnerai d'Épinay, qui va passer au Grandval les jours que Grimm s'éloigne d'elle pour aller à la cour. Nous reviendrons mercredi, elle pour regagner la Chevrette, moi pour arranger mes paquets et ramasser de la besogne pour le reste de la saison que je passerai chez Mme d'Aine. Continuez de vous bien porter. Aimez-moi; dites-le-moi; aimez-moi tendrement; dites-le-moi souvent. La douleur s'est emparée de mon âme, et, si vous souffrez qu'elle s'y loge, je crains bien que ce ne soit à demeure. Quand j'aurais été coupable, comme votre sœur l'a cru, n'y avait-il pas un rôle plus doux, plus honnête à faire que celui de m'accuser? Adieu! Mon respect à madame votre mère. Ah! Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les âmes sensibles; elles sont entourées de cailloux qui les choquent et les froissent sans cesse.


XXXIX

Le .. septembre 1760.

Me voilà aux mêmes lieux où j'étais l'an passé: y suis-je plus heureux? Non. Quoi donc! trente ans d'expérience du passé ne suffisent pas pour désabuser de l'avenir! La peine me surprend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m'y sois attendu.

Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et nous sommes arrivés, Mme d'Épinay et moi, lundi, entre une heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons trouvé le père Hoop, le Baron, M. d'Alinville, Mme d'Aine et Mme d'Holbach.

Mme d'Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme vous savez qu'on dîne ici; c'est la seule maison où il me faille un grand exercice le soir, et du thé le matin.

Après dîner, les femmes sont rentrées; nous les avons abandonnées à leurs petites confidences, car c'est un besoin qui les presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir; et nous avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle, et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât d'un orage.

Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote, la Marne.

On nourrit à Chennevières les deux filles de Mme d'Holbach. L'aînée est belle comme un chérubin; c'est un visage rond, de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d'embonpoint où l'on ne distingue encore que du blanc et du vermillon.

Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos dames s'étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet d'institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main.

La bonne conversation que je vous rendrais, si j'en avais le loisir! Il s'agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi l'être, si ce que l'on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai; mais j'ai peu de foi aux nations sages.

Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le monarque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gourmanderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire de son vivant.

Ce conseil, à la Chine, est composé de douze mandarins. Ils s'assemblent tous les jours. Il y a dans le lieu de leur assemblée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d'une couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui serviront à l'histoire du règne. Ces mémoires forment déjà une collection de trois à quatre cents volumes.

Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir comment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d'un méchant; un homme de bien ne l'aurait point eue. Il fit ouvrir le coffre sacré, et il trouva que l'injustice de son administration y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre en fureur; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témérité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fût pas oubliée dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau président du conseil eut encore la tête coupée; celui qui succéda subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête féroce; il était précédé d'un esclave qui portait son cercueil; et voici comment il parla: «Tu vois que je ne crains pas la mort, car voilà la bière et ma tête. C'est en vain que tu espères imposer silence à la vérité; il restera toujours une voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu'on me frappe; j'aime mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu d'égorger tous les honnêtes gens de son empire.»

Le monarque, frappé de l'intrépidité de ce mandarin, s'arrêta et devint meilleur; et quand il fût meilleur, je gage qu'il ne fit plus ouvrir le coffre.

C'est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions les plus indifférentes; si j'entends quelque chose qui me plaise, il me semble que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire veut bien s'en charger.

On dit encore à l'honneur des Chinois d'autres choses qu'on ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes étaient presque les mêmes partout, qu'il fallait s'attendre aux mêmes vices et aux mêmes vertus.

(Le reste de la lettre manque.)


XL

Le 27 septembre 1760.

(Les huit premières pages de la lettre manquent.)

Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que vous avez? Il n'y a pas de comparaison. J'ai dans le vôtre un petit air fade, doucereux et malade; dans celui qu'on a fait, je vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient; ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C'est que c'est une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de la toile, elle est nue; vous seriez tentée d'aller passer vos bras par derrière pour l'embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m'y voit jusqu'au milieu du corps; une main posée contre le visage soutient la tête; et le bras de cette main est soutenu par l'autre bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas! non, je ne l'aurai pas, celui de mon ami! on en a fait deux, un grand et un petit; on garde le petit, et l'on regrette l'autre, qui est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n'y entendez rien. Ce n'est pas lui qui se fait peindre pour elle, c'est elle qui le fait peindre pour elle et pour lui.

Nous arrivons à cinq heures; il avait oublié le rendez-vous. J'ai su cela le lendemain; on en avait la larme à l'œil, et tout en pleurant on disait: C'est que ses affaires l'occupent si fort, qu'il ne peut penser à rien; c'est qu'il est bien à plaindre et moi aussi; et on l'excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais; et elle disait: Mais vous ne me dites rien, philosophe! est-ce que vous croyez qu'il ne m'aime pas? Que diable voulez-vous qu'on réponde à cela! dire la vérité, cela ne se peut; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur; le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. C'est cette Sophie-là d'Isle qui est aimée! c'est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui est aimé! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffonnage, du moins aux endroits où je vous peins ma tendresse! Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau: c'est un Mémoire d'expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un laboureur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses frais[61]. L'histoire du czar Pierre va paraître[62]; incessamment nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que je vous en envoie un.

À propos des Chinois, j'ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre qu'il était permis d'y avoir de la religion, pourvu que ce ne fût pas de la chrétienne; toutes les autres sont tolérées, entendez-vous? tolérées, les autres; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n'ont jamais pu s'accommoder d'un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d'un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent: Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne nous l'ait pas fait connaître plus tôt, car nous sommes des hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s'il n'y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sont donc damnés! nos pères qui étaient si honnêtes gens! oh! nous aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. Que sais-je quoi encore?

J'ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu'il n'y en ait rien du tout au fond de mon cœur; car je sens que c'est pour elle que j'écris tout, ceci; est-ce que si je n'étais pas rempli d'amitié, d'estime, d'attachement pour elle, si je n'avais pas les mêmes sentiments que vous, j'aimerais tant à causer avec elle? Non, madame, je vous hais, je ne veux plus causer avec vous; qu'est-ce que cela vous fait? Je suis un homme, et vous les méprisez tous. Oh! quelque jour j'aurai mon tour, et je ferai aussi une bonne sortie contre les femmes; mais il faut que je sois à mon aise, et que je n'aie rien de mieux à vous dire. Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j'aurai choisi pour dire du mal des femmes, j'oublie que vous en êtes une; mais je ne l'oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruellement, et je satisferai mon cœur en même temps; je ferai l'éloge de son sexe. Adieu: je ne sais plus ce que j'écris; je veux être gai et je ne saurais. J'écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-champ, s'il vous plaît.


XLI

Le 30 septembre 1760.

Tenez, mon amie, votre Dem... n'était bon à rien: il n'y avait pas assez d'étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour faire un fripon. S'il n'est pas encore complètement stupide, cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d'œil sur les conséquences et les contradictions des hommes, et l'on voit que la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère comme sans physionomie; ils ne sont décidés ni pour le vice ni pour la vertu; ils ne savent ni immoler les autres, ni se sacrifier; et, soit qu'ils fassent le bien, soit qu'ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j'en ai pitié. Ces idées tiennent à d'autres que j'établissais hier à table, assez imprudemment; car la pâture état forte pour nos petits estomacs. C'est que je ne pouvais m'empêcher d'admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d'autres volent et s'exposent au supplice même qu'ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie! Si les méchants n'avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n'auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l'homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens; en cherchant à l'amender d'un côté, vous le dégradez de l'autre. Si Tarquin n'ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent; cela est singulier; on est en général assez mécontent des choses, et l'on n'y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question: Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout; en sorte qu'on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l'infortune? Je répondis que la vie était un jeu de hasard; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d'esprit malheureux sont deux êtres qui n'ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d'imagination, dites-vous? une vivacité non réfléchie? Fort bien; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s'y prendraient pas autrement. C'est ainsi qu'ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère; et où est la délicatesse? C'est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu'ils ne sont pas en droit d'exiger des indifférents, et qu'ils attendraient inutilement de la grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont incapables... Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rapproche sans cesse de l'idée que je me suis formée de votre esprit et de votre caractère, et que cette mesure n'est pas commune. La plupart des autres s'y trouveraient bien petits. Ces riens, que je ne ferai pas l'honneur à la foule de remarquer en elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que vous n'eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que vous attendiez de moi tout ce que vous attendriez de Dieu, s'il avait ma bonté ou si j'avais sa puissance, et que vous soyez surprise toutes les fois que je tromperai votre attente. Si je suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c'est que je meurs de passion pour vous; si je me fâche si vite contre elle, c'est que personne au monde ne l'estime plus que moi. Ô femmes! vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai dire et faire tout ce qu'il vous plaira! J'aime ceux qui me grondent, et je gronde volontiers ceux que j'aime; et, quand je ne gronde plus, je n'aime plus. De tous ceux qui me touchent de près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le plus fréquemment; si je me préfère en ce point à mes amis, c'est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.

Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas aux couleurs dont je l'ai peinte. Vous voyez que je vous réponds à présent à votre seconde lettre. C'est apparemment que, la colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre Mme Geoffrin qui l'avait bien ou mal à propos contristé. «Mort-Dieu, disait-il, si elle me fâche, qu'elle y prenne garde, je la peindrai.» Moi, je dis le contraire de Greuze: Mort-Dieu, si elle me fâche encore, qu'elle y prenne garde, je ne la peindrai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l'innocence de sa conduite avec le bon Marson et l'honnête Vialet. J'en appelle à son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends dans sa déclamation: c'est qu'elle s'adresse à tous les hommes, et que j'en suis un; et, si vous voulez en convenir, pendant que vous la lisiez, vous ne distinguiez personne; il a fallu que la réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même: Ah! chère sœur! grâce pour celui-là! il n'en est pas. Il s'établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m'accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence; j'étais donc condamné, et vous travailliez à m'absoudre d'une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l'espèce humaine me blesse; celui qui décrie l'amitié, en général, tend à m'indisposer secrètement contre mes amis; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j'aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m'indigne. Mais laissons cela.

Je suis à présent à la Chevrette; c'est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle; les indifférents s'interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j'étais à souper à côté de Mme d'Houdetot, qui disait: «Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l'opéra et la comédie; et je n'allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j'en fus pour mes frais.» Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta: «C'est mon voisin qui boit le vin, et c'est moi qui m'enivre.» En effet, j'avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué! ils feront de l'exercice; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.

Je n'ai point vu Mlle Boileau; mais peu s'en est fallu que M. de Villeneuve ne m'ait enlevé en cabriolet pour me conduire ici. M. Grimm, qui l'avait rencontré à Paris, je ne sais où, lui en avait donné la commission, qu'il avait acceptée. Si M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte: je m'acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous embrasserai! j'en ai d'avance le cœur serré, et j'en pleure de joie. Il y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à ce moment; il est impossible que je vous peigne ce que je deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cherche si vous vous êtes bien portée, si c'est vous, si c'est toujours ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l'aime si tendrement et qui l'a si longtemps attendue. Je vous dévore des yeux: mes lèvres tremblent; je voudrais vous parler; je ne saurais. Mais que deviens-je lorsque cette illusion disparaît et que je me trouve seul? Je suis fâché que Mlle Clairet soit indisposée; je vous prie de lui dire qu'il est impossible que je l'oublie tant qu'elle aura de l'attachement pour vous. Je n'espérais pas Mme de Solignac sitôt. Est-ce que madame votre mère ne se montrera pas empressée d'aller chercher sa chère fille? Je gage que Mme Le Gendre en a perdu le sentiment. Vous ne donnez pas, vous, dans ces mines-là. Cela échappe à l'évêque. Ils se battaient, les bonnes gens qu'ils étaient. Demain ou plutôt aujourd'hui lundi à Paris: demain, mes paquets se font; après-demain, je suis établi au Grandval pour six semaines. Mme d'Épinay en a le cœur un peu serré et moi aussi; nous étions faits l'un à l'autre; nous comprenions sans mot dire; nous blâmions, nous approuvions du coin de l'œil; cette conversation muette va lui manquer. Vous adresserez toujours vos lettres sur le quai des Miramionnes, d'où elles iront contre-signées à Charenton, et j'enverrai les retirer le plus assidûment qu'il sera possible. Vous savez que les maîtres n'ont plus de domestiques où je suis. Ce M. Damilaville est un galant homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes dans ce monde, et la Providence me les adresse. En vérité, si je mérite ce présent, j'en sentirai toute la valeur, et, si j'en sens toute la valeur, je n'aurai plus envie de me plaindre d'elle; si elle prenait la parole, et si elle me disait: «Je t'ai donné Grimm et Uranie pour amis; je t'ai donné Sophie pour amie; je t'ai donné Didier pour père et Angélique pour mère; tu sais ce qu'ils étaient et ce qu'ils ont fait pour toi; que te reste-t-il à me demander?» Je ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au Grandval ceux que j'y ai laissés, excepté d'Alinville; mais je n'y ferai rien de ce que vous conjecturez; je boirai, je mangerai, je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous les matins, et mainte fois dans la journée je soupirerai indiscrètement. Mme d'Holbach s'en apercevra, et en rira. Mme d'Aine dira que, si cela dure, il faudra qu'elle me fosse noyer par pitié. Je n'y ferai pas une panse d'a et je m'en reviendrai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère sœur ne fasse la folie d'aller à Isle. Nous avons encore ici nos peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà. Hélas! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle se livre à la gaieté, et qu'elle rit; elle a perdu sa mère, et elle n'en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les visages qui sont autour d'elle, elle devinerait, à l'impression de tristesse que cause sa joie, qu'il s'est passé quelque chose d'extraordinaire qu'on lui cache. Mais n'est-ce pas un phénomène bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu'il n'y ait pas un de nous que sa joie ne contriste? Ah! chère amie! il y a bien des données, et bien des données fines pour celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du cœur. C'est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il luit par intervalles des rayons passagers qui l'éclairent et pour les autres et pour nous.

Après les cygnes? Ne craignez rien, je n'y courrai de ma vie, ni le cher abbé Galiani non plus; il s'est amusé à les agacer, ils l'ont pris en grippe, et d'aussi loin qu'ils l'aperçoivent, ils s'élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, le bec entr'ouvert, et poussant des cris; il n'oserait approcher du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien de Mme d'Épinay, qui n'a pas son pareil pour l'esprit et la gentillesse; c'est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons pas qu'il vive. Ces cygnes ont l'air fier, bête et méchant, trois qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du parc de Versailles qu'ils étaient hauts, droits et minces, et l'abbé Galiani ajoutait: comme les courtisans. L'abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants; c'est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d'Épinay que si l'on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter l'histoire du porco sacro. Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le soin possible d'elle et de ses pourcelets; trop heureux celui qu'elle a honoré de ses couches! Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un; cet assassinat fit grand bruit; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d'être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds; et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d'eux présenta le goupillon au commissaire; le commissaire aspersa, se mit à genoux, fit sa prière et demanda qui est-ce qui était mort? On lui répondit: «Un de nos camarades, honnête homme; c'est une perte. Voilà le train des choses du monde; les bons s'en vont et les méchants restent.» Mais je n'ai pas le courage d'achever. Ce n'est pas moi, c'est l'abbé qu'il faudrait entendre. Le fond est misérable en lui-même, mais il prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et même quelquefois de morale.

C'est lui qui m'a amené ici Nous y attendons Saurin, qui n'est pas encore venu; cela me fait craindre que Mme Helvétius ne soit fort mal; elle a quitté la campagne pour faire ses couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d'une fièvre putride. C'est une femme très-aimable, qui s'est fait un caractère qui l'a affranchie au milieu de ses semblables, toutes esclaves. Saurin m'a consulté sur le plan d'une pièce. Je l'ai renversé d'un bout à l'autre. M. Grimm et Mme d'Épinay disent que ce que j'ai imaginé est de toute beauté, mais que personne n'en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à mort pour avoir trop bien défendu leur ville, briguer l'honneur de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal sort; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui que le sort a condamné; imaginez que celui qui tient le casque d'où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu'on en doit tirer six, et qu'après qu'on en a tiré cinq, il se condamne lui-même et dit: Le sixième est le mien, sans qu'on puisse jamais lui faire changer d'avis[63]. Imaginez ce que deviennent sa femme, sa fille, qui sont présentes. Ô Voltaire! vous qui savez à présent l'effet de ces tableaux, vous n'auriez garde de vous refuser à celui-là.

Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise que je vous aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous en dire un mot? C'est, mon amie, qu'il arrange si bien ses voyages, qu'il sort de la Chevrette au moment que j'y arrive. En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de sa maîtresse, il ne s'y prendrait pas autrement. Vous concevez bien que je plaisante: il est trop honnête pour avoir cette vue, et je le suis trop, moi, pour qu'elle lui réussît quand il l'aurait. Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu'on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l'amitié; et je ne sais quand l'amour trouve le sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. Je lui avais trouvé l'air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé le sujet. «C'était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, vous êtes trop heureux tous les deux d'être sensibles au bout de quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près? Vous en êtes donc comme au premier jour? Eh! mes amis, tâchez de n'épouser jamais. » L'après-dîner, nous nous sommes encore promenés, lui et elle, Mme d'Houdetot et moi J'oubliais de vous dire que j'avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j'en avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. Mme d'Houdetot fait de très-jolis vers; elle m'en a récité quelques-uns qui m'ont fait grand plaisir. Il y a tout plein de simplicité et de délicatesse. Je n'ai osé les lui demander; mais si je puis lui arracher un hymne aux tétons qui pétille de feu, de chaleur, d'images et de volupté, je vous l'enverra[64]. Quoiqu'elle ait eu le courage de me le montrer, je n'ai pas eu celui de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes, et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus; nous avons été fort aises de nous retrouver. Je l'aime sûrement, et j'en suis, je crois, autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées tristes m'obsèdent, je ne fais rien, le temps s'enfuit, et je ne vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je ne savais ce que c'était, car il était bien gros. J'espérais y trouver un mot de vous. Rien. À la place, les deux Remontrances du parlement d'Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédommagent pas. Je brûle de m'en retourner à Paris. Je ne saurais dissimuler ma joie; et Mme d'Épinay dit que cela n'est pas honnête d'être gai quand on quitte les gens. Il serait donc plus honnête de l'être ni plus ni moins et de paraître triste. N'y a-t-il encore rien d'arrêté sur votre retour? Votre sœur revient-elle avec vous? Si j'avais été bien avisé, j'aurais fait ce voyage de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en passant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu changé. On dit que j'ai l'air d'un homme qui va toujours cherchant quelque chose qui lui manque. Au reste, c'est l'air que je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. Avais-je du chagrin, j'allais voir mon amie, et je l'oubliais. Pourquoi m'avez-vous abandonné? La mélancolie a trouvé mon âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu'on puisse l'en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop; et puis qu'importe? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous plaira, mais je n'en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d'une couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie, tout peut s'altérer au monde; tout, sans vous en excepter; tout, excepté la passion que j'ai pour vous. Quand je vous reverrai, comme je vous embrasserai! comme je me reposerai sur vous! comme je chercherai celle que j'aime! Ah! s'il n'y avait personne qui me contraignît! mais il ne faut pas compter là-dessus. Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n'y a qu'un pas sur le quai des Miramionnes. Si j'y trouvais une lettre de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me resterait pas, car je l'aurais remplie tout en disant que je ne voulais pas en dire plus long, si l'on ne m'invitait pas à descendre. Je vais voir ce qu'on me veut... C'est Saurin qui vient d'arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s'il n'est pas trop tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire mon sac; je n'aime point à foire attendre après moi.

Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette. Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pasteur, c'est un des meilleurs esprits qu'il y ait bien loin: il n'y a pas d'homme dont les passions se peignent plus vivement sur son visage; c'est peut-être le seul qui ait le nez expressif; il loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un grand traité de morale. La conversation a été fort diverse. Mme d'Houdetot m'a demandé du bout de la table où en était ma bouteille. Je lui ai répondu qu'elle devait le savoir mieux que moi. On a trouvé que je n'étais pas trop malheureux de boire de bon vin, et d'enivrer ma voisine. Et puis on a parlé nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansénisme dans ses États; cela m'a déplu. J'ai dit que, religion pour religion, quand un monarque faisait tant que d'en adopter une, il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maussade; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et à l'intolérance, et Mme d'Épinay me faisait des yeux; et à la fin, quand j'ai eu tout dit, j'ai compris que je désobligeais Mme d'Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu'à la pointe de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n'est déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux disaient tous qu'ils en mouraient; mais qu'il était rare d'en rencontrer qui tinssent parole; qu'il en avait cependant vu un: c'était un jeune homme de famille appelé Soulpse. Il s'éprit d'une fille belle et sage, mais sans biens et d'une famille déshonorée. Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune homme, qui prévoyait toute l'opposition et toute la raison de l'opposition qu'il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu'il put pour se détacher; mais quand il se fut bien assuré de l'inutilité de ses efforts, il osa s'en ouvrir à ses parents, qui allaient s'épuiser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court et leur dit: «Je sais tout ce que vous avez à m'opposer, je ne saurais désapprouver des raisons que j'opposerais moi-même à mon fils si j'en avais un. Mais voyez si vous m'aimez mieux mort que mésallié; car il est sûr que si je n'ai pas celle que j'aime, j'en mourrai». On traita ce propos comme il le méritait; l'événement n'y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en jour, et mourut. Le curé ajouta: C'est un fait dont j'ai été témoin. «Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu'auriez-vous fait?—Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me mettre à cette place; les sentiments d'un père ne se devinent point et ne peuvent se suppléer.—Cela est vrai; mais enfin vous auriez pris un parti d'après ce que vous êtes; dites-nous quel il eut été?—Volontiers. J'aurais appelé mon fils; je lui aurais dit: Soulpse a été votre nom jusqu'à présent; souvenez-vous bien qu'il ne l'est plus. Appelez-vous comme il vous plaira. Voilà votre légitime. Allez vous marier avec celle que vous aimez si loin d'ici que je n'entende plus parler de vous, et que Dieu vous bénisse.—Pour moi, dit Mme d'Esclavelles, qui craignait peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son petit-fils, si j'avais été la mère de ce jeune fou, j'aurais fait comme son père, je l'aurais laissé mourir ». Et puis voilà les avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon, qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n'avait rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé, mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d'un certain temps, il regrette son pays; il revient en France avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d'un certain temps, il a du remords; il revient à sa religion, prend du scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme: il s'en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant, et qui, n'osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et aux jurisconsultes. Tous décident qu'il ne peut en sûreté de conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à laquelle la femme s'opposait de toute sa force, allait s'entamer par voie de justice, mais un peu contre le gré du curé, l'époux tomba malade et assez dangereusement pour qu'il n'en revînt pas. Il envoie chercher le curé: «Mon ami, lui dit-il, vous connaissez mes intentions; je touche au dernier moment; je veux montrer du moins qu'elles étaient sincères. Je veux faire amende honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à l'hôpital; ayez la bonté de m'y faire transporter.—Je m'en garderai bien, lui dit le curé; cette femme est innocente. Elle vous a épousé selon la loi; elle ne connaissait rien des empêchements qui ne lui permettaient pas d'accepter votre main. Et ces entants, quelle part ont-ils à votre faute? Vous êtes le seul coupable, et ce sont eux qui vont être punis! Votre femme sera déshonorée, vos entants seront déclarés naturels; et où est le bien de tout cela? La raison est pour eux; certainement, et jusqu'à ce que la loi ait prononcé, nous ignorons si elle serait contre eux. Attendons, et en attendant, mon ami, demeurez dans le lit de celle que vous appelez votre femme et qui l'est, et où vous avez eu d'elle ces entants qui vous ont appelé leur père et qui sont vos entants». Jamais le curé n'en voulut démordre. Il confessa son homme; le mal empira, il lui administra les derniers sacrements. Il mourut, et la femme et les entants restèrent en possession des titres qu'ils avaient. Nous avons tous approuvé la sagesse du curé. Grimm l'a fait peindre; il prétend en faire quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus un peu tard; cet homme singulier et ses histoires aussi singulières que lui nous ont défrayés en chemin.

À propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy[65] avait envoyé au marquis de Ximènes pour moi une tragédie anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur. Elle est intitulée l'Extravagance fatale. Un homme de naissance a été conduit par la dissipation à l'extrême misère. Il ne peut supporter l'idée de l'avilissement où il va tomber, lui, sa femme et ses entants. Il se persuade qu'il vaut mieux qu'il meure. Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses enfants? Il vient à bout de se persuader qu'il leur manquerait d'une manière indigne, s'il ne les associait pas à un sort qu'il croit préférable à celui dont il est menacé. Il se défait donc de lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catastrophe est d'une atrocité qui révolte; cependant la dernière scène est d'un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme était sur le point d'être saisi et précipité dans une prison. Sa femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté. Toute la dernière scène roule sur la double acception des termes de voyage, d'asile, de demeure paisible, d'éloignement des hommes, de dernier terme des revers et des maux, de repos, qui conviennent à une fuite réelle ou à la mort. La femme les entend toujours de la fuite, et l'époux les lui dit toujours de la mort. L'ignorance de cette femme, qui a reçu le breuvage fatal de son époux et qui l'a donné de sa propre main à ses deux enfants, la tendresse de ses discours, la présence de ses enfants en qui la mort circule, font un effet plus terrible mille fois que le spectacle d'Œdipe qui a les yeux crevés et qui se baisse pour chercher ses enfants. Cependant, si vous avez le père Brumoy, voyez cette scène au cinquième acte de l'Œdipe de Sophocle.

Je viens de recevoir votre numéro 21. Je n'ai point la tête mauvaise. Quant à mon pied, il est guéri. Nous avons joué; le Baron a oublié son serment, mais comme la fortune a été assez égale, je ne saurais vous dire comment il soutiendrait son caprice. Il faut qu'il y ait une espèce de contre-coup à ma chute; car j'ai eu la tête étonnée pendant les deux premiers jours. Les jours suivants j'ai senti une douleur passagère au côté opposé, et depuis j'éprouve comme des envies de moucher, et la sensation comme de quelque chose d'arrêté au-dessus du nez qui voudrait tomber. Ils m'ont conseillé le sel ammoniac. Mais je bois, je mange, je dors, je n'ai ni chaleur ni fièvre, et tout ira bien.

Ô femme! serez-vous toujours femme par quelque endroit? Jamais la fêlure que nature vous fit ne reprendra-t-elle entièrement? Je n'ai pu m'empêcher de rire de tous les mouvements que vous vous êtes donnés pour un colichet. Je sais bien ce que vous répondrez à cela; mais je sais bien aussi comment on s'en impose. Je le voudrais bien que vous en fessiez de nos causeries, et vous et la chère sœur. À propos de ces Chinois, savez-vous que l'illustration remonte chez eux et ne descend jamais? Ce sont les enfants qui illustrent et anoblissent leurs aïeux, et non pas les aïeux leurs entants. Ma foi, cela est encore bien sage. Nous sommes plus grands poëtes, plus grands philosophes, plus grands orateurs, plus grands architectes, plus grands astronomes, plus grands géomètres que ces peuples-là; mais ils entendent mieux que nous la science du bon sens et de la vertu; et si par hasard cette science était la première, ils auraient raison de dire qu'ils ont deux yeux, et que nous en avons un, et que le reste de la terre est aveugle.

Oui, je connais vos Intérêts de la France mal entendus. C'est un livre qui a du succès[66]. M. Gaschon m'a fait dîner une fois avec l'auteur. Cet homme connaît assez bien le mal; mais il n'entend rien aux remèdes. Il a des observations assez justes qui marquent un homme instruit, mais sans génie. Il a un monde de choses dont il ne sait rien faire; et le génie sait faire un monde de rien.

Non, non, mon ami vaut mieux que moi; personne ne peut lui être comparé, soit qu'il plaisante, soit qu'il raisonne, soit qu'il conseille, soit qu'il écrive, soit qu'il...

(La suite manque.)


XLII

Le 7 octobre 1760.

Pas un moment de repos, comme vous disiez à la fin d'une de vos lettres; non, pas un moment! J'arrive, je jette en passant mon sac de nuit à ma porte, et je vole sur le quai des Miramionnes; j'y trouve une de vos lettres; j'en achève une que j'ai commencée à la Chevrette. Je m'en retourne chez moi à minuit. Je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d'un grand mal de gorge; je n'ai pas osé m'informer de sa santé. Les questions les plus obligeantes amènent des réponses si dures de la part de la mère, que je ne lui parle jamais sans une extrême nécessité; mais j'ai interrogé l'enfant, qui m'a très-bien répondu; j'ai donné des ordres qui marquent l'attention et l'intérêt. Voilà ce que c'est que de se brûler le sang à crier et à travailler. Je devais partir demain pour le Grandval; voilà un accident qui pourrait bien retarder mon voyage. Nous avons dîné, M. Grimm et moi, sous un des chevaux des Tuileries. Longue promenade avant dîner; dîner d'appétit; longue promenade après dîner; et, dans cet intervalle, de la morale et de l'amour, et de l'amour et de la morale; et le résultat, de se rendre meilleur, de pardonner aux méchants, assez punis par leur méchanceté même; de faire le bonheur de tous et surtout de son ami et de son amie. Je quitte M. de Montamy; je l'ai trouvé avec une grosse dondon, dont je vous dirais volontiers, comme du curé de la Chevrette, qu'on la baiserait pendant deux mois sans la baiser deux fois au même endroit; c'est une amie de Mme Riccoboni; nous en avons causé. Celle-ci vous régalera cet hiver de deux nouveaux romans. Je les verrai sûrement avant qu'on les imprime, et vous aussi, si vous êtes à Paris. Mais dites-moi donc que vous y serez, si vous ne voulez pas que je périsse. J'avais deviné, comme vous verrez par la précédente, et la possibilité du voyage de Mme de Solignac, et les inquiétudes de Mme Le Gendre, et votre indifférence.

Toutes ces dates ne m'apprennent rien; je voulais savoir s'il n'y avait eu aucune de mes lettres d'égarée. Voici l'histoire de ma chute. J'ai connu chez Le Breton un ex-oratorien, homme d'esprit dont je suis devenu la passion, mais non pas la plus forte ni l'unique. Cette homme s'appelle M. Destouches; il est secrétaire de la ferme générale; il y demeure; il s'était engagé à m'introduire à l'endroit où l'on fabrique le tabac, afin que je pusse connaître et décrire cette manœuvre; j'étais allé avec mon dessinateur le sommer de sa parole. Il était de bonne heure. Il est jeune. Je le trouve engagé de conversation avec une fille; je renvoie mon dessinateur; je m'assieds, et je me mets à causer avec ces fous-là. Le temps se passe; l'heure du dîner vient; nous allions dîner, Destouches et moi, chez Le Breton. Chemin faisant, nous devions jeter sa demoiselle rue des Prouvaires. Mais crac; à l'entrée de la rue voilà une des soupentes qui casse, et Destouches qui va donner de la tête contre celle de sa fille, et moi de la tête contre un des côtés du carrosse. Destouches descend par le côté renversé, moi et la demoiselle par l'autre côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la moins choisie. Heureusement la demoiselle avait l'air plus honnête que peut-être elle ne l'était; je vous ai dit le reste. J'ai encore de temps en temps des sensations au haut du nez comme de quelque chose qui voudrait tomber par là; mais ce symptôme se dissipera comme les autres. Je vous demande en grâce de prêcher l'indulgence à notre chère sœur. Si, par hasard, nous n'occupions que le milieu entre les êtres les plus parfaits et les êtres les plus imparfaits, en regardant avec mépris ceux que la nature a placés au bas de la grande échelle, n'accorderions-nous pas le même droit à ceux qu'elle a placés au premier échelon, et qui sont autant au-dessus de nous que les objets de notre dédain sont au-dessous? Dans une machine où tout est lié, comme il n'y a rien d'inutile, pas même le gros ventre, le gros appétit et les fréquents besoins de Mme Gillet, s'il y a quelque chose d'indifférent et d'abject, c'est une suite de notre ignorance. Quelquefois je m'amuse à attacher tous ces objets sur une toile et à m'en faire un spectacle. Je ne saurais vous dire combien l'imbécillité, l'impertinence, la sottise, les airs de la coquette, les pirouettes du petit-maître, etc., etc., m'amusent sous ce coup d'œil.

Cette jalousie d'ami à ami, de sœur à sœur, de mère à fille, de fille à mère, me passe; je n'y entends rien. Si je connaissais quelque être au monde qui pût, en m'éclipsant à vos yeux, contribuer infiniment mieux que moi à votre bonheur, quel mérite plus grand me resterait-il à ambitionner, après celui d'être ce qu'il serait, sinon de vous le procurer? S'il n'est pas en moi d'être le mieux qu'il est possible pour vous, faut-il que je me prive de l'avantage de vous présenter ce mieux, si je le connais ailleurs? Voilà des raisons que l'amour n'entend pas; mais je ne conçois pas que l'amitié puisse s'y refuser.

Mlle Clairon joua mal à la première représentation de Tancrède. Ses fanatiques même en conviennent; mais ils disent qu'elle s'est bien corrigée dans les suivantes. Je n'en sais rien. Nous nous aimons tous de toutes nos forces. Il y a bien peu de gens à qui nous ne nous préférions; il n'y a personne au monde avec qui nous voulussions changer de sort. M. Vialet est comme les autres qui laissent un peu moins percer leur impertinence. Vous êtes à peu près contente de mes lettres, surtout des endroits où je vous dis que je vous aime; tant mieux, je ne m'intéresse qu'à ceux-ci; et comment seraient-ils mal? Le modèle d'après lequel je peins est si bien! Tous nos portraits de la Chevrette ont réussi, excepté celui de Mme d'Épinay. M. Grimm prend cet accident comme un autre. Je vous ai dit que nous avions été peints et dessinés; je lui ai demandé une copie des deux dessins, et je les aurai. Les dix lignes où vous me dites qu'il n'y a rien dans vos lettres valent mieux que toutes les miennes; si je vous avais dit les choses que j'y lis, et que j'eusse eu le bonheur de vous les persuader de moi comme je les crois de vous, je n'aurais plus qu'un souhait à faire: c'est que le temps et ma conduite vous entretinssent à jamais dans cette douce opinion. Le bonheur ou te malheur de votre vie est entre mes mains, dites-vous? Ce n'est pas comme cela; le bonheur de votre vie est entre mes mains; le bonheur de la mienne est entre tes vôtres; c'est un dépôt réciproque confié à d'honnêtes gens. Uranie ne veut donc pas croire que je la haïsse; absolument elle ne le veut pas. J'en ai pourtant bien des raisons, et, quand il n'y aurait que celte de m'humilier souvent aux yeux de la personne que j'aime, c'en serait bien assez pour me faire croire. Pardonnez! qu'avez-vous dit là? Elle n'a pas vu ce mot, j'en suis sûr. Je serais trop fier qu'elle se fut avouée coupable. M. Gaschon a été faire sa cour à Mme de Solignac. M. de Prisye ira. Que j'y aille aussi! ma foi je n'en ai ni te temps, ni la volonté, ni te courage. Quoi qu'en dise Mme de Solignac, il est sûr que je n'ai jamais eu l'honneur de la voir.

Si cependant la maladie durait, si mon voyage était renvoyé à la semaine prochaine, par exempte, je ne répondrais de rien. Je n'aime point tes occasions de balbutier, et balbutie toujours de timidité la première fois que je vois, et puis tout se réduit alors à des phrases d'usage dont on se paye réciproquement. Je n'ai pas un sou de cette monnaie. Adieu, ma tendre amie. Je ne vous recommande plus votre santé; il y a quelqu'un à présent qui en aura soin pour vous. Il y avait avec ma dernière lettre un papier d'agriculture pour madame votre mère; le lui avez-vous remis? Adieu, encore une fois; mon dévouement et mon respect à madame votre mère. Dites à Mme le Gendre..., dites-lui que vous m'aimez à la folie, et vous verrez que ce petit mensonge la fera pâlir... Et je ne la haïrais pas!... Hélas! non...


XLIII

Le 8 octobre 1760.

Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de l'automne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m'en coûte pour m'arracher d'ici. Si cette force que les philosophes appellent d'inertie est commune à tous tes êtres, j'en ai ma bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles? Comment recevrez-vous tes miennes? Quel circuit! Je me rendais ici les mardi, jeudi, dimanche au soir; je vous lisais et je vous répondais sur-le-champ: cela était assez commode: mais il n'y a pas moyen de rester. J'aurais l'air d'abandonner Mme d'Aine, qui m'a si bien accueilli tes vacances passées. Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J'irai donc demain, jour de ma fête, où l'on ne m'attend peut-être plus et où l'on médit de moi. Vous savez que j'ai quelque affaire à l'Hôtel des Fermes; j'y ai été appelé ce matin; et par occasion je me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J'ai demandé Mlle Boileau; elle venait de partir pour Argenteuil avec M. Berger. J'ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m'a dit que Mme de Solignac était arrivée; je ne l'ai point vue, mais je me suis fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j'ai demandé si M. de Villeneuve y était, m'a répondu que oui, et même seul. J'ai été tenté de monter; et puis je me suis dit: Pourquoi monter? et, ne sachant que me répondre, je m'en suis allé. Vous savez apparemment qu'il déloge le 15 de ce mois et qu'il va demeurer rue Sainte-Anne. C'est le portier qui m'a bavardé cela. Vous m'avez fait faire connaissance plus intime que jamais avec M. Damilaville. J'ai soupé plusieurs fois avec lui; c'est un homme de bien. Hier, comme je m'en revenais de chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d'abord j'ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des douceurs de fort près, au coin d'une porte, à minuit, le ciel fondant en eau; cela m'a fort édifié! Arrivé à ma porte, Jeanneton appelée, en attendant qu'elle descendît, mon fiacre m'a dit qu'un hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu; et le tocsin qui sonnait de tous côtés m'a confirmé qu'il disait vrai. Le feu y était depuis midi; et aujourd'hui, quand j'ai passé sur le quai, il n'était pas encore éteint; une grande aile de l'hôtel a été brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n'est plus. D'abord, il n'a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d'un coup de pistolet. Il a cru qu'il n'y avait plus rien; et, sur les cinq heures, il s'en est allé à l'Opéra. Là, on est venu l'avertir que l'incendie s'était renouvelé, et il a répondu: «Eh bien, ce sera une maison de brûlée; qu'on me laisse en repos.» Après le spectacle, dont il n'a pas perdu un moment, il s'en est allé chez lui; on voulait l'empêcher d'entrer; inutilement; il disait qu'il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu'il en achèterait d'autres; moins encore que son or ou son argent fussent fondus, qu'on les retrouverait en lingots dans les décombres; mais qu'il fallait qu'il sauvât ses papiers. «Mais, monsieur, vous périrez.—Je ne périrai point; ma maison a des détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m'échapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu'on n'en soit pas inquiet; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais point l'homme. Il se faisait une joie de tromper son fils.» Le coquin, disait-il, me croira brûlé; il en sera au comble de la joie; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître au moment où il s'y attendra le moins.» On raconte de cet homme cent folies; on dit qu'il a fait séduire sa femme par un de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec elle: ce qui s'est fait. Eh conséquence la pauvre femme a été enfermée. On dit qu'il avait fait pendre un cheval vicieux dans son écurie, pour servir d'exemple aux autres. On dit qu'ayant voulu faire l'essai d'une machine à voler dans l'air qu'il avait inventée, il s'était cassé une cuisse: au demeurant, c'était un vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu'à quatre-vingts ans.

L'indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné d'une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre aujourd'hui; s'il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq jours après, de me donner le baiser que j'aurais reçu; je ne veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame votre mère et à madame votre sœur.

Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au marquis d'Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu'elle est de son style; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand nombre d'autres qui semblent constater la supposition[67]? Si vous faites de la politique, voilà un excellent sujet.

Je ne saurais m'en aller. Si je restais demain jusqu'au soir, j'aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine! Adieu. Ma première sera datée du Grandval, et peut-être sera-t-elle un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie que je vais trouver.

P. S. On reconnaîtra peut-être à l'écriture d'où vient cette lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera.

Il est certain que, sans m'en parler, il est enchanté de trouver de petites occasions de lui faire sa cour.

Il ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capricieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu'il se prépare.

J'aimerais autant me prendre d'un sylphe ou d'un ange ou d'une idée honnête.


XLIV

Au Grandval, le 13 octobre 1760.

Pourquoi n'entends-je plus parler de vous? Ah! mon amie, la chère sœur est à côté de vous; vous m'oubliez; vous me négligez!

Je suis parti jeudi dans l'après-midi, pour me rendre au Grandval; je l'avais bien deviné, qu'on ne m'y attendait plus et qu'on y médisait de moi; on en a été d'autant plus content de me voir.

«Eh! vous voilà, philosophe, j'en suis enchantée. Venez, que je vous baise; je ne suis plus jeune, mais je me porte bien et je ne suis pas toujours bon.» Ce je ne suis pas toujours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c'est Mme d'Aine qui a dit comme cela.

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m'ont embrassé. D'abord nous avons parlé tous à la fois, comme il arrive quand il y a du temps qu'on ne s'est vu, qu'on est bien aise de se retrouver, et qu'on a l'empressement de se le témoigner.

Mme d'Holbach était à son métier; je me suis approché d'elle. Oh! qu'elle était belle! le beau teint! la belle santé! et puis, quel vêtement! C'est une coiffure en cheveux avec une espèce d'habit de marmotte d'un taffetas rouge, couvert partout d'une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, çà et là, la couleur de rose.... «Vous revenez de la Chevrette?—Oui, madame.—Vous vous y êtes amusé?—Oui, madame, assez.—Aussi, vous y êtes resté longtemps?—M. Grimm et Mme d'Épinay m'ont retenu un jour, et puis encore un jour, et puis de jour en jour on touche au bout de la semaine.—En attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes.—Cela se peut, madame; mais ce sont des contes.—Pourquoi? Je n'entends pas.—Vous n'entendez pas qu'il y a des choses sacrées dans ce monde?—Eh! oui, a-t-elle ajouté en baissant les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se tenir à quelque distance.» Voilà de ces mots qu'elle a appris de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là? Le reste de la soirée s'est passé à m'installer; la matinée d'hier à prendre du thé et à arranger mon atelier; car j'ai apporté ici beaucoup d'ouvrages en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d'Aine s'en sont allés à Gros-Bois dîner chez l'ancien ministre Chauvelin; nous avons été fort gais sans eux.

Il a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup encore la matinée du samedi; la terre était molle, et nos dames ont mieux aimé demeurer à la maison que de s'exposer à laisser leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous sommes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois heures et demie jusqu'à six. Cet homme me plaît plus que jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions sur le parlement d'Angleterre. C'est un corps composé d'environ cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un vaste édifice; il y a six à sept ans que l'entrée en était ouverte à tout le monde et que les affaires les plus importantes de l'État s'y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête des représentants[68]. Croyez-vous, mon amie, qu'un homme osât en face de tout un peuple proposer un projet nuisible ou s'opposer à un projet avantageux, et s'avouer publiquement méchant ou stupide? Vous me demanderez sans doute pourquoi les délibérations se font aujourd'hui à porte fermée: «C'est, me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), qu'il y a je ne sais combien d'affaires dont le succès dépend du secret et qu'il était impossible qu'il fut gardé. Nous avons, ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole[69]. Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d'un grand inconvénient.»

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et conduisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels on ne finit point.

À propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle était la chose qu'il estimait le plus dans ce monde. Après un petit moment de réflexion: «Celle qui m'a toujours manqué, m'a-t-il dit, la santé.—Et le plus grand plaisir que vous ayez goûté?—Je le sais; mais pour l'expliquer, il faut que je vous entretienne de ma famille. Nous sommes deux frères et trois sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi absurde assure tout à l'aîné; mon aîné fut la coqueluche de mon père et de ma mère; c'est-à-dire qu'ils mirent tout en œuvre pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que trop bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu'ils purent; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu'ils avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt repentir de l'indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse de le mettre. Il leur manqua de respect, les traita durement, s'ennuya d'eux, les fit souffrir, et contraignit son bon vieux père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, emmenant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, bien loin d'avoir de quoi marier ces filles déjà grandes; leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu'on n'en pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces malheureux était de sortir d'Édimbourg et d'aller cacher en Castille leur misère et l'ingratitude de leur fils. Cependant la mélancolie, qui m'a promené presque dans toutes les contrées du monde, m'avait conduit à Carthagène. Ce fut là que j'appris le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les consoler et de les tranquilliser pour le présent et sur l'avenir. Je vendis le peu que j'avais et je leur en envoyai le prix. Jetant ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour de moi, je me mis à commercer; je réussis: en moins de sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir; je rétablis mes parents dans l'aisance; je châtiai mon frère, je mariai mes sœurs, et je fais, je crois, l'homme le plus heureux qu'il y eût au monde.»

En achevant ce récit, il avait l'air fort touché. «Mais à quoi, lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de votre jeunesse?—A l'étude de la médecine, me répondit-il.—Mais pourquoi n'avez-vous pas suivi cet état?—Parce qu'il fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour en sortir.—Il est bien dur de renoncer à son état, après en avoir fait tous les frais.—Il est bien plus dur de ramper, de languir dans l'indigence, ou de fourber.»

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs de s'enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose dans la suite il fallait se résoudre à n'être rien d'abord: et à ce propos, je me rappelai celui que j'avais tenu à un jeune ambitieux qui ne savait par où débuter.—Vous savez lire? lui dis-je.—Oui—Écrire?—Oui—Un peu calculer?—Oui—Et vous voulez être riche à quelque prix que ce soit?—À peu près.—Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d'un fermier général.»

Voilà, ma bonne amie, notre causerie: elle vous amusait l'an passé; pourquoi vous ennuierait-elle cette année?

Après l'étude, ce qui lui avait plu davantage c'étaient les voyages; il voyagerait encore à l'âge qu'il a. Pour moi, je n'approuve qu'on s'éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu'à vingt-cinq. Il faut qu'un jeune homme voie par lui-même qu'il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l'industrie, afin qu'il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressemblerait à celui qui s'occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s'asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.

Voilà en gros notre promenade; si vous en exceptez une anecdote polissonne qui s'est glissée, je ne sais comment, tout à travers de choses assez sérieuses.

Il faisait un cours d'accouchement chez un homme célèbre appelé Grégoire[70]. Ce Grégoire croyait sérieusement qu'un enfant qui mourait sans qu'on lui eût jeté un peu d'eau froide sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre dans l'autre monde; en conséquence, dans tous les accouchements laborieux, il baptisait l'enfant dans le sein de la mère; oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s'y prenait? D'abord il prononçait la formule: Enfant, je te baptise; puis il remplissait d'eau sa bouche qu'il appliquait convenablement, soufflant son eau le plus loin qu'il pouvait; en s'essuyant ensuite les lèvres avec une serviette, il disait: «Il n'en faut que la cent millième partie d'une goutte pour faire un ange.»

Le Baron et Mme d'Aine sont rentrés presque en même temps que nous. Le piquet s'est fait. Nous avons bien soupé. Après souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.

Je ne vous ai pas dit qu'avant de quitter Paris j'ai vu l'ami Gaschon. Dieu! combien nous avons parlé de la mère et des deux filles! Vous auriez été trop aise d'être derrière la tapisserie et de nous entendre. Ô mon amie! conservez toujours la franchise de votre caractère; augmentez-la s'il se peut, afin que vous ayez la confiance, l'estime et la vénération de tous ceux qui vous entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d'au milieu d'eux, ils soient vains de vous avoir connue: qu'ils s'entretiennent longtemps de vous; qu'ils s'en entretiennent toujours avec éloge et regret; et qu'ils ajoutent: Eh bien! le philosophe Diderot fut, de tous les hommes qui eurent le bonheur de la connaître, celui qu'elle aima le plus.

J'ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec Mlle Boileau, et il m'a promis d'y mettre tout son savoir. L'affaire avec M. Bouret est au même point. J'ai eu beaucoup de plaisir à l'entendre donner au diable tous ces gens à fausses protestations. Il ne fera pas le voyage d'Isle; il m'a dit qu'il s'en était accusé auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j'ai fait depuis que je n'ai entendu parler de vous. D'où vient donc ce silence? Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous dérobez à votre mère que vous ne puissiez plus m'en donner un seul!

Je ne sais quand cette lettre vous parviendra; cependant je vous écris toujours. Voici l'arrangement que j'ai pris avec Damilaville. Votre lettre reçue, il l'adressera à un de ses subalternes à Charenton. Ce subalterne remportera ma réponse qu'il mettra à la poste à Charenton pour Paris, à l'adresse de Damilaville, qui la contre-signera à l'adresse de M. Gillet. Voilà bien des allées et bien des venues. Si j'étais à Paris, je vous lirais à l'heure qu'il est, je vous répondrais; demain ma réponse serait à la boîte, et dans trois jours d'ici vous l'auriez.

Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l'exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m'accuser de négligence. Et qu'ai-je de mieux à faire que de m'entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon cœur? Adieu, adieu.


XLV

Au Grandval, le 15 octobre 1760.

Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d'Holbach s'use la vue à broder; Mme d'Aine digère étalée sur des oreillers; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu'il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère.... Est-il possible que j'aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous? Ne m'avez-vous point écrit? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps? C'est cela. Quand il s'agit d'accuser les dieux ou les hommes, c'est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d'ici à Charenton; les chemins sont impraticables; et le ciel est si incertain qu'on ne peut s'éloigner pour une heure, sans risquer d'être noyé. Cependant je suis très-maussade; c'est Mme d'Aine qui me le dit à l'oreille. Les sujets de conversation qui m'intéresseraient le plus, si j'avais l'âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire: «Allons donc, philosophe, réveillez-vous», je dors. Il ajoute inutilement: «Croyez-moi; amusez-vous ici, et soyez sûr qu'on s'amuse bien ailleurs sans vous.» Je n'en crois rien. Comme il n'y a rien à tirer de moi, le voilà qui s'adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là?—Je rumine une idée bien creuse.—Et cette idée, c'est?—C'est qu'il y a eu un moment où il n'a tenu à rien que l'Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdotal—Quand, et comment cela?—Ce fut lorsqu'on délibéra si l'on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de discipline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l'importance de cette affaire.—Ma foi, je ne la sens pas plus qu'eux.—Écoutez-moi. Si l'on eût permis aux prêtres de se marier, n'est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire ordonner prêtre? Et croyez-vous que, fatigué des embarras continuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, aucun d'entre eux ne se fût avisé de les terminer en réunissant en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile? et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu'il n'eût pas été suivi?—C'est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait dit la messe et fait le prône?—Oui, madame, tout comme un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils; les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs enfants. Vous verriez aujourd'hui tous les grands engagés dans les ordres; la nation divisée en deux classes: l'une noble et l'autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions importantes de la société, et qui aurait attiré vers elle le respect que l'on doit à la dignité, à la naissance et aux talents; l'autre imbécile, stupide, esclave, avilie, qui aurait été condamnée aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles nobles et sacerdotales; pontifes et juges de la nation, les grands auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théologiens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poètes, ses géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux de la lumière qu'ils n'auraient pas manqué d'envier à la multitude, ils n'auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à leurs enfants que par la langue secrète et l'écriture sacrée; l'hiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des collèges anciens; l'imbécillité nationale s'accroissant avec le temps, l'hiéroglyphe, qui n'eût été dans le commencement qu'un symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait descendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyptienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolutions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus étranges. Quoi qu'il en soit, le magianisme des Perses n'a peut-être pas eu d'autre commencement.—Et si tout cela avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais des petits clercs.»

Combien de choses, pour et contre cette idée, n'aurais-je pas dites, si j'avais été capable d'attention! Mais une inquiétude a saisi mon esprit, et je ne saurais l'en délivrer.... Arrivez donc, lettres de mon amie; venez me rendre à mes amis, à leur entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal est le pire de tous; et les raisons qu'ils en apportent me frappent. «Point de commandement plus dur et plus absolu que celui qui s'exerce de la part des dieux. La masse des préjugés et des superstitions s'accroissant au gré de la cupidité du prêtre, elle devient énorme à la fin; c'est un fardeau sous lequel la liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui commande met de disproportion et de distance entre lui et celui qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont précieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur portent encore, quoiqu'ils n'aient plus que le titre de prêtres, des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle était portée lorsqu'ils marchaient le sceptre dans une main et l'encensoir dans l'autre, et qu'ils allaient s'asseoir sur le trône et sur l'autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l'Asie, des espèces de cénobites sortent encore aujourd'hui de leur retraite et se montrent dans les villes; ils sont tout nus; ils se promènent dans les rues en sonnant une clochette; et les femmes de tout état accourent en foule autour d'eux, se prosternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie du corps que l'honnêteté ne permet pas de nommer.—Et vous croyez, père Hoop, que, si j'étais dans ce pays-là, j'irais aussi!—Si vous iriez, madame! par Dieu! je le crois: la reine y va bien.» Et puis voilà notre Écossais et Mme d'Aine qui s'arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. «Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus ridé, plus crasseux! Et qui sait où cela s'est fourré?—La piété ne fait pas ces réflexions-là.—Oh! je les ferais, moi, s'il fallait en passer par là; je vous promets que je l'aurais fait échauder préalablement par ma femme de chambre comme un cochon de lait.—Madame! un prêtre, échaudé comme un cochon de lait!—Oui, oui—Mais, sans aller si loin, a ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-Roch, qui prétend sept fois la semaine attirer le Dieu du ciel sur la terre, s'en nourrir et le donner à manger à Pâques à dix mille personnes, et demandez-lui ce qu'il pense de son sublime ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n'est pas magnifique; c'est une boîte chétive adossée contre le pilier froid d'une église; mais quand il y est renfermé, il se regarde comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants et les morts; c'est à lui qu'il a été donné de délier ou de lier, d'absoudre ou de retenir; le ciel ratifie l'arrêt qu'il a prononcé, et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu'il voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, implorer sa médiation, accepter l'expiation qu'il lui plaît de prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même? Et si à l'orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joignait celui d'imposer des lois, de commander à des années, et de gouverner; simples mortels, que serions-nous devant lui? Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme ils en usent avec leurs sujets! Ces misérables travaillent sans relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite faute? le Père les appelle: il leur fait signe; ils se déculottent, s'étendent à terre, reçoivent cent coups d'étrivières, se relèvent, remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent très-humblement, baisent le bout de sa manche, et s'en vont contents et gais, s'ils le peuvent.»

Mais voilà un orage terrible, mêlé de pluie, de grêle et de neige; et, au milieu de cet orage, une colonie qui nous vient de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêtes que gens. Le premier moment a été fort tumultueux; mais, après les caresses qu'il est d'usage que les femmes et les chiens se fassent quand ils se revoient, on s'est rassis, on a causé de mille choses indifférentes. À propos d'emplettes et de meubles, le Baron a dit qu'il voyait la corruption de nos mœurs et le goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de meubles à secret de toute espèce. J'ai dit, moi, que je n'y voyais qu'une chose: c'est que l'on s'aimait autant que jadis, et qu'on se l'écrivait un peu davantage.... Une demoiselle d'Ette[71], belle autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que l'esprit d'un démon, a répondu que pour s'aimer bien on était trop distrait. J'ai répliqué qu'autrefois on buvait plus qu'on ne fait, on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on tirait des armes; on s'exerçait à la paume, on vivait en famille, on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n'admettait point les jeunes gens en bonne compagnie; les filles étaient presque séquestrées; à peine apercevait-on les mères; les hommes étaient d'un côté, les femmes de l'autre; à présent on vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit ans; on joue d'ennui, on vit séparés; les petits ont des lits jumeaux, les grands des appartements différents; la vie est partagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou chez une maîtresse. Or, imaginez qu'une nation fût tout à coup saisie d'un goût général pour la musique: il est sûr qu'on n'y aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant mal joué des instruments; mais en revanche tous ceux qui auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l'exécution, ayant été à portée de le montrer, jamais on n'aurait si bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait autant et de si beaux airs. À l'application, l'esprit de la galanterie étant général, s'il y a aujourd'hui plus de fourberie, plus de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable qu'aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C'est ainsi qu'il en sera de toute autre chose: plus il y aura de gens qui s'en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus qui la feront bien.

Lorsque le législateur publie une toi, qu'en arrive-t-il? Il donne lieu à cinquante méchants de l'enfreindre, et à dix honnêtes gens de l'observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meilleur; et l'espèce humaine en mérite un peu plus de blâme et d'éloge. Donner des mœurs à un peuple, c'est augmenter son énergie pour le bien et pour le mal; c'est l'encourager, s'il est permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus. Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Sybarite est également incapable d'assassiner son voisin et d'emporter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu'il y ait eu parmi nous un homme qui ait osé attenter à la vie de son souverain[72]; qu'il ait été pris; qu'on l'ait condamné à être déchiré avec des ongles de fer, arrosé d'un métal bouillant, trempé dans le bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des chevaux; qu'on lui ait lu cette sentence terrible, et qu'après l'avoir entendue, il ait dit froidement: La journée sera rude, à l'instant j'imagine aussi qu'il respire à côté de moi une âme de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque grand intérêt, général ou particulier, l'exigeait, entrerait sans pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc! le crime serait-il capable d'un enthousiasme que la vertu ne pourrait concevoir! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et vrai? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imaginez bien, la gloire, l'amour, le patriotisme, en un mot tous les motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être jetés les uns du côté de l'honneur, les autres du côté de l'ignominie, que par des causes bien indépendantes d'eux Qu'est-ce qui fait notre sort? Qui est-ce qui connaît la destinée?...

Cette demoiselle d'Ette a été autrefois l'amie intime de Mme de....; c'est à présent son ennemie déclarée. «Il me semble, ajouta-t-elle, qu'il n'y a plus guère de passions fortes.—C'est que de tout temps les hommes à passions fortes ont été rares.—Cependant il n'y a qu'elles qui donnent de grands plaisirs.—Et de grandes peines.»

Quand on fait tant que d'aimer une femme, il en faut être éperdu, mon amie, comme je le suis de vous... Mais j'attends toujours une de vos lettres, et il n'en vient point. Mes fenêtres donnent sur le chemin; je jette les yeux au loin, et si quelqu'un s'avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le commissionnaire de Damilaville. Combien y serai-je encore trompé de fois?... Le mauvais temps a fort allongé la visite de nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui n'aurait pas été aimée d'un homme faible ignorerait les caresses de l'amour. Autre thèse: Qu'il y avait plus de rapport qu'on ne croyait entre la dévotion et la tendresse: que la dévotion, tout bien pesé, consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus et qui nous échappaient, et à expier par des sacrifices qui ne coûtent rien la jouissance de celles qu'on aimait encore et qu'on se pouvait procurer. Il m'a semblé que cela avait été mieux dit que je ne vous l'écris. Cependant les voilà partis, et nous revenus à notre première conversation.

Il y a plusieurs contrées où les premières nuits d'une nouvelle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant que la nouvelle mariée sera d'une famille illustre. Les Nambouris, c'est ainsi que l'on appelle ce clergé, n'accordent pas cette faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes impeccables, tout ce qu'ils font est bien; c'est-à-dire qu'ils disposent de tout comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n'étaient pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une courtisane: L'amie, couchez-vous là, et que je vous fasse un enfant de fornication, et personne n'était scandalisé ni du propos ni de la chose. Le péché irrémissible, c'est de frapper un prêtre; celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier toute sa vie, le crâne du prêtre à la main.

Ah! chère amie, où est cette sérénité d'âme que j'avais l'an passé? Mme d'Holbach a la même finesse, Mme d'Aine la même gaieté; le Baron est aussi aimable, l'Écossais aussi original, mais je n'ai plus le pinceau avec lequel je vous les peignais... Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront-elles ici? Quand aurez-vous celle-ci? En attendant, vous souffrirez beaucoup! la même peine que moi! Cette idée double la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne demande pas mieux que de me trouver des torts, m'en supposera, et ses discours iront me chercher jusqu'au fond de votre cœur, et m'y blesser. Ce sont des coups d'épingle qui, réitérés, font mourir... je vous en avertis... Notre piquet est fait. Le Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que c'est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans affaire et qu'on verrait aller et venir sous des arbres passerait pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfonce à durer des heures entières dans la même attitude; dans un âge plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes, les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en contracter la facilité de méditer profondément. Il est incroyable jusqu'où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l'étranger, ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étourdis. «Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces étourdis-là; c'est-à-dire que je fus trompé par un commerçant chinois et fripon. J'allai lui représenter combien il m'avait lésé: « Cela est vrai, me répondit-il, vous l'êtes beaucoup, mais il faut payer.—Mais où est la bonne foi, la droiture?—Je n'en sais rien, mais il faut payer. «Après avoir essayé les paroles douces, j'en vins aux gros mots, je l'appelai coquin, maraud, fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut paver.» Je n'en pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent: «Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n'as pas gagné un sou à te mettre en colère. Eh! que ne payais-tu tout de suite, sans te fâcher? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je pas écrit, ou parlé d'une bizarrerie de toute cette nation? En regardant les meubles et les porcelaines peintes qui nous viennent de ce pays, il n'est pas que l'extravagance des figures ne vous ait frappée. Savez-vous d'où cela vient? C'est que, loin de prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s'en écarter le plus qu'ils peuvent; ils disent pour leur raison qu'on la voit sans cesse, et quelque talent qu'on ait, quelque peine qu'on se dorme, qu'on n'en approche pas; d'où ils concluent que tout ouvrage exécuté dans ce genre d'imitation doit dégoûter et faire pitié, au lieu qu'en s'abandonnant au délire de l'imagination, les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu'on crée, ne ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais, dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection on y peut louer. On assure cependant qu'ils font d'après nature des choses prodigieuses, quand on l'exige d'eux, et qu'ils saisissent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j'aurai toujours peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du dessin, et l'intelligence des ombres et des lumières soient portées jusqu'à un certain point chez un peuple qui méprise ces qualités; à moins que la perfection du travail ne soit le résultat de l'abondance dont il jouit et de la patience de son caractère.

Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique, pour vous entretenir de sujets plus familiers... Comme nous étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d'une voiture légère sur la chaussée; la porte de la salle de billard s'ouvre subitement. C'est Mme d'Holbach qui entre, et qui nous demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage comme une auréole: «Devinez la visite qui nous vient?» Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour venir s'enfermer avec nous par le temps qu'il faisait: «C'est M. Le Roy[73]», nous dit-elle. Nous allâmes tous l'embrasser. Si vous savez combien je l'aime, vous saurez aussi combien il m'a été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j'en avais besoin. Il avait passé tout ce temps à jouir d'une petite retraite qu'il s'est faite dans la forêt. Cette retraite s'appelle les Loges. Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s'amuseront aux environs des Loges! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez les Loges! C'est là que le satyre habita. Malheur à celle que le satyre aura rencontrée auprès de sa demeure! C'est en vain qu'elle tendra ses mains au ciel, et qu'elle appellera sa mère; le ciel ni sa mère ne l'entendront plus; ses cris seront perdus dans la forêt; personne ne viendra qui la délivre du satyre; et quand le satyre l'aura surprise une fois aux environs de sa demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s'enfuira comme auparavant, mais plus lentement, et peut-être retournera-t-elle la tête en fuyant; et quand le satyre l'atteindra, elle ne l'égratignera plus; elle dira qu'elle va crier, mais elle ne criera plus; elle n'appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la cherchera pas longtemps; car il est plus inconstant encore que libertin. Le bélier qui paît l'herbe qui croît autour de sa cabane n'est pas plus libertin; le vent qui agite la feuille du lierre qui la tapisse est moins changeant. Celles qu'il ne recherchera plus et qui se seront amusées inutilement autour de sa cabane, et il y en aura beaucoup, s'en retourneront tristes et chagrines en disant au dedans d'elles-mêmes: Ô méchant satyre! ô satyre inconstant! si je l'avais su! Et leurs compagnes, qui verront leur tristesse, leur en demanderont la cause; et elles ne la diront pas: et les autres bergères innocentes et jeunes continueront de s'amuser autour de la cabane du satyre; et lui de les surprendre, de les surprendre encore une fois, de ne les surprendre plus; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu'on appelle une idylle que je vous fois, tandis que le satyre, l'oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. À propos de beaux yeux, il leur dit qu'un jour Saint-Évremond s'endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu'il faut appeler de beaux yeux. La matière était importante; chacune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines et profondes; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réfléchies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la dispute le sommeil le plus doux, fût pris pour juge. Une des deux femmes, le tirant par le bras, lui dit: «À votre avis, monsieur, quels sont les plus beaux?» Saint-Évremond se frottant les yeux, leur dit: «Les plus beaux!... Ce sont les petits et ridés.—Les yeux petits et ridés sont les plus beaux! y pensez-vous?—Ah! ah! vous parlez d'yeux! Ma foi, j'ai cru que deux femmes de cour s'entretenaient d'autre chose.» Et voilà Mme d'Holbach qui baisse les yeux et qui joue l'inattention, et Mme d'Aine qui se met à rire comme une folle, en disant: «C'est une bonne connaissance à voir.—Mais pourquoi si bonne? Il est toujours trop tard pour s'en servir.» Voilà encore un endroit qu'il ne faut pas lire à notre sœur Uranie.

Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minuties, il ne faut pas que j'oublie de vous raconter comme quoi Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est une élégante, Sibéli la vit et l'aima. Sibéli a été élevé à la cour des rois. D'abord Thisbé fit la coquette, Sibéli se piqua de constance, et au bout de trois heures Thisbé couronna ses feux: trois heures de coquetterie pour des êtres dont la passion ne dure que quelques jours, c'est beaucoup. Je dis cela, parce que je serais fâché qu'on prît une idée défavorable des mœurs de Thisbé. Thisbé mit au monde au temps prescrit deux jumeaux charmants; Pouf en fut un. Plusieurs grandes dames demandèrent Pouf; la dame D.... fut préférée, et voilà Pouf installé dans son château, et maître de ses oreillers et de ses coussins dont il usait peu discrètement, lorsqu'un ami de la dame regarda Pouf entre les deux yeux, et prononça que malgré tout l'esprit du père et toute la gentillesse de la mère, cet enfant ne serait jamais qu'un sot. Aussitôt la dame D.... qui ne voit que par les yeux de son ami, comme cela se pratique, se met à répéter que Pouf malgré toute la gentillesse de sa mère et tout l'esprit de son père, ne sera jamais qu'un sot, quoiqu'elle eût dit auparavant qu'on en pouvait espérer beaucoup; et puis elle écrit une lettre qu'elle remet à un de ses gens, avec un panier qui renferme Pouf, et Pouf, porté par le domestique, n'a pas sitôt fait quatorze lieues dans son panier qu'il est remis aux lieux de sa naissance. Avec quelles démonstrations de joie n'y est-il pas reçu! Ah! c'est toi, mon pauvre Pouf, mon petit ami; et quand on l'a bien fêté, bien baisé, bien caressé, on lit la lettre de renvoi où l'on ne trouve que faussetés, injures, détours et calomnies; et l'on dit beaucoup de mal de la dame D.... et l'on félicite Pouf de ne plus appartenir à une aussi méchante maîtresse. J'ai voulu défendre la dame D.....

(Le reste manque.)


XLVI

Au Grandval, le 18 octobre 1760.

Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à deux; c'est une affaire arrangée. Combien d'autres plaisirs qui s'accroissent par l'impatience et le délai! Éloigner nos jouissances, souvent c'est nous servir; faire attendre le bonheur, c'est ménager à son ami une perspective agréable; c'est en user avec lui comme l'économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le dépôt oisif qu'on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne déplairont pas à votre sœur. J'en ai entendu de plus folles encore. Il y en a qui disent qu'on ne s'ennuie presque jamais d'espérer, et qu'il est rare qu'on ne s'ennuie pas d'avoir. Je réponds, moi, qu'on espère toujours avec quelque peine, et qu'on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie s'échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon l'heure sonne-t-elle, si ce n'est jamais l'heure du plaisir? Venez, mon amie; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse; que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours.

Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre correspondance soit de temps en temps si cruelle pour vous. Mais, chère amie, que voulez-vous que j'y fasse? Je vous dirai comme milord d'Albemarle à Lolotte, qui admirait l'éclat d'une belle étoile: «Ah! mon amie, ne la louez pas tant, car je ne saurais vous la donner.» Ah! chère amie, ne vous plaignez pas tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les foire aller plus vite.

Vous les demandez donc, mes lettres? vous les recevrez donc de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre? Mais cela est assez joli!

Et que vous dit l'honnête de Prisye? Nous devions nous voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l'alléger ainsi; mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de reconnaissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin!

En voilà donc encore deux dont il faut dire qu'il n'y a pas assez d'étoffe pour en faire ou d'honnêtes gens ou des fripons! et combien d'autres que nous connaissons, et combien d'autres encore que nous ne connaissons pas!

J'ai très-bien compris l'arrangement qu'on vous propose. La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l'injustice me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est délicat et que l'intérêt n'offusque pas la raison, cela ne manque pas d'arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même vitesse, s'ils suivaient la même impulsion de leur cœur. Il est bien rare que le cœur mente, mais on n'aime pas à l'écouter.

Chère femme, combien je vous aime! combien je vous estime! En dix endroits votre lettre m'a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l'injustice me transporte quelquefois d'une telle indignation que j'en perds le jugement, et que, dans ce délire, je tuerais, j'anéantirais; aussi celui de l'équité me remplit d'une douceur, m'enflamme d'une chaleur et d'un enthousiasme où la vie, s'il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien: alors il me semble que mon cœur s'étend au dedans de moi, qu'il nage; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me parcourt partout; j'ai peine à respirer; il s'excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement; c'est surtout au haut du front, à l'origine des cheveux qu'il se fait sentir; et puis les symptômes de l'admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m'intéresse vraiment à celui qui fait le bien. Ô ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois! combien je vous en devrai encore! Ô Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m'entends pas; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m'occupais de toi, et que je disais, dans un temps où j'ignorais quel sort tu me préparais, qu'il dépendait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand leurs enfants font le mal; ils ne sont pas assez heureux quand leurs enfants font le bien; jamais ils ne voient le plaisir et la peine faire couler leurs pleurs.

Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans, et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j'avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu'on m'avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu'il m'aperçut, il laissa son ouvrage, il s'avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C'est une belle chose qu'un homme de bien et sévère qui pleure!

Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c'est vous qui m'avez échauffa. J'ai suivi ma chaleur, et j'ai écrit tout ce qu'elle m'inspirait.

    *    *    *     *    *    *     *    *    *

J'aurais été fâché que vous eussiez eu à répondre à ces gens-là. Laissez faire votre mère; c'est elle qui se possède. À quoi bon accroître les mauvaises dispositions des méchants, en leur jetant du mépris au visage? Votre mère aura répondu sur-le-champ, comme vous n'eussiez fait, vous, que le lendemain. Lorsque la chose se présente, il semble qu'elle ait toujours eu un jour ou deux par-devant elle; c'est l'effet de l'expérience et du bon jugement.

Il faut insister sur l'exécution rigoureuse de la transaction, et exiger vos intérêts et vos remboursements aux temps prescrits. On en passera par là.

Mes amies, je vous conseille de ne pas vous creuser la tête sur des choses qui n'auront pas lieu. Quand on a la justice et le bon sens pour soi, on est bien fort. Ne voyez-vous pas déjà dans les précautions obliques que ces indignes prennent avec vous qu'ils ont peur?

N'allez pas surtout souffler à madame votre mère votre austérité. Je n'aime pas que la vertu gâte les affaires. Ayant à plaider l'intérêt de ses enfants et celui de ses petits-enfants auprès d'un de ses gendres, n'aura-t-elle pas assez beau jeu?

Mettre les choses au pis-aller, affaire de caractère; quand c'est de courage, comme en vous, et non de désespoir et de pusillanimité comme en d'autres, à la bonne heure.

Tout cela vous tracasse beaucoup? Peut-être l'aurais-je craint, si je ne vous avais pas vue dans vos premiers embarras.

Le seul moyen sûr avec des fripons, c'est de sortir de leurs mains, n'importe comment.

Au reste, mon amie, rappelez-vous le moment où je m'attachai à vous; et songez que s'il pouvait arriver que je vous aimasse et que je vous respectasse davantage, la misère le ferait. Je vous dirais comme Charlotte à Lenson: «Je n'aurais pas un toit, j'aurais à peine du pain, que je voudrais coucher à l'air et pâtir à côté de vous.»

Je vous demande mille pardons, à madame votre mère, à votre sœur et à vous, de l'envoi du petit roman et de quelque trait de gaieté indiscrètement répandu dans ma dernière lettre. Je dis indiscrètement, sans savoir pourquoi, car j'ignorais vos inquiétudes quand j'écrivis.

J'attendrai vos ordres pour reprendre la suite de nos entretiens, si cela vous distrait un peu et vous convient.

Le malheur d'un ennemi qui aurait attenté à ma vie me rapprocherait de lui.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre sœur.

Heureux ou malheureux, je vous suis attaché jusqu'au tombeau.

Adieu, femme de bien.


XLVII

Du Grandval, le 20 octobre 1760[74].

Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en aurais peut-être fait un récit amusant; mais le moyen de plaisanter et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle de votre mère, de votre sœur et de vous. Qu'il est heureusement né cet ami! que j'envie son caractère! L'espérance reste toujours au fond de sa boîte; au contraire, le hasard vient-il à entr'ouvrir le couvercle de la mienne, c'est la première chose qui s'en va. Ce n'est pas que je n'aperçoive aussi les fils auxquels je pourrais m'accrocher; mais je les vois si faibles et si déliés que je n'oserais m'y fier. J'aime presque autant m'abandonner au torrent que de saisir la feuille d'un saule.

Nous avons ici beaucoup de monde; M. Le Roy, comme je vous l'ai dit, l'ami Grimm et l'abbé Galiani, M. et Mme R... J'aime la physionomie de M. R.... S'il avait seulement la moitié de l'esprit qu'elle promet! C'est un mélange de finesse et de volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l'Hymen, mais comme il est le lendemain d'une noce, blême et un peu fatigué. Mme R... était vêtue d'un rouge foncé qui lui sied mal, et notre ami lui disait: «Comment, chère sœur, vous voilà belle comme un œuf de Pâques!» D'Alinville et Mme Geoffrin presque point ennuyés, chose rare. Mme de Charmoi toujours avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d'Aine[75], M. et Mme Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son tympanon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne qu'ailleurs. J'occupe un appartement de femme; c'est le plus agréable de la maison; au milieu de ce monde il m'est resté, et j'en aime encore un peu plus notre hôtesse.

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à moi, je n'ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me promener, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l'écrire.

Notre dîner a été très-gai M. Le Roy racontait qu'une fois il avait été malheureux en amour. «Rien qu'une fois?—Pas davantage.....» Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d'œil «Mais un amant malheureux doit être défait.—Ou le paraître, et il n'y avait pas moyen. C'est ce qui me désespérait.» Il reposait en raison de la peine qu'il avait endurée; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef en raison du repos qu'il avait pris. «Sans cela vous n'y auriez pas suffi.—Il est vrai; mais du soir au matin j'étais tout frais pour la peine—Mais si malheureux, vous dormez vos quinze heures; heureux, combien dormez-vous?—Presque point.—Le bonheur vous fatigue peu.—On ne peut moins, et puis je répare vite.»

Vous comprenez tout ce que cela doit devenir à table, au dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Champagne, de la gaieté, de l'esprit, et toute la liberté des champs.

Mme Geoffrin fut fort bien; je fis un piquet avec elle, d'Alinville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s'habille. C'était, ce jour-là, une étoffe simple, d'une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. Elle me demanda de la mère et de l'enfant. Je répondis de l'enfant que je craignais qu'elle n'eût une vie agitée et malheureuse; car elle était ennuyée du repos. «Tant mieux, me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux»; et elle en prit occasion de faire l'éloge de Mme d'Aine, que son attention continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et l'autre en l'air.

Ah! mon amie, où étiez-vous? Que faisiez-vous à Isle, où vous étiez, lorsque je vous désirais ici? Partout où je rencontre le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution! Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable; et comme Mme d'Holbach et moi nous n'en perdions pas un mot!—Le joli courroux!—Que cette plainte est douce!—Il se dépite; il prend son parti.—Je le crois.—Les voilà qui se raccommodent.—Il est vrai—Le moyen de tenir contre un homme qui sait s'excuser ainsi!—Il est sûr que nous entendions tout cela.

M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout ce qu'ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand plaisir est encore un moment fort doux: car le cœur palpite avant et après le plaisir.

Mme Geoffrin ne découche point; sur les six heures du soir, elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec l'ami d'Alinville, et la voilà partie.

Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et MM. Le Roy, Grimm, l'abbé Galiani et moi, nous avons causé. Oh! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître l'abbé, que peut-être vous n'avez regardé jusqu'à présent que comme un agréable. Il est mieux que cela.

Il s'agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode; c'est, selon lui, la pédanterie des lettres. Ceux qui ne savent qu'arranger feraient aussi bien de rester en repos; ceux qui ne peuvent être instruits que par des choses arrangées feraient tout aussi bien de rester ignorants. «Mais c'est la méthode qui fait valoir.—Et qui gâte.—Sans elle, on ne profiterait de rien.—Qu'en se fatiguant, et cela n'en serait que mieux. Où est la nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier?» Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et ils en diraient encore, si l'abbé Galiani ne les eût interrompus comme ceci:

«Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elle sera peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas.

«Un jour, au fond d'une forêt, il s'éleva une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son talent. «—Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi?»

«—Quel oiseau, disait le rossignol, l'a plus doux, plus varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi?»

«Le coucou: «Je dis peu de choses; mais elles ont du poids, de l'ordre, et on les retient.»

«Le rossignol: «J'aime à parler; mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J'enchante les forêts; le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère, qu'il n'oserait hasarder un ton qu'il n'a point pris d'elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des règles. C'est surtout lorsque je les enfreins qu'on m'admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts!»

«Le coucou essaya plusieurs fois d'interrompre le rossignol Mais les rossignols chantent toujours et n'écoutent point; c'est un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suivait avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival.

«Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent de s'en rapporter au jugement d'un tiers animal.

«Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial qui les jugera? Ce n'est pas sans peine qu'on trouve un bon juge. Ils vont en cherchant un partout.

«Ils traversaient une prairie, lorsqu'ils y aperçurent un âne des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de l'espèce, aucun n'avait porté d'aussi longues oreilles. «Ah! dit le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux; notre querelle est une affaire d'oreilles; voilà notre juge; Dieu le fit pour nous tout exprès.»

«L'âne broutait. Il n'imaginait guère qu'un jour il jugerait de musique. Mais la Providence s'amuse à beaucoup d'autres choses. Nos deux oiseaux s'abattent devant lui, le complimentent sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de décider.

«Mais l'âne, détournant à peine sa lourde tête et n'en perdant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu'il a faim, et qu'il ne tient pas aujourd'hui son lit de justice. Les oiseaux insistent; l'âne continue à brouter. En broutant son appétit s'apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière du pré. «Eh bien! leur dit-il, allez là: je m'y rendrai; vous chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous en dirai mon avis.»

«Les oiseaux vont à tire-d'aile et se perchent; l'âne les suit de l'air et du pas d'un président à mortier qui traverse les salles du palais: il arrive, il s'étend à terre et dit: «Commencez, la cour vous écoute.» C'est lui qui était toute la cour.

«Le coucou dit: «Monseigneur, il n'y a pas un mot à perdre de mes raisons; saisissez bien le caractère de mon chant, et surtout daignez en observer l'artifice et la méthode.» Puis, se rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta: coucou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou.» Et après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il se tut.

«Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s'élance dans les modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs et les plus recherchés; ce sont des cadences ou des tenues à perte d'haleine; tantôt on entendait les sons descendre et murmurer au fond de sa gorge comme l'onde du ruisseau qui se perd sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait s'élever, se renfler peu à peu, remplir l'étendue des airs et y demeurer comme suspendus. Il était successivement doux, léger, brillant, pathétique, et quelque caractère qu'il prît, il peignait; mais son chant n'était pas fait pour tout le monde.

«Emporté par son enthousiasme, il chanterait encore; mais l'âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l'arrêta et lui dit: «Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort beau, mais je n'y entends rien; cela me paraît bizarre, brouillé, décousu. Vous êtes peut-être plus savant que votre rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, pour la méthode.»

Et l'abbé, s'adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du doigt: « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et moi je suis l'âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir.»

Les contes de l'abbé sont bons, mais il les joue supérieurement. On n'y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre son cou en l'air, et faire la petite voix pour le rossignol, se rengorger et prendre le ton rauque pour le coucou; redresser ses oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l'âne; et tout cela naturellement et sans y tâcher. C'est qu'il est pantomime depuis la tête jusqu'aux pieds.

M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d'en rire.

À propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rauque, chantait mélodieusement en mourant.

Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de l'homme qui parle toujours au dernier moment, et j'ajoutai que si j'avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d'un orateur, d'un poëte, d'un législateur, j'intitulerais ma pièce le chant du cygne.

La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de l'horreur que nous avons tous pour l'anéantissement.

«Tous! s'écria le père Hoop; vous m'en excepterez, s'il vous plaît. Je m'en suis trop mal trouvé la première fois pour y revenir. On me donnerait l'immortalité bienheureuse pour un seul jour de purgatoire que je n'en voudrais pas: le mieux est de n'être plus.»

Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en santé, je penserais comme le père Hoop; mais qu'au dernier instant peut-être achèterais-je le bonheur d'exister encore une fois de mille ans, de dix mille ans d'enfer. Ah! chère amie, nous nous retrouverions! je vous aimerais encore! je me persuaderais ce qu'une fille réussit à persuader à son père qui se mourait. C'était un vieil usurier; un prêtre lui avait juré qu'il serait damné, s'il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait appeler sa fille, il lui dit: «Mon enfant, tu as cru que je te laisserais fort riche, et tu l'aurais été en effet; mais voilà un homme qui va te ruiner; il prétend que je brûlerai dans l'enfer à jamais, si je meurs sans restituer.—Vous vous moquez, mon père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre damnation; du caractère dont je vous connais, vous n'aurez pas été damné dix ans que vous y serez fait.»

Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille se résoudra à damner son père, un père à l'être pour enrichir sa fille; et un amant passionné, un honnête homme s'en effraiera. N'est-il pas bien doux d'être, et de retrouver son père, sa mère, son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous avons chéri, même en enfer!

Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du monde et de son auteur prétendu.

Quelqu'un remarqua qu'il y ait un Dieu ou qu'il n'y en ait point, il était impossible d'introduire cette machine soit dans la nature, soit dans une question, sans l'obscurcir.

Une autre, que si une supposition expliquait tous les phénomènes, il ne s'ensuivrait pas qu'elle fût vraie: car qui sait si l'ordre général n'a qu'une raison? Que faut-il donc penser d'une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour laquelle on l'imagine, en fait éclore une infinité d'autres?

Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée vous amuse toujours, et je le suis.

Parmi ces difficultés il y en a une qu'on a proposée depuis que le monde est monde: c'est que les hommes soufflent sans l'avoir mérité. On n'y a pas encore répondu. C'est l'incompatibilité du mal physique et moral avec la nature de l'être éternel.

Voici comment on la propose: c'est en lui impuissance ou mauvaise volonté; impuissance s'il a voulu empêcher le mal et qu'il ne l'ait pu; mauvaise volonté, s'il a pu empêcher le mal et qu'il ne l'ait pas voulu.

Un enfant entendrait cela. C'est là ce qui a fait imaginer la faute du premier père, le péché originel, les peines et les récompenses à venir, l'incarnation, l'immortalité, les deux principes des Manichéens, l'Oromase et l'Arimane des Perses, les émanations, l'empire de la lumière et de la nuit, la succession des vies, la métempsycose, l'optimisme, et d'autres absurdités accréditées chez les différents peuples de la terre où l'on trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair, net et précis.

Dans ces occasions quel est le parti du bon sens? Celui, mon amie, que nous avons pris: quoi que les optimistes nous disent, nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n'y avait qu'à demeurer en repos. Il s'était bien passé une éternité sans que cette sottise-là fût.

Le monde, une sottise! Ah! mon amie, la belle sottise pourtant! C'est, selon quelques habitants du Malabar, une des soixante-quatorze comédies dont l'Éternel s'amuse.

Leibnitz, le fondateur de l'optimisme, aussi grand poëte que profond philosophe, raconte quelque part qu'il y avait dans un temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les uns sur les autres; qu'un prêtre, interrogé par un voyageur sur cette pyramide et ces globes, répondit que c'étaient tous les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet; que le voyageur, curieux de voir ce plus parfait des mondes, monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tarquin qui violait Lucrèce.

Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais et dont je crois vous avoir entretenue.

C'est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits; les rêves d'un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n'y a rien de décousu ni dans la tête d'un homme qui rêve, ni dans celle d'un fou, tout se tient aussi dans la conversation; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d'idées disparates. Un homme jette un mot qu'il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête; un autre en fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l'esprit qui s'en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple: l'or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune; à combien d'autres fils ce fil ne répond-il pas? La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d'un objet à un autre par l'entremise d'une qualité commune.

Le fou ne s'aperçoit pas qu'il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu'il a saisi un rayon du soleil. Combien d'hommes qui ressemblent à ce fou sans s'en douter! et moi-même, peut-être dans ce moment.

Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Lovelace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà sautés de l'histoire romaine à un roman anglais. On disputa beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le méprisaient souverainement; ceux qui l'estimaient, aussi outrés dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regardaient comme un des tours de force de l'esprit humain. Je l'ai: je suis bien fâché que vous ne l'ayez pas enfermé dans votre malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de Clarisse, et de Grandisson.

Il s'est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce, quoique je sache très-bien qu'elles sont puériles et d'une couleur qui ne revient guère à la situation d'esprit où vous êtes.

Nous sommes tous logés au premier, le long d'un même corridor; les uns sur la cour d'entrée et les fossés, les autres sur le jardin et la campagne. Oh! chère amie, combien je suis bavard! «Ne pourrai-je jamais», comme disait Mme de Sévigné, qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi! «ne plus manger et me taire!»

Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de l'incendie de M. de Bacqueville[76] et voilà Mme d'Aine qui se ressouvient, dans son lit, qu'elle a laissé une énorme souche embrasée sous la cheminée du salon; peut-être qu'on n'aura pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend; et, comme elle ne commande rien de ce qu'elle peut faire, elle se lève, met ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en corset de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main. Elle descendait l'escalier, lorsque M. Le Roy, qui veille d'habitude, et qui s'était amusé à lire dans le salon, remontait; ils s'aperçoivent. Mme d'Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit, l'atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui la baise; et elle crie: À moi! à moi! à mon secours! Les baisers de son ravisseur l'empêchaient de parler distinctement. Cependant on entendait à peu près: À moi, mes gendres! s'il me fait un enfant, tant pis pour vous. Les portes s'ouvrent; on passe sur le corridor, et l'on n'y trouve que Mme d'Aine fort en désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténèbres; car sa lampe s'était éteinte et renversée, et notre ami s'était renfermé chez lui.

Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux d'Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelquefois moins de raison; car vous conviendrez qu'il est plus plaisant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque nue, entre les bras d'un jeune homme insolent et lascif qu'un vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa mère après une querelle de ménage assez maussade. C'est la fin du premier livre de l'Iliade.

Cette aventure a fait la plaisanterie du jour. Les uns prétendent que Mme d'Aine a appelé trop tôt, d'autre qu'elle n'a appelé qu'après s'être bien assurée qu'il n'y avait rien à craindre, et qu'elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que de crier pour son honneur; et que sais-je quoi encore?

L'autre historiette est une impertinence du premier ordre. Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la fin du repas, mon fils était assis à la gauche de Mme de C... Il est ordinairement familier avec elle. Il lui prend la main, il veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire, exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de grands poils noirs; il se met à lui plumer le bras; elle veut retirer sa main, il tient ferme; rabattre sa manchette, il la relève et plume. Elle crie: «Monsieur, voulez-vous finir?» Il lui répond: «Non, madame; à quoi diable cela sert-il là?» et plume toujours. Elle se fâche: «Vous êtes un insolent.» Il la laisse se fâcher, et n'en plume pas moins. Mme d'Aine étouffent moitié de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant un ton sérieux, lui disait: «Monsieur, y pensez-vous?» Et puis elle riait. «Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à table?» Et puis elle riait. «Où est l'éducation qu'on vous a donnée?» Et tous les autres d'éclater: pour moi, les larmes m'en tombaient des yeux, et j'ai cru que j'en mourrais.

Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils, et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander pardon. Elle prétend qu'il lui a fait mal, mais cela n'est pas vrai; c'est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont fait mal.

Le Baron est malade. C'est la dyssenterie et de la fièvre. Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop, Mme d'Aine et Mme d'Holbach prenaient du thé. J'en pris avec eux. Voilà le Baron, à qui la colique n'a pas ôté son ton original: «Maman, connaissez-vous le grand Lama?—Je ne connais ni le grand ni le petit.—C'est un prêtre du Thibet.—Du Thibet ou d'ailleurs, si c'est un bon prêtre, je le respecte.—Un jour de l'année qu'il a bien dîné, il passe dans sa garde-robe.—Grand bien lui fesse.—Et là....—Voici quelque cochonnerie.—Qu'appelez-vous une cochonnerie, s'il vous plaît? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satisfaites comme votre meunière.—Mais puisque cochonnerie il y a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie—On la prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on l'envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la prennent en thé les jours de dévotion.—Quelle folie!—Folie ou non, c'est un fait. Mais vous croyez donc que si l'on vous faisait présent d'une crotte de Jésus-Christ, vous n'en seriez pas bien fière; et vous croyez que si l'on faisait présent à un janséniste d'une crotte du bienheureux diacre[77], il ne la ferait pas enchâsser dans l'or, et qu'elle tarderait beaucoup à opérer un miracle?»

Ne lisez pas cela à Mme Le Gendre, elle n'aime pas ce ton-là. Mais à vous, je vous dirai que le fait du grand Lama est certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une des plus fortes preuves de ce que les prêtres peuvent sur les esprits.

Voici pour M me Le Gendre. Damilaville m'a envoyé l'Histoire du czar, et je l'ai lu[78].

Elle est divisée en trois parties: une préface sur la manière d'écrire l'histoire en général, une description de la Russie, et de l'histoire du czar, depuis sa naissance jusqu'à la défaite de Charles XII à la journée de Pultawa.

La préface est légère. C'est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l'auteur. On y avance sur la fin qu'il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l'honnêteté rend spécieuses; mais c'est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot.

Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c'est que s'il n'y avait eu qu'une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée.

Qu'est-ce qui montre mieux que l'évidence de cette pensée combien c'est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s'entr'égorger?

Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient sur l'homme, comme l'homme réfléchit sur eux, ne regarderaient-ils pas cet événement comme une attention particulière de la Providence? et ne diraient-ils pas entre eux: Sans cette fureur que la nature inspire à l'homme, et qu'elle le presse de satisfaire par intervalle, sans cette soif qu'il a de son semblable, cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce serait fait de nous? Si les cerfs pensaient, le grand événement pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de Louis XV! qu'en diraient-ils?

Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne qui leur tombe du ciel en automne? N'y a-t-il pas là quelque Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance?

Quoiqu'il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l'espèce humaine. Savez-vous que si tous les empires étaient aussi bien gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y aurait trois fois plus d'hommes qu'ils n'en pourraient nourrir? Il faut que tout ce qui est soit, bien ou mal.

La description de la Russie est commune; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l'histoire naturelle.

Quant à l'Histoire du czar, on la lit avec plaisir; mais si l'on se demandait à la fin: Quel grand tableau ai-je vu? Quelle réflexion profonde me reste-t-il? on ne saurait que se répondre.

L'écrivain de la France ne s'est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n'en voudrais perdre aucune.

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l'égorger, et qui viennent de couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsque l'on y apprit la mort de Germanicus, et la douleur du peuple lorsqu'on y apporta les cendres de ce prince.

Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi cette pente à déprimer les ouvrages estimés? On y prend à tâche en deux endroits de déprimer l'Histoire naturelle de M. de Buffon. On y relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée d'éloges ironiques.

Damilaville a trouvé tout fort beau; je lui en ai lavé la tête; mais j'ai tempéré l'amertume de ma leçon, en lui disant avec la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie: Ne soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute votre vie d'être mes maîtresses en morale, et surtout en morale pratique? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez le cœur sensible et l'esprit délicat; c'est vous qui êtes des hommes, et c'est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans la campagne.

Mais enfin quand nous reverrons-nous? sera-ce à la Toussaint ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que j'aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe? Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps; c'est sa saison.

Je me sentais disposé à vous dire des choses douces; car c'est pour vous aimer qu'il faut que je commence et que je finisse.

Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes sentiments sont ceux qu'Uranie aime le mieux à lire, ce sont aussi ceux qui ne m'ont rien coûté, et qui me plaisent le plus à écrire.

Mais voilà la messe qui sonne; le petit Croque-Dieu[79] est arrivé. Je l'entends rire, pour me servir de la comparaison de M. Le Roy, comme un cerf au mois d'octobre; il prétend qu'on s'y tromperait dans la forêt.

Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le billard, moitié dans ma chambre, d'où l'on voit la porte de la chapelle qui est l'autre côté de la cour: elles prétendent que l'efficacité d'une messe s'étend au moins à cinquante pas à la ronde. Pour nous, nous n'avons point d'opinions là-dessus.

J'ai dit un mot à Grimm de votre affaire avec Vissen; il m'a répondu que tous ces gens-là étaient des fripons, que Vissen passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu'il fallait tenir ferme; qu'il était pusillanime, qu'il n'aurait jamais le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-être beaucoup d'honneur, il serait assez attaché à la considération publique pour craindre un esclandre: d'où je conclus qu'il faudrait faire entendre adroitement à l'oncle combien son mémoire est inique et contraire à la toi, le jugement qu'on porterait dans le monde de lui et de son neveu, si une pièce pareille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre qu'elle ne soit rentrée dans vos mains.

Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27 et 28.

Il y a longtemps que vous ne m'avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d'obstructions, loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses.

Je m'arrondis comme une boule. Mme le Gendre, combien vous m'allez détester! Mon ventre lutte avec effort contre les boutons de ma veste, et s'indigne de ne pouvoir briser cet obstacle, surtout après dîner.

Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais; c'est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur me le dit.

Nous n'avons plus personne, tout le bruit de la maison s'est dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop et moi. Ils s'en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui nous séparaient.

Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m'avez adressée pour M. de Prisye.

Savez-vous, mon amie, que vous l'avez terminée par une phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui serait bien capable d'alarmer un jaloux? «Je verrais la bonne compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout? Oh! non, je ne finirais pas si je voulais tout dire.» Il paraît y avoir bien de la coquetterie là dedans, ou même pis; mais je n'y entends rien, et M. de Prisye n'y mettra que ce qu'il faut. Ce n'est pas un fat, et je ne suis pas jaloux.

Damilaville est un homme admirable; il me vient trois fois la semaine un homme de sa part, qui m'apporte vos lettres, et qui prend les miennes.

Adieu, adieu! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu'il n'y ait pas une douzaine de mes lettres en l'air qui aillent vous chercher à Isle, quand vous n'y serez plus.

Vous m'êtes plus chère que jamais; l'absence n'y fait rien: si, elle y fait: elle impatiente.

Je viens de relire cette lettre. J'avais presque envie de la brûler; j'ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous fatiguât.

Pour peu qu'elle vous applique, laissez-la. Vous y reviendrez, elle n'est obscure que par l'impossibilité de ne rien omettre de ce qui s'est dit.

Et puis ces matières ne vous sont pas aussi familières qu'à nous. Je brûle de vous revoir.


XLVIII

Au Grandval, le 28 octobre 1760.

Si vous ne vous rappelez pas vos lettres depuis le numéro 22 jusqu'au numéro 29 que je viens de recevoir, vous n'entendrez rien à ceci.

Je cause un peu avec vous comme ce voyageur à qui son camarade disait: «Voilà une belle prairie!» et qui lui répondait au bout d'une lieue: «Oui, elle est fort belle.»

Quand vous lui avez lu: «Oui, madame, je vous hais», elle a ri et n'en a voulu rien croire. Si j'avais écrit: «Oui, madame, je vous aime », elle serait devenue sérieuse, et n'en aurait pas cru davantage. Il n'y a plus que l'indifférence que je lui protesterais mal; car je ne l'ai pas, et ne l'aurai jamais.

Gaschon s'est présenté tout seul. Ils ont causé la première fois, comme ils causeront la centième. C'est la commodité de ceux qui ne se disent rien; mais pour Uranie, vous et moi, il faut que l'ennui de nous-même et des autres nous prenne, quand le cœur et l'esprit sont muets, et qu'il n'y a que les lèvres qui se remuent et qui font du bruit. Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi, avec un caractère doux et facile, de l'indulgence, de la gaieté et des connaissances, j'étais si peu fait pour la société. C'est qu'il est impossible que j'y sois comme avec mes amis, et que je ne sais pas cette langue froide et vide de sens qu'on parle aux indifférents; j'y suis silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder! Et pourquoi m'y refuserais-je? le pis-aller, c'est d'être long avec les autres. Plus mes lettres sont courtes avec vous, au contraire, plus elles sont longues, plus j'en suis content. Je me dis: Quel plaisir elle aura quand elle recevra ce paquet! D'abord, elle le pèsera de la main: elle le serrera pour quand elle sera seule; il lui tardera bien d'être seule; elle l'ouvrira avec empressement, croyant y trouver au moins une brochure. Point de brochure, mais un volume de mon écriture, en feuilles séparées. On rangera ces feuilles; on lira presque toute la nuit; il en restera la moitié encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l'on relira, pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront plu davantage: car, quand on ne serait pas bien aimée, on voudrait le paraître; quand l'amant ne serait pas fort aimable, on voudrait qu'il le parût. Les amants me semblent encore, en ce point, plus honnêtes et plus délicats que la plupart des époux.

Ce volume d'écriture qu'on aura reçu et lu avec tant de plaisir, que contiendra-t-il? Des riens; mais ces riens mis bout à bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de l'ami de notre cœur.

Le calcul que vous trouvez si mauvais est pourtant celui de toutes les passions. Des années entières de poursuite pour la jouissance d'un moment, voilà leur arithmétique, et tant que le monde durera, c'est ainsi qu'elles compteront.

Lorsque je défendais le jeune homme[80], c'est comme aimable et non comme honnête.—Mais est-on aimable sans être honnête?—Hélas! oui; et c'est un peu la faute des femmes..... Mais, après tout, c'est là l'homme qu'il leur faut, puisqu'elles trompent, trahissent, tourmentent, conduisent, ou méprisent et font mourir les autres de douleur.

Uranie, Uranie, je crains bien que vous ne fassiez trop de cas des qualités agréables, et pas assez des qualités solides. Vous craignez trop l'ennui, le ridicule vous touche trop vivement pour que vous estimiez la vertu tout son prix. Peut-être feriez-vous demain le bonheur de l'homme de génie qui pourrait résoudre tous vos doutes profonds, tandis que vous refuseriez un regard de pitié à celui qui serait prêt ta tout moment de donner sa vie pour vous.

Chère amie, je vous prie de demander à Mme Le Gendre, à présent que M. Marson est mort, si elle ne serait pas plus contente d'elle-même de l'avoir rendu heureux seulement une fois; mais donnez-lui le jour entier pour répondre à ma question, et ne lui dites pas qu'elle est de moi; faites-la-lui comme de vous. Sa réponse m'apprendra jusqu'où un homme sensible peut se mettre à la place d'une honnête femme. Il s'en serait allé son débiteur, et elle reste sa créancière. Vous seriez bien étonnée qu'elle ne l'eût refusé quelquefois que par la crainte qu'il ne vécût trop longtemps. Si un homme était destiné à expirer entre les bras d'une femme, mais expirer tout à fait, et que le moment du plus grand plaisir de la vie en fût aussi le dernier moment, c'est aux indifférents, aux ennuyeux, aux odieux qu'on réserverait ses faveurs.

L'abbé de Voisenon se défend tant qu'il peut de la petite ordure[81]; mais elle demeurera sur son compte, jusqu'à ce qu'un autre se soit montré. En tout, c'est presque toujours le défaut de succès qui fait la honte. Les gens de cœur n'ont du remords que d'avoir manqué leur coup.

Les Facéties sont un recueil des impertinences de l'année 1760[82] que M. de Voltaire a fait imprimer à Genève et qu'il a grossi de quelques autres. La Vision y est, mais on a supprimé les deux versets de Mme de Robecq[83]. Voilà, ou je me trompe fort, la raison pour laquelle l'édition a été faite; peut-être aussi l'envie d'expier un peu sa honte du commerce épistolaire avec Palissot y est entrée pour quelque chose. Il a apostillé les lettres de Palissot de petites notes très-cruelles. Il y a six mois qu'on s'étouffait à la comédie des Philosophes; qu'est-elle devenue? Elle est au fond de l'abîme qui reste ouvert aux productions sans mœurs et sans génie, et l'ignominie est restée à l'auteur. Que le mot du philosophe athénien est beau! Il disait à ceux qui le plaignaient: «Ce n'est pas moi, c'est Anite et Mélite qu'il faut plaindre. S'il fallait être à leur place ou à la mienne, balanceriez-vous?» Combien de circonstances dans la vie où l'on se consolerait de la même manière? Qui de nous voudrait avoir le portefeuille de M.... dans sa poche?

Le Discours sur la Satire des philosophes est de l'abbé Coyer. C'est ce qu'il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que pour opposer guêpe à guêpe.

N'allez pas vous mettre dans la tête que votre hiver sera triste. Il n'y a pas un mot à rabattre de vos réflexions. Si vous osez, ils n'oseront pas. Que madame votre mère sache seulement dire à sa fille: Votre époux est un homme de bien à qui l'on persuade une mauvaise action. Vous avez de la religion: voudriez-vous enrichir vos enfants avec le bien des autres? Interrogez confidemment votre mari, et vous verrez le fond de cette iniquité. Il peut se laisser tromper et déshonorer par son neveu, s'il le veut. Pour moi, je suis résolue à suivre le sort des autres créanciers. Je perdrai avec eux, et je serai payée aux échéances fixées par ma transaction, intérêt et principal.

Je reviens à Astrée et à Céladon[84]. Il y a à peu près un an que je le vis à Oiry. C'est la seule fois que je l'aie vu. Il était gai, il paraissait avoir de la santé. Nous nous promenâmes tête à tête, à gauche de la maison en sortant, sous une belle allée plantée au bord de la rivière mélancolique, d'où l'on voit les riches coteaux de la Champagne. Je lui parlai d'Astrée, la joie le transportait, il était tout oreilles. Une chose surtout me touchait, c'est la contrainte honnête qu'il s'imposait. Il me laissait dire, de peur que ses questions ne le rendissent indiscret. Il ne me croyait pas instruit de ses sentiments. J'ai pensé depuis que, de la manière dont je lui parlais d'Astrée, il ne tint qu'à lui de me prendre pour un rival.

Il n'est plus, il est mort de douleur. Voilà donc le sort qui attend les honnêtes gens. Le temps suscitera quelqu'un qui aura ce qui manquait à Céladon, et qui manquera de la grande qualité qu'il avait. Astrée le verra, l'aimera et en sera trompée, et Céladon sera vengé par Hylas; et c'est alors que le temps de pleurer Céladon sera venu. On reçoit avec plaisir le grimoire. Cela me chagrine: c'est qu'il faut ne rien recevoir ou répondre. Elle vient de pousser l'un sous la tombe, et la voilà qui mène l'autre aux Petites-Maisons. Je n'aime pas ces gens-là; ils sont cruels. Je vous ai dit le mot d'une femme que je ne compare en rien à Uranie.

Elle ne reviendra donc pas avec vous? J'en suis fâché. On n'était pas digne de la connaître, quand on peut s'en passer. Oui, vraiment, ce serait une chose bien douce que la vie comme vous la projetez à Isle ou aux environs de Pékin; mais les affaires de Dorval et la jalousie de Morphyse ne nous permettront jamais d'être heureux. Morphyse n'est pas faite pour être négligée. Pourrions-nous avoir du plaisir et lui voir de la peine?

Pour Dieu, mon amie, ne comptez jamais sur M. Gaschon. C'est un esclave qui porte deux chaînes. Il a celle de l'intérêt à une jambe, et celle du plaisir à l'autre jambe, d'où elle va faire ensuite cent tours sur le reste de son corps. On ne se tire pas de là. Notre translation à Avignon est un conte. Il n'y a pas plus loin d'ici à Pékin que d'ici à Avignon. À propos, si c'est aux environs de Pékin que nous allons, il faut que vous laissiez ici vos pieds; les femmes n'en portent point. Là tout vient à elles; elles ne vont à rien. Mme Boileau disait qu'elle aime assez aller et venir. Mme Le Gendre, elle, en sera toujours pour attendre.

J'ai lu votre Mémoire. Je n'y ai rien appris; vous avez tout dit; mais votre lettre à M. Fourmont m'a fait concevoir que, justice à part, madame votre mère, par intérêt pour son gendre, ne peut accéder aux propositions qu'on lui fait. Si la fortune de M. de Solignac est mal assise, vous risquez tout; si on le trompe, et qu'on le ruine, vous y donnez les mains. Mais je voudrais bien que cet homme s'expliquât avec vous sur cette générosité à se départir de cinq à six cent mille francs qui lui sont dus.

S'il me convient d'être toujours aimé à la folie? Il ne me convient d'aimer toujours et d'être toujours aimé que comme cela. Vous savez bien que toutes les petites passions compassées me font pitié. Je crois vous en avoir dit les raisons. Ajoutez qu'elles exigent autant que les grandes, et ne rendent presque rien.

Plus de philosophie, mon amie; nous n'en faisons plus. Le Baron continue de se croire indisposé. La gaieté des autres l'afflige, et nous avons la complaisance d'être tristes. Il se retire de bonne heure. Les femmes ont l'air de sultanes qui suivent. Nous restons quelquefois à tisonner, le père Hoop et moi. Ma foi, cet Écossais est un galant homme. Depuis son histoire, il est devenu pour moi tout à fait intéressant. Voyez, chère amie, l'effet d'une seule bonne action. La vertu est un titre qui nous recommande à tous les hommes. Il est profondément instruit des usages de son pays. C'est le texte de nos promenades. Malgré le mauvais temps, nous sortons tous les jours depuis huit heures jusqu'à cinq. Nous suivons la crête des hauteurs, au risque d'être emportés par les vents. Pendant deux jours, le baromètre était ici au-dessous de la tempête. Il me semble que j'ai l'esprit fou dans les grands vents. Quelque temps qu'il fasse, c'est l'état de mon cœur.

Chargement de la publicité...