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Lettres à Mademoiselle de Volland

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L'Anglais est joueur; il joue des sommes effroyables. Il joue sans parler, il perd sans se plaindre, il use en un moment toutes les ressources de la vie; rien n'est plus commun que d'y trouver un homme de trente ans devenu insensible à la richesse, à la table, aux femmes, à l'étude, même à la bienfaisance. L'ennui les saisit au milieu des délices, et les conduit dans la Tamise, à moins qu'ils ne préfèrent de prendre le bout d'un pistolet entre leurs dents. Il y a, dans un endroit écarté du parc de Saint-James, un étang dont les femmes ont le privilège exclusif: c'est là qu'elles vont se noyer. Écoutez un fait bien capable de remplir de tristesse une âme sensible. Le Baron est conduit chez un homme charmant, plein de douceur et de politesse, affable, instruit, opulent et honoré; cet homme lui paraît selon son cœur; l'amitié la plus étroite se lie entre eux; ils vivent ensemble et se séparent avec douleur. Le Baron revient en France; son soin le plus empressé, c'est de remercier cet Anglais de l'accueil qu'il en a reçu et de lui renouveler les sentiments d'attachement et d'estime qu'il lui a voués. Sa lettre était à moitié écrite lorsqu'on lui apprend que, deux jours après son départ de Londres, cet homme s'était brûlé la cervelle d'un coup de pistolet. Mais ce qu'il y a de singulier, c'est que ce dégoût de la vie, qui les promène de contrée en contrée, ne les quitte pas; et qu'un Anglais qui voyage n'est souvent qu'un homme qui sort de son pays pour s'aller tuer ailleurs. N'en voilà-t-il pas un qui vient tout à l'heure de se jeter dans la Seine? On l'a péché vivant; on l'a conduit au Grand-Châtelet, et il a fallu que l'ambassadeur interposât toute son autorité pour empêcher qu'on n'en fit justice. M. Hume nous disait, il y a quelques jours, qu'aucune négociation politique ne l'avait autant intrigué que cette affaire, et qu'il avait été obligé d'aller vingt fois chez le premier président avant que d'avoir pu lui faire entendre qu'il n'y avait dans aucun des traités de la France et de l'Angleterre aucun article qui stipulât défense à un Anglais de se noyer dans la Seine sous peine d'être pendu; et il ajoutait que, si son compatriote avait été malheureusement écroué, il aurait risqué de perdre la vie ignominieusement, pour s'être ou ne s'être pas noyé. Si les Anglais sont bien insensés, vous conviendrez que les Français sont bien ridicules.

Les Anglais ont, comme nous, la fureur de convertir. Leurs missionnaires s'en vont dans le fond des forêts porter notre catéchisme aux sauvages. Il y eut un des chefs de horde qui dit à un de ces missionnaires: «Mon frère, regarde ma tête; mes cheveux sont tout gris; en bonne foi crois-tu qu'on fasse croire toutes ces sottises-là à un homme de mon âge? Mais j'ai trois enfants. Ne t'adresse pas à l'aîné, tu le ferais rire; empare-toi du plus petit, à qui tu persuaderas tout ce que tu voudras.» Un autre missionnaire prêchait à d'autres sauvages notre sainte religion, et la prédication se faisait par un truchement. Les sauvages, après avoir écouté quelque temps, firent demander aux missionnaires qu'est-ce qu'il y avait à gagner à cela. Le missionnaire dit au truchement: «Répondez-leur qu'ils seront les serviteurs de Dieu.—Non pas, s'il vous plaît, répliqua le truchement au missionnaire; ils ne veulent être les serviteurs de personne.—Eh bien! dit le missionnaire, dites-leur qu'ils seront les enfants de Dieu.—Bon pour cela», reprit le truchement. En effet, la réponse fit plaisir aux sauvages.

Puisque j'en suis sur ce chapitre, encore un fait que je tiens de M. Hume, et qui vous apprendra ce qu'il faut penser de ces prétendues conversions cannibales ou huronnes. Un ministre croyait avoir fait un petit chef-d'œuvre en ce genre: il eut la vanité de montrer son prosélyte; il l'amena donc à Londres. On interroge le petit Huron; il répond à merveille. On le conduit à la chapelle; on l'admet à la cène, ou communion qui, comme vous savez, se fait sous les deux espèces; après la cène, le ministre lui dit: «Eh bien! mon fils, ne vous sentez-vous pas plus animé de l'amour de Dieu? La grâce du sacrement n'opère-t-elle pas en vous? Votre âme n'est-elle pas échauffée?—Oui, répondit le petit Huron, le vin fait fort bien; mais si l'on m'avait donné de l'eau-de-vie, je crois qu'elle aurait encore mieux fait.» La religion chrétienne est presque éteinte dans toute l'Angleterre. Les déistes y sont sans nombre; il n'y a presque point d'athées; ceux qui le sont s'en cachent. Un athée et un scélérat sont presque des noms synonymes pour eux. La première fois que M. Hume se trouva à la table de M de ...., il était assis à côté de lui. Je ne sais à quel propos le philosophe anglais s'avisa de dire à M. de .... qu'il ne croyait pas aux athées, qu'il n'en avait jamais m M. de..lui dit: «Comptez combien nous sommes ici»—Nous étions dix-huit. M. de .... ajouta: «Il n'est pas malheureux de pouvoir vous en compter quinze du premier coup: les trois autres ne savent qu'en penser[170]

Un peuple qui croit que c'est la croyance d'un Dieu et non pas les bonnes lois qui font les honnêtes gens ne me paraît guère avancé. Je traite l'existence de Dieu, relativement à un peuple, comme le mariage. L'un est un état, l'autre une notion excellente pour trois ou quatre têtes bien faites, mais funeste pour la généralité. Le vœu du mariage indissoluble fait et doit faire presque autant de malheureux que d'époux. La croyance d'un Dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout où l'on admet un Dieu, il y a un culte; partout où il y a un culte, l'ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Belle compensation! Tel a été, tel est, tel sera dans tous les temps et chez tous les peuples l'effet d'une doctrine sur laquelle il est impossible de s'accorder et à laquelle on attachera plus d'importance qu'à sa propre vie. Un Anglais s'avisa de publier un ouvrage contre l'immortalité de l'âme; on lui fit dans les papiers publics une réponse bien cruelle. C'était un remerciement conçu en ces termes: «Nous tous b...., catins, maq...., voleurs de grands chemins, assassins, traitants, ministres, souverains, faisons nos très-humbles remerciements à l'auteur du Traité contre l'immortalité de l'âme, de nous avoir appris que, si nous étions assez adroits pour échapper aux châtiments dans ce monde-ci, nous n'en avons point à redouter dans l'autre.»

Mais en voilà bien assez sur nos Anglais; ma fantaisie est à présent de vous dire un mot des Espagnols. Je le tiens du baron de Gleichen, qui a été ambassadeur de Danemark à Madrid, et qui est à présent ambassadeur de Danemark en France. Nous fîmes, il y a quelque temps, chez lui un de ces dîners élégants dont je vous ai parlé quelquefois. Après ce dîner élégant pour le service, délicat pour les mets, charmant pour les propos, nous eûmes la musique la plus agréable; après la musique la lecture des trois premiers chants d'un poëme dans le goût de l'Arioste; après la lecture, de la musique encore, puis de la conversation et de la promenade. À propos de la littérature espagnole, pour nous en donner une idée, le baron nous fit l'analyse d'une de leurs meilleures comédies saintes qu'il avait vu représenter. Le théâtre montrait un temple, une exposition du Saint-Sacrement et tout un peuple en prière. La décoration changeait, et le théâtre montrait une faire avec des boutiques parmi lesquelles il y en avait trois dont une était la boutique de la Mort, la seconde la boutique du Péché, et entre ces deux dernières, la troisième, la boutique de Jésus-Christ. Chacun avait son enseigne; chacun appelait les chalands; le Péché n'en manquait pas, ni la Mort non plus; mais le pauvre marchand Jésus se morfondait dans la sienne; las de ne pas étrenner, l'humeur le prenait, la décoration changeait, et on le voyait armé d'un fouet avec la vierge Marie armée d'un autre fouet, tançant et chassant devant eux la Mort, le Péché et tous leurs chalands.

Le nonce actuel du pape s'imagina que ces sortes de pièces avilissaient la religion, et il en demanda la suppression au ministre public. Pour toute réponse, on le renvoya au parterre du théâtre, à la première représentation de la pièce dont je viens de vous parler. En effet, ajoutait le baron de Gleichen, les discours des peuples prosternés devant le Saint-Sacrement étaient du plus grand pathétique et de la plus haute éloquence; et les auditeurs fondant en larmes, pénétrés de repentir, se frappaient la poitrine à grands coups de poing: c'est que ce qui vous fait rire aujourd'hui a fait pleurer autrefois; et que ce qui fait pleurer l'Espagnol aujourd'hui, le fera rire un jour.

Qui est-ce qui croira que ... que tout cela est la lettre d'un amant tendre et passionné à une femme qu'il aime? Personne. La chose n'en est cependant pas moins vraie.

Je vous croyais quitte de l'Angleterre et des Anglais, Je vous y ramène pourtant pour vous montrer combien un voyageur et un voyageur se ressemblent peu. Helvétius est revenu de Londres fou à lier des Anglais. Le Baron en est revenu bien désabusé. Le premier écrivait à celui-ci: «Mon ami, si, comme je n'en doute pas, vous avez loué une maison à Londres, écrivez-moi bien vite afin que j'emballe ma femme, mes enfants, et que j'aille vous trouver.» L'autre répondait: «Ce pauvre Helvétius, il n'a vu en Angleterre que les persécutions que son livre lui a attirées en France.»

Nous avons diné deux fois chez la chère sœur avec M. de Neufond. La première fois, il fut très-bien; il but, il rit, il plaisanta, il causa, il joua, il gagna, il fut gai; la seconde fois, il fût triste, mais triste comme il ne l'est point. Il ne parla point à table; sorti de table, il se tut; il alla se placer dans un coin, le dos tourné à la compagnie, la tête droite, fixée vers la porte, le visage enflammé et le regard comme furieux. Entendez-vous quelque chose à cela? Pourriez-vous deviner à qui il en avait? Mlle Boileau prétend toujours qu'il est jaloux; la chère sœur en était même soucieuse; elle prétend qu'il était attristé de ma bonne humeur.

Voilà minuit qui sonne; bonsoir, mon amie, bonsoir. Quand est-ce donc qu'à la même heure je vous le dirai de plus près?

Je suis bien las de dormir si loin de vous toutes. Si cette lettre part demain, vous pourrez bien en recevoir quatre à la fois.


XCIV

Ce 20 octobre 1765.

Il y aura dimanche huit jours que je ne suis sorti du cabinet: l'ouvrage avance; il est sérieux, il est gai; il y a des connaissances, des plaisanteries, des méchancetés, de la vérité; il m'amuse moi-même; j'en ai pris un goût si vif pour l'étude, l'application et la vie avec moi-même, que je ne suis pas loin du projet de m'y tenir. Tout se compense sans doute en société avec ses amis; une gaieté plus vive, quelque chose de plus intéressant, de plus varié; on se communique aux autres; ils vous tirent hors de vous; voilà le beau côté. Mais combien de fois l'amour-propre blessé, la délicatesse révoltée, et une infinité d'autres petits dégoûts! Rien de cela dans la retraite et la solitude. Les voilà tout autour de moi, ceux dont je ne me suis jamais plaint. Oui, chère sœur, j'ai fait presque tout ce que vous me demandez; j'ai vu l'abbé; j'ai vu M. Rodier; l'abbé ne peut être à vous d'un an; c'est le temps que doit encore durer son éducation; mais à la vérité c'est au plus. M. Rodier paraît aussi fâché que moi de prolonger à mes dépens la petite pension de cet enfant que j'ai fait à une femme que je n'ai jamais vue, bien par l'opération du Saint-Esprit; et je vous assure qu'il ne demande pas mieux que de m'en soulager, et qu'il n'y manquera pas. J'ai trouvé toutes sortes de protections auprès de M. Dubucq; c'est lui dont le sort de mon petit cousin de Cayenne dépend. Quelqu'un de ces jours, je dresserai un placet rempli de mensonges les plus honnêtes et les plus pathétiques, il sera présenté, et je vous chargerai de chercher mon absolution dans Suarès et dans Escobar. Ces gens-là auront apparemment décidé qu'il est permis de faire un petit mal pour un grand bien; et ma conscience sera tranquille.

À propos, je n'ai plus entendu parler de Lattré[171], ni du plan de Reims, ni de M. Le Gendre. Vous me recommandez, mon amie, le silence avec Vialet. Beau! vous y êtes bien! il sait tout, et sa tête a bien fait un autre chemin que la vôtre! Mes amies, portez-vous bien; jouissez pleinement du bonheur d'être à côté l'une de l'autre, récompensez-vous du temps perdu, et prenez des arrhes pour l'avenir.

Vous êtes folle, chère sœur, d'être inquiète du projet de prendre une maison. Premièrement, rien n'est plus incertain que ce projet ait lieu; laissez passer l'hiver; laissez venir le printemps, la campagne embellie; après la campagne embellie, la campagne intéressante et utile, et vous verrez comme l'année se passera, et comme la suivante lui ressemblera, et comme la troisième ressemblera aux deux autres. Et quand ce projet s'exécuterait, vous ne connaissez donc ni les enfants, ni les vieillards. La maison de la rue Sainte-Anne s'arrangera: elle sera charmante; votre mari vous réunira, et maman finira par venir demeurer à côté de vous. Si votre tête voulait bien laisser aux choses, qui n'en iront pas moins leur train, leurs cours simple, nécessaire et naturel, sans s'en mêler, elle n'aurait point eu de soucis; et tout s'arrangerait selon ses souhaits, parce que ses souhaits ne peuvent être que conformes au bien-être de tous. Damilaville est arrivé le col un peu gros encore, mais en train de guérir; pourvu que la vie de Paris ne s'y oppose, ni femme, ni veilles, ni table, ni vin! Cela est bien dur. C'est proposer à un homme de mourir cent fois pendant dix ans, pour l'empêcher de mourir une; c'est le mot d'un petit-maître et d'un grave philosophe, et qui prouve qu'un petit-maître ne dit pas toujours des sottises, ou qu'un grave philosophe peut en dire une.

Je ne l'ai pas encore vu; il a brûlé Paris, et sa chaise de poste l'a déposé tout de suite à la Briche, où il est depuis mardi, et d'où il ne reviendra que dans le courant de la semaine. Le travail de la journée m'avait donné le soir un appétit dévorant. J'ai voulu souper; une fois, deux fois, cela m'a bien réussi; mais la troisième a payé pour toutes. J'ai fait l'indigestion la mieux conditionnée; avec de l'eau chaude, de la diète, des médecines de maman, on guérit tout; il faut encore y ajouter son tempérament et le mien. Présentez-lui mon respect et à Mme et à Mlle de Blacy. Embrassez-vous l'une et l'autre pour moi; c'est une commission qui ne vous sera pas désagréable et que j'aimerais bien autant faire moi-même. Il y en a une des deux que j'embrasserais bien deux fois. Devinez laquelle? «Voilà, dira la petite sœur, de ces coquetteries qu'il a sans cesse et que je ne lui passerais pas.—Eh! madame, de quoi vous mêlez-vous? Ce n'est peut-être pas vous que je veux embrasser deux fois. Oh! pour une, il serait sûr que cela me ferait grand plaisir, et parce que quand on embrasse on est tout contre l'embrassée, et que cette fois-ci l'embrassée serait tout contre celle que j'aime. Si ce que je dis là pouvait la dépiter un peu! Adieu, mon âme; adieu, mon amie, ma vie, et tout ce qui m'est cher. Dimanche, attendez-vous encore à quelque billet.


XCV

À Paris, le 10 novembre 1765.

Enfin, chère amie, m'en voilà quitte après quinze jours du travail le plus opiniâtre. Grimm, qui porte l'intégrité en tout, se reproche l'interruption de notre commerce qu'il regarde avec juste raison comme l'unique douceur qui nous reste; mon absence de la synagogue de la rue Royale où j'étais désiré par mes amis; le danger auquel il croit qu'il a exposé ma santé par une aussi longue solitude, et des tours de force qu'il prétend qu'on ne fait impunément à aucun âge, moins encore au mien et au sortir d'un travail de vingt années; au demeurant il est resté stupéfait. Il jure sur son âme, dans deux ou trois de ses lettres, qu'aucun homme sous le ciel n'a fait et ne fera jamais un pareil ouvrage sur cette matière. Quelquefois c'est la conversation toute pure comme on la fait au coin du feu; d'autres fois, c'est tout ce qu'on peut imaginer ou d'éloquent ou de profond. Je me trouve tiraillé par des sentiments tout opposés. Il y a des moments où je voudrais que cette besogne tombât du ciel tout imprimée au milieu de la capitale; plus souvent, lorsque je réfléchis à la douleur profonde qu'elle causerait à une infinité d'artistes qui ne méritent pas d'être si cruellement punis d'avoir fait des efforts inutiles pour mériter notre admiration, je serais désolé qu'elle parût. Je suis bien loin encore de garder dans mon cœur un sentiment de vanité aussi déplacé, lorsque j'imagine qu'il n'en faudrait pas davantage pour décrier et arracher le pain à de pauvres artistes qui font à la vérité de pitoyables choses, mais qui ne sont plus d'âge à changer d'état et qui ont une femme, et une famille bien nombreuse; alors je condamne à l'obscurité une production dont il ne me serait pas difficile de recueillir gloire et profit. C'est encore un des chagrins de Grimm que de voir enfermer dans sa boutique, comme il l'appelle, une chose qui certainement ne paraît pas avoir été faite pour être ignorée. Ç'a été une assez douce satisfaction pour moi que cet essai Je me suis convaincu qu'il me restait pleinement, entièrement toute l'imagination et la chaleur de trente ans, avec un fonds de connaissances et de jugement que je n'avais point alors; j'ai pris la plume; j'ai écrit quinze jours de suite, du soir au matin, et j'ai rempli d'idées et de style plus de deux cents pages de l'écriture petite et menue dont je vous écris mes longues lettres, et sur le même papier; ce qui fournirait un bon volume d'impression; j'ai appris en même temps que mon amour-propre n'avait pas besoin d'une rétribution populaire, qu'il m'était même assez indifferent d'être plus ou moins apprécié par ceux que je fréquente habituellement, et que je pourrais être satisfait, s'il y avait au monde un homme que j'estimasse et qui sût bien ce que je vaux. Grimm le sait, et peut-être ne l'a-t-il jamais su comme à présent! Il m'est doux aussi de penser que j'aurai procuré quelques moments d'amusement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-ci, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné par occasion quelques leçons aux souverains, qui n'en deviendront pas meilleurs pour cela; mais ce ne sera pas faute d'avoir entendu la vérité, et de l'avoir entendue sans ménagement; ils sont de temps en temps apostrophés et peints comme des artisans de malheur et d'illusions, et des marchands de crainte et d'espérance. Cette longue retraite a intrigué M. Gaschon; il s'est donné la peine de venir chez moi. Il s'y est trouvé en même temps que M. Le Gendre. Vous ne tarderez pas à voir ce dernier. Pour moi, je vous apparaîtrai lorsque votre solitude sera complète et que le mauvais temps vous aura renfermée. Je vous arriverai avec les glaces, les neiges et les frimas. Bonjour, mon amie; continuez de vous bien porter. Présentez mon respect à madame votre mère, et à tous ses enfants et petits-enfants. Je vous aime de tout mon cœur, et votre sœur aussi De quelque manière que vous entendiez cette dernière ligne, elle est vraie. Bonjour, bonjour.


XCVI

Paris, le 17 novembre 1765.

Je n'entends rien à vos reproches; je vous proteste, mon amie, que, malgré l'agréable mais énorme besogne que je m'étais engagé à finir en quinze jours, je ne me suis jamais refusé le plaisir de vous écrire un petit mot aux jours accoutumés. Comptez mes feuilletons, et vous en trouverez quatre; et puis une longue et volumineuse lettre à l'ordinaire, toute pleine de mes radoteries et de celles de mes amis. Après mon examen de conscience fait, et m'être bien dit à moi-même que vous m'êtes aussi chère que le premier jour, je vais continuer.

Je vous ai raconté, je crois, comme quoi M. Le Gendre et M. Gaschon s'étaient trouvés chez moi dans la même matinée. M. Gaschon ne s'assit point; le froid de mon âtre le fit sauver. M. Le Gendre ayant beaucoup d'affaires, et peu de temps à rester à Paris, nous sortîmes ensemble; il me conduisit à la porte des Tuileries; chemin faisant, il me dit qu'il était très-occupé à chercher un reste de bail. Le lendemain il m'apprit, par un petit billet, qu'il en avait trouvé un sur le Palais-Royal, où il comptait vous rassembler toutes, en attendant que la rue Sainte-Arme devînt habitable. Il ajoutait que M. Duval avait sa procuration à cet effet. Avec tout cela, je gagerais presque que cet arrangement n'aura pas lieu, soit par des difficultés imprévues qui surviendront, soit par une bonne et ferme résolution de madame votre mère à ne pas faire trois déménagements. Son projet était de me mener dîner chez M. Duval, mais c'était jour de synagogue; Grimm était venu de la Briche pour conférer avec moi sur la manière dont il userait de mes papiers; d'ailleurs il n'était guère possible de faire durer plus longtemps une éclipse qu'on ne cessait de lui reprocher. Ce fut ce jour-là que nous allâmes en corps entendre le Pantalone[172]. La Baronne nous prit, Grimm, M. de Sevelinges et moi, dans son carrosse; les autres suivirent en fiacre. Grimm lui fit quelques compliments sur la conquête de l'abbé Coyer. Il est vrai qu'elle avait été exposée pendant toute la soirée à sa galanterie, qu'elle appelait du miel de Narbonne gâté.

Dussé-je causer à Mlle Mélanie les regrets les plus offensants pour vous toutes, je ne puis m'empêcher de vous dire que je ne crois pas que la musique m'ait jamais procuré une pareille ivresse. Imaginez un instrument immense pour la variété des tons, qui a toutes sortes de caractères, des petits sons faibles et fugitifs comme le luth lorsqu'il est pincé avec la dernière délicatesse; des basses les plus fortes et les plus harmonieuses, et une tête de musicien meublée de chants propres à toutes sortes d'affections d'âme, tantôt grands, nobles et majestueux, un moment après doux, pathétiques et tendres, faisant succéder avec un art incompréhensible la délicatesse à la force, la gaieté à la mélancolie, le sauvage, l'extraordinaire à la simplicité, à la finesse, à la grâce, à tous les caractères rendus aussi piquants qu'ils peuvent l'être par leur contraste subit. Je ne sais comment cet homme réussissait à lier tant d'idées disparates; mais il est certain qu'elles étaient liées, et que vingt fois, en l'écoutant, cette histoire ou ce conte du musicien de l'antiquité qui faisait passer à discrétion ses auditeurs de la fureur à la joie, et de la joie à la fureur, me revint à l'esprit et me parut croyable. Je vous jure, mon amie, que je n'exagère point quand je vous dis que je me suis senti frémir et changer de visage; que j'ai vu les visages des autres changer comme le mien, et que je n'aurais pas douté qu'ils n'eussent éprouvé le même frémissement quand ils ne l'auraient pas avoué. Ajoutez à cela la main la plus légère, l'exécution la plus brillante et la plus précieuse, l'harmonie la plus pure et la plus sévère, et de la part de cet Osbruck une âme douce et sensible, une tête chaude, enthousiaste, qui s'allume, qui se perd, qui s'oublie si parfaitement qu'à la fin d'un morceau il a l'air effaré d'un homme qui revient d'un rêve. Si cet homme n'était pas né robuste, son instrument et son talent le tueraient. Oh! pour le coup je suis sûr qu'avec des cordes de boyau et de soie, des sons, et deux petits bâtons, on peut faire de nous tout ce qu'on veut.

À notre retour nous trouvâmes Suard tout seul devant le feu, enfoncé dans la plus profonde mélancolie. Il était resté, et vous en devinez la raison de reste. Vingt fois le petit salon où nous étions retentit d'exclamations; nous n'avions pas la force de causer en revenant; seulement de temps en temps, nous nous écriions encore: «Ma foi, cela était beau! Quel instrument! quelle musique! quel homme!» comme au retour d'une tragédie où l'âme violemment agitée conserve encore l'impression qu'elle a reçue; revenus chez le Baron, nous restâmes tous assis sans mot dire; nos âmes n'étaient pas remises des secousses qu'elles avaient éprouvées, et nous ne pouvions ni penser ni parler. Voilà l'effet, selon Grimm, que les arts doivent produire, ou ne pas s'en mêler.

Je crains bien que le goût que j'ai pris pour la solitude ne soit plus durable que je ne croyais. J'ai passé le vendredi, le samedi les deux fêtes et le mardi sans sortir de la robe de chambre. J'ai lu, j'ai rêvé, j'ai écrit, j'ai nigaudé en famille; c'est un plaisir que j'ai trouvé fort doux. Aujourd'hui mercredi je suis sorti pour aller chez M. Dumont chercher l'ouvrage dont il s'était chargé pour moi. J'en suis satisfait. Au sortir de là, ne sachant que devenir, je me suis fait conduire chez un galant homme que je ne vous nommerai pas, parce que je vais vous conter son histoire. Belle matière à causerie pour les vordes.

Une femme de votre connaissance, jeune tout à fait, mais tout à fait douce, honnête, aimable, c'est du moins ainsi que vous m'en avez parlé toutes, car pour moi je ne la connais presque point, est exposée par son état à se trouver sans cesse à côté d'un homme à peu près de son âge, froid de caractère, mais rempli de qualités très-estimables; de la sagesse, du jugement, de l'esprit, des connaissances, de l'équité, de la sensibilité même; c'était son ami, son confident, son conseil et son consolateur; car cette femme avait des peines domestiques. Il est arrivé à cet homme ce qui arrivera infailliblement à tout homme qui se chargera du soin indiscret et périlleux d'écouter la peine d'une femme jeune, aimable, et d'essuyer ses larmes; il en versera d'abord de commisération; puis il en versera d'autres qu'on laissera couler sans les essuyer, et qu'on essuiera. On essuya les siennes. Cette passion a duré pendant deux ans. Après ce court intervalle, sans infidélité, sans mécontentement, sans aucune de ces raisons qui amènent communément la tiédeur et le dégoût, le sentiment tendre et passionné a dégénéré, de la part de l'homme seulement, en une amitié très-vraie et un attachement solide dont on a reçu et dont on reçoit en toutes circonstances les témoignages les moins équivoques. Mais il n'y a plus, plus d'amour. On se voit toujours, mais c'est comme un frère qui vient voir une sœur qui lui est chère. La femme n'a pas vu ce changement sans en éprouver la douleur la plus profonde. L'ami, le confident, le conseil, le consolateur qui lui restait, la soulageait de la perte de l'amour. Elle en était là lorsqu'un autre homme, qui était à mille lieues de soupçonner qu'elle eût jamais eu aucun engagement, simplement attiré par la jeunesse, l'esprit, la douceur, les charmes, les talents de la personne, et peut-être un peu encouragé par son indifférence pour son époux, qui certainement ne mérite pas mieux, s'est mis sur les rangs; c'est l'homme avec lequel j'ai dîné aujourd'hui. Il a de l'esprit, des connaissances, de la jeunesse, de la figure; c'est, sans aucune exception, l'enfant le plus sage que je connaisse. Il a trente ans; il n'a point encore eu de passion, et je ne crois pas qu'il ait connu de femmes, quoiqu'il ait le cœur très-sensible et la tête très-chaude. C'est une affaire de timidité, d'éducation et de circonstances. Il rend des assiduités; il fait tout ce qu'un honnête homme peut se permettre pour plaire; il se tait, mais toute sa personne et toute sa conduite parlaient si clairement que deux personnes l'entendirent à la fois; et voici ce qui lui arrive dans un même jour. Il va le matin faire sa cour à celle qu'il aime. D'abord la conversation est vague; puis elle l'est moins, puis elle devient plus intéressante; et l'intérêt allant toujours croissant il vint un moment où, sans être ni fou, ni un étourdi, ni un impertinent, mon jeune homme se crut autorisé à se jeter à genoux, à prendre une main, à la baiser, à avouer qu'il ressentait la première passion qu'il eût ressentie de sa vie, et la plus violente qu'aucun homme eût peut-être connue. Cette femme, loin de retirer sa main, que mon jeune homme dévorait, le relève doucement, le fait asseoir devant elle, et lui montre un visage tout baigné de pleurs. Jugez quelle impression fit ce visage, où l'on voyait la douleur dans toute sa violence, sans le moindre vestige ni de colère, ni de surprise, ni de mépris, ni d'indifférence!

«Madame, lui dit mon jeune homme, vous pleurez?—Oui, je pleure.—Qu'avez-vous? Aurais-je eu le malheur de vous déplaire, de vous affliger?—De me déplaire! non; de m'affliger! oui. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour éloigner ce moment; croyez qu'il y a longtemps que je vois que vous m'aimez, et que je vois arriver votre peine à la mienne. Vous m'aimez?—Si je vous aime!—Eh bien! je crois que je vous aime aussi: mais de quoi peut vous servir cet aveu, après celui qui me reste à vous faire! Vous allez connaître du moins jusqu'à quel point je vous estime; une femme fait rarement une confidence telle que celle que je vais vous faire; il est plus rare encore que ce soit à un homme de votre âge. Mais je vous connais, et je vous connais bien.» Ensuite elle lui raconte toute son histoire; et tandis que mon jeune homme, plus surpris, plus affligé que je ne saurais vous dire, cherchait ce qu'il avait à lui répondre, elle ajouta: «Ce qui me désespère, c'est l'incertitude de ce cœur; vous y êtes, j'en suis sûre; mais je ne suis pas sûre que l'autre en soit exclu. C'est un embarras; une obscurité, une nuit, un labyrinthe où je me perds. Ce cœur est depuis un temps une énigme que je ne saurais expliquer. Il y a des moments où je voudrais être morte.» Et puis voilà des larmes qui se mettent à couler en abondance, une femme que ses sanglots étouffent et qui dit: «Que deviendrais-je, que deviendriez-vous, si je vous écoutais, et qu'après vous avoir écouté, cet homme allât reprendre ses premiers sentiments et les faire renaître en moi? Je suis enchantée de vous connaître; je voudrais ne vous avoir jamais connu; vous ne pouvez ni vous approcher d'une autre, ni vous approcher de moi, sans me causer une peine mortelle. J'ai souhaité cent fois que vous vous attachiez ailleurs; mais c'était le souhait de ma raison, et le serrement subit de mon cœur ne m'apprenait que trop qu'il désavouait ce souhait. Je suis folle; je ne me conçois pas; ce que je sais, c'est que je mourrais plutôt mille fois que de rien faire, tant que ce cruel état durera, qui puisse compromettre le bonheur d'un homme.» Je suivrai cette conversation beaucoup plus foin si je voulais, mais vous y suppléerez dans les vordes. Nos deux amants se séparèrent. Vous remarquerez que la femme n'avait point nommé l'objet de sa première passion, et que mon jeune homme aurait été indiscret à le demander.

Il s'en va, se trouvant très à plaindre, mais trouvant celle qu'il laissait peut-être plus à plaindre que lui; abîmé dans ses pensées, ne sachant où porter ses pas. Il était à peu près l'heure du dîner; il entre chez un ami; cet ami l'embrasse, l'accueille et lui dit: «Vous arrivez on ne saurait plus à propos. Tenez, voilà le billet que je vous écrivais, pour que vous vinssiez passer le reste de la journée avec moi. J'ai l'âme pleine d'un souci qui me tourmente depuis longtemps, et que je me reproche de vous avoir celé. Dînons d'abord. J'ai fait fermer ma porte; après dîner, nous causerons tout à notre aise.» En dînant, l'ami s'aperçoit du trouble, de la tristesse, de la profonde mélancolie de mon jeune homme, son ami. Il lui en fait des plaisanteries, «Si je ne connaissais, lui dit-il, votre éloignement pour les femmes, je croirais que vous êtes amant et amant malheureux.» Le jeune homme lui répond: «Laissons là ma peine; ce n'est rien; cela se passera peut-être. Sachons votre souci—Mon souci? en deux mots: je crois m'être aperçu que vous rendiez des assiduités à madame une telle. Eh bien! mon ami, c'est une femme que j'ai aimée de la passion la plus forte et la plus tendre, et pour laquelle je conserve et je conserverai jusqu'au tombeau l'amitié la plus sincère, l'estime, la vénération, le dévouement le plus complet. Je n'ai plus d'amour, elle ne l'ignore pas; malgré cela je suis resté libre: je n'ai point pris de nouvel engagement. C'est la seule femme que je voie, et les soins que vous lui avez rendus, la manière dont elle les a reçus, m'ont causé du chagrin. Je me suis demandé cent fois la raison de ce chagrin sans pouvoir me répondre. Cela n'a pas le sens commun; je me le dis, et tout en me le disant je sens que mon cœur souffre. Ce n'est pas tout: en souffrant, j'ai continué de vivre avec elle sur le ton de l'amitié la plus pure. Je l'ai vue cent fois sans être tenté une seule de la remettre sur la voie de notre première liaison, quoique je ne visse en elle aucune répugnance à m'écouter. Si je l'aimais encore d'amour, je vous dirais: Mon ami, j'aime d'amour madame une telle, et j'espérerais de votre amitié une conduite conforme à ma tranquillité: mais je ne saurais vous parler ainsi; car je vous avouerais un sentiment que je ne sens ni près ni foin d'elle. Si j'étais sûr de ne jamais reprendre de passion, je me tairais, et, loin de souffrir de la cour que vous lui faites, je vous féliciterais de votre choix, car il est sûr qu'il ne serait pas possible d'en faire un meilleur; je me ferais même un devoir de seconder vos vues. Mais mon âme est une âme à laquelle je n'entends rien. Lorsque je vous sais avec elle, je ne vais jamais rompre vos tête-à-tête; mais j'en suis tenté. Lorsque nous mangeons ensemble chez nos amis, et qu'on vous place à côté d'elle, je suis troublé, et il faut que dans les premiers moments je me fasse violence pour paraître gai. Ce n'est pas que je voulusse être à votre place; quand vous n'y êtes pas, je ne m'y mets point, et je ne me soucie ni d'y être ni qu'un autre y soit. Vous avez des rivaux, même dangereux; je n'ai jamais fait la moindre attention ni à ce qu'ils lui disaient, ni à ce qu'elle leur répondait. Il y a quelque temps, je ne sais ce qu'elle avait à vous lire, vous me demandâtes la clef de mon cabinet, je vous la donnai; mais je trouvai que vous étiez longtemps ensemble: avec cela j'ai été huit jours sans la voir, et n'ai pas même songé à m'informer de ce dont il s'agissait entre vous. Le soir, lorsque vous la reconduisiez chez elle, je n'ai jamais fait la moindre démarche pour savoir si vous y montiez; cependant j'en ai eu quelque curiosité. Vous ne m'inquiétez vraiment que quand je vous vois ou vous soupçonne ensemble: en tout autre moment je n'y pense pas. J'ai passé tout le mois à la campagne. J'y ai été content, gai, satisfait, et la pensée que peut-être vous employiez vos journées à lui dire que vous l'aimez, et elle à vous écouter, ou ne m'est pas venue, ou elle a passé si légèrement que je ne m'en souviens pas. Si quelqu'un, à mon retour de la campagne, m'avait rendu de vos moments un compte qui m'eût rassuré sur votre commerce, il me semble qu'il ne m'aurait pas déplu. Je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je voudrais. Je ne sais ni ce que je suis ni ce que je serai. Je n'exige rien de vous. Je ne vous fais aucune question; c'est peut-être que je crains votre sincérité, sans m'en aperçoir. Je vous explique seulement la situation de mon âme, afin que vous en usiez, après cela, tout comme il vous plaira. Quoi que vous fassiez, je n'aurai point à me plaindre de vous, de même que j'espère que, quoi qu'il m'arrive dans la suite, vous n'aurez point à vous plaindre de moi; et cependant il pourra très-bien se faire que vous fassiez ma désolation et que je fesse la vôtre. Je vous demande pour toute chose, mon ami, d'y regarder, et d'y regarder de près. Vous êtes jeune, mais vous êtes plus sage qu'on ne l'est communément avec le double de votre âge et de votre expérience. Vous avez ignoré que j'eusse jamais eu du goût pour madame une telle; vous ne savez pas même à présent si j'en ai: et comment le sauriez-vous, puisque je l'ignore moi-même? Ainsi je n'ai point de reproche à vous faire sur le passé ni sur le présent; et je déclare que je n'en puis avoir à vous faire sur l'avenir. Mais comme nous sommes tous deux mauvais juges dans cette affaire, je consens que vous exposiez votre situation et la mienne à quelque homme de sens qui peut-être y verra plus clair que nous, et à qui nous pourrons avoir, elle, vous et moi, l'obligation de notre bonheur.»

Eh bien! chère et tendre amie, que diable voulez-vous que l'on conseille à des gens dans une aussi étrange position? Au demeurant, je vous prie de croire qu'il n'y a pas un mot ni à ajouter ni à retrancher à tout cela: c'est la vérité pure, à l'exception de quelques discours que j'ai peut-être faits mieux ou moins bien qu'ils n'ont été tenus. Là-dessus mettez toutes vos têtes en un bonnet, et tâchez de me trouver un conseil sans inconvénient. Ce qui m'en plaît, c'est que voilà certainement trois honnêtes créatures, et bien raisonnables. Je ferais tout aussi bien de continuer à vous écrire; car il est deux heures du matin, et cette singulière aventure ne me laissera pas dormir.

Vous dormez, vous! Vous ne pensez pas qu'il y a à soixante lieues de vous un homme qui vous aime, et qui s'entretient avec vous tandis que tout dort autour de lui. Demain je serai une de vos premières pensées. Adieu, mon amie; je vous aime comme vous voulez, comme vous méritez d'être aimée, et c'est pour toujours. Mon respect à toutes vos dames; un petit mot bien doux, bien doux à notre bien-aimée. Comme tout cela va vous faire causer! Je voudrais bien être là, seulement pour vous entendre.


XCVII

À Paris, le 21 novembre 1765.

Je croyais être à la fin de ma corvée; point du tout: quelques plaisanteries du sculpteur Falconet m'ont fait entreprendre très-sérieusement la défense du sentiment de l'immortalité et du respect de la postérité.

Ou je me trompe fort, ou il y a dans ce morceau des idées qui vous plairaient, et d'autres idées qui feraient tressaillir de joie la sœur bien-aimée; vingt fois, en l'écrivant, je croyais vous parler; vingt fois je croyais m'adresser à elle. Quand je disais des choses justes, sensées, réfléchies, c'est vous qui m'écoutiez. Quand je disais des choses douces, hautes, pathétiques, pleines de verve, de sentiment et d'enthousiasme, c'est elle que je regardais.

Mon goût pour la solitude s'accroît de moment en moment; hier je sortis en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour aller dîner chez Damilaville. J'ai pris en aversion l'habit de visite; ma barbe croît tant qu'il lui plaît. Encore un mois de cette vie sédentaire, et les déserts de Pacôme n'auront pas vu un anachorète mieux conditionné. Je vous jure que si le Prieur des Chartreux m'avait pris au mot, lorsqu'à l'âge de dix-huit à dix-neuf ans j'allai lui offrir un novice, il ne m'aurait pas fait un trop mauvais tour: j'aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches de balais, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre, à méditer sur le sort déplorable de ceux qui courent les rues, boivent de bons vins, cajolent de jolies femmes, et l'autre partie à adresser à Dieu les prières les plus ferventes et les plus tendres, l'aimant de tout mon cœur comme je vous aime, m'enivrant des espérances les plus flatteuses comme je fais, et plaignant très-sincèrement les insensés qui préfèrent de pauvres joies momentanées, de petites jouissances passagères, à la douceur d'une extase éternelle dont je ne me soucie guère.

N'ayez nulle inquiétude sur ma santé; voici le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses.

Vous venez de me faire sentir l'inconvénient de l'exactitude; c'est aujourd'hui jeudi, j'ai couru rue Neuve-Luxembourg, dans l'espérance d'y trouver une lettre, et dans cette lettre le conseil dont j'ai besoin. Point de lettre et point de conseil; le pis c'est que votre silence n'est pas sans conséquence comme le mien. À Paris, embarrassé d'affaires, distrait par des amis, des indifférents, des importuns de toutes les couleurs, vous pouvez toujours faire quelque supposition qui vous tranquillise; à la campagne, libre de toute occupation qui vous commande, maîtresse absolue de vos instants, lorsque je n'entends point parler de vous, je n'en saurais imaginer qu'une raison qui me rend fou.

Le domestique de Grimm m'a promis que je le verrais demain dans la matinée. Je vais tâcher de dormir sur l'espérance de savoir à mon réveil que vous vous portez bien.

Le voilà donc inspecteur ou ingénieur à Caen[173]: je crois qu'il se pendrait de désespoir s'il croyait en avoir l'obligation à M. de ....

Tout ce que vous me dites de la raquette qui vous jette au Château-du-Coq, du Château-du-Coq au Palais-Royal, du Palais-Royal rue Sainte-Anne, est vrai; mais sans l'âge de madame votre mère, qu'est-ce qu'un bond de plus ou de moins lorsqu'il s'agit de se fixer pour toujours!

Bonsoir, mon amie. Si les choses suivent la pente que je leur vois prendre, je ne désespérerai pas de vous ramener à Paris.

M. Le Gendre compte nous rendre la sœur bien-aimée au commencement du mois prochain. Mlle et Mlle de Blacy vous resteront-elles?

L'hiver débute ici fort sérieusement. Adieu, bonne et tendre amie. Gardez le coin du feu.

Mon respect à ces dames. À propos, voici le temps de parler à Damilaville; ce sera pour la première fois que je le verrai.


XCVIII

Paris, le 1er décembre 1765.

Je ne sais que devenir. J'ai toutes sortes d'occupations autour de moi; aucune ne me convient. Je voudrais sortir, et je sens qu'en quelque endroit que j'aille, j'y porterais et trouverais l'ennui. Le domestique de Grimm ne m'a point apparu; demain dimanche, s'il finit que je revienne à vide de la rue Neuve-Luxembourg, il est sûr que je serai l'homme du monde le plus inquiet et le plus malheureux. Vous croyez que si c'était à recommencer, je vous aimerais, ni vous ni aucune autre; que je ferais assez peu de cas du repos, de la liberté, du sens commun, pour le confier derechef à personne! Cassez-moi aux gages, seulement une fois, pour voir. En vérité, il est bien triste de s'être attaché à une créature à laquelle on ne saurait se promettre d'avoir jamais le moindre reproche à faire, ni infidélité, ni dégoût, ni travers sur lesquels on puisse compter; n'avoir ni le courage de lui manquer, ni la moindre espérance qu'elle nous manquera; se trouver dans la nécessité ou de se haïr soi-même ou de l'adorer tant qu'on vivra; cela est à désespérer. C'est une aventure unique à laquelle j'étais réservé.

Vous savez sans doute que M. Breuzart est encore veuf? n'est-ce pas sa troisième femme? Cela lui a fait une réputation extraordinaire. On prétend qu'il a fait mourir celle-ci à force de plaisirs.

Il nous est revenu un de nos convives de la rue Royale; et nous en attendons incessamment un autre. Le premier est M. Wilkes, et le second est l'abbé Galiani.

Vous aimerez toutes M. Wilkes à la folie, lorsque vous saurez son histoire. Il arrive à Naples; il met ses grisons en campagne, pour lui trouver une courtisane italienne ou grecque: il donne l'état des qualités, perfections, talents, commodités qu'il désire dans sa maîtresse. Cependant on lui meuble, sur les bords de la mer, la demeure la plus voluptueuse et la plus belle. Lorsque la demeure est prête à recevoir son hôte, il s'y rend; et un des premiers objets qui le frappent, c'est une femme belle par admiration, sous la parure la plus élégante et la plus légère, négligemment couchée sur un canapé, la gorge à demi nue, la tête penchée sur une de ses mains, et le coude appuyé sur un gros oreiller. On se retire; il reste seul avec cette femme; il se jette à ses pieds; il lui baise les mains, il lui adresse les discours les plus tendres, les plus passionnés, les plus galants; on l'écoute; et quand on l'a écouté en silence, deux bras d'albâtre viennent se reposer sur ses épaules, et une bouche vermeille comme la rose se presser sur la sienne. Il vit six mois avec cette courtisane dans une ivresse dont il ne parle pas encore sans émotion. Il aurait donné sa fortune et sa vie pour elle. Un jour que quelques affaires d'intérêt l'appelaient à Naples pour la journée entière, à peine est-il sorti que dona Flaminia (c'est le nom de la courtisane) ouvre son coffre-fort, en tire tout ce qu'il y avait d'or et d'argent, s'empare de ses flambeaux et de toute sa vaisselle, fait mettre quatre chevaux à un des carrosses de monsieur, et disparaît. Wilkes revient le soir; l'absence de sa maîtresse l'a bientôt éclairé sur le reste. Il en tombe dans une mélancolie profonde; il en perd l'appétit, le sommeil, la santé, la raison; il s'écrie: «Eh! pourquoi me voler ce qu'elle n'avait qu'à me demander!» Cent fois il est près de faire mettre à sa chaise de poste les deux seuls chevaux qui lui restent et de courir après son ingrate, ou plutôt son infâme..., mais l'indignation le retient. Le vol avait transpiré par les domestiques. La justice en prend connaissance: on se transporte chez M. Wilkes; on l'interroge; Wilkes, pour toute réponse, dit au commissaire ou juge de quoi il se mêle? que s'il a été volé, c'est son affaire; qu'il ne se plaint de rien; et qu'il le prie de se retirer, de demeurer en repos et de l'y laisser. Cependant les affaires de Wilkes se terminent, et il se dispose à repasser en France. C'est alors que cette femme, qui comptait assez sur l'empire qu'elle avait pris sur lui pour croire qu'il la suivrait à Bologne où elle s'était réfugiée, lui écrit qu'elle est la plus malheureuse des créatures, qu'elle est en exécration dans la ville; que, quoiqu'il n'y ait aucune plainte contre elle, cependant on prend des informations, et qu'elle risque d'être arrêtée. Wilkes laisse là son voyage de France, part pour Bologne, se met tout au travers de la procédure commencée, rend à cette indigne la sécurité, et même l'honneur autant qu'il est en lui, et revient à Naples sans l'avoir vue, l'âme remplie de passion, mais un peu soulagée par la conduite généreuse qu'il avait tenue. Il arrive le soir chez lui, et son premier mouvement est de tourner les yeux sur ce canapé où il avait vu la première fois cette femme. Qui retrouve-t-il sur ce canapé? Sa Flaminia, sa maîtresse. Elle l'avait devancé, et rapporté tous les effets qu'elle avait pris. Wilkes la reconnaît, pousse un cri, et se sauve chez l'abbé Galiani à qui il apprend la dernière circonstance de son aventure, la seule qu'il ignorât. Cette femme suit Wilkes chez l'abbé; elle se jette à ses pieds; elle demande à se jeter aux pieds de Wilkes, et elle accompagne sa prière d'un geste bien pathétique; en se relevant elle montre à l'abbé qu'elle est mère, ajoutant que, quelle qu'ait été sa conduite, M. Wilkes ne doutera point que l'enfant qu'elle porte ne soit de lui Voilà Wilkes et l'abbé très-embarrassés. Après un moment de silence, Wilkes se lève, et dit à l'abbé: «Mon ami, mon parti est pris; voyez cette femme, conduisez-la chez moi, ordonnez qu'on la serve comme auparavant, et dites-lui qu'elle y attende en repos ma résolution.» L'abbé exécute ce que Wilkes lui dit; cependant celui-ci fait faire ses malles, et cet homme, qui n'avait pas mis le pied dans un vaisseau du roi sans frémir, par la crainte involontaire de la mer et de l'eau, s'expose dans un bateau grand comme une chambre, et traverse la Méditerranée, au hasard de périr cent fois, laissant en partant, à la femme qu'il fuyait, ses chevaux, ses équipages, sa vaisselle, ses meubles, tout ce qu'il y avait dans sa maison, avec trois cents guinées qu'il charge l'abbé de lui remettre. On lit dans les gazettes publiques une partie de ce que je vous dis, et l'abbé Galiani a écrit le reste à Grimm, à peu près comme vous le savez à présent.

Je ne sais ce que vous penserez de Wilkes, mais ce procédé m'a donné la meilleure opinion de son cœur. Si cet homme en use ainsi avec une courtisane ingrate et malhonnête, que ne fera-t-il point pour un ami malheureux, pour une femme tendre, honnête et fidèle?

Voici une histoire qui s'est passée à ma porte, et qui n'est pas tout à fait de la même couleur. Le lieu de la scène est à la Charité. Le frère Côme avait besoin d'un cadavre pour faire quelques expériences sur la taille. Il s'adresse au père infirmier; celui-ci lui dit: a Vous venez tout à temps. Il y a là, numéro 46, un grand garçon qui n'a plus que deux heures à aller.—Deux heures? lui répond le frère Côme; ce n'est pas tout à fait mon compte. Il faut que j'aille ce soir à Fontainebleau, d'où je ne reviendrai que demain au soir sur les sept heures au plus tôt.—Eh bien! cela ne fait rien, lui dit l'infirmier, parlez toujours; on tâchera de vous le pousser.» Le frère Côme part, l'infirmier s'en va à l'apothicairerie, ordonne un bon cordial pour le numéro 46. Le cordial fait à merveille; le malade dort cinq à six heures. Le lendemain l'infirmier s'en va à son lit; il le trouve sur son séant, toussant et crachant librement; presque plus de fièvre, plus d'oppression, pas le moindre mal de côté. «Ah! père, lui dit le malade, je ne sais ce que vous m'avez donné, mais vous m'avez rendu la vie.—Tout de bon?—Rien n'est plus vrai Encore une potion comme celle-là, et je suis hors d'affaire.—Oui, et le frère Côme! qu'en, dira-t-il?—Que dites-vous du frère Côme?—Rien, rien», répondit l'infirmier en se frottant le menton avec la main et un peu contristé, décontenancé. «Père, lui dit le malade, vous faites la mine; vous voilà comme si vous étiez fâché de ce que je vais mieux.—Non, non, ce n'est pas cela.» Cependant, d'heure en heure, l'infirmier allait au lit du malade, et lui disait: «Eh bien! l'ami, comment cela va-t-il?—Père, à merveille.» Et l'infirmier en s'éloignant disait: « Si cela allait tenir? Je vous l'aurai si bien poussé qu'il en reviendra »; ce qui fut en effet. Le lendemain, le frère Côme arrive pour son expérience: «Eh bien! dit-il à l'infirmier, mon cadavre?—Votre cadavre! il n'y en a point.—Comment, il n'y en a point!—Non. Aussi c'est de votre faute. Notre homme ne demandait pas mieux que de mourir, c'est vous qui êtes la cause qu'il en est revenu. Pour votre peine vous attendrez. Que diable aussi, pourquoi vous en aller à Fontainebleau? Si vous étiez resté, je n'aurais jamais pensé à lui donner ce cordial qui l'a guéri, et votre expérience serait faite.—Eh bien! dit le frère Côme, il n'y a pas grand mal à cela; nous attendrons, ce sera pour une autre fois.»

Pour celle-ci, vous en croirez ce qu'il vous plaira; quant à la précédente, n'en rabattez pas un mot.

Vous pouvez presque vous dispenser de m'envoyer votre conseil sur la conduite de la femme et des deux hommes dont je vous ai raconté la position dans ma lettre précédente. Le jeune homme en est tombé malade. Il est alité, et je ne réponds pas qu'il n'en meure. Ce que je puis vous assurer sur quelques lettres de lui qui m'ont été communiquées, c'est qu'il n'est retenu à la vie que par les considérations les plus fortes et les plus honnêtes, la crainte d'abandonner une mère âgée à la misère, ou à la dureté d'un frère cadet. Sa passion dans ses lettres est peinte d'une manière qui fait frémir; c'est un trouble, un désordre, ce sont des exclamations si violentes et si douloureuses, un mélange d'emportement et de tendresse, de délire et de sensibilité que je ne puis vous faire concevoir que par l'impression qu'on en ressent, la commisération et l'effroi. Je ne doute point que la lecture d'une de ces lettres n'ôtât à notre sœur bien-aimée une nuit de sommeil. J'en suis resté, moi, tout triste et tout pensif Les exemples d'hommes et de femmes qui se sont délivrés d'une passion malheureuse par une mort violente ne sont ni bien communs ni bien rares. Celui-ci pourrait bien être le troisième de ma connaissance. Le troisième? le quatrième.

J'ai prédit à M. Wilkes que sa dona Flaminia le poursuivrait jusqu'à Paris, et qu'il pouvait s'attendre à la trouver un de ces soirs chez lui avec son bambin pendu à sa mamelle.

Il y a quelques jours que j'allai voir mon jeune homme. Je le trouvai couché sur son lit, en bonnet de nuit et en robe de chambre, le visage tiré comme s'il avait fait une longue maladie, les yeux renfoncés dans la tête, et le teint plus jaune que le souci Je lui parlai longtemps sans qu'il me répondît: il me tenait seulement la main qu'il serrait de temps en temps avec violence en poussant de profonds soupirs. Je ne sais si vous connaissez un certain souris passager, compagnon du désespoir; je le voyais de temps en temps sur ses lèvres. Je lui représentais qu'il n'était pas d'un homme de sens, d'une âme forte comme la sienne, de s'abandonner comme il taisait. «Et croyez-vous, me dit-il, que je ne me secoure pas tant que je puis! mais les forces s'épuisent et la passion reste.» Comme je continuais de lui donner les conseils qui me semblaient les plus convenables à son état, il joignit ses mains, et en les élevant en haut il s'écriait: «Ah! ma mère!»

Sa pauvre mère se désespère; elle n'entend rien à son état; elle croit que son enfant devient fou. Elle me dit qu'il change cent fois de volonté dans la journée: qu'il se lève, qu'il se met subitement à table; qu'il écrit, qu'il déchire ce qu'il écrit; qu'il lit, qu'il jette les livres dans un coin; qu'il envoie chercher son perruquier pour se coiffer, qu'il le renvoie, ou qu'après s'être fait accommoder, avoir pris du linge, mis son habit, il se déshabille sur-le-champ, remet sa robe de chambre, se promène d'un appartement dans un autre et se couche; que d'autres fois il va jusqu'à la porte de la rue, et puis qu'il remonte; que, quand elle lui remontre qu'il manque à ses devoirs, qu'il oublie les fonctions de son état, que cette négligence peut avoir les suites les plus fâcheuses, il se met à pleurer; il dit: «Je le sais bien, je le voudrais bien, je ne saurais»; il l'embrasse avec une tendresse qui lui déchire l'âme; mais il a surtout une manière de la regarder à laquelle il lui est impossible de résister. Quand il la regarde ainsi, elle n'y sait autre chose que de s'en aller pleurer toute seule; elle ajoute: «Si je lui avais jamais remarqué du goût pour les femmes, je le croirais pris de quelque passion malheureuse; mais il a toujours été si réservé de ce côté-là; en vérité, je ne crois pas qu'il ait encore connu une femme. Je ne sais ce que c'est.»

Nous connaissons l'un et l'autre une honnête femme de par le monde, pour qui le spectacle de ce jeune homme-là serait une terrible leçon. Adieu, mon amie; n'est-il pas vrai qu'il ne faut laisser concevoir aux hommes aucune espérance vaine? L'amour! c'est une bête cruelle et sauvage.


XCIX

Le 20 décembre 1765.

Les occupations se succèdent sans interruption, et je commence à me désabuser de la chimère du repos. Il y avait avant-hier, sur mon bureau, une comédie, une tragédie, une traduction, un ouvrage politique et un mémoire, sans compter un opéra-comique. L'opéra-comique est de Marmontel; c'est son conte de la Bergère des Alpes qu'il a mis en scène. On me l'a envoyé afin que j'en dise mon avis. Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu'à moins que le musicien ne fesse des prodiges, l'ouvrage ne réussira pas[174]. La Baronne ne sait sur quel pied danser dans cette aventure; elle n'aime pas le poète, mais elle prend l'intérêt le plus vrai au musicien: c'est de Kohaut, son maître de luth, celui qui a fait une si jolie soirée à Mme Le Gendre et à Mlle Mélanie. J'arrivai hier comme l'auteur et le musicien se querellaient, «Eh! mes amis, leur dis-je, vous vous pressez trop; attendez après la première représentation.»

La comédie est d'un de ces jeunes Marseillais[175] que l'ami Gaschon m'a amenés; elle est mauvaise, et le pis c'est qu'elle ne promet rien de mieux.

La tragédie est d'un jeune homme, grand admirateur du Siège de Calais, à qui j'ai eu bien de la peine à faire entendre que le temps des reconnaissances et des conjurations était passé, et qu'il y avait presque autant de difficulté à présent à trouver un sujet heureux, intéressant et neuf, qu'à le bien traiter.

La traduction est celle que l'abbé Le Monnier a faite de Térence. En vérité, j'ignore quand le pauvre abbé sortira de mes mains; car les amis, qu'on craint moins de mécontenter que les indifférents, sont toujours les derniers servis.

L'ouvrage politique[176] est de ce pauvre abbé Raynal que je fais sécher d'impatience et d'ennui depuis six mois; et le mémoire est d'un Écossais appelé M. Fluart, qui dispute un grand titre et un héritage de plusieurs millions à un enfant supposé par des parents entêtés de la postéromanie. C'est presque une cause autant du ressort du géomètre que de l'homme de toi C'est là qu'un homme qui saurait calculer les probabilités aurait beau jeu. Si cette affaire m'était personnelle, je chercherais quel est le degré de vraisemblance d'après lequel le juge se croit autorisé à condamner à mort un coupable, et je ne crois pas que je fusse embarrassé à démontrer que la vraisemblance de la supposition de l'enfant dont il s'agit est la plus grande; d'où je conclurais contre les juges mêmes qu'il y aurait bien de l'atrocité à exiger des preuves plus fortes pour ôter à un homme sa fortune et son nom que celles qu'on exige pour lui ôter l'honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d'Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J'ai relu ces lettres; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d'un Français; qu'elles sont d'un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l'enfant, qu'il les a écrites sous le nom emprunté d'un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd'hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin[177], après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu'il y a quelque temps qu'il se coupa les cheveux, qu'il les partagea entre ses sœurs comme l'unique présent qu'il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d'antique qui me plat infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l'engager à demander au roi une grâce qu'il obtiendrait certainement; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment où l'on n'aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plaisanta de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l'avait faite. Il a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l'environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu'il état impossible qu'il eût. Il n'a témoigné du regret de la vie que dans un moment où il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J'ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu'il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fit surpris; et il dut l'être bien davantage, s'il est vrai, comme M. Hume me l'a dit, que M. le Dauphin a ajouté: «Cette lecture est très consolante dans l'état où je suis.» C'est une chose bien certaine que M. le Dauphin avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qu'il y avait peu de matières importantes sur lesquelles il ne fut pas très-instruit. Il y a plusieurs traits de lui qui ne permettent pas de douter qu'il n'eût même le ton léger et la plaisanterie assez preste. On dit qu'en dernier lieu, ayant appris qu'on ne permettait pas au Genevois Rousseau de s'établir à Strasbourg, il avait désapprouvé cette sévérité, quoiqu'il ne pût douter qu'elle était exigée par les circonstances, et qu'il avait trouvé que c'était un homme à plaindre et non à persécuter. Cela n'est certainement pas d'un intolérant.

Il y a trois jours que Rousseau est à Paris[178]. Je ne m'attends pas à sa visite; mais je ne vous célerai pas qu'elle me ferait grand plaisir; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l'accès de mon cœur facile; quand on y est une fois entré, on n'en sort pas sans le déchirer; c'est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu'il me tomba sous les mains une lettre de lui où il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres qu'ils s'étaient constitués juges du scandale, qu'ils excitaient le scandale, et qu'en conséquence du scandale qu'ils avaient excité ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal pour y être punis de la faute qu'ils avaient eux-mêmes commise; moyen infaillible, ajoutait-il, pour vexer à discrétion le particulier, la société, le sujet, le magistrat, le souverain, une nation entière, toute la terre; il les comparait ensuite à ce chirurgien logé à l'angle d'un carrefour et dont la boutique s'ouvrait sur deux rues. Ce chirurgien sortait par une porte et blessait les passants; puis il rentrait subitement et ressortait par l'autre porte, pour panser ceux qu'il avait blessés; avec cette petite différence que l'homme de l'encoignure guérissait en effet le mal qu'il avait fait, au lieu que le prêtre n'accourt que pour l'augmenter.

Rousseau passera ici une quinzaine; il y attendra le départ de M. Hume, qui le conduira en Angleterre et l'installera à Pelham, petit village situé sur les bords de la Tamise, où il jouira du repos, s'il est vrai qu'il le cherche. M. de Saint-Lambert a dit de lui un mot charmant: Ne le plaignez pas trop; il voyage avec sa maîtresse, la Réputation.

À l'heure où je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. Où sont-elles à présent? Les chemins son bien mauvais! Elles auront bien souffert du froid! Mlle Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleone.

Vous me faites bien plaisir de m'apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer Mlle Boileau. Je crains celle-ci comme le feu. J'ai tort avec elle; mais je suis plus embarrassé que lâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups; cela est malheureux. Il y a bien pis, c'est qu'elle s'amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d'honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d'habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres; combien de prétextes honnêtes que j'ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu'à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez-vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur? Il n'y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l'homme. C'est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l'âge où l'on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu'elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soupçonnait que cet homme n'avait pas la raison qu'il faut pour être pressant; elle lui disait: «Monsieur, prenez-y garde, je m'en vais me rendre.» Passé cinquante ans, il n'y en a presque aucun de nous que cette franchise n'embarrassât. Faites-en l'essai dans l'occasion, et vous verrez. J'en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu'il y a des grâces d'état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n'a pas voulu se charger de la commission fâcheuse? C'est une maladresse de sa part.

Oh! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu'elle n'en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s'agit de se faire du mal ou d'en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous comme cela aux autres ce que je n'écris qu'à vous? Un jour, on craignait que cette confiance ne me mît trop bien avec la nièce; et moi je crains qu'un jour elle ne mette fort mal avec ses tantes. Je ne veux ni l'un ni l'autre. Vous êtes devenue bien circonspecte; est-ce que, quand vous vous retenez, vous n'en êtes pas incommodée?

Je dis toujours, sauf à m'en gronder après: Comment! don Diego me prendra un mois de suite pour une grue, et je ne lui ferai jamais entrevoir que c'est lui qui l'est? Cela est trop pénible.

Si j'ai peu vu Mlle Boileau, en revanche j'ai beaucoup vécu avec l'abbé fabuliste[179].

La pièce de Sedaine a été jouée, et jouée avec le succès que j'en attendais[180]. Le premier jour, combat à mort; les honnêtes gens, les artistes et les gens de goût d'un côté; la foule de l'autre. Ma bonne amie, ne le dites à personne; mais je vous jure que ceux qui prônent à présent le plus haut cet ouvrage n'en sentent pas le mérite. Cela est si exquis, si simple, si vrai! Piscis hic non est omnium. Je suis sûr que Saurin, Helvétius et d'autres ont pitié du public. Mon amie, ou cela est vrai ou cela est feux (je parle de la pièce). Si cela est faux, cela est détestable; mais si cela est vrai, combien de prétendues belles choses détestables!

Pourriez-vous me dire si je dois payer? J'ai gagé avec l'abbé que les comédiens feraient retrancher une certaine scène de génie; les comédiens ne l'ont pas fait retrancher, mais c'est le public. J'ai vu clairement, à la première représentation, qu'entre deux mille personnes il y en avait très-peu qui sentissent le mérite de ce poëme. Il demande un tact bien pur et bien fin. Je n'ai même encore aujourd'hui foi qu'en quelques bonnes âmes d'hommes tout ronds et de femmes sans prétentions, qui en ont été enchantés d'instinct, sans savoir pourquoi Les gens à protase n'y sont pas. Écoutez bien mon pronostic: Voltaire en dira pis que pendre. Et la cour? Elle appellera cela du commérage et du caquet; oui, mais c'est du caquet et du commérage comme Lélius et Scipion étaient soupçonnés d'en dicter à Térence, avec moins d'élégance et plus de verve. C'est le contraire que je voulais dire; ce sont les terreurs de la tragédie produites avec les moyens de l'opéra-comique. A l'avant-dernière scène, il y a quelques jours qu'une jeune fille s'écria du milieu de l'amphithéâtre: Ah! il est mort! Je voudrais bien que cette petite fille-là eût été la mienne. Comme je l'aurais baisée, et devant tout le monde!

Me faire autre? Oui, en tout, excepté l'amant, auquel je ne veux pas toucher; il est bien, mais fort bien, qu'en pensez-vous? Il n'y manque qu'une chose, c'est d'être à côté de celle qu'il aime; et c'est un défaut dont il est bien pressé de se corriger. Bonjour, bonne amie; mon respect à maman.


C

Paris, le 30 décembre 1765.

(Le commencement de la lettre manque.)

Elle[181] est logée sur le Palais-Royal, et dans un très-bel appartement. J'ai eu le plus grand plaisir à la revoir, et à la revoir en santé. Nous avons fait déjà une ou deux causeries à perte de vue. La première, ce ne fut que des caresses, de la joie, des questions sans fin sur elle, sur vous, sur madame votre mère. Le retour de don Diego les abrégea. La seconde, nous allions entamer des choses plus intéressantes, lorsque nous firmes interrompus par Mlle Boileau, qui me cribla de plaisanteries, moitié douces, moitié amères. Mais, Dieu merci m'en voilà quitte; à moins qu'avec le temps et les mêmes négligences je ne donne lieu aux mêmes reproches; ce qui pourrait bien arriver. Je suis incorrigible sur les choses qui ne cadrent point avec mes principes, bons ou mauvais. Je lui ai fait lire votre rêve, à cette petite sœur, et elle trouve que vous rêvez avec plus de sens commun que les autres n'en ont éveillés; et puis nous étions en train de discuter l'affaire des maisons, lorsque M. de .... arriva. Je crus qu'il était honnête de laisser ensemble des gens qui ne s'étaient vus depuis si longtemps, et qui devaient avoir beaucoup de choses à se dire, toutes celles qu'ils s'étaient écrites. J'allai voir Mme et Mlle de Blacy; elles m'ont paru se bien porter l'une et l'autre.

Vous savez sans doute que Fayolle s'est marié; je n'entends rien à cet enfant-là. Il a la meilleure conduite avec les indifférents, et la plus mauvaise avec ses parents. Tous les Cayennois, qui sont occupés ici à s'entre-accuser, s'accordent à en dire du bien. M. Aublet[182] est de retour. Croyez-vous que cette gibecière que nous vîmes partir avec Fayolle, si à contre-cœur, lui a été d'un grand secours? C'est M. Aublet qui me l'a dit. Ces insulaires sont sots et ennuyés. Ils ont le plus grand besoin d'être amusés, et on les émerveille à peu de frais.

J'attends les ordres de Mme d'Holbach, qui m'a promis de me voiturer à Versailles où je trouverai M. Dubucq, premier commis de la marine pour les colonies, tout disposé à m'accorder ce que j'ai à lui demander pour le petit cousin. La première chose, c'est qu'il soit conservé dans son poste; la seconde, c'est qu'on lui donne un brevet d'écrivain. La première est de justice; l'autre est de grâce. Nous verrons. Par la même occasion, je tourmenterai M. Rodier pour cette Mme du Bois à qui j'ai fait un enfant sans l'avoir jamais vue. Songez à votre santé. La mienne est une de ces choses rares dans ce monde, dont on ne vient point à bout.

Je suis bien loin de vos camisoles et de vos flanelles. Tâchez de me persuader auparavant d'avoir du feu.

Ce logement sur le Palais-Royal est bien séduisant. Je ne vous conseille pas de le voir, si vous ne voulez pas l'habiter. Mais si, dans l'incertitude sur le temps où la rue Sainte-Anne sera habitable, on obtenait du propriétaire de prolonger le bail de six mois, et qu'on l'obtînt; si vous étiez maîtresse de la location; si, ce prix une fois fixé à votre volonté, on ne l'augmentait pas, quoique celui de la location totale fût de cinq mille francs; si l'on déterminait le principal locataire de Mme de Blacy à la garder neuf mois en lui payant le foyer d'un an! n'allez pas me dire qu'il serait malhonnête d'être logés, sans entrer à proportion dans le prix de la location entière. Ce serait une délicatesse bien mal entendue. Encore vaut-il mieux qu'il leur en coûte cinq mille cinq cents, moins quinze ou seize cents livres, que cinq mille cinq cents livres. Avec ces précautions, on risquerait un déménagement de moins, la rue Sainte-Anne s'arrangerait; on s'y établirait, ou l'on ne s'y établirait pas, selon que le logement plairait ou déplairait. Le gîte de Meudon m'est plus assuré que jamais. La robe de chambre tant plus que jamais. J'aime mon cabinet et mes livres plus que jamais; et nous sommes presque convenus, la petite sœur et moi, qu'elle ne m'arracherait à ma solitude que dans les cas urgents. Savez-vous quand elle n'aura qu'un cri après moi? C'est lorsque les liens qui commencent à l'enlacer auront fait tant de tours autour d'elle, qu'il n'y aura presque plus moyen de l'en débarrasser.

Adieu, mon amie, portez-vous bien; recevez le serment que je vous renouvelle, de vous aimer tant que je vivrai Présentez pour moi à madame votre mère les mêmes souhaits que vous lui ferez en votre nom; c'est demain le dernier jour de l'an; c'est demain que je vous aurais accablée de baisers, c'est le jour de demain qui eût été un beau jour! Mais ne pensons pas trop à cela: adieu, adieu, cela fait du mal.


CI

Paris, le 18 janvier 1766.

Il me prend une bonne envie de vous gronder; comment! vous êtes quinze jours sans entendre parler de moi, et vous ne vous en plaignez pas? Ah! mon amie, l'absence opère; vous m'aimez moins; vous vous souciez moins d'entendre parler de moi; vous me faites entrevoir un temps où vous pourriez vous en passer tout à M; et un peu plus éloigné où peut-être... Mon amie, ne vous affligez pas: je ne pense pas ce que je vous dis là. Vous avez de l'indulgence pour mes affaires. C'est ma situation seule que vous accusez, et vous avez la délicatesse de n'en pas accroître le désagrément par vos reproches. Vous attendrez toujours mes lettres avec impatience; vous les lirez toujours avec plaisir. Ce sera la principale allégeance de votre ennui, dans l'exil où je vous vois condamnée à vivre. Qu'il est triste à présent, cet exil! Endurez-le, mon amie; endurez-le encore un moment; bientôt celui qui vous aime, celui que votre cœur désire, vous apparaîtra, et sa présence dissipera toute la tristesse qui vous environne.

Nous avons passé trois jours de suite ensemble, la chère sœur et moi Elle avait été malade; elle commençait à recouvrer sa santé lorsqu'elle s'est avisée, par une complaisance assez déplacée, de fixer une indisposition qui tirait à sa fin. Don Diego avait invité douze personnes à dîner; elle descendit dans une petite salle à manger où elle fut exposée aux alternatives du froid et du chaud, et au bruit de la redoutable poitrine de Soufflot, qui ne cessa pas de tonner trois ou quatre heures de suite à ses oreilles délicates; elle remonta avec un mal de tête à devenir folle; la fièvre survint. La nuit fut abominable; la matinée ne fut pas meilleure; et il lui reste encore aujourd'hui un torticolis qui n'est guère moins douloureux qu'incommode. Comme si ce n'était pas assez que son indisposition, elle a encore trouvé le secret de se faire une tracasserie domestique. Oh! pour cette fois-ci, don Diego avait raison; et je trouve qu'elle s'est conduite ou comme une femme galante des plus lestes, ou comme une coquette qui a projeté de renverser la tête à son mari, ou comme une étourdie qui ne prévoit les conséquences de rien. Imaginez qu'elle avait envie de voir le Philosophe sans le savoir; c'est le titre de la pièce de Sedaine; elle avait donc chargé l'ami Gaschon de prendre une toge louée. Gaschon tombe malade de son côté, elle du sien, et la voilà occupée à chercher pratique pour ses billets. Elle y réussit. Le mercredi matin, jour de l'ouverture du théâtre, Mme Trouard, qui en avait pris deux, lui en M demander un troisième; elle pense en elle-même que M. de... n'en a pris un que par égard pour elle, et qu'il ne se soucie guère d'aller au spectacle, surtout un jour d'Académie, et la voilà qui écrit à M. de... que peut-être il emploierait mieux sa soirée ailleurs que dans une loge, et que s'il voulait lui renvoyer son billet, ce serait un moyen pour elle de faire un heureux. M. de... renvoie son billet de toge, et vient passer la soirée avec la chère sœur; tandis que le mari, qui avait gardé le sien, se rend à l'extrémité de Paris, où il avait affaire; au spectacle, où il n'arrive que vers la fin du dernier acte, et où il n'aperçoit point le seul homme dont l'absence pouvait l'intriguer. Aussitôt les soupçons lui brouillent la cervelle; il revient; il apprend que M. de... a passé la soirée chez lui, et tout le reste. Jugez de sa belle humeur! Il ne manquait à cela qu'un hasard qui eût fait tomber le singulier billet à M. de... entre les mains du mari, et due le présent du mari le lendemain, lorsque la chère sœur faisant à Gaschon le petit dénombrement de ceux qui avaient occupé la loge, et lui nommant M. de.. Fanfan ajouta tout de suite: Il a bien mieux aimé venir prendre les mains à maman que d'aller à la comédie. En vérité, il n'était pas impossible que toutes ces circonstances se réunissent.

M. Suard est marié d'hier. Depuis environ un mois qu'il m'a confié cette folie qu'il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j'aime; c'est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse; tout plein d'esprit, de goût, de connaissances, d'usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu'un Carmontelle, qu'un comte de Nesselrode, qu'un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressource, et de fermeté! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard! S'il n'a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu'il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d'une attention bien rare. Lorsqu'il me consulta, je lui tins deux propos bien effrayants ce me semble. «N'avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot? Eh bien, mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter.» J'ajoutai que je l'avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière; que, quoiqu'il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m'avait causé moins d'inquiétudes qu'aujourd'hui; car, après tout, ce n'était qu'un mauvais moment. Je l'invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi où nous causerions plus à notre aise d'une affaire qui demandait d'autant plus de réflexion, qu'elle ne laissait à l'homme malheureux aucune ressource; il me promit, et ne vint pas. J'ai entendu dire depuis qu'il y avait des raisons d'honneur et de maladresse. On ajoute que sa femme est très-jolie, et que, quand on était occupé à lui démontrer qu'on l'aimait, rien n'était plus facile que de pousser la démonstration trop loin. Mais j'ai l'âme malade. Je n'ai pas le courage de plaisanter. Il a peu de fortune; ce qu'il a en est précaire; elle n'en a, elle, ni précaire ni autre. Il est paresseux, fastueux, élégant, généreux; elle est jeune, folle, gaie, dissipatrice, fastueuse, élégante. Les enfants viendront. Plus j'y réfléchis, plus cet homme me paraît perdu. Grimm prétend que s'il ne s'est pas noyé, ce n'est qu'une partie remise. Il y a quelques jours que je disais à la Baronne que ce maudit mariage était un de ses forfaits.

Il me semble que vous ne vous intéressez plus guère à mon jeune amoureux. Oh! il lui est arrivé une aventure à laquelle vous ne vous attendez guère, et qui était bien propre à nous rattacher à la vie. La femme dont il s'agissait a une amie intime; cette amie, le jour de l'an, avait fait des comets de dragées qu'elle distribuait en étreinnes. Elle en offrit un à mon jeune amoureux. Mais savez-vous quel papier faisait son cornet? Ce papier était une lettre de sa déesse, où elle disait le diable de lui. Je l'ai vue, je l'ai tenue, cette lettre; et ce qu'il y a de singulier, c'est que cela ne s'est point fait de concert; qu'il n'y a que de l'étourderie, du hasard, nulle méchanceté. La preuve, c'est que les deux amies s'en sont arraché les yeux, et que l'étourdie en a été dans le plus grand désespoir. Nous pensions bien qu'on mettrait tout en œuvre pour replâtrer cela. On n'y a pas manqué. Nous, de notre côté, nous avons joué l'indignation, le mépris, la rupture, et nous continuons. Nous n'allons plus au rendez-vous; quand nous y allons, nous n'y restons qu'un moment. Plus de soupers; des égards, de l'honnêteté, de la politesse; mais pas un mot doux. Cependant on étouffe; on jette des mots que nous n'entendons pas; nous sommes d'un renchéri du diable. On fait semblant de se rejeter de l'autre côté; on cherche à nous donner de la jalousie que nous ne prenons pas, d'autant moins que l'autre côté a soupçonné sinon la chose, du moins quelque chose qui en approche, et qu'il ne se prête point du tout au rôle qu'on veut lui faire jouer. Celui-ci, parlant de lui, de mon jeune homme et du mari, disait à la dame: « Qu'avez-vous donc, madame? Vous rêvez; vous avez un air triste, désolé; on dirait d'un vaisseau battu par trois tempêtes.»

Bonsoir, mon amie. L'amour franc, honnête, vrai, tel que celui que nous nous portons, est le seul qui puisse être heureux. Aimons-nous comme toujours.


CII

Paris, le 3 février 1766.

Je vous donne, à vous et à votre maman, à deviner en cent ce qui m'occupe maintenant. Les artistes m'ont chargé du projet du tombeau que le roi a ordonné pour le Dauphin[183]. Moi! moi! silence là-dessus. Il ne faut point gâter un service par une indiscrétion. J'en suis à ma troisième tentative. Vous me direz celle qui vous plaît le plus; il faut savoir d'abord que le monument doit être placé au milieu de la cathédrale de Sens, et qu'il doit avoir un rapport visible à la réunion des deux époux. Voici le premier:

J'élève une couche funèbre. Sur cette couche funèbre, je suppose deux oreillers. L'un de ces oreillers reste vacant. La tête de l'époux repose sur l'autre. Il dort de ce sommeil doux et tranquille que la vertu et la religion ont promis à l'homme juste. Il a un de ses bras mollement étendu; de l'autre, il se presse doucement la cuisse, comme un époux qui s'est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens s'en seraient tenus à cette seule et unique figure sur laquelle ils auraient épuisé tout leur savoir. Mais les modernes veulent être riches; ils ne sentent pas que la richesse est la mort du sublime. Pour me plier à leur mauvais goût, j'enrichis donc; mais j'enrichis avec force, noblesse et grandeur. Je place au chevet du lit la Religion. Elle a un bras appuyé sur sa large croix. La main de ce bras montre le ciel de l'index. L'épouse est à côté d'elle, un bras appuyé sur la cuisse de la Religion, en disant de l'autre: Voyez, il me fait place; il m'appelle. L'Amour Conjugal, placé de l'autre côté, l'invite à se reposer auprès de son époux; mais la Religion interpose sa main, et lui dit: J'approuve votre douleur; mais il faut attendre l'ordre d'en haut. Cependant la France, assise aux pieds de la couche, et le dos tourné à la scène, médite sur la perte qu'elle vient de faire. Elle tient le plus petit des enfants caché dans son giron. L'un des deux autres a la main posée sur l'épaule de son père. Il a la bouche ouverte; il crie; il l'appelle avec douleur et effroi L'aîné, debout, attache ses regards sur la Religion; il attend de sa bouche un mot qui lui conserve sa mère. J'ajoute que si l'on trouve le monument trop riche, on n'a qu'à supprimer la France et les trois enfants, et qu'il n'en sera que plus simple et plus beau. Je n'entre point dans le caractère, la position, les différents groupes, les vêtements, le mouvement; l'action de ces figures. J'ai donné toutes ces choses de technique: je ne vous expose que l'idée.

Ce premier monument montre le moment du sommeil. J'ai voulu montrer, dans le second, celui du réveil, le moment du triomphe de la vertu à la venue du grand jour. Je place au pied de la couche funèbre un grand ange qui sonne le réveil des morts. L'épouse et l'époux se sont, réveillés. Ils se reconnaissent avec une joie mêlée de surprise. L'époux a un de ses bras jeté sur les épaules de sa moitié. Ils se disent: Ah! c'est vous! Je vous revois, je ne vous perdrai plus! Ils se sont relevés de dessus leurs oreillers. Ils sont assis au chevet du lit funéraire; du côté de l'épouse, c'est l'Amour Conjugal qui rallume ses flambeaux en les secouant l'un sur l'autre; du côté de l'époux, c'est la Religion, une main posée sur l'épaule de l'Amour Conjugal, son visage tourné et son second bras étendu vers une autre figure assise de son côté sur les bords de sa couche. Cette autre figure, c'est la Justice éternelle, les reins ceints du serpent qui se mord la queue, les pieds posés sur les attributs de la grandeur humaine éclipsée, ayant sur les genoux les balances où elle pèse les actions des hommes, et présentant à la Religion deux couronnes d'étoiles. Ou je me trompe fort, ou vous trouverez mes images grandes.

Voici le troisième monument que je propose. Imaginez un caveau. Une figure effrayante s'élève de ce caveau; en s'élevant, elle soulève de l'épaule la pierre qui le couvre. Cette figure, c'est la Maladie: c'est celle dont le Dauphin est mort. Elle appelle; elle fait le signe impérieux de descendre. Le Dauphin, debout sur le bord du caveau entr'ouvert, ne la regarde ni ne l'écoute: il est tranquille; il a le visage tourné vers son épouse; il la console en lui montrant ses enfants. La Dauphine a un de ses bras entrelacé avec celui de son époux. Elle se couvre les yeux de son autre main; elle semble craindre de laisser tomber ses regards sur des objets qui peuvent l'attacher à la vie. Les enfants lui sont présentés par la Sagesse. Elle en a deux devant elle: ce sont les plus jeunes. L'aîné est par derrière, ses deux bras appuyés sur l'épaule de la Sagesse, et la tête penchée sur ses deux bras. Tout près de cet enfant, on voit la France prosternée vers les autels, et implorant le secours du ciel.

Choisissez, mesdames. Si aucun des trois ne vous convenait, proposez-moi vos difficultés. Faites mieux; s'il vous venait quelque nouvelle idée, dites-la-moi J'en rumine une quatrième, où je voudrais que l'époux dît aux hommes: Apprenez à mourir; et où l'épouse dît aux femmes: Apprenez à aimer. S'il vous venait quelques moyens de rendre ces deux mots sensibles, vous me feriez vraiment plaisir de me les communiquer, car la chose me paraît vraiment difficile.

Beau passe-temps, me direz-vous, que de promener son imagination parmi des tombeaux! Pardon, mesdames; mais aussi pourquoi êtes-vous des femmes fortes? je vous jure que je n'en connais pas deux autres au monde à qui j'eusse osé demander le même service; quoique ce genre de poésie auquel j'ai donné quelques instants ne m'ait point du tout attristé. À tout hasard, s'il m'est arrivé de jeter du noir dans vos têtes, l'abbé de Boufflers va m'aider à le dissiper. Voici des bouts-rimés qu'il a remplis:

Enfants de saint Benoît, sous la guimpe et le froc.
Du calice chrétien savourez l'amertume.
Vous, musulmans, suivez votre triste coutume:
Buvez de l'eau, tandis que je vide mon broc.
Par vos raisonnements, moins ébranlé qu'un roc,
Je crains peu cette mer de soufre et de bitume
Où vos sots docteurs ont coutume
De noyer les Césars et les rois de Maroc.
Quel que puisse être le maroufle
Que vous nommez pape ou mufti,
Je ne baiserai point son cul, ni sa pantoufle.
Prêtres noirs qui damnez Marc-Aurèle et Zampti,
Par qui Confucius comme un lièvre est rôti.
Le diable qui les brûle est celui qui vous souffle.

Ces diables, ce bitume, ces prêtres vous chiffonnent-ils encore l'imagination, et voulez-vous quelque chose de plus gai, de plus fou? Voici une autre pièce adressée à sa sœur:

Vivons en famille:
C'est le destin le plus doux
De tous.
Nous serons, ma fille.
Heureux sans sortir de chez nous.
Les honnêtes gens
Des premiers temps
Avaient d'assez bonnes mœurs;
Et sans chercher ailleurs,
Ils offraient leurs cœurs
À leurs sœurs.
Sur ce point-là nos aïeux
N'étaient point scrupuleux.
Nous pourrions faire,
Ma chère,
Aussi bien qu'eux,
Nos neveux[184].

Les suivants ont été faits pour une jeune personne née le jour du solstice d'été:

On vous ébauchait en automne,
On vous achève dans l'été.
Vous pourriez ressembler à Cérès ou Pomone;
Mais, à dire la vérité,
Vous tenez de plus près à Flore qu'à personne.
Tout l'univers fit son devoir,
Au moment où vous êtes née.
Le soleil s'arrêta pour vous mieux recevoir,
Et toute la terre étonnée
A trouvé que les jours les plus longs de l'année
Sont encor trop courts pour vous voir.

En voilà dont la délicatesse demande grâce pour les précédents, et mérite de l'obtenir. Moi, je suis bon; je pardonnerais en leur faveur même aux quatre qui suivent. Ils ont été Ms et envoyés sur une carte à une femme qui avait engagé M. de Choiseul à écrire une satire contre lui:

Pour me déchirer quelque femme,
Choiseul, t'a payé sûrement;
Et je gagerais sur mon âme
Qu'elle t'a payé largement.

Mme Le Gendre prétend que vous n'entendrez pas ceux-là. Bonsoir, mon amie. Dites-moi donc que vous m'aimez comme vous me l'avez dit la dernière fois; cela me fait si aise! La chère sœur est toujours malade. C'est bien sûrement la coqueluche qu'elle a prise de son fils.


CIII

Paris, le 20 février 1766.

Vous aimeriez mieux qu'il n'y eût ni France ni enfants? Eh bien! c'est tout juste ce que je leur avais laissé la liberté d'ôter; quoique le plus jeune, caché entre les genoux de la France, pût un jour devenir une prophétie.

Mon amie, quand on compose ou quand on juge un monument religieux, il faut se prêter au système. Si vous étiez un peu conséquente, le premier, où l'on voit une Religion qui arrête la Tendresse conjugale en lui montrant le ciel, perdrait aussi son intérêt et son pathétique. Les anciens, qui savaient que la richesse est l'ennemie du sublime, s'en seraient tenus aux deux oreillers et à la seule figure de l'époux qui se range; car cette figure est vraiment sublime. Pour le sentir, supposez que vous soyez l'épouse, et que vous regardez cet homme qui dort, qui se presse doucement la cuisse et qui vous fait place. Supposez seulement que ce soit ce frère si chéri!

Si vous considérez le second monument en place, cet ange qui annonce le grand jour, tourné vers la porte du temple; cette Justice éternelle, ceinte du serpent qui se mord la queue, ayant sur ses genoux la balance dont elle pèse les actions des hommes et les palmes dont elle couronne le juste, les attributs de la grandeur humaine éclipsée sous ses pieds; vous trouveriez cela beau, parce que cela est vrai, grand et beau. Quand je dis vrai, c'est dans le système.

Le rapport du troisième avec celui de Pigalle est bien léger; d'ailleurs cette Maladie, qui pousse la pierre de son épaule, est terrible. Cet époux, qui ne la voit ni ne l'écoute, marque un bien parfait mépris de la vie; et ces enfants, présentés à l'épouse par la Sagesse, sont tout à fait touchants.

J'aurais bien rendu palpables les deux mots: Apprenez à mourir, apprenez à aimer; mais c'est par un moyen trop simple, trop au-dessus de notre goût pour être adopté; deux spectateurs, un homme debout qui regarderait l'époux avec un étonnement sérieux et pensif; une femme à ses pieds, qui regarderait l'épouse avec une admiration mêlée de douleur et de joie. J'y avais pensé.

Au reste, Cochin m'écrit de ces trois projets, que je lui ai envoyé trois enfants bien forts, bien beaux, bien vigoureux, mais bien difficiles à emmaillotter. Il ajoute que ce ne sera pas lui qui choisira; mais la cour, où il y a beaucoup de flatteurs et peu de gens de goût. Il craint que le mauvais goût, aidé de la flatterie, ne demande que ces figures soit ressemblantes; ce qui rendrait le monument plat et maussade. Je réponds que des ressemblances légères, dont la poésie disposerait à son gré, en donnant à la scène un caractère naturel et vrai, ne la rendrait que plus belle et plus pathétique; que les physionomies changent bien en dix ans, et que, quand elles resteraient ce qu'elles sont à présent, plus les figures seront grandes, nobles et belles, plus la flatterie les retrouvera ressemblantes.

Pour éviter cet écueil des ressemblances, Cochin a demandé qu'en conservant toujours la condition donnée de la réunion future des deux époux, je lui en imaginasse un quatrième où il n'y eût que des figures symboliques. Je l'ai fait, et le voici.

Élevez un mausolée. Placez-y deux urnes, l'une fermée et l'autre ouverte. Asseyez entre ces deux urnes la Justice éternelle qui pose d'une main la couronne et la palme éternelles sur l'urne fermée, et qui tient sur son genou, de l'autre main, la couronne et la palme éternelles dont elle couvrira un jour l'urne ouverte. Voilà ce que les anciens auraient appelé un monument.

Imaginez près de ce monument la Religion debout, foulant aux pieds la Mort et le Temps. La Mort, enveloppée de ses longs draps et la face tournée contre terre; le Temps, dans une attitude contraire, courroucé d'un monument élevé de nos jours à la tendresse conjugale, et le frappant de sa feux qui se met en pièces.

La Religion montre les urnes à la Tendresse conjugale, et lui dit: Là repose sa cendre; là doit un jour reposer la vôtre, et les mêmes honneurs qu'il a reçus vous sont destinés.

La Tendresse conjugale, désolée, a le visage caché dans le sein de la Religion; elle a laissé tomber à ses pieds les deux flambeaux, dont l'un est éteint et l'autre brûle encore. Un bel et grand enfant tout nu, symbole de la famille, s'est saisi d'un de ses bras sur lequel il a la bouche collée.

Voilà celui qui plaît le plus à Cochin. L'idée des urnes lui paraît noble et ingénieuse; cette Mort foulée aux pieds par la Religion, et ce Temps courroucé contre le monument, deux figures parlantes; et ce grand et bel enfant tout nu forme, avec les deux autres figures, un groupe vraiment intéressant. Vous vous doutez bien que la feux brisée lui a tourné la tête.

J'en ai un cinquième; et celui-là, je l'appelle le mien. Peut-être ne sera-t-il pas le vôtre. Je n'en conclurai rien que la diversité de nos goûts. J'aime les impressions fortes, et le tableau que je vais vous décrire fait frémir.

Imaginez un mausolée au haut duquel on arrive par des degrés. Là, je suppose un cénotaphe ou tombeau creux où l'on n'aperçoit que le sommet d'une tête couverte d'un linceul, avec un grand bras nu qui pend au dehors.

La Tendresse conjugale a déjà franchi les premiers degrés et se hâte d'aller saisir ce bras.

La Religion l'arrête, en lui montrant le ciel; tandis qu'un grand enfant tout nu, sur lequel la Tendresse conjugale a tourné tendrement ses regards, la retient par un des pans de son vêtement.

L'enfant a la tête tournée vers le ciel et pousse des cris. À quoi sert, s'il vous plaît, que ces gens-là soufflent dans leurs palais le gladiateur qui expire, Niobé, les enfants de Laocoon percés de traits, et le Laocoon déchiré par des serpents, s'ils en détournent leurs yeux? Pour moi, voilà ce que j'appelle de la sculpture.

Mais il faut dissiper ces images tristes par quelque chose de gai On disputait, il y a quelques jours, sur les vanités dont les hommes sont les plus entêtés. Quelqu'un prétendit qu'il n'y en avait aucune dont l'ivresse fut plus violente que celle de la vanité littéraire. Pour nous le prouver, il nous disait qu'à Rome les cardinaux ont des espions qui viennent leur rapporter tout ce qui se débite sur leur compte. Il faut supposer un de ces cardinaux à son bureau écrivant, et l'espion debout devant lui.

LE CARDINAL.

Eh bien! qu'est-ce qu'on dit?

L'ESPION.

Seigneur, on dit... on dit...

LE CARDINAL.

Vous plairait-il d'achever? On dit...?

L'ESPION.

On dit que vous avez un page charmant qui se porte mal, et que c'est de votre faute.

LE CARDINAL, continuant d'écrire.

Cela n'est pas vrai. C'est moi qui suis malade, et c'est de la sienne.

L'ESPION.

On ajoute que le cardinal un tel a voulu vous enlever ce page charmant, et que vous l'avez fait assassiner.

LE CARDINAL, écrivant toujours.

Ce n'est pas du tout pour cela.

L'ESPION.

On parle de votre dernier ouvrage, et l'on assure qu'il est mauvais, et que c'est un autre qui l'a fait

LE CARDINAL, cessant d'écrire et se levant avec fureur.

Eh! pourriez-vous, monsieur le maroufle, me nommer quelques-uns de ces gens-là?

Avez-vous jamais entendu parler d'une demoiselle Basse, danseuse d'Opéra? Elle était entretenue et, qui pis est, aimée par un M. Prévôt que vous connaissez. Il se présente un grand parti pour ce jeune homme; de la beauté, de la jeunesse, de l'esprit, des talents: cela ne se refuse pas sans quelque raison secrète. Les parents suivent la conduite de leur fils. Ils découvrent l'intrigue. La mère du jeune homme s'adresse à Mlle Basse, et la conjure de fermer sa porte à son fils et de se joindre à une famille désespérée pour ramener son enfant. Elle le promet; mais pour un moyen qu'elle avait d'éloigner son amant, celui-ci en avait cent de se rapprocher d'elle. Elle finit par se mettre au couvent. Le jeune homme se marie. La mère va trouver Mlle Basse et lui présente un contrat. Mlle Basse le refuse, et dit à Mme Prévôt qu'elle avait plus de fortune qu'il ne lui en fallait pour le parti qu'elle avait résolu de prendre: le lendemain, en effet, elle se fait carmélite.

Nous avons achevé l'histoire de Mlle Basse. Nous prétendons qu'un de ces matins elle sautera par-dessus la clôture, et que Mme Prévôt ira lui porter, dans un grenier, le contrat qu'elle a refusé et qu'elle acceptera.

M. le marquis de Gouffier s'est entêté de Mlle d'Oligny. Il lui a fait faire les propositions les plus folles qu'elle a refusées. Il s'est offert à l'épouser. Mlle d'Oligny a répondu qu'elle serait honteuse d'être sa maîtresse, et qu'il serait honteux d'être son mari. Le marquis, un de ces jours qu'au sortir de la Comédie elle s'en retournait chez elle avec sa mère, renverse la mère par terre, tandis que quatre estafiers, dont il était accompagné, se saisissent de la fille et la jettent dans un fiacre. La mère crie, la fille crie. Le fiacre ne veut pas marcher. La garde vient; on arrête les ravisseurs. L'affaire est jugée à Versailles, et le marquis enfermé.

Êtes-vous encore parmi les tombeaux? Voyez-vous toujours cette tête couverte d'un linceul, et ce grand bras nu qui pend? Tâchons d'effacer de votre imagination les mausolées, en y élevant un autel, et en vous montrant devant cet autel les jeunes époux. J'avais autrefois un ami qui ne manquait pas un mariage. Pour peu que la mariée fut jolie, le gros Bouchant, c'est le nom de l'homme en question, disait, au moment de l'anneau, avec une mine et un ton d'humeur difficiles à rendre: Ah! le bourreau!

Une mademoiselle Fiteau, fille d'un maître des comptes, était promise à un quidam qu'on ne nomme pas. Voilà le contrat passé, et le jour du sacrement venu. Le matin, l'époux futur se ravise. Il trouve qu'il manque trente mille francs à la dot de Mlle Fiteau; il en dit les raisons au père. Le père trouve ces raisons bonnes, et promet les trente mille francs. On conduit les époux à l'autel L'époux, interrogé s'il accepte mademoiselle pour sa femme, répond que oui, à condition que celui-ci se ressouviendra de la promesse qu'il lui a faite. La demoiselle, interrogée ensuite si elle accepte monsieur pour époux, répond: «Non, non non; je ne serai jamais à un homme qui se rappelle, dans ce moment-ci, un sentiment d'intérêt, et qui a l'indécence de le montrer à mon père.»

Le paragraphe qui suit est pour vous.

La santé de la petite sœur n'est guère meilleure: elle avait encore de la fièvre ce soir. Cependant la toux me semble un peu plus moelleuse. Il est survenu depuis trois jours une diarrhée dont j'avais espéré plus de soulagement. Je crains que la poitrine ne s'affaisse, et le médecin le craint apparemment aussi, puisqu'il attend la cessation de la fièvre pour ordonner le lait de chèvre. L'époux est plein d'attentions; je ne ferais pas mieux à sa place. L'enfant est guéri. J'ai passé la soirée avec Vialet. Ah! je voudrais être à côté de vous. Je péris ici de chagrin, d'impatience et d'ennui.


CIV

À Paris, ce 8 septembre 1767.

Vous ne faites rien du tout, tendre amie, de ce que je vous ai demandé. Je voulais un détail circonstancié de votre voyage; vous me l'aviez promis; et vous vous croyez quitte en m'écrivant: «Nous sommes arrivées à deux heures du matin à Châlons. La belle dame a un peu dormi; maman a été tourmentée de sa colique.» Réparez ce laconisme-là, s'il vous plaît. Le jeudi matin, j'allai savoir de Mme de Blacy à quelle heure vous étiez parties; de là au Salon, où j'employai mon temps à louer un peu, à blâmer beaucoup, jusqu'à deux heures que je me rendis chez Mme Le Gendre; elle avait le cœur bien gros de vous savoir évadées sans l'en avoir prévenue, sans lui avoir dit adieu. «On trouve, disait-elle, toujours bien un moment à travers les embarras et les soins d'un départ; on l'aurait bien trouvé autrefois, mais l'on ne m'aime plus.» Je lui répondis qu'à neuf heures du soir, vous ne saviez pas encore si vous auriez des chevaux pour le lendemain, et que rien n'était plus incertain que le moment de votre départ; qu'il pouvait se faire à la minute ou être différé de deux ou trois jours.

Je lui ramenais Mme de Blacy qu'elle avait invitée et qui s'en était excusée. Nous dînâmes; nous dînâmes gaiement; nous passâmes tous ensemble une partie de la soirée: M. de .... y était et nous nous aperçûmes, Mme de Blacy et moi, que le froid instituteur et la mère coquette faisaient bien du chemin en s'en apercevant ou sans s'en apercevoir. Nous nous séparâmes de bonne heure, parce qu'il fallut remettre à son couvent une amie de Mlle Le Gendre. Celle-ci est une jolie enfant et qui a le cœur beaucoup plus tendre qu'on ne l'imagine. En arrivant, je la trouvai qui pleurait de ce qu'on différait trop à aller chercher son amie. La mère l'en grondait, et moi je lui en faisais compliment.

Le lendemain, c'était vendredi, autre séance aux tableaux où il y a quelques belles choses qui perdent à l'examen. Je sortis de là pour aller dîner au restaurateur de la rue des Poulies; on y est bien, mais chèrement traité. L'hôtesse est vraiment une très-belle créature. Beau visage, plutôt grec que romain; beaux yeux, belle bouche, ni trop, ni trop peu d'embonpoint, grande et belle taille, démarche élégante et légère; mais vilains bras et vilaines mains[185].

De là, j'allai passer la soirée chez Van Loo, qu'on avait saigné du bras et qu'on a depuis saigné du pied pour un mal de tête violent dont la cause est une dartre rentrée. Cette grosse bête de Lamotte, son médecin, ne voit pas que tant que la maladie cutanée ne reparaîtra pas, il tirerait à son malade jusqu'à la dernière goutte du sang vicié, qu'il ne le guérirait pas.

J'allai souper rue Neuve-Saint-Augustin où nous parlâmes beaucoup de vous. C'est vraiment un amoureux de toute pièce. Il ne s'accommode pas de l'absence: il est triste, mélancolique, ennuyé et jaloux. Je m'amusai, avec ce sang-froid que j'ai quelquefois, à le désespérer, en mettant les choses au pis aller, et en ne voyant aucun inconvénient à ce que M. d'Estaing mît des conditions à l'avancement des deux frères de la belle dame, parce que chaque chose a son prix. Raphaël nous joua, une heure ou deux, de la harpe et du clavecin, et nous nous souhaitâmes le bonsoir à l'heure accoutumée.

J'allai samedi à Monceaux avec l'ami Naigeon; à neuf heures j'étais chez Mlle Le Gendre. Elle revenait du spectacle; elle était morte de lassitude, et elle tombait de sommeil. Nous nous assènes sur des chaises de paille dans l'antichambre de son fils, où nous n'avions qu'un quart d'heure à passer. Cependant elle dénouait ses rubans; elle détachait ses jupons, et nous y étions encore à une heure et demie du matin. Nous parlâmes beaucoup de M. ... Je lui prédis qu'avant trois mois elle en entendrait une déclaration en forme. «Vous vous trompez.—C'est vous-même.—Il est froid.—Il s'échauffera.—Personne n'est plus réservé.—D'accord; mais voici son histoire: il croira vous estimer seulement, et il vous aimera. Il sera peut-être plus longtemps qu'un autre à démêler la nature de ses sentiments: mais il la démêlera. Il voudra vaincre sa passion; mais il n'y réussira pas. Il la renfermera longtemps; il se taira; il sera triste, mélancolique; il souffrira; mais il s'ennuiera de souffrir. Il jettera des mots que vous n'entendrez point, parce qu'ils ne seront pas clairs. Il en jettera de plus clairs que vous n'entendrez pas davantage; et l'impatience et le moment amèneront une scène je ne sais quelle, peut-être des larmes, peut-être une main prise et dévorée, peut-être une chute aux genoux, et puis des propos troublés, interrompus de votre part, de la sienne.—Le beau roman! Comme votre tête va et arrange!—Mais, si j'avais introduit un pareil personnage dans un roman, et que je lui eusse fait tenir cette conduite, comment le trouveriez-vous?—Vrai—Et pourquoi dans le roman, sinon parce qu'il l'est en nature?—Laissez-moi en repos: vous m'embarrassez.—Mais savez-vous qu'avant cela, peut-être me prendra-t-il pour confident?—Cela ne se peut; mais si cela était, que lui diriez-vous?—Ce que je lui dirais! ce qu'Horace disait à un ami qui était devenu amoureux de son esclave: Il est beau, il est adroit, il a des mœurs, de l'esprit, des connaissances; c'est un enfant parfait de tous points, mais, je vous en préviens, il est un peu fuyard...» Et puis voilà des éclats de rire, la lassitude qui s'oublie, le sommeil qui s'en va, et la nuit qui se passe à causer.

J'oubliais de vous dire qu'au milieu de tout cela je n'ai pas négligé Mme de Blacy; je l'ai vue; je l'ai vue souvent, et nous avons eu des moments tout à fait doux. Nous parlions de maman, et nous parlions de vous; et c'était à qui vous aimerait le mieux et le dirait plus souvent. Votre sœur est une femme dont je fais un cas tout particulier, d'une probité tout à fait rigoureuse, et qui serait à tout moment dans la société, lorsqu'on y parle de vertu et de probité, autorisée à dire: Ce que tous ces gens-là mettent en maxime, moi je le fais.

Le dimanche matin, car c'est là, je crois, que j'en suis, je passai la matinée à rédiger mes observations de peinture. J'allai dîner rue Sainte-Anne, où je m'étais engagé à condition qu'on me renverrait à trois heures et demie, ce qu'on fit. Et me voilà cheminant vers Sainte-Périne de Chaillot, par le plus bel orage.—A pied?—Non: est-ce que je vais à pied?—Et qu'alliez-vous faire à Sainte-Périne de Chaillot?—Voir une femme, cela va sans dire.—Et qu'aviez-vous à faire à cette femme?—Mais, rien.—Et qu'aviez-vous donc à lui dire? C'est l'un ou l'autre, quand ce n'est pas tous les deux.—Lui dire qu'il vaut mieux être bonne mère que bonne amante; que le remords est pire que la douleur, etc., etc. C'est une histoire qui n'aurait point de fin, et qu'il vaut mieux que je vous réserve pour votre retour. Je crois que la Providence a résolu de m'adresser tous les malheureux de ce monde.

De retour de Sainte-Périne, où j'avais travaillé pendant trois heures à élever la tendresse maternelle et ses devoirs sur les ruines de la passion la plus douce, la plus honnête, la plus durable et la plus tendre, je revins passer la soirée avec Mme de Blacy.

Mais à propos, je voudrais bien savoir quel parti vous prendriez s'il fallait quitter un amant, mais le quitter pour toujours, et un amant bien cher, pour aller faire l'éducation de votre fille, prête à sortir du couvent et exposée à tomber en mauvaises mains. L'amant a été de mon avis: il s'est sacrifié. Que vous dirai-je? Je n'aime pas les amants si généreux Je les admire, mais je ne les imiterai jamais. Il me semble que, de toute éternité, la raison fut faite pour être foulée aux pieds par l'amour. Il me semble qu'on aime mal quand on connaît quelques devoirs. Je ne saurais m'empêcher de soupçonner les amants si sages de s'en imposer à eux-mêmes; de croire qu'ils aiment comme au premier moment, parce qu'ils ont le langage du premier moment; je crois que, parce qu'ils disent comme autrefois, ils pensent sentir comme autrefois, et qu'il n'en est rien: parce qu'ils n'ont aucune raison de se plaindre réciproquement l'un de l'autre, ils se persuadent qu'ils sont les mêmes; qu'ils n'ont point changé l'un pour l'autre, parce qu'ils ne voient en eux aucun motif d'inconstance. Cette justice est dans la tête; elle n'est point dans le cœur. La tête dit ce qu'elle veut; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n'est plus commun que de prendre sa tête pour son cœur.

Mes amies, mes bonnes amies, je suis le plus heureux de tous les hommes; ma tête me dit que j'ai mille raisons de vous aimer, et mon cœur ne l'en dédit pas. Puisse ce bonheur et ce concert durer toujours! Mais il durera, si dix à douze ans d'expérience suffisent pour me garantir l'avenir.

Le prince, le triste prince est tout étonné que je sois gai. Il ne sait pas que je suis accoutumé à vous perdre pour six mois. Faites donc que la belle dame s'accommode de votre terre et que nous ne nous quittions plus. Mais cette belle dame, comment a-t-elle supporté la route? comment se porte-t-elle? comment en a-t-elle usé avec vous, et vous avec elle? Qu'avez-vous dit? qu'avez-vous fait? Je voudrais bien avoir été à portée d'entendre tout ce que vous avez dit de moi chez M. Duclos, Je voudrais bien être à portée d'entendre tout ce que vous en direz à Isle? Comme j'aurais été, comme je serais transporté de joie! Vous croyez que j'aurais pu tenir dans ce petit coin qui m'aurait recelé? que je ne me serais pas jeté sur maman, que je ne me serais pas jeté sur vous, sur la belle dame, sur Mme Duclos, et que je ne vous aurais pas toutes mangées de caresses? Maman n'est pas bavarde comme vous; elle ne dit qu'un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu'il vaut mieux que toutes vos phrases! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois, pour moi.

Je la connais, cette maudite colique! J'ai été une fois occupé dans ma vie à la soulager, et cela sur la même route. Vous avez bien fait de m'apprendre en même temps et le mal et la guérison. Rappelez-lui, à cette maman, qu'elle est destinée à nous pleurer tous, et qu'il ne faut pas qu'elle trompe d'un jour notre horoscope.

Comment avez-vous vécu à Isle avec la belle dame? Le prince, à qui vous avez tourné la tête par vos bontés pour elle et pour lui, car c'est ainsi qu'il s'en explique, vous présente son respect. Je suis arrivé hindi au soir chez lui, tout à temps pour y lire une lettre de la belle dame, que je voudrais que vous eussiez; car il m'est impossible de vous rendre la manière honnête, touchante et touchée dont elle parle de vous. Elle écrit fort bien, mais très-bien. C'est que le bon style est dans le cœur; voilà pourquoi tant de femmes disent et écrivent comme des anges, sans avoir appris ni à dire ni à écrire, et pourquoi tant de pédants diront et écriront mal toute leur vie, quoiqu'ils n'aient cessé d'étudier sans apprendre.

Mais, qu'ai-je fait lundi? des descriptions et des critiques de tableaux; je crois un dîner au restaurateur, parce qu'on y sert bien et que l'hôtesse est jolie. Mardi, jour de fête, j'ai rôdé, j'ai promené mon ennui; j'ai vu jouer aux échecs; j'ai été chez Mme Le Gendre que je n'ai point trouvée; elle était allée plaire à la barrière Blanche, à vingt ou trente oisifs. Son mari est de retour; il en était; mais il ne restera pas longtemps, Dieu merci J'ai passé la soirée chez le marquis de Croismare où Damilaville m'a remis votre billet. Je vous réponds ce mercredi matin, et je vais me débarrasser bien vite de deux ou trois importuns, pour courir au Salon où je suis attendu par Damilaville à qui je remettrai cette lettre, afin qu'il la contre-signe. Adieu, mes amies, mes bonnes, mes tendres, mes respectables amies; je vous attends toujours, et, en qualité de poète, je m'adresse de temps en temps au mois de septembre pour l'engager à aller plus vite; mais le mois de septembre ne m'entend pas, et n'en est toujours qu'au 9 et n'en sera demain qu'au 10.

Mademoiselle ... c'est comme le premier jour, et quand nous nous verrons ce sera comme la première fois.

Bonjour, bonjour, bonnes amies. J'ai fait un bel oubli dans ma lettre; mais rappelez-moi dans votre réponse d'y suppléer. Il est question de l'instituteur et de la mère. Cela est trop plaisant. J'avais prédit la déclaration à trois mois; elle se fit dès le lendemain.


CV

Paris, le 19 septembre 1767.

Voyez donc si je pourrai vous continuer mon journal. Mes dernières lignes étaient, je crois, de Monceaux. Bonne aventure du retour. Indiscrétion à laquelle on ne s'attend guère, et qui est pourtant fort naturelle. Nous nous en revenions le soir en cabriolet. Nous étions Bron et moi sur le fond, et devant nous une femme avec laquelle il est bien depuis longtemps, et qui, depuis fort longtemps, est jalouse d'une autre chez laquelle il prétend n'avoir aucune liaison, ne point fréquenter. Nous avions à passer devant la porte de cette femme; nous y arrivons, et voilà tout à coup le cheval qui se détourne du chemin et qui se jette du côté de cette maison. Le cocher lui donne du fouet. L'animal croit qu'il tourne court; il s'arrête, puis il M les mouvements qu'un cheval a coutume de faire lorsqu'il se présente mal et qu'il tâche de se présenter mieux à une entrée de maison. En un mot, on eut toutes les peines à l'empêcher de nous mener où nous n'avions certainement aucun dessein d'aller. La femme dit à son ami, assis à côté de moi: «Vous voyez; votre cheval est plus vrai que vous.» Le reste de notre route se fit en grand silence.

J'allai souper chez le prince, qui me lut encore une lettre de la belle dame. On ne saurait être plus sensible qu'elle l'est à toutes les affabilités que vous avez eues pour elle; il est impossible de s'en expliquer avec plus de chaleur et de vérité. Lui, il en est transporté de joie; et je reçois la récompense de vos bons procédés: il m'embrasse, il me caresse, il ne cesse de me remercier; il me charge de le mettre à vos pieds. C'est le lundi au soir que nous soupâmes ensemble. Depuis, il n'a point entendu parler de son amie, et il est tout soucieux. Moi, je le console en lui disant: «Elle arrive, elle a des visites à faire, à recevoir; peut-être qu'elle est à présent à Metz. Elle est occupée à faire sa cour à M. d'Estaing, et à pousser ses frères dans le service.» Il se lève avec fureur; il crie: « Maudit enragé philosophe, est-ce que vous avez résolu de me rendre fou?» Puis se radoucissant, il ajoute: «Ça, mon ami, plus de ces mauvaises plaisanteries-là; vous me déchirez l'âme de gaieté de cœur. » Le mélancolique ambassadeur de Hollande s'en tient les côtés et rit jusqu'aux larmes; nous traitons ensuite la chose sérieusement.

Nous convenons qu'une femme un peu aimable et un peu leste a cent occasions par mois de nous tromper, sans que nous nous en doutions, et que le plus court, le plus sûr, le plus honnête, est de s'abandonner avec tant de confiance qu'on ait honte de nous trahir. Le prince en convient, mais à condition qu'on lui permettra d'être soupçonneux, jaloux, et qu'on n'en plaisantera pas.

Mardi, depuis sept heures et demie jusqu'à deux ou trois heures, au Salon; ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies; un tour de promenade jusqu'à la chute du jour. Sur les huit heures, rue Saine-Anne. Son fils[186] fait des progrès inouïs. M. Digeon vient lui en rendre compte. Elle en est transportée de joie; mais c'est un éclair qui passe, et je les trouve tristes tous deux. Comme ce que je sais de plus est de confidence et non d'observation, il ne m'est pas permis de vous en dire davantage. M. Digeon n'a et n'a jamais eu rien de commun avec Mme de Grandpré. On a fait cette découverte à l'occasion de l'instituteur qu'on se propose de prendre et qu'on ne prend toujours point. Elle lui disait: «Cela devient absolument nécessaire. Je crains que les assiduités que vous avez ici ne rendent soucieuse une personne à laquelle je serais bien fichée de causer la moindre peine.—Je vous entends, madame; je vous jure que cette personne prend le plus grand intérêt au succès de mes soins, et qu'elle n'a aucun droit de les désapprouver.—Mais il peuvent être sus d'une autre.—Cette autre-là les sait, et il y a longtemps qu'elle est la maîtresse de sa conduite, et moi de la mienne. Nous nous disons tout quand nous nous rencontrons, et nous ne nous reprochons plus rien.—Mais le public? J'ai une fille; si l'on vous supposait des vues de son côté, il n'en faudrait pas davantage pour éloigner ceux qui pourraient y prétendre; et si l'on faisait une autre supposition, il y a des gens sensés qui jugent des mœurs de l'enfant par celles de la mère.—Madame, je ne sais point de réponses à cela.» Et moi j'ajoute au récit qu'on me fait de ces conversations: Je ne sais, chère sœur, ce que vous vous proposez; mais ne concevez-vous pas que vous voilà dans la grande intimité; que vous avez autorisé M. Digeon à toucher sans scrupule, avec vous, certaines cordes; et qu'après les questions indiscrètes que vous lui avez faites, il lui est libre de vous entretenir de ce qu'il lui plaira? Elle en convient. «Mais quel remède à cela?—Aucun, si ce n'est, à la première causerie de cette nature, de vous expliquer nettement, mais sans que cela paraisse apprêté, sur les devoirs d'une femme honnête, sur les périls de ces sortes de liaisons, la paix domestique perdue, la considération publique hasardée, le respect de soi-même, et tant d'autres choses que vous peindrez avec force, et qui arrêteront votre homme tout court, au moins pour quelques mois. Je ne sais plus ce que cela deviendra.—Ni moi non plus.—Mais comme il est constant que Nature ne fera pas en votre laveur une exception à la loi générale, que vous favorisiez ou non le penchant de M. Digeon, on s'en apercevra, et voilà votre fils privé du meilleur instituteur qu'il pût avoir, votre porte fermée à M. Digeon, et peut-être l'enfant confiné dans un collège. Arrangez-vous là-dessus.»

Mardi au soir, en rentrant chez moi, j'ai appris, par un billet, que le Baron était à Paris, et par un autre billet de Grimm, qu'il était revenu de la Briche avec un certain baron de Studuitz, qui ne voulait pas s'en retourner à Gotha sans pouvoir dire à sa princesse qu'il m'a vu, tenu, embrassé pour elle, et qu'il ne fallait pas manquer à un pique-nique qu'on avait arrangé pour le lendemain mercredi chez le suisse des Feuillants. Ce billet de Grimm était assaisonné de quelques mots d'humeur qui me blessèrent; que j'allais partout excepté à la Briche; que Mme d'Épinay y avait été seule, et m'avait inutilement espéré; qu'elle n'était récompensée des attentions qu'elle avait pour mon goût et même mes fantaisies que par une exclusion qui l'offensait. Imaginez que je n'ai été au Grandval que pour servir le Baron; à Monceaux que pour la commodité de revenir tous les matins au Salon, et que je ne reste à Paris que pour ce maudit Salon et que pour lui. Le Baron, qui aurait été content de faire ses affaires à Paris, et de me ramener jeudi au Grandval, trompé dans ses espérances, me fait, d'un autre côté, une sortie abominable. L'impatience me prend; et, rendu éloquent par l'injustice de tous ces gens-là, je fois une sortie abominable contre l'amitié; je la peins comme la plus insupportable des tyrannies, comme le supplice de la vie, et je finis par ces mots: «Mes amis, vous que j'appelle mes amis pour la dernière fois, je vous déclare que je n'ai plus d'amis, que je n'en veux point, et que je veux vivre seul, puisque je suis assez malheureusement né pour ne pouvoir faire le bonheur de personne, en m'abandonnant sans réserve à ceux qui me sont chers.» À l'instant, mon âme se serra, je versai un torrent de larmes; et le marquis, qui était à côté de moi, me prit entre ses bras, m'entraîna dans une autre allée des Tuileries où cette scène se passait. En attendant le dîner, il me dit les choses les plus honnêtes, les plus douces et les plus consolantes; versa un peu de baume sur mes blessures, et me ramena à ces amis que j'avais abjurés, résolu à dîner avec eux, car je voulais m'en aller, et un peu apaisé. Ce qui m'avait ulcéré, c'est un mot de Grimm qui me dit que, puisqu'il ne pouvait plus m'écrire sans me dire la vérité, et que la vérité me faisait tant de mal, il ne m'écrirait plus. «Voilà, disais-je au marquis, ces hommes qui se piquent de délicatesse; ils me désespèrent, et, quand je me plains des peines qu'ils me causent, ils y mettent le comble en me disant froidement qu'ils ne m'en donneront plus.» Cependant le dîner fut fort bien; on s'entretint de la petitesse de ceux qui refusent des secours par vanité... On se sépara de bonne heure ... et nous nous embrassâmes tous fort tendrement.

Damilaville voulait m'entraîner chez Mme de Meaux, qui est malade et qui rend le sang par les pieds. J'aimai mieux m'en aller rue Sainte-Anne, et j'y allai. J'y restai peu de temps. Mme Le Gendre se proposait d'aller reprendre Mme de Blacy chez M. de Tressan, et elle me demandait si je pourrais lui donner des chevaux. J'allai le soir souper avec le prince; je lui en demandai, ce qu'il m'accorda. Nous passâmes la soirée, le prince et moi, à disputer sur un principe de peinture: c'est qu'il y avait dans la nature beaucoup de masses et peu de groupes. Vous n'entendez rien à cela; mais il vous suffira de savoir qu'en ayant appelé tous deux aux compositions des grands maîtres, je lui montrai que, dans les compositions du Poussin, où l'on comptait jusqu'à cent, cent vingt figures, il y avait dix, douze, quinze, vingt masses, et à peine deux ou trois groupes; et spécialement dans le Jugement de Salomon, vingt à trente figures, et pas un groupe.

Le reste de la soirée se passa à causer de mariages disproportionnés faits sans le consentement des parents; il me dit à ce sujet quelques mots de M. de Parceval, que vous ne savez peut-être pas et qui vous feront plaisir. Son fils se maria sans son aveu. Le lendemain du mariage, sa bru vint chez lui. Il n'était pas encore levé. Elle se mit à genoux près de son lit, et lui prit une main qu'elle mouillait de ses larmes. M. de Parceval lui dit: «Est-ce que mon fils n'a pas craint d'être déshérité?» Sa bru lui répondit: «Il vous connaît trop pour avoir cette crainte.» Après un moment de silence, M. de Parceval ajouta: «Ma fille, levez-vous; vous m'avez ôté mon fils; j'espère que, dans neuf mois, vous m'en rendrez un autre que vous élèverez si bien qu'il n'osera jamais faire même un bon choix sans votre consentement»; et puis il l'embrassa; mais il ne voulut pas recevoir son fils. Pour l'en rapprocher, on employa la médiation de M. de Saint-Florentin. Au premier mot de M. de Saint-Florentin, le bon Parceval lui dit: «Ah! Monseigneur, combien vous m'auriez épargné de peine si vous eussiez bien voulu y penser plus tôt!»

Toute ma journée du jeudi fut employée à ma négociation de Sainte-Périne[187] qui est moins avancée que jamais; et la nuit du jeudi au vendredi, avec une grande partie du vendredi, à mettre à l'encre, chez moi, les observations que j'avais faites au crayon au Salon. Je dînai en Malle. Je fis jouer du clavecin à l'enfant. Je reçus la visite de Mme Geoffrin, qui me traita comme une bête, et qui conseilla à ma femme d'en faire autant. La première fois, elle vint pour gâter ma fille; cette fois, elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire des gros mots et à mépriser son mari.

Je ne sais ce que je devins le reste de la journée. J'allai passer quelques instants avec Mme Le Gendre, qui m'apprit que Mme de Blacy était de retour, et qu'elle se servirait des chevaux du prince pour Sceaux, ou pour quelque autre partie de campagne qu'elle avait arrangée avec M. Digeon. Je souris; elle fit tout son possible pour que je laissasse le dîner de Monceaux, et m'entraîner avec elle. Sur mon refus absolu, elle se détermina à engager Mme de Blacy, et puis il lui vint en esprit que peut-être on imaginerait qu'elle redoute un long tête-à-tête; et puis elle ne sut plus ce qu'elle ferait. Le lendemain samedi, elle m'écrivit, à propos d'une petite commission qu'elle avait à me donner, qu'elle avait proposé la partie à Mme de Blacy, et celle-ci l'avait acceptée. La voilà donc, elle et M. Digeon, ses enfants et Mme de Blacy, sur le chemin de Sceaux, et moi sur le chemin de Monceaux, d'où je vous écris, ce matin dimanche, que je retourne à Paris pour dîner avec elle, et de bonne heure, après dîner, pour m'en retourner chez moi et faire mon sac de nuit pour le Grandval où je serai conduit par le marquis Grimm et Damilaville, demain lundi. J'y passerai le reste du mois; ce qui ne m'empêchera pas de recevoir vos lettres, et d'en mettre quelques-unes à la poste de Boissy.

J'ai oublié, dans ce détail de mes journées, beaucoup de choses. Le sort du prince est décidé. J'ai reçu des nouvelles de Russie. Il me vient un buste de l'impératrice. M. Falconet est brouillé avec le général Betzky; mais il est tellement en faveur auprès de l'impératrice, qu'il est plus à redouter pour le ministre que le ministre pour lui. J'ai reçu de lui ce manuscrit sur le sentiment de l'immortalité et le respect de la postérité, que je craignais si fort qu'il ne publiât à Saint-Pétersbourg sans ma participation, et dans ce manuscrit un billet où il ajoute de nouvelles instances à celles que vous savez. Vous ne sauriez croire le souci que cela me cause. La reconnaissance que je dois à cette souveraine, la tendresse que j'ai pour vous me tiraillent d'une façon bien cruelle; mais c'est vous, mon amie, qui l'emporterez toujours. Oui, je puis prendre la masse d'or que j'ai reçue[188] et la jeter aux pieds de l'ambassadeur; mais je ne saurais me séparer de vous. Bonjour, mon amie. Ne me grondez point; ne vous joignez point avec mes amis pour me rendre la vie amère. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Présentez mes tendres respects, mon inviolable attachement à maman. Occupez-vous de sa santé; qu'elle s'occupe de la vôtre. Hâtez-vous de revenir. Les beaux jours qu'il fait! et les belles promenades que nous ferons encore à Meudon, si vous le voulez!

Bonjour, bonjour. J'espère que Damilaville, qui contre-signera cette lettre, m'en remettra une de vous.

Mais n'admirez-vous pas avec moi combien nous jugeons mal des choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons? J'ai vu ma fortune doublée presque en un moment; j'ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique; j'ai vu l'aisance et le repos de ma vie assurés; je m'en suis réjoui; vous vous en êtes réjouies avec moi; eh bien! jusqu'à présent, qu'est-ce que cela m'a rendu? qu'est-ce qu'il y a eu de réel dans tout cela? Ce don d'une impératrice m'a contraint à un emprunt. Cet emprunt a diminué mon petit revenu; le nouvel emploi de mon argent, dont le fonds s'est trouvé diminué par la rente que j'en avais touchée d'avance, a occasionné un nouvel emprunt; et de virement de parties en virement de parties, à la longue le fonds se réduirait à rien sans avoir été un moment plus riche et sans avoir rien dissipé. En vérité, cela est trop plaisant; mais ce qui ne l'est pas, c'est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues; c'est que si je ne fois pas ce voyage je serai mal avec moi-même, mal avec elle, peut-être. Toutes ces idées font mon supplice. Revenez donc; hâtez-vous devons montrer, afin que j'oublie près de vous tous ces devoirs et toutes ces peines. Falconet, à qui M. de La Rivière a remis ma lettre, m'a écrit qu'elle est tout à fait du ton de celles qu'on envoie du coin de la rue Taranne dans la rue d'Anjou, et que, malgré cela, il a déjà été tenté cent fois de l'envoyer à l'impératrice. Il y succombera; c'est moi qui vous le promets. Eh bien! qu'y verra l'impératrice? Que j'aime, que j'aime à la folie; que tous les dons ne sont rien pour moi, au prix du bonheur de celle que j'aime. Elle y verra que ce qui m'arrête c'est ce qui a fait faire de tout temps aux hommes les grandes actions, les grands crimes, les petites et les grandes folies; et que quand on est amoureux, on est tout ce qu'il y a de bien et de mal. Si elle lit et pense bien, elle ne dira pas: Il est ingrat; mais elle dira: Il est amoureux. Je vous réponds qu'elle a déjà ma lettre, et qu'elle m'excuse; j'aime du moins à le penser, cela me tranquillise. Mais revenez; quand je vous verrai, tout sera bien, ou je ne me soucierai plus que tout soit mal. Je me souviens d'avoir dit autrefois d'un certain homme qu'il n'avait pas plus de morale qu'il n'y en avait dans la tête d'un brochet. J'ai changé de comparaison; je dis à présent: dans le cœur d'un amant. Celui qui est amant n'est que cela. Tant pis pour la probité et pour la vertu, si l'amour s'y oppose. Ce n'est pas qu'on voulût faire une action vile ou basse par amour. On ne volerait pas un écu; mais on brûlerait, on tuerait, on se tuerait soi-même.

Bonjour, bonjour. Ils m'avaient promis de m'éveiller de bonne heure, et de me déposer à Paris sur les neuf heures du matin; ils sont partis sans moi Leur projet est de me retenir ici à dîner, et j'ai bien peur qu'ils n'y réussissent. Cela supposé, j'arriverai tard à Paris; rien ne m'empêchera de voir Mme de Blacy: il faut absolument que nous conférions sur son fils. Peut-être aura-t-elle vu celui qui lui a remis les lettres pitoyables qu'elle en a reçues! Il est important qu'avant de m'adresser à M. Dubucq, je sache s'il est innocent ou coupable: cela change de ton.

Est-ce que vous ne m'apprendrez pas dans votre première lettre le jour de votre retour?

Bonjour, encore une fois. Si vous ne m'aimez pas bien, prenez garde à ce qui en arrivera: le prince fait ses paquets.


CVI

Au Grandval, le 24 septembre 1767.

Ah! voilà ce qui s'appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi! Je ne sais pourquoi je ne passe pas mes journées à vous écrire. J'ai tant de plaisir à vous lire! Je vois, par le silence que vous gardez sur plusieurs questions que je me souviens très-bien de vous avoir faites, qu'il y a deux ou trois de mes lettres sur le chemin d'Isle. Tant mieux, car elles sont fort longues et de la plus mauvaise écriture; tandis que vous vous userez les yeux à les déchiffrer, vous n'en désirerez pas d'autres et, vous ne songerez pas à me gronder. Tendre amie, je vous en prie, ne me grondez donc plus; vous ne sauriez croire le mal que cela me fait. Ne voyez-vous pas que les importuns, mes amis, mes affaires, celles des autres ne me laissent presque pas le temps d'être seul avec vous? Pour un maudit opéra dont M. Digeon a besoin, il faut que l'impatience de la chère sœur m'ait appelé dix fois de la rue Taranne au coin de la rue Clos-Georgeot, d'où il est impossible de se retirer, quand on y est. Notre dernière conversation, que je vous ai rendue mot pour mot, avait été précédée d'une autre qui n'était pas de la même couleur, mais qui n'en était pas moins bonne. Il s'agissait de savoir jusqu'où il était permis aux beaux-arts d'exagérer dans l'imitation de la belle nature. Cela me donna occasion de fixer les nuances délicates qui distinguent le chimérique du possible, le possible du merveilleux, le merveilleux de la nature embellie, la nature embellie de la nature commune. Comme, maman et vous, les choses sérieuses ne vous déplaisent pas, je n'aurais pas été lâché que vous m'eussiez entendu. La chère sœur me parut très-contente; mais je ne puis plus guère compter sur son jugement; je lui suis trop nécessaire pour ne pas la trouver indulgente. Je suis le dépositaire de tous les sentiments qu'elle croit dans son cœur, et qui ne sont que des idées de sa tête. Je vous proteste, mon amie, que cette femme-là ne sent rien, mais rien du tout; que M. de .... sera dupe aussi bien qu'elle-même de son ramage, qui est à la vérité charmant. L'illusion qu'elle se fait cessera avec le besoin de l'homme. Je lui envoyai, il y a quelque temps, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans qui m'avait été adressé par le marquis de ... Il n'est ni très-bien ni très-mal de figure; il a le ton et le propos de sa physionomie qui est tout à fait douce. Des vers très-agréables et très-passionnés de sa façon ne laissent aucun doute qu'il ne sache sa langue. Il a professé plusieurs années les humanités en province; il sait les mathématiques, la géographie, l'histoire et la musique assez bien pour faire sa partie dans un concert. Ajoutez à cela que sa position étroite et pressée ne l'aurait pas rendu difficile sur les conditions; mais M. Digeon insiste sur le prêtre. J'ai fait observer que, décent ou indécent, ce personnage ne nous convenait guère. Il en est persuadé; malgré cela, nous aurons le prêtre si nous nous déterminons à prendre quelqu'un. Sa petite assiste quelquefois à nos conversations; il m'a semblé qu'elle sentait à merveille les bonnes choses. À tout moment j'oublie sa présence, et il m'échappe des folies qui font piétiner sa mère. Il s'agissait, je ne sais quand, du mariage, que je traitais comme vous savez. Je disais que c'était un vœu tout aussi insensé que les autres, à cette unique différence près que par les autres on s'engageait à tenir tout son corps enfermé dans une grande cellule, et que par celui-ci on ne s'engageait qu'à en tenir une partie enfermée dans une petite.

J'étais fait la semaine passée pour me quereller avec tous mes amis. J'avais prié Naigeon, qui a été dessinateur, peintre, sculpteur, avant que d'être philosophe, d'aller quelquefois au Salon pour moi, et il me l'avait promis. Cependant il n'en avait rien fait. Sa conscience lui reprochait un peu son manque de parole. Il m'en parla. Je lui dis qu'il pouvait être tranquille, qu'il ne s'agissait pas d'un devoir, mais d'un service; qu'il fallait remplir ses devoirs, mais qu'on rendait service à qui l'on voulait; qu'au reste, cette petite négligence de sa part m'apprendrait que j'aimais une fois plus mes amis que je n'en étais aimé; que, depuis dix ans, j'avais donné à Grimm plus de mois que je ne lui demandais de quarts d'heure. Ce petit sermon assez sec a fait effet, et l'on vient de me remettre, avec votre lettre, un billet de lui qui me servira.

J'étais à Monceaux lundi matin, et j'espérais m'en revenir dîner chez moi ou chez Mme Le Gendre où j'étais invité. Il n'en fut rien; on me laissa dormir, on partit, et j'employai toute ma matinée à écrire une énorme lettre que vous recevrez. Je me trompe de jour: c'est le dimanche que j'ai passé tout entier à Monceaux malgré moi. J'engageai M. Bron, l'après-midi, dans un piquet à écrire qui fut très-malheureux, ce qui lui donna une humeur qui s'exhalait en plaisanteries amères que j'eus toute la peine du monde à digérer. Les beaux joueurs sont donc bien rares!

Quelle est la raison pour laquelle des gens généreux, même dissipateurs, qui jettent sans façon un fouis par la fenêtre, ne peuvent pas se résoudre à perdre un écu au jeu? Est-ce vanité, amour-propre blessé de la plus mince de toutes les supériorités? Je ne le crois pas: car ces gens-là confessent leur infériorité, et la confessent sans peine, et dans des choses de toute autre importance. Puisque vous voulez que je vous dise tout, je vous dis bien des bagatelles.

Le dimanche au soir je revins à Paris de bonne heure, dans la même voiture, avec une file qui me soutint très-sérieusement qu'aujourd'hui les passions sérieuses étaient tout à fait ridicules; qu'on ne se promettait plus que du plaisir qui se trouvait ou ne se trouvait pas; que cela durait ou ne durait pas; qu'on s'épargnait ainsi tous les feux serments du temps passé. J'osai lui dire que j'étais encore de ce temps-là. «Tant pis pour vous, me répondit-elle, on vous trompe, ou vous trompez; l'un ne vaut pas mieux que l'autre.» Ces propos me confirmèrent ce que l'on m'avait dit: c'est que cette fille, qui a du sens, de l'esprit, des connaissances, ne s'était jamais attachée à personne. En a-t-elle été plus ou moins heureuse? C'est à vous à m'apprendre cela.

Tout en suivant ce propos, je la déposai chez elle, et je courus chez moi préparer mon sac de nuit pour le lendemain. J'étais attendu au Grandval, Grimm, Damilaville, le marquis de Croismare et un baron allemand de la cour de Gotha[189] m'y accompagnèrent. Grimm prit un fiacre qui le conduisit jusqu'à Bonneuil, d'où il acheva son voyage à pied... C'est donc le Grandval que j'habite à présent, et qui me gardera jusqu'à la fin du mois. Nos journées ici se ressemblent toutes; nous nous levons de bon matin; nous déjeunons gaiement; nous travaillons, nous dînons ferme et longtemps; nous digérons en plaisantant sur de grands canapés. Nous faisons deux ou trois tours de passe-dix ruineux; nous prenons nos bâtons, et nous tentons des promenades immenses. De retour, nous nous mettons en bonnet de nuit. Kohaut et la Baronne prennent leur luth; nous prenons des cartes; le souper sonne; nous soupons, car il faut souper sous peine de déplaire à la maîtresse de la maison. Après souper, nous causons, et cette causerie nous mène quelquefois fort loin. Nous nous couchons dans des lits si bons qu'on n'y saurait dormir, et le lendemain nous recommençons.

Je me hâte d'expédier le reste des manuscrits de M. de .... pour me mettre à la besogne de Grimm, dont j'ai apporté tous les matériaux.

La Baronne est fort gaie. Mme d'Aine est plus folle que jamais. Nous avons eu ici son fils et sa bru. Un matin, j'entends de grands éclats de rire dans l'appartement de la belle-mère. On l'habillait. La Baronne et le Baron y étaient. J'y allai «Vous venez tout à propos, me dit Mme d'Aine.—À quoi, madame, puis-je vous être bon?—À prendre la mesure de mon derrière; et puis vous en irez faire autant chez ma bru; et quand vous serez bien assuré que le mien n'y fait œuvre, vous direz à M. le Baron, mon gendre que voilà, qu'il est un sot.» Vous penserez que tout cela est fort plat; mais vous ferez bien mieux de penser que cela est innocent, que cela est gai, que nous sommes à la campagne, et que tout ce qui amuse et fait rire est fort bon.

La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J'ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d'indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d'Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu'il fendrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe.

J'ai pensé acheter hier un cheval dix écus. Il est vrai qu'il est perdu, et que peut-être il est mort. C'est celui du docteur Gem. Vous n'avez pas encore entendu nommer celui-ci C'est un bon homme; un fanatique froid. Il part pour l'Angleterre; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troisième à un quatrième; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain: j'en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. À propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix; il n'y est pas heureux. Le Baron s'aperçoit un jour qu'il était chagrin d'une perte assez considérable qu'il avait faite: il va le matin dans sa chambre; il soupçonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. Il s'assied; il le questionne; il le gronde de son silence déplacé; il le remercie on ne peut plus honnêtement des soins qu'il donne à sa femme, et le force d'accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n'est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l'arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cinquante autres, avec des excuses réitérées de ne s'en être pas avisé plus tôt. C'est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne: c'est l'Esprit du clergé[190], les Prêtres démasqués[191], le Militaire philosophe[192], l'Imposture sacerdotale[193], des Doutes sur la religion[194], la Théologie portative.[195] Je n'ai lu que ce dernier. C'est un assez bon nombre de bonnes plaisanteries noyées dans un beaucoup plus grand nombre de mauvaises. Voilà, mesdames, de la pâture qui vous attend à votre retour. Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l'enfer ne prévaudront jamais contre elle. Il serait bien plaisant qu'on élevât des temples chrétiens à Tunis ou Alger, lorsqu'ils tomberont en ruine à Paris. Ainsi soit-il, pourvu qu'on ne vienne pas nous couper le prépuce lorsque les musulmans se feront baptiser; j'aime encore mieux le baptême que la circoncision: cela fait moins de mal.

Tout à travers la besogne de M. de ...., j'ai clandestinement entamé la mienne; Grimm est ruiné, si cela continue. Le seul tableau de Doyen m'a fourni quinze à seize pages.

Tout cela est fort bon; mais maman s'impatiente de ne pas trouver jusqu'ici un mot de réponse à votre lettre. Mademoiselle, cette lettre est charmante. Combien je vous en aimerais, si je pouvais vous aimer davantage! mais de grâce tâchez donc de vous rassurer. Est-ce qu'il ne serait pas plus agréable pour vous de me croire paresseux, négligent, occupé, que malade ou mort? Est-ce que je ne vous ai pas dit cent fois que j'étais éternel? est-ce que jusqu'à présent ce n'est pas vrai? N'allez pas prendre cela pour un mensonge officieux: c'est la pure vérité. J'ai bien ouï dire qu'on mourait; mais je n'en crois rien.

Je vous remercie du détail de votre voyage. Vous êtes arrivées deux heures plus tard à Châlons que nous n'avions calculé, le prince et moi, et vous frappiez à la porte de M. le directeur, endormi à côté d'une femme qui entendrait un autre éveillé, lorsque nous buvions encore à votre santé.

Point d'oraison de saint Julien[196]; je ne l'aime pas; d'ailleurs ce saint n'exauce peut-être que les hommes.

Eh bien! vous ayez donc passé le vendredi et le samedi à chanter et danser? N'avais-je pas bien raison de dire au prince que nous serions des sots de nous affliger? Je savais par cœur toutes les honnêtetés qui vous attendaient chez M. Duclos. Ne me parlez pas de votre petit amoureux bigot. Le premier bec féminin qui se présente lui tourne la tête; et je ne jurerais pas que, tout en soupirant pour Mlle Gargau, il n'eût lorgné fort tendrement la belle Mlle d'Ornay. Pour moi, qui suis au plus attentif sur mes pensées, mes paroles et mes actions, qui aime avec une précision, un scrupule, une pureté vraiment angéliques, qui ne permettrais pas à un de mes soupirs, à un de mes regards de s'égarer; à qui Céladon a légué sa féalité et sa conscience, legs que j'ai encore amélioré par des raffinements dont aucun mystique, soit en amour, soit en religion, ne s'est jamais avisé; jugez combien j'ai dédaigné la tendresse courante! Je suis un vrai janséniste, et pis encore; et quoique Mme d'Aine la jeune soit faite au tour, qu'elle ait les plus jolis petits pieds du monde, des yeux très-émerillonnés, très-fripons, même en présence de son mari, deux petits tétons qu'elle montre tant qu'elle peut; sur mon Dieu, je ne les ai pas vus. Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges où j'espère vous trouver, et cela pour cause que vous savez. Je ne sais ce que le voyage fera à la santé de la belle dame; mais le prince espère beaucoup de influence momentanée de votre société sur elle. Il voudrait bien la revoir débarrassée de quelques minuties d'esprit qui font son supplice. Cette femme a tant vu de coquins et de coquines qu'elle ne croit point à la probité. N'allez pas charger maman de la convertir là-dessus.

J'aime la malice que M. et Mme Duclos et M. Évrard vous ont faite. Elle est jolie, et je vous pardonne votre gaieté. Il faut bien faire les honneurs de chez soi. Je dirai cette raison à mon désolé partner, mais je crains bien qu'il ne la goûte pas; il rêve, il soupire, il s'ennuie, il pleure. Je voudrais bien en faire autant, car cela est fort beau; mais lorsque je viens à le regarder, je ne saurais m'empêcher de rire. Cependant je suis sûr que j'aime mieux que lui: car moi je n'ai pas fait vingt-huit lieues pour aller voir une jolie femme, et je n'ai point de remords; mais chut sur ce voyage! Elle a fait, dans sa dernière lettre au prince, un éloge charmant de maman; du soin qu'elle a de ses vassaux, de l'attachement qu'ils ont pour elle, des secours qu'ils viennent chercher au château, de la manière dont ils sont accordés. Sa lettre est fort belle; mais cet endroit est ce qu'il y a de mieux. Je suis sûr qu'elle s'est plu à l'écrire. Elle était bien faite pour être touchée de toutes vos attentions. Plus elle est ombrageuse sur les procédés, plus elle y est sensible. Elle les sent d'autant mieux qu'il est plus facile d'y manquer. Il faut continuellement se souvenir et oublier son premier état. J'ai pourtant osé lui dire plus d'une fois que la meilleure façon d'en user avec elle était la plus ordinaire et la plus commune. Elle n'en est pas encore tout à fait à saisir cela.

Je ne sais pas ce que le prince se propose; mais il est à la campagne; j'y suis de mon côté, et il a son Fontainebleau, comme je vous ai dit: ses fonctions politiques sont finies. Il n'en paraît point fâché; mais j'ai peur qu'il ne fasse de nécessité vertu. Il attend les ordres de sa cour. Il ne sait ce qu'il deviendra: ce qui donne le change à son vrai souci, c'est celui de savoir quel parti prendra la belle dame, au cas qu'il s'éloigne. Entre nous, elle a l'estime la plus vraie pour lui; elle le ménage autant et plus peut-être que si elle avait de la passion, mais elle n'en a point. Et puis Paris, et puis la santé, et puis cent autres considérations réelles, chimériques, bonnes, mauvaises. Qui de vous, mesdames, aimerait assez pour suivre son amant à Pétersbourg? J'ai vu des femmes, et des femmes bien aimantes, bien éprises, qu'on dépitait à faire passer d'un fauteuil sur un autre. Ces circonstances, qui nous mettent dans le cas d'apprécier nos sentiments, sont toujours très-fâcheuses. C'est un grand malheur que d'apprendre qu'on aime moins qu'on ne croyait.

Le prince est la simplicité même. Personne n'a jamais eu moins que lui la morgue de son état et de sa naissance. Il croit d'instinct à l'égalité des conditions, ce qui vaut mieux que d'y croire de réflexion. Il n'a jamais connu que son premier titre, celui d'homme. Au sortir de chez le prince des Deux-Ponts, où nous avions dîné, il me dit: «C'est un bon homme; mais il passe le premier.» Il ne connaît que par la façade la distribution d'un château et d'une chaumière. Ses mœurs sont aussi unies que son vêtement. Je ne lui ai jamais entendu dire ni une chose mal pensée ni une chose mal sentie; il est plein de sens et de raison. Il n'y aura occupation qui tienne, je ferai ce qui vous conviendra. Cependant, mon amie, considérez que je suis surchargé de travail. Grimm n'a qu'un cri après moi; il prétend que mon délai d'il y a deux ans l'a si bien dérangé qu'il n'en est pas encore remis. Je serais d'autant plus fâché de lui manquer en ce moment, que nous venons d'avoir un petit démêlé. Cependant je verrai le prince.

Vous avez, dans ma précédente lettre, la suite des amours de l'instituteur. L'un a parlé, mais l'autre a fait la sourde oreille. Il faut qu'il se soit passé quelque chose de grave dans la partie de Sceaux; car j'ai trouvé de la réserve. Cela viendra dans un autre temps; on sera bien aussi pressé de dire que moi d'entendre. Ce qui me fait enrager, c'est que cette femme croit sentir et ne sent rien; qu'elle prend de l'intérêt pour de l'amour, et qu'elle sera certainement la dupe cette fois-ci de sa coquetterie.

Si je vais à Isle, certainement il faudra que vous m'appreniez ma leçon; car je suis ou ne saurait plus étranger à faire valoir une terre; mais il ne s'agit pas de savoir si je puis être utile ou non; il suffit que vous le croyiez.

Vraiment non je ne voudrais pas que votre peine fût perdue! Je ferais du chemin pour le seul plaisir d'embellir une fois votre cellule. Tenez-moi donc pour arrivé, si les affaires du prince ne s'opposent à rien. Mais mon Salon? N'importe. Maman, vous me désirez, et vos désirs sont des ordres et des ordres bien doux.

Mme de Blacy, qui n'est pas des plus fines, à ce que je crois, ou qui l'est beaucoup, y avait vu tout aussi clair que vous. Ce n'est donc pas assez de vous aimer; il faut vous le dire; eh bien! je vous le dis. Entendez-vous? je vous aime, je vous aime, je vous aime de tout mon cœur, et je n'aimerai jamais que vous. Bonsoir, mon amie.


CVII

Au Grandval, le 28 septembre 1767.

Je suis toujours au Grandval Damilaville s'était engagé à venir me reprendre aujourd'hui lundi; mais n'ayant pu former une carrossée, c'est partie remise à mercredi Mercredi donc je serai à Paris, où vous pourriez bien être arrivée avant moi. Je ne vous dirai pas un mot de la vie que nous menons ici Un peu de travail le matin, une partie de billard, ou un peu de causerie au coin du feu en attendant le dîner; un dîner qui ne finit point, et des promenades qui m'auraient conduit à Isle et par-delà, si, depuis huit à neuf jours que je suis ici, elles avaient été mises l'une au bout de l'autre. Nous avons aujourd'hui visité la maison et les jardins de M. d'Ormesson d'Amboile. Il a dépensé des sommes immenses pour se faire la plus triste et la plus maussade demeure qu'il y ait à vingt lieues à la ronde. Imaginez un château gothique enfoncé dans des fossés, et masqué de tous côtés par des hauteurs; des terrasses sans vues; des allées sans ombre; partout l'image du chaos. Si jamais je rencontre cet homme ou son intendant, je ne pourrai jamais m'empêcher de le ruiner par un projet qui embellirait certainement cette demeure, mais qui ne coûterait pas moins de sept à huit cent mille francs. Il y a en face du château une petite montagne, au-dessous de cette montagne, une plaine et des eaux tant qu'on en veut. Mon conseil ruineux serait donc de ramasser ces eaux, de les amener au haut de la montagne et d'en former une cascade comme vous en avez vu une à Brunoy. Ces eaux seraient reçues au pied de la montagne dans un beau canal qu'il semble qu'on ait creusé tout exprès pour elles.

Le Baron, qui met de la morale a tout, jure qu'il ne me pardonnerait de sa vie, si cette cascade se taisait; à moins que je ne prisse les enfants de M. d'Ormesson, et que je ne les noyasse tous deux dans le canal. Après ces énormes promenades dont nous tronçons la longueur par une variété de conversations politiques, littéraires et métaphysiques, nous nous mettons à notre aise; nous commençons un piquet à écrire que nous finissons après souper; et puis, le bougeoir à la main, chacun reprend le chemin de son dortoir. Je ne saurais vous dire combien cette vie innocente, tranquille et saine m'accommode! Aujourd'hui, comme nous rentrions à la maison, nous avons trouvé Kohaut; il était parti de Paris dans un fiacre qui l'avait conduit à Charenton. De Charenton, il avait achevé son voyage à pied. Il était arrivé à six heures et demie. Il montera le luth de la Baronne; il lui donnera leçon et à ses enfants; il soupera avec nous, et demain il partira pour l'Isle-Adam.

Il a pris à la porte du Baron une lettre de Mme Le Gendre, toute pleine de coquetterie, mais de coquetterie perdue. Si j'avais eu à donner dans ces filets-là, il y a longtemps que ce serait une affaire faite. Je vous proteste, tendre amie, qu'elle aurait mille fois plus d'attraits, plus d'esprit, plus de grâces et plus d'art, qu'il n'en serait pas davantage. Vous ne sauriez croire combien on a l'âme honnête quand on a cinquante ans, et avec quel courage on se refuse au plaisir qu'on n'est plus en état de goûter! Quand une jeune femme serait disposée à m'entendre, puis-je ignorer combien j'aurais peu de chose à lui dire? Si vous ne comptez pas trop sur la fidélité des hommes, comptez beaucoup sur leur faiblesse. Je vous rapporterai mes deux pattes entières et sans le moindre bout de lacet qui traîne après elles. Je ne sais ce qu'on pense, rue Saint-Thomas-du-Louvre, de mes visites nocturnes; mais il est certain que j'aime Mme de Blacy à la folie; et que si elle se l'est bien mis dans la tête eh bien?... Eh bien! elle ne serait pas plus dangereuse pour moi qu'une autre. C'est toujours la même honte de porter ses grenouilles ailleurs qu'où l'on a bien voulu s'en contenter. Ce motif n'est pas bien relevé, mais j'ai peur qu'il ne soit vrai Nous ne valons pas mieux que cela. Voilà pourquoi, le matin, après un sommeil tranquille, une digestion bien douce, je me sens un peu moins de scrupule qu'en tout autre moment de la journée: il y a comme cela des moments critiques pour la vertu; heureusement ils sont courts. Ah! nous sommes tous bien sages quand nous n'avons plus le moyen d'être fous. Nous sommes pleins de respect pour les femmes, quand il n'y en a plus qu'une au monde à qui nous puissions nous montrer décemment. Il ne tiendrait qu'à moi de penser autrement; car j'ai, sans vanité, quelques aventures par-devers moi dont un autre se ferait un honneur infini. Mais, avant que de m'élever un trophée, il faudrait que j'épluchasse bien tout cela. J'aurais cent questions à me faire comme celle-ci, par exemple: Mais vous plaisait-elle beaucoup? Étiez-vous bien sûr de sa santé? N'y avait-il dans votre refus aucun principe d'économie? Ne craigniez-vous point qu'on n'exigeât de vous plus que vous n'aviez en caisse? N'avez-vous pas mieux aimé laisser une haute opinion de vous que d'être bien aise un moment? Le proverbe belle montre et peu de rapport ne vous aurait-il pas vaguement passé dans l'esprit? N'auriez-vous point rougi que l'effet répondît si peu à la promesse, et préféré l'honneur au plaisir? Ah! ma bonne amie! quand on s'avise de mettre au creuset les actions les plus héroïques des hommes, on ne sait jamais comment elles en sortiront; tel s'estime beaucoup de ce qu'il a fait, qui en rabattrait beaucoup s'il s'occupait sérieusement à en démêler la raison. Ôtez à l'une de vos sœurs sa sagesse; donnez à l'autre un peu de bonne foi, et puis nous verrons après ce qu'il en arrivera. Je ne refuse pas de me louer moi-même; mais ce ne sera qu'après avoir passé cinq ou six fois par l'épreuve de Robert d'Arbrissel [197]. Comme il ne faut perdre aucune occasion de se connaître, si celle-ci se présente je ne la manquerai pas. Combien je serai fier le lendemain, à condition toutefois que je ne regretterai pas le lendemain de m'en être si bien ou si mal tiré; car le remords d'une bonne action en affaiblit beaucoup le mérite. Et vous croyez que je dormirais profondément entre deux jeunes Sunamites? et vous croyez que si cela m'était arrivé, je n'en serais pas un peu fâché? J'ai bien de la peine à avoir si bonne opinion de moi. Je vaux peut-être beaucoup plus que je ne crois. C'est peut-être affaire de modestie de ma part. Tout cela se découvrira quelque jour; mais il ne faut pas que ce jour-là soit bien loin. En attendant, je vous aime de tout mon cœur. Je n'aime que vous, et je serais au désespoir d'imaginer que je pusse en aimer une autre. Ceci n'est point une plaisanterie. En vérité, bonne amie, vous êtes jalouse, et je n'aurais qu'à continuer sur ce ton pour vous tourmenter. Est-il possible qu'après douze ans d'attachement vous ne me connaissiez pas encore? J'embrasserai rue Sainte-Anne, tout à côté de la bouche; c'est mon usage; et rue Saint-Thomas-du-Louvre où l'on me présentera.

Si j'ai pris du goût pour le restaurateur! vraiment oui: un goût infini. On y sert bien, un peu chèrement, mais à l'heure que l'on veut. La belle hôtesse ne vient jamais causer avec ses pratiques; elle est trop honnête et trop décente pour cela; mais ses pratiques vont causer avec elle tant qu'il leur plaît; et elle répond fort bien. On mange seul Chacun a son petit cabinet où son attention se promène: elle vient voir par elle-même s'il ne vous manque rien; cela est à merveille, et il me semble que tout le monde s'en loue.

Van Loo ne va pas mieux. Mme Van Loo et Mme Berger sont certainement très-sensibles à votre souvenir. N'auriez-vous rien à faire dire à Mlle Vernet? j'aime beaucoup les commissions pour elle. J'indiquerai votre Esculape, qui ne sera pas fort habile s'il ne s'y entend pas mieux que Lamotte.

Oh! pour le prince Galitzin, point de miséricorde: chacun a sa bête, et les jaloux sont la mienne. Je suis bien fâché que la belle dame ne vous ait point écrit: vous en auriez reçu une jolie lettre. Mais je vois ce que c'est; vous lui avez fait peur.

Si je retournerai à Sainte-Périne! je le crois bien. Vous en voulez trop savoir, et vous ne répondez point aux questions qu'on vous fait. Il faut aller à sa fille ou rester à son amant. Voilà le point. Lequel des deux feriez-vous?

Le prince ira-t-il, n'ira-t-il point au-devant d'elle? c'est ce que j'ignore; c'est ce qu'il ignore lui-même. Il attend d'un jour à l'autre des dépêches qui doivent disposer de lui Je suis sûr que mon absence le soucie beaucoup. Il m'a encore envoyé une lettre de sa cour à répondre. J'ai peur que ces Russes ne soient un peu vilains. J'en excepte l'impératrice, comme vous pensez bien; il n'y a qu'une voix sur son compte. Aurait-elle à elle toute seule ce qu'il y a de lumières et de grandeur d'âme dans tout son empire? Si cela est, que je la plains! Elle méritait certainement de commander une meilleure nation. Il est minuit. Je tombe aussi de sommeil; mais il faut que Kohaut emporte demain cette lettre, et je ne la clorai pas sans vous avoir embrassées toutes deux, maman d'abord, et vous après; sans vous avoir assurées qu'un des sentiments que j'ai le plus de plaisir à trouver au fond de mon âme, c'est le tendre, le sincère, l'éternel attachement que j'y lis. Vous serez mon amie, mon unique amie tant que je vivrai; elle ne cessera jamais d'être ma respectable maman tant qu'elle vivra; et j'espère toujours qu'elle nous survivra. Dites-lui bien qu'elle se conserve et qu'elle a eu assez de soucis pour n'en pas prendre davantage. C'est nous qui serons bien méchants, si nous ne nous occupons pas sans cesse à faire son bonheur. Bonsoir, bonsoir, toutes deux.


CVIII

Paris, le 4 octobre 1767.

Je quitte ma petite bonne, qui est en train de jouer de son instrument comme un ange, pour causer avec vous. Me voilà donc revenu du Grandval, bien malgré le Baron, la Baronne, les petits garçons, les petites filles, Mme d'Aine et les domestiques. Je les abandonne tous. Je cours, j'écris de droite, de gauche, pour leur envoyer quelqu'un qui les secoure. Mais l'abbé aime la ville où il est perpétuellement en spectacle: le docteur Gatti est l'ombre de Mme de Choiseul; d'Alinville marque des loges à Fontainebleau; Grimm s'ennuie par bienséance à la Briche; quand l'abbé Morellet n'est pas à Voré, il est sur le chemin: la belle dame Helvétius le fait trotter comme un Basque; notre Orphée[198] est à l'Isle-Adam; Suard est à tant de femmes qu'il ne songe plus guère à Mlle de... J'ai prêché inutilement M. Le Romain[199], qu'on aurait grand plaisir à avoir, mais que sa mélancolie retient dans l'obscurité de sa cahute, où il aime mieux broyer du noir dont il puisse barbouiller toute la nature que d'aller jouir de ses charmes à la campagne. On débaucherait aisément le gros Bergier, mais on ne s'en soucie pas, parce qu'il est triste, muet, dormeur, et d'un commerce suspect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires qu'il ne fait point. Naigeon mourrait d'ennui, s'il n'allait pas assidûment chez les Van Loo, où il est sûr de trouver Mme Blondel qu'il n'aime point, et dont il parle toujours, et s'il n'avait pas fait sa tournée au Palais-Royal à l'heure précise où elle s'y promène. L'abbé Raynal est fort mal à son aise partout où fine pérore pas colonies, politique et commerce. M. de Saint-Lambert est arrivé à Montmorency. Mon fils d'Aine[200] court à toutes jambes après l'intendance d'Auch, qu'il dédaigne comme le renard les raisins verts. Le baron de Gleichen aimerait mieux être au fond des fouilles d'Herculanum que dans les plus beaux jardins du monde. L'ami Le Roy vit pour lui et ne va jamais dans aucun endroit qu'il n'espère s'y amuser plus qu'ailleurs, et puis voici le temps de la chasse qu'il aime de passion. M. de Croismare a trop besoin de variété pour s'asseoir plus d'un jour; celui-ci n'a jamais mis son bonnet de nuit dans sa poche, et perdu de vue le quai de la Ferraille, les bouquinistes et les brocanteurs, sans le motif le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien des femmes, mais nous n'en voulons point, parce qu'il est trop rare que ce soient des hommes. Le docteur Roux cherche des malades. Le docteur Gem court toujours après son cheval Le docteur d'Arcet est peut-être enfermé sous clef par le comte de Lauraguais, jusqu'à ce qu'il lui ait fait une découverte. Le comte de Creutz est en extase devant ses tableaux, ou devant la femme du peintre, qui est jolie, et plus galante encore. Helvétius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des phrases, et s'occupe, à sa terre, à prouver que son valet de chiens aurait tout aussi bien fait le livre De l'Esprit que lui. Wilkes n'est plus en faveur, parce qu'incessamment il sera ruiné, et que sans nous en apercevoir nous prenons les devants avec le malheur, et que nous rompons avant qu'il soit arrivé, parce qu'il serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de Chastellux est cloué quelque part; et quand on est jeune, ce clou-là tient bien fort. La Baronne dit que l'abbé Coyer est du miel de Narbonne tourné, qu'il ne faut pas le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le chevalier de Valory fait le rôle du chien de Jean de Nivelle. Voilà presque toute la société. Vous la connaissez presque aussi bien que moi Je viens, au milieu de notre disette, de leur dépêcher le juif Berlize; c'est le secrétaire de mon fils d'Aine et l'intendant de sa mère. Il joue, il déraisonne; on s'en moque, il se fâche, et l'on s'en moque bien davantage.

Mon retour à Paris a été différé de trois ou quatre jours par une petite malice de la Baronne, qui a corrompu secrètement ceux qui s'étaient engagés de me venir reprendre. Je suis arrivé tout à temps pour arrêter les suites d'une multitude de petits orages domestiques qui s'étaient élevés pendant mon absence entre la sœur et la sœur, entre la mère et la fille, entre la nièce et la tante. Chacune est venue m'apporter ses griefs; toutes avaient tort. Je leur ai donné raison à toutes. La petite bamboche a promis d'être plus réservée dans ses propos, et tout est calmé. Mon premier soin, en mettant pied à terre, a été d'aller voir Mme de Blacy, car quoique j'aime bien à rire, j'aime encore mieux consoler ceux qui pleurent.

J'ai fait ensuite ma visite à la petite sœur, que j'ai trouvée lisant vos lettres et hochant du nez à toutes vos protestations d'amitié. M. Digeon y était. On m'invita à dîner pour aujourd'hui samedi; mais on se ressouvint que ce jour était promis aux campagnards de Monceaux, et cette réflexion nous embarqua dans une causerie sur la solennité desdites promesses. Notre chère sœur était en train d'étaler là-dessus les plus belles maximes du monde, lorsque je pris la liberté de lui observer qu'il y avait cent façons diverses de promettre qui n'obligeaient pas moins que les protestations les plus expresses, que les billets signés de sang. «Par exemple, ajoutai-je, il y a des services sur lesquels mon ami ne s'est jamais expliqué, mais j'y compte parce qu'ils entrent dans le pacte de l'amitié; et quand l'occasion de les demander se présente, je les demande comme une promesse faite à l'instant où le nom d'ami fut prononcé entre nous.» Et puis nous voilà embarqués dans les devoirs de l'amitié. Là-dessus, je m'en tins à la fable de La Fontaine; je voulais qu'on sortît de son lit sur l'inquiétude seule que je ne reposais pas dans le mien, et que l'on y plaçât son esclave, si j'y étais mal couché seul M. Digeon secoua la tête, à l'esclave, et je lui dis que c'est que j'étais du Monomotapa, et qu'il n'en était pas.

Nous quittâmes ce propos, pour le long séjour que j'avais fait à la campagne et la manière dont on vivait au Grandval. On me demanda si la Baronne était fort heureuse. Je répondis, ce qui est vrai, qu'elle était heureuse partout où le Baron se trouvait bien, et où elle avait ses enfants et son luth. Pour entendre ce qui suit, il faut que vous sachiez que Mme Le Gendre a eu occasion de voir M. Suard deux ou trois fois chez Mme de Grandpré, et que M. Suard est ami de quinze ans de M. Digeon et de Mme de Grandpré. À propos de la différence de la vie que la Baronne menait au Grandval et de celle qu'elle mène à Paris, je remarquai, à son honneur, que les amusements de la ville qui lui convenaient le plus étaient sacrifiés sur-le-champ, lorsqu'elle ne remarquait pas sur le visage de son mari l'approbation la plus complète. Comme je prononçais ces mots, j'aperçus que M. Digeon et Mme Le Gendre se souriaient l'un à l'autre. Cela me déplut. M. Digeon s'en alla donner leçon au petit bonhomme. Nous restâmes seuls avec Mme de Blacy et moi Alors, prenant un ton beaucoup plus ferme et plus sérieux que je n'ai coutume, je dis à Mme Le Gendre que ceux qui ne connaissaient Mme d'Holbach que sur la parole de M. Suard ne la connaissaient point, parce que M. Suard n'était pas payé pour en dire du bien. Je vis, et je crois que je vis bien, que Suard avait eu la malhonnêteté de décrier la baronne dans l'esprit de son ami; que cet ami avait fait passer très-légèrement l'opinion fausse qu'il avait eue dans l'esprit de Mme Le Gendre. Après quelques minutes de silence, Mme Le Gendre alluma son bougeoir et disparut: ce qui acheva de confirmer mon soupçon. Voilà donc ce qu'on appelle des honnêtes gens! Ils sont admis dans une maison; le maître de la maison les comble d'honnêtetés, de bons offices, les prend en estime, en amitié, et leur en donne toutes les marques imaginables; et pour l'en récompenser, on met tout en œuvre pour corrompre sa femme; et quand on n'y a pas réussi, on dit pis que pendre de cette femme. Si M. Digeon continue, j'en rabattrai beaucoup. Cet homme voit le genre humain en noir. Il ne croit point aux actions vertueuses; il les déprime; il les dispute: s'il raconte un fait, c'est toujours un fait abominable, scandaleux. Voilà deux femmes de ma connaissance dont il a eu occasion de parler à Mme Le Gendre; il a mal parlé de toutes deux. Elles ont sans doute leurs défauts; mais elles ont aussi leurs bonnes qualités. Pourquoi faire les bonnes qualités et ne relever que les défauts? Il y a là dedans au moins une sorte d'envie qui me blesse, moi qui lis les hommes comme les auteurs, et qui ne charge ma mémoire que des choses bonnes à savoir et à imiter. La conversation entre Suard et Mme Le Gendre, par une méprise de celui-ci, avait été fort vive. Ils avaient recherché les raisons pour lesquelles les âmes sensibles s'émouvaient si promptement, si fortement, si délicieusement, au récit d'une bonne action. Suard avait prétendu que c'était l'effet d'un sixième sens que la nature nous avait donné pour juger du bon et du beau. On me demanda ce que j'en pensais. Je répondis que ce sixième sens, que quelques métaphysiciens avaient accrédité en Angleterre, était une chimère; que tout était expérimental en nous; que nous apprenions dès la plus tendre enfonce ce qu'il était de notre instinct de cacher ou de montrer. Lorsque les motifs de nos actions, de nos jugements, de nos démonstrations nous sont présents, nous avons ce qu'on appelle la science; quand ils ne sont pas présents à notre mémoire, nous n'avons que ce qu'on appelle goût, instinct et tact. Les raisons de nous montrer sensibles au récit des belles actions sont sans nombre: nous révélons une qualité infiniment estimable; nous promettons aux autres notre estime s'ils la méritaient jamais par quelque procédé rare et honnête; nous les encourageons ainsi à l'avoir. Les belles actions nous font concevoir l'espérance de trouver parmi ceux qui nous environnent quelqu'un capable de les faire; et par l'extrême admiration que nous leur accordons, nous faisons concevoir aux autres l'idée que nous en serions capables nous-mêmes si l'occasion s'en présentait. Indépendamment de toutes ces vues d'intérêt, nous avons une notion, un goût de l'ordre auquel nous ne pouvons résister, qui nous entraîne malgré nous. Toute belle action n'est jamais sans quelque sacrifice, et il nous est impossible de ne pas rendre hommage à celui qui se sacrifie; quoiqu'en nous sacrifiant, nous ne faisons pourtant que ce qui nous plaît davantage, nous sommes portés avec raison à honorer ceux qui se départent des avantages les plus précieux pour celui de faire le bien et de s'en estimer davantage eux-mêmes, ou d'en être estimés davantage des autres; celui qui ambitionne la considération publique fait aux autres un compliment fort doux; il leur dit, comme je ne sais plus quel ancien: «Romains, combien j'ai passé de jours et de nuits pour mériter, pour obtenir un mot flatteur de vous! On ne se donne pas tant de peine pour ceux qu'on méprise.»

Mme Le Gendre ne trouve pas que Suard parle facilement. Je crois qu'elle a tort. C'est le principal mérite que je lui connaisse. Cette discussion me conduisit à parler de ce qui venait d'arriver à Deuil Le curé de cette paroisse passe à celle de Groslay. Il était si cher à ses paroissiens, que, malgré leur misère, ils se seraient cotisés pour que son sort à Deuil ne fut pas moindre qu'à Groslay, si le pasteur y avait consenti. Il alla prendre possession, il y a quelques jours, de sa nouvelle cure. Au milieu du Te Deum laudamus, il aperçut dans la foule une vingtaine de ses paroissiens qui pleuraient, et voilà la voix qui lui manque et les larmes qui lui viennent aux yeux. Tout le monde loua le curé et les paroissiens. Cette petite aventure porta merveilleusement à l'application des principes que j'avais établis. La conversation, qui ne déplaisait pas à Mlle de Blacy, la retint jusqu'à dix heures et demie du soir. Je lui donnai le bras, et j'allai achever la soirée chez elle; nous y causâmes de maman, de vous. « Quand reviendront-elles?—Bientôt.—Irez-vous à Isle?—Cela dépendra plus du prince que de moi—L'avez-vous vu?—Non.—Et pourquoi?—C'est qu'il est parti pour Fontainebleau.—Quand en revient-il?—Je l'ignore. Il y a quatre jours qu'il y est, et il n'a point encore demandé ses chevaux.—Nous n'aurons donc pas maman ici le jour de sa fête?—Je ne crois pas.—Je vais lui écrire.—Et moi aussi; bonsoir.»

Mademoiselle, joignez mes souhaits, mon bouquet et mon baiser aux vôtres. Dites à maman de ma part tout ce que votre cœur vous inspirera de doux et de tendre, et ne craignez point d'aller au delà de ce que je sens.

Il fait un temps déplorable. La belle dame a bien tort de vous retenir seule dans votre triste château. Que fait-elle dans sa province? Si elle s'ennuyait seulement la moitié de ce que ferait le prince, il y a deux jours que vous seriez à Châlons. Mme Duclos a consulté Damilaville sur son voyage à Paris. Elle ne fait que l'embarrasser, lui susciter des querelles à la Briche; il l'aime tout autant à Châlons, et elle y restera si elle suit son avis. Je ne lui ai point écrit; mais ma petite bonne l'a fait pour moi: c'est la même chose; et puis, ma foi, j'aime mieux mériter ses reproches que les vôtres. J'ai pris une ou deux fois la plume pour elle, et c'est à vous que j'ai écrit. Hâtez-vous donc de revenir. Savez-vous que vous me devez incessamment un bouquet?

Je ne pense pas, dans la position incertaine où se trouve le prince, qu'il puisse aller au-devant de son amie; il attend à chaque poste l'ordre de se déplacer. Ce sont tous deux des enfants si quinteux, si ombrageux, si pointilleux, si vétilleux, que je ne serais point étonné qu'ils se fussent brouillés par lettres. Les meilleures gens en amitié sont quelquefois les plus sottes gens en amour. Le prince, qui est moraliste jusque par-dessus les oreilles, se sera avisé de lui donner quelques conseils sur leur bonheur à venir. Il y aura mis toute la douceur, tous les ménagements, tous les égards imaginables; et avec tout cela, on les aura mal pris, parce que les despotes en général n'aiment pas les conseils, et que les jolies femmes sont toutes despotes. En vérité, je ne saurais souffrir les femmes qui mettent quelque importance à leurs faveurs, passé la première fois.

Adieu, bonnes amies; j'entends le ciel qui se fond en eau. Je ne vous écris pas aussi souvent que je le voudrais; mais en revanche je ne finis point. Je compte sur votre solitude et votre amitié. Je compte que, quoi que je vous dise, vous ne lisez jamais que ces mots: Il nous aime, il nous aime, puisqu'il croit que nous nous prêtons sans dégoût à toutes les misères qu'il nous dit.

À propos, savez-vous que Mme d'Aine est devenue esprit fort? Il y a quelques jours qu'elle nous a déclaré qu'elle croyait que son âme pourrirait dans la terre avec son corps. «Mais pourquoi priez-vous donc Dieu?—Ma foi, je n'en sais rien.—Vous ne croyez donc pas à la messe?—Un jour j'y crois, un jour je n'y crois pas.—Mais le jour que vous y croyez?—Ce jour-là, j'ai de l'humeur.—Et allez-vous à confesse?—Quoi faire?—Dire vos péchés.—Je n'en fois point; et quand j'en ferais et que je les aurais dits à un prêtre, est-ce qu'ils en seraient moins faits?—Vous ne craignez donc point l'enfer?—Pas plus que je n'espère le paradis.—Mais où avez-vous pris tout cela?—Dans les belles conversations de mon gendre: il faudrait, par ma foi, avoir une bonne provision de religion pour en avoir gardé une miette avec lui. Tenez, mon gendre, c'est vous qui avez barbouillé tout mon catéchisme; vous en répondrez devant Dieu.—Vous croyez donc en Dieu?—En Dieu! il y a si longtemps que je n'y ai pensé, que je ne saurais vous dire ni ou ni non. Tout ce que je sais c'est que si je suis damnée, je ne le serai pas toute seule; et quand j'irais à confesse, que j'entendrais la messe, il n'en serait ni plus ni moins. Ce n'est pas la peine de se tant tourmenter pour rien. Si cela m'était venu quand j'étais jeune, j'aurais peut-être fait beaucoup de petites choses douces que je n'ai pas faites. Mais aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi je ne crois rien. Cela ne me vaut pas un fétu. Si je ne lis pas la Bible, il faudra que je lise des romans; sans cela, je m'ennuierais comme un chien.—Mais la Bible est un fort bon roman.—Ma foi, vous avez raison; je ne l'ai jamais lue dans cet esprit-là; demain je commence; cela me fera peut-être rire.—Lisez d'abord Ézéchiel—Ah! oui; à cause de cette Olla et de cette Oliba, et de ces Assyriens qui...—Et dont il n'y a plus aujourd'hui.—Et qu'est-ce que cela me fait qu'il y en ait ou non? Il ne m'en viendra pas un; et quand il m'en viendrait une douzaine?...—Vous croyez que vous les enverriez à votre voisine?—C'est selon le moment.—Vous avez donc encore des moments?—Pourquoi pas?—Ma foi, je crois que les femmes en ont jusqu'au tombeau; que c'est là leur dernier signe de vie; quand cela est mort en elles, le reste est bien mort. Vous riez tous, mais croyez que celles qui disent autrement sont des menteuses; je vous révèle là notre secret.—Oh! nous n'en abuserons pas.—Je le crois bien. Encore, ne sais-je: si vous n'aviez pour tout partage qu'une femme de mon âge, je veux mourir si je la croyais en sûreté, ni vous non plus. Mais revenons à notre incrédulité.—Non; laissons-la. Il me semble que ce que nous disons est plus drôle.—Ma foi, vous avez raison.»

Et voilà la soirée qui se passe à dire des folies; Dieu sait quelles. Finissons.

«Vous dormirez tous dans un quart d'heure, et moi il faut que je dise mes prières.—Mais ne nous avez-vous pas dit que vous ne priez point Dieu?—Et ne faut-il pas que je me mette à genoux pour ma femme de chambre?—Et quand vous êtes à genoux, à quoi rêvez-vous?—Je rêve à ce que nous mangerons demain; cela ne laisse pas de durer, et ma femme de chambre s'en va après cela fort édifiée; car elle est dévote, et elle ne vaut pas mieux pour cela.»

Si j'avais encore de la place, je vous continuerais ce bavardage, dont vous avez peut-être déjà trop. Bonsoir donc, bonnes amies.


CIX

Paris, 11 octobre 1767.

Je n'y saurais tenir. J'interromps mon Salon pour causer un petit moment avec vous. Quelle différence de la vie du Grandval et de celle que je mène ici! Aussi ma santé s'en est-elle ressentie: je dors mal; je ne saurais digérer; j'ai eu une migraine à devenir fou. Tout cela s'est dissipé; et il me reste des courses que j'ai faites une liberté de membres, une fermeté de jarret que je croyais perdues pour toujours. Je ne marche pas, je vole.

Depuis deux jours, je n'ai point vu les chères sœurs. J'ai passé la matinée de samedi à travailler; le reste de la journée à mes affaires. J'ai sanctifié mon dimanche en taisant compagnie à un malade: c'est M. Devaisnes, qui a la grippe la mieux conditionnée.

Je n'ai point encore vu les Van Loo; mais je les verrai demain. Michel m'a envoyé le beau portrait qu'il a fait de moi; il est arrivé, au grand étonnement de Mme Diderot, qui le croyait destiné à quelqu'un ou à quelqu'une. Je l'ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne.

Mme Diderot prétend qu'on m'a donné l'air d'une vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu'il en soit, c'est une marque d'amitié de la part d'un excellent homme, qui doit m'être et qui me sera toujours précieuse.

J'attends un buste de l'impératrice. Elle a écrit une lettre charmante à Marmontel sur son Bélisaire. Il en a reçu une autre du fils de la reine de Suède, avec un très beau présent de sa mère: c'est une boîte d'or où l'on a exécuté en émail toutes les estampes de son ouvrage. La belle lettre du fils est encore plus précieuse que le présent de sa mère. Je tâcherai d'obtenir la communication de tout cela, et de vous en régaler. Il a vu, aux eaux d'Aix-la-Chapelle, le prince héréditaire de Brunswick, qui l'a comblé d'amitiés. Après cela, croyez-vous qu'il puisse être sensible aux persécutions de la Sorbonne? J'oubliais de vous dire que la digne Sorbonne est bafouée dans toutes ces lettres. Le grand inquisiteur d'Autriche, le médecin Van Swieten, a eu l'ordre de l'empereur et de l'impératrice de faire compliment à Marmontel, et il s'en est reposé sur son fils qui s'en est acquitté on ne peut pas mieux. Savez-vous ce que je vois dans tout cela? C'est que les cours étrangères sont charmées de nasarder un peu notre ministère, et n'en perdent pas la moindre occasion. Il faut que notre langue soit bien commune dans toutes les contrées du Nord, car ces lettres auraient été écrites par les seigneurs de notre cour les plus polis qu'elles ne seraient pas mieux. Ce que je vois encore, c'est qu'à en juger par l'estime qu'on accorde à l'ouvrage de Marmontel dans ces pays, il faut même qu'en politique on n'y soit pas si avancé qu'ici Cependant ils ont là Montesquieu. Ajoutez à tous ces honneurs le plaisir d'être vengé par Voltaire. Celui-ci vient de décocher contre les Cogé, les Riballier et autres théologiens fanatiques, auteurs de la censure, une satire d'une gaieté d'enfant, mais d'une méchanceté effroyable. Elle est intitulée: Honnêteté théologique.[201] Tout cela vous attend, mais vous ne venez point.

Marmontel a encore trouvé aux eaux deux évêques avec lesquels il a eu le plaisir de ferrailler tant qu'il a voulu, et c'en est un grand pour lui. Ces saints pasteurs disaient, en soupirant, que, du train dont on y allait, la religion n'avait pas cinquante ans à durer. C'est bien dommage! Ils prétendent que les portes de l'enfer sont à Ferney, et ils oublient qu'il est écrit qu'elles ne prévaudront jamais.

La petite sœur s'est si bien trouvée du voyage de Sceaux, qu'elle ne demanderait pas mieux que d'y retourner. Nous attendons le retour du prince et du beau temps pour avoir des chevaux. Il serait bien plaisant qu'elle trouvât sa défaite dans le lieu même où elle s'égara une fois très-inutilement avec M. de ***. Vous en souvenez-vous? Mais, à propos, n'avez-vous point entendu parler de M. Vialet? Je suis un peu curieux de revoir Suard, et pour cause. Adieu; bonsoir, bonnes amies. Vous deviez être à Paris le 4 ou le 5 d'octobre. C'est donc comme cela que vous tenez parole? Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous aime bien.


CX

Paris, le 24 août 1768.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Vous voilà donc arrivées bien fatiguées, bien malades, malgré toutes les politesses et toutes les révérences des maîtres et maîtresses de poste. C'est que vous n'êtes plus Mes pour ces violentes expéditions-là. Il faut prendre son parti, et s'en aller une autre fois tout doucement à Isle. Il vaut mieux s'ennuyer sur les grands chemins deux ou trois jours de plus que d'exposer sa santé. Entendez-vous? Vous en serez quittes cette armée pour le torticolis. Maman se redressera tout à fait, je l'espère, mais vous serez les plus méchantes créatures qu'il y ait au monde, si vous souffrez, les années suivantes, qu'elle vieillisse de dix ans en vingt-quatre heures. Entendez-vous? J'irai, un de ces matins, remercier M. Soldini, et lui demander en grâce, pour l'avenir, les meilleurs postillons et les plus mauvais chevaux.

Vous auriez aussi quelque pitié de moi, si vous saviez l'état misérable d'anéantissement où je suis tombé depuis votre départ. Cela m'est arrivé sans que je m'en doutasse. Il faut que je vous aime deux fois plus que je ne croyais. Je savais pourtant bien que je vous aimais beaucoup. Vous, mademoiselle, qui devinez tout, devineriez-vous bien d'où je viens? Du concert des Tuileries, tout seul Convenez qu'il faut être bien embarrassé de sa personne; aussi le suis-je; j'ai de l'ouvrage jusque par-dessus les yeux, et je ne saurais rien faire. Je suis invité au Grandval à la Briche, à Aubonne, et je ne me soucie pas d'y aller. Je ne me trouve bien ni chez moi, ni ailleurs. La compagnie me déplaît quand j'en ai, et je la souhaite quand elle me manque: c'est surtout vers les cinq heures du soir que je sauterais volontiers jusqu'à onze. Vous trouvez les journées trop courtes, et moi je les trouve trop longues.

Ce n'est pas que je n'aie été secouru par quelque distraction; j'ai conduit deux Anglais, qu'on m'avait adressés, chez Eckard, qui a été, pendant trois heures de suite, divin, merveilleux, sublime. Je veux mourir si, pendant cet intervalle-là, j'ai seulement songé que vous fussiez au monde: c'est que je ne songeais pas qu'il y eût un monde; c'est qu'il n'existait plus pour moi que des sons merveilleux et moi

Le lendemain matin, ma petite bonne eut l'impertinence de jouer les mêmes pièces devant les mêmes auditeurs, et elle ne déplut pas. J'allai passer l'après-midi du même jour chez Damilaville. Il avait eu la plus mauvaise nuit; il souffrait encore des douleurs inouïes. La glande du cou a repoussé l'œsophage de côté. Il marche avec plus de peine que jamais. Son état me fit venir plusieurs fois les larmes aux yeux. Tronchin travaille à fondre les obstructions; Bordeu et Roux disent qu'on ne les fondra pas sans établir une suppuration intérieure qui sera suivie d'une fièvre lente et de la mort. Ceux-ci ordonnent la douche et les eaux de Bourbonne; celui-là crie qu'il ne soutiendra pas la fatigue du voyage, et que les eaux lui seront au moins inutiles. C'est aussi l'avis de Mme de Meaux et du malade.

Je conçois bien qu'il reste de la passion au malade; mais croyez-vous qu'il y ait dans la femme quelque chose de plus que de l'honnêteté? Elle ne conseillera jamais à Damilaville d'aller s'établira Châlons; mais, s'il y allait de lui-même, en serait-elle sincèrement aussi fâchée qu'elle se croit obligée de le paraître? Demain j'irai voir Tronchin.

J'ai vu avant-hier Mlle Artaud. Mme Duclos ne sera pas votre voisine. Mlle Artaud me fit asseoir dans sa cellule; j'y causai une heure ou deux; et vous savez bien, mesdames, qu'il ne faut pas tant de temps pour dire bien des folies. J'en dis donc, et on les écouta en souriant et en baissant les yeux.

Hier matin, je conduisis mes deux Anglais chez Mlle Bayon, que j'avais prévenue. Elle joua comme un ange; son âme était tout entière au bout de ses doigts. Mes bons Anglais croyaient qu'elle faisait tout cela pour eux: oh! que non! c'était pour leur ami Bach, à qui ils ne manqueront pas d'en parler avec enthousiasme; commission qu'elle leur donnait sans qu'ils s'en aperçussent, et peut-être sans s'en apercevoir elle-même.

J'ai reçu trois lettres d'Aix-la-Chapelle; deux du prince, une de sa femme. J'ai bien peur que la princesse Galitzin ne soit une mauvaise tête. Imaginez que sa lettre est anonyme; qu'elle contient la satire d'elle-même la plus sanglante, la moins ménagée et la plus indécente; et cela avec tant de sérieux et de vérité, que, si le prince ne m'eût pas dit le mot de l'énigme, je m'y serais trompé, et j'en aurais à coup sûr conçu la plus cruelle inquiétude. Que dites-vous de cette bizarrerie? Cette lettre est incroyable. Il faut la voir. Grimm, à qui je l'ai montrée, doute encore qu'elle soit d'elle, en dépit de l'avis du prince qui ne permet pas d'en douter. On me recommande fort de ne la communiquer à personne, parce qu'elle pourrait compromettre la réputation de la femme et du mari Madame Galitzin! et si, par hasard, on l'avait décachetée à la poste? Vous penserez comme moi qu'avec un peu de sens, d'esprit et de dignité, on n'aurait point eu recours à une espièglerie aussi maussade, dans une circonstance sérieuse et qui prêtait par elle-même à des choses tendres, douces, honnêtes, touchantes et délicates.

Au milieu de son ivresse, le prince ne me paraît pas sans quelque souci sur un mariage contracté avant d'avoir obtenu le consentement de sa famille et l'agrément de sa cour. Mais il croit qu'on le boudera pendant quelque temps et qu'ensuite tout ira bien.

L'impératrice persiste à le rappeler, à ce qu'il me dit lui-même. Cela m'est confirmé par une lettre de Falconet, qui croit toujours avoir fait la plus belle chose du monde en donnant de la publicité à son démêlé avec M. de La Rivière. Il continue de le déchirer à belles griffes. C'est un homme à qui la faveur a tourné la tête.

Puisque je suis en train de vous rendre compte de mon temps, il ne faut pas oublier de vous dire que j'ai été une fois à Monceaux, où la journée se serait assez agréablement passée, si le petit ouragan Naigeon ne s'était brouillé avec deux de ses amis à propos d'une question de musique. Il avait raison au fond; mais il avait doublement tort dans la forme: il a fait serment de ne disputer de sa vie, et de fuir Mme Blondel.

Voilà tout, je crois, mais tout, comme si j'étais à confesse, excepté que j'ai écrit à M. de Saint-Florentin, au nom d'une femme malheureuse, une lettre vraiment sublime[202]: vous la verrez. Il n'y a qu'un moment pour faire ces choses-là; ce moment passé, on n'y revient plus.

Madame de Blacy, j'ai votre petit agenda sous les yeux; je n'ai rien fait encore; mais je ferai tout. Aimez-moi bien, mais pas tant que je vous aime, car il y aurait peut-être un peu de péché.

Maman, recevez mon respect et mon remerciement pour toutes les choses douces que Mlle Volland me dit de votre part. Je n'en rabats rien, au moins; je voudrais les mériter autrement que par des bagatelles. Je ne vous recommanderais pas votre santé, si je pouvais me persuader qu'elle vous fut aussi chère qu'à vos enfants. Dites bien à ces enfants-là que s'ils souffrent que vous en abusiez, je les haïrai à la mort. Soyez éternelle comme vous en êtes menacée, si vous voulez conserver la paix entre nous. Bonjour, maman. Donnez menotte.

Bonjour, mademoiselle. Ah! si vous étiez ici, ou si j'étais là, le beau bouquet que je vous offrirais! L'accepteriez-vous? C'est autre chose. Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans, et je joins ma fleurette à celle de maman et de votre sœur. Toujours, mon amie, toujours!

Bonsoir et bonne nuit, toutes trois. Je cesse de jaser avec vous précisément à l'heure que je vous quittais.

La veille de la Saint-Louis 1768.

P.S. Je n'ai pas le temps de faire contre-signer celle-ci Les autres le seront.


CXI

Paris, ce 28 août 1768.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Vous vengeriez-vous cette année de mon silence de l'an passé? seriez-vous mortes toutes trois, et n'en resterait-il pas du moins une qui m'instruisît du sort des deux autres?

Je suis très-assidu chez Damilaville. Mme Duclos et moi nous attendons avec une égale impatience qu'il plaise à M. Gaudet d'ouvrir ses dépêches et de nous envoyer nos lettres; mais son mari n'est pas plus exact que vous. Elle le boude de son côté. Je vous boude du mien. Nous causons et nous jouons, pour ne plus penser à des gens qui nous oublient.

Les glandes du malade s'affaissent un peu; mais ses forces tombent, et ses douleurs continuent. Le médecin, en attaquant le vice radical, joue à croix ou pile la vie de son patient. Je ne lui en sais pas mauvais gré. J'aimerais mieux être mort que de vivre à la condition de payer un petit intervalle de rémission de cinq à six mois de souffrances. Il faut être le premier ministre du maître du monde pour oser dire: Crucifiez-moi, cassez-moi bras et jambes, arrachez-moi les dents l'une après l'autre; pourvu que j'existe, tout est bien.

C'est aujourd'hui lundi Mme Duclos part jeudi Damilaville sera vendredi ou samedi installé dans son nouvel appartement.

Cette pauvre femme s'en retourne l'âme pleine de chagrin qu'elle dévore. Elle m'a jeté à la dérobée quelques mots d'après lesquels j'ai compris que ses soins étaient payés de mauvais procédés.

On lui avait fait espérer une chambre dans le nouveau domicile; il y a trois ou quatre jours qu'on lui a déclaré qu'il n'y fallait plus compter; et la voilà sur le point de vendre ses petits meubles pour rien, et forcée, lorsqu'elle reviendra, de faire en règle la fonction de garde-malade, en couchant au pied d'un lit sur un matelas et des sangles. Sa rivale ne la connaît guère, elle s'y résoudra. Il est bien cruel de priver un homme des soins qu'on lui doit, et qu'on n'a nulle envie de lui rendre, et de prendre, pour y réussir, un moyen qui rendra ces soins infiniment pénibles à celle qui aura le courage de s'y livrer. C'est dire: Ou tu le laisseras périr, ou tu périras en le secourant.

Ma maison est un petit hôpital en règle; ma femme a les pieds tiraillés de son humeur goutteuse; ma petite a le visage et les yeux bouffis d'un rhume conditionné comme pour Mlle ***. Une nouvelle servante est tombée malade tout en s'installant; Mme Diderot en a le plus grand soin: elle la regarde comme un pauvre que la Providence lui a adressé. C'est ma phrase qu'elle a tout de suite adoptée.

Je viens de dîner chez le baron de Gleichen, qui attend demain ou après l'arrivée de son roi Une petite femme, que je vous nommerais bien, lui dit étourdiment: «Monsieur le baron, votre roi! c'est une tête... »—Et le baron ajouta: «Couronnée, madame.»

J'étais invité à aller dîner demain mercredi, à Aubonne, chez M. de Saint-Lambert; mais j'ai mieux aimé recevoir les adieux de Mme Duclos.

La partie devait cependant se faire avec l'abbé Personnel, Suard et le chevalier de Chastellux, que j'aurais étouffé à force de l'embrasser. Vous avez su son aventure à Calais avec un officier exclu de son régiment; mais vous ne l'avez pas sue tout entière. Ils s'en revenaient à la ville; le chevalier était blessé de trois coups d'épée, dont un pénétrait de trois doigts dans sa poitrine. L'officier dit à son colonel: «Monsieur le chevalier, vous marchez, ce me semble, très-fermement, et je crois que nous pourrions recommencer.—Très-volontiers», répondit le chevalier; et voilà derechef les épées tirées. Celle de l'officier, dans le combat, s'embarrasse dans la manche du chevalier; le chevalier la saisit, et, lui appuyant la pointe de la sienne sur la gorge, lui dit: «Je pourrais vous tuer; mais je vous donne la vie que vous ne méritez pas. Allez, vous n'êtes qu'un lâche.»

Tous les honnêtes gens sont fâchés qu'il ne l'ait pas tué; et il n'y a pas un d'eux qui ne fit fort vain d'avoir fait comme le chevalier. Est-ce sentiment de justice? est-ce envie secrète? Ma foi, je n'en sais rien.

C'est Suard qu'on a chargé de m'inviter à la partie d'Aubonne. J'ai profité de l'occasion que j'avais de lui écrire pour lui laver la tête d'importance. Vous savez ou vous ne savez pas qu'il avait eu l'indiscrétion de m'envoyer sous une enveloppe volante un livre anglais rempli de figures infimes. J'ai tâché de lui faire comprendre les suites possibles de son action, la corruption de ma fille, et mon éternelle haine. Voilà nos gens qui portent dans leur poche la toise dont ils mesurent si strictement les ouvrages et les procédés; et voilà un d'entre eux qui s'expose à faire sécher son ami de douleur, et qui fait ce qu'un freluquet de quinze ans, qui aurait eu à envoyer un pareil ouvrage rue Froidmanteau, à une catin, n'aurait pas fait, par respect pour lui-même.

Madame de Blacy, voilà une de vos affaires faite. Priez Dieu pour son succès. J'ai appris par l'abbé Le Monnier que M. Trouard partait samedi prochain pour Orléans, avec M. l'évêque d'Orléans; et aussitôt je me suis mis à écrire à M. Trouard une lettre qu'il pût montrer à l'évêque. Je ne sais ce qu'elle produira; mais je puis vous assurer qu'elle n'est pas plus mal que les placets.

Je ne sais si M. de Villeneuve est de retour d'Alsace: je le saurai demain ou après, et je l'aurai vu. Quoique vous ne parliez plus, je vous crois cependant toutes les trois vivantes.

Maman, n'allez-vous pas trouver que mademoiselle fait bien de me laisser avec les incertitudes qu'elle m'a jetées sur sa santé? Il faut avoir une belle habitude de gâter ses enfants. Attendez-vous que vous serez punie: tôt ou tard les parents sont châtiés pour leurs enfants gâtés. Faites-moi dire au moins que vous vous portez bien, et que vous êtes légère comme un cerf et droite comme un jonc, et je les dispense du reste. Cela n'est pas vrai; mais un mot d'elles-mêmes, et je les tiens quittes.

Mademoiselle, songez-y bien; je ne vous écrirai plus: j'écrirai à maman, j'écrirai à ma sœur aînée qui m'aime et que j'aime mieux que vous; et je leur enjoindrai bien de ne vous pas souffler un mot de moi, ni à moi un mot de vous.

Voilà l'Académie française déshonorée derechef et l'Académie de peinture dans la boue: je vous raconterai cela une autre fois.

Enfin, la fille du marquis a changé de nom Le père en est fou. De sa vie, il n'a été si délicieux à voir et à entendre.

Aimez-moi toujours, ce sera fort bien fait: mais dites-le-moi quelquefois.


CXII

Paris, le 10 septembre 1738.

Je ne fais rien, mais rien du tout, pas même ce Salon dont j'espère que ni Grimm ni moi ne verrons la fia Ce n'est pas que le soir, quand je me couche, je n'aie la tête remplie des plus beaux projets pour le lendemain. Mais le matin, quand je me lève, c'est un dégoût, un engourdissement, une aversion pour l'encre, les plumes et les livres, qui marque ou bien de la paresse, ou bien de la caducité. J'aime mieux me tenir les jambes et les bras croisés dans l'appartement de madame et de mademoiselle, et perdre gaiement deux ou trois heures à les plaisanter sur tout ce qu'elles disent et qu'elles font. Quand je les ai bien impatientées, je trouve qu'il est tard pour se mettre à l'ouvrage; je m'habille et je m'en vais. Où? ma foi, je n'en sais rien: quelquefois chez Naigeon, ou chez Damilaville; un autre jour chez Mlle Bayon, qui se met à son clavecin pour moi, et qui me joue tout ce que je veux. Le quai des bouquins est ma dernière ressource. Ce qui me tâche de ce temps-là, c'est ce que nous n'aurons ni raisin ni vin. Du reste, je le trouve très-bien employé. J'avais deux Anglais à promener; ils s'en sont allés après avoir tout vu. Je trouve qu'ils me manquent beaucoup. Ceux-là n'étaient pas enthousiastes de leur pays, ils remarquaient que notre langue avait atteint le dernier point de perfection, tandis que la leur était restée presque barbare. «C'est, leur dis-je, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole», comparaison qui leur parut d'autant plus juste, qu'ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le Capitole et ne le défendent pas.

Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce[203]; pièce plus jeune encore que l'auteur; pièce dont on fait honneur à Marmontel; pièce que celui-ci a lue à l'assemblée publique, sans que sa déclamation séduisante en ait pu dérober la pauvreté; pièce qui a ôté le prix à un certain M. de Rulhières, qui avait envoyé au concours une satire excellente sur l'inutilité des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et qu'on a cru devoir exclure sous prétexte de personnalités. Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive entre Marmontel et un jeune poète appelé Chamfort, d'une figure très-aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de la modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C'est un petit ballon dont une piqûre d'épingle fait sortir un vent violent. Voici le début du petit ballon. «Il faut, messieurs, que la pièce que vous avez préférée soit excellente.—Et pourquoi cela?—C'est qu'elle vaut mieux que celle de La Harpe.—Elle pourrait valoir mieux que celle de La Harpe et n'être pas excellente.—Mais j'ai vu celle-ci.—Et vous l'avez trouvée bonne?—Très-bonne.—Cela prouve que vous ne vous y connaissez pas.—Si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle est meilleure que celle de M. de Langeac, celle-ci est donc détestable?—Cela se peut.—Et pourquoi récompenser une pièce détestable?—Et pourquoi n'avoir pas fait cette question-là quand elle a couronné la vôtre?...» etc., etc. Quoi qu'il en soit, tandis que Marmontel donnait les étrivières à Chamfort, le public, de son côté, n'épargnait pas l'Académie.

L'homme de Genève continue de persécuter le pauvre La Bletterie. Voici un nouveau trait qu'il vient de lui décocher:

Un mendiant poussait des cris perçants;
Choiseul le plaint, et quelque argent lui donne.
Le drôle alors insulte les passants,
Choiseul est juste: aux coups il l'abandonne.
Cher La Bletterie, apaise ton courroux;
Reçois l'aumône et souffre en paix les coups.

Le cher La Bletterie a sollicité une délibération de l'Académie, par laquelle tout encyclopédiste et tout adhérent à l'Encyclopédie fût exclu à perpétuité de ce corps.

Voilà l'histoire du déshonneur de l'Académie française; et voici l'histoire du déshonneur de l'Académie de peinture, que je vous avais promise. Vous savez que nous avons ici une école de peinture, de sculpture et d'architecture, dont les places sont au concours. On demeure trois ans dans cette école; on y est nourri, chauffe, éclairé, instruit, et gratifié de trois cents livres tous les ans. Quand on a fait son triennal, on est envoyé à Rome, où nous avons une autre école. Les élèves y jouissent des mêmes avantages qu'à Paris, et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort de l'école de Paris, tous les ans, trois élèves qui vont à l'école de Rome, et qui font place ici à trois nouveaux entrants. Songez de quelle importance sont ces places pour des enfants dont communément les parents sont pauvres; qui ont coûté beaucoup d'argent à ces pauvres parents; qui ont travaillé pendant de longues années, et à qui on fait une injustice très-criminelle lorsque c'est la partialité des juges et non le mérite des concurrents qui dispose de ces places.

Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix L'Académie donne un sujet. Cette année, c'était le triomphe de David, après la défaite du Philistin Goliath, Chaque élève fait son esquisse au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de l'Académie consiste à choisir entre ces esquisses celles qui sont dignes de concourir; elles se réduisent ordinairement à sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculpteurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les enferme chacun séparément, et ils travaillent à leurs morceaux Ces morceaux faits, sont exposés au public pendant plusieurs jours; et l'Académie adjuge le prix ou l'entrée à la pension le samedi qui suit le jour de la Saint-Louis.

Ce jour, la place du Louvre est couverte d'artistes, d'élèves et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la nomination de l'Académie.

Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appelé Vincent. Aussitôt il se fit un bruit d'acclamations et d'applaudissements. Le mérite, en effet, avait été récompensé. Le vainqueur, élevé sur les épaules de ses camarades, fut promené tout autour de la place; et après avoir joui des honneurs de cette espèce d'ovation, il fut déposé à la pension. C'est une cérémonie d'usage qui me plaît et qui vous fera plaisir.

Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. H y avait trois bas-reliefs de la première force. Les jeunes élèves qui les avaient faits, et qui espéraient que le prix appartiendrait à l'un d'eux, se disaient amicalement: «J'ai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle; et si tu as le prix, je m'en consolerai» Eh bien, mesdames, ils en ont été frustrés tous les trois. La cabale l'a adjugé à un nommé Moitte, élève de Pigalle... Revenons à nos assistants sur la place du Louvre.

C'était une consternation muette. L'élève appelé Millot, à qui le public, la partie saine de l'Académie, et ses camarades, avaient adjugé le prix, se trouva mal. Alors il s'éleva un murmure, puis des cris, des injures, des huées, de la fureur. Ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour sortir fut l'abbé Pommyer, membre honoraire. La porte était obsédée; il demanda qu'on lui fît passage. La foule s'ouvrit, et tandis qu'il traversait, on lui criait: Passe... L'élève injustement couronné parut ensuite; les plus jeunes de ses camarades s'attachèrent à ses vêtements et lui crièrent: Croûte, croûte abominable, tu n'entreras pas; nous t'assommerons plutôt. Et puis, c'était un redoublement de cris, de huées à ne pas s'entendre. Ce Moitte, tout tremblant, tout déconcerté, leur disait: «Messieurs! ce n'est pas moi, c'est l'Académie»; et on lui répondait: «Si tu n'es pas un infâme, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer.» Il s'éleva, dans ces entrefaites, une voix qui disait: Mettons-le à quatre pattes, et promenons-le autour de la place, avec Millet sur son dos. Peu s'en fallut que cela ne s'exécutât. Cependant les académiciens, qui s'attendaient à être sifflés, honnis, bafoués, n'osaient se montrer. Ils ne se trompaient pas: ils le forent avec le plus grand éclat possible. Cochin avait beau leur crier: Que les mécontents viennent s'inscrire chez moi, on ne l'écoutait pas; on bafouait, on sifflait, on honnissait. Pigalle, le chapeau sur la tête, et du ton que vous lui connaissez, s'adressa à un particulier qu'il prit pour un artiste et qui ne l'était pas; il lui demanda s'il était en état de juger mieux que lui. Ce particulier, enfonçant son chapeau sur sa tête, lui répondit qu'il ne s'entendait pas en bas-reliefs, mais qu'il se connaissait en insolents. Vous croyez peut-être que la nuit survint, et que tout s'apaisa. Pas tout à fait: les élèves indignés s'ameutèrent, et concertèrent pour la première assemblée de l'Académie une nouvelle avanie. Ils s'informèrent exactement qui est-ce qui avait été pour Millot, et qui est-ce qui avait été pour Moitte. Us s'assemblèrent tous le samedi suivant sur la place du Louvre, avec tous les instruments d'un charivari, et bonne résolution de les employer; mais cette résolution ne tint pas contre la crainte de la garde et de la prison. Ils se contentèrent de former une haie au milieu de laquelle tous leurs maîtres seraient forcés de passer. Boucher, Dumont, Van Loo et quelques autres défenseurs du mérite, se présentèrent les premiers, et les voilà entourés, accueillis, embrassés et applaudis. Arrive Pigalle. A peine est-il engagé dans la file qu'on s'écrie: du dos! qu'il se fait un demi-tour, et qu'on le salue du derrière. Mêmes honneurs à Cochin, mêmes honneurs à M. et à Mme Vien, mêmes honneurs aux autres.

Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin qu'il ne restât aucune trace de leur injustice. Vous ne serez peut-être pas fâchée de connaître celui de Millot; je l'ai vu et je vais vous le décrire.

À droite, trois grands Philistins, bien contrits, bien humiliés; l'un les bras liés sur le dos; un Israélite, occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite, le jeune David, porté sur son char par des femmes dont une, prosternée, embrasse ses jambes; d'autres l'élèvent; une dernière le couronne. Puis son char attelé de deux chevaux fougueux; à la tête de ces chevaux, un écuyer qui les tient par la bride, et se dispose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un vigoureux Israélite qui enfonce une pique dans la tête de Goliath, qu'on voit énorme, renversé, effroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin, à gauche, des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi celles qui dansent, une espèce de bacchante, frappant du tambour, déploie, avec une grâce infinie, jambes et bras en l'air. Sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main; l'enfant danse aussi; mais il a le regard attaché sur l'horrible tête, et son expression est mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras élevés, en acclamation.

Ils ont dit que ce n'était pas là le sujet, et on leur a répondu qu'ils reprochaient à l'élève d'avoir du génie. Ils ont repris le char, qui n'est pas même une licence. Cochin, plus adroit, m'a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que celui qu'il avait couronné lui avait montré plus de talent; discours d'un homme sans goût et sans bonne foi D'autres ont avoué que le bas-relief de Millot était excellent, à la vérité; mais que Moitte était plus habile, et on leur a demandé à quoi bon les prix si l'on jugeait la personne et non pas l'ouvrage?

Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances. C'est qu'au moment où Millot était dépouillé par l'Académie, mais au même moment, je lisais une lettre de Falconet où il me disait: «J'ai vu chez Le Moyne un élève appelé Millot, qui m'a paru avoir du talent et de l'honnêteté; tâchez de me l'envoyer; je vous laisse le maître des conditions.» Je cours chez Le Moyne; je lui fais part de ma commission. Le Moyne lève les mains au ciel, et s'écrie: «La Providence! la Providence!» Et moi, d'un ton bourru, je réponds: «La Providence! la Providence! Est-ce que tu crois que la Providence a été faite pour réparer vos sottises!» Millot survient; je l'invite à me venir voir. Le lendemain, il est chez moi. Ce jeune homme était défait comme après une longue maladie; il avait les yeux gonflés et rouges; il me disait d'un ton à me déchirer: «Après avoir été à charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans, au moment où j'espérais! Après avoir travaillé dix-sept ans, depuis la pointe du jour jusqu'à la nuit! Ah! monsieur! je suis perdu. Encore, si j'avais l'espérance de gagner le prix l'an qui vient; mais rien n'est plus incertain; il y a là un Stouf, un Foucou!» Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette année. Je lui proposai le voyage de Russie; il me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis. Il revint, il y a quelques jours, et voici sa réponse: «Monsieur, je suis on ne saurait plus sensible à vos offres; j'en sens tout l'avantage; mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter aux académiciens une occasion de réparer leur injustice; il faut aller à Rome ou mourir!» Et voilà, bonnes amies, comme on décourage, on désole le mérite; comme on se déshonore soi-même et son corps; comme on fait le malheur d'un élève et le malheur d'un autre, à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception, et comme il y a quelquefois du sang répandu.

L'Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen de l'Académie, refusa d'assister à cette délibération. Van Loo représenta qu'ils étaient tous également innocents ou coupables; que leur code n'était pas militaire; et qu'il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus à cribler Cochin de coups d'épée. Cochin, plus en faveur et plus envié, a supporté la plus forte partie de la haine des élèves et du blâme public.

Je lui écrivais, il y a quelques jours: «Eh bien! vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves. Ils pourraient bien avoir tort; mais il y a cent à parier contre un qu'ils ont raison. Ces enfants-là ont des yeux, et ce serait pour la première fois qu'ils se seraient trompés.»

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