Lettres à Mademoiselle de Volland
À propos de la facilité de dépenser, qui est presque toujours en proportion de la facilité d'acquérir, je lui citais nos filles de joie, et surtout la Deschamps, qui a à peine trente ans, et qui se vante d'avoir déjà dissipé deux millions. Il me disait que cette espèce de courtisanes élégantes était presque inconnue à Londres, et qu'il n'avait mémoire que d'une Miss Philipps qui avait tiré de ses charmes des sommes immenses, et à qui il ne restait pas une obole à quarante-cinq ans. Elle avait un esprit étonnant. Elle avait connu tous les grands des trois royaumes. Elle avait rendu la plupart de ces hommes infidèles à leurs femmes. Lorsqu'un de ces noms se présentait sous sa plume, elle le laissait en blanc; mais elle écrivait à la personne un billet où elle exposait sa situation et la nécessité indispensable de faire mention de milord, s'il n'avait pas la bonté de la secourir. On répondait par une bourse de trois cents louis, et le nom restait rempli par des points. Ce fût ainsi qu'elle répara sa fortune.
Le Baron ne paraît point à table; nous n'y sommes que quatre: Mme d'Aine, Mme d'Holbach, l'Écossais et moi Mme d'Aine l'appelle bibi de son cœur. Si vous voyiez ce bibi-là! nous en faisons des ris à mourir.
Ô les hommes! les hommes! J'ai fait connaissance avec cette demoiselle d'Ette. C'était une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tetons à servir de coussins au menton, les fesses à l'avenant, du moins je le présume. Elle est bien née. Le chevalier de Valory l'enleva de la maison paternelle à l'âge de quatorze ans, en vécut une quinzaine avec elle, la déshonora, lui fit des enfants, lui promit de l'épouser, s'entêta d'une autre, et la planta là. Et voilà ce qu'on appelle d'honnêtes gens. Ils ont de ces actions par-devers eux; ils s'en souviennent, on les sait, et cependant ils vont tête levée. Ils vous parlent vice et vertu sans bégayer, sans rougir. Ils louent, ils blâment; personne n'est plus difficile en procédés; cela va jusqu'au scrupule: il faut entendre comme ils en décident. Je m'y perds; je me cacherais dans un trou; je ne sortirais plus; ou, à la rencontre de mes connaissances, j'entrerais dans un allée, et je fermerais la porte sur moi. Au nom de l'honnêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait le long du visage.
Je vois tout cela, et je romps encore des lances en faveur de l'espèce humaine. J'ai défié le Baron de me trouver dans l'histoire un scélérat, si parfaitement heureux qu'il ait été, dont la vie ne m'offrît les plus fortes présomptions d'un malheur proportionné à sa méchanceté; et un homme de bien, si parfaitement malheureux qu'il ait été, dont la vie ne m'offrît les plus fortes présomptions d'un bonheur proportionné à sa bonté.
Chère amie, la belle tâche que l'histoire inconnue et secrète de ces deux hommes! Si je la remplissais à mon gré, la grande question du bonheur et de la vertu serait bien avancée: il faudra voir.
Il m'arriva, il y a quelques jours, une chose qui me remplit l'âme d'amertume. C'était avant dîner. Je pris sur la cheminée un volume de l'Histoire universelle, et, à l'ouverture du livre, je lus cent forfaits horribles en moins de vingt pages; et le Baron me disait ironiquement: «Voilà le sublime de la nature, le beau inné de l'espèce humaine, sa bonté naturelle!»
Eh bien! il faut donc espérer que quand votre de V.... aura spolié la succession de son père, abusé son oncle, et volé votre mère, vos sœurs, vous, il se promènera comme un autre, qu'il sera bien venu partout; et que, si quelqu'un demande qui est ce jeune homme-là, la maîtresse de la maison répondra: C'est M. de V....; c'est la politesse même; il est plein de talents, et d'honnêteté, et de sentiments.
Vite, vite, mes amies, sauvons-nous dans un bois, à Pékin, à Avignon. Madame, prenez votre fille par une main, et mettez sous l'autre bras un de vos oreillers, ou plutôt laissez là vos oreillers; tandis qu'on les remplira, qu'on choisira le duvet, avant qu'ils soient cousus, vous aurez vécu deux jours de plus avec les méchants! Et qui sait le mal qu'ils vous feront dans deux jours? Fuyons, vous dis-je.
Notre maladie de Langres n'a rien de commun avec celle de Vitry. Cela commençait par un grand mal de tête, la fièvre survenait, le transport, le vomissement de sang ou de vers, la mort ou la guérison.
Elle ne vous a pas proposé de vous embrasser pour moi; mais si elle l'eût fait, l'eussiez-vous accepté?
J'aimerais tout autant que vous partissiez toutes deux pour Paris, et que Mme Le Gendre vînt faire la chose elle-même. Vous ne la serviriez peut-être pas à son gré; et puis vous embrasser pour moi, je n'entends pas. Est-ce vous embrasser comme je vous embrasserais bien, si vous vouliez, ou comme je serais embrassé d'elle, si j'y étais? Cela est fort différent. Je permets le second.
Je persiste, mon amie; je n'ai pas un liard de cette monnaie-là. Je sais dire tout, excepté bonjour. J'en serai toute ma vie à l'a b c de tous ces propos que l'on porte de maison en maison; ce qu'on entend dans tous les quartiers, à la même heure. Au reste, je suis prêt à croire tout le bien que vous me dites de votre sœur. Il faut bien qu'elle soit de la famille. D'ailleurs on ne peut avoir trop bonne opinion d'une femme qu'une autre femme loue, et dont Mme Le Gendre ne dédaigne pas d'être jalouse.
Sérieusement, vous croyez que la présence des honnêtes gens déconcerte les fripons... Oui, la première fois qu'ils mettent la main dans la poche, et qu'on les y prend. En peu de temps ils deviennent insolents, à moins que le cœur ne soit mal à l'aise, lorsque la contenance est la meilleure. Mais cette hypocrisie habituelle n'étouffe-t-elle pas à la longue le cri de la conscience? le cœur ne s'ennuie-t-il pas de s'entendre imposer silence, et ne prend-il pas le parti de se taire? On acquiert le geste de la vertu, et l'on s'en tient là.
Encore une fois, tranquillisez-vous, votre affaire n'ira pas au Palais, du moins quant à ce qui vous concerne, vous et vos créanciers: ce n'est pas un objet à remplir les engagements de V... avec son oncle. Tout ceci n'est peut-être qu'une simagrée. Ils savent à quoi s'en tenir; si vous y donnez, à la bonne heure; sinon, on nous satisfera.
C'est vous qui me ramenez encore à Uranie et au philosophe; j'y reviens sans dégoût. Eh bien! voilà un homme plus épris que jamais, sans cesse attisant son feu par les lettres qu'il écrit, autorisé dans ses espérances par la bonté qu'on a de les recevoir et la liberté de demander ses réponses, s'acheminant peu à peu au sort du malheureux Marson, ou à pis, et qu'on laisse froidement aller... Vous m'en direz tout ce qu'il vous plaira, mais cela ne s'arrange point dans ma tête avec la vérité du caractère d'Uranie. Tout ou rien, dites-le-lui de ma part.
Je brûle de faire un tour à Paris.
Le Baron, qui voit que je perds mon temps, et qui en est enragé, me disait hier au soir: «Savez-vous ce que c'est qu'une torpille?—Pas trop.—C'est un poisson engourdi et qui porte son engourdissement à tout ce qu'il touche. Voilà l'emblème de tous vos collègues.»
Adieu, mon amie. Trois mois encore d'absence! et le sang-froid avec lequel vous m'annoncez cela! Mais vous ne croyez pas aux trois mois, n'est-ce pas?
Quand, vous vous séparerez de la chère sœur, embrassez-la bien tendrement pour moi, et si par hasard elle vous propose de me le rendre, acceptez.
Je vous écrivais tout à l'heure que je bridais d'aller à Paris: à présent je tremble d'y trouver un monde d'affaires. N'ayant pas à m'en occuper, j'aimerais autant les ignorer.
J'ai toutes vos lettres jusqu'au n° 29 sans interruption.
N'ayez aucune inquiétude sur les contre-seings.
J'ai été tente deux ou trois fois d'être aussi fou que vous, mais j'étais tout éveillé, et j'ai résisté.
Je puis encore aller un peu; mais pour jusqu'à trois mois cela est impossible.
Permettez-vous?
Adieu, je sens l'ivresse qui me gagne.
XLIX
Au Grandval, le 31 octobre 1760.
Vous ne savez pas ce que c'est que le spleen, ou les vapeurs anglaises; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu'il me répondit:
«Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux; je n'ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c'est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d'une fenêtre dans la rue, ou au fond d'une rivière, si on était sur le bord. J'ai des idées noires, de la tristesse et de l'ennui; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m'amuser et à m'occuper, inutilement; la gaieté des autres m'afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu'on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi? Voilà mon état ordinaire, la vie m'est en dégoût; les moindres variations dans l'atmosphère me sont comme des secousses violentes; je ne saurais rester en place, il faut que j'aille sans savoir où. C'est comme cela que j'ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d'appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres: je me déplais à ce qu'ils aiment, j'aime ce qui leur déplaît; il y a des jours où je hais la lumière, d'autres fois elle me rassure, et si j'entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres: imaginez que l'avant-dernière je me croyais marié à Mme R.... Je n'ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent; quel démon m'a poussé à cela? Que ferai-je de cette jeune femme-là? Que fera-t-elle de moi? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c'est de connaître sa stupidité, de savoir qu'on n'est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s'appliquer, s'amuser, se prêter à la conversation, s'agiter, et de succomber à la fin sous l'effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d'âme qu'on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu'on n'est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l'âme, j'ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d'un beau jour, d'une belle femme, d'un bon livre, d'une belle promenade, d'une conversation douce, du spectacle de la nature, de l'entretien des hommes sages, de la comédie des fous: je me souviens encore de ce bonheur; je sens qu'il faut y renoncer.»
Eh bien, avec cela, mon amie, cet homme est encore de la société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté première qui se remarque toujours dans son expression. Sa tristesse est originale, et n'est pas triste. Il n'est jamais plus mal que quand il se tait; et il y a tant de gens qui seraient fort bien comme le père Hoop quand il est mal!
Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est désespéré.
J'aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j'entends frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui gronde autour de moi; j'en dors plus profondément, j'en trouve mon oreiller plus doux, je m'enfonce dans mon lit, je m'y ramasse en un peloton; il se fait en moi une comparaison secrète de mon bonheur avec le triste état de ceux qui manquent de gîte, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute l'inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que le sort a distingué, et je jouis de la préférence.
Tibulle sentait comme moi; mais je suis seul dans mon lit, et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassurait contre le tumulte de l'air qui se faisait autour de lui, et ce tumulte n'ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude où il était que personne ne s'en doutait, et ne viendrait le troubler par le temps orageux qu'il taisait. Ce temps renferme les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se fondait en eau ne m'a-t-il pas été favorable? Le bruit d'un lit que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une mère sur le compte du vent. C'est alors qu'on peut sortir de sa chambre sur la pointe du pied, qu'une porte peut crier en s'ouvrant, se fermer durement, qu'on peut faire un faux pas en s'en retournant, et cela sans conséquence. Ah! si j'étais à Isle, et que vous voulussiez! ils diraient tous le lendemain: La nuit affreuse qu'il a fait! et nous nous tairions, et nous nous regarderions en souriant.
Eh! non, je ne crois pas que vous m'oubliiez, même quand je vous le dis!
J'ai reçu toutes vos lettres; n'en soyez point inquiète. Elles arrivent tard à cause des tours qu'elles font avant d'arriver. Le mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton m'auraient ruiné sans Damilaville; je ne me mêle de rien, et tout se fait par ses ordres.
Je vous apparais donc quelquefois en rêve? Le sommeil ne me sert pas si bien que vous, mais je sais m'en dédommager quand je veille; ne donnez pas à cela trop de force, je n'ai encore rien à regretter; non, mais il est temps que vous vous rapprochiez de moi.
Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu'ils ne prennent rien sur mon repos; nous nous retirons de bonne heure depuis que le Baron est indisposé. J'ai refusé qu'on fît du feu chez moi. L'aspect de mon appartement les transit, et je n'ai personne ni le matin ni le soir.
J'ai déjà par-devers moi un jour de sobriété. Mme d'Aine a juré que cela ne durerait pas.
Il faut que je vous apprenne un secret pour gagner au jeu, c'est de se mettre à cul nu. C'est le Baron qui l'a enseigné à Mme d'Aine, et elle s'en est bien trouvée.
Le père Hoop est jeune; je ne sais pas s'il a les quarante-cinq ans que vous lui donnez, mais à cent ans il aura le même visage. Le Baron l'appelle vieille momie: j'en ai encore une autre. Le joli temps que Mme Le Gendre passerait entre ces deux momies-là! Ma seconde momie, c'est le docteur Sanchez, ci-devant premier médecin de la czarine, juif de religion et Portugais d'origine.
Quand je me la représente jeune, fraîche et vermeille entre ces deux sempiternités, il me semble que je vois un tableau de Fleur d'Épine, ou des Quatre Facardins[85].
C'est encore un homme bien précieux que le docteur Sanchez.
À propos, Mme Le Gendre se mettrait de temps en temps les doigts dans les oreilles; car ils sont tous les deux un peu orduriers. Au demeurant, grands penseurs et jamais d'ordures vides de sens; il y a toujours quelques petites perles dans ce fumier-là.
Nous ne causerons plus guère, l'Écossais et moi; le moyen de sortir par le temps qu'il fait?
Nos gens, hommes et femmes, allèrent dimanche au Piple[86], danser chez Mme de La Bourdonnaye, et ils en revinrent à dix heures du soir, crottés jusqu'aux fesses, et trempés jusqu'aux os. C'était un plaisir de voir Mme Anselme dans cet équipage.
L'affaire du grimoire parti sans un mot de moi est précisément comme vous l'avez pensé. M. Gillet n'a rien à vous.
À propos de Chinois et de magot, quand un étranger débarque à Canton, on lui donne un maître de cérémonies, comme on donnerait ici un maître à danser, et ceux qui ont les dispositions les plus heureuses sont au moins trois mois à apprendre toutes les révérences d'usage.
Le père Hoop défendit hier avec beaucoup de vigueur les formalités chinoises. M. de Saint-Lambert fut de son avis. Le Baron n'y prit point de part, parce qu'il ne parle plus. Ils prétendirent l'un et l'autre que, puisqu'il est impossible de rendre les hommes bons, il fallait au moins les forcer à le paraître.
Je pensai, moi, que c'était anéantir la franchise et rendre une nation hypocrite.
Cette question vaut bien la peine d'être creusée, et n'est pas aussi facile qu'elle le paraît d'abord.
Le Baron m'appela hier à côté de lui: «Tenez, me dit-il, asseyez-vous là, et lisez; voilà encore un exemple frappant de la sublime morale de la nature humaine.» Je m'assis, je pris le livre, et je lus: « Sha-Sesi Ier de Perse aimait beaucoup à s'entretenir avec une de ses parentes. C'était une femme d'esprit et d'une gaieté charmante. Sha-Abbas l'avait accordée pour épouse à un de ses officiers, en récompense des grands services qu'il en avait reçus. Un jour cette femme dit, en plaisantant, à Sesi: «Seigneur, vous ne vous pressez guère d'avoir des enfants. Savez-vous bien qu'à force de différer, vous pourriez bien mettre la couronne sur la tête d'un de mes petits-fils?» La bête féroce se lève, se renferme dans son palais, appelle les trois enfants de cette femme, et leur fait couper la tête à tous trois. Le lendemain il invite la mère à dîner, et lui fait servir dans un plat couvert la tête de ses enfants.... Et moi, je jette le livre; et vous, mon amie, ne jetez-vous pas ma lettre? Et puis le Baron se met à rire: Et le beau moral? et la dignité de la nature humaine? etc.
La dame D..... contrefait toujours la désolée de la perte de Pouf. Elle lui avait mis au cou un beau collier avec une plaque d'argent sur laquelle on avait gravé: Je m'appelle Pouf, et j 'appartiens à Mme D.... On a renvoyé le collier avec ces mots cruels: Pouf se porte bien.
Les politiques prévoient que cette affaire aura des suites.
Ce n'est pas le chien renvoyé qui fait le fond, ce sont les détours de la dame.... Son ami, en général, n'aime pas les chiens ni les autres bêtes, n'importe quel nom elles aient, ni comme quoi elles marchent.
Votre globe, et votre manière d'obvier à tout, est horrible. Si une idée comme celle-là m'était venue, et que j'eusse eu le malheur de vous la confier, et surtout du ton leste dont vous l'avez fait, je n'en dormirais pas de quatre jours. J'aurais peur que vous ne vissiez là dedans de la fausseté et de la cruauté. Je vous conseille de travailler sérieusement à votre apologie, si vous êtes assez jalouse de mon estime pour n'en vouloir rien perdre. Pensez-y les jours et les nuits. Que ce soit au moins un volume! Je l'attends, et en l'attendant, j'ai le cœur flétri.
Je crains beaucoup qu'en dépit du mauvais temps qui chasse tout le monde des champs vers la ville, et des affaires qui vous rappellent, vous ne restiez encore longtemps. Ma mère voudrait bien encore passer ici trois mois; le temps et l'éloignement ne peuvent rien changer à mes sentiments. Qu'est-ce que tout cela m'annonce?
Nous avons eu ici M. Magon, qui est à présent directeur de la Compagnie des Indes, et qui a beaucoup voyagé. Il est gai, il est tout jeune, il a de l'esprit, des connaissances, de la philosophie. C'est un neveu de Maupertuis. J'ai appris, à cette occasion, une chose qui m'a fait plaisir. Maupertuis avait eu un enfant d'une fille. Il a fait élever cet enfant en Chine, où il l'a envoyé dès l'âge de cinq ans. Il n'a pas dix-huit ans; il est presque aussi savant qu'un mandarin. Il sait plus de trente mille mots. Il est en chemin pour Paris. C'est une curiosité que j'attends.
Ô chère amie! qu'il y a peu de monde à qui il soit permis de jouer! Je ne veux pas vous écrire cela, et si j'oublie de vous en parler, tant mieux.
Je ne reçois jamais une de vos lettres sans un petit billet tout à fait obligeant de M. Damilaville. Voici comme se passe mon temps:
À huit heures, jour ou non, je me lève.
Je prends mes deux tasses de thé.
Beau ou laid, j'ouvre ma fenêtre et je prends l'air.
Je me renferme et je lis.
Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternativement pleurer de douleur et de plaisir; et puis, cela est écrit partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse! et des préambules à tourner la tête.
Il me prend quelquefois des envies de vous en traduire des morceaux, mais il n'y a pas moyen; toutes ces fleurs délicates-là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puissamment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qui Nature a mis en main une baguette magique dont ils ne nous touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, que les ténèbres sortent de notre âme, et que nous sommes réconciliés avec l'existence, sont à placer entre les bienfaiteurs du genre humain.
Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu.
Nous dînons toujours longtemps.
Après dîner, c'est la promenade, ou le billard, ou les échecs.
Le Baron ne veut pas que l'Écossais joue aux échecs, et il a raison.
Puis un peu de causerie et de lecture.
Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher.
Que regretter au milieu de cela? Rien, si ce n'est ma Sophie.
Paris est oublié, mais en revanche Isle et les vordes ne le sont pas. C'est toujours là que je me retrouve à la fin de mes rêveries. Mais dites-moi pourquoi j'y arrive toujours à votre insu, à celui de votre sœur et de votre mère?
Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon âme.
C'est aujourd'hui jour de fête et de messe: ce qu'il y a de plaisant, c'est que c'est la même cloche qui fait marcher les coquemars et le calice. C'est une idée folle qui me fait toujours rire.
LETTRES À Mlle DE VOLLAND
Deuxième partie
(ŒUVRES COMPLÈTES DE DIDEROT, TOME DIX-NEUVIÈME CORRESPONDANCE II)
L
Paris, le 3 novembre 1760.
Ce lundi matin, Mme d'Aine a renvoyé dans son équipage, à Paris, un de ses parents, avec un homme d'affaires qui lui est attaché. J'ai profité de l'occasion pour m'en revenir, le Baron m'ayant assuré qu'il ne ferait ici aucun voyage dans le courant de la semaine. Mme d'Aine, que j'ai trouvée seule au bas de l'escalier, m'a dit: «J'avais compté sur vous pour jusque après la Saint-Martin; mais je vois ce que c'est.» Je n'en suis pas convenu, quoique cela fût vrai.
Nous nous sommes bien embrassés, Mme d'Aine et moi; je l'ai remerciée de mon mieux. Elle m'a dit que la chambre que j'occupais serait dorénavant appelée la mienne, et que je ne pourrais jamais m'installer ni trop tôt, ni pour trop longtemps. Nous avons eu, le Baron et moi, deux moments fort doux: l'un en nous retrouvant quand j'arrivai au Grandval, l'autre en nous séparant aujourd'hui. Il avait, ces deux jours-là, l'air touché: la première fois de plaisir, la seconde fois de peine. J'ai gagné de l'intimité avec Mme d'Holbach. J'ai eu quelque occasion de m'apercevoir qu'elle avait conçu beaucoup d'estime pour moi. J'ai été flatté de voir que mon témoignage donnait du poids à des récits qu'on lui faisait, et qu'elle avait de la répugnance à croire. Elle m'a vu partir avec peine. Elle ne doutait pas qu'un mot d'elle ne me retînt, mais elle ne l'a pas dit. Et le père Hoop? Nous nous sommes baisé les joues, serré les mains, et bien promis de nous rapprocher incessamment. Je lui ai conseillé, en attendant, d'aller prendre l'air sur les lieux hauts.
Me voilà donc de retour à Paris. J'arrive, et je retrouve Jeanneton convalescente de plusieurs abcès à la gorge, pour lesquels elle a été soignée plusieurs fois, et qu'il a fallu ouvrir à la lancette, les uns après les autres; ma femme au vin de quinquina, pour une fièvre réglée dont elle a eu les premiers accès dans les premiers jours de mon départ, et qu'on n'a point encore pu déraciner; la petite fille avec le nez galeux, la fièvre, et les amygdales enflées: ainsi me voilà dans un hôpital, et je suis où je dois être, car je ne me porte pas trop bien. J'ai l'estomac tout à fait dérangé. J'avais pris sur moi de ne plus paraître à table le soir; ils m'entraînèrent hier malgré moi. Il y avait des poires excellentes, j'en mangeai une, et puis une autre, et une troisième: je les sens aujourd'hui à six heures comme si je sortais de table. Le thé n'y a rien lait; mais cela finira comme toutes les indigestions, et puis je me porterai bien, et ce sera pour longtemps; car me voilà rendu à ma vie ordinaire et sobre.
Tout en arrivant à Paris, je suis accouru sur le quai des Miramionnes; car il fallait que j'eusse vos lettres, s'il m'en était venu quelques-unes, et que je les empêchasse d'aller me chercher au Grandval où je n'étais plus, et où j'avais assuré avant-hier à Damilaville que je resterais jusqu'à mardi Damilaville n'y est pas; il dîne chez une amie. En attendant qu'il revienne et que je vous lise, je vous écris.
Combien de tournées j'ai déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer! Combien j'ai vu de monde! Quelle vie en comparaison de celle des champs! Je ne serais pas ici, si j'avais pensé que c'est lundi, et que Grimm est arrivé de la Chevrette. Mais je me console de cette distraction. Si je ne suis pas avec lui, du moins je m'entretiens avec vous. Damilaville, qui est très-pressé de me voir, m'a fait dire par son domestique que si je ne me hâtais pas d'aller à lui, il se hâterait de venir à moi. Je l'ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester où il était; que je n'avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J'emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j'emploierai celles qui me resteront à rêver avec elle; je la chercherai dans le salon, je me placerai à côté d'elle, je la serrerai. Auparavant, je l'aurai longtemps regardée sans qu'elle m'ait vu, sans que personne me gênât; car je me suppose invisible.
Je me suis fait une physionomie de l'abbé Marin tout à fait singulière. Je veux qu'il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut; le front assez étendu, mais peu haut; les yeux petits, mais ardents; les joues un peu ridées, mais vermeilles; la bouche grande, mais riante; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges, les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites; je vous peindrais, si j'en avais le temps; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l'écouterait en faisant les petits yeux. L'abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise; car la chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l'abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l'abbé selon celui que je lui prête? Que je suis aise! Damilaville ne vient point, et j'aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J'en remplirais vraiment bien une douzaine d'autres, si je me mettais à répondre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu: c'est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l'affligent et l'affligeront toute sa vie, il est gai. Ç'a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très-expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j'ai retenu de leurs conversations. Le père Hoop est enfourné dans la lecture de l'histoire de ses bons amis les Chinois, qu'il a vus si longtemps à Canton. J'y reviendrai donc encore à ces Chinois, pour vous en dire des choses qui vous feront sûrement plaisir.
Mais voilà Damilaville revenu. Je suis arrivé trop tard. Pour la première fois, il avait été diligent, et deux de vos paquets étaient partis ce matin pour le Grandval, en même temps que j'en revenais. Voilà un plaisir différé jusqu'à demain. Adieu, mon amie; je vous embrasse. Mais revenez donc; la Marne paraît vouloir m'exaucer. Si les pluies continuent, elle ne tardera pas à flotter au bas de votre terrasse. Dans la position fâcheuse où je me trouve, vous regretterez bien de n'être pas ici. Demain ou après, j'irai voir Mlle Boileau, et peut-être Mme de Solignac, mais je ne réponds de rien. Mon respect à qui vous savez bien. Mes caresses les plus tendres à qui vous savez bien encore.
LI
À Paris, le 6 novembre 1760.
La belle journée que celle de la Toussaint! En profitâtes-vous? À huit heures du matin, étiez-vous habillées? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, paresseux que je suis. J'entendis frapper à ma porte: c'était l'Écossais. Il entre, ouvre mes rideaux, et dit: «Allons, debout; c'est sur les lieux hauts que le soleil est beau à voir. M. Marchais sera de la partie.» Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. «Trente ans, me dit-il.—Trente ans! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu'est-ce qui vous a vieilli si vite?—La mer et la fatigue.» Ah! chère amie, quelle peinture ils me firent de la vie de la mer! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s'élèvent et se raidissent; en moins de trois ou quatre voyages, on ressemble très-bien à un Triton, tels qu'on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent on manque d'eau, et puis des tempêtes qui vous tiennent vingt-quatre heures de suite entre la mort et la vie. Il est impossible que vous vous fessiez une juste image d'un équipage après une tempête. À ce propos, l'Écossais nous dit: «Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. Il rasa le pied de rochers terribles, mais il n'y toucha pas...» On ne profite de rien; pourquoi n'aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps?...
Nous gagnâmes le haut de la côte au milieu de cette tempête, et nous nous trouvâmes à la hauteur de Chennevières, où nous dirigeâmes notre course, dans le dessein d'embrasser les petits enfants, mais ils étaient encore dans leurs berceaux. Nous nous contentâmes de lever leur couverture et de les regarder: c'est un spectacle qui touche. Après avoir cajolé un peu la nourrice, que Raphaël aurait prise pour un modèle de la Vierge, à ce que disait Marmontel, la première fois qu'il la vit, et l'avoir un peu dédommagée de nos mauvaises plaisanteries par nos largesses, nous traversâmes la plaine de Champigny à Ormesson-d'Amboile, et nous regagnâmes le Grandval, où nous trouvâmes le baron de Dieskau, qui avait saisi ce jour de beau temps pour s'acquitter, avec Mme d'Aine et le Baron, de la promesse qu'il leur avait faite de les venir voir. Ce fut une reconnaissance entre lui et le jeune Marchais. Ils s'étaient connus à Québec.
Je crois vous avoir déjà parlé du baron de Dieskau. Si vous lisiez les gazettes, vous y auriez trouvé son nom avec un éloge. Il commandait, il y a quatre ou cinq ans, aux environs de Québec et de Montréal, une poignée de Français et de Canadiens; il fut attaqué par un corps considérable d'Anglais et de sauvages iroquois. L'inégalité du nombre ne l'effraya point, il tint ferme; tous ses gens furent taillés en pièces; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela; mais après l'action, lorsqu'on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.
Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l'Anglais ne voulut qu'on visitât ses blessures avant qu'on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l'humanité choisissent-elles pour se montrer! C'est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.
En voilà un de général à général; en voulez-vous un de soldat à soldat? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l'a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l'un à côté de l'autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu'il n'en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce; l'autre lui dit: «Qu'as-tu, l'ami? Comment, mordieu! je crois que tu trembles!—Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants.—Remets-toi, répond le vieux caporal; va, si tu es tué, et que j'en revienne, je te donne ma parole d'honneur que j'épouserai ta femme, et que j'aurai soin de tes enfants.» En effet, le jeune soldat fut tué, et l'autre lui tint parole. C'est un fait certain; car le baron ne ment pas.
Mais savez-vous ce qui s'est passé au commencement de l'affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l'heure? Ce M. de Castries est l'ami de Grimm; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus important que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l'aile gauche, est attaqué dans l'obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l'entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur, qui ne sait rien de cela, l'aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie: «Eh! mon prince, que faites-vous là? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont foire feu.—Monsieur, lui répond le jeune prince, j'ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer.» Tandis qu'ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l'un ne voit que le péril de l'autre, et qui s'oublient si bien que c'est un prodige qu'ils n'aient pas été tués au même moment? On avait raconté ce fait à Grimm; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par Mme de Ségur même, qu'il trouva, il y a quelques jours, chez Mme Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.
Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants; c'est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c'est là une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien lâché que l'expérience ou la réflexion me détrompât jamais; que deviendrais-je? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants; ni l'un ni l'autre ne me convient.
Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s'amenèrent l'un par l'autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s'était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur! Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu'à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente. Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n'entendait pas ce qu'ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu'il s'agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l'Anglais quelque chose qu'il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. «By God! lui répondit Johnson, ce qu'ils veulent! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui ont été écharpés dans l'action, vous avoir, vous brûler, vous fumer et vous manger. Mais ne craignez rien, cela ne sera pas. Ils menacent de me quitter, ils peuvent faire pis; mais ou vous vivrez, ou ils nous égorgeront tous deux.»
Tandis qu'ils s'entretenaient ainsi les sauvages rentrèrent; la contestation recommença, mais avec moins de chaleur; peu à peu les sauvages s'apaisèrent. Avant de se retirer, ils s'approchèrent du baron, lui tendirent la main, et la paix fut faite. Mais ils n'étaient pas hors de la tente, que le général Johnson dit au baron: «Mon ami, si vous vous croyez en sûreté, vous avez tort; malgré vos blessures, il faut sortir d'ici et vous porter à la ville.» En même temps on entrelace quelques branches d'arbre, on l'étend dessus, et on le porte à la ville, au milieu de quarante soldats qui l'escortent. Le lendemain les sauvages, instruits de cette évasion, vont à la ville, s'introduisent dans la maison où il était soigné; ils avaient leurs poignards cachés sous leurs vêtements; ils fondent sur lui, et ils l'auraient égorgé, s'il n'avait promptement été secouru. Il y eut seulement deux ou trois blessures d'ajoutées à celles qu'il avait déjà.
Eh bien! me direz-vous, où est la bonté naturelle? Qui est-ce qui a corrompu ces Iroquois? Qui est-ce qui leur a inspiré la vengeance et la trahison? Les dieux, mon amie, les dieux; la vengeance est chez ces malheureux une vertu religieuse. Ils croient que le Grand-Esprit, qui habite derrière une montagne qui n'est pas trop loin de Québec, les attend après leur mort, qu'il les jugera, et qu'il estimera leur mérite par le nombre de chevelures qu'ils lui apporteront. Ainsi, lorsque vous voyez un Iroquois étendre un ennemi d'un coup de massue, se pencher sur lui, tirer son couteau, lui fendre la peau du front, et lui arracher avec les dents la peau de la tête, c'est pour plaire à son Dieu. Il n'y a pas une seule contrée, il n'y a pas un seul peuple où l'ordre de Dieu n'ait consacré quelque crime.
Les Canadiens disent que les montagnards écossais sont les sauvages de l'Europe. Vous voyez bien qu'il faut lire tout ceci comme une conversation.
«Cela est assez vrai, dit le père Hoop, nos montagnards sont nus, ils sont braves et vindicatifs; lorsqu'ils mangent en troupe, sur la fin du repas, où les têtes sont échauffées par le vin, et où les vieilles querelles se rappellent et les propos deviennent injurieux, savez-vous comme ils se contiennent? Ils tirent tous leurs poignards et les plantent sur la table, à côté de leurs verres. Voilà la réponse au premier mot injurieux.»
Le prétendant, dont les Anglais ont mis la tête à prix, qu'ils ont chassé, pendant plusieurs mois, de montagne en montagne, comme on force une bête féroce, a trouvé la sûreté dans les cavernes de ces malheureux montagnards, qui auraient pu passer de la plus profonde misère à l'opulence en le livrant, et qui n'y pensèrent seulement pas; autre preuve de la bonté naturelle.
Il n'est pas nécessaire de vous avertir que je suis toujours notre conversation, vous vous en apercevez bien. Le père Hoop avait un ami à la bataille qui se donna entre les montagnards écossais, commandés par le prétendant, et les Anglais. Cet ami était parmi ceux-ci; il reçoit un coup de sabre qui lui abat une main; il y avait une bague de diamant à l'un de ses doigts: le montagnard voit quelque chose qui reluit à terre, il se baisse, il met la main coupée dans sa poche, et continue de se battre. Ces hommes connaissent donc le prix de l'or et de l'argent, et s'ils ne livrèrent pas le prétendant, c'est qu'ils ne voulaient point d'or à ce prix.
Vous voyez, mon amie, que nous faisions très-bien les honneurs de la maison à ceux qui nous visitaient. Nous avions un militaire, et nous l'avons fait parler guerre, tout son bien aise. Nous avons appris de lui des choses que nous ne savions pas; nous avons été polis; ce qui vaut beaucoup mieux que de lui avoir répété celles que nous savions, et qu'il pouvait ignorer.
Le baron de Dieskau a servi longtemps sous le maréchal de Saxe. Il avait coutume de passer l'automne avec lui au Piple, maison voisine du Grandval, qui appartient maintenant à de La Bourdonnaye. Cette femme y passe toute l'année, seule avec son amant; vous ajouterez en vous-même: Que lui faut-il de plus?
Il nous parla beaucoup du maréchal, de ses occupations, de ses amours, de ses campagnes, des actions périlleuses auxquelles il avait eu part, des nations qu'il avait parcourues, etc., etc.
Ah! mon amie! quelle différence entre lire l'histoire et entendre l'homme! Les choses intéressent bien autrement. D'où vient cet intérêt? Est-ce du rôle de celui qui raconte, ou du rôle de celui qui écoute? Serait-ce que nous serions flattés de la préférence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l'avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d'exiger, lorsque nous redirons à notre tour? On est bien fier, quand on raconte, de pouvoir ajouter: Celui à qui cela est arrivé, je l'ai vu; c'est de lui-même que je tiens la chose. Il n'y a qu'un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire: J'ai vu la chose arriver, et j'y étais. Encore ne sais-je s'il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l'autorité immédiate d'un personnage important que de son propre témoignage, si un homme n'est pas plus croyable quand il dit: Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s'il disait: Je l'ai vue. Quoiqu'il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l'autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l'autre. Dans le premier cas, il faut qu'il y ait deux menteurs, et il n'en faut qu'un dans le second; et entre les deux menteurs, il y a un personnage bien important. D'ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. Il n'y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir approché, à avoir conversé avec un grand homme.
On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu'on ne nous croit pas?... Sans doute. Demandez-le à Mlle Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu'on connaît. Secondement, on nous accuse d'imbécillité ou d'imposture, si nous voulons persuader aux autres ce que nous ne croyons pas; d'imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu'imbécile? On peut se corriger du mensonge, mais non de l'imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s'est départi de la prétention d'occuper les autres. Ô le beau marivaudage que voilà! Si je voulais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n'en aurais vu le bout. Cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour, et.... Et que neuf mille diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi!
Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d'aller sous la ligne ou sous le pôle, qu'il ne lui serait facile aujourd'hui d'aller au bout d'une de nos allées. Nous lui avons fait compagnie tout le jour. J'ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe-dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.
Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain; et voilà le vent qui s'élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l'occident, frappés les uns contre les autres, de foire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.
Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous souperions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J'ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m'y voilà revenu; mais c'est la faute du père Hoop; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.
Il nous a raconté qu'un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l'empereur que les soldats soutiraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l'empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot: «Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d'eux.»
Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peuples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. «Eh! père Hoop, pourquoi cela? a demandé une voix qui venait du fond du salon.—C'est que les enfants de l'empereur y sont bien élevés, et qu'il n'est presque jamais arrivé qu'un mauvais prince soit mort dans son lit.—Comment! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais?—Sans doute, et il ne s'y trompe pas plus que des entants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. À la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi est sur le trône. Le prince est sous la loi, et au-dessus de ses sujets. C'est le premier sujet de la loi.»
Le père Hoop a raconté que les mandarins disaient un jour à un empereur: «Seigneur, le peuple est dans la misère, il faut aller à son secours.—Allez, dit l'empereur; il faut y courir comme à une inondation ou à un incendie.—Il faudra proportionner les secours aux besoins.—J'y consens, pourvu que l'examen ne prenne pas trop de temps, et ne soit pas trop scrupuleux. Surtout qu'on ne craigne pas que la libéralité excède mes intentions.»
Il dit qu'un autre empereur assiégeait Nankin. Cette ville contient plusieurs millions d'habitants. Les habitants s'étaient défendus avec une valeur inouïe; cependant ils étaient sur le point d'être emportés d'assaut. L'empereur s'aperçut, à la chaleur et à l'indignation des officiers et des soldats, qu'il ne serait point en son pouvoir d'empêcher un massacre épouvantable. Le souci le saisit. Les officiers le pressent de les conduire à la tranchée; il ne sait quel parti prendre; il feint de tomber malade; il se renferme dans sa tente. Il était aimé; la tristesse se répand dans le camp. Les opérations du siège sont suspendues. On fait de tous côtés des vœux pour la santé de l'empereur. On le consulte lui-même. «Mes amis, dit-il à ses généraux, ma santé est entre vos mains; voyez si vous voulez que je vive.—Si nous le voulons! Seigneur, parlez, dites vite ce qu'il faut que nous fassions. Nous voilà tous prêts à mourir.—Il ne s'agit pas de mourir, mais de me jurer une chose beaucoup plus facile.—Nous le jurons.—Eh bien! ajouta-t-il en se levant brusquement, et tirant son cimeterre, me voilà guéri. Marchons contre les rebelles, escaladons les murs, entrons dans leur ville; mais que, la ville prise, il ne soit pas versé une goutte de sang. Voilà ce que vous m'avez juré et ce que j'exige», et ce qui fait fait.
L'Y-Wang-Ti (c'est toujours le père Hoop qui parle) a fait bâtir la grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, qui a six cents lieues de circuit, trois mille tours, trente pieds de haut, quinze d'épais; qui laisse entrer et sortir des fleuves sous des rochers, qui traverse un bras de mer, qui passe par des marais de plusieurs lieues. L'Y-Wang-Ti l'a fait construire en cinq ans. C'est le même qui a donné les lois les plus sages de l'univers, qui a délivré de la tyrannie des princes du sang la nation qui leur avait toujours été asservie; jusqu'à ses enfants qu'il réduisit à la condition de simples sujets... Eh bien! ce prince fit brûler tous les livres, et défendit, sous peine de mort, d'en conserver d'autres que d'agriculture, d'architecture et de médecine. Si Rousseau avait connu ce trait historique, le beau parti qu'il en eût tiré! Comme il eût fait valoir les raisons de l'empereur chinois!
L'Y-Wang-Ti disait que, dans un État où il y avait des gens qu'on appelle gens à talents, les gens de bien n'étaient que les seconds...; que partout où il y avait plus de gloire à penser qu'à faire, le nombre de ceux qu'on appelle penseurs devait toujours aller en augmentant, et avec eux le nombre des oisifs, des orgueilleux, des inutiles et des fainéants...; que ces jaseurs consacrant par des éloges absurdes les anciennes constitutions, ils liaient les mains du prince qui ne pouvait rien innover sans révolter la nation, quoiqu'il n'y eût pas une loi qui, au bout de cinquante ans, ne devînt un abus...; que les productions de l'esprit sont froides et maussades lorsque le génie n'est pas l'organe des passions, et qu'alors elles sont dangereuses. Le beau texte que voilà! Vous devriez m'aimer à la folie.
Que dirent de cette logique de l'Y-Wang-Ti les gens du conseil du coffre de fer, qui étaient tous lettrés?....Qu'il raisonnait comme un barbare.
Je vous fais grâce de toutes les réflexions qui furent amenées par ces traits historiques, vous les referez toutes et beaucoup d'autres.
Le Baron, qui est malade, en dépit de la médecine qui s'est emparée de lui, trouva fort mauvais que l'Y-Wang-Ti eût épargné les livres de médecine. Il disait qu'on ne connaissait pas le corps humain, qu'on ne connaissait pas les fonctions des parties, qu'on ne connaissait point la nature des substances qu'on donne en remèdes, qu'on ne connaissait rien, et qu'il ne comprenait pas comment on pouvait faire une science de tant de choses ignorées et inconnues.
Je lui répondis à la façon de l'abbé Galiani... Des Espagnols abordèrent un jour dans une contrée du Nouveau-Monde où les habitants grossiers ignoraient encore l'usage du feu. C'était en hiver. Ils dirent aux habitants qu'avec du bois et une autre chose ils imiteraient le soleil et allumeraient sur terre du feu comme celui qui luisait au soleil «Vous connaissez donc ce que c'est que le bois, dirent les habitants de la contrée aux Espagnols?—Non.—Vous connaissez donc le feu qui luit au soleil?—Non.—Vous connaissez donc au moins comment le feu prend au bois?—Non.—Et quand vous avez allumé le feu, sans doute que vous savez l'éteindre?—Oui.—Et avec quoi?—Avec l'eau.—Et vous savez donc ce que c'est que l'eau?—Non.—Et vous savez donc comment le feu est éteint par l'eau?—Non.» Les habitants de la contrée se mirent à rire, et tournèrent le dos aux Espagnols, qui allumèrent du feu qu'ils ne connaissaient pas, avec du bois qu'ils ne connaissaient pas, sans savoir comment le feu consumait le bois, et ensuite, avec de l'eau qu'ils ne connaissaient pas, ils éteignirent le feu qu'ils ne connaissaient pas sans savoir comment l'eau éteignait le feu.
Sur la fin de notre conversation, lorsque nous étions sur le point de nous retirer, je demandai au Baron s'il ne comptait pas dans la semaine faire un tour à Paris. Il me répondit que non. «En ce cas, lui dis-je, je profiterai du carrosse de Mme d'Aine, qui ramène demain ces messieurs.» Il y consentit, et me voilà de retour, sur le quai des Miramionnes, pour empêcher vos lettres d'aller au Grandval, où elles étaient déjà!
Nous avons eu le soir, Damilaville et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été doux. C'était le lundi. Le mardi matin, nous avons eu, Grimm et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été très-doux. Nous avons dîné ensemble. Je lui ai demandé des nouvelles de la santé de Mme d'Épinay.
À propos de Pouf, de Thisbé et de Taupin, nouveau personnage important dont vous n'avez point encore entendu parler, je vous ferais de bons contes, si j'en avais le loisir. Taupin est le chien du meunier; ah! ma bonne amie, respectez Taupin, s'il vous plaît. Je croyais savoir aimer, Taupin m'a appris que je n'y entendais rien, et j'en suis bien humilié. Vous vous croyez peut-être aimée; Taupin, si vous l'aviez vu, vous aurait donné quelque souci sur ce point. Il a pris un goût de préférence pour Thisbé. Or, imaginez que, par le temps qu'il faisait, tous les jours il venait à la porte s'étendre dans le sable mouillé, le nez penché sur ses deux pattes, les yeux attachés vers nos fenêtres, tenant ferme dans son poste incommode, malgré la pluie qui tombait à seaux, le vent qui agitait ses oreilles, oubliant le boire, le manger, la maison, son maître, sa maîtresse, et gémissant, soupirant pour Thisbé, depuis le matin jusqu'au soir. Je soupçonne, il est vrai, qu'il y a un peu de luxure dans le lait de Taupin; mais Mme d'Aine prétend qu'il est impossible d'analyser les sentiments les plus délicats, sans y découvrir un peu de saloperie. Ah! chère amie, les noms étranges qu'on donne à la tendresse! Je n'oserais vous les redire. Si la nature les entendait, elle leur donnerait à tous des croquignoles.
Mme d'Holbach prétend que Saurin et la dame de la Chevrette nous jouent, qu'ils nous mentent, en nous disant la vérité.
Me voilà donc installé rue Taranne pour jusqu'à l'automne prochain. Jeanneton est hors d'affaire. Sa maîtresse continuera encore quelques jours le vin de quinquina. Angélique a le cou libre, de l'appétit, de la gaieté, mais, sur le soir, un peu de fièvre. Elles se purgeront toutes, les unes après les autres, à commencer de demain; c'est l'enfant qui débutera.
Je crois bien que Racine vous fait grand plaisir: c'est peut-être le plus grand poëte qui ait jamais existé, chère amie. Gardez-vous bien d'attaquer le caractère d'Iphigénie. Sa résignation est un enthousiasme de quelques heures. Le caractère est poétique, et partout un peu plus grand que nature: si le poëte l'eût introduite dans un poème épique, où cet épisode eût été de plusieurs jours, vous l'auriez vue agitée de tous les mouvements que vous exigez; elle en éprouve bien quelques-uns, mais toujours tempérés par la douceur, le respect, la soumission, l'obéissance; toutes vos objections se réduisent à ceci: Iphigénie et moi sont deux. Le caractère d'Iphigénie était facile à peindre, celui d'Achille et celui d'Ulysse faciles, celui de Clytemnestre plus facile encore; mais celui d'Agamemnon, dont vous ne me dites rien, comment n'y avez-vous pas pensé? Un père immole sa fille par ambition, et il ne faut pas qu'il soit odieux. Quel problème à résoudre! Voyez tout ce que le poëte a fait pour cela. Agamemnon a appelé sa fille en Aulide; voilà la seule faute qu'il ait commise, et c'est avant que la pièce commence. Il est agité de remords, il se lève pendant la nuit; il veut l'empêcher d'arriver en Aulide; il n'y réussit pas, il se désespère de son arrivée, ce sont les dieux qui le trompent. Par qui fait-on plaider auprès de lui la cause de sa fille? Par un amant furieux qui la gâte par ses menaces, par une mère furieuse qui veut subjuguer son époux; on abandonne, au milieu de cela, ce père irrité au plus adroit fripon de la Grèce. Cependant il est sur le point de ravir sa fille au couteau, lorsque Ériphile dénonce sa faute aux Grecs et à Calchas qui la demandent à grands cris, et puis il y a dix ans que les Grecs sont devant Troie. Il n'y a pas un chef dans l'armée qui n'ait perdu un père, un fils, un frère, un ami pour l'injure Élite aux Atrides. Le sang des Atrides est-il le seul sang précieux de la Grèce? Tout sentiment d'ambition à part, Agamemnon ne doit-il rien aux dieux, ne doit-il rien aux Grecs? Que de circonstances accumulées pour pallier l'erreur d'un moment! Le secret de cette boîte-là vous a échappé.
Un peu de repos aura rendu la santé à vos dames. Si j'osais, je leur donnerais le conseil que Circé donne à Ascitte: Si seorsim à fratre unâ nocte dormieris.
Je sais bon gré à l'abbé Marin de vous amuser. Et l'abbé Blanc ne s'en mêle-t-il point? Je ne m'attendais guère à faire le rôle d'un père de l'Église et à être cité en chaire.
Que cette mère est à plaindre! oui, d'avoir la tête aussi mal faite. (Vous devinez bien l'à-propos de cela.) Qu'elle soit juste dans la dispensation de ses sentiments, et elle sera heureuse, et nous serions heureux aussi. Mais votre abbé Marin traite la grande affaire assez lestement, ce me semble; il y a bien plus de force et de mérite à lui qu'à un autre. Quelle raison pour croire tout cela vrai que de l'avoir prêché toute sa vie! Quoi donc? vous voudriez qu'ils se fussent égosillés pour une sottise, et qu'ils en convinssent! Cela ne se peut. C'est comme les voyageurs qui ont fait deux mille lieues; et ce sera pour des choses communes? Va-t'en voir s'ils viennent...
Cela n 'est guère poli. Pardon, mon amie. Vous voilà donc encore absente pour un mois; je ne vous avais accordé que jusqu'à la Saint-Martin, et je n'aime pas que vous dérangiez mou calcul. Il faut que je prenne patience sur nouveaux frais.
En vérité, on est bien mal avec ceux qui ressemblent à Morphyse; ce sont perpétuellement des ruses, des réticences, des mystères, des secrets, des méfiances, et puis l'habitude de la duplicité et de la dissimulation se prend, la franchise s'évanouit. Il est étonnant que cela n'ait pas pris davantage sur vos jeunes âmes, et qu'on n'ait pas fait de vous deux bohémiennes.
Vous n'avez point vu le nain de la dame D.... parmi les autres? C'est qu'elle n'y était pas; est-ce que vous avez oublié qu'elle est à couteau tiré avec la vieille fée, sa voisine; elle n'était pas à la Chevrette. L'indisposition de sa mère la retenait à Paris, tandis que l'ami était au Grandval; Pouf n'est pour rien là dedans. On m'a bien recommandé de me taire sur Pouf, j'ai promis et tenu parole.
Ne vous attendrissez pas trop sur la dame aux bras velus; il lui est arrivé ce qui arrivera à celles qui, sans dignité dans le caractère, sans respect pour elles-mêmes, ne tiendront pas loin ces animaux insolents qu'on appelle jeunes gens. Auparavant mon fils[87] la prenait à bras-le-corps, la tirait sur ses genoux, lui maniait les bras, mesurait sa taille fine entre ses mains, et elle disait en minaudant: Allons donc, finissez donc! que vous êtes enfant! Et mon fils a fini par lui éplucher les bras à table, en présence de vingt personnes.
Vous ne m'avez rien dit des propos de M. Le Roy; ils étaient pourtant bien gais et bien originaux.
Eh bien! vous êtes donc sûre que M. de Prisye ne s'y trompe pas? Mais, puisque vous avez pensé que cette phrase pourrait me paraître singulière, pourquoi n'avez-vous pas pensé qu'elle pourrait lui paraître aussi singulière qu'à moi? Pourquoi l'avoir laissée? Si vous me trompiez, s'il trompait Mlle Boileau, si vous étiez deux scélérats, ma foi, comme M. Orgon, je ne croirais plus aux gens de bien. Il faut que je consulte Mlle Boileau là-dessus. Nous verrons ce qu'elle en dira; sauf à vous faire, à vous et à lui, un petit secret de sa décision. Si nous nous en mêlons une fois, soyez sûre que nous saurons bien aussi vous faire des phrases singulières, et que nous serons bien assez traîtres pour vous en demander votre avis.
Je vous prie, mon amie, plus de comparaison entre Grimm et moi. Je me console de sa supériorité en la reconnaissant. Je suis vain de la victoire que je remporte sur mon amour-propre, et il ne faut pas m'ôter ce pauvre petit avantage-là.
Pourquoi la louange embarrasse-t-elle? C'est qu'il est contre la justice qu'on se doit de la refuser, puisqu'on la mérite, et contre la modestie qu'on exige de l'accepter, puisqu'alors ce serait se réunir aux autres pour se préconiser. On est décontenancé, comme il faut toujours qu'on le soit, lorsqu'il faut répondre, et qu'on ne saurait dire ni oui ni non. Je souhaite pour moi que ce soit là votre solution.
Vous voilà donc rappelée à Paris par M. de Fourmont. Ce cérémonial-là, de se rendre le maître chez vous, à neuf heures, pour vous entretenir de ce que votre sœur savait déjà, est encore d'un ridicule que je ne saurais trop louer, tant il est parfait. Que ne vous parlait-elle d'amitié en présence de Mme Le Gendre? Où était l'inconvénient de cette intimité? Jusqu'à quand serez-vous étrangère dans votre famille? Et le rôle d'Iphigénie vous étonne; et vous ne voyez pas que le vôtre est plus dur! Agamemnon n'immola sa fille qu'une fois, et Morphyse immole la sienne dix fois par jour. Il est plus facile de souffrir une grande peine que de souffrir toute sa vie de petites mortifications qui se succèdent sans fin.
Revenez donc; revenez voir en personne la tendresse que vous n'avez fait que lire; elle vous attend.
Non, Damilaville ne décachette point. Aussi celle adressée à M. Duval a-t-elle fait le voyage du Grandval avec les vôtres. On la lui a portée ce matin; il a répondu sur-le-champ, et cette réponse est partie contre-signée.
Arrivez donc, gros Fourmont. Tâchez donc d'accélérer votre lourde allure, et ramenez-moi ma Sophie.
Jusqu'à présent, j'ai écrit comme si Uranie devait me lire. Peut-être y avez-vous un peu perdu; mais j'ai voulu épargner à votre délicatesse le petit déplaisir de sauter des lignes, et de celer quelque chose à celle qu'on porte au fond de son cœur. Il me semble que cela me coûterait, à moi, et je vous mets souvent à ma place.
Quand vous vous séparerez de votre chère sœur, dites-lui de ma part, et du ton le plus touché que vous pourrez: «Chère sœur, nous nous reverrons tous les trois, nous nous reverrons».
Vous aurez lundi des nouvelles de M. de Saint-Gény. Damilaville a dû en demander aujourd'hui.
À propos, quatre-vingts livres de café, soixante pour vous et vingt pour moi, à trente-sept sous la livre. La modicité du prix m'a rendu la qualité suspecte. Voilà une phrase cadencée qui pue l'Académie. Si vous voulez en sentir tout le ridicule, dites-la du ton gascon dont M. Mairan disait à Rendu, son valet de chambre, de le tirer d'une mare d'eau: Rendu, sauvez-moi de ce déluge, d'une façon quelconque. Je suis un furieux bavard, n'est-ce pas, mon amie? Mais nous l'avons essayé, Grimm et moi, et nous l'avons trouvé bon. Demandez à madame votre mère si elle en veut toujours. Ce traître Damilaville en a quatre-vingts livres, de Marseille, dont il ne céderait pas un grain. Ferai-je mieux que lui? Oh! ma foi, je n'en sais rien.
Vous me direz apparemment ce que M. Duval aura chanté. À M. Duval, rue des Vieux-Augustins, etc. Quelle diable d'adresse est-ce là? Cela m'a un peu brouillé.
Mais est-ce qu'Uranie ne daignera pas prendre la plume un jour, et mettre un petit mot de sa main à la fin d'une de vos lettres? Un petit mot doux pour celui qui fait tout pour lui marquer son respect, lui inspirer une haute idée d'elle-même, celle qu'il en a, et mériter un peu son estime.
Je ne sais pas ce qu'il y avait dans ma dernière lettre, sur le vice et sur la vertu d'assez passable, pour que vous ayez osé en faire part à madame votre mère. De quoi s'agissait-il? Je mets si peu de prétention à ce que je vous écris que, d'un courrier à l'autre, la seule chose qui m'en reste, c'est que j'ai voulu vous rendre compte de tous les instants d'une vie qui vous appartient, et vous faire lire au fond d'un cœur où vous régnez.
Adieu, ma tendre amie. Voilà encore un petit volume. Si j'en avais eu le temps, j'y aurais mis une épître dédicatoire.
Il arriva avant-hier, chez Damilaville, une petite aventure qui prouve que rien ne gagne comme l'exemple de la bonté.
Un habile garçon, qui s'appelle Desmarets, devait être envoyé en Sibérie pour y faire des observations; il n'ira pas. On lui préfère un sot appelé l'abbé Chappe[88] Desmarets, Tillet, et un jeune conseiller au Parlement, qui avaient dîné chez Gaudet, montèrent, le soir, chez Damilaville, où j'étais. Je connaissais Desmarets et Tillet; on se salue, on s'embrasse, et je dis à Desmarets: «Que faites-vous ici? je vous croyais à grelotter au Kamtchatka, dans un trou de quelque Jakut.» Vous entendez sa réponse: «Je suis fâché, pour le progrès des sciences, qu'un autre fasse le voyage.» Il ajouta qu'il avait préparé un grand nombre d'expériences qu'assurément l'abbé Chappe ne fera pas. «Avez-vous un mémoire bien détaillé de toutes ces expériences?—Tout prêt.—Savez-vous ce qu'il faut en faire? Le porter à l'abbé Chappe. Parce que vous ne pouvez pas faire le bien par vous-même, ne devez-vous pas contribuer de toutes vos forces pour qu'il soit fait par un autre? » Tout le monde fut de mon avis.
Je ne pourrais soutenir cette pensée qu'un homme a eu cet avantage sur moi.... Cet homme est un homme de bien, du moins je dois le supposer. Il vous est dévoué, âme et corps, il ne vit que pour vous, il étudie toutes vos volontés. C'est vous qui faites son bonheur, sa peine, son repos, ses alarmes; son sort est attaché au vôtre. Il ferait le tour du monde pour vous aller chercher un fêtu qui vous plairait; et, lorsque vous lui accordez la seule récompense qu'il se promette, et qu'il s'efforce de mériter, vous appelez cela accorder de l'avantage sur soi. Est-ce là l'expression? Je m'en rapporte à vous-même, qui avez l'esprit juste. En toute autre circonstance, il me semble qu'on dirait: c'est retour, c'est équité. Les coquettes laissent prendre de l'avantage sur elles; les femmes galantes et à tempérament aussi; les folles, les étourdies, et, en un mot, toutes celles qui ne mettent aucun prix honnête à leurs faveurs, et qu'on possède sans les avoir méritées. Mais il n'en est pas ainsi des autres.
Vous souvenez-vous d'un trait que je vous ai raconté d'un de mes amis[89]? Il aimait depuis longtemps; il croyait avoir mérité quelque récompense, et la sollicitait, comme elle doit l'être, vivement. On le refusait sans en apporter de raisons il s'avisa de dire: «C'est que vous ne m'aimez pas....» Cette femme aimait éperdument. «C'est que je ne vous aime pas! répondit-elle en fondant en larmes. Levez-vous (il était à ses genoux), donnez-moi la main»; il se lève, il lui donne la main, elle le conduit vers un canapé, elle s'assied, se couvre les yeux de ses mains sous lesquelles les larmes coulaient toujours, et lui dit: «Eh bien! monsieur, soyez heureux.» Vous vous doutez bien qu'il ne le fut pas. Non ce jour-là; mais un autre qu'il était à côté d'elle, qu'il la regardait avec des yeux remplis d'amour et de tendresse, et qu'il ne lui demandait rien, elle jeta ses deux bras autour de son cou, sa bouche alla doucement se coller sur la sienne, et il fut heureux.
Il y a une lettre de vous chez Damilaville. Je cours bien vite la chercher. Adieu, adieu.
De Saint-Gény se porte à merveille. C'est un garçon de bien, très-aimé, très-considéré. On rend justice à ses talents; mais il n'a ni zèle ni activité. On lui reproche de l'indolence et de la paresse. Il faudrait que madame votre mère et la sienne le secouassent de temps en temps. Je vous réponds toujours de la protection de M. Damilaville pour lui, parce que M. Damilaville a de l'amitié pour moi, et qu'il sait l'intérêt que je prends à M. de Saint-Gény, et à tout ce qui vous tient par le fil le plus léger.
Mes très-humbles respects à madame votre mère.
LII
À Paris, le 10 novembre 1760.
Voyez l'attention de M. Damilaville. C'est aujourd'hui dimanche. Il a été forcé de sortir de son bureau. Il ne doutait pas que je ne vinsse ce soir; car je ne manque jamais quand j'espère une lettre de vous. Il a laissé la clef avec deux bougies sur une table, et entre les deux bougies, la petite lettre de vous avec un billet de lui bien honnête. Je vous ai lue et relue; je suis seul et je vais vous répondre.
Je suis bien fâché que madame votre mère soit indisposée. Il n'y a qu'un jour à son compte, quoiqu'il y ait bien du temps au nôtre, qu'elle est à la campagne. Ce sont d'abord les mauvais temps qui l'ont empêchée d'en jouir; et, quand les mauvais temps vont cesser, car enfin ils vont cesser, s'ils ne doivent pas durer toujours, voilà un rhumatisme qui la tient courbée sur les tisons. Comment se fait-il qu'elle ait de la gaieté, et avec vous? Hier, je disais, avec Damilaville, que quand j'étais las de voir aller les choses contre mon gré, il me prenait des bouffées de résignation. Alors la douleur des hypocondres se détend, la bile accumulée coule doucement: le sort ne me laisserait pas une chemise au dos, que peut-être j'en plaisanterais. Je conçois qu'il y a des hommes assez heureusement nés pour être, par tempérament et constamment, ce que je suis seulement par intervalle, de réflexion, et par secousses; témoin l'auteur de Zaïde, ce petit abbé de La Marre qui n'avait pas un sou, qui se portait mal, qui n'avait ni habit, ni pain, ni souliers;
Sa culotte, attachée avec une ficelle.
Laissait voir, par cent trous, un cul plus noir qu'icelle.
Eh bien! le soir, sur les onze heures, lorsque tout le inonde dormait, il contrefaisait, avec une pipe à fumer, les cris d'un enfant exposé; et le matin, sur le point du jour, il mettait en train de chanter tous les coqs du voisinage. Au sein de l'indigence, il était plus heureux que nous[90]. Votre mère a pris son parti. Elle aura de la bonne humeur jusqu'à demain. Cette espèce de philosophie éphémère ne dure pas davantage.
On parle donc de retour! On remue donc les malles! Le courrier prochain m'apprendra peut-être votre départ. Ne vous attendre que pour les derniers jours du mois, je ne saurais. Vous m'avez mis en train d'espérer. S'il nous est permis d'aller au-devant de vous, vous nous le direz apparemment. Au reste, ne faites rien là-dessus de votre mouvement. Si l'on nous rencontre sur la route, qu'on s'y attende, et qu'on l'ait à gré. Oui, ce fut un terrible jour que celui que vous rappelez. Mais vous aviez de la santé, on pouvait se flatter que vous supportiez la fatigue du voyage; on ne craignait pas que vous restassiez mourante dans une auberge ou sur un grand chemin. Il vint un jour, et ce jour était la veille même de votre départ, où j'avais toutes ces alarmes. On vous croyait assez de force pour faire soixante lieues en poste, dans une voiture très-dure, dans la saison la plus fatigante, et vous étiez dans votre lit, et vous ne pouviez vous tenir debout, et vous n'auriez pas fait pour toute chose au monde le tour de votre chambre, et vous ne pouviez parler. Mais laissons cela; ma bile se remuerait trop violemment; je ne m'en porterais pas mieux, je n'en serais pas plus content, et de celle qui vous entraînait, et de celle qui se portait à sa fantaisie, et qui fermait les yeux sur votre état.
Mais qui est-ce qui vous a envoyé la Confession de Voltaire[91]? Vous ne me le dites pas. À propos de Voltaire, il se plaint à Grimm très-amèrement de mon silence. Il dit qu'il est au moins de la politesse de remercier son avocat[92]. Et qui diable l'a prié de plaider ma cause? Il a, dit-il, ressenti la plus vive douleur, chère amie; on ne saurait arracher un cheveu à cet homme, sans lui faire jeter les hauts cris. À soixante ans passés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n'est pas encore fait à la peine. Il ne s'y fera jamais. L'avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu'au moment où la vie lui échappera.
Non, je ne sais pas qui est l'auteur de la Confession. Oui, je suis dans la grande ville, et si je n'avais pas eu cent fois plus de force qu'Adam le jour que la pomme fatale lui fut présentée, je serais parti pour la Chevrette; j'y étais appelé par un billet doux, et par un billet très-doux; car il y en avait deux.
L'enfant, à qui la mauvaise santé ne peut ôter ni la sérénité ni la sensibilité, me jeta ses petits bras autour du cou, et m'embrassa, en disant: «C'est mon papa, c'est mon petit papa.» Je passai dans mon cabinet où je trouvai une pile de lettres. Je les lus. On servit, et nous nous mîmes à table.
Mes collègues n'ont presque rien fait. Je ne sais plus quand je sortirai de cette galère. Si j'en crois le chevalier de Jaucourt, son projet est de m'y tenir encore un an. Cet homme est depuis six à sept ans au centre de six à sept secrétaires, lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette position-là ne l'a pas encore ennuyé.
Je n'ai rien outré à la peinture de la maladie du père Hoop. Il a été sur le point de secouer le fardeau. Quand je lui demandai ce qu'il estimait le plus de la vie, il me répondit: «Premièrement de n'y être pas, secondement de se bien porter; vous voyez combien je suis chanceux; j'y suis et je me porte mal.» À vous parler vrai, je ne compte pas qu'il finisse naturellement.
Vous auriez fait une belle chose sans les contre-seings. Les endroits de mes lettres où je vous dis que je vous aime sont ceux qui vous plaisent le plus; c'est, dites-vous, la seule chose qu'il y ait dans les vôtres, c'est-à-dire qu'elles sont pour moi partout comme les miennes dans les ligues qui vous en paraissent excellentes. Ne suis-je pas bien à plaindre? Mes lettres sont variées, et les vôtres le seront, et plus agréablement encore que les miennes, quand vous pourrez vous résoudre, comme moi, à m'envoyer vos conversations d'Isle. Vous verrez que ce que vous, Mme Le Gendre et madame votre mère direz sur un sujet ou de goût, ou de caractère, ou d'affaire, ou d'histoire, ou de morale, ne vaudra pas mieux que les boutades de l'Écossais, que les folies de Mme d'Aine, que l'originalité du Baron, et que mon marivaudage, car je marivaude, Marivaux sans le savoir, et moi le sachant.
Je n'ai point encore fait de feu. Tant que celui de nature me suffira, je me passerai de l'autre.
Cette sobriété d'un jour n'a pas duré davantage. Damilaville ne l'a pas voulu. Nous dînâmes hier ensemble depuis deux heures et demie jusqu'à neuf heures du soir. À neuf heures sonnantes nous prenions le plus délicieux café du monde. Oh! la bonne chose pour la santé qu'une débauche de bon vin!
Mon ami est l'homme le plus inabordable. Il a un froid, un sec, un renfermé qui déconcerte la première fois; à la centième comme à la première, quand cela lui convient.
Le nom de Pouf vous fait rire, vous paraît bien imaginé. Le petit animal tout rond, gros comme le poing, ressemble parfaitement à son nom.
Je n'entends rien non plus à la ligne où il s'agit de fête et de messe, sinon que quelquefois je vous commence la veille une lettre que je continue le lendemain, comme si c'était le même jour. Voilà la clef d'une infinité d'autres endroits.
Oui, il ne tiendra qu'à Uranie d'aimer sa fille à la folie. Je crois en avoir le secret, mais ce sera pour une autre fois.
Bonsoir, mes bonnes amies; si vous aimiez autant que moi, et que vous le sentissiez comme je fais dans ce moment, vous seriez trop heureuses. Je prends votre main, je la mets dans la sienne, et je les serre toutes deux.
LIII
À Paris, le 11 novembre 1760.
J'étais venu ici dans le dessein d'y trouver une lettre et d'y répondre. J'ai eu la lettre. Je l'ai lue avec le plaisir que toutes me donnent, mais il ne m'a pas été possible de vous faire réponse.
J'ai trouvé Thiriot, un ami de Voltaire; c'est un bon homme, mais d'une mémoire cruelle. Il s'est mis à nous réciter des vers de tous les poètes du monde, et il était près de neuf heures quand il nous a quittés.
Le moyen de passer ici le temps qu'il me faudrait pour vous entretenir des peines que se donne Uranie, et y apporter la consolation qu'elle peut attendre de moi! Je me suis fait une loi de rentrer de bonne heure, du moins jusqu'à ce que tout le monde se porte mieux à la maison. Je vous écris seulement ce billet pour prévenir l'inquiétude que mon silence pourrait vous causer. Bonsoir, ma tendre amie. Jeudi, je tâcherai de réparer la brièveté de celle-ci. Si vous la comparez avec la précédente, vous ne manquerez pas de dire que je suis extrême en tout. Je ne sais si cela est aussi généralement vrai qu'on pourrait te croire; mais en tendresse, en attachement, en estime, en respect pour vous, quelque extrême qu'on veuille me supposer, je ne ferai mentir personne. Un mot de moi à Uranie. Elle voit sa fille d'un air trop sévère. Quand elle aura causé là-dessus avec elle-même pendant une matinée, elle retrouvera sa fille à moitié corrigée. Avant que d'accuser l'enfance d'une autre, je lui demande de se rappeler la sienne. Qu'est-ce que la sensibilité? L'effet vif sur notre âme d'une infinité d'observations délicates que nous rapprochons. Cette qualité, dont la nature nous donne le germe, s'étouffe ou se vivifie donc par l'âge, l'expérience, la réflexion. Nous serions tous bien honteux si nos parents avaient tenu registre de toutes tes choses dures, cruelles même, que nous avons dites ou faites, quand nous étions jeunes. Nous verrions, dans l'histoire de nos premières années, l'excuse des premières années de nos enfants que nous jugeons si sévèrement. Un peu de patience, il en a fallu tant avoir avec nous. Je ne me tiens pas quitte par ce petit nombre de lignes. Le sujet est trop important pour n'y pas revenir. Bonsoir, mon amie, bonsoir. Ne perdez rien de votre amour. Pour peu que vous en diminuassiez, vous ne me payeriez plus de retour.
LIV
À Paris, le 2 novembre 1760.
Les gens du monde n'ont point d'honneur: ils font trop d'affaires et de trop importantes; ils s'écartent d'abord un peu du droit chemin, puis encore un peu, et de petits écarts en petits écarts réitérés, bientôt ils se trouvent tout à fait égarés, et ce qu'ils ont fait avec succès devient l'unique règle de ce qu'ils ont à faire. Vous voyez bien à quoi je réponds. Mais ce qui me confond, c'est cette espèce de bienfaisance malhonnête avec laquelle ils se prêtent à arranger à leur mode tes affaires des gens scrupuleux. On dirait, ou qu'ils n'ont pas assez de leurs propres iniquités, ou qu'ils croient expier celles-ci par celles qu'ils veulent bien commettre en faveur des autres. Il semble qu'ils se disent en eux-mêmes: Vous voyez bien, si ma morale est mauvaise, au moins j 'ai la même pour moi et pour mes amis.
Il y avait donc bien de la tendresse, du respect, de l'estime dans cette lettre de rappel? Les sentiments qu'il nous a vu prendre de sa moitié, à nous qui sommes censés nous connaître en mérite, n'ont pas peu contribué à lui inspirer ceux qu'il en a. Il a cru pouvoir estimer un peu celle que nous adorons. Elle a cru longtemps que la seule chose qu'elle désirait en son mari, c'était de l'estimer ce qu'elle valait; elle s'est trompée. Il en est venu là, et je gage qu'elle n'en est pas plus éprise.
Vous voilà donc seule à présent, mais heureusement ce ne sera pas pour longtemps; tout m'annonce un retour prochain. Ces travaux projetés sur la rivière de Larzicourt sont ou différés ou moins inquiétants, puisqu'on cherche des chevaux; mais je ne veux plus compter sur rien. Je suis trop mal à mon aise lorsqu'une lettre vient détruire les espérances que j'avais conçues sur la précédente. On dirait que Morphyse a deviné que vous m'écrivez tout, et qu'elle se fait un jeu de vous montrer à celui que vous aimez et de vous ravir à ses souhaits, d'une poste à l'autre.
Vous faites aussi des débauches de table! Cela vous convient fort. Et qui est-ce qui vous a permis de vivre comme ceux qui se portent bien? Me voilà tout à fait dérangé. J'ai eu les intestins brouillés, des envies de vomir, de la fièvre, de l'insomnie; je devais être émétisé aujourd'hui. J'étais trop échauffé pour qu'on l'osât; c'est partie remise. En attendant, je vais, je viens, je ris, je cause, je me plains, et demain il n'y paraîtra plus. Mais vous, vous payez de quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop. Tout le monde se porte bien, excepté moi et Angélique. Vous ai-je dit que cette petite étourdie-là s'était arraché un ongle du gros orteil? Il n'en fallait pas davantage pour mettre en péril le pied d'un autre enfant moins sain. Elle n'en a pas été alitée plus d'un jour.
J'ai lu à M. Grimm la comparaison que vous nous avez faite d'Hypermnestre avec Tancrède, il trouve que cela n'est pas si taux qu'il en taille rougir.
Je n'oublierai pas votre billet de loterie. Mme Le Gendre ne se lasse donc pas d'inviter la fortune. J'en suis bien aise... Mais la fortune en use avec elle comme la cliente en use avec ses amants.
Nous ne sommes pas à Bouillon, mais il est décidé que nous imprimerons en pays étranger, et que je n'irai pas. Ma présence donnera le change à nos ennemis, et rien n'empêchera, avec trois ou quatre contre-seings dont nous disposons, que les feuilles ne nous viennent et que nous ne puissions avoir l'ouvrage à notre aise.
Vous n'avez pas répondu juste à mon raisonnement en faveur de la médecine. La sensibilité on l'insensibilité des êtres sur lesquels on opère ne fait rien à la certitude ou à l'incertitude des expériences.
Ma sœur a un étrange procédé avec moi. Je vous ai dit, il y a deux mois, qu'elle m'avait envoyé un compte avec des modèles de quittances: j'ai transcrit les quittances au bas du compte, j 'ai renvoyé le tout, et depuis je n'ai entendu parler de rien. Ce maudit saint[93] l'aurait-il pervertie? Malheur à la famille dans laquelle il y aura un saint!
À moi, mes gendres, est d'autant plus plaisant qu'il y a longtemps que le danger est passé[94].
Caliste chancelle, et ce pauvre Colardeau, qui en est l'auteur, est désespéré[95]. Voici encore quelques beaux endroits que je me rappelle. Caliste dit de son abominable amant: Mais qui peut le rappeler auprès de moi? La jalousie? Lui, jaloux! Ce lui, jaloux! est beau. Et comme cette enchanteresse de Clairon le dit! Quand sa confidente l'invite à donner la main à un époux qui lui est présenté par son père: Moi, dit-elle, j'irais porter mes affronts en dot à mon époux! et à un ami de Lotario, qui lui laisse apercevoir qu'il sait son malheur: Éloignez-vous, vous m'avez fait rougir; ne me voyez jamais. Et ces deux vers-ci, qu'en direz-vous?
La nature, crois-moi, dans le sein d'une mère,
Pousse un cri plus plaintif que dans celui d'un père.
Je me suis grippé, à l'occasion de cet endroit, avec le mari de ma bonne amie, Mme Riccoboni, et lui avec moi, sans nous connaître. Toutes les nuits il m'en revient des bribes qui me font tressaillir.
À propos de la maladie de Mme Helvétius, croiriez-vous bien que ces Jésuites, qui ont si cruellement persécuté son mari, ont eu le courage de lui faire visite? Je voudrais bien pouvoir vous rendre les propos qu'il leur a tenus avec sa brusque bonhomie; il n'y a pas un mot à perdre: «Mais comment, Pères, c'est vous! Vous êtes des hommes incompréhensibles. Vous vous croyez faits pour tout subjuguer, amis, ennemis.—Nous en sommes bien fâchés, nous n'avons pu faire autrement.—Je sais bien que vous seriez d'honnêtes gens, si cela dépendait de vous. Il y a beaucoup d'autres gens dans la société qui sont exactement dans le même cas; cela ne dépend pas d'eux; ce sont des coquins à qui je pardonne de l'être, mais je ne les vois pas.»
Que pensez-vous de cela? Le reste ne me revient pas, mais il est exactement comme l'échantillon que voilà.
Vous savez apparemment que le capitan bacha ou l'amiral du sultan, qui va tous les ans, au nom de son maître, recueillir le tribut dans les îles de l'Archipel, s'en revenait avec dix à onze millions, lorsqu'un mouvement de dévotion le fit relâcher à une petite île appelée Lampédouse, où les chrétiens et les musulmans ont un petit temple commun; et que, tandis qu'il était en oraison, les esclaves chrétiens qui étaient sur son bord, au nombre de deux cents, ont assommé, avec leurs chaînes, les esclaves turcs, ont mis à la voile, et s'en sont allés à Malte, où ils ont été bien reçus, et où l'on a accordé la liberté à cinq esclaves turcs qui avaient généreusement aidé les esclaves chrétiens à massacrer leurs confrères. Récompense bien placée! À votre avis?
M. et Mlle de Buffon sont arrivés. J'ai vu madame. Elle n'a plus de cou; son menton a fait la moitié du chemin; devinez ce qui a fait l'autre moitié? moyennant quoi ses trois mentons reposent sur deux bons gros oreillers. Elle me paraît avoir un peu oublié ses douleurs. Je ne dînai point avec elle; j'avais promis à Mme d'Épinay, à l'ami Grimm et à l'abbé Galiani.
L'abbé est petit, gras, potelé: un certain Ascylte, de votre connaissance, un certain Lycas, aussi de votre connaissance, s'en seraient bien accommodés autrefois. Il nous disait à ce propos qu'un jour il voyageait dans un coche public; c'était en hiver. D'abord, on ne sut avec qui l'on était; mais lorsque le jour commença à paraître, il se trouva à côté d'un Jésuite; deux filles à côté d'un Bernardin et d'un Bénédictin, et celui-ci à côté du secrétaire d'un sénateur napolitain. Il ne se passa rien dans la matinée, sinon que les deux moines faisaient tous leurs efforts pour se rendre agréables aux deux filles. Chacun alla dîner de son côté. La soirée fut comme la matinée, c'est-à-dire même galanterie de la part des moines. Le souper se fit en commun. Après le souper, lorsqu'il fallut se retirer, le Jésuite s'approcha de l'abbé, et lui dit: «Monsieur, il ne paraît pas que nous sommes là en bonne compagnie: vous devriez demander une chambre à deux lits pour nous.» L'abbé obligeamment la demanda, et l'obtint. On mit les deux filles dans une autre chambre à deux lits, les deux moines dans une troisième chambre à deux lits, et le secrétaire du sénateur dans un cabinet, seul. Chacun retiré, le Jésuite entreprit l'abbé de conversation, de son lit au sien. Tandis que l'abbé et le Jésuite causaient, un des moines attendait que l'autre moine fut endormi, afin d'aller trouver les filles. Le Bernardin fut le plus pressé; il se lève sur la pointe du pied, il va dans la chambre des filles, il rencontre un lit, il tâte, il était vide: une des filles, qui l'occupait, était allée causer avec le secrétaire. Il va à l'autre lit, il y trouve l'autre fille, et se place à côté d'elle. Cependant le Bénédictin s'avançait sur ses pas; il arrive droit au lit du Bernardin et de la fille; ce fut le Bernardin qui lui tomba sous la main; il le happe par le cou, il le trame au milieu de la chambre, et se met à sa place. L'autre se relève, et s'en va tomber à corps de poing sur son rival; il frappe à tort à travers; la fille en reçoit un dans l'œil, et se met à faire des cris affreux. Les deux moines, en chemise, se battent, et font aussi des cris affreux. Le Jésuite, qui causait avec l'abbé, effrayé, se lève, court au lit de l'abbé et lui dit: «Monsieur, entendez-vous ces cris? Je me meurs de peur; de grâce, faites-moi une petite place à côté de vous.» Le moyen, ajoute l'abbé, de renvoyer ce pauvre Jésuite! il avait si peur! Et pendant que le Jésuite se rassure, quoique le bruit augmente, l'hôte monte. On laisse une des filles couchée avec le secrétaire, on enferme l'autre sous clef, on sépare les deux moines, et le reste de la nuit se passa fort bien.
Le père Hoop se porte un peu mieux. Il m'a dit, à l'occasion du nouveau roi d'Angleterre, une histoire très-cynique. Adieu, ma tendre amie, il se fait tard. Je vous écris chez Damilaville. Je me porte mal. Je n'aime point à me foire attendre, je m'en vais. M. Gaschon a envoyé chez moi ce matin savoir comment je me portais. Je lui ai donné rendez-vous pour dimanche matin chez Mlle Boileau. S'il se porte bien, si je me porte bien, si je me porte mieux, nous causerons un peu gaiement. Vous vous doutez bien qu'il sera aussi un peu mention de vous.
Adieu, j'ai les yeux faibles, la tête fatiguée; j'écris sans savoir ce que j'écris: revenez me mettre à la raison. Malgré toutes les promesses que je me suis faites de ne me plus promettre rien, je ne sais pourquoi je me flatte que cette lettre sera la dernière que je vous écrirai Adieu. J'ai reçu ce matin un billet de M. Grimm, qui est charmant. Le comte de Lauraguais m'est venu voir. Savez-vous l'accident arrivé à sa femme? Elle voulait prendre des gouttes d'Hoffmann; on s'est trompé de bouteille, et on lui a donné quatre-vingt-quatre gouttes de laudanum. Elle n'en mourra pas. Bonsoir, ma bonne amie; adieu. Je ne saurais vous quitter tant qu'il me reste un quart d'heure, et que je suis à côté de vous, ou tant qu'il me reste une ligne de papier blanc, et que je vous écris.
LV
À Paris, le 25 novembre 1760.
C'est, je crois, vendredi passé que je devais prendre l'émétique. Ils disaient tous que c'était le seul remède aux défaillances et aux envies de vomir dont je suis attaqué tous les matins, depuis environ deux ans. Mais j'eus la fièvre le soir, la nuit fut mauvaise, et je me trouvai si échauffe, si brûlant, quand on m'apporta le purgatif que je vis trop d'imprudence à le prendre. Depuis j'ai vécu sobrement, j'ai pris du thé, j'ai humecté, et je guérirai, si je ne me trompe, par le seul régime. Je dîne seul; quelque frugal que soit le repas que je fais, il est suivi d'un mal de tête, léger à la vérité, mais signe d'un estomac qui fatigue, et qui digère avec peine. Laissons là ma santé, qui se raccommodera plus aisément encore qu'elle ne s'est dérangée, pourvu surtout que la faculté ne s'en mêle pas. Or, elle ne s'en mêlera pas; je crains ses formules.
J'allai chez Mlle Boileau, où j'espérais que l'ami Gaschon m'aurait précédé: point d'ami Gaschon. Mlle Boileau, en jupon court et en casaquin blanc, blanc si vous voulez, était chez Berger. Le fils de M. de Solignac s'écrivait à la porte; sur mon nom il sortit; je lui demandai des nouvelles de monsieur son père, de madame sa mère; sa mère était à la messe. Cependant Mlle Boileau descend, je la vois traverser la cour sur la pointe du pied; je laisse M. de Solignac le fils, et je la vais trouver chez elle. Nous causâmes d'abord de vous, puis d'elle, de M. de Prisye, de moi, de Mme Le Gendre, de madame votre mère, de vos affaires, de votre absence, de votre retour. Nous y serions encore, mais Mme de Solignac arriva au milieu de notre ramage et le rendit un peu plus réservé. Je lui dis que j'aurais eu l'honneur de lui présenter mon respect plus tôt, que j'étais venu, entre deux voyages à la campagne, dans ce dessein, qu'elle n'y était pas, et que je m'y étais fait écrire par M. de Solignac; et puis le bavardage banal commença. Je ne sais comment je m'en tirai, je lui demandai des nouvelles de madame.... et de vous surtout, si elles étaient fraîches. Elle me répondit qu'elle en avait de trois jours par madame sa mère, mais non par vous. Est-ce que vous négligeriez de lui écrire? Elle se leva; je lui demandai la permission de lui faire une visite; elle me l'accorda, et elle s'en alla, appelée par les soins que demandait d'elle Mlle de Solignac attaquée d'un érysipèle.
Mlle Boileau n'était ni habillée ni emmessée, et elle dînait en ville, ce qui nous sépara promptement. Je donnai à M. Gaschon trois quarts d'heure dont Mlle Boileau ne voulait point. Je le trouvai. Oh! combien nous dîmes de folies! Je le quittai pour me rendre à dîner chez le Baron; mais nous nous retrouverons, rue Pavée, Mlle Boileau et moi, après-demain. Il faut pourtant que j'aie vu Mme de Solignac chez elle avant voire retour, que l'on ne croit pas ici aussi voisin que vous l'imaginez. En vérité, je jure qu'avec ces malles descendues, ces chevaux demandés, madame votre mère vous joue.
Je dînai chez le Baron avec l'auteur de Caliste. Il n'a pas une once de chair sur le corps; un petit nez aquilin, une tête allongée, un visage effilé, de petits yeux perçants, de longues jambes, un corps mince et fluet; couvrez cela de plumes, ajoutez à ses maigres épaules de longues ailes, recourbez les ongles de ses pieds et de ses mains, et vous aurez un tiercelet d'épervier. Je lui fis beaucoup de compliments sur sa pièce, et ils étaient sincères. Nous nous promîmes de nous revoir. Ce sera quand il voudra; c'est son affaire. La présence de Saurin renferma un peu les amitiés que j'aurais faites à Colardeau, je craignis d'allumer de la jalousie; Grimm et Colardeau allèrent sur les cinq heures à la Comédie. Moi je vins ici sur les sept heures chercher une lettre de vous, que j'y trouvai; c'est la quarante-deuxième. Morphyse sera donc toujours Morphyse, un gros écheveau brouillé de secrets et de mystères. M. Fourmont n'était pas encore hier à Paris; car on n'aurait pas manqué de me le dire. Emballez toujours vos chiffons, mais emballez les uns après les autres; sans cette précaution, craignez que l'impatience ne vous prenne trop violente, lorsque vous n'aurez plus rien à serrer, et que le premier pas réel ne se fera point, et que vous aurez fait le dernier pas imaginaire vers Paris.
Je suis bien aise qu'il y ait par-ci par-là, dans mes griffonnages, quelques mots que vous puissiez lire à madame votre mère, et qui vous fassent pardonner un peu l'exactitude de ce commerce; car je crois que, sans un peu d'intérêt, elle me pardonnerait aisément une passion qui vous rendrait malheureuse.
Ce vers qui vous plaît tant, et qui me fait tourner la tête, à moi:
Peut-être que mon père y mêla quelques pleurs[96],
croyez-vous bien qu'il y a ici des gens d'un goût assez gauche pour oser l'attaquer, et à qui il a fallu que je disse: Grosses bêtes, ne voyez-vous pas comme ces pleurs excusent son père, dans le moment le plus cruel? Et comme cette réflexion, au moment de mourir, fait honneur à cette fille! Et puis, quel tableau que celui d'un père qui laisse tomber des larmes dans la même coupe où il verse des poisons pour sa fille! Il n'y a rien de sacré pour la sottise, la méchanceté et l'envie; elles portent leurs mains sacrilèges sur tout.
Depuis que je suis revenu de la campagne, il me semble que je ne sens plus si bien que je vous aime. C'est un bruit autour de moi; ce sont des saccades: c'est un charivari qui m'arrache à moi-même. Je ne saurais plus donner d'attention aux mouvements de cœur. Il fut de la retraite, du repos, du silence aux amants. Le tumulte des grandes villes ne fatigue personne comme eux. Ils soupirent après la fin du jour; c'est lorsque le sommeil enchaînera tous ces êtres bruyants qui les distraient et qui les importunent qu'ils se retrouveront avec leur amie.
Vous voilà donc bien fière de sa bonne humeur. Jouissez-en. Pour moi, j'en serais affligé. Je ne pourrais souffrir de devoir à la satisfaction d'une misérable petite fantaisie le prix de mon attachement, de mes soins, de ma tendresse, d'une infinité de qualités personnelles. Il est bien malheureux qu'elle n'ait pas tous les jours des casaquins estropiés à raccommoder; vous seriez dispensée d'être vraie, douce, honnête, attentive, franche, soumise, vertueuse, désintéressée; vous seriez chérie sans toutes ces misères-là.
C'était bien mon dessein de ne pas écrire à ce méchant et extraordinaire enfant des Délices[97]; mais comment pourrai-je à présent m'en tirer? Voilà-t-il pas que Damilaville et Thiriot m'ont mis dans la nécessité de lui faire passer mes observations sur Tancrède!
Le chevalier de Jaucourt. Ne craignez pas qu'il s'ennuie de moudre des articles; Dieu le fit pour cela. Je voudrais que vous vissiez comme sa physionomie s'allonge quand on lui annonce la fin de son travail, ou plutôt la nécessité de le finir. Il a vraiment l'air désolé. Je serai quitte de mon ouvrage avant Pâques, ou je serai mort. Vous en croirez tout ce qu'il vous plaira, mais cela sera. Ce qui me prend un temps infini, ce sont les lettres que je suis forcé d'écrire à mes paresseux de collègues, pour les accélérer. Ils ont la peau si dure, que j'ai beau piquer des deux, ils n'en vont pas plus vite; mais, sans l'attention de leur tenir sans cesse l'éperon dans le flanc, ils s'arrêteraient tout court.
Thiriot est un bon homme qui n'est ni suffisant, ni fat. Il a une mémoire étonnante, et il aurait assez d'esprit s'il savait moins. Il a tout retenu. Au lieu de dire d'après lui, il cite toujours; ce qui fatigue et déplaît.
Je trouve que vous avez envisagé la question de la louange sous bien plus de faces que je n'ai fait. Mais vous m'avez seulement demandé pourquoi elle embarrassait. Il est vrai que vous êtes un peu baroque. Mais c'est que les autres ont eu beau se frotter contre vous, ils n'ont jamais pu émousser votre aspérité naturelle. J'en suis bien aise. J'aime mieux votre surface anguleuse et raboteuse que le poli maussade et commun de tous ces gens du monde. Au milieu de leur bourdonnement sourd et monotone, si vous jetez un mot dissonant, il frappe, et on le remarque. Tant mieux si elle n'a rien vu de votre trouble; car je pense que sa réflexion vous troubla. Ses principes, ses principes! Tout cela vaudrait bien la peine d'être discuté. Je trouve qu'elle se permettrait aisément la chose importante, et qu'elle se ferait un grand mérite de s'interdire l'accessoire qui n'est rien.
Non, chère amie, vous avez beau prêcher la sobriété, vous ne m'ennuierez point; je verrai toujours l'intérêt que vous prenez à ma santé, et je ne m'en corrigerai pas davantage. Pourquoi voulez-vous que votre sermon m'ennuie? Et puis je mange de distraction; que faut-il que j'y fasse? Comment parvient-on à n'être pas distrait?
Je suis fâché que vous n'ayez pas pu parler à votre sœur de mon avis sur le philosophe. Peut-être c'est ce qu'il y a de mieux et de singulier dans ma lettre. J'insiste. Un homme aimable, qui resterait froid à côté d'une femme à prétention, finirait par en être haï. On ne sait jamais ce que feraient ceux qui cherchent à droite et à gauche des appuis à leur malhonnêteté secrète. Je hasarde cette phrase, parce que j'espère que vous ne vous rappellerez point l'endroit de votre lettre auquel elle a rapport. Mais je m'aperçois que je vous écris d'humeur, et j'en ai en effet.
Vous savez que ce pauvre La Condamine a perdu ses oreilles, à Quito, en mesurant un angle de l'équateur et du méridien, pour déterminer la figure de la terre. Il court une place vacante à l'Académie française, et on lui objecte sa surdité. Ne trouvez-vous pas cela bien cruel? Il ne lui manquait qu'à perdre les yeux dans les sables brûlants des bords de la rivière des Amazones, et puis ils auraient dit que cet homme n'était plus bon qu'à noyer. Ces injustices me désespèrent. D'Alembert vient de faire une action qui trouve des apologistes. Vous savez que La Condamine est l'apôtre de l'inoculation en France; eh bien! à la rentrée publique de l'Académie des sciences, d'Alembert vient de lire un Mémoire que tous les sots doivent prendre pour un écrit contre l'inoculation, et que tous les gens d'esprit disent n'être pas pour. Je n'en sais rien. Je ne l'ai pas entendu. Je laisse là les équations, je juge du procédé.
Est-ce toujours le 4 décembre que vous partez? Et cette lettre sera-t-elle enfin la dernière? Votre lettre ne sera remise à Mlle Boileau qu'après-demain; mais aussi elle lui sera remise de la main à la main. Mme d'Épinay a eu un accès de migraine dont elle a pensé périr. J'allai la voir le lendemain. Nous passâmes la soirée tête à tête. La sévérité des principes de son ami[98] se perd; il distingue deux justices, une à l'usage des souverains. Je vois tout cela comme elle, cependant je l'excuse tant que je puis. À chaque reproche, j'ajoute en refrain: Mais il est jeune, mais il est fidèle, mais vous l'aimez, et puis elle rit. Nous en étions là lorsque Saurin entra. Comme il était réservé! comme il était froid! comme il était révérencieux! et comme, un moment après, il était violent, emporté, bourru, impoli! Il est plus clair que le jour qu'il en est tombé amoureux. Ce n'est pas là son allure ordinaire. Saurin sortit, et l'abbé Galiani entra, et avec le gentil abbé, la gaieté, l'imagination, l'esprit, la folie, la plaisanterie, et tout ce qui fait oublier les peines de la vie. Dieu sait les contes qu'il lit. À propos des faux jugements que nous portons sur le préjugé que la chose étant communément comme nous l'attendons, elle ne sera point autrement; il disait qu'un voiturier qui menait, avec ses chevaux et sa chaise, le public, fut appelé au couvent des Bernardins pour un religieux qui avait un voyage à faire. Il propose son prix, on y tope; il demande à voir la malle, elle était à l'ordinaire. Le lendemain, de grand matin, il arrive avec ses chevaux et sa chaise; on lui livre la malle, il l'attache. Il ouvre la portière; il attend que son moine vienne se placer. Il ne l'avait point vu ce moine; il vient enfin. Imaginez un colosse en longueur, largeur et profondeur. À peine toute la place de la chaise y suffisait-elle. À l'aspect de cette masse de chair monstrueuse, le voiturier s'écrie: «Une autre fois je me ferai montrer le moine.» Tous les jours nous demandons à voir la malle, et nous oublions le moine. Une femme a les yeux charmants, la plus jolie bouche, des tétons à affoler: voilà la malle. Il nous vint à Grimm et moi, en même temps, une bonne application de ce conte. La comédienne Lepri n'aurait pas été dans le cas de s'écrier: Ah! scellerato! si elle se fût fait montrer le moine.
Et puis à propos de ce qu'il ne faut point faire faire son rôle à un autre, il racontait qu'un général d'ordre fit une visite à un cardinal dans un moment où, en petite veste, la tête nue et déshabillé, il s'amusait avec ses amis. Jamais visite ne lui sembla plus à contre-temps. Il en prit de l'humeur. Il fallait s'habiller décemment, ou renvoyer le général. Mais il n'était guère possible de prendre ce dernier parti. Un des amis du cardinal lui dit: «Monseigneur, laissez-moi faire. Je vais prendre vos habits, et dans un moment je vous débarrasse de ce maudit général.» Le cardinal y consentit, et voilà la toque jetée sur sa tête, et la barrette jetée sur les épaules du représentant de Son Éminence. Mais Son Éminence était grasse et replète, et son représentant était un petit homme maigre et fluet. Ajoutez que le général avait vu, par hasard, une fois ou deux Son Éminence; aussi le premier mot dont il le salua, c'est qu'il le trouvait bien changé. «Il est vrai, lui répondit le feux cardinal; c'est l'effet d'une maladie vénérienne qu'on n'a jamais bien pu guérir. » Et l'Éminence vraie, qui était aux aguets pour voir comment son représentant s'en tirerait, et qui entendit cette réponse, d'oublier son déshabillé indécent, et de se jeter tout au milieu du salon, et de crier au général: «Cet homme ne sait ce qu'il dit; c'est moi qui suis Son Éminence, et qui n'ai point eu le mal qu'il me donne, mais bien la honte de vous recevoir dans l'état où vous me voyez.» J'en aurais bien un autre meilleur à vous faire, mais je n'en ai pas le temps, et puis cela ne vous amuserait peut-être pas autant écrit que cela nous amuse récité. Sans cela, je vous peindrais un archevêque contrefaisant une duchesse dans le lit de la duchesse, et se taisant donner le pot de chambre par un cardinal. Mais pour cela il faut savoir, comme l'abbé, tous les propos de l'archevêque en duchesse, tous les propos du cardinal trompé, les sonnettes tirées, et personne ne venant, les sonnettes toujours tirées et personne toujours ne venant, le besoin pressant de la duchesse, enfin l'offre officieuse du cardinal, et la manière dont il est détrompé.
Adieu, ma tendre amie! je vous embrasse de toute mon âme. J'ai la folie de croire que cette lettre vous rencontrera à Vitry-le-François. Ah! c'est bien une folie! Madame se porte assez bien, Angélique à merveille, moi couci couci. La chère sœur m'a enfin répondu; je mens, car sa réponse est adressée à madame. Le saint prêtre n'a pas encore fait tout le mal qu'il a à faire, mais je vois qu'il est en bon train. Ce tempérament, qu'on a imaginé pour ne le point offenser, montre toute la faiblesse qu'on aura s'il insiste, et il insistera. Si les choses en viennent à un certain point, je vais en province, je vends mon patrimoine, et j'oublie des gens qui ne méritent pas un frère tel que moi. Les oublier! je ne sais ce que je dis, je ne le saurais jamais; c'est comme si j'avais à me plaindre de vous, et que je disse dans un moment de dépit: Voilà qui est fait, je ne l'aimerai plus.
J'ai reçu, ce matin, la visite de M. de Buffon. J'irai un de ces soirs passer quelques heures avec lui. J'aime les hommes qui ont une grande confiance en leurs talents. Il est directeur de l'Académie française, et, en cette qualité, chargé de trois ou quatre discours de réception; c'est une cruelle corvée. Que dire d'un M. de Limoges[99]? Que dire d'un M. Watelet[100]? Que dire des morts et des vivants? Cependant il n'est pas permis de les offenser par le mépris; il faudra donc qu'il les loue, et il disait: «Eh bien! je les louerai, je les louerai bien, et l'on m'applaudira. Est-ce que l'homme éloquent trouve quelque sujet stérile? Est-ce qu'il y a quelque chose dont il ne sache pas parler? » C'est bien par désintéressement que je loue cette confiance: car je ne l'ai point. Tout m'effraie au premier coup d'œil, et il faut que je sois de cent coudées au-dessus d'une besogne, quand je ne la trouve pas de cent pieds au-dessus de moi.
Adieu, ma tendre amie, quand est-ce que je vous embrasserai vraiment? Sera-ce demain, après, ou après? Cela me fera bien autant de plaisir qu'à vous: car votre absence a bien été pour moi aussi longue que la mienne pour vous. Tenez, la première fois qu'on nous séparera, prenons le parti de ne nous plus aimer.
LVI
Paris, le 1er décembre 1760.
Non, je ne vous attends plus. Je souffre trop à être trompé. J'ai remis votre lettre à Mlle Boileau. J'ai plaisanté M. de Prisye sur les dernières lignes de celle que je lui ai envoyée de vous. Tout cela s'est fort bien passé, et je suis chargé de vous présenter les amitiés de tout le monde. On vous aime ici et on vous y estime beaucoup. Ce n'est point un compliment flatteur qu'on veuille me faire.
Voici donc de nouvelles brouilleries qui s'apprêtent[101]; vous en jugerez par un arrêt du Parlement, que je vous envoie. Autre nouvelle qui vous fera plus de plaisir. On joue à présent à Marseille le Père de Famille. Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer la gazette qui fait mention de son succès. Toutes les têtes en sont tournées. Entre autres choses qu'on y dit, et qui me font plaisir, c'est qu'à peine la première scène est-elle jouée, qu'on croit être en famille, et qu'on oublie qu'on est devant un théâtre. Ce ne sont plus des tréteaux, c'est une maison particulière. Si ces gens-là ont parlé d'après l'impression, il faut qu'elle ait été bien violente. Jamais aucune pièce n'a été louée comme elle est là. On la rejoue pour une actrice à qui on fait le cadeau de la recette d'une représentation. Un mot encore là-dessus: c'est qu'on ajoute que la difficulté de la déclamation et du jeu n'a pas, à beaucoup près, autant dérouté les acteurs qu'on le craignait.
Malgré moi, malgré vous, il a bien fallu écrire à cet illustre réfugié du lac[102]. Il a écrit deux lettres charmantes, l'une à Thiriot, l'autre à Damilaville; elles sont pleines des choses les plus douces et les plus obligeantes. Thiriot a été chargé de me remettre les vingt volumes reliés de ses œuvres. Je les reçus mercredi; vendredi mon remerciement était fait, il était en chemin pour Genève le samedi Damilaville et Thiriot disent qu'il est fort bien. C'est une critique assez sensée de son Tancrède, c'est un éloge de ses ouvrages, surtout de son Histoire universelle[103], dont ils pensent que j'ai parlé sublimement; c'est une excuse de ma paresse, c'est une exhortation à nous conserver une vie que je regarde comme la plus précieuse et la plus honorable à l'univers: car on a des rois, des souverains, des juges, des ministres en tout temps; il faut des siècles pour recouvrer un homme comme lui, etc.
Trois hommes, M. de Limoges, M. Watelet, M. de La Condamine, concourent pour entrer à l'Académie. Il n'y avait que deux places vacantes; M. de Limoges, à qui la première était assurée, s'est retiré, afin qu'aucun de ses deux concurrents n'eût le désagrément d'un refus. Cela est bien honnête. Il se fait cent mille actions comme celle-là par jour. Nous nous sommes arraché le blanc des yeux, Helvétius, Saurin et moi. Hier au soir ils prétendaient qu'il y avait des hommes qui n'avaient aucun sentiment d'honnêteté, ni aucune idée de l'immortalité; nous plaidions avec chaleur, comme il arrivera toujours quand on aura des femmes pour juges. Mme de Valory, Mme d'Épinay, Mme d'Holbach siégèrent. J'avouais que la crainte du ressentiment était bien la plus forte digue de la méchanceté, mais je voulais qu'à ce motif on en joignît un autre qui naissait de l'essence même de la vertu, si la vertu n'était pas un mot. Je voulais que le caractère ne s'en effaçât jamais entièrement, même dans les âmes les plus dégradées; je voulais qu'un homme qui préférait son intérêt propre au bien public sentît plus ou moins qu'on pouvait faire mieux, et qu'il s'estimât moins de n'avoir pas la force de se sacrifier; je voulais, puisqu'on ne pouvait pas se rendre fou à discrétion, qu'on ne pût pas non plus se rendre plus méchant; que si l'ordre était quelque chose, on ne réussît jamais à l'ignorer comme si de rien n'était; que, quelque mépris que l'on fît de la postérité, il n'y eût personne qui ne souffrît un peu si on l'assurait que ceux qu'il n'entendrait pas diraient de lui qu'il était un scélérat. Cela fût vif; mais ce qui me plut singulièrement, c'est qu'à peine la dispute fut-elle apaisée, que ces honnêtes gens-là, sans s'en apercevoir, dirent les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu'ils venaient de combattre. Ils disaient d'eux-mêmes la réfutation de leur opinion, mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée; puis il aurait mis leur discours du moment en contradiction avec leur discours du moment précédent, puis il leur aurait tourné le dos en souriant finement. Chère amie, si vous vouliez faire usage de cette méthode avec la finesse, le sang-froid, la justesse que vous avez, personne n'y réussirait comme vous, et vous seriez mon Aspasie. Cette Aspasie-là de Socrate n'était pas si sage que vous. J'ai mille choses à faire. Je devrais être à l'Hôtel des Fermes, je devrais être chez le caissier de M. de Saint-Julien, je devrais être chez Mme d'Épinay, et je suis avec vous, et je ne saurais vous quitter. Adieu, mon amie. Ah! vous ne m'aimez pas comme je vous aime. Vous ne prenez pas le retard de votre retour comme moi. Tant mieux: vous seriez trop à plaindre, si vous étiez aussi malade d'amour que moi. Il est fait, ce portrait qui me ressemble; il sera chez Grimm demain. C'est lui qui m'aura. Adieu, adieu.
LVII
À Paris, le 12 septembre 1761.
J'ai l'âme flétrie de tous côtés. Il y avait environ vingt-cinq jours que je n'avais aperçu mon enfant, je l'ai trouvée tout à fait empirée. Elle grasseyé, elle minaude, elle grimace; elle connaît tout le pouvoir de son humeur et de ses larmes; elle boude et pleure pour rien; elle a la mémoire pleine de sots rébus; elle est dégingandée; on n'en peut venir à bout; le goût du travail et de la lecture, qui lui était naturel, se perd. Je vois tout cela, et je m'en désolerais, si l'effet de ma présence depuis quelques jours ne me laissait espérer quelque réforme. Elle est grande, elle est assez bien de visage, elle a de l'aptitude à tous les exercices du corps et de l'esprit; Uranie ou sa sœur en aurait fait un sujet surprenant. Sa mère, qui s'en est emparée, ne souffrira jamais que j'en fasse quelque chose. Eh bien! elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arrivera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éducation l'eût rendue plus difficile.
Autre sujet de peine. Cette terrible révision est finie. J'y ai passé vingt-cinq jours de suite, à dix heures de travail par jour. Mes corsaires ont tous leurs manuscrits sous les yeux. C'est une masse énorme qui les effraye. Ils surfont eux-mêmes mon travail, et moi je dis: «Donc, je n'en obtiendrai rien. La conséquence est juste. S'ils avaient envie de le payer, ce travail, ils le déprimeraient.» Je suis si sûr de ma logique, que je ne m'attends à rien, mais à rien absolument. Si par hasard je me suis trompé, je ne rougirai point d'en convenir; mais je ne me trompe pas, je gage ce qu'on voudra.
Grimm arrive ce soir de la Chevrette. Je lui avais promis d'aller au Salon, et de lui esquisser un jugement rapide des principaux morceaux qui y sont exposés; le dégoût, l'ennui, la mélancolie m'ont empêché de lui tenir parole, et c'est encore un chagrin pour moi.
Comme je finissais hier la lettre que je vous écrivis, arriva l'abbé de La Porte, ami du directeur des eaux de Passy, qui nous raconta les détails suivants de l'aventure de la petite Hus[104]. Mais je suis bien maussade aujourd'hui pour entamer une chose aussi gaie; n'importe, quand vous l'aurez lue, vous fermerez ma lettre, et vous en ferez de vous-même un meilleur récit.
M. Bertin[105] a une maisonnette de 50,000 à 60,000 francs à Passy; c'est là qu'il va passer une partie de la belle saison avec Mlle Hus.
Cette maison est tout à côté des vieilles eaux. Le maître de ces eaux est un jeune homme beau, bien fait, leste d'action et de propos, ayant de l'esprit et du jargon, fréquentant le monde, et en possédant à fond les manières. Il s'appelle Vielard. Il y avait environ dix-huit mois que l'équitable Mlle Hus avait rendu justice dans son cœur au mérite de M. Vielard, et que M. Vielard avait rendu justice dans le sien aux charmes de Mlle Hus. Dans les commencements, M. Bertin était enchanté d'avoir M. Vielard; dans la suite il devint froid avec lui, puis impoli, puis insolent; ensuite il lui fit fermer sa porte, ensuite insulter par ses gens. M. Vielard aimait et patientait. Il y eut avant-hier huit jours que M. Bertin s'éloigna de Mlle Hus sur les dix heures du matin, pour aller de Passy à Paris. Il faut passer sous les fenêtres de M. Vielard. Celui-ci ne s'est pas plus tôt assuré que son rival est au pied de la montagne, qu'il sort de chez lui, s'approche de la porte de la maison qu'habite Mlle Hus, la trouve ouverte, entre, et monte à l'appartement de sa bien-aimée. À peine est-il entré que toutes les portes se ferment sur lui M. Vielard et Mlle Hus dînèrent ensemble. Le temps passe vite; il était quatre heures du soir qu'ils ne s'étaient pas encore dit toutes les choses douces qu'ils avaient retenues depuis un temps infini que la jalousie les tenait séparés. Ils entendent le bruit d'un carrosse qui s'arrête sous les fenêtres; ils soupçonnent qui ce peut être. Pour s'en assurer, Vielard s'échappe par une garderobe, et grimpe par un escalier dérobé au haut d'un belvédère qui couronne la maison; de là il voit avec effroi descendre M. Bertin de sa voiture; il se précipite à travers le petit escalier; il avertit la petite Hus, et remonte. Il sortait par une porte et M. Bertin entrait par une autre. Le voilà à son belvédère, et M. Bertin assis chez Mlle Hus; il l'embrasse, il lui parle de ce qu'il a fait, de ce qu'il fera: pas le moindre signe d'altération sur son visage. Elle l'embrasse, elle lui parle de l'emploi de son temps et du plaisir qu'elle a de le revoir quelques heures plus tôt qu'elle ne l'attendait. Même assurance, même tranquillité de sa part. Une heure, deux heures, trois heures se passent. M. Bertin propose un piquet, la petite Hus l'accepte. Cependant l'homme du belvédère profite de l'obscurité pour descendre, et s'adresser à toutes les portes qu'il trouve fermées. Il examine s'il n'y aurait pas moyen de franchir les murs; aucun, sans risquer de se briser une ou deux jambes. Il regagne sa demeure aérienne; Mlle Hus, de son côté, a, de quart d'heure en quart d'heure, des petits besoins. Elle sort, elle va de son belvédère dans la cour, cherchant une issue à son prisonnier, sans la trouver. M. Bertin voit tout cela sans rien dire; le piquet s'achève; le souper sonne; ou sert; on soupe. Après le souper, ou cause. Après avoir causé jusqu'à minuit, on se retire, M. Berlin chez lui, Mlle Hus chez elle. M. Bertin dort ou paraît dormir profondément. La petite Hus descend, va dans les offices, charge sur des assiettes tout ce qui lui tombe sous la main, sert un mauvais souper à son ami, qui se morfondait au haut du belvédère, d'où il descend dans son appartement. Après souper, on délibère sur ce qu'on fera. La fin de la délibération, ce fut de se coucher, pour achever de se communiquer ce qu'on pouvait encore avoir à se dire. Ils se couchèrent donc; mais comme il y avait un peu plus d'inconvénient pour M. Vielard à se lever une heure trop tard qu'une heure trop tôt, il était tout habillé, lorsque M. Bertin, qui avait apparemment fait la même réflexion, vint sur les huit heures frapper à la porte de Mlle Hus; point de réponse. Il refrappe, on s'obstine à se taire. Il appelle, on n'entend pas. Il descend, et tandis qu'il descend, la garde-robe de Mlle Hus s'ouvre, et Vielard regrimpe au belvédère. Pour cette fois, il y trouve en sentinelles deux laquais de son rival. Il les regarde sans s'étonner, et leur dit: «Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? Oui, c'est moi, pourquoi toutes les portes sont-elles fermées? » Comme il achevait cette courte harangue, il entend du bruit sur les degrés au-dessous de lui. Il met l'épée à la main, il descend, il rencontre l'intendant de M. Bertin, accompagné d'un serrurier; il présente la pointe de l'épée à la gorge du premier, en lui criant: «Descends, suis-moi et ouvre, ou je te tue.» L'intendant, effrayé du discours et de la pointe qui le menaçait, oublie qu'il est sur un escalier, se renverse en arrière, tombe sur le serrurier, et le culbute. L'intrépide Vielard profite de leur chute, leur passe sur le ventre, saute le reste des degrés, arrive dans la cour, va à la principale porte où il trouve un petit groupe de femmes qui jasaient tout bas. Il leur crie d'une voix troublée, d'un œil hagard, et d'une épée qui lui vacillait dans les mains; «Qu'on m'ouvre!» Toutes ces femmes effarouchées se sauvent en poussant des cris. Vielard aperçoit la grosse clef à la porte, il ouvre; le voilà dans la rue, et de la rue, en deux sauts, chez lui Deux heures après on aperçoit M. Berlin qui regagnait Paris dans sa voiture, et deux autres heures après Mlle Hus en fiacre, environnée de paquets, qui regagnait la grande ville, et le lendemain un fourgon qui transportait tous les débris d'un ménage. Il y avait quinze ans qu'ils vivaient ensemble; M. Bertin en avait eu une poussinée d'enfants. Ces enfants, une vieille passion le tireront; il suivra; il demandera à rentrer en grâce, et il sera exaucé pour dix mille écus; voilà la gageure que je propose à quiconque voudra[106].
Je répondrai une autre fois à votre numéro 25 que je reçois. Écrivez sur-le-champ, ou plutôt faites écrire par Uranie sur la première lettre que vous écrirez à M. Vialet: Oui vraiment, oui l'Anjou, et le plus tôt que faire se pourra. Il entendra ces mots, il les baisera. Je serai servi promptement, et j'en aurai l'obligation à Uranie. Ajoutez, si vous voulez, qu'il y a dans sa lettre un diable m 'emporte qui m'a fait mourir de rire; croyez qu'il peut compter sur mon dévouement en tout et partout.
LVIII
À Paris, le 17 septembre 1761.
J'ai l'âme toute renversée. Je ne vous écris que pour vous empêcher de prendre de l'inquiétude. Vous savez le mal sensible que me causent l'injustice et la déraison; eh bien, imaginez qu'il a fallu en supporter un débordement qui a duré plus de deux heures à s'écouler. Mais dites-moi quel avantage il en reviendra à cette femme, lorsqu'elle m'aura fait rompre un vaisseau dans la poitrine, ou dérangé les fibres du cerveau? Ah! que la vie me paraît dure à passer! combien de moments où j'en accepterais la fin avec joie! Ne vous offensez pas de ces sentiments. Vous êtes loin de moi, et mon cœur est encore tout gonflé. Dans trois ou quatre heures je dormirai. Demain je retrouverai l'amour au fond de cette âme que l'impatience et l'indignation occupent maintenant et tourmentent, les finies s'en seront allées pendant le sommeil; la tendresse et tout son doux cortège reprendra sa place, et je ne voudrai plus mourir. Je vous plaignais d'être séparées; je vous plains d'être l'une à côté de l'autre, sans jouir de ce bonheur.
Ce que vous me dites de l'enterrement et du testament de Clarisse[107], je l'avais éprouvé; c'est seulement une preuve de plus de la ressemblance de nos âmes. Seulement encore mes yeux se remplirent de larmes. Je ne pouvais plus lire, je me levai, et je me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sœur, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de Damilaville qui n'entendait rien ni à mon transport ni à mes discours, et qui me demandait à qui j'en avais. Il est sûr que ces lectures sont très-malsaines après le repas, et que vous choisissez mal votre moment; c'est avant la promenade qu'il faudrait prendre le livre. Il n'y a pas une lettre où l'on ne puisse trouver deux ou trois textes de morale à discuter.
Uranie, Uranie, chère sœur, vous négligez votre santé! vous perdez votre estomac et vos forces sans ressource; vous serez infirme à la fleur de votre âge, et vous quitterez la vie au moment où vos conseils, votre indulgence et vos secours seraient si nécessaires au petit sauvage. Ce fait quand Télémaque fut chez Calypso qu'il eut besoin de Minerve, et vous risquez de l'abandonner dans le vestibule de la caverne enchanteresse. Vous êtes juste. La vie est une mauvaise chose. Nous en convenons avec vous, elle et moi. Mais il faut la conserver en faveur de ceux à qui on a eu le malheur de la donner.
Non, je ne suis pas pressé de ces fragments; vous me les renverrez quand il vous plaira. Je m'étais presque engagé d'aller retrouver, à la Chevrette, mes pigeons, mes oies, mes poulets, mes canetons et le cher cénobite. C'est une partie remise. Je viens de recevoir de Grimm un billet qui blesse mon âme trop délicate. Je me suis engagé à lui faire quelques lignes sur les tableaux exposés au Salon; il m'écrit que, si cela n'est pas prêt demain, il est inutile que j'achève. Je serai vengé de cette espèce de dureté, et je le serai comme il me convient. J'ai travaillé hier toute la journée, aujourd'hui tout le jour. Je passerai la nuit et toute la journée de demain, et, à neuf heures, il recevra un volume d'écriture.
Il a l'air un peu sot, notre ami Saurin.
Les Cacouacs[108]? c'est ainsi qu'on appelait, l'hiver passé, tous ceux qui appréciaient les principes de la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s'en expliquaient librement, et qui traînaient Briochet le père, le fils et l'abbé dans la boue. Il ne vous manque plus que de me demander ce que c'est que Briochet. C'est le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde. Tout cela bien compris, vous comprendrez encore que je suis Cacouac en diable, que vous l'êtes un peu, et votre sœur aussi, et qu'il n'y a guère de bon esprit et d'honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique.
Vous croyez qu'un jour Saurin saura tout. Il ne sera pas de bonne humeur ce jour-là[109].
Oui, la Clytemnestre[110] du comte de Lauraguais est en vers, et quelquefois en très-beaux vers. Lorsqu'il me les lisait, je lui disais: «Mais, monsieur le comte, c'est une langue que cela; où l'avez-vous apprise?» On dit qu'il a à côté de lui un nommé Clinchant qui la sait. Mais que m'importe à moi que les beaux vers soient de Clinchant ou du comte? le point important c'est qu'ils soient faits, et ils le sont.
On répand, depuis quelques jours, la mort de Mlle Arnould; cela mérite confirmation. En attendant, l'abbé Raynal m'a fait son oraison funèbre, en me récitant quelques traits d'une conversation qu'elle avait eue avec Mme Portail, et où il m'a semblé que celle-ci avait fait le rôle de catin, et la petite actrice celui d'honnête femme. «Mais, mademoiselle, vous n'avez point de diamants.—Non, madame, et je ne vois pas qu'ils soient fort essentiels à une petite bourgeoise de la rue du Four.—Vous avez donc des rentes?—Des rentes! et pourquoi, madame? M. de Lauraguais a une femme, des enfants, un état à soutenir, et je ne vois pas que je puisse honnêtement accepter la moindre portion d'une fortune qui appartient à d'autres plus légitimement qu'à moi—Oh! par ma foi, pour moi je le quitterais.—Cela se peut, mais il a du goût pour moi, j'en ai pour lui. Ç'a peut-être été une imprudence que de le prendre; mais puisque je l'ai faite, je le garderai...» Je ne me souviens pas du reste. Il me reste seulement l'idée qu'il était aussi malhonnête de la part de la présidente, et aussi honnête de la part de l'actrice.
Votre morale et votre religion sont bonnes. Je n'en ai pas une autre, et je m'en tiens là. Adieu, mes bonnes amies; commencez-vous à entrevoir dans l'éloignement la possibilité de votre retour? Je vous embrasse toutes deux. Mme Le Gendre sur ses joues vermeilles; car elle a seule le secret d'avoir des chairs fraîches et fermes et des joues vermeilles avec une mauvaise santé.
LIX
À Paris, le 22 septembre 1761.
Eh bien! voilà un bon effet de cette lecture. Imaginez que cet ouvrage est répandu sur toute la surface de la terre, et que voilà Richardson l'auteur de cent bonnes actions par jour. Imaginez qu'il fera le bien de toutes les contrées, de longs siècles après sa mort.
Ces deux femmes-là se ressemblaient si fort d'esprit, de caractère, qu'il était difficile que l'une ne se reconnût pas dans l'autre...
Toute la vie d'Uranie se serait passée à dire à un jeune homme: mon ami, voyez combien je suis estimable! combien je suis aimable! estimez-moi tant qu'il vous plaira, mais gardez-vous bien de m'aimer; et le jeune homme aurait fini par en perdre le repos, la tête et la vie.
Où j'étais ces jours derniers qu'il faisait si beau? J'étais enfermé dans un appartement très-obscur, à m'user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications, à achever de m'hébéter pour des gens qui ne me donneront pas un verre d'eau lorsqu'ils n'auront plus besoin de moi, et qui ont dès à présent bien de la peine à garder avec moi la mesure.
Vous voilà bien fière d'avoir tremblé que miss Howe ne tombât entre les mains de l'ami Lovelace, et vous me croyez bien humilié d'avoir découvert au fond de mon cœur un sentiment aussi horrible que celui que je vous ai avoué. Affaire de goût, mon amie; envie de compliquer le roman, et puis c'est tout. Cette fille pétulante ne fait que causer; j'aurais voulu la voir en action. Clarisse est un agneau tombé sous la dent d'un loup, et qui n'a pour se garantir que sa pusillanimité, sa pénétration, sa prudence; miss Howe aurait été plus le fait de Lovelace. Ces deux êtres-là se seraient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace aurait fait l'insolent, et miss Howe lui aurait arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux. Clarisse tourne ses mains contre elle-même, dans un moment de désespoir. Dans un pareil moment, où l'on n'est plus à soi, miss Howe, machinalement, d'instinct, simplement, parce qu'elle était la fille de son père et de sa mère, aurait tourné les siennes contre son persécuteur. Si les choses s'étaient fait comme je le souhaitais, Clarisse eût été sauvée. Il est fort incertain que notre sublime brigand fût venu à bout de miss Howe; il aurait eu au moins une oreille déchirée; et vous, trouvez-vous qu'il valait mieux que tout se passât comme il s'est passé? À la bonne heure, j'y consens. Je n'aurais pas été lâché, pour sauver Clarisse, d'aventurer un peu son amie. J'ai pensé comme cette amie a cent fois pensé elle-même. Mes souhaits la portaient où elle était tentée d'aller. Cela ne vous convient pas; n'en parlons plus.
Tout ce que vous faites pour Morphyse est fort beau; je le loue. Elle ne vous en chérit pas davantage; mais vos devoirs sont remplis, et vous vous en estimez plus. Et puis je ne sais si l'on n'en acquiert pas une force qu'on n'aurait pas sans cela. On craint de gâter ce qu'on a fait de bien, et l'on en supporte plus facilement l'humeur et ses bourrasques... Quand je me porte bien, je suis plaisant et gai. Je me porte mal, je digère difficilement, la vésicule du fiel est gonflée, quand je moralise. Votre sœur vous aime bien; j'admire comme elle se prête à votre délire. Ne levons pas tout à fait ce petit rideau; c'est bien assez d'en avoir écarté un point. Si vous saviez, mon amie, combien les discours les plus passionnés sont maussades pour ceux qui les écoutent de sang-froid! Uranie nous voit tous deux dans la cahutte à travers les barreaux; elle vient s'appuyer sur le trou, et causer gaiement avec nous. C'est la sagesse qui fait un tour aux Petites-Maisons, et qui dissimule aux habitants du lieu, par humanité, qu'ils sont fous. Je ne sais si elle gagne quelque chose à la folie que je vous ai donnée; mais je suis sûr, par un grand nombre d'expériences, que je perds toujours quelque chose aux sentiments que sa présence vous inspire dans le premier moment. Si cela n'est pas, dites-moi pourquoi j'en ai fait dix fois l'observation, et cela à des intervalles très-éloignés.
Vous comptez encore sur quelques beaux jours que vous n'aurez pas. Adieu les jolies promenades! adieu les petites causeries solitaires! adieu la verdure des vordes. Nous avons déjà vu du feu. Hier nous allâmes voir le palais de M. d'Argenson. Le maître n'y était pas, et nous y arrivâmes au moment où un autre ministre disgracié, M. Rouillé, venait d'y expirer. Voyez la rêverie où ces circonstances ont du me jeter.
Non, ce ne sont pas des indigestions, mais des ardeurs d'entrailles que je prends, courbé des journées entières sur un bureau.
Je vous prie de demander à Uranie pourquoi elle ne crève pas les yeux à ses enfants. L'ignorance est la mère de toutes nos erreurs. Est-il bon de connaître la vérité? Est-il bon d'aimer la vertu? Est-il important de connaître le bien et le mal, le prix des choses de la vie, ce que l'on se doit à soi-même et aux autres? ou vaut-il mieux errer dans les ténèbres, n'avoir aucune idée arrêtée, faire le bien par sottise, le mal sans savoir pourquoi, tomber dans le mépris, vivre sans considération, et cætera, et cætera? Voilà à peu près à quoi se réduit l'observation d'Uranie. Les lumières sont un bien dont on peut abuser, sans doute. L'ignorance et la stupidité, compagnes de l'injustice, de l'erreur et de la superstition, sont toujours des maux.
Je ne crois pas avoir traité l'article de M. Vialet légèrement. J'avais comparé ce qu'on appelle des faveurs avec la vie d'un homme de bien qu'on avait compromise par une conduite indiscrète, et j'avais prononcé qu'à mes yeux ces choses n'étaient pas d'un prix à comparer; et je persiste.
M. l'ambassadeur[111] vient d'en user un peu durement avec moi. Il me demande un mot sur les tableaux: je vais les voir, je reviens, j'écris, j'écris un volume; je passe les jours et les nuits pour le contenter; vous verrez, par sa lettre, comme j'y ai réussi; je vous l'envoie. Il faut que vous sachiez que je lui avais écrit un mot où je lui disais de ne me pas parler de reconnaissance parce que ce propos semblait en exiger de moi.
Vous ne me verrez pas cette année à Isle! et qui sait cela? Nous allons publier un volume de planches; il faut voir comment il réussira.
Je vous ai déjà dit que M. Rouillé était mort à Neuilly dans le palais d'Argenson, dimanche, sur les trois heures[112]. Voici encore des nouvelles. Je fais de mon mieux pour vous donner de l'importance. Le roi vient d'accorder le commandement du Languedoc à M. le duc de Fitz-James. M. de Caraman a enlevé un camp des ennemis, leur a tué, pris beaucoup de monde, s'est emparé d'un drapeau, de trois pièces de canon, et de tous les équipages. Un M. de Vignolles, colonel d'une troupe légère, y a reçu une blessure mortelle. M. Clermont d'Amboise est mort. M. le baron de Montmorency a le commandement de la Bourgogne à la place de M. de Tavannes. Les Enfants de France seront baptisés à la fin du mois. M. le duc de Berri aura pour parrain le roi de Pologne, électeur de Saxe, et pour marraine Madame; M. le comte de Provence, pour parrain le roi de Pologne, duc de Lorraine, et Mme Victoire pour marraine; M. le comte d'Artois, pour parrain M. le duc de Berri et pour marraine Mme Sophie; la petite Madame, pour parrain M. le duc d'Orléans, et pour marraine Mme Louise. Tous les bureaux de la marine cassés au Havre, à Dunkerque, etc. On n'en a plus que faire. Toutes ces choses ingénieuses-là ne sont pas de moi au moins; c'est une lettre de la cour que je vous copie, mot pour mot.
Mme Arnould est plus violente et plus aimable que jamais. On l'avait tuée au Marais. Le comte, son Myrtil[113], s'en va à Genève avec une Iphigénie en Tauride en poche[114]. Je l'ai vu dimanche passé, et je n'ai jamais vu d'amour-propre plus intrépide. «Eh bien! que dites-vous de ma Clytemnestre?—Qu'il y a de beaux vers.—Voltaire m'a écrit que son Oreste n'était qu'une froide déclamation, une plate machine en comparaison.—Il vous a écrit cela?—Dix fois au lieu d'une.—Oh! je vous proteste que le perfide n'en croit pas un mot.—Eh bien! Il a tort.» Qu'en dites-vous? Voilà ce qu'on appelle une tête tournée. Tant mieux, morbleu! tant mieux, c'est comme cela qu'il faut être, et cent fois plus ridiculement encore épris de soi, pour faire une grande chose; car c'est en se croyant capable qu'on la fait, ou du moins qu'on la tente. Adieu, mes amies. Voilà une bien mauvaise lettre, bien froide, pas un petit mot ni d'amitié ni d'amour. Cela est bien mal. Je commets là une faute que je ne vous pardonnerais pas. Je sens pourtant là bien des sentiments accumulés. Quand tout pela se répandra-t-il dans votre sein? Adieu, âmes célestes. Seriez-vous des âmes célestes, si la nuit avec ses ténèbres...? Vous entendez, Uranie.
LX
À Paris, le 28 septembre 1761.
Depuis plus de huit jours, je n'avais pas entendu parler de vous, et, ne faisant pas grand fonds sur votre santé, je craignais que ces occupations domestiques, qui se renouvellent sans cesse, ne l'eussent encore dérangée. Comment! vous ne pourrez jamais vous rappeler que vous n'êtes qu'un tissu de chènevottes, et qu'une huitaine de complaisances, aussi mal entendues de la part de celle qui les a que de celle qui les accorde, peut vous briser sans ressource?
Mme d'Épinay, dont vous m'avez tant de fois demandé des nouvelles, se porte assez bien. Elle me souhaite plus à la Chevrette qu'elle ne m'y attend, et elle a raison. Grimm me paraît en user bien avec elle; leur vie de campagne est tout à fait douce; ils ont peu de monde, et ils font de longues promenades.....
Allons, mes amies, courage! Détruisez, purgez le monde de tous les êtres malfaisants. Je vois que vous vous êtes arrogé la toute-puissance et la souveraine justice. Pourriez-vous me dire si Morphyse vit encore? Rassurez-moi sur tous vos parents et tous vos amis; rassurez-moi sur vous-mêmes. Au premier mécontentement, au premier malentendu, celle qui gagnera l'autre de vitesse restera toute seule jusqu'au moment où, se rappelant le meurtre de tant de gens sur lesquels elle n'avait aucun droit, qu'elle a jugés sur une action, dont elle a prévenu le repentir, elle exerce l'acte de destructeur sur elle-même, monstre plus hideux qu'aucun de ceux qu'elle aurait anéantis. Voici ce que c'est. Vous trouvez que le monde va mal; vous vous mettez à la place de celui qui l'a fait et qui le gouverne, et vous réparez ses sottises... Vous jugez les actions des hommes! vous! Vous instituez des châtiments et des récompenses entre des choses qui n'ont aucun rapport; vous prononcez sur la bonté et sur la malice des êtres: vous avez lu sans doute au fond des cœurs? Vous connaissez toute l'impétuosité des passions, vous avez tout pesé dans vos balances éternelles... Êtes-vous bien sûres l'une et l'autre de n'avoir pas commis quelques actions injustes, que vous vous êtes pardonnées, parce que l'objet en était frivole, mais qui marquaient au fond plus de malice qu'un crime inspiré par la misère ou par la fureur?... Je vous prie, mes amies, de vous défaire incessamment de votre charge de lieutenant-criminel de l'univers. Les magistrats, assistés de l'expérience, des bis, des conventions qui les contraignent quelquefois, et les autorisent à juger contre le témoignage de leur conscience, tremblent encore quand ils ont à prononcer sur le sort d'un accusé. Et depuis quand a-t-il été permis à un autre être qu'à Dieu d'être en même temps le juge et le délateur?
C'est que ce Lovelace est d'une figure charmante, qui vous plaît comme à tout le monde, et que vous en avez dans l'esprit une image qui vous séduit; c'est qu'il a de l'élévation dans l'âme, de l'éducation, des connaissances, tous les talents agréables, de la légèreté, de la force, du courage; c'est qu'il n'y a rien de vil dans sa scélératesse; c'est qu'il vous est impossible de le mépriser; c'est que vous préférez mourir Lovelace, de la main du capitaine Morden, que vivre Solmes; c'est qu'à tout prendre, nous aimons mieux un être moitié bon, moitié mauvais qu'un être indifférent. Nous espérons de notre bonheur ou de notre adresse d'esquiver à sa malice, et de profiter, dans l'occasion, de sa bonté. Croyez-vous que quelqu'un sous le ciel eût osé impunément faire souffrir à Clarisse la centième partie des injures que Lovelace lui fait? C'est quelque chose qu'un persécuteur qui, en même temps qu'il nous tourmente, nous protège contre tout ce qui nous environne et nous menace. Et puis, c'est que vous avez un pressentiment que cet homme, qui s'est endurci pour une autre, se serait adouci pour vous.
La première question n'est pas de savoir si l'homicide est un bien ou un mal; c'est ce qui est bien ou mal qui mérite punition ou récompense, grâce ou peine de mort; si celui que vous détruisez de votre autorité n'eût pas fait plus de bien au monde par une seule action, qu'il n'a jamais pu y faire de désordres. C'est que vous décidez de plusieurs choses très-obscures. Qui est-ce qui vous a dit qu'il fût permis d'ôter la vie à qui que ce soit au monde, à moins qu'on en veuille à la nôtre?... S'il est permis de tuer pour un vol, il n'y a rien pour quoi on ne puisse tuer: on tuera pour une épingle. Si l'homicide ordonné par les lois n'était pas une convention à laquelle nous avons tous souscrit, je ne sais comment on pourrait le justifier. À quoi servent les lois, si vous vous mettez à leur place, et si vous sévissez pour des crimes inconnus? Qui est-ce qui vous justifiera aux yeux des hommes? J'ai bien peur que votre solution ne vous embarrasse que parce que vous avez fait entrer dans le problème des conditions impossibles. Restez dans la nature; ne sortez pas de votre condition; supposez l'ordre nécessaire, et vous verrez que tous vos fantômes s'évanouiront si le crime est inconnu, et que rien ne justifie votre châtiment; ne voyez-vous pas que celui qui s'arroge le même despotisme que vous peut sévir contre vous, sans blesser ni l'humanité, ni la justice, ni sa conscience, ni les lois? Appuyez sur cette réflexion, que sans mission, sans caractère, vous jugez de toute la vie d'un homme sur quelques instants. Hélas! ce malheureux que vous anéantissez pour une action, qui vous a dit qu'il n'en a pas par-devers lui plusieurs pour lesquelles vous le ressusciteriez, mieux connu de vous? Ne vous êtes vous assise sur le tribunal que pour exterminer?—Vous laissez en sûreté les gens de bien.—Mais ce n'est pas de ceux-là qu'il s'agit, c'est de la foule, qui est alternativement bonne ou mauvaise. Faites d'abord le triage de leur mérite et de leur démérite, et puis après vous prononcerez.
Votre migraine était une indigestion. Mais à quoi sert donc que vous ayez la sagesse à côté de vous, si vous faites tout ce qu'il vous plaît? Uranie, Uranie, vous oubliez votre devoir, et c'est à vous que je m'en prendrai. Ici je lui disais: Je ne veux pas que vous mangiez davantage, et elle m'obéissait. L'amitié serait-elle moins attentive ou moins absolue que l'amour?
Savez-vous comment je me suis vengé de Grimm? D'abord il a lu le volume sur les tableaux, et il l'a trouvé rempli d'idées fines et très-agréables. Pendant qu'il le lisait, je lui faisais deux autres morceaux, que je viens de lui envoyer, l'un sur les probabilités des événements, l'autre sur les avantages ou les désavantages de l'inoculation, sujets de deux mémoires que d'Alembert vient de publier avec d'autres opuscules mathématiques[115]. Voilà ce que j'ai fait hier en attendant impatiemment de vos nouvelles; j'ai lu en même temps un peu d'histoire. Je ne suis plus surpris de l'impression que l'histoire fait sur le Baron; elle a produit le même effet sur moi. Il n'y a pas un homme de bien sur mille scélérats, et l'homme de bien est presque toujours victime. Vous exterminez, en lisant Clarisse; moi j'exterminais de mon côté, en lisant les guerres civiles de Naples, sous Henri de Lorraine, duc de Guise. Il n'y avait guère de jour que cet homme vertueux ne fît couper la tête, et pendre par le pied. J'étais bien plus sévère que lui; combien de têtes et de pieds qu'il épargnait et que je faisais sauter et percer! En vérité, je crois que le fruit de l'histoire bien lue est d'inspirer la haine, le mépris et la méfiance avec la cruauté.
Voici la suite de l'histoire de Mlle Hus, puisque vous me la demandez. Elle donnait des fêtes à son amant; Brizard en était toujours; un certain mauvais comédien appelé Dauberval avait tenté inutilement d'en être; il était à Passy lors de l'aventure en question. On l'ignorait encore à Paris, lorsqu'il y revint; la première chose qu'il fait, c'est d'aller chez Brizard et de lui dire: «Camarade, vous ne savez pas? Mlle Hus vient de donner une fête charmante à M. Bertin; tous les amis secrets en étaient: pourquoi pas vous? Est-ce que vous êtes brouillés? » À ce propos il ajoute tous ceux qui pouvaient engager Brizard à se plaindre à Mlle Hus. Ce qui arriva. Le lendemain, Brizard s'habille; il va chez Mlle Hus. Après quelques propos vagues: «Comment vous portez-vous? Quand retournez-vous à Passy?» etc. «Mais vous ne parlez pas d'une fête charmante que vous avez donnée hier à M. Bertin; il n'est bruit que de cela.» À ces mots, Mlle Hus s'imagine que Brizard la persifle; elle se lève et lui applique deux soufflets. Brizard, fort étonné, lui saisit les mains; elle crie qu'il est un insolent qui vient l'insulter chez elle. On s'explique et il se trouve que c'est Dauberval qui est un mauvais plaisant, et Mlle Hus une impertinente qui a la main leste.
Je travaille toujours; ce sont des figures que j'explique. Les libraires ont rougi de leur dureté; je crois qu'ils m'accorderont pourtant par volume de planches le même honoraire mesquin qu'ils me font par volume de discours; si je ne m'enrichis pas, au moins je ne m'appauvrirai pas. À propos, ma bibliothèque est comme vendue; ce sont MM. Palesy, de Farges et un troisième qui la prennent[116].
Mais vous ne m'avez rien dit d'un papier de Voltaire que je vous ai envoyé la dernière fois.
J'ai enfin cette tragédie allemande, et l'agréable, c'est que je ne la tiens pas de M. de Montigny. Je reçois de temps en temps la visite de deux petits Allemands; ce sont deux enfants tout à fait aimables et bien élevés. Je leur ai témoigné l'envie de connaître cet ouvrage, et ils me l'ont traduit en deux ou trois jours; je ne sais encore ce que c'est. Il est difficile qu'un ouvrage dont Grimm fait un cas surprenant ait été défiguré au point de ne pas mériter de vous être envoyé... Je vous rendrai si intéressante là-bas que je me susciterai quelque autre rivale qu'Uranie, qui nous coupera l'herbe sous le pied à tous deux. Adieu. Soyez plus sage, et vous vous porterez mieux. Vous souhaiteriez que le moine blanc et Morphyse s'entendissent: vous ne voulez donc pas revoir Paris?
LXI
À Paris, le 2 octobre 1761.
Ils sont venus à Paris précisément comme j'en sortais, et nous ne nous sommes point vus; seulement, à mon retour de la campagne, j'ai trouvé deux billets, un d'elle et l'autre de lui.
J'ai passé deux jours à Massy avec le mari et la femme[117]; nous nous sommes beaucoup promenés. Mme Le Breton est mille fois plus folle qu'il ne convient à son âge, à sa piété et à son caractère. Je voudrais bien savoir ce que cette femme a été dans sa jeunesse. Elle était fort liée avec une Mme de la Martillière; ainsi à la juger d'après le proverbe[118] tout serait dit. Vous savez ou vous ne savez pas que je m'amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d'elle; elle ne s'y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un tour plaisant et gai à la conversation. Il commence à faire froid; hier nous étions autour d'un bon feu. Il était tait des douves d'un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit: «Philosophe, il y a longtemps que vous sollicitez mes laveurs, voici le moment de les obtenir; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte.»
Ce cénobite[119] est un personnage très-heureux qui s'est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s'engraisse à vue d'œil; il sort peu; je ne saurais vous dire s'il réfléchit beaucoup. Je le crois de la secte d'Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l'emploi qu'il y fait de son temps. Nous l'allions visiter deux fois par jour; je vous assure qu'il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n'avait point de nom: je l'ai appelé Antoine ou don Antonio. C'est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture; il n'est pas difficile; ce n'est pas qu'il ne gronde souvent, mais c'est moins d'humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m'en instruirai; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m'informer qui ils sont ni d'où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j'étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière: «C'est, me dit-elle, ma foi, qu'il n'y a point de dévots, et qu'il n'y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t-elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l'on est. Un homme prend un habit bleu, il attache une aiguillette sur sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau; mais il a beau affecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c'est un lâche qui a tous les dehors d'un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c'est que je ne suis pas moi. J'ai un air d'église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière; ma vie réelle, mon vrai visage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c'est autre chose; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m'arrête que parce qu'il me semble que j'entends encore ma mère qui me dit: Eh bien, petite fille! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m'en repente pas à l'église. Avec tout cela les gens que j'aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée.»
Le comte de Lauraguais a laissé là Mlle Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d'une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l'agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé là avec un rouleau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu'il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu'ils sont de lui. C'est une singulière créature. Il s'est attaché deux jeunes chimistes. Un jour il s'éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu'ils n'avaient pas encore les yeux ouverts. Il les fait entrer dans sa petite maison; quand ils y sont, il leur dit: «Messieurs, vous voilà ici; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu'elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours; vous avez des vaisseaux, des fourneaux et du charbon; on vous nourrira; travaillez.» Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la découverte s'est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu'elle est de lui; il s'en vante; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appartient, qu'il traite avec mépris comme des sots, et qu'il fait mourir de faim. Encore, s'il disait: Vous avez du génie et point d'argent; moi j'ai de l'argent, et je veux avoir du génie, entendons-nous; vous aurez des culottes et j'aurai de la gloire.
Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succèdent aux ennuis. J'use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit; cela n'est-il pas agréable? L'ami Grimm aura beau prêcher, il n'en sera ni plus ni moins; je ne saurais plus me repaire de fumée. Un repos délicieux, une lecture douce, une promenade dans un lieu frais et solitaire, une conversation où l'on ouvre son cœur, où l'on se livre à toute sa sensibilité, une émotion forte qui amène des larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d'extase, soit qu'elle naisse ou du récit d'une action généreuse, ou d'un sentiment de tendresse, de la santé, de la gaieté, de la liberté, de l'oisiveté, de l'aisance: le voilà, le vrai bonheur, je n'en connaîtrai jamais d'autre. Il faut seulement jeter les yeux à quelques lieues de soi, prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s'ouvriront, où sa gorge s'arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soumise, où il s'élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir. Ce sera alors aussi le temps des rêves pendant la nuit, des soupirs étouffés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour, et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que je lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m'en restera suffise à la mienne. Adieu, mes bonnes amies. Disputez bien sur Clarisse. Soyez sûres que c'est vous qui sentez juste. Morphyse a une ou deux vues de côté qui la font dire tout de travers. Je vous embrasse de toute mon âme. Les sentiments de tendresse et d'amitié que vous m'avez inspirés font et feront à jamais la partie la plus douce de mon bonheur.
LXII
À Paris, le 7 octobre 1761.
J'attendais avec impatience ce numéro 32. Je craignais que votre complaisance ne vous eût conduite, soit à la promenade, soit au loin, et que vous n'eussiez été incommodée de ces premiers froids. L'hiver nous rend visite en automne... Tout est raccommodé; cela s'est fait comme vous le désiriez, mais par hasard, sans que nous nous en soyons mêlés ni l'un ni l'autre... Mes amies, évitons toute notre vie la logique des ingrats. Vous n'avez oublié aucune des conditions qui vous dispensent de la gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l'exigent. Il ne s'agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu'il s'est proposé. À-t-il voulu vous servir? À-t-il voulu vous obliger? Vous a-t-il fait un sacrifice? Vous a-t-il préférée? S'est-il donné du soin, privé de quelque chose? Vous a-t-il distinguée d'une indifférente? S'est-il montré votre serviteur, votre ami? Et qu'importe si, par des vues particulières qu'il ignorait, et qu'il devait ignorer, comme l'aversion que vous aviez pour son attachement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger? Si c'est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le; si c'est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous fient malgré vous à un méchant; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d'amis: les uns qui sont de notre choix; c'est l'estime, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d'honnêtes gens, qui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l'unisson. Ils se sont trouvés l'un près de l'autre; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémissement; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis: cela s'est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d'une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme? Son caractère ne sera point un reproche pour vous; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance? Même dans la supposition qu'ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu'il l'ignorait, fallait-il qu'il demeurât spectateur oisif et tranquille de votre péril? Qu'a fait votre père pour vous? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu'il n'en faut. Suppléez le reste... Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu'ils sont inadvertants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs; c'est qu'il est impossible qu'un homme se ruine sans en enrichir d'autres; c'est que nous aimons mieux des vices qui nous servent en nous amusant, que des vertus qui nous rabaissent en nous chagrinant; c'est qu'ils sont remplis d'indulgence pour leurs défauts, entre lesquels il y en a aussi que nous avons; c'est qu'ils ajoutent sans cesse à notre estime par le mépris que nous faisons d'eux; c'est qu'ils nous mettent à notre aise; c'est qu'ils nous consolent de notre vertu par le spectacle amusant du vice; c'est qu'ils nous entretiennent de ce que nous n'osons ni parler ni faire; c'est que nous sommes toujours un peu vicieux; c'est qu'ordinairement les libertins sont plus aimables que les autres, qu'ils ont plus d'esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain; les femmes les aiment, parce qu'elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n'y a peut-être pas une honnête femme qui n'ait eu quelques moments où elle n'aurait pas été fâchée qu'on la brusquât, surtout après sa toilette. Que lui fallait-il alors? Un libertin. En un mot, un libertin tient la place du libertinage qu'on s'interdit: et puis ils sont si communs que, s'il fallait les bannir de la société, les dix-neuf vingtièmes des hommes et des femmes en seraient réduits à vivre seuls. On les reçoit, parce qu'on ne veut pas trouver les portes fermées. On est, on a été, et peut-être un jour sera-t-on libertin. Que cela soit ou non, on a été tenté de l'être. À tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C'est trop peu de la violence même qu'on souhaite pour excuse. Presque tous les libertins sont galants, orduriers, et cætera. J'entends, vous approuvez mes sentiments par leur conformité avec ceux d'Uranie; cela est moins obligeant pour moi que pour Uranie, dont la façon de penser n'a pas besoin auprès de vous de mon autorité.
Mlle Arnould? Eh bien! Mlle Arnould a renvoyé, chez M. de Lauraguais, chevaux, équipages, vaisselle d'argent, bijoux, linge, en un mot tout ce qu'elle avait à son amant. Cela me déplaît plus que je ne saurais vous le dire. Cette fille a deux enfants de lui; cet homme est de son choix; il n'y a point eu là de contrainte, de convenance, aucun de ces motifs qui forment les engagements ordinaires. S'il y eut jamais un sacrement, c'en fut un; d'autant plus qu'il n'est pas dans la nature qu'un homme n'épousera qu'une femme. Elle oublie qu'elle est mariée. Elle oublie qu'elle est mère. Ce n'est plus un amant, c'est le père de ses enfants qu'elle quitte. Mlle Arnould n'est à mes yeux qu'une petite gueuse. Elle a été se plaindre chez M. de Saint-Florentin que le comte l'avait menacée de l'empoisonner. À peine était-il sorti de Paris qu'il était suivi d'une lettre qui lui annonçait sa rupture[120]. À peine cette lettre était-elle partie, qu'elle s'arrangeait avec M. Bertin, et qu'elle signait les articles de sa nouvelle prostitution[121]. Je suis enchanté de m'être refusé à sa connaissance.
Et Mlle Hus? M. Bertin, en la quittant, lui a laissé tout ce qu'elle avait à elle. Il a fait mieux, il lui a fait demander l'état de ses dettes, qu'elle a enflées jusqu'à une somme exorbitante; M. Bertin a payé sans discussion. Je ne sais pourquoi je vous entretiens de toutes ces misères-là.
Mme d'Épinay est à Paris. J'ai soupé hier au soir avec elle, Grimm et l'ami Saurin, qui avait de la gaieté et de l'embonpoint. Cependant l'histoire de sa chère moitié est publique. Il n'est question que de l'entant. Le problème, c'est de savoir si on lui en fera confidence ou non. Nous devions aller, Grimm, son ami et moi, passer quelques jours au Grandval; c'est une partie rompue par l'indisposition de Mme d'Esclavelles, mère de Mme d'Épinay, raison qui la rappelle à la Chevrette. Cependant nous partirons, Grimm, d'Alinville, Saurin et moi, le matin, et nous serons revenus le soir. Notre voyage sera gai. Je vous prie, mon amie, de parler à M. Vialet de ses ardoisières comme d'une chose importante pour moi. S'il ajoutait à ce service de la célérité, il en doublerait le mérite. Il me faut planches et discours. Vous pouvez beaucoup sur lui; servez-moi, mettez-vous en quatre à cette affaire. Dites à M. Vialet qu'il a une bonne et sûre connaissance dans l'abbé Le Bossu que j'ai vu chez d'Alembert.
C'est une petite veuve du faubourg qui est venue demander à dîner à ma femme. En dînant, je disais à cette petite veuve: «Que faites-vous de votre veuvage?—Hélas! presque rien.—Est-ce que vous ne vous remarierez pas?—Je n'en sais rien.—Quoi! point d'amoureux!—Oh! pardonnez-moi, j'en ai vraiment deux: l'un est un philosophe de chien qui donne dans le respect très-humble à périr; je m'en déferai, à ce que je crois; je veux quelque chose qui me fesse plaisir.—L'autre?—L'autre, il n'y a qu'à le laisser aller, il va tout seul—Et qu'en ferez-vous de celui-ci?—Je le garderai un certain temps, et puis après j'en ferai ce qu'on fait de certaines bêtes venimeuses qu'on écrase sur la piqûre qu'elles ont faite, pour en guérir.» Cela est plaisant, qu'en dites-vous? Eh bien! quelle impression croyez-vous que ce mot ait faite sur ma dévote de femme? Elle en a ri à gorge déployée, par la raison que l'image du libertinage ne déplaît pas même aux femmes vertueuses. Adieu, mes amies, mes tendres, mes uniques amies. Tout ce que je vois, tout ce que j'entends, tout ce que j'apprends ajoute à l'estime, à la tendresse que je vous porte. Vous me dégoûtez de tout. Adieu, adieu. Damilaville crie comme un fou que je retarde le commissionnaire qui porte la lettre à la poste.
LXIII
À Paris, le 12 octobre 1761.
Je commence par l'article des nouvelles. En voici une vraie, s'il en fut jamais; ce sont toutes les lettres d'Espagne, toutes celles de Lisbonne, toutes les bouches de la ville qui l'annoncent. Enfin, la grande affaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l'Inquisition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho[122]. C'est la relation de ce procès qu'il faut attendre à présent.
Non, mon amie, votre bouquet ne m'est parvenu que le lendemain de ma fête; il ne m'en a pas été moins agréable; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.
Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d'Alinville et Montamy. J'annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l'enfant s'allonger. L'enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l'avoir appris fut perdue; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche: tout s'est arrangé; j'ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L'enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s'est arrêtée, et m'a dit: «Mon papa, c'est que je suis brèche-dent»; en effet les deux dents du devant lui sont tombées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu'elle ne retrouvait point encore ce bouquet, elle s'est arrêtée une seconde fois pour me dire: «Voici bien le pis de l'histoire, c'est que mon œillet s'est égaré.» Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s'est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les honneurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et minuit; je fus charmant, et si vous saviez avec qui! quelles physionomies! quelles gens! quels discours! quelle joie! On tremblait un peu sur la manière dont j'en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu'à mes égards et à ma complaisance: ce n'est pas qu'on eût bon nombre de preuves de l'un et de l'autre...
Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes réponses aussi. Mais laissons là les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre... Vous avez bien fait de vous promener. C'est cette promenade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer...
Que je vous voie encore tuer quelqu'un sans savoir jusqu'où l'on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châtiment, et ce que le coupable deviendra dans la suite! Si ce morceau Sur les probabilités n'est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont là les correspondants de mon ami[123], vous le verrez quand il en sera temps; Uranie lira ce qui concerne l'inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises; j'en ai le recueil en entier. Celles qu'on a traduites sont belles; celles que l'on a laissées ne le sont guère moins; mais ce qu'il y a de singulier, c'est que presque toutes sont des chants d'amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée: Shylvie et Vinivela. Ce qui me confond, c'est le goût qui règne là, avec une simplicité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier partant pour la guerre dit à celle qu'il aime: «Mon amie, donnez-moi le casque de votre père.» L'amie répond: «Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu'il perdit la vie...»
J'irai jeudi dîner avec mes petits Allemands; ils sont charmants. Je n'ai rien à faire à la tragédie qu'ils m'ont traduite; elle vous plaira comme elle est, j'en suis sûr, et vous l'aurez incessamment.
Non, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu'à un certain point. Je suis trop honteux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi; cela me suffit. J'ai seulement l'attention de tourner mes quittances de manière à ce qu'on n'en puisse abuser dans aucune circonstance.
Oui, Uranie a bien de l'amitié, bien de l'estime pour moi; cependant elle n'a pas daigné ajouter une fleurette à votre bouquet.
Eh bien! ne revoilà-t-il pas que ces maudites occupations qui nous ont indisposés recommencent.
M. Bertin n'est pas racommodé; il ne se racommodera pas. Les amis y mettent bon ordre.
Ma bibliothèque ajoutera sept ou huit cents livres de rente foncière à mon revenu. Qu'on me la laisse, ou qu'on l'enlève à l'instant, peu m'importe.
Bon, il y a plus d'un an et demi que nous sommes excommuniés. C'est l'édition qu'on a faite à Lucques de notre ouvrage qui nous a attiré une bulle, et c'est la haine qu'on nous porte qui a réveillé cet événement, à présent que l'on sait que tout est fini, et que nous paraîtrons malgré vent et marée.
Vraiment oui, elle dit tout cela devant son mari[124]. Elle a cinquante ans passés, et elle se regarde comme hors de page, et ses propos comme sans conséquence.
M. de Lauraguais est de retour de Genève. Il a passé huit jours auprès de Voltaire. «Nous avons bien fait, dit-il, de nous séparer; deux grands poëtes ne peuvent se souffrir plus longtemps.» Ce n'est pas cela, c'est la bonne foi qu'il y met qui fait rire. Il a fait deux amphigouris et un coq-à-l'âne satirique sur la désertion de Mme Arnould. Quand cela sera imprimé, il n'y paraîtra plus. Quant à présent, il faut lui rendre la justice qu'il en paraît désespéré. Si ce n'est que sa vanité qui souffre, il en a beaucoup, et de la bien sensible.
Nous avons eu un petit moment de froid, Grimm, Damilaville et moi; ils allaient au spectacle, et mes affaires m'appelaient ailleurs. Ils boudaient, lorsque nous nous sommes séparés.
Bonjour, ma tendre amie; portez-vous bien; aimez-moi comme vous êtes aimée.
Voici aussi une question. Un fripon décrété va consulter un avocat, s'il peut se constituer prisonnier en sûreté; l'avocat examine son affaire, et lui dit que oui, qu'il l'en tirera. Point du tout: le prisonnier risque d'être pendu. Au milieu de son péril, il envoie chercher son avocat, et lui dit: «Mais, monsieur, on dit que je serai pendu.—Je le savais, lui répond froidement l'avocat, c'est ce que vous méritez.» Cet avocat a-t-il bien ou mal fait? Il y a là de quoi disputer trois jours et trois nuits sans cesser. Je vous embrasse mille fois, mille fois.
LXIV
À Paris, le 19 octobre 1761.
J'ai commencé mes tournées en même temps que vous les vôtres. Un jour à Massy, deux jours à la Chevrette, deux autres au Grandval. Je ne vous dis rien de ces petits voyages: ils ont été trop courts pour donner lieu à des scènes amusantes.
Me suis-je trompé, mon amie, lorsque j'ai pensé qu'on ne sentait de la reconnaissance des services reçus que quand l'amitié s'affaiblissait? Je vous en dirai des raisons qu'Uranie trouvera au fond de son cœur; vous les lui demanderez... On se soulage d'un bienfait qui pèse par un bienfait beaucoup plus grand. Cette dette une fois payée, on est quitte.
J'ai vu et revu le comte de Lauraguais. Il soutient toujours, à cor et à cri, l'honnêteté de son amie. Il est sûr qu'il en est fou. Il vient de faire en son nom une plaisanterie en prose qui ne m'a pas déplu. Si j'osais, je vous ferais l'horoscope de cet homme. Il court après la considération; il en exige plus qu'il n'en pourra jamais obtenir; il s'ennuiera, et finira par casser sa mauvaise tête d'un coup de pistolet.
Nous craignons qu'on n'accuse Voltaire de toutes ses nouvelles extravagances; mais après tout, qu'est-ce que cela peut foire à Voltaire? Celui qui publie des ouvrages aussi hardis que la Lettre de M. Gouju[125] et tant d'autres s'est mis apparemment au-dessus de toute frayeur... À propos de cette Lettre de M. Gouju, les jansénistes viennent d'en donner une édition. En vérité, je crois qu'un janséniste foulerait aux pieds un crucifix, à condition d'égorger impunément un jésuite. Mais si ces gens-là n'aiment pas la religion, pourquoi se détestent-ils tant les uns les autres pour des misères de religion? Combien de sortes diverses de folies parmi les hommes! il est vrai que j'ai mon grelot aussi, mais c'est un grelot joli: c'est vous qui me l'avez attaché. Rien n'est plus commun qu'un fou qui tient un propos sage. C'est la réflexion que je faisais sur moi-même en catéchisant le comte, c'est ce que je fois communément en catéchisant les autres; je profite au moins des conseils que je leur donne.
Vous vous trompez, votre retour n'est pas aussi éloigné que vous l'imaginez. Puisque votre mère voyage, elle s'ennuie... Je redoute pour vous le moment où vous vous séparerez de votre chère sœur.
Il faut pourtant que j'aille voir Mme de Solignac.
Sitôt ma lettre reçue, mettez sous enveloppe les fragments de Clarisse, et me les renvoyez. Mme d'Épinay me les redemande.
On ne jouera pas le Droit du seigneur: Crébillon, qui n'aime pas Voltaire, trouve l'ouvrage indiscret[126].
Ô chère amie, combien votre absence me coûte à supporter! J'ai des journées d'un ennui qui m'accable, alors je me déplais partout. Je cherche dans ma tête quelque endroit où je pourrais me réfugier; je tourne d'abord autour de Paris, peu à peu je m'éloigne, et je finis par arriver ou m'arrêter où vous êtes. Revenez donc à moi, puisque je ne saurais aller à vous. Je n'ai presque plus le courage de vous écrire des nouvelles. Il faut cependant que vous sachiez que M. Pitt est disgracié. Cela vaut mieux pour nous que deux batailles gagnées. Le père Malagrida a été en effet supplicié, comme feux prophète, par une sentence de l'Inquisition. On dit que le procès des autres se poursuit. On en brûlera tant qu'on voudra; pourvu qu'on n'en condamne aucun comme coupable de régicide, la Société s'en souciera comme d'un zeste.
Ma femme s'est mise sur le pied de faire des petites fêtes chez elle; j'en suis toujours, et je tâche d'en faire de mon mieux les honneurs. Si vous connaissiez un peu les convives qu'elle me donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi... Ce sont aussi des soirées bien maussades et bien bruyantes que celles que je vais passer chez Le Breton. Je vous peindrais les personnages; si j'étais en gaieté, je vous réjouirais de mon ennui. Hier j'eus une prise très-forte avec le maître de la maison. On était en train de déchirer un honnête homme de notre connaissance: c'est Cramer, libraire, de Genève. J'interrompis finement la médisance, et je dis que je souffrais avec impatience qu'on parlât mal d'un honnête commerçant étranger, par la mauvaise opinion que cela pouvait me donner de tout honnête commerçant français. On trouva je ne sais quoi d'injurieux dans ce propos; on s'échauffe, et il était une heure du matin, qu'à travers les cris je n'avais pas encore pu faire comprendre à ces sots-là qu'il n'y aurait rien de plus convenable que mon discours, tenu à Genève, en faveur d'un commerçant français, et qu'en conséquence il n'y avait rien à y reprendre, tenu à Paris en faveur d'un commerçant genevois; qu'il était bien étrange à M. Le Breton de trouver offensant à sa table ce qu'on trouverait généreux à moi d'avoir dit à la table de M. Cramer. Ils eurent le temps de mettre de l'eau dans leur vin pendant la nuit, et le lendemain ils me firent excuse de leur chaleur déplacée de la veille.
Adieu, mes tendres amies, nous sommes dans les grandes affaires jusqu'aux oreilles. L'homme d'ici chancelle; sa place est importante, elle sera sollicitée, et nous préparons de loin nos batteries pour qu'on ne nous l'enlève pas. Nous tenons des lettres, des placets, des mémoires tout prêts. Si Damilaville devenait un de ces matins M. le directeur général du vingtième, je crois que son amie en mourrait de chagrin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit commis à mille écus de gages par an que de risquer de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de rente. L'amour inspire de singulières idées; il est vrai que notre ami Damilaville est un peu vain, mais c'est un honnête homme.
Je harcèle notre imprimeur; je voudrais bien qu'il m'accordât quelques jours de relâche que j'irais passer au Grandval. L'amitié que le Baron me porte l'exige, plus encore les égards que je dois à Mme d'Aine...
Ne soyez point surprise du décousu de tout ceci; Thiriot, Damilaville et quelques autres font un bruit horrible au milieu duquel je vous écris. C'est une incommodité à laquelle je suis souvent exposé; mais ici, du moins, je ne crains point que la curiosité s'approche de moi sur la pointe du pied, et vienne, penchée sur mon épaule, lire les lignes que je lui dérobe. Adieu, encore une fois. Ni moi non plus, je ne désire que d'être aimé autant que j'aime... Je suis un peu inquiet de la santé d'Angélique[127]. C'était comme une fluxion qui lui prenait l'œil, la tête, la joue et l'oreille droite; à présent c'est une toux sèche, avec de la douleur de gorge, et un bruit rauque qui me chiffonne; demain peut-être cela ne sera plus rien, mais il y aura autre chose, et on est pire tous les jours.
Comme je vous embrasserais toutes deux, si j'étais là!... Ne m'oubliez pas auprès de M. Vialet.
LXV
À Paris, le 25 octobre 1761.
Voyons si je parviendrai à vous écrire un mot. Me voilà dans l'état d'un corps sain, ou je n'y serai jamais. Depuis plusieurs jours, j'ai supprimé toute nourriture solide, et il ne me reste pas la moindre impureté; car où serait-elle encore? et comment serait-elle produite? J'ai souffert des tranchées bien cruelles et sans savoir à quoi m'en prendre; car j'ai été sobre comme un anachorète. Le ton gai dont je vous parle de mon indisposition vous rassurera sur ses suites, et le premier courrier vous apprendra que ce n'est plus rien. Sans le caractère de philosophe dont il faut soutenir la dignité, surtout aux yeux du vulgaire qui nous entoure, je vous assure que j'aurais crié plus d'une fois, au lieu qu'il a fallu soupirer, se mordre les lèvres et se tordre. Si je ne craignais de me perdre dans votre esprit, je vous avouerais que j'ai même fait par forfanterie quelques mauvaises plaisanteries. N'en dites mot; elles m'ont fait un honneur infini.
Eh non! cette femme n'est pas heureuse. Est-ce que le bonheur est fait pour les âmes d'une certaine trempe? Dites comme moi; elle se désespère dans des moments où l'on ne soupçonne pas seulement la faute qu'on a commise. Si elle se plaignait, on entendrait à peine ce qu'elle veut dire. Aussi prend-elle le parti de souffrir et de se taire. Nous y dînions la semaine passée, lorsque notre repas fut troublé par une aventure effroyable. Imaginez un enfant qui se présente à sa mère dans un tourbillon de feu. Si cette femme eût été seule, l'enfant était bridé, elle peut-être et toute la maison; car, à cette vue, elle ne fit que pousser un cri et tomber évanouie. Voilà à quoi sert la sensibilité, quand elle est excessive. Vous devinez de reste la cause de cet accident. Le lendemain, notre ami envoya savoir comment elle se portait; mais il fallait venir.
Vous avez fait un voyage bien maussade. L'unique ressource en ces occasions, c'est de tout regarder d'un œil ironique. Je me souviens de m'être trouvé fort bien dans un château tel que celui que vous me peignez. Tout nous apprêtait à rire, jusqu'aux pots de chambre qu'on avait remplacés par des pots de fleurs de faïence, dont on avait bouché les trous du fond avec des bouchons de bouteille. On réduirait à bien peu de choses les misères de la vie, si on les envisageait du côté ridicule, car la méchanceté est toujours ridicule par quelque endroit; mais c'est que l'indignation s'en mêle, on est offensé, ou l'on se met à la place de celui qui l'est, et l'on se fâche au lieu de rire.
Nos deux petits Allemands ont tant fait qu'ils m'ont entraîné à leur auberge. Leur dîner fut détestable; cela ne l'empêcha pas d'être gai. Ils prétendirent qu'il avait été apprêté d'après les maximes d'Apicius Cælius, ce fameux gourmand romain, qui se tua parce qu'il ne lui restait plus que deux millions, avec lesquels, selon lui, il était impossible à un honnête homme de vivre. Mais une chose qui m'aurait fait oublier les mets les plus grossiers, c'est la vue de deux jeunes hommes pleins d'innocence, d'esprit et de candeur, et s'aimant d'une amitié qui se montrait à chaque instant de la manière la plus douce et la plus fine. Ils me récitèrent quelques-uns de leurs ouvrages; il fallait voir quel plaisir ils avaient à se préférer l'un à l'autre: «Cette prose est charmante.—Eh, non, mon ami, c'est celle que vous avez écrite sur tel sujet qu'il faut entendre, pour être dégoûté de la mienne. Dites-nous-la...» Le plus jeune, qui s'appelle Nicolaï, nous récita la fable suivante: «Sur la fin de l'été, des fourmis, les plus laborieuses du canton, avaient rempli leurs magasins; elles regardaient leurs provisions avec des yeux satisfaits, lorsque tout à coup le ciel s'obscurcit de nuages, et il tombe sur la terre un déluge d'eau qui disperse tous les grains amassés à si grande peine, et qui noie une partie du petit peuple. Celles qui restaient, poussant leurs plaintes vers le ciel, disaient, en demandant raison de cet outrage: «Pourquoi ce déluge? à quoi servent ces eaux?» Et, pendant que ces fourmis se plaignaient, Marc-Aurèle et toute son armée mouraient de soif dans un désert.» Méditez cela, mes amies. L'autre, qui s'appelle M. de La Fermière, nous dit qu'un père avait un enfant. Il avait tout fait pour le rendre heureux; mais il s'apercevait bien que tous ses soins seraient inutiles, si le ciel ne les secondait en écartant les circonstances malheureuses. Il alla au temple; il s'adressa aux dieux, il les pria sur son enfant: «Dieux, leur dit-il, j'ai fait tout ce que je pouvais; l'enfant a fait tout ce qu'il pouvait, remplissez aussi votre fonction.» Les dieux lui répondirent: «Homme, retourne chez toi; nous t'avons entendu; ton fils et toi, vous jouirez du plus grand bonheur que les mortels puissent se promettre.» Ce père, bien satisfait, s'en retourne; il trouve son fils mort, et il tombe mort sur son fils. Il faut que la vie soit en effet une mauvaise chose: car cette prière, j'en devinai la fin, et je ne l'ai presque récitée à personne qui n'en ait deviné la fin comme moi.
Si j'étais à côté d'Uranie, je lui baiserais la main pour la fleur posthume qu'elle me présente; acquittez-moi... Eh bien! il vous vient donc quelquefois des idées folles? Continuez de vous bien porter, et conservez-moi cette santé.
Vous devez avoir à présent la lettre de M. Vialet. Je vous l'ai dit cent fois, et vous ne vous corrigez point; vous vous pressez toujours trop de me gronder. Le morceau Sur les probabilités est un grimoire qui ne vous amusera pas. Les chansons écossaises sont entre les mains de M. de Saint-Lambert qui ne rend rien, parce qu'il communique tout ce qu'on lui prête à Mme d'Houdetot, qui perd tout. Grimm a le morceau que j'ai traduit. Je tremble de vous envoyer Miss Sara Sampson[128], de peur qu'il ne vous en arrive comme à moi, et que si l'on venait, comme on vient de me foire, à décacheter le paquet, on ne le taxât, et qu'il ne vous en coûtât une vingtaine de francs. Malgré cela, nous risquerons, si vous l'ordonnez. Il y a cent à parier contre un que nous réussirons; voyez.
Vous n'aimez pas que mes amis, les hommes les plus volontaires du monde, et surtout Grimm, le plus volontaire d'entre eux, me boudent de ce que je m'émancipe quelquefois à faire ma volonté; ni moi non plus, je ne l'aime pas. Mais soyons justes. Ont-ils eu tort de prendre et d'exercer un empire que je leur abandonnais? Aurais-je, à leur place, été plus sage, plus discret qu'eux? N'y a-t-il personne que je domine sans en avoir d'autre droit que la faiblesse de celui qui se laisse dominer?
Ne me parlez pas de cette petite guenon de Mlle Arnould. S'il lui restait l'ombre du sentiment, la lettre d'excuse que le comte vient de lui écrire, en lui faisant six mille livres de pension, la ferait crever de douleur. C'est une lettre bien faite; c'est une excuse bien cruelle. Il n'aurait jamais cru qu'il fût un jour dans le cas de mettre un prix à sa tendresse, et cætera, et cætera. Le texte est beau, comme vous voyez. Il vient de publier un novel amphigouri; c'est Mlle Arnould qu'il promène chez des prêtres, chez l'archevêque, chez M. de Rombaude, et enfin chez l'ami Pompignan. Le morceau de Pompignan est assez bien. Il l'avait vu la nuit en vision: c'est avec elle qu'il doit consommer l'effet de la grâce anti-philosophique. Comme l'Antéchrist doit naître d'une religieuse qui apostasie et d'un pape sans mœurs, le destructeur de la philosophie moderne doit naître d'un poète qui a renoncé à toute vanité, et d'une actrice qui a quitté le péché, etc., encore: car il suffit de vous mettre sur la voie.
Vous jugez bien vite mon avocat. Uranie, je vous le recommande; prenez un peu sa défense. Aurez-vous donc bien de la peine à prouver que le comble de la perfection est de préférer l'intérêt public à tout autre, et le comble du désordre de préférer l'intérêt étranger, quel qu'il soit, au personnel, à l'intérêt public? Quoi! rien au monde ne doit-il nous faire tromper la confiance qu'on a en nous? Oserez-vous bien avouer ce principe généralement? Car, après tout, c'est le seul moyen que l'on puisse employer contre mon avocat.
Enfin vous l'avez donc deviné, mon cénobite[129]! c'est bien de ma faute; il n'a tenu qu'à moi de vous y intéresser plus d'un mois, sans que vous trouvassiez le mot de l'énigme; mais, si je vous trompais jamais, je voudrais que ce fût en matière plus grave. Oh! quel bond vous faites en arrière! Rassurez-vous, je ne vous tromperai jamais.
À propos d'Uranie et de vous, qu'elle y prenne garde; rien n'est si indécent que cette occupation. Quand les idées sont douces, agréables, la manivelle va doucement; sont-elles violentes, impétueuses, colères, la manivelle va comme le vent.
Nous avons fait un dîner sous les chevaux[130], un dîner chez Montamy, un autre je ne sais où. N'allez pas imaginer que ce sont ces dîners qui m'ont tué; encore une fois, j'ai été sobre au grand scandale des convives. Le Baron, qui était du dîner, avait eu l'intention d'écrire à Le Breton, pour qu'il me laissât respirer un moment que j'irais passer au Grandval. Tout était arrangé; nous avions redoublé de voiles, et, après cela, l'indisposition importune qui me retient; plus de Chevrette, plus de Grandval, plus de Massy, et puis il fait un temps, un temps! Mais, quelque temps qu'il fasse, je suis bien avec mes amis. S'il m'était donné d'aller passer la mauvaise saison à Isle, je vous jure que ce serait bien la plus belle. Eh bien! c'est donc pour la fin du mois prochain, ou le milieu, ou la fin de l'autre! car le premier mot de Morphyse est bien loin de son dernier mot. Adieu, mes amies; portez-vous bien. Il n'y a personne au monde qui vous estime plus que moi; il n'y a personne au monde que j'estime plus que vous.
Il y a trois jours que j'ai cette lettre toute prête. Je l'écrivis chez Le Breton, au milieu des douleurs les plus aiguës que ma colique m'eût encore fait souffrir. Je comptais la porter le soir même chez Damilaville, mais le mal, le mauvais temps et l'heure m'en empêchèrent. Le lendemain, j'ai été alité. Hier, on me purgea. Aujourd'hui, jour de Saint-Simon, me voilà debout, habillé, arrivant ici, et ne ressentant plus de mon mal qu'une douleur sourde dans le ventre; et, comme la diarrhée, les clystères, la boisson et la médecine m'ont entièrement affaibli, je ne marche pas trop ferme. Le repos et les aliments répareront tout en un moment.
Voilà un second coup de fouet que M. de Pompignan vient de s'attirer de l'homme de Genève, pour son maussade et impertinent conte qu'il a intitulé Éloge historique de M. de Bourgogne.[131]
Joignez mes adieux aux vôtres, en quittant Uranie. Puisqu'elle nous a tous deux quand elle a l'un ou l'autre, en quittant l'un ou l'autre, elle nous quitte tous deux. Revenez. L'ennui et le malaise m'accablent. Je passe une partie des nuits à vous parler et à vous écrire, comme si je ne devais plus vous revoir. Cela n'est pas gai, mais cela est du moins fort tendre. N'allez pas compter ces instants entre les plus mauvais. Je sens alors combien vous m'êtes chère, et, par l'effet que je produis sur vous, je vois combien je suis chéri. Je vous ai dit des choses très-douces; j'ai vu toute votre sensibilité, et le lendemain j'espère de vous revoir. Qui amant, ipsi sibi somnia fingunt. Le prémontré vous expliquera cela tout courant; ce latin est encore à sa portée. Si cependant il s'était promis de plaire à l'une ou à l'autre, il prendrait cela pour un persiflage. Voyez, car il faut tout prévenir et prévoir.
LXVI
Paris, le 25 juillet 1762.
Je croyais avoir rétabli la paix dans notre société. Je me suis trompé. La dame de la Briche[132] exige des excuses et des réparations; le silence aurait tout arrangé; mais ils n'ont pas voulu se taire, et voilà une femme qui ne reparaîtra plus parmi nous et un homme qui s'en exclura, parce qu'il s'y croira obligé par décence; et puis des caquets sans fin. J'en ai des vapeurs; au reste mon parti est tout pris, c'est de me tenir à l'écart et d'attendre le moment de refaire le rôle de pacificateur, le seul qui me convienne, et de tenir mes doigts dans mes oreilles, afin d'ignorer le mal qu'ils vont dire les uns des autres.
L'ami Le Roy boude toujours Mme de.... Il fallait donc qu'il se crût bien sûr de son fait. Il est venu dîner avec nous jeudi. Il avait le visage de la mauvaise conscience. Il se proposait de monter à cheval sur le soir avec sa bien-aimée, qui ne s'en est pas souciée, et il n'en a boudé que davantage; mais Mme de.... dit que les boudeurs se corrigent eux-mêmes, quand on ne les regarde pas.
Je ne sais où en sont les affaires de Suard, mais il me semble un peu remis. Serait-ce qu'il y a des remords qui s'étouffent par la répétition du crime? Je ne sais, mais si je vous étais une fois infidèle, il me semble que je ne m'en tiendrais pas là; il ne faut donc pas commencer.
M. Suard nous présenta un Français tout frais débarqué de Copenhague. Cet homme nous débita des choses incroyables de l'amour des peuples pour leur souverain et de l'amour du souverain pour les peuples. On dirait que c'est chez le Danois que le patriotisme s'est réfugié. Voici une scène dont il a été témoin, et que vous voudriez bien avoir vue. C'était à l'installation de la statue équestre du roi, sur une des places publiques de la capitale; le concours du peuple était immense. Le monarque était venu accompagné de toute sa cour. À peine avait-il paru, que voilà tout à coup deux à trois cent mille voix qui s'élèvent et qui crient à la fois: Vive notre roi! vive notre bon roi! vive notre maître, notre ami, notre père! et le souverain, partageant aussi tout à coup le transport de son peuple, d'ouvrir la portière de son carrosse, de s'élancer dans la foule, de jeter son chapeau en l'air, et de s'écrier: Vive mon peuple! vivent mes sujets! vivent mes amis! vivent mes enfants! et d'embrasser tous ceux qui se présentaient à lui Ah! mon amie, que cela est rare et beau! L'idée de ce spectacle me fait tressaillir de joie, mon cœur en palpite, et je sens les larmes en tourner dans mes yeux. Ce récit nous a tous également attendris. Je relis cet endroit de ma lettre et il m'attendrit encore. Convenez que ce chapeau jeté en l'air marque une âme bien enivrée. Quel est d'entre ses sujets le fortuné qui est resté possesseur de ce chapeau? Si c'était moi, on m'en donnerait sa forme toute pleine d'or que je n'échangerais pas. Quel plaisir j'aurais de le montrer à mes enfants, mes enfants aux leurs, et ainsi de suite jusqu'à ce que la famille s'éteignît! Combien l'heureux moment qui m'en aurait rendu possesseur se serait répété! combien je raconterais de fois la chose avant que de mourir! Croyez-vous que quelqu'un osât jamais le mettre sur sa tête? Cet effet ne serait-il pas mille fois plus précieux que l'épée de César Borgia, où l'on voit encore des gouttes de sang? L'histoire de cette journée fera verser des larmes de joie dans deux cents ans, dans mille ans d'ici: qu'elle fut belle pour le monarque! qu'elle fut belle pour ses sujets! Voilà le bonheur que j'envie aux maîtres de la terre; causer l'ivresse d'un peuple immense, la voir, la partager: c'est pour en mourir de plaisir. Au milieu de cette allégresse publique, il fallait avoir perdu son père, ou avoir été trahi de sa maîtresse pour être triste.
M. Suard part demain pour la Chevrette. Assis au frais à côté de lui, sur une chaise, aux Tuileries, je lui disais: «Vous êtes mieux, ce me semble, et je m'en réjouis.—Oui, me répondit-il, je suis mieux dans ce moment, mais peut-être que demain au soir je serai plus mal.» À qui en veut-il? est-ce à la dame de la Briche, est-ce à la dame de...? Celle-ci ne se tient pas d'aise de se croire délivrée de l'autre; mais elle paraît regretter sincèrement son ami.
Il y a quinze jours qu'il régnait dans cette maison une concorde charmante: on riait, on plaisantait, on embrassait, on se disait tout ce qui venait à la bouche; les hommes étaient aux genoux des femmes, les amants s'en amusaient, les époux n'y prenaient pas garde. Aujourd'hui on est sérieux; on se tient écartés les uns des autres, on se fait en entrant, en passant, en sortant, des révérences et des compliments; on s'écoute, on ne se parle guère, parce qu'on ne sait que se dire, et qu'on n'ose se dire ce qu'on sait; on met de l'importance à tout, parce qu'on n'est plus innocent: je vois tout cela et je péris d'ennui.
Mme Geoffrin était venue sur le midi; elle se proposait de dîner, mais saisie tout à coup de cet ennui qui la gagnait, sans qu'elle s'en aperçût, étonnée comme l'eût été quelqu'un qui n'aurait plus reconnu les visages, s'appliquant peut-être à elle-même l'embarras des autres, elle regarde, elle se damne sur sa chaise; elle veut être plaisante, personne ne la seconde, à peine on lui sourit; elle se tait, fait des nœuds, bâille une fois ou deux, se lève et s'en va. Et l'abbé Follet qui lui crie: «Madame, vous nous quittez?» Et elle qui lui répond: « Il n'y a personne aujourd'hui, une autre fois je reviendrai.» Adieu nos jolis soupers des lundis. Ceux qui ne savent pas encore le mot de l'énigme se parlent à l'oreille et se demandent qu'est-ce qu'il y a de nouveau ici. Dans quinzaine ils le sauront, et Dieu sait ce qu'ils en diront eux et les autres. J'entends tous les propos d'avance, et je m'en afflige.
M. Suard revient après-demain de la Briche; je suis curieux de la mine qu'il en rapportera: allongée, tout est dit; gaie, tout est encore dit. Uranie, qu'en dites-vous? J'ai de la peine à croire qu'on soit bien fait pour l'amitié, quand on n'est point fait pour la tendresse; sait-on aimer un homme quand on ne sait pas connaître la misérable condition des femmes, et prendre sur soi les soins si délicats et si doux d'en consoler une au moins?
Ma huitième! vous vous trompez, chère amie, c'est la neuvième, ou il y en a une d'égarée; comptez bien; voici ma douzième lettre. Un mot de réponse là-dessus; il y a dans ces lettres tant de choses que je n'écris que pour mon amie, que j'ignore pour le reste de la terre!
Le livre de Boulanger est très-rare ici[133]; nous en avons fait venir, par la poste, deux ou trois exemplaires qu'on nous a souillés. Sachez d'Uranie si l'épître dédicatoire est à son exemplaire. Nous aurons Émile pour peu de chose, et je ne tarderai pas de l'envoyer à Morphyse.
Je n'ai pas encore vu M. Duval, et je me le reproche.
Hier j'aperçus Fayolle et Mélanie aux Tuileries, Mélanie en beau taffetas blanc, mais fort changée; Fayolle plus vermeil que la rose au matin, et entre le frère et la sœur, une jeune personne assez grande, mesquinement vêtue, mais d'une figure et d'une taille qui se faisaient remarquer. Je ne sais qui elle est. Je ne pense pas l'avoir jamais vue ni chez vous ni chez Mme de Solignac.
Je vous parlerai une autre fois de mon nouvel arrangement avec mes libraires, si vous m'en faites ressouvenir.
Mme Diderot a été fort malade de la petite poste; c'est ainsi qu'ils appellent la maladie courante. Elle se porte mieux; il ne lui est resté qu'une douleur vers le pli de l'aine, et qu'une mauvaise humeur qui chassera de chez moi la pauvre Jeanneton; il est impossible qu'elle tienne; j'en suis fâché, les domestiques passables ne sont pas communs.
Je ne suis plus surpris que vous vous fassiez au séjour d'Isle; on est heureux partout où l'on fait le bien: aimer ou faire le bien, c'est, comme vous savez, ma devise. Vous pensez juste, il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire. Continuez. Soulagez les malheureux; c'est le vrai moyen de vous consoler de mon absence. Je disais au Baron, lorsqu'il perdit sa première femme, et qu'il croyait qu'il n'y avait plus de bonheur pour lui dans la vie: «Sortez de chez vous, courez après les malheureux, soulagez-les, et vous vous plaindrez après de votre sort, si vous l'osez.»
Rousseau, dont vous me parlez encore, fait un beau vacarme à Genève. Les peuples, irrités de la présomption de l'auteur et de ses ouvrages, se sont assemblés en tumulte, et ont déclaré unanimement au consistoire des ministres que la Profession de foi du Vicaire savoyard était la leur. Eh bien! voilà un petit événement, de rien en lui-même, qui aura fait abjurer en un jour la religion chrétienne à vingt mille âmes. Oh! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l'on n'y faisait pas un rôle; si l'on existait, par exemple, dans quelque point de l'espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d'Épicure, bien loin, bien loin, d'où l'on voit ce globe sur lequel nous trottons si fièrement gros tout au plus comme une citrouille, et d'où l'on observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds, qu'on appelle des hommes! Je ne veux voir les scènes de la vie qu'en petit, afin que celles qui ont un caractère d'atrocité soient réduites à un pouce d'espace et à des acteurs d'une demi-ligne de hauteur, et qu'elles ne m'inspirent plus des sentiments d'horreur ou de douleur violents. Mais n'est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l'injustice nous cause soit en raison de l'espace et des masses? J'entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien, si ce sont deux atomes qui se blessent; combien nos sens influent sur notre morale! Le beau texte pour philosopher! Qu'en dites-vous, Uranie?
C'est précisément parce que cette Profession de foi est une espèce de galimatias, que les têtes du peuple en sont tournées. La raison, qui ne présente aucune étrangeté, n'étonne pas assez, et la populace veut être étonnée.
Je vois Rousseau tourner tout autour d'une capucinière où il se fourrera quelqu'un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées; c'est un homme excessif qui est ballotté de l'athéisme au baptême des cloches. Qui sait où il s'arrêtera?
Le texte courant de nos causeries, c'est tantôt la politique, tantôt la religion; nous rabâchons notre catéchisme. Le plaisant de cela, c'est que Gros-Jean remontre à son curé; il lui prêche ses propres sermons. Qu'il aille, qu'il aille; n'est-on pas trop flatté de retrouver ses opinions dans l'âme de ses amis?
Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite incessamment celle à qui vous ouvrirez votre âme, et à qui vous parlerez de moi Voilà ma douzième; je persiste.
Les journées très-chaudes sont suivies de soirées très-fraîches. Veillez sur votre santé; ne vous exposez pas au serein; vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez et à quels terribles rhumes vous êtes sujette. Si Uranie était à côté de vous, je serais plus tranquille.
J'attends avec impatience votre réponse à ma dernière lettre. Êtes-vous toujours seule? Adieu mille fois, et mille baisers de loin qui n'en valent pas un de près.
LXVII
Paris, ce 28 juillet 1762.
Voici encore tout plein de bâtons rompus... Si vous ne vous rappelez pas vos propres lettres, celle-ci sera pire qu'un chapitre de l'Apocalypse.
Voilà donc une de mes lettres perdue; et qui sait ce qu'il y a dans cette lettre, en quelles mains elle est tombée, et l'usage qu'on en fera? Comus ne perfectionnera-t-il pas son secret? Ce Comus est un charlatan du rempart qui tourne l'esprit à tous nos physiciens. Son secret consiste à établir de la correspondance d'une chambre à une autre, entre deux personnes, sans le concours sensible d'aucun agent intermédiaire. Si cet homme-là étendait un jour la correspondance d'une ville à une autre, d'un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose! Il ne s'agirait plus que d'avoir chacun sa boîte; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s'imprimerait dans l'une, subitement s'imprimerait dans l'autre... Trêve de plaisanterie, si Morphyse, si Damilaville, ou M. Gillet...; vous m'entendez, après tout, tant pis pour les deux premiers: ils n'auraient eu que ce qu'on gagne à écouter aux portes.
À présent, que tout est sens dessus dessous chez M...., on m'y voit peu; je ne veux pas qu'on me fasse parler. Ils ont brouillé leur écheveau, qu'ils le débrouillent. Les longues soirées que j'allais passer là, je les emploie à lire, à prendre le frais sur le bord de la rivière, à voir, de la pointe de l'île, les eaux de la Marne qui viennent de vous à moi, et à leur demander des nouvelles des pieds blancs de celle que j'aime; et puis quand la tête est prise de ces idées-là, on ne saurait s'en tirer; elles sont si douces! Comme les heures coulent! que le temps est court! la nuit est venue qu'on n'en est pas à la moitié de ce qu'on avait à se dire.
Si je reste à la maison, je fais répéter à l'enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu'elle aura! de l'aisance, de la mollesse, de la grâce; je voudrais que vous la vissiez à côté de moi, tout à l'heure. Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n'est pas en mon cœur de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l'oreille: «Mon papa, pourquoi est-ce que maman m'a défendu de vous faire souvenir que c'est demain sa fête...?» Le soir, je présentai à la mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amis à dîner. Si Uranie eût été derrière la tapisserie, et qu'elle m'eût entendu: «Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de certaines idées?» Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir.
J'étais invité à la Briche pour dimanche et pour lundi. C'est l'autre bout de l'écheveau qu'il ne faut pas tenir.
Je ne vous ai point; j'évite mes amis, et j'ai des accès de vapeurs que je vais dissiper dans l'île. En m'occupant à tromper la peine d'une autre, j'oublie la mienne. Je vous le dis; je le dis à tous les hommes; lorsque vous serez mal avec vous-même, faites vite quelque bonne œuvre. Grimm perd les yeux sur les vôtres; gardez-vous de me dire du mal de l'homme de mon cœur. Le moment approche où je vais apprendre ce que valent nos protestations, nos serments, nos souhaits, l'estime que nous faisons de nous-mêmes; bref si je sais être ami; si je ne me retrouvais pas moi combien je me mépriserais! Si mon ami devient aveugle, je vous prends à témoin de ma conduite. Venez me connaître, venez connaître votre amant; car ce qu'il fera pour son ami il l'eût fait pour sa maîtresse; et je ne crois pas qu'il eût fait pour sa maîtresse ce qu'il n'aura point eu la force de faire pour son ami! Le triste moment pour mon ami! Le grand moment pour moi si je ne me trompe!...
J'ai représenté aux libraires que je portais seul un fardeau que je partageais auparavant avec un collègue; que ma sujétion s'était accrue, et qu'il ne fallait pas que mon sort empirât. Nous en sommes aux couteaux tirés; mais j'ai l'équité pour moi et je me suis promis d'être ferme.
Si le projet de l'abbé Raynal allait réussir en même temps, je ne saurais que faire de toute ma richesse. Savez-vous qu'il s'agit de me faire pensionnaire du Mercure pour quinze cents livres, à condition de fournir une feuille tous les mois! Il y a déjà plus d'un mois que cette agréable perspective dure; c'est un bonheur que M. de Saint-Florentin ne m'ôtera pas: quand nous échouons, nous avons du moins espéré.
Ceux qui marchandent ma bibliothèque en ont fait faire de leur tête une appréciation qui est de mille livres au-dessous de la mienne. La différence n'est pas forte; mais qu'importe? Si l'affaire manque, mon Homère et mon Platon me resteront...
Peu à peu vous me rappellerez toute ma vie. Tenez, je gagerais cent contre un que mon aversion pour ces sortes de créatures vient moins d'éducation, de goût honnête, de délicatesse naturelle, de bon caractère, que de deux aventures qui me sont arrivées à un âge propre à recevoir des impressions fortes. Je ne sais pourquoi je ne vous en ai jamais dit un mot, je n'y repense pas sans avoir la chair de poule. Ah! que la Vénus des carrefours m'est hideuse!... Une fois je fus invité à souper dans une maison un peu suspecte, mais que je ne connaissais pas sur ce pied. Un des fils de Julien Le Roi[134] en était. Il y avait d'autres hommes et des femmes. Je fus placé à table à côté de la maîtresse de la maison. On fut gai. J'étais jeune et fou; je plaisais, et je m'en apercevais à des regards et à d'autres signes qui n'étaient pas équivoques. On se sépara tard; je ne sais comment cela se fit, mais je restai seul avec la maîtresse de la maison; en ayant, selon toute apparence, à passer la nuit dans un appartement où il n'y avait qu'un lit, j'espérais qu'on m'en offrirait poliment la moitié, car c'était une femme polie. On la délaçait, j'aidais à la déshabiller, lorsqu'on heurta violemment à la porte: c'était le jeune Le Roi, qui revenait à toutes jambes m'apprendre l'état de la personne aimable et facile avec laquelle j'étais, et le péril de ses faveurs. J'étais descendu pour lui parler; je ne remontai pas... Voici le second tome. J'avais une petite chambre au coin de la rue de la Parcheminerie; je la vois d'ici. Au-dessus de moi logeait une fille entretenue par un officier; elle s'appelait Desforges. Son amant partit pour la campagne de 44[135]; je fis connaissance avec elle un jour qu'il faisait chaud. Je la trouvai étalée sur une bergère dans le plus grand déshabillé; je m'approchai des pieds du lit et des siens; je pris les bords de la gaze qui la couvrait et je la levai; elle me laissa faire. Je lui dis qu'elle était belle; et à ma place et à mon âge il était trop difficile de ne pas la trouver telle. Je me disposais à appuyer mon éloge, lorsque, interposant sa main entre ses charmes et mon désir, elle m'arrêta tout court par ce discours étrange: «Mon ami, voilà qui est fort beau (ou fort bien, je ne sais lequel des deux elle a dit); mais je ne suis pas sûre de moi, et je ne sais, ajouta-t-elle, pourquoi je serais désespérée que tu eusses à te plaindre de ma complaisance. Il y a là, de l'autre côté de ma porte, un grand benêt qui me presse; la première fois je le laisserai aller, et nous saurons si tu peux accepter sans conséquence fâcheuse ce que je ne suis que trop disposée à t'accorder.» L'expérience se fit, le grand benêt voisin en fut malade à mourir; et j'échappai par une grâce spéciale de la Providence, qui ne m'a jamais fait que le bien de me sauver du mal, à un accident dont les libertins se rient, mais qui me fait frissonner...