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Lettres à Mademoiselle de Volland

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Gardez-vous bien de communiquer ces historiettes à Uranie; vous rempliriez son âme d'un trouble qui ne la quitterait plus; elle verrait son fils environné des mêmes périls sans se promettre pour lui le bonheur qui m'en a sauvé.

Adieu, mon amie. Vous voyez bien que ce n'est là qu'un fragment d'une lettre que je n'ai pas le temps d'achever. Il est tard, il faut que je sois contre-signe; et si je ne me hâte pas de courir sur le quai des Miramionnes, je n'y trouverai plus personne. Adieu encore une fois, mon amie; aimez-moi malgré tout ce que je vous confie. Que m'importe de devoir ce que je puis avoir de qualités estimables à la nature ou à l'expérience, pourvu qu'elles soient solides, que jamais la vanité ne les dépare, et que je reste plus convaincu que je ne l'ai été de ma vie qu'elles sont infiniment au-dessous du prix et de la récompense que vous y mettez! Adieu pour la troisième fois. Mon respect, mon dévouement, mon amitié la plus tendre à Uranie, si vous avez le bonheur de la posséder.

L'homme à qui cette fille demandait la grâce de lui faire un enfant, souriait, plaisantait, disait peu de chose: l'affaire lui paraissait importante. Il demandait du temps pour s'y résoudre, et l'on n'en était point offensée. Je devine une partie des raisons qui le faisaient balancer. Si vous me les demandez, après votre décision, je vous les dirai. À dimanche la suite de ce bavardage. C'est toujours ma treizième; je suis têtu.


LXVIII

Le 31 juillet 1762.

Je continue; et pour en venir à ce que vous pensez sur le jeu, je suis plus indulgent que vous. Je permets qu'on pousse du coude son ami Je m'y attends. Tout ce que la passion inspire, je le pardonne. Il n'y a que les conséquences qui me choquent. Et puis, vous le savez, j'ai de tout temps été l'apologiste des passions fortes; elles seules m'émeuvent. Qu'elles m'inspirent de l'admiration ou de l'effroi, je sens fortement. Les arts de génie naissent et s'éteignent avec elles; ce sont elles qui font le scélérat, et l'enthousiaste qui le peint de ses vraies couleurs. Si les actions atroces, qui déshonorent notre nature, sont commises par elles, c'est par elles aussi qu'on est porté aux tentatives merveilleuses qui la relèvent. L'homme médiocre vit et meurt comme la brute. Il n'a rien fait qui le distinguât pendant qu'il vivait; il ne reste de lui rien dont on parle, quand il n'est plus; son nom n'est plus prononcé, le lieu de sa sépulture est ignoré, perdu parmi les herbes. D'ailleurs les suites de la méchanceté passent avec les méchants, celles de la bonté restent, comme je disais une fois à Uranie. S'il faut opter entre Racine méchant époux, méchant père, ami faux et poète sublime, et Racine bon père, bon époux, bon ami et plat honnête homme, je m'en tiens au premier. De Racine méchant que reste-t-il? Rien. De Racine homme de génie? L'ouvrage est éternel...

Vous vous trompez; elle n'est point coquette! mais elle s'est aperçue que cet intérêt vrai ou simulé que les hommes protestent aux femmes les rend plus vils, plus ingénieux, plus attentionnés, plus gais; que les heures se passent ainsi plus rapides et plus amusées; elle se prête seulement: c'est un essaim de papillons qu'elle assemble autour de sa tête; le soir elle secoue la poussière qui s'est détachée de leurs ailes, et il n'y paraît plus. Cette femme est originale; elle a des choses très-fines, et tout à côté des naïvetés. Peu de monde, mais en revanche rien de cette uniformité si décente et si maussade qui donne à un cercle de femmes du monde l'air d'une douzaine de poupées tirées par des fils d'archal. À propos d'un petit réduit que j'espérais obtenir à Madrid, je lui disais: «Je le meublerai comme il conviendra; vous en aurez la clef, et vous irez vous y reposer.» Suard ajouta: «Pourquoi pas quand il y sera?» Elle répondit: «Je le voudrais bien; mais cela ne se peut pas»; cela avec un air, un son de voix et des yeux! puis se tournant du côté de Suard, elle ajouta: «Mais voyez-vous comme cela glisse sur lui?—Cela est vrai, dit Suard; mais pourquoi?—Par une raison, dit-elle, dont je l'estime infiniment et qui vous ferait rougir.»

Toutes les idées que vous avez eues me sont aussi venues par la tête; mais je les ai chassées comme des suggestions du malin esprit. Les menées obscures d'un homme dégénèrent tôt ou tard en une espèce de fumée qui en enveloppe plusieurs autres.

Le Baron jette feu et flamme de ce qu'on ne me voit point. J'irai demain, quoique je sois invité de passer la journée à Massy. La dame de Massy est toujours aussi folle; elle avait tout à l'heure dans son comptoir, à côté d'elle, une femme assez jolie et que je remarquai « Allons donc, m'a-t-elle dit tout bas, vous faites comme si vous ne vous y connaissiez pas»; et puis, en haussant les épaules: «de petits yeux, de gros tétons, beauté de province.»

Ce n'est pas Gaschon, c'est l'abbé... Cette pauvre femme de l'Isle m'a conté toute sa déconvenue; c'est une pitié qui fend le cœur. Séduite, grosse, moribonde, abandonnée, et mille autres traits moins atroces et plus vils; ainsi il n'y a plus un grain d'estime. L'amour s'en va à tire-d'aile; il n'y a plus que la vanité qui souffre; et la preuve, c'est que quand je lui ai bien montré l'ingratitude de son amant, elle souffre moins. Il y a quelques jours qu'elle était malade, lui menacé de le devenir, et elle lui disait d'un ton charmant: «Qui est-ce qui vous soignera? Vous devriez bien attendre que je me porte mieux.» Au demeurant, les confidences de sa rivale recommencent. Quelle position! Que feriez-vous en pareil cas?—En pareil cas! si vous étiez obsédée d'amants! moi, je m'en irais chercher une femme moins occupée.

Non, Saurin ne sera plus des nôtres; il y a un certain beau-frère dont il craint la rencontre. On dit que sa femme est grosse[136]. Avant son mariage il détestait les femmes grosses. Voilà un sentiment bien dénaturé! qu'en dites-vous? Pour moi, cet état m'a toujours touché. Une femme grosse m'intéresse; je ne regarde pas même celles du peuple, sans une tendre commisération.

Notre despote[137], par la défense qui vous blesse, voulait prévenir la tracasserie qu'il prévoyait. Sa dame vient de m'écrire qu'on lui a fait bien du mal; j'entends tout ce que cela signifie.

Vous allez donc avoir le jeune et vermeil Fayolle? S'il était curieux, lui?

Je vous écris aujourd'hui samedi, afin que ma lettre parte demain. Autre cas de conscience qu'il faut que je vous propose avant que de la fermer: celui-ci m'embarrasse plus que le premier. Une femme sollicite un emploi très-considérable pour son mari; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, peu de fortune, un amant, un mari; on ne lui demande qu'une nuit. Refusera-t-elle un quart d'heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l'aisance pour son mari, l'éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle? Qu'est-ce que le motif qui la fait manquer à son mari, en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant? La chose a été proposée tout franchement par un certain homme qui serrait une fois les mains à une certaine femme de mes amies: on lui a accordé quinze jours pour se déterminer... Comme tout se fait ici! un poste vaque, une femme le sollicite; on lève un peu ses jupons; elle les laisse retomber, et voilà son mari, de pauvre commis à cent francs par mois, M. le directeur à quinze où vingt mille francs par an. Cependant quel rapport entre une action juste ou généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes d'un fluide? En vérité je crois que Nature ne se soucie ni du bien ni du mal; elle est toute à deux fins: la conservation de l'individu et la propagation de l'espèce.

À propos de cela, pourriez-vous me dire pourquoi il y a de beaux vieillards et point de belles vieilles?

Voilà le billet de loterie que vous m'avez demandé.

Qui est-ce qui a manqué à Vialet? sont-ce ses protecteurs? est-ce l'abbé de Breteuil? Nous sommes toujours à ses ordres.

Les libraires viennent enfin de m'accorder, outre la rente de quinze cents livres qu'ils me font jusqu'à la fin de l'ouvrage, outre trois cent cinquante livres par volume de planches, et il y en aura quatre, outre trois cent cinquante livres par volume de discours, et l'on peut compter sur huit, les cinq cents livres par volume de discours qu'ils faisaient à d'Alembert; ce sera environ quinze mille francs dans l'intervalle de cinq ans, sans compter mon petit pécule de province, et la négociation de l'abbé Raynal qui n'est pas tout à fait désespérée.

Enfin ma sœur se sépare au mois de septembre d'avec ce maudit saint[138] qui la faisait damner. Cette conduite ingrate l'a brouillé avec son évêque et avec tous ses amis. Il se relègue dans le fond d'un de nos faubourgs, au milieu de la plus vile canaille de la ville, et il se voue à entendre, le reste de sa vie, depuis quatre heures du matin jusqu'à midi, et depuis deux heures après midi jusqu'à huit heures du soir, les impertinences d'une vingtaine de bégueules qu'il dirige. Voilà-t-il pas une vie bien utile à la société?

Cet Horace en question, dont la couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et avec plus de plaisir que le livre, je ne l'ai pas encore: ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à ce que dit Mme Vallayer, en me regardant d'un œil tendre qui ne ment pas.

Adieu, chère et bonne amie. La chère sœur est-elle arrivée? Il me semble que ce mal de sein ne m'inquiète guère et que c'est une affaire de circonstance; quant au reste, qui est-ce qui n'a pas eu les pieds un peu gonflés par les chaleurs qu'il a fait? Lorsque notre Uranie sera auprès de vous, je ne m'informerai plus du tout de votre santé. Tout se porte bien autour de moi. Je suis charmé de ma petite, parce qu'elle raisonne tout ce qu'elle fait. «Angélique, ce passage vous embarrasse? regardez sur votre papier.—Le doigté n'est pas écrit sur mon papier, et c'est là ce qui m'arrête.—Angélique, je crois que vous passez une mesure.—Comment la passerais-je puisque j'en tiens encore l'accord sous mes doigts?» Quel dommage que l'éducation réponde si mal aux talents naturels! La jolie femme que ce serait un jour! Mais cela n'entend du soir au matin que des quolibets, des sottises; quoi que j'en fasse dans la suite, il restera toujours quelques vestiges de cette première incrustation mauvaise. Si cela appartenait à Mme Le Gendre, quelle joie elle éprouverait lorsque cette enfant se jetterait à son cou, les bras ouverts, en lui disant: «Maman, baisez-moi! Je vois bien que vous êtes encore fâchée, car vous ne me baisez pas de bon cœur!» Adieu, ma bonne amie, n'oubliez pas celui que rien ne distrait de vous. Samedi quatorzième lettre.


LXIX

Ce 4 août 1762.

Vous me rendez attentif à tous les moments de ma journée. Un dévot qui doit compte à son directeur de ses pensées, de ses actions, de ses omissions, ne s'épie pas plus scrupuleusement.

J'ai commencé ma semaine par me quereller avec M. de La ...

Je ne saurais m'accommoder de ces gens stricts; ils ressemblent à ces écureuils du quai de la Ferraille qui font sans cesse tourner leur cage, les plus misérables créatures qu'il y ait. Je laisse un peu reposer la mienne.

J'avais donné un manuscrit à copier à un pauvre diable. Le temps pour lequel il me l'avait promis expire, et mon homme ne reparaissant point, l'inquiétude m'a pris; je me suis mis à courir après lui; je l'ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé de jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée de vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accrochés au-dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien; sur une planche une douzaine de livres excellents. J'ai causé là pendant trois quarts d'heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j'avais ignoré que le bonheur est dans l'âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l'aurait bien appris.

Deux mots plaisants: l'un de Piron, à l'occasion de l'aventure du prince de Bauffremont; vous la savez cette aventure, mais si par hasard vous ne la savez pas, comment vous la dirai-je? Il était à Saint-Hubert avec le roi; parmi les gardes il y avait un jeune Suisse à qui il voulait persuader à toute force qu'avec un joli garçon il y avait cent occasions où l'on pourrait se passer d'une jolie femme. Le roi a mal pris la chose. On a envoyé M. de Bauffremont dans ses terres; il a été privé du cordon bleu qu'il était sur le point d'obtenir, et Piron a dit: «qu'il ne s'en est fallu que de l'épaisseur d'un Suisse qu'il ne l'ait eu.»

Il y a quelques jours que M.*** disait à sa nonchalante moitié, qu'il tracassait et qui ne s'en émouvait pas davantage: «Madame, vous ne savez ni vous défendre, ni crier; vous êtes de toutes les femmes que je connaisse la plus propre pour un viol et la moins propre pour une jouissance.»

En amour un sot l'emporte communément sur un homme d'esprit; on aime mieux dominer un idiot que d'être subjugué par un autre; celui-là fait valoir l'amour-propre que celui-ci mortifie; et ne vous croyez pas exceptée de la règle; vous m'aimeriez peut-être moins si je le méritais davantage.

Nous revenions dimanche passé de chez M.***, après souper, Suard et moi. Le temps s'était rafraîchi, il faisait clair de lune; la promenade nous plut et nous la continuâmes jusqu'à une heure du matin. Il croit qu'un homme peut devenir amoureux de la femme de son ami sans s'en apercevoir. «Mais, à ce propos, lui disais-je, quoi! est-ce que le soir, le matin, quand il se couche, quand il s'éveille, il ne trouve pas qu'elle est blanche comme un lis, qu'elle a les yeux charmants, qu'elle est d'une taille élégante? Est-ce qu'il ne voit pas sa gorge s'élever et s'abaisser? Est-ce qu'au milieu de cette rêverie-là les sens sont tranquilles? Allez, celui qui s'y troupe est plus bête...—Mais est-ce que vous trouvez cela si bête?—Sans doute...» etc. etc.

J'ai été témoin, il n'y a pas longtemps, d'une bonne action et bien faite. Une pauvre femme avait un procès contre un prêtre de Saint-Eustache; elle n'était pas en état de le poursuivre, un honnête homme indigné s'en est chargé. On a gagné; mais lorsqu'on a été chez le prêtre pour mettre la sentence à exécution, il n'y avait plus ni prêtre, ni meubles, ni quoi que ce soit. Cela n'a pas empêché la pauvre femme de sentir l'obligation qu'elle avait à son protecteur; elle est venue l'en remercier, et lui témoigner le regret qu'elle avait de ne pouvoir lui rembourser les frais de la plaidoirie. En causant, elle a tiré une mauvaise tabatière de sa poche, et elle ramassait avec le bout de son doigt le peu de tabac qui restait au fond; son bienfaiteur lui dit: «Ah! vous n'avez point de tabac; donnez-moi votre tabatière que je la remplisse.» Il a pris la tabatière et il a mis deux louis au fond qu'il a couverts de tabac. Voilà une action généreuse qui me convient, et à vous aussi, n'est-ce pas? Donnez; mais, si vous pouvez, épargnez au pauvre la honte de tendre la main.

Nous avons eu, Grimm et moi, lundi matin, une grande conversation; je ne vois goutte au fond de son âme, mais je ne saurais la soupçonner. C'est, depuis deux ans, toujours à son avantage que les choses obscures se sont éclaircies. Sa conduite ressemble comme deux gouttes d'eau à celle de Grandisson dans les premiers volumes; il sent bien qu'il a contre lui les apparences et le jugement des indifférents dont il ne se soucie guère. Au reste, il dit que si nous allons jamais à Rome, il m'expliquera le mystère de sa conduite dans le Panthéon.

Je viens de recevoir un billet de cette pauvre Mme Riccoboni. Elle est désolée; elle ne peut digérer les impertinentes satires qu'on fait d'elle et de ses ouvrages; elle dit: «Si un coquin cassait les fenêtres d'une blanchisseuse, le commissaire en ferait justice; on m'ôte mon ouvrage, on m'insulte, et personne ne dit mot.» Eh bien! voilà donc le fond de l'âme d'un auteur; il veut plaire même à ceux qu'il méprise; l'éloge de mille gens d'honneur, d'esprit et de goût ne le console pas de la critique d'un sot; il oublie la voix douce et flatteuse de ceux-ci, et le cri importun de celui-là retentit sans cesse à son oreille. On ne peut se résoudre à une injustice de tous les temps; on veut être excepté d'une loi, dure à la vérité, mais qui s'est exécutée depuis la création du monde sur tout ce qu'il y a eu de grands hommes: il faut que l'homme meure; il faut que l'homme supérieur soit persécuté.

À propos de cette petite fille à laquelle vous promettiez un avenir aussi malheureux qu'à sa mère, rassurez-vous, elle n'est plus; je sais à présent ce que c'est que l'excès de la tendresse maternelle. On avait eu l'imprudence de laisser monter cette malheureuse femme pour être témoin de l'agonie de son enfant, elle en a perdu le jugement; elle a été folle, mais folle tout à fait, à craindre pendant plusieurs jours que cela ne revînt pas. Si je pouvais me rappeler ses discours et ses actions, je vous déchirerais l'âme. Je suis toujours de moins en moins content du père[139]; il avait un billet de cent pistoles à toucher; son enfant se mourait, la mère s'en arrachait les cheveux; il n'y était pas; c'était moi qui la consolais. Cet événement, qui lui cause aujourd'hui tant de peine, n'est peut-être pas le plus malheureux de sa vie; je lui laissais entrevoir cette consolation, et elle s'écriait: « Monsieur, laissons cela; c'est ma fille, n'ajoutons pas un avenir cruel à un présent qui est affreux.»

Voilà un paquet de lettres que je vous envoie.

Grimm explique tout dans l'affaire de M. Vialet. Il prétend que nous avons agi avant les protecteurs qu'on avait auprès du chancelier, etc.—Cela se peut.—Et qu'il n'y a personne à accuser.—J'y consens.

M. de Prisye est donc à Paris? On n'entend non plus parler de moi que si j'étais à la Chine? C'est que j'y suis en effet pour ceux que je ne me soucie pas trop de voir. Si l'on me pardonne tout à condition que je ne serai pas coupable envers vous, je les prends au mot et je reste chez moi. Je ne veux pas que les oreilles vous tintent trop fort. Si vous saviez comment je me porte; quelles couleurs! quel visage! quel embonpoint! la belle santé de reste!

Adieu, ma tendre, mon unique amie; venez me faire des jours heureux; venez me dire que vous m'aimez; venez me le prouver; j'ai quelques moments d'impatience; mais ils sont courts, je sens que jamais ils ne m'entraîneront à rien que je ne puisse vous avouer: vous êtes et vous serez tout le bonheur de ma vie; aucun plaisir que ma Sophie ne le partage. Valeant aliæ. Il n'y en a qu'une pour moi Je date pour vous obéir.


LXX

Paris, ce 8 août 1762.

Nous avons passé la semaine à consoler cette pauvre femme; j'ai cru qu'elle en perdrait l'esprit. Le premier jour elle n'ouvrit la bouche qu'une fois: ce fut pour appeler son enfant. Le lundi au soir après souper, elle chantait et ses enfants dansaient en rond; on les couche; la plus jeune et la plus aimable, celle qu'elle a perdue, dormit comme à l'ordinaire; on la leva le mardi matin, gaie, fraîche et vermeille; à midi la fièvre prend; le soir elle est sans connaissance; à minuit elle est morte. Je permets de s'affliger à ceux qui perdent des enfants comme celui-là; elle était blanche comme la neige, faite à peindre, d'une figure tout à fait piquante, et puis de la naïveté, de la finesse, de la sensibilité, une originalité de caractère comme on ne l'a point à cet âge. La vie n'est pas une perte pour cet enfant, mais l'enfant est une vraie perte pour ses parents; ils en avaient six. C'est celui qui les consolait de l'existence des autres qui leur est enlevé. En vérité, je ne sais si cela n'est pas plus cruel que de n'en avoir qu'un et de le perdre. Je crains que la mère n'en fasse une maladie. Damilaville en est inconsolable. Voilà le seul chaînon qui l'attachait rompu. Par honneur, par décence, par humanité, nous tiendrons encore quelque temps; mais gare que le peu qui reste de tendresse ne s'en aille avec la douleur. Une bonne leçon pour ceux qui ont plusieurs enfants et qui laissent percer leur prédilection, c'est que les frères et les sœurs n'ont point été touchés de la mort de leur petite sœur. Il y a pis: quand on l'a apprise au plus jeune, il s'est mis à rire; et depuis ils sont tous devenus jaloux et chagrins des regrets de leurs parents. Voici un trait de ressentiment d'un enfant qui se croyait haï de son père: le père mourut et l'enfant frappait d'un fouet le cadavre en l'insultant. J'ai vu cela; je ne sais pourquoi je me rappelle et vous redis cette horreur. Les enfants sont vindicatifs et cruels.

Voici un passage du Métastase qui est bien vrai, et qui peint fortement la tendresse des mères; il en introduit une qui a perdu son fils, et que l'on cherche à résigner à son sort par l'exemple d'Abraham, qui avait conduit le sien sur la montagne; il lui fait répondre: Ah! Dieu n'aurait jamais donné cet ordre à sa mère! Nous enlevâmes la nôtre le premier jour, et nous la conduisîmes hors de chez elle; le second jour, nous la promenâmes à l'Étoile; le troisième, à Vincennes; deux endroits où j'ai passé des moments tristes et des moments doux. Hier, je lui fis compagnie toute la soirée. Damilaville était allé à la Briche malgré le mauvais temps; nous y dînerons aujourd'hui. J'aime mieux essuyer les larmes de ceux qui sont malheureux que de partager la joie des autres.

Vous devez avoir maintenant à côté de vous la chère sœur et votre neveu. Quand vous aurez embrassé notre Uranie mille fois pour vous, vous l'embrasserez deux ou trois fois pour moi, où vous voudrez, sur les yeux, sur le front, sur les joues; mais j'aime mieux sur le front; c'est là que son âme réside. Si la résolution qu'elle a prise de s'apprivoiser tient encore, dites-lui de prendre garde de semer des fleurettes sur une belle étoffe pleine et unie. Il faut bien du goût et de l'art pour faire serpenter une guirlande autour d'une cotonne sans détruire sa noblesse. Toutes ces petites vertus de société auxquelles elle ne se pliera jamais de bonne grâce ne vont point avec la franchise et la sévérité de son caractère. Madame Le Gendre, mon Uranie, jolie, polie, attentive, prévenante, affable, souriante, souple, révérencieuse? Cela ne se peut. Qu'elle reste comme Nature l'a faite, grave, sérieuse, noble et pensante. Nature l'a faite grande et noble; la voilà qui se fait petite et jolie. Si elle prend pour tout le monde cet air charmant qu'elle a pour nous quelquefois, comment en serons-nous touchés?

J'ai bien peur que ce petit neveu, dont vous disposez comme il vous plaît, ne se trouve souvent entre ses deux tantes, lorsqu'elles aimeraient bien autant être seules. Si vous vous attachiez adroitement à lui rendre son ignorance incommode, peut-être se déterminerait-il à s'instruire; essayez.

Honnête ou fripon, il faut donner un écu à Roger, et six francs à Mlle Clairet.

Ce que je ferais à voire place? Je n'assoirais pas légèrement le plus grand de tous le soupçons. On n'est pas coupable pour n'oser lever les yeux; innocent, on les baisse quelquefois pour ne pas regarder celui qui accuse injustement et nous offense.

Les habitants de Genève ont fort embarrassé leurs ministres; on ne sait encore ce que cela deviendra.

Les Jésuites ont été jugés vendredi au soir; à minuit, les chambres étaient encore assemblées. Aussitôt que les arrêts paraîtront, je les ferai partir pour Isle[140].

Il y a deux nouveaux papiers sur l'affaire des Calas; ce sont des espèces de requêtes adressées à M. le chancelier par les frères; si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier[141].

Vous êtes étonnée de l'atrocité de ce jugement de Toulouse; mais songez que les prêtres avaient inhumé le fils comme martyr, et que, s'ils avaient absous le père, il aurait fallu exhumer et traîner sur la claie le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. C'est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille. Oh! mon amie, le bel emploi du génie! Il faut que cet homme ait de l'âme, de la sensibilité, que l'injustice le révolte, et qu'il sente l'attrait de la vertu. Eh! que lui sont les Calas? qui est-ce qui peut l'intéresser pour eux? quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu'il aime, pour s'occuper de leur défense[142]? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé.

Adieu, ma bonne et tendre amie. Si je vous aime? De toute mon âme; oui, de toute mon âme, et j'éprouve en vous le disant une émotion au fond de mon cœur qui m'assure que je dis vrai. Vous connaissez bien cet oracle-là.

Mes deux cas de conscience, quand en aurai-je la décision?

Je ne sais ce que l'homme du premier disait à la fille qu'il sollicite; mais j'entendis qu'elle lui répondait: «Quand il en sera temps, vous habiterez; d'ici à ce temps, ne vous avisez pas seulement de regarder ma porte.»

Adieu, encore une fois, mes bonnes et tendres amies. Vous voilà donc réunies pour deux mois dans mes lettres. Eh bien! chère sœur, je l'aime autant et plus que jamais. Les hommes ne sont donc pas aussi méchants qu'on les fait! Cela ne vous séduira-t-il point? Le bonheur dont elle jouit serait bien fait pour vous, si vous vouliez. Mourrez-vous sans savoir ce que c'est que de faire un heureux? Hélas! oui.


LXXI

Paris, ce 12 août 1762.

Voilà, mon amie, le billet d'enterrement des Jésuites[143]. Je l'ai rogné le plus court que j'ai pu pour le déguiser à la poste; mais j'ai chiffré toutes les pages. Me voilà délivré d'un grand nombre d'ennemis puissants. Qui est-ce qui aurait deviné cet événement, il y a un an et demi? Ils ont eu tant de temps pour prévenir ce coup, qu'il fallait ou qu'ils eussent bien peu de crédit, ou que le roi eût bien résolu leur destruction: c'est le dernier qui est le plus vraisemblable. L'affaire du Portugal aura jeté sur l'affaire de France quelque lueur qui les aura montrés au monarque sous un aspect odieux; il aura attendu le moment de se défaire de gens qui l'avaient frappé, et qu'il voyait sans cesse la main levée sur lui; celui de la banqueroute scandaleuse du père La Valette aura paru favorable[144]; ils se mêlaient de trop d'affaires. Depuis environ deux cents ans qu'ils existent, il n'y en a presque pas un qui n'ait été marqué par quelque forfait éclatant. Ils brouillaient l'Église et l'État: soumis au despotisme le plus outré dans leurs maisons, ils en étaient les prôneurs les plus abjects dans la société; ils prêchaient au peuple la soumission aveugle aux rois, l'infaillibilité du pape, afin que, maîtres d'un seul, ils fussent maîtres de tous. Ils ne reconnaissaient d'autre autorité que celle de leur général; il était pour eux te Vieux de la Montagne. Leur régime n'est que le machiavélisme réduit en préceptes. Avec tout cela, un seul homme, tel que Bourdaloue, pouvait les sauver; mais ils ne l'avaient pas. Ce qu'il y a de plaisant, c'est la bonne foi avec laquelle les Jansénistes triomphent de leurs ennemis. Ils ne voient pas l'oubli dans lequel ils vont tomber: c'est la table des deux chevrons arcboutés et en querelle avec le faîte de la maison. Le maître, impatienté de leur mésintelligence, abattit l'un, et l'autre tomba. Les évêques mécontents entendent bien mieux leur affaire. Cette boutique de Jésuites contenait toutes sortes de denrées, bonnes, mauvaises; mais elle était bien fournie; ceux qui la tenaient étaient de grands charlatans; ils amassaient autour d'eux beaucoup de gens, et la barque de saint Pierre voguait. Ces événements font bien rire les philosophes. Au reste, ces bons Pères avaient conservé de l'espérance jusqu'à la dernière extrémité, à en juger par la surprise et la consternation qu'on leur a vues lorsqu'on leur a signifié les arrêts. Plusieurs avaient l'air de malfaiteurs qu'on a condamnés. Un homme de ma connaissance, constitué au milieu d'eux par son état et par les circonstances, ne les aimant pas à beaucoup près, n'a pu résister au spectacle de leur désespoir, et s'est retiré; aujourd'hui même on les plaint; demain on les chansonnera; après-demain, on n'y pensera plus: c'est le caractère du joli peuple français.

Toute la matinée d'hier mercredi, ils la passèrent à dire et à faire dire des messes dans leurs trois églises, et à demander leur conservation à Dieu, qui ne les a pas exaucés. Entre onze heures et midi, il y avait dans leur cour un troupeau de dévotes qui se tordaient les mains, qui s'arrachaient leurs coiffes, et qui hurlaient comme des insensées. Vous vous doutez bien de la rumeur que tout cela fait ici. On attend sous quelques jours un troisième arrêt du Parlement dont j'ignore l'objet; et, immédiatement après, un édit du roi, confirmatif des arrêts du Parlement.

Il me semble que j'entends et que je vois Voltaire; il lève ses yeux et ses mains au ciel, il dit: Nunc dimittis servum tuum, Domine, quia viderunt oculi mei salutare tuum. Cet homme incompréhensible a fait un papier qu'il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant éloge que c'est: c'est la vérité; mais la vérité offense dans la bouche de l'envie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux. Il travaille à une édition de Corneille. Je gage, si l'on veut, que les notes dont elle sera farcie seront autant de petites satires. Il aura beau faire, beau dégrader; je vois une douzaine d'hommes chez la nation qui, sans s'élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de la tête. Cet homme n'est que le second dans tous les genres.

Mais en voilà assez des autres; un mot de moi. Je passe mes jours en deux infirmeries; ma femme et son domestique sont indisposés; celle de l'Isle est tombée dangereusement malade, comme je l'avais prévu; c'est un serrement de gorge qu'on ne saurait dissiper. Toutes les huiles, tous les gargarismes, tous les nids d'hirondelle de la Sainte-Chapelle n'y feront rien.

Si Morphyse avait pitié du jeune homme, et que son ennui abrégeât votre séjour! Je rapporte tout à votre séjour à Paris.

J'ai l'exemplaire de Rousseau[145]; qu'en ferai-je? Faut-il en faire un paquet et vous l'envoyer?

Ce Comus[146] dont les tours de passe-passe les tracassent, n'est pas sorcier, à coup sûr, et cela me suffit.

Notre chère sœur ne m'oublie pas, j'en suis certain; mais vous oubliez souvent, vous, de me dire qu'elle se souvient de moi; cela me fait pourtant grand plaisir, et vous ne l'ignorez pas. Vous l'avez donc embrassée, cette chère sœur! Combien vous avez eu de plaisir! Comme le cœur vous a palpité à toutes deux! Comme Morphyse vous examinait! Comme elle en était jalouse! Comme elle en aura redoublé de froid pour l'une et d'humeur pour l'autre! Comme elle me venge actuellement de la froideur des deux ou trois premières lettres que je vais recevoir!

Je vous promets que cela n'est pas trop aisé de rompre son caractère, et de se faire petit, petit, petit, pour être de niveau avec les autres, leur persuader qu'ils ont autant d'esprit qu'un homme à qui l'on en accorde, et les mettre bien à leur aise.

C'est d'une goutte-sereine que Grimm est menacé; et d'avance je vous préviens que son bâton et son chien sont tout prêts.

L'affaire de l'abbé Raynal est au diable[147]. Ils se moquent de moi, et ils me soutiennent tous que l'abbé Raynal ne m'a rien promis. Je n'ai pas été trop attrapé; car je n'y comptais pas trop. Avec un peu plus de loisir, j'aurais peut-être fait beaucoup de châteaux en Espagne que je n'aurais pas vus s'évanouir sans peine. Voilà un des grands bonheurs de l'homme occupé: l'espérance le leurre moins, le présent l'occupe trop pour qu'il se fatigue les yeux à regarder à perte de vue dans l'avenir. Il n'y a ni lieu, ni temps, ni espace pour celui qui médite profondément. Cent mille ans de méditations comme cent mille ans de sommeil n'auraient duré pour nous qu'un instant, sans la lassitude qui nous instruit à peu près de la longueur de la contention.

Adieu, ma bonne amie; je vous embrasse de toute mon âme. Comme nos journées passent à présent rapidement! Chère amie, dispensez-moi de dater; mais comptez que je vous écris tous les dimanches et tous les jeudis sans manquer.


LXXII

Paris, ce 15 août 1762.

Non, mademoiselle, non, madame de... n'est point du tout coquette. Il n'y a qu'un imbécile qui puisse se promettre quelque récompense des soins qu'on lui offre et qu'elle accepte; elle se moque de toutes leurs singeries, et cela est évident; elle ne cherche point à plaire. Rien de faux dans son propos, rien d'apprêté dans sa parure. Dites-lui comme son mari: «Mais, madame, vos tétons ne reviennent pas»; et elle répond: «Je m'en consolerais bien, si j'avais des fesses. Faute de ce, je ne saurais aller à cheval sans me blesser; cela est triste.» Aux observations peu obligeantes qu'elle permet qu'on fasse, et qu'on fait quelquefois assez librement sur ce qu'on voit de sa personne, elle en ajoute même sur ce qu'on ne voit pas; et je ne me suis jamais aperçu que ces confidences lui coûtassent, fussent-elles peu naturelles, ou qu'elle fut secrètement fâchée de celles qu'on avait risquées, ou de celles qui lui étaient échappées. Une déclaration en forme ne lui plaît ni ne la blesse; on ne peut pas lui reprocher de l'avoir amenée. Au milieu de l'essaim empressé de ses serviteurs, elle est également tranquille pour tous; elle ne cherche point à semer entre eux des jalousies, des soupçons, à les réveiller par des préférences: tout cela se fait bien sans qu'elle s'en mêle; elle est absolument sans manège.

Vous décidez bien vite le second de mes cas de conscience! On a tout fait pour sa passion, et vous voulez qu'on ne fasse rien pour le bonheur d'un mari, pour la fortune d'une pépinière d'enfants, parmi lesquels peut-être il y en a qui n'appartiennent point au mari! Il ne s'agit pas d'accroître son aisance, il faut encore s'exposer à perdre celle qu'on a; et pour répondre à tous vos scrupules, on n'exige la récompense qu'après le service rendu. Piano, di grazia.

Je ne me tiens pas pour battu sur la question des beaux vieillards qui sont, et des belles vieilles qui ne sont pas. Il me semble que vous m'avez très-bien prouvé qu'il y avait également de belles vieillesses en hommes et en femmes; mais il y a bien de la différence entre être un beau vieillard et avoir une belle vieillesse. Peut-être n'est-on pas un beau vieillard sans avoir une belle vieillesse, et encore dis-je peut-être; mais on peut certainement, et rien n'est plus commun que d'avoir une belle vieillesse et n'être pas un beau vieillard. J'y ai rêvé un moment, et il me semble qu'il y a des raisons physiques et morales de cette distinction des deux sexes dans un âge avancé. Les femmes semblent n'être destinées qu'à notre plaisir. Lorsqu'elles n'ont plus cet attrait, tout est perdu pour elles; aucune idée accessoire qui nous les rende intéressantes, surtout depuis qu'elles ne nourrissent ni n'élèvent leurs enfants. Autrefois une gorge flétrie était encore belle; elle avait allaité tant d'enfants! Dans la douleur, une mère déchirait son vêtement, découvrait sa poitrine, et conjurait son fils par ce sein qui l'avait nourri: ce n'est plus cela. S'il était possible qu'il y eût une belle tête de vieille, les haillons qui la couvrent la dépareraient. Nous, nous avons la tête nue; on voit la forêt de nos cheveux blancs; une longue barbe rend notre visage respectable; nous conservons sous une peau ridée et brunie des muscles fermes et solides. La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu'elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s'affaisse, tout s'aplatit, tout pend dans l'âge avancé. C'est parce qu'elles ont beaucoup de chair et de petits os à dix-huit ans qu'elles sont belles; c'est parce qu'elles ont beaucoup de chair et de petits os que toutes les proportions qui forment la beauté disparaissent à quatre-vingts ans. Quelle différence de front et de joues d'un vieillard et d'une vieille; de leurs bras, des épaules, de la poitrine, du dos, des cuisses et du reste! Nous changeons sans doute comme les femmes avec le temps; mais le temps ne nous décompose pas autant qu'elles. Les proportions s'altèrent moins partout, parce que partout nous avons les chairs plus compactes, les muscles plus durs et toute la charpente plus grosse. Les exemples que vous me citez ne sont pas de belles vieilles, prenez-y garde: mais de vieilles qui paraissent jeunes, qui n'avaient pas leur âge, ou qui avaient une belle vieillesse. Une belle vieille a rapport à la beauté; une belle vieillesse a rapport à la santé. Je cause librement de tout cela avec vous, mes amies, parce que vous avez l'esprit excellent, et que vous vous occupez tous les jours à réparer ce que l'âge vous enlèvera, par des qualités solides qui vous resteront malgré le temps et les années; un grand sens, une belle âme, un cœur noble, sensible et élevé, tels que l'ont mes deux sœurs, est exempt de rides, si elles atteignent un âge avancé. Combien leur présence rappellera de bons discours et de bonnes actions à ceux qui les auront connues! mais il n'en sera pas de même pour les autres: voilà la différence du rôle qu'on a fait pendant la vie. Le nôtre est public. Domestique, il est présumé; au lieu qu'on suppose qu'une femme a vécu sans rien faire, si l'on n'en est instruit. J'ai dit. Décidez.

Ne dites point de mal de mes libraires, ils font tout ce que j'ai exigé. Voilà l'équité qu'il faut attendre de tout le monde. La générosité consisterait à aller au delà. Reste à savoir si on en peut exiger d'un homme dans son état, d'un marchand dans son comptoir, d'un procureur dans son étude, d'un libraire dans sa boutique; c'est là qu'il vend son temps, son industrie, son savoir-faire, et qu'il doit en tirer le meilleur parti possible, s'il veut qu'on l'appelle bon commerçant, bon procureur, bon libraire.

Un homme s'est avisé de foire et de publier une mauvaise traduction du Joueur, qui, foin de me nuire, fait au contraire désirer la mienne, qui paraîtra avec Miss Sara Sampson, la Fatale Curiosité, le Marchand de Londres, et d'autres pièces qui se ressemblent et que je donnerai avec des discours qui vaudront peut-être la peine d'être lus[148].

Vous n'avez pas encore cette sœur si aimée, si désirée, si nécessaire à votre bonheur, et qui le sait! qu'est-ce donc qui la retient? Si elle n'est pas à côté de vous, elle est aussi fâchée que vous.

Ce n'est pas assez que de faire lire le jeune homme, il faut aussi le faire parler sur la lecture, qui en deviendra pour vous et pour lui plus instructive et plus intéressante. Au reste, n'accusez pas trop les parents; c'est Nature qui avait commencé par ne rien faire qui vaille; ils ont achevé. Je pardonne au père son libertinage, mais je ne saurais lui pardonner son hypocrisie; la vilaine bête que c'est! Et puis cet enfant, qui cherche à connaître la turpitude de son père et qui la révèle, me choque plus fortement encore que sa vile morale.

J'ai une foule de choses intéressantes à vous envoyer, la suite des papiers sur les Calas, l'Éloge de Crébillon, etc., etc.; combien je vous prépare de plaisirs et de peines! N'oubliez pas de me demander, après que vous aurez lu l'histoire du père, quelle était cette réflexion qui me causait une douleur mortelle; mais peut-être la ferez-vous comme moi.

Nous allâmes hier, Damilaville et moi, à la Briche. J'y étais appelé par Mme d'Épinay.

À une autre fois le sujet de ce petit voyage et la description de la maison qui est charmante; c'est là qu'il faut aller s'établir, et non dans le sublime et ennuyeux palais de la Chevrette.

Nous ramenâmes Grimm. Son amie vient le prendre mardi à Paris, et le mercredi ils partent ensemble pour Étampes, où ils passeront une quinzaine chez Mlle de Valory.

Adieu, mon amie, je baise votre front, vos yeux, et votre menotte sèche qui me plaît autant qu'une potelée. C'est bien de cela qu'il s'agit à quarante-cinq ans!

Il y a près d'un mois que je n'ai paru chez le Baron. Il faut porter cette lettre sur le quai Saint-Bernard, aller de là à la butte Saint-Roch et peut-être revenir de la butte Saint-Roch sur le quai, car il n'est pas sûr que le Baron soit à Paris. Adieu, celle que j'aimerai tant qu'elle sera, tant que je serai.

Le jour de Notre-Dame, la fête de ma petite.


LXXIII

Paris, le 10 août 1762.

Combien j'aurais de choses intéressantes à vous dire, si j'en avais le temps! mais la matinée s'est passée tout entière à lire un ouvrage sur l'institution publique: c'eût été la chose la plus utile et la plus praticable pour un royaume tel que le Portugal, qui se renouvelle; pour nous, c'est autre chose. Les mauvais usages, multipliés sans fin et invétérés, sont devenus respectables par leur durée et irréformables par leur nombre. Cette lecture faite, il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin; c'est une tâche que je me suis imposée, parce qu'elle me plaît et qu'elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. Cela fait, il était dix heures; il y avait deux heures au moins que l'on m'attendait à l'atelier, où j'ai couru (car on court presque toujours pour arriver trop tard), et où j'ai trouvé un fardeau d'ouvrage que je n'expédierai qu'après avoir écrit un petit mot à mon amie; sans cela je serais troublé. Ce devoir si doux qui m'appellerait me distrairait de l'autre; je manquerais à celui-là, et je m'acquitterais mal de celui-ci. Je vous félicite toutes deux, chères sœurs, de vous posséder. Je serai souvent en esprit entre l'une et l'autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j'aime le plus; autant ami de l'aînée que de la cadette; partageant également mon respect et mon estime.

Eh bien! ce mal de jambe n'est donc pas encore fini? Vous me rendrez fou, si vous n'y prenez garde. Pour Dieu! mon amie, dites-moi les choses comme elles sont.

Arrêtez par de la vérité exacte cette imagination cruelle qui m'exagère tout en général, mais surtout les plus petites choses qui vous concernent. Cela vous occupe peu! tant pis. Cela ne vous inquiète point du tout! je ne m'en acquitte que trop bien pour tous les deux.

Je crains que notre Uranie ne soit un peu trop grande pour l'enfant; qu'elle ne sache ni jouer à cloche-pied, ni à la main-chaude, ni au pied-de-bœuf, ni à cligne-musette, ni à coucoubay, et qu'elle n'imprime, sans le vouloir, un respect qui éloigne les marques de la tendresse. Je me plie à tout cela que c'est un charme; il est rare qu'en prenant le hochet, je ne trouve l'occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue quand on parle mal, sur la logique quand on raisonne faux. Il faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d'aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutumant à être bons dans des riens, ils sont tout prêts à être bons dans des cas importants; mais est-ce qu'il y a des riens pour eux?

Toute seule? Cela ne se peut, c'est la femme la plus adroite à foire recrue; il faut voir comme elle fait demander ce qu'elle veut. Il est impossible d'avoir une volonté quand il ne lui plaît pas qu'on en ait.

Puisque le récit de bonnes actions vous touche, je vous dirai toutes celles qui viendront à ma connaissance; et, pour vous tenir parole tour de suite: Mme d'Épinay avait donné dix-huit sous à un petit garçon, pour une journée de travail Le soir il revient à la maison, n'ayant pas un liard. Sa mère lui demanda si on ne lui avait rien donné, il répondit que non, et mentit. Cependant la chose s'éclaircit; la mère, mieux instruite, voulut savoir ce que les dix-huit sous étaient devenus. Le pauvre petit, il les avait donnés à un cabaretier chez lequel son père avait passé la journée à s'enivrer, et épargné au bonhomme une querelle que sa femme n'aurait pas manqué de lui faire. Si on tenait compte des bonnes actions, elles seraient plus fréquentes, n'en doutez pas. C'est ce qu'on fait aussi à la Chine; on les y publie à son de trompe: elles y ont des récompenses assurées. Nous ne savons que punir; nous arrêtons, tant que nous pouvons, les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons: peut-être ne faudrait-il guère de châtiments pour le crime, s'il y avait des prix pour la vertu. On commet le crime par intérêt; on aimerait autant pratiquer la vertu par le même motif et il y aurait de l'honneur et de la sécurité de plus à gagner. Où l'on donne une bourse d'or à l'homme bienfaisant, on n'en doit guère voler.

Grimm et elle sont partis hier pour Étampes; ils y passeront dix jours chez Mlle de Valory; ils seront sûrement heureux, autant qu'il est possible. Avec des procédés, quelque bien observés qu'ils soient, on n'a rien à reprendre, et l'on n'est pourtant contente de rien; c'est que ce n'est pas un équivalent: c'est la monnaie de la tendresse. Tous les égards du monde ne valent pas une caresse, un sourire, un mot doux, même une querelle délicate, un reproche obligeant, une petite bouderie sur un refus même placé, en un mot, toutes ces tracasseries que je fais si bien, de propos délibéré, sans être offensé.

Le temps fera pour lui, j'en suis sûr; il est déjà moins réservé. La honte de pratiquer en ma présence un conseil que je lui avais donné ne l'a point arrêté; rien n'arrête cet homme, quand il s'agit de faire bien ou mieux. Nos femmes se sont vues, et cela s'est passé à merveille.

Faites mon compliment à M. Vialet; dites-lui que je vous ai choisie pour mon interprète et mon secrétaire auprès de lui; cela ne lui déplaira pas. Il m'a mandé que l'académicien qui avait écrit sur les ardoises de la Meuse avait dit tout plein de bêtises. Exigez de lui qu'il m'envoie l'état le plus scrupuleux de ces bêtises-là, pour en faire usage eu temps et lieu. Qu'il s'en rapporte surtout à ma prudence, je ne le compromettrai pas ni moi non plus; avec de l'honnêteté et l'amour de la vérité tout se dit sans blesser personne.

Vous voyez bien que je réponds à votre dix-huitième et que je la suis ligne à ligne. Je n'aurais pas assez de place pour la suivre jusqu'au bout, d'autant qu'il y a certains points sur lesquels je serai bien aise de m'étendre: j'y reviendrai. Celle-là n'ira pas au dépôt sitôt.

Le capitaine enragera du succès de Vialet; encore un prix de gagné, et c'est un homme perdu. Tout cela sera présenté aux supérieurs comme des distractions, et le supérieur le croira, et le reste vous le devinez. M.... sera toujours mené par le nez; le goût qu'il a pour Uranie y contribuera. On se fait secrètement un mérite de mille petites injustices faites en faveur du mari, quand on en veut à sa femme.

Mais s'il avait fallu trouver aux filles de Morphyse des époux dignes d'elles, elles seraient encore à marier toutes trois. Il fallait un sylphe à Uranie; et un grand ange, un ange d'annonciation à l'aînée; pour vous, l'ami Diogène, mais avec un petit bout de draperie bien ou mal attaché, et vous avez en moi tous les droits selon les instants; mais le Diogène s'en va tous les jours: dans huit ou dix ans, il n'en restera pas le moindre vestige.

Adieu, mon amie; portez-vous mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand le Diogène sera parti, vous me céderez à Uranie, auprès de laquelle je serai sylphe pendant cinq ou six ans, au bout desquels la tête s'affaiblissant les préjugés renaissant sur les ruines du sens commun et de la raison, les cheveux blanchissant, le dos se courbant, je donnerai le bras à l'ainée pour aller pleurer à l'église toutes les douces folies que j'aurai dites à la cadette, et toutes celles que j'aurais voulu faire avec leur sœur. Je vous aime comme le premier jour. Je vous désire et vous attends comme à notre première séparation. Je vous suis fidèle, comme si cela me coûtait beaucoup. Il n'y a que le mérite de la difficulté qui manque à tout ce que je fois. Adieu.


LXXIV

Paris, ce 22 août 1762.

J'attends votre dix-neuvième avec bien de l'impatience; car qui peut deviner les suites de cet incendie? Il ne faut qu'une étincelle assoupie sous la cendre, un peu d'air pour renouveler le danger. Je vous vois au milieu des travailleurs, dans l'eau, dans la boue, etc. Quelles alarmes vous avez eues! quelle fatigue! Vous vous portez bien, dites-vous? Je ne saurais me le persuader. Si vous n'étiez qu'à vingt lieues d'ici, et qu'on pût aller et revenir dans un jour de poste, je saurais tout cela par moi-même. Vous avez raison, la nuit, tout était perdu; dans la soirée, les habitants de la campagne étant dispersés, le désastre eût été bien plus grand.

Il y a dans votre récit des circonstances qui me font frémir. Comment vont les bras, les pieds, les jambes? Et la chère sœur? Je la crois dans un état presque aussi pitoyable que vous. Trois femmes, l'une avancée en âge, l'autre faible et délicate, celle-ci n'ayant qu'un souffle de vie, portant des fardeaux, se livrant à des travaux fort au-dessus des forces des hommes les plus robustes! C'est à présent que vous devez sentir votre lassitude. Dans le premier jour le corps se soutient par la violence de l'activité que le péril lui a donnée; mais cette activité tombe à mesure que la sécurité revient, et l'on est accablé. C'est là du moins l'effet des transports de la colère, quand j'en prends trop. Je vous suppose à présent étendues dans vos lits, sans pouvoir remuer ni pieds, ni pattes. Je suis bien aise que vous ayez vu dans cette triste circonstance tous vos domestiques tels que vous le souhaitiez. J'envie à l'abbé du Moucets les secours que vous en avez reçus. Après vous avoir montré tout son dévouement dans le moment périlleux, il se croira obligé de politesse à vous faire compagnie les jours qui suivront. Il sera bien fier d'avoir pu vous être bon à quelque chose: j'aurais un autre sentiment à sa place.

Jusqu'à présent je ne vous ai pas chargé d'un seul mot pour votre mère. Je vous prie de lui marquer toute la part que je prends à son accident. Ah! ma pauvre amie, comme vous voilà, avec vos jambes plus gonflées que jamais, vous traînant avec votre bâton. Et la perte des foins, des grains, des bâtiments? Cela doit monter haut!

Je n'ai pas le courage de reprendre la suite de mon journal; j'attendrai que vous me l'ordonniez. Vous me demandez dans votre dernière l'Éloge de Crébillon, vous l'avez à présent. On a fait un petit volume de mon Éloge de Richardson, du Testament et de la Pompe de Clarisse[149]. J'en ai pris deux exemplaires, un pour vous, un pour moi. J'espérais joindre à cette lettre la suite de l'affaire tragique des Calas: mais l'impression n'en est pas achevée, ce sera pour jeudi prochain. Adieu, mes bonnes, mes vraies amies. Je voudrais bien être à côté de vous, pour peu que vous me crussiez utile, vous ne doutez point de ce que je ferais. Dites un mot.

C'est après-demain votre fête. Si Uranie pensait à vous présenter deux fleurs, une pour elle et l'autre pour moi! C'est précisément comme je ferais à sa place. Voilà qui est arrangé pour longtemps: le jour de la Saint-Louis, il y aura toujours soixante lieues de distance entre vous et moi. Écoutez bien tout ce que notre chère sœur vous dira; ce sont mes souhaits. Elle sait combien ma tendresse fait à votre bonheur; elle vous promettra la durée de son amitié; elle vous désirera la durée de mon amour. Je vous réponds de ce point-ci; c'est mon affaire. Toujours, mon amie, toujours vous me serez chère; faites seulement que ce toujours dure longtemps. Je l'ai enfin, ce portrait, enfermé dans l'auteur de l'antiquité le plus sensé et le plus délicat: mercredi je le baiserai, le matin en me levant, et le soir en me couchant je le baiserai encore.

Il n'y a plus de Jésuites ici. On a encore publié quelques arrêts que je ne vous envoie point. Ils ne signifient pas grand'chose.


LXXV

À Paris, le 20 août 1762.

Votre dernière lettre, par laquelle vous m'apprenez qu'enfin l'incendie est entièrement éteint, ne me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l'avez l'une et l'autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l'eau. Tout ce que vous avez fait, vous l'avez dû faire; mais a-t-on dû souffrir que vous le fissiez? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appartements du château et vous y enfermer, avec l'attention seulement de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instruisant d'heure en heure de ce qui se passait? Si j'avais été là, je vous avoue que c'est par où j'aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu'après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s'il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l'emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château? On refait ou l'on ne refait pas des châteaux et des basses-cours; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu'elles sont, ne peuvent cependant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié: Eh! laissez brûler, et éloignez d'ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d'eau, des chevrons brûlés; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m'occuper du désastre qui s'est tait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu'où? Mais il n'est pas encore temps de plaisanter. Il faut auparavant savoir quelle perte vous avez faite, et que vous m'ayez juré toutes deux et chacune sur votre honneur que vous vous portez bien.

Je n'ai pas le temps de causer davantage avec vous. J'ai employé mes trois fêtes à travailler comme un forçat pour d'honnêtes gens que je connais un peu, qui ont fait une découverte importante et à qui je n'ai pu refuser le service de l'exposer. Mais pendant que je m'occupais de leur affaire, la mienne restait là. Je vous écris de chez Le Breton vis-à-vis d'un tas d'épreuves à corriger et après lesquelles on attend. Il faut pourtant que Grimm ait raison; que le temps ne soit pas une chose dont nous puissions disposer à notre gré; que nous le devons d'abord à nos amis, à nos parents, à nos devoirs, et qu'il y a dans la dissipation qu'on en fait, en le prodiguant à des indifférents, quelque principe vicieux. Si j'avais été vraiment bienfaisant, pourquoi en aurais-je du regret? Il faut que mon action ou ma conscience pèche, et j'aime mieux croire que c'est mon action.

Adieu, mes tendres amies, femmes que j'aime de tout mon cœur. À présent que vous voilà tranquilles, reposez-vous, nettoyez-vous, décrassez-vous. Je suis sûr que vous êtes noires comme du charbon, que vous puez la crotte, le fumier et la fumée, qu'on ne saurait par où vous prendre sans se gâter. Je ne sais ce que je dis; qu'on la jette entre mes bras comme elle est, et dans un état pire encore. Adieu, adieu; trouvez, tout à travers vos travaux et vos assiduités, un moment pour me dire que vous vous portez bien. Mille baisers à toutes deux, sur vos mains noires, sales, enfumées, chère sœur; partout où vous le permettrez, chère et tendre amie.


LXXVI

Paris, le 29 août 1762.

J'ai fait part à Damilaville de votre accident, et nous avons pensé l'un et l'autre que si vous envoyiez un état de votre perte, un peu exagéré, s'il en est besoin, nous dresserions d'après cela un mémoire que quelqu'un présenterait à M. de Courteille, afin d'obtenir une réduction de votre vingtième pour une, deux, trois, quatre ou cinq années. Le ministre, qui fait tout par ses commis, nous renverrait ce mémoire pour en décider; et nous arrangerions la chose comme il vous plairait. Ainsi donc, si cela vous convient, que nous sachions tout le dégât que le feu vous a fait et par delà, et ce que vous payez de vingtième; le reste est notre affaire.

Je viens d'achever ce mémoire dont je m'étais chargé pour ces pauvres diables qui ont inventé une chose utile. Il est minuit passé, et je ne saurais me résoudre, tout fatigué que je suis, à m'endormir sans avoir préparé ma lettre pour demain. Je vais reprendre ma réponse à votre dix-huitième à l'endroit où j'en étais resté.

La décision d'Uranie me paraît bien sévère. Quoi donc! ne met-elle aucune différence entre une action illicite et une mauvaise action? Ne sera-t-il pas permis de faire par raison ce qu'on a déjà fait par passion? Après avoir tout osé pour soi, n'osera-t-on rien pour son époux et pour ses enfants? Si l'on a quelque reproche à craindre ne serait-ce pas plutôt celui qu'on se ferait à peu près sur ce ton, s'il arrivait que l'on tombât dans la misère, qu'avec un peu moins de pusillanimité on aurait sûrement évitée? Si nous avions notre innocence, peut-être y faudrait-il regarder de fort près avant que de l'échanger contre de l'or? Mais, hélas! nous ne l'avons plus; il ne s'agit que d'une petite tache de plus ou de moins; d'une infraction de la loi civile, la moins importante et la plus bizarre de toutes; d'une action si commune, si forte dans les mœurs générales de la nation, que l'attrait seul du plaisir, sans aucune autre considération plus importante, suffit pour la justifier; d'une action dont on loue notre sexe, et dont en vérité on ne s'avise plus guère de blâmer le vôtre; du frottement passager de deux intestins, mis en comparaison avec les aisances de la vie; d'une faute moins répréhensible que le mensonge le plus léger; il est bien singulier, chère sœur, que vous permettiez à un homme engagé par le serment libre de la tendresse avec une femme qu'il aime de faire un enfant à une autre qu'il n'aime pas, et que vous défendiez un moment de complaisance à une de vos semblables, qui y est entraînée par un motif des plus importants. S'il était question de goûter un plaisir exquis, une volupté délicieuse, un transport ravissant, un moment de félicité au-dessus de toute idée, peut-être rabattriez-vous un peu de votre jansénisme! Et vous ne pensez pas que c'est un dégoût insupportable qui nous attend! et que, à tout bien prendre, ce devoir est la véritable expiation du plaisir défendu qu'on a pris. J'ai quelquefois entendu parler des femmes sur ce point; toutes étaient d'accord que c'était un horrible supplice. Eh bien! nous y voilà résolus. L'héroïsme est d'autant plus grand, que le sacrifice de soi-même répugne davantage. Combien nous allons mériter, si votre préjugé ne s'y oppose plus! Songez donc que celui qu'on va recevoir dans ses bras est un homme qu'on méprise, et qu'on haït; songez qu'il se chargera de tous les frais du péché; songez que nous n'y mettrons pas un atome du nôtre; songez que nous serons plus passive et plus immobile qu'une statue de marbre; songez que, s'il nous échappe quelques mouvements insensibles, quelque signe de vie, ce sera d'impatience et non de plaisir; songez que ceci est l'ouvrage tout pur de la raison, que le cœur et les sens n'y seront pour rien; c'est un acte de pénitence, s'il en fut jamais. S'il nous survenait une maladie là, n'y aurait-il pas de la folie à se refuser à l'application d'un instrument, s'il était nécessaire; et quelle plus fâcheuse maladie que de mourir pendant trente ans de soif et de faim? Quelle différence mettez-vous en pareil cas entre un homme de cette trempe et un instrument de chirurgie? Et puis, ne dirait-on pas qu'il en soit de cette affaire comme du vol, de la calomnie, du meurtre et d'une infinité d'autres actions qui sont mauvaises en tout temps et partout? Rentrez pour un moment dans l'état de nature; pour Dieu, dites-moi ce que c'est.

À présent, venons à vous, mademoiselle. Eh bien! vous ne voulez donc pas qu'on ait la complaisance pour cette honnête créature, qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vouloir être mère, de lui faire un enfant? Vous l'appelez tête bizarre? Vous craignez qu'elle ne prenne du goût pour le plaisir, qu'on ne prenne du goût pour elle? Vous la trouvez présomptueuse de se croire capable de bien élever. Halte là, s'il vous plaît. Elle a l'expérience par-devers elle. Après avoir fait supérieurement l'éducation de trois ou quatre bambins qui n'étaient pas les siens, elle peut, je crois, se promettre, sans trop présumer d'elle, d'en bien éduquer un qui lui appartiendra. Je vous l'ai déjà dit; ce n'est point ici une affaire de cœur, moins encore une affaire de tempérament. Pour ce blâme public qu'elle encourrait, peut-être elle l'a mis sous ses pieds. «Jamais, dit-elle, je ne me persuaderai que de se proposer, avant de sortir de ce monde, de remplir la place qu'on quitte, d'un honnête homme ou d'une honnête femme, que de s'exposer à perdre la vie pour la donner à un autre; obligation que la différence des sexes imposait avant tout sacrement institué, toute législation publiée; que de se sacrifier à inculquer dans une jeune femme des principes d'honneur et de justice, pendant un grand nombre d'années; que de préparer à la société un bon citoyen, un bon père, une bonne mère, un bon mari, ce soit une cause d'opprobre; parce qu'on ne s'assujettit pas à quelques formalités de convention qui ne signifient rien, et qui varient d'un peuple à un autre; parce qu'on connaît la légèreté du cœur humain, et qu'on craint, en taisant un vœu indiscret, de devenir parjure; parce qu'on ne veut pas accepter un tyran; parce que, n'étant pas en état ni d'instruire ni de nourrir plusieurs entants, on a recours au seul moyen possible de n'en avoir qu'un; parce que, n'étant pas mariable par cent raisons plus solides les unes que les autres, on ne se marie pas, et parce que, forcée de se soustraire à la loi du prince, qui veut qu'on ne soit féconde qu'à telles ou telles conditions, j'obéis à la loi dénature qui veut que je sois féconde dès qu'elle ne m'a pas faite stérile. Ce ne sont pas de viles petites vues qui me mènent; ce sont des vues grandes et nobles; je veux être mère, parce que je suis digne de l'être. Si vous, monsieur, que j'ai choisi pour me donner cet auguste caractère, ne pouvez disposer de vous-même sans le consentement d'une autre, consultez-la; mais si elle s'oppose à mon désir, je ne vous dissimulerai point que je m'estime plus qu'elle et qu'elle ne vous estime pas assez. Je ne crains point de perdre mon honneur, ce que j'appelle mon véritable honneur, en couchant avec son amant; elle craint, elle, de perdre son amant en le laissant coucher avec moi. Dites-lui, une bonne fois pour toutes, que je ne vous aime point, et que je ne veux de vous que jusqu'au moment où vous cesserez de m'être nécessaire. C'est avec toute la sincérité d'une honnête fille que je vous proteste que, si l'effet pouvait m'être connu après le premier essai, je n'en permettrais pas un second pour ma vie; il m'avilirait trop. Ce n'est plus le titre de mère que j'aurais voulu, c'est celui de maîtresse; ce n'est plus un entant que j'aurais ambitionné d'avoir de bonne race et d'élever, c'est du plaisir; ce n'est plus un devoir de nature que j'aurais cherché à satisfaire, c'est un commerce illicite que j'aurais formé...» Voilà ce qu'elle dit à... Je ne sais qu'ajouter! car ce n'est ni à son époux, ni à son ami. J'ai cru devoir vous faire mieux connaître cette femme, avant que de m'en tenir à votre décision. Encore un mot de réponse là-dessus.

Grâce à l'interruption que le malheur qui vous est arrivé a fait mon journal, j'ai une ample provision de matières; mais j'espère que j'en oublierai les trois quarts et demi, et que je serai contraint de prendre les choses au moment où je vous écrirai, et de me mettre ainsi tout de suite au courant. Adieu, mes bonnes amies. Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement.


LXXVII

À Paris, le 2 septembre 1762.

Avant que de reprendre mon journal, je voudrais bien pouvoir vous rendre compte d'une conversation qui fut amenée par le mot instinct, qu'on prononce sans cesse, qu'on applique au goût et à la morale, et qu'on ne définit jamais. Je prétendis que ce n'était en nous que le résultat d'une infinité de petites expériences, qui avaient commencé au moment où nous ouvrîmes les yeux à la lumière jusqu'à celui où, dirigés secrètement par ces essais dont nous n'avions pas la mémoire, nous prononcions que telle chose était bien ou mal, belle ou laide, bonne ou mauvaise, sans avoir aucune raison présente à l'esprit de notre jugement favorable ou défavorable.

Michel-Ange cherche la forme qu'il donnera au dôme de l'église de Saint-Pierre de Rome; c'est une des plus belles formes qu'il fût possible de choisir. Son élégance frappe et enchante tout le monde. La largeur était donnée; il s'agissait d'abord de déterminer la hauteur. Je vois l'architecte tâtonnant, ajoutant, diminuant de cette hauteur jusqu'à ce qu'enfin il rencontrât celle qu'il cherchait et qu'il s'écriât: La voilà. Lorsqu'il eut trouvé la hauteur, il fallut après cela tracer l'ovale sur cette hauteur et cette largeur. Combien de nouveaux tâtonnements! combien de fois il effaça son trait pour en faire un autre plus arrondi, plus aplati, plus renflé, jusqu'à ce qu'il eût rencontré celui sur lequel il a achevé son édifice! Qui est-ce qui lui a appris à s'arrêter juste? Quelle raison avait-il de donner la préférence, entre tant de figures successives qu'il dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu'à celle-là? Pour résoudre ces difficultés, je me rappelai que M. de La Hire, grand géomètre de l'Académie des sciences, arrivé à Rome dans un voyage d'Italie qu'il fit, fait touché comme tout le monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son admiration ne fut pas stérile; il voulut avoir la courbe qui formait ce dôme; il la fit prendre, et il en chercha les propriétés par la géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'il vit que c'était celle de la plus grande résistance! Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné était tombé sur celle qu'il aurait fallu lui donner, s'il eût cherché à lui donner le plus de résistance et de solidité. À ce propos, deux questions: Comment se fait-il que la courbe de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, soit aussi la courbe d'élégance et de beauté? Comment se fait-il que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de plus grande résistance? Cela ne se conçoit pas, disait-on; c'est une affaire d'instinct. Et qu'est-ce que l'instinct? Oh! cela s'entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson au collège, avait joué avec ses camarades; qu'en luttant, en poussant de l'épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison il fallait qu'il donnât à son corps pour résister le plus fortement à son antagoniste; qu'il était impossible que cent fois dans sa vie il n'eût pas été dans le cas d'étayer des choses qui chancelaient, et de chercher l'inclinaison de l'étai la plus avantageuse; qu'il avait quelquefois posé des livres les uns sur les autres, que tous se débordaient, et qu'il avait fallu en contre-balancer les efforts, sans quoi la pile se serait renversée; et qu'il avait appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de Rome sur la courbe de plus grande résistance. Un mur est sur le point de se renverser, envoyez chercher un charpentier; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez chercher d'Alembert ou Clairaut; et, l'inclinaison du mur étant donnée, proposez à l'un ou à l'autre de ces géomètres de trouver l'inclinaison selon laquelle l'étai appuiera le plus fortement, vous verrez que l'angle du charpentier et du géomètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec l'axe qui les soutient; sans cela elles ne tourneraient pas; cet angle a une quantité telle que l'aile tournera le plus aisément sous un angle de cette quantité. Comment se fait-il que quand les géomètres ont examiné celui que l'habitude, l'usage avaient déterminé, ils ont vu que c'était précisément celui que la plus haute géométrie aurait préféré? Affaire de calcul d'un côté, affaire d'expérience de l'autre. Or, il est impossible que si l'un est bien fait, il ne s'accorde pas avec l'autre.

Actuellement, comment se fait-il que ce qui est solide en nature soit aussi ce que nous jugeons beau dans l'art, ou l'imitation? C'est que la solidité ou plus généralement la bonté est la raison continuelle de notre approbation; cette bonté peut être dans un ouvrage et ne pas paraître, alors l'ouvrage est bon, mais il n'est pas beau. Elle peut y paraître et n'y pas être, alors l'ouvrage n'a qu'une beauté apparente. Mais si la bonté y est en effet, et qu'elle y paraisse, alors l'ouvrage est vraiment beau et bon. Il faudrait se supposer dans un autre monde, où toutes les lois de nature fussent changées, pour qu'il arrivât que ce qui est bon et le paraît dans celui-ci ne fut pas beau dans celui-là. Mais pour vous dédommager un peu de tout ce que peut avoir de sec et d'abstrait ce qui précède, je vais vous achever en quatre mots le reste de la conversation. Je dis: Cependant, quoi de plus caché, quoi de plus inexplicable que la beauté de l'ovale d'un dôme? La voilà cependant autorisée par une loi de nature.—Quelqu'un ajouta: Mais où trouver en nature de quoi justifier ou accuser les jugements divers que nous portons des visages des femmes surtout? Ceci paraît bien arbitraire.—Aucunement, répondis-je; quelque grande que soit la variété de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l'orbe de son œil; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l'orgueil; et l'orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffes, qu'ils ombragent son œil, et cet œil sera dur; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l'humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses paupière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n'est pas un bel homme; un beau danseur n'est pas un bel homme; un beau vieillard n'est pas un bel homme; un beau forgeron n'est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu'il est possible les deux grandes fonctions: la conservation de l'individu, qui s'étend à beaucoup de choses, et la propagation de l'espèce qui s'étend à une. Si par l'usage, par l'habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n'avons plus la beauté de l'homme de nature, mais la beauté de quelque état de la société. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L'homme de nature n'a rien fait que vivre et propager; si la nature l'a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture; l'Apollon antique est l'homme oisif, l'Hercule Farnèse est l'homme laborieux; tout est outré de ce côté-ci, rien n'excède de l'autre, rien ne montre un essai particulier; il n'a rien fait encore, mais il paraît propre à tout: voulez-vous qu'il lutte, il luttera; qu'il coure, il courra; qu'il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d'abord il faut connaître l'homme de nature; il faut connaître ensuite l'homme de chaque profession. Mais laissons les êtres vivants; passons aux ouvrages de l'art, par exemple, à l'architecture.

Un morceau d'architecture est beau, lorsqu'il y a la solidité et qu'on la voit: qu'il y a la convenance requise avec sa destination, et qu'elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu'est la santé dans le règne animal; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l'influence des mœurs, il semble qu'elles deviennent la base de tout: vous allez à Constantinople; et là vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle; c'est qu'en effet ce sont des prisons que les maisons où une moitié de l'espèce humaine renferme l'autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert; c'est qu'il n'y a point d'esclaves: et les climats n'y font-ils rien? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs; s'il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer; s'il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l'homme s'accommodent mieux d'une zone tempérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal, il voit là un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s'écrie: Oh! qu'elle est charmante! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j'arrête mes regards sur un visage où je lis de l'innocence, de la candeur, de l'ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence; croyez-vous qu'il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi? Son goût se réduit à ceci: j'aime le vice; et le mien à ceci: j'aime la vertu. Il en est ainsi de presque tous les jugements; ils se résolvent en dernier à l'un ou à l'autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un excellent ouvrage sur le goût, et l'apologie de celui que j'ai pour vous, chères sœurs...


LXXVIII

À Paris, le 5 septembre 1762.

Je reconnais toutes les circonstances de votre incendie; les femmes qui pleurent, des hommes qui travaillent, d'autres qui regardent ou qui volent, des enfants qui s'effraient comme si l'univers allait périr, de plus jeunes qui jouent comme si tout était en sûreté; lorsque la frayeur des suites de cet événement pour le reste des bâtiments a été passée, j'ai commencé à trembler pour votre santé. Vous m'assurez que vous vous portez bien toutes, et vous me l'assurez si positivement qu'il faut bien que je vous croie. Dites à Uranie que je ne me ferai jamais à cette indifférence que je lui vois sur la conservation d'une femme qui nous est si chère; cette femme, c'est elle; quelle injure elle nous fait à tous! Est-ce bien sincèrement qu'elle nous aime, si peu soigneuse de foire durer notre bonheur? Si elle y regardait de bien près, surtout avec cette délicatesse de penser dont elle est douée, elle verrait qu'elle n'est ni assez bonne mère, ni assez bonne fille, ni assez bonne sœur, ni assez bonne amie. Nous permettrait-elle de nous conduire comme elle? Peut-elle avec quelque équité se permettre ce qu'elle nous défendrait? Mais laissons cette corde que j'ai déjà touchée plusieurs fois, et à laquelle je reviendrai toutes les fois que je la verrai ou saurai souffrante. Elle a beau négliger sa vie; elle ne la perdra pas quand elle voudra, et en attendant elle ne connaîtra pas toute l'énergie de son âme. Il faudra que toutes ses fonctions se ressentent de la faiblesse de ses organes; elle ne sentira, ne pensera, ne parlera, n'agira point avec cette force qu'on ne tient que d'une machine bien disposée; elle sortira de ce monde sans avoir connu tout ce qu'elle valait, ni l'avoir montré aux autres. Il y a des moments où elle a été satisfaite d'elle-même; et elle néglige le moyens de les multiplier. Permettez, Uranie, à un homme qui regrette tout le bien que vous pouvez faire, que vous voudriez foire et que votre indisposition habituelle vous empêche de foire, de vous demander à quoi vous êtes bonne, lorsque votre estomac vous cause des douleurs insupportables et que vos jambes vous défaillent, que votre tête et vos idées s'embarrassent? Vous nous donnez l'exemple d'une grande patience, mais croyez-vous que vous ne tireriez pas de votre santé meilleur parti pour vous et pour nous?

Je vous ai déjà obéi, mon amie, et j'ai repris dans mon avant-dernière la suite de mon journal. J'aime à vivre sous vos yeux; je ne me souviens que des moments que je me propose de vous écrire. Tous les autres sont perdus. J'en étais resté, je crois, à notre voyage de la Briche. Je ne connaissais point cette maison; elle est petite; mais tout ce qui l'environne, les eaux, les jardins, le parc a l'air sauvage: c'est là qu'il faut habiter, et non dans ce triste et magnifique château de la Chevrette. Les pièces d'eau immenses, escarpées par les bords couverts de joncs, d'herbes marécageuses; un vieux pont ruiné et couvert de mousse qui les traverse; des bosquets où la serpe du jardinier n'a rien coupé, des arbres qui croissent comme il plaît à la nature; des arbres plantés sans symétrie; des fontaines qui sortent par les ouvertures qu'elles se sont pratiquées elles-mêmes; un espace qui n'est pas grand, mais où on ne se reconnaît point; voilà ce qui me plaît. J'ai vu le petit appartement que Grimm s'est choisi; la vue rase les basses-cours, passe sur le potager et va s'arrêter au loin sur un magnifique édifice.

Nous arrivâmes là, Damilaville et moi, à l'heure où l'on se met à table. Nous dînâmes gaiement et délicatement. Après dîner, nous nous promenâmes. Damilaville, Grimm et l'abbé Raynal nous précédaient taisant de la politique. La révolution de Russie embarrassait surtout l'abbé. Le soir, le docteur Gatti, que l'indisposition de M. de Saint-Lambert avait appelé à Sainnois, petit village situé à une demi-lieue de la Briche, vint souper avec nous, et prendre la quatrième place dans notre voiture. En attendant le souper, on lut, on joua, on fit de la musique, on causa, on causa beaucoup de l'affaire des Jésuites qui était toute fraîche. J'osai dire qu'à juger de ces hommes par leur histoire, c'était une troupe de fanatiques commandés despotiquement par un chef machiavéliste. L'abbé Raynal, ex-Jésuite, ne fût pas trop content de ma définition; quoiqu'il ait imprimé dans un de ses ouvrages que la Société de Jésus était une épée dont la poignée était à Rome et la pointe partout. Voilà l'esprit humain; il poursuit dans la prospérité; il perd de vue le méchant dans l'adversité, et le plaint, quand il n'en a plus rien à redouter. On se fait un mérite ou de son courage ou de son humanité. Notre vanité tire parti de tout. Ce n'est pas qu'on ne s'oublie de temps en temps, et qu'on ne s'amuse à battre les gens à terre; témoin ce mot que l'on a dit au père Griffet. Après une longue lamentation sur la sévérité dont on usait envers eux: «On nous chasse, ajoutait-il; nous sortons dépouillés de nos vêtements, de notre nom et de notre état, d'une maison où nous étions entourés des cœurs de nos rois.» Quelqu'un continua: «Mon père, voilà ce que c'est que de s'être un peu trop pressé d'avoir celui de Louis XV.»

Nous remontâmes dans notre voiture après souper: ce fût le docteur Gatti qui nous défraya. Il nous entretint des charmes du séjour d'Italie pour le climat, pour les hommes; les femmes, la peinture, la musique, l'architecture, les sciences, les mœurs, les beaux-arts, et même la liberté de penser. Il fit une remarque qui me plut: c'est que la dévotion d'une femme donnait une pointe à sa passion: «Il faut, disait-il, qu'elle marche, pour ainsi dire, sur son Dieu, en allant se jeter entre, les bras de son amant. Jugez avec quelle impétuosité, quelle fureur, quel déluge elle se répand, quand une fois elle a rompu cette digue. Sa religion est un sacrifice de plus qu'elle fait à son amant; et puis elle a cela de commode, cette religion, que ce même motif qui vous la livre, tant qu'elle est bonne au plaisir, avec ces transports qui ajoutent tant à sa douceur, vous en délivre quand elle n'est plus bonne à rien.»

Rien ne tient dans la conversation; il semble que les cahots d'une voiture, les différents objets qui se présentent en chemin, les silences plus fréquents achèvent encore de la découdre. On parcourut les différents endroits de l'Italie. On s'arrêta surtout à Venise; le moyen de ne pas s'arrêter dans un endroit où le carnaval dure pendant six mois, où les moines même vont en masque et en domino, et où, sur une même place, on voit d'un côté, sur des tréteaux, des histrions qui jouent des farces gaies, mais d'une licence effrénée, et de l'autre côté, sur d'autres tréteaux, des prêtres qui jouent des farces d'une autre couleur et s'écrient: «Messieurs, laissez là ces misérables; ce Polichinelle qui vous assemble là n'est qu'un sot;» et en montrant le crucifix: «Le vrai Polichinelle, le grand Polichinelle, le voilà.»

Quelqu'un nous raconta, ce fut, je crois, le docteur Gatti, deux traits fort différents, mais qui vous feront plaisir. Il faut que vous sachiez que les sénateurs sont les esclaves les plus malheureux de leur grandeur; ils ne peuvent s'entretenir avec aucun étranger sous peine de la vie, à moins qu'ils n'aillent s'accuser eux-mêmes et dire qu'ils ont par hasard trouvé un Français, un Anglais, un Allemand, à qui ils ont dit un mot. Entrer dans la maison d'un ambassadeur, de quelque cour que ce soit, est un crime capital.

Un sénateur aimait une femme de son rang dont il était aimé. Tous les soirs, sur le minuit, il sortait enveloppé dans son manteau, seul, sans domestique, et allait passer une ou deux heures avec elle. Il fallait pour arriver chez son amie faire un circuit, ou traverser l'hôtel de l'ambassadeur de France. L'amour ne voit point de danger, et l'amour heureux compte les moments perdus. Notre sénateur amoureux ne balança pas à prendre le plus court chemin. Il traversa plusieurs fois l'hôtel de l'ambassadeur français. Enfin il fut aperçu, dénoncé et pris. On l'interroge. D'un mot il pouvait perdre l'honneur et exposer la vie de celle qu'il aimait, et conserver la sienne: il se tut et fait décapité. Cela est bien; mais était-il permis aussi à la femme qui l'aimait de garder le silence?

Voici le second trait que je vous ai promis. Le président de Montesquieu et milord Chesterfield se rencontrèrent, frisant l'un et l'autre le voyage d'Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d'esprit que les Anglais, mais qu'en revanche ils n'avaient pas le sens commun. Le président convenait du fait, mais il n'y avait pas de comparaison à faire entre l'esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait; ils étaient à Venise. Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait registre des observations qu'il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu'il était rentré et qu'il était à son occupation ordinaire, lorsqu'un inconnu se fit annoncer. C'était un Français assez mal vêtu, qui lui dit: «Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici; mais j'ai toujours gardé de l'amitié pour les Français; et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l'occasion de les servir, comme je l'ai aujourd'hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d'État. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les Inquisiteurs d'État ont les yeux ouverts sur votre conduite, on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets; on ne doute point que vous n'écriviez. Je sais de science certaine qu'on doit peut-être aujourd'hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu'une ligne innocente, mais mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j'ai à vous dire. J'ai l'honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande pour toute récompense d'un service que je crois de quelque importance de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu'on vous prît, de ne me pas dénoncer.» Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation. Son premier mouvement fut d'aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. À peine cela fut-il fait que milord Chesterfield rentra. Il n'eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami; il s'informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu'il avait eue, des papiers brûlés et de l'ordre qu'il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin; car son dessein était de s'éloigner sans délai d'un séjour où un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l'écouta tranquillement, et lui dit: «Voilà qui est bien, mon cher président; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée.—Vous vous moquez, lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où elle ne tient qu'à un fil—Mais qu'est-ce que cet homme qui vient si généreusement s'exposer au plus grand péril pour vous en garantir? Cela n'est pas naturel Français tant qu'il vous plaira, l'amour de la patrie ne fait point faire de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d'un inconnu. Cet homme n'est pas votre ami?—Non.—Il était mal vêtu?—Oui, fort mal—Vous a-t-il demandé de l'argent, un petit écu pour prix de son avis?—Oh! pas une obole.—Cela est encore plus extraordinaire. Mais d'où sait-il tout ce qu'il vous a dit?—Ma foi, je n'en sais rien... Des Inquisiteurs, d'eux-mêmes.—Outre que ce Conseil est le plus secret qu'il y ait au monde, cet homme n'est pas fait pour en approcher.—Mais c'est peut-être un des espions qu'ils emploient.—À d'autres! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profession assez vile pour être bien payée, et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d'être étranglé si l'on vous prend et que vous le défériez; si vous vous sauvez et que l'on soupçonne qu'il vous ait averti! Chanson que tout cela, mon ami—Mais qu'est-ce donc que ce peut être?—Je le cherche, mais inutilement.»

Après avoir l'un et l'autre épuisé toutes les conjectures possibles, et le président persistant à déloger au plus vite, et cela pour le plus sûr, milord Chesterfield, après s'être un peu promené, s'être frotté le front comme un homme à qui il vient quelque pensée profonde, s'arrêta tout court et dit: «Président, attendez, mon ami, il me vient une idée. Mais... si... par hasard... cet homme...—Eh bien! cet homme?—Si cet homme... oui, cela pourrait bien être, cela est même, je n'en doute plus.—Mais qu'est-ce que cet homme? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l'apprendre.—Si je le sais! oh! oui, je crois le savoir à présent... Si cet homme vous avait été envoyé par...—Épargnez, s'il vous plaît!—Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain milord Chesterfield qui aurait voulu vous prouver par expérience qu'une once de sens commun vaut mieux que cent livres d'esprit, car avec du sens commun...—Ah! scélérat, s'écria le président, quel tour vous m'avez joué! Et mon manuscrit! mon manuscrit que j'ai brûlé!»

Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisanterie. Il avait ordonné qu'on tint sa chaise prête, il monta dedans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l'aurais embrassé cent fois, et je lui aurais dit: Ah! mon ami, vous m'avez prouvé qu'il y avait en Angleterre des gens d'esprit, et je trouverai peut-être l'occasion une autre fois de vous prouver qu'il y a en France des gens de bon sens. Je vous conte cette histoire à la hâte, mettez à mon récit toutes les grâces qui y manquent, et puis, quand vous le referez à d'autres, il sera charmant.

Adieu, mes amies, je vous embrasse de tout mon cœur. Que je serais heureux si je pouvais vous dédommager un instant des longues et cruelles alarmes que vous avez eues! Je vous aime toutes deux à la folie. Amant de l'une ou de l'autre, il est certain qu'il m'eût fallu l'autre pour amie.

J'écris cette lettre ce soir. Demain elle sera chez Damilaville, où j'espère trouver des papiers que je vous enverrai, et qui vous prouveront qu'il y a des hommes au monde plus malheureux que nous tous, et qu'un sage regarderait la mort comme un instant heureux où l'on échappe au vice et à la misère, qui nous poursuivent sans cesse et qui nous atteindraient sûrement si une vie de quelques siècles leur en laissait le temps. Chère sœur, n'allez pas abuser de ces derniers mots pour vous autoriser dans les mépris injustes que vous faites d'un bien qui ne vous appartient pas, et qui est engagé à d'autres par cent pactes plus sacrés les uns que les autres. Est-ce que mon amie et moi nous n'avons pas quelque hypothèque sur cet effet? Adieu, adieu, je vous embrasse bien tendrement. Je finis par ne plus plaisanter sur une matière sérieuse. Adieu.

Vous voilà tout à fait tranquille; c'est quelque chose. Non, je ne me suis pas aperçu que votre silence tombât précisément au temps de l'arrivée de notre chère sœur; mais je vois que vous en avez fait vous-même la réflexion, que vous vous êtes souvenue des reproches que vous avez mérités plusieurs années de suite, et que cette année vous les auriez esquivés sans en être moins coupable. Eh! mon amie, le mal n'est pas d'écrire deux ou trois jours plus tard, ni d'écrire froidement; il y a mille raisons qui occasionnent ces alternatives dans ceux qui s'aiment le plus tendrement. C'est lorsqu'elles sont l'effet de quelque préférence accordée à un autre qu'elles offensent. Sans l'incertitude qui vous a servi d'excuse, vous ne m'auriez pas moins oublié; un autre n'en aurait pas moins occupé votre âme tout entière pendant cinq ou six jours; mais je ne m'en serais pas aperçu. On affecte, quand on veut, une chaleur, un intérêt qu'on n'a pas.

Je ne vous écrivis aucune lettre fâché. Je fis comme je ferai dans la suite. J'accuserai la difficulté d'envoyer à Vitry, et tous les contre-temps qui peuvent empêcher vos lettres de partir à temps, et, parties à temps, d'arriver à temps.

Morphyse est assez disposée dans les occasions importantes à me rendre justice; toutes les fois qu'une affaire exige de la confiance, et que j'y peux quelque chose, elle me préfère. Avec tout cela elle me mortifie, elle me rend la vie longue et pénible. La conduite qu'elle tient ne répond guère à l'estime qu'elle m'accorde. Si j'ai quelques instants heureux, je les lui arrache. Si mon projet me réussit!... Mais il ne faut pas vous parler de cela; vous n'approuveriez pas mes idées, quoiqu'elles soient fondées sur un principe très-raisonnable. C'est celui qu'à quarante ans passés, une fille a ses amis, ses connaissances, qui peuvent très-bien n'être pas les amis, les connaissances de sa mère.

Vous faites sur Gras précisément les mêmes observations que je faisais sur vous et sur notre chère sœur. Je vous aime tous les jours de plus en plus, de toutes sortes de vertus que je vous découvre; et je vois avec satisfaction que la vie d'un bon domestique a son juste prix à vos yeux; le temps, qui dépare les autres, vous embellit.

Je compte peu sur le secours de votre beau-frère; c'est une offre de service dont il aura toute la bonne grâce, et de Villeneuve toute la mauvaise.

Si je pouvais! Mais il faudra voir. Je serai pauvre pendant les années qui suivront: que m'importe? Vous m'entendez; adieu encore une fois. Je prends vos deux mains et je les baise, l'une en dedans, et c'est la vôtre; l'autre en dessus, c'est celle de notre chère sœur.

J'espère que M. Vialet ne vous refusera pas ce que je lui demande. Aussitôt que vous aurez sa réponse, faites-m'en part.

Cette lettre serait déjà à l'hôtel de Clermont-Tonnerre; mais j'attends deux maudits papiers de Voltaire sur les Calas; ils seront suivis d'une consultation d'avocats, d'un mémoire, de la requête en cassation; vous aurez tout.

Il y a quelques jours qu'on donna à Duclos-Delisle un paquet énorme à contre-signer pour madame votre mère. Il était à l'adresse d'un Pouiltot de Vitry. Y a-t-il à Vitry quelqu'un de ce nom-là?

Mais nos papiers de Calas ne viennent point. Damilaville n'est pas à son bureau; il les aurait eus peut-être, et il aurait réparé la négligence du colporteur qui m'en avait promis deux exemplaires pour ce matin à neuf heures. Ce sera pour jeudi prochain.

Je vous écris ces dernières lignes sur le quai des Miramionnes, d'où je m'étais proposé d'aller dîner rue Royale; mais le temps est bien vilain et il y a bien loin.


LXXIX.

À Paris, le 19 septembre 1762.

Pas un mot de vous depuis huit ou dix jours. C'est bien du temps pour un homme qui explique toujours votre silence par le défaut de votre santé. Lorsque je n'entends pas parler de vous aux jours accoutumés, je vous crois malade: retenez bien cela.

Je tiens notre négociation du vingtième pour faite. Cependant n'en ouvrez pas la bouche à madame votre mère que cela ne soit sûr; il est déplaisant de tromper et d'être trompé. On nous remettra cette imposition pour trois ans, avec les années échues, s'il y en a (et il serait fort à souhaiter qu'il y en eût plusieurs). C'est tout ce que les ordonnances et la règle des bureaux permettent d'accorder. Il est vrai qu'au bout de trois ans on présente un nouveau placet pour trois autres années, et pour trois autres encore après celles-ci, et ainsi de suite, selon qu'on manque plus ou moins de prudence, et nous en manquerons beaucoup, laissez-nous faire.

On se porte un peu mieux ici; plus de sang, plus de glaire; mais une humeur diabolique à supporter pour moi, pour l'enfant pour les domestiques.

Enfin le saint frère est séparé de sa sœur; cela s'est fort bien passé. Dans leur partage, il n'a rien demandé, mais l'autre lui a tout fourré.

J'étais invité aujourd'hui d'aller au Grandval avec Suard et Damilaville. J'ai refusé cette partie où j'aurais fait un rôle que vous devinez bien. Suard n'a jamais vu Mme d'Aine.

Nous allons demain à Marly. Je ne sais si je vous ai dit que nous avions été, il y a quinze jours ou environ, à Meudon: c'est un assez bel endroit que je ne connaissais pas.

Je vais vous donner jusqu'au commencement du mois d'octobre, que je me renferme pour travailler à des besognes qui languissent, et m'occuper un peu de l'éducation de ma petite fille. La mère, qui n'en sait plus que Élire, permet enfin que je m'en mêle.

Il y a bientôt un mois que je me propose de vous demander si M. de Neufond a fait le voyage de province qu'il se proposait et, dans le cas que cela soit, si son porte-manteau était bien pourvu de linge.

Il vient de m'arriver une chose qui me donnera une circonspection nuisible à une infinité de pauvres diables de toute espèce qui affluaient ici, que je recevais, et qui vont trouver ma porte fermée.

Parmi ceux que le hasard et la misère m'avaient adressés, il y en avait un appelé Glénat, qui savait des mathématiques, qui écrivait bien et qui manquait de pain[150]. Je faisais le possible pour le tirer de presse. Je lui mandais des pratiques de tous côtés; s'il venait à l'heure du repas, je le retenais; s'il manquait de souliers, je lui en donnais; je lui donnais aussi de temps en temps la pièce de vingt-quatre sous. Grimm, Mme d'Épinay, Damilaville, le Baron, tous mes amis s'intéressaient à lui. Il avait l'air du plus honnête homme du monde, il supportait même son indigence avec une certaine gaieté qui me plaisait. J'aimais à causer avec lui, il paraissait faire assez peu de cas de la fortune, des honneurs, et de la plupart des prestiges de la vie. Il y a sept ou huit jours que Damilaville m'écrivit de lui envoyer cet homme, pour un de mes amis qui avait un manuscrit à lui faire copier. Je l'envoie; on lui confie le manuscrit: c'était un ouvrage sur la religion et sur le gouvernement. Je ne sais comment cela s'est fait, mais le manuscrit est maintenant entre les mains du lieutenant de police. Damilaville m'en donne avis; je vais chez mon Glénat le prévenir qu'il ne compte plus sur moi. «Et pourquoi, monsieur, ne plus compter sur vous? Je n'ai rien à me reprocher; mais après tout, si je suis privé de vos bontés, d'autres me rendent plus de justice.—C'est parce que vous êtes noté.—Que voulez-vous dire, monsieur?—Que la police a les yeux ouverts sur vous, et qu'il n'y a plus moyen de vous employer. Je ne vous ai jamais rien fait copier de répréhensible; il n'y avait pas d'apparence que cela pût m'arriver; mais on saisira chez vous indistinctement un ouvrage innocent et un ouvrage dangereux, et il faudra après cela courir chez des exempts, un lieutenant de police, je ne sais où, pour les ravoir. On ne s'expose point à ces déplaisances-là.—Oh! monsieur, on n'y est point exposé quand on ne me confie rien de répréhensible. La police n'entre chez moi que quand il y a des choses qui sont de son gibier. Je ne sais comment elle fait, mais elle ne s'y troupe jamais.—Moi, je le sais, et vous m'en apprenez là bien plus que je n'aurais espéré d'en savoir de vous.» Là-dessus je tourne le dos à mon vilain.

J'avais une occasion d'aller voir le lieutenant de police, et j'y vais; il me reçoit à merveille. Nous partons de différentes choses. Je lui parle de celle-ci «Eh! oui, me dit-il, je sais, le manuscrit est là, c'est un livre fort dangereux.—Cela se peut, monsieur, mais celui qui vous l'a remis est un coquin.—Non, c'est un bon garçon qui n'a pu faire autrement.—Encore une fois, monsieur, je ne sais ce que c'est que l'ouvrage; je ne connais point celui qui l'a confié à Glénat. C'est une pratique que je lui taisais avoir de ricochet; mais si l'ouvrage ne lui convenait pas, il fallait le refuser, et ne pas s'abaisser au métier vil et méprisable de délateur. Vous avez besoin de ces gens-là. Vous les employez, vous récompensez leur service, mais il est impossible qu'ils ne soient pas comme de la boue à vos yeux.»

M. de Sartine se mit à rire, nous rompîmes là-dessus, et je m'en revins pensant en moi-même que c'était une chose bien odieuse que d'abuser de la bienfaisance d'un homme pour introduire un espion dans ses foyers. Imaginez qu'il y a quatre ans que ce Glénat faisait ce rôle chez moi; heureusement je n'ai pas mémoire de lui avoir donné aucune prise, mais combien n'était-il pas facile qu'il m'échappât un mot indiscret sur les choses et sur les personnes qui exigent d'autant plus de respect qu'elles en méritent moins; que ce mot fut envenimé; qu'il fût redit, et qu'il me fît une affaire sérieuse! N'est-ce pas le plus heureux hasard que je n'aie rien écrit de hardi depuis un temps infini! Il est certain que si j'avais eu besoin de copiste, je n'en aurais pas été chercher un autre que celui que je procurais à mes amis. Quand je pense qu'il a été sur le point d'entrer chez Grimm en qualité de secrétaire pour toutes ses correspondances étrangères, cela me fait frémir d'effroi. Malgré que j'en aie, tous ceux qui me viendront à l'avenir avec des manchettes sales et déchirées, des bas troués, des souliers percés, des cheveux plats et ébouriffes, une redingote de peluche déchirée, ou quelques mauvais habits noirs dont les coutures commencent à manquer, avec le visage et le ton de la misère et de l'honnêteté, me paraîtront des émissaires du lieutenant de police, des coquins qu'on m'envoie pour m'observer.

Adieu, mon amie, portez-vous bien. Je vais aujourd'hui dimanche dîner dans l'île avec la ferme confiance d'y trouver deux ou trois de vos lettres. Je serai tout à fait maussade, si je n'en ai qu'une; que serai-je si je n'en ai point du tout? Combien j'aurais de plaisir à vous voir, et à vous baiser les mains à toutes deux!


LXXX

À Paris, le 23 septembre 1762.

Il faut que l'ipécacuanha ne soit pas le remède à cette sorte de flux de sang. Une pilule qui n'en contient qu'un demi-grain a causé des nausées, des tranchées, des convulsions, et a fait reparaître tous les symptômes fâcheux.

J'avais ouï dire qu'on ne connaissait jamais bien un homme sans avoir voyagé avec lui; il faut ajouter: et sans l'avoir gardé pendant une maladie longue et sérieuse.

Je suis moins excédé de fatigue que d'impatience. J'entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit; je me lève, je vais savoir ce que c'est, et ce n'est rien.

On ne dort pas; on se ressouvient qu'on a oublié de remonter sa montre; on sonne; on fait relever une pauvre fille qui dort; elle est excédée de fatigue; et on me l'envoie à deux heures du matin pour monter cette montre. Ce sont mille gentillesses de cette sorte qu'il est impossible d'excuser par l'état de maladie. Les malades ont des bizarreries: on le sait, leur tête travaille, ils attachent quelquefois leur soulagement à des choses qui n'ont pas le sens commun; plus ils trouvent de répugnance dans ceux qui les environnent, plus ils s'exagèrent l'importance de leurs folles idées. Il faut les contenter, de peur d'ajouter la maladie de l'esprit à celle du corps; mais qu'importe qu'une montre s'arrête ou non?

À ce propos, n'avez-vous pas remarqué qu'il y a des circonstances dans la vie qui nous rendent plus ou moins superstitieux? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons: et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des Petites-Maisons.

Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleur; elle souffle dessus pour savoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J'en ai vu qui dépeçaient toutes les fleurs en roses qu'elles rencontraient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu'elles arrachaient: Il m'aime, un peu, beaucoup, point du tout, jusqu'à ce qu'elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui était la prophétique. Dans le bonheur, elles se riaient de la prophétie; dans la peine, elles y ajoutaient un peu plus de foi; elles disaient: La feuille a bien raison.

Moi-même, j'ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j'étais renfermé dans la tour de Vincennes; je me rappelai tous ces sorts des anciens. J'avais un petit Platon dans ma poche, et j'y cherchai à l'ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m'en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J'ouvre, et je lis au haut d'une page: Cette affaire est de nature à finir promptement. Je souris, et un quart d'heure après j'entends les clefs ouvrir les portes de mon cachot: c'était le lieutenant de police Berryer qui venait m'annoncer ma délivrance pour le lendemain.

S'il vous arrivait d'avoir, pendant le cours de votre vie, deux ou trois pressentiments que l'événement vérifiât, et cela dans des occasions importantes, je vous demande quelle impression cela ne ferait pas sur voire esprit! Ne seriez-vous pas tentée de croire un peu aux inspirations, si surtout votre esprit s'était arrêté à quelque résultat fort extraordinaire, très-éloigné de cette vraisemblance?

Je ne sais plus où reprendre mon journal; je me rappelle seulement qu'à l'occasion de l'aventure du président de Montesquieu et de milord Chesterfield, on en raconta une seconde du premier. Il était à la campagne avec des dames, parmi lesquelles il y avait une Anglaise à qui il adressa quelques mots dans sa langue, mais si défigurée par une prononciation vicieuse, qu'elle ne put s'empêcher d'en rire; sur quoi le président lui dit: a J'ai bien eu une autre mortification dans ma vie. J'allais voir à Blenheim le fameux Marlborough. Avant que de lui rendre ma visite, je m'étais rappelé toutes les phrases obligeantes que je pouvais savoir en anglais, et à mesure que nous parcourions les appartements de son château, je les lui disais. Il y avait bientôt une heure que je lui parlais anglais, lorsqu'il me dit: Monsieur, je vous prie de me parler en anglais, car je n'entends pas le français[151].»

Suard, à qui le même président disait un jour, en causant religion: «Convenez, monsieur Suard, que la confession est une bonne chose.—D'accord, monsieur le président, lui répondit Suard; mais convenez aussi que l'absolution en est une mauvaise.»

Quelqu'un raconta un trait du roi de Prusse qui marque bien de la pénétration et bien de la justice. Il allait de Wesel, à ce que je crois, dans une ville voisine. Il était dans un carrosse; il suivait la grande route, lorsque, sans aucune raison apparente, son cocher quitte la route et le conduit tout au travers d'un champ nouvellement ensemencé: il fait arrêter. Le propriétaire du champ était là; il l'appelle, et lui demande si par hasard il n'aurait pas eu quelque démêlé avec son cocher; cet homme lui répond qu'ils étaient actuellement en procès. Le roi, sans lui demander qui a tort ou raison dans le procès, fait payer le dommage et chasse son cocher.

Nous partîmes lundi matin pour Marty, par la pluie, et nous fûmes récompensés de notre courage par la plus belle journée. Quel séjour, mon amie! Je crois vous en avoir déjà parlé une fois. D'abord, celui qui a planté ce jardin a conçu qu'il avait exécuté une grande et belle décoration qu'il fallait cacher jusqu'au moment où on la verrait tout entière. Ce sont des ifs sans nombre et taillés en cent mille façons diverses qui bordent un parterre de la plus grande simplicité, et qui conduisent, en s'élevant, à des berceaux de verdure dont la légèreté et l'élégance ne se décrivent point. Ces berceaux, en s'élevant encore, arrêtent l'œil sur un fond de forêt dont on n'a taillé que la partie des arbres qui paraît immédiatement au-dessus des berceaux, le reste de la tige est agreste, touffu et sauvage; il faut voir l'effet que cela produit. Si l'on en eût taillé les branches supérieures des arbres comme les inférieures, tout le jardin devenait uniforme, petit et de mauvais goût. Mais ce passage successif de la nature à l'art, et de l'art à la nature, produit un véritable enchantement. Sortez de ce parterre où la main de l'homme et son intelligence se déploient d'une manière si exquise, et répandez-vous dans les hauteurs; c'est la solitude, le silence, le désert, l'horreur de la Thébaïde. Que cela est sublime! quelle tête que celle qui a conçu ces jardins! Sur deux grands espaces placés à droite et à gauche, aux deux endroits les plus élevés, on trouve deux réservoirs octogones; ils ont cent cinquante pas pour la longueur d'un côté, et par conséquent douze cents pas de tour. On y arrive par des allées sombres et perdues, on ne les voit, ces pièces immenses, que quand on est sur leurs bords. Ces allées sombres et perdues sont décorées de bronzes tristes et sérieux; l'un représente Laocoon et ses deux enfants enlacés et dévorés par les serpents de Diane, je crois. Ce père qui souffre de si grandes douleurs, cet enfant qui expire, cet autre qui oublie son péril et regarde son père souffrant, tout cela vous jette dans une si profonde mélancolie, et cette mélancolie concourt si merveilleusement avec le caractère du lieu et son effet! Nous vîmes aussi les appartements. Ils sont compris dans un corps de bâtiment qui fait face aux jardins, et qui représente le palais du Soleil. Douze pavillons isolés et à moitié enfoncés dans la forêt, autour du jardin, représentent les douze signes du zodiaque. Il règne dans toutes ces parties des proportions si justes, que le pavillon du milieu vous paraît d'une étendue ordinaire; et quand vous venez à la mesurer, vous trouvez qu'il a quatre mille neuf cents pas de surface. Si l'on ouvre les portes, c'est alors que vous êtes surpris par la hauteur et l'étendue. Le milieu de l'édifice est occupé par un des plus beaux salons qu'il soit possible d'imaginer. J'y entrai, et quand je fus au centre, je pensai que c'était là que tous les ans le monarque se rendait une fois pour renverser avec une carte la fortune de deux ou trois seigneurs de sa cour.

Au milieu de ce jardin et de l'admiration que je ne pouvais refuser à Le Nôtre, car c'est, je crois, son ouvrage et son chef-d'œuvre, je ressuscitais Henri IV et Louis XIV. Celui-ci montrait au premier ce superbe édifice; l'autre lui disait: «Vous avez raison, mon fils, voilà qui est fort beau; mais je voudrais bien voir les maisons de mes paysans de Gonesse.» Qu'aurait-il pensé de trouver tout autour de ces immenses et magnifiques palais, de trouver, dis-je, les paysans sans toit, sans pain, et sur la paille!

Vos lettres me parviendront franches et plus promptement; ainsi nulle inquiétude sur ce point.

C'est cette succession perpétuelle d'occupations utiles et variées qui rend le séjour de la campagne si doux, et celui de la ville si maussade à ceux qui ont pris le goût des occupations des champs.

Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché? Si cela est vrai, c'est qu'une vie occupée est communément une vie innocente; c'est qu'on pense moins à la mort et qu'on la craint moins; c'est que, sans s'en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu'on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi; c'est qu'après avoir satisfait pendant un certain nombre d'années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s'en détache, on s'en lasse; les forces se perdent, on s'affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé on désire la fin de la journée; c'est qu'en vivant dans l'état de nature on ne se révolte pas contre les ordres que l'on voit s'exécuter si nécessairement et si universellement; c'est qu'après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre; c'est qu'après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous; c'est, pour revenir à une des idées précédentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n'ait désiré son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue, et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos, et la terre qu'un oreiller où il est doux à la fin d'aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j'ai essuyées, m'est on ne peut pas plus agréable. Je veux m'accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.

Comme j'ignore quand mes malades guériront, que mes occupations continuent toujours à me prendre mes matinées, et que la bonne partie de mes soirées est prise par mes amis, par l'amusement, par la promenade, par l'éducation d'Angélique, dont, par parenthèse je ne ferai rien, parce qu'on étouffe en un instant tout ce que je sème en un mois, je vais envoyer votre lettre pour Mme Le Gendre par la petite poste.

Je ne sais si mes lettres se font beaucoup attendre à Isle; mais il est sûr que je me suis fait un devoir d'écrire le jeudi et le dimanche, et qu'aucun de mes devoirs n'est ni plus exactement rempli, ni avec plus de plaisir.

La douceur et la violence se concilient à merveille dans un même caractère; je compare ces enfants-là au lait qui est si doux, et que la chaleur fait tout à coup gonfler et répandre; retirez le vaisseau, soufflez sur la liqueur, jetez-y une feuille de lierre, une goutte d'eau, il n'y paraît plus.

Mademoiselle, vous attendrez des occasions sûres pour faire partir vos lettres; je serai, s'il le faut, dix jours entiers sans en recevoir; je m'y résoudrai; mais à une condition, c'est que je ne les attendrai plus à certains jours marqués et que je les prendrai quand elles viendront. Je souffre trop quand je suis trompé! Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs; mon caractère s'en ressent; je gronde pour rien; je m'ennuie de tout et partout; je suis maussade et je me tais toutes sortes de torts. Il ne faut pas que cela vous gêne; mais il ne faut pas plus que vous me rendiez pire que je ne suis; et que, parce qu'une lettre de mon amie que j'attendais n'est pas venue, je fasse enrager tout ce qui m'entoure.

Mais est-ce que la construction de cette place de Reims et la construction de ce canal ne nous donneront pas des sommes immenses? Uranie sera donc incessamment opulente? Incessamment nous aurons donc toutes ces petites commodités voluptueuses si essentielles au bonheur, le sopha douillet, les gros oreillers, les vases de porcelaine, les parfums et les toiles de l'Inde? Nous touchons donc le souverain bien de la main?

M. Gaschon avait fait les offres du meilleur de son âme, et il était blessé qu'on n'y eût pas répondu.

Et pourquoi, s'il vous plaît, ne voulez-vous pas que ce soit moi qu'on ait choisi pour être le père de l'enfant en question? Je n'ai point dit que c'était manquer à celle qu'on aimait que de lui demander son aveu. Je pense au contraire que ce serait lui manquer que de ne pas le lui demander.

Adieu, mon amie, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur; il y a bien des moments où votre présence me serait nécessaire et douce.

Mille tendres respects à notre chère sœur; rappelez-lui, toutes les fois qu'elle négligera sa santé, qu'elle manque à ses amis, et qu'il ne dépend que d'elle de me faire bien du mal. Mais je ne sais pourquoi je me suis nommé là et tout seul.


LXXXI

À Paris, le 26 septembre 1762.

Cette maladie-là a des vicissitudes prodigieuses, au milieu desquelles les forces et l'embonpoint disparaissent, et l'on est réduit à l'état fluet et transparent des ombres. Ce que je vois tous les jours de la médecine et des médecins ne me les fait pas estimer davantage. Naître dans l'imbécillité, au milieu de la douleur et des cris; être le jouet de l'ignorance, de l'erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions; retourner pas à pas à l'imbécillité; du moment où l'on balbutie jusqu'au moment où l'on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce; s'éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête; ne savoir d'où l'on vient, pourquoi l'on est venu, où l'on va: voilà ce qu'on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.

Nous passons une partie de nos journées les plus agréables avec un homme dont je ne vous ai jamais parlé: c'est M. de Montamy. On n'est pas plus instruit que lui; on n'a ni plus de jugement ni plus de sagesse dans la conduite. Attaché à ses devoirs auxquels tout est subordonné pour lui; fidèle à son maître[152], à qui il n'a jamais caché la vérité, sans l'offenser; environné d'ennemis et de méchants qui n'ont jamais pu l'entamer; allant à la messe sans y trop croire; respectant la religion et riant sous cape des plaisanteries qu'on en fait; espérant à la résurrection sans trop savoir à quoi s'en tenir sur la nature de l'âme; c'est du reste un gros peloton d'idées contradictoires qui rendent sa conversation tout à fait plaisante. Je vous en parle parce que nous allons tous dîner chez lui mercredi prochain; et le Baron qui reviendra de Voré, et la Baronne qui reviendra du Grandval, et Grimm qui reviendra de Saint-Cloud, et Mme d'Épinay qui reviendra de la Briche, et les autres, comme Suard, d'Alinville et moi, qui ne sommes point sortis depuis, et que nous retrouverons là. J'aime toutes ces parties-là, et par le plaisir que j'y trouve, et par celui que j'ai de vous en entretenir. Le petit abbé[153]! y sera aussi avec ses contes. Je ne sais où il les prend, mais il ne tarit point. Il nous disait, la dernière fois que nous l'avons eu, qu'une femme se mourait, et se mourait d'une certaine maladie cruelle qu'on prend avec beaucoup de plaisir: le prêtre qui l'exhortait lui disait: «Allons, madame, un peu de résignation; offrez à Dieu votre mal—Beau présent à lui offrir! répondit la malade.» Et qu'un jour un de ses amis disait la messe et lui la servait: cet ami était un géomètre et par conséquent fort distrait; le voilà qui perd le saint sacrifice de vue, se met à rêver à la solution de quelques équations, et demeure les bras élevés en l'air pendant un temps très-considérable, ce qui édifiait fort les uns et ennuyait fort les autres. Il était de ces derniers; il tire son ami le célébrant par sa chasuble; celui-ci sort de sa distraction, mais il ne sait plus où il en est de son affaire; il se retourne, et demande à son ami: «L'abbé, ai-je fait la consécration?» L'abbé lui répond: «Ma foi, je n'en sais rien...» Et le prêtre, tout en colère, lui réplique: «À quoi diable pensez-vous donc?»—Tout cela n'est pas trop bon; mais l'à-propos, la gaieté, y donnent un sel volatil qui se dissipe et ne se retrouve plus quand le moment est passé.

On vient d'accorder à l'abbé Arnaud et à Suard la Gazette de France. Voilà donc une petite fortune assurée pour ce dernier. Il n'attendait que cela pour foire le bonheur d'une femme qu'il aime à la folie; il l'épousera, s'il est honnête homme.

Dans l'absence de tous mes amis dispersés autour de Paris, mes journées sont assez uniformes. Se lever tard, parce qu'on est paresseux; foire répéter à sa petite fille un chapitre d'histoire et une leçon de clavecin; aller à son atelier; corriger des épreuves jusqu'à deux heures; dîner, se promener, faire un piquet, souper, et recommencer le lendemain.

Jeudi prochain, je vous enverrai les deux ouvrages faits en faveur des Calas. Le paquet sera gros, vingt-sept feuilles in-4°. Je vous préviens dès ce moment de ne les communiquer à personne; si par hasard cela tombait dans de certaines mains, il y aurait certainement une contrefaçon qui ruinerait le libraire, ou plutôt qui ferait tort à la veuve.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Il est tard, il faut que je coure chez Le Breton pour y mettre en ordre les planches de notre second volume, qui doit paraître incessamment. J'espère qu'on en sera plus content encore que du premier; il est mieux pour la gravure, plus varié et plus intéressant pour les objets. Si nos ennemis n'étaient pas les plus vils des mortels, ils crèveraient de honte et de dépit. Le huitième volume de discours tire à sa fin; il est plein de choses charmantes et de toutes sortes de couleurs. J'ai quelquefois été tenté de vous en copier des morceaux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j'espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n'y gagneront pas. Nous aurons servi l'humanité; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu'on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien de leur vivant, puisqu'ils n'entendent rien sous la tombe? Voilà le moment de se consoler en se rappelant la prière du philosophe musulman: «mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n'as rien fait pour eux, puisque tu les a laissés devenir méchant; les bons n'ont rien de plus à te demander, parce qu'en les faisant bons tu as tout fait pour eux.»

Je suis bien aise que ce dernier trait me soit revenu, sans quoi j'aurais été bien mécontent de cette lettre; si elle est maussade, c'est que ma vie l'est aussi Portez-vous bien et aimez-moi toujours beaucoup, toutes deux. Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres.


LXXXII

À Paris, le 30 septembre 1762.

Voilà ce que nous avons pu faire de mieux pour votre vingtième. Enjoignant, les années suivantes, quatre lignes de requête à une copie de cette décision, l'immunité de cet impôt sera prorogée tant qu'il nous plaira, quand même Damilaville, quittant sa place pour une autre, ne serait plus à portée de nous servir: cette remarque est de lui.

Je vous envoie la Consultation d'Élie de Beaumont pour les Calas; et dimanche prochain le Mémoire.

Je ne trouve pas que, ni dans l'une de ces pièces ni dans l'autre, on ait tiré parti de certains moyens dont l'éloquence de Démosthène et de Cicéron se serait particulièrement emparée.

Le premier de ces moyens, c'est la probité de cet homme soutenue pendant le cours d'une vie de soixante ans et davantage. À quoi sert une vie passée avec honneur, si elle ne nous protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d'un crime incertain, entre l'homme de bien et le scélérat? Rien ne parle donc plus en faveur de l'un; rien ne dépose donc plus contre l'autre? Ils sont donc également abandonnés au sort? Il me semble que c'était le lieu de plaider la cause de l'honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges: Lorsqu'on lit la malheureuse histoire de Calas, lorsqu'on voit un père dans la décrépitude, arraché du sein de la famille où il vivait aimé, honoré, tranquille, et où il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n'est personne qui ne frémisse d'horreur sur ce que l'avenir obscur peut lui destiner. L'homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s'adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l'homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes?

Le second, c'est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fils de crainte qu'il ne changeât de religion, c'est un fanatique; c'est un des fanatiques les plus violents qu'il soit possible d'imaginer. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils; il aime mieux son fils mort qu'apostat: il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu'il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques? Le voilà: «Oui, j'ai tué mon fils; oui, messieurs, si c'était à recommencer, je le tuerais encore: j'ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l'entendre renier son culte; si c'est un crime, je l'ai commis, qu'on me trame au supplice.» Au contraire, Calas proteste de son innocence: il prend Dieu à témoin; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu'il l'a été des hommes, s'il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S'il est coupable, il ment à la lace du ciel et de la terre: il ment au dernier moment; il se condamne lui-même à des peines éternelles: il est donc athée; il en a le discours; mais s'il est athée, il n'est plus fanatique: il n'a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges: s'il est fanatique, il a pu tuer son fils, mais c'est par le zèle le plus violent qu'un furieux puisse avoir pour sa religion. Il a donc rougi, en mourant, d'une action qu'il a dû regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son Dieu; il en a donc perdu le mérite en la désavouant lâchement; sa bouche prononçait donc l'imposture en mourant; accusé d'une action qu'il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait donc comme un crime; il apostasiait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l'autre. Athée? Pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout culte, aurait-il tué son fils pour en avoir voulu prendre un autre que celui dans lequel il était né? Je vous écris cela à la hâte, mais cela pourrait, entre les mains d'un homme habile et maître de l'art de la parole, prendre la couleur la plus forte[154].

Eh bien, il y a dans cette cause cent autres moyens secrets que les avocats ni Voltaire n'ont point aperçus.

Je ne sais plus que vous dire. Je suis accablé de fatigue. J'ai cru que je perdrais ma femme avant-hier: on n'osait arrêter ce flux de sang qui l'avait tellement épuisée, qu'elle en tombait cinq ou six fois par jour dans des sueurs glacées et des défaillances mortelles, parce qu'on craignait de foire rentrer l'humeur dans la masse du sang, et de causer une fièvre maligne. Il n'était pas possible non plus de le laisser aller plus longtemps, de peur qu'elle ne restât dans une de ces défaillances, ou qu'il ne se formât à la langue une excoriation, ou un ulcère dans les intestins. Dans ces perplexités, il a fallu jouer la vie de la malade à croix ou pile. On lui a donné la simarouba, écorce astringente, en boisson, avec des lavements appropriés au même effet; le flux est arrêté, sinon en tout, du moins en grande partie. Les douleurs, d'aiguës qu'elles étaient, sont devenues sourdes; la fièvre n'a pas augmenté; point de sommeil; toujours de l'embarras dans la tête; toujours du dégoût, des envies de vomir; mais les excréments commencent à se lier. Si j'osais, à ces symptômes physiques qui semblent annoncer la guérison, j'en ajouterais de moraux. Les médecins ne font point d'attention à ceux-ci, et je crois qu'ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère; on se porte mieux quand on le reprend. Tenez-moi pour mort, ou pour moribond du moins, l'une et l'autre, lorsque je n'aurai pas la plus grande peine ou le plus grand plaisir à penser à vous.

Je ne savais pas qu'on fût allé en Champagne. Ce soupçon est une de ces idées qui me sont venues comme elles vous viennent. Lorsque notre esprit abandonné à lui-même se promène en sautillant sur les choses possibles, il est tout naturel qu'il s'arrête de préférence sur celles qui l'intéressent. Un homme jaloux, que rien n'inquiète ni ne distrait, a encore des pensées de jalousie.

Mais ce qui me peine, c'est de ne jamais apprendre les choses; il faut que je les devine. Cela me fait penser qu'on est dans l'usage de me les dissimuler et qu'on espère que je les ignorerai.

Mademoiselle, je vous souhaite beaucoup de plaisir, des petits déjeuners bien gais le matin, des lectures douces, des promenades agréables avant et après le dîner, des causeries tête à tête et bien tendres, à la chute du jour ou au clair de la lune, sur la terrasse. Mme Le Gendre et madame votre mère vous devanceront dans les vordes, si vous y allez; et vous irez. Vous suivrez à dix ou vingt pas, et vous aurez ainsi cette liberté qui s'accorde avec la passion et la décence; vous aurez du moins le plaisir d'entendre et de dire, sans gêner.

Je ne veux rien savoir absolument; j'aime mieux m'en rapporter à mon imagination, qui ne m'affaiblira pas sûrement votre bonheur.


LXXXIII

À Paris, le 3 octobre 1762.

Je n'oserais rien prononcer sur les suites de cette maladie; ce sont des jours successivement bons, mauvais et détestables; du dégoût; de l'appétit; des évacuations douloureuses et sanglantes; d'autres qui n'ont aucune de ces mauvaises qualités. On n'y entend rien, sinon que le chagrin et la maigreur augmentent et que les forces s'en vont. Mais un symptôme qui m'effraye plus qu'aucun autre, c'est la douceur de caractère, la patience, le silence et, qui pis est, un retour d'amitié et de confiance vers moi; ni elle, ni personne autour d'elle ne dort. Il n'y a que le médecin qui soit toujours content. J'ai dans l'idée qu'il ne sait ce qu'il fait, et que le mal a une tout autre cause que celle qu'il lui suppose; mais je n'oserais en ouvrir la bouche. Si par hasard je pensais faux, qu'il adoptât mon erreur, et que le changement de méthode eût des suites funestes, je ne m'en consolerais jamais. Il faut donc, depuis le matin jusqu'au soir, présenter à un malade des choses qu'on croit sinon contraires à son état, au moins peu salutaires et mal ordonnées, en voir le mauvais effet, et se taire.

Demain je m'installe chez moi pour n'en sortir que sur le soir. Le soin de mes affaires domestiques, auxquelles on n'est plus en état de veiller, un meilleur emploi de mon temps, et surtout l'éducation abandonnée de ma petite fille, l'exigent.

Je suis seul à Paris; M. d'Holbach lit à Voré; la Baronne s'ennuie au Grandval; Mme d'Épinay seule, n'est pas, je crois, trop contente à la Briche. Grimm s'avance à toutes jambes vers la Westphalie: il était intimement lié avec M. de Castries, qui vient d'être grièvement blessé; il va à deux cent cinquante trois lieues, voir quels secours ou quelles consolations il pourra donner à son ami. C'est toujours lui: il est parti sans que j'aie eu le temps de l'embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami.

Votre cas de conscience ne vaut pas la peine qu'on s'en occupe. Est-ce qu'il peut y avoir un mauvais procédé sans quelque sorte d'injustice? A-t-on un mauvais procédé quand on satisfit à tout ce que l'on doit? Manque-t-on à quelque chose de ce que l'on doit, sans être injuste en quelque point?

J'ai oublié de vous dire que j'ai reçu, il y a une quinzaine de jours, par le prince Galitzin, une invitation, de la part de l'impératrice régnante de Russie, d'aller achever notre ouvrage à Pétersbourg. On offre liberté entière, protection, honneurs, argent, dignités, en un mot tout ce qui peut tenter des hommes mécontents de leur pays et peu attachés à leurs amis, de s'expatrier et de s'en aller. Il a fallu répondre à Voltaire, qui a joint aussi ses sollicitations à celles de la cour de Russie. Il m'avait envoyé en même temps son Commentaire sur le Cinna de Corneille. Je n'ai pu m'empêcher de lui dire que cela était vrai, juste, intéressant et beau, parce que c'est la vérité; seulement je lui ai trouvé plus d'indulgence que je n'en aurais eu[155]; il n'a pas repris tout ce qui m'a semblé répréhensible: c'est apparemment parce que la difficulté de l'art lui est moins connue qu'à moi. Il n'y a pas de gens plus offensés de la méchanceté que ceux qui n'ont jamais su ce qu'il en coûte pour être bon.

Nous avons ce matin une conférence avec Damilaville et Mme d'Épinay, pour que la Correspondance de Grimm souffre point de son absence.

Je vois, par les offres qu'on nous fait, qu'on ignore que notre manuscrit ne nous appartient point; que ce sont les libraires qui en ont fait toute la dépense, et que nous ne pourrions en soustraire une feuille sans infidélité. Eh bien! qu'en dites-vous? C'est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie, qu'on nous persécute! et c'est du fond des contrées barbares et glacées du nord qu'on nous tend la main! Si l'on écrit ce fait dans l'histoire, qu'en penseront nos descendants? N'est-ce pas là un des plus énormes soufflets qu'il était possible de donner au sieur Omer de Fleury[156], qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans ce beau réquisitoire que vous savez.

Dans une autre situation d'âme, cet incident me ferait quelque plaisir; mais mon âme s'est refermée à toute sorte de sentiments doux: il y a peu de choses dans la vie qui puissent me faire sourire dans ce moment. Vous avez raison, Uranie, tout est vain, tout est trompeur; ce n'est guère la peine de vivre pour tout cela. Il vaut mieux que je m'arrête là tout court que de suivre ces idées, dans lesquelles ceux que j'aime le plus verraient peut-être quelque chose de désobligeant. Mais faut-il que je me contraigne de peur de les blesser? Et puis quand je me contraindrai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les offensera? Je ne demande pas mieux que d'être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m'affligent; si toute la vie n'est qu'un mensonge, qu'un enchaînement d'espérances trompeuses? On sait cela trop tard: nous le disons à nos enfants qui n'en croient rien; ils ont des cheveux gris lorsqu'ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage de côté. Si j'allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je ressemblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouffait dans la presse et qui criait: Quelle maudite presse! quelle cohue! etc., etc. Quelqu'un qui lui était voisin lui dit: «Eh! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cinquante mille fois plus grande?» Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m'environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m'avisé-je de crier contre la vie! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s'entendrait pas; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n'y aurait pas moyen d'y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m'arrêter; je finirai par vous faire aimer la campagne.


LXXXIV

Paris, le 15 mai 1765.

Oui, tendre amie, il y aura encore un concert, et ce concert sera un enchantement: c'est M. Grimm qui me le promet. Que je sache donc, dimanche prochain, si vous irez, et combien vous irez, afin que je me pourvoie de billets. Je vous prie de faire en sorte que M. Gaschon en soit. Quand je connais un grand plaisir, je ne puis m'empêcher d'en souhaiter la jouissance à tous ceux que j'aime. Vous en reviendrez tous ivres d'admiration et de joie; je reprendrai partie de ces sentiments, en vous revoyant, en vous écoutant, en vous regardant. Oh! les belles physionomies que vous aurez! Mais puisque la physionomie d'un homme transporté d'amour et de plaisir est si belle à voir, et que vous êtes la maîtresse d'avoir, quand il vous plaît, sous vos yeux ce tableau si touchant et si flatteur, pourquoi vous en privez-vous? Quelle folie! Vous êtes enchantée, si un homme bien épris attache sur vos yeux ses regards pleins de tendresse et de passion; leur expression passe dans votre âme, et elle tressaille. Si ses lèvres brûlantes touchent vos joues, la chaleur qu'elles y excitent vous trouble, si ses lèvres s'appuient sur les vôtres, vous sentez votre âme s'élancer pour venir s'unir à la sienne; si dans ce moment ses mains serrent les deux vôtres, il se répand sur tout votre corps un frémissement délicieux, tout vous annonce un bonheur infiniment plus grand, tout vous y convie: et vous ne voulez pas mourir et foire mourir de plaisir! Vous vous refusez à un moment qui a bien aussi son délire: celui où cet homme, vain d'avoir possédé cet objet qu'il prise plus que l'univers entier, en répand un torrent de larmes! Si vous sortez de ce monde sans avoir connu ce bonheur, pouvez-vous vous flatter d'avoir été heureuse et d'avoir vu et fait un heureux?

N'oubliez pas de me faire savoir si l'affaire du contrat est faisable, ou non, soit par M. Duval, soit par M. Le Gendre.

Bonjour, tendre amie. Combien je vous estime et combien je vous aime! Le beau tableau que je verrais et que je vous montrerais si vous vouliez! Mais vous ne vous y connaissez pas: cela est fâcheux pourtant.


LXXXV

À Paris, le 20 mai 1765.

Voilà, chère amie, la troisième fois que nous allons, M. Vialet et moi, chez M. de Sartine, pour son projet, et trois matinées de perdues pour mon atelier. Quoiqu'à midi je sois à votre porte, je n'aurai pas le plaisir de vous voir. La même voiture qui me conduira rue Neuve-Saint-Augustin me ramènera ici, où je suis rappelé par une masse énorme de besogne laissée en arrière. Je suis bien las d'être commandé par les besoins. Quand serai-je donc délivré de toute autre occupation que celle de vous plaire? Jamais, jamais. Je mourrai sans avoir pu vous apprendre combien je sais aimer. Faites bien mes excuses à Mme Le Gendre. Tout s'éloigne, tout se sépare; une infinité de choses tyranniques s'interposent entre les devoirs de l'amour et de l'amitié; et l'on ne fait rien de bien; on n'est ni à son ambition, ni à son goût, ni à sa passion: l'on vit mécontent de soi Un des grands inconvénients de l'état de la société, c'est la multitude des occupations, et surtout la légèreté avec laquelle on prend des engagements qui disposent de tout le bonheur. On se marie; on prend un emploi; on a une femme, des enfants, avant que d'avoir le sens commun. Ah! si c'était à recommencer! c'est un mot de repentir qu'on a perpétuellement à la bouche. Je l'ai dit de tout ce que j'ai fait, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j'ai formée avec vous. Si je regrette quelque chose, ce sont tous les moments qui lui sont ravis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Voilà un fardeau de lettres que vous remettrez à leurs adresses.


LXXXVI

À Paris, le 20 mai 1765.

Demain, bonne et tendre amie, entre huit et neuf heures, vous aurez un carrosse à votre porte, dont vous, madame votre mère et Mme Le Gendre, pourrez disposer toute la matinée.

J'espère que Mme Le Gendre ne me refusera pas à dîner. Après dîner, qu'il fesse beau ou laid, nous irons nous promener à Saint-Cloud, où je vous quitterai pour un quart d'heure. À ce moment-là près, que je regretterai encore, j'aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j'aime, ce qui n'est pas surprenant, car qui ne l'aimerait pas? mais que j'aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu'elle m'inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh! l'heureux temps que celui de cette table verte! Bonsoir, bonne amie, mille amitiés et autant de respects.


LXXXVII

21 juillet 1765.

Ils ont bien dit que c'était un songe. Mais pourquoi n'ont-ils pas dit tout d'une voix que c'était un mauvais songe? Y en avait-il parmi eux quelques-uns à qui la nature eût accordé un meilleur esprit, une âme plus douce, une santé plus continue, plus d'amis sûrs qu'à moi, une meilleure amie que la mienne? Non. C'est que cette nature est une folle qui gâte d'une main ce qu'elle fait bien de l'autre, c'est qu'elle s'est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu'elle donne à ses enfants; c'est que le système des deux principes, l'un bienfaisant, l'autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n'est pas aussi extravagant qu'on le dit en Sorbonne; c'est qu'il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d'Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trempés. Si la vie n'allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se résoudre à la quitter? Si c'était un fil de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l'exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse? Personne. Les hommes ne seraient qu'un vil troupeau d'êtres heureux; plus d'actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long; c'est qu'il faut que tout, jusqu'à cette lettre, ait le caractère des choses d'ici-bas.

Depuis le bienfait de l'impératrice, si vous en exceptez quelques moments doux que vous savez, tout le reste n'a été qu'ennuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu'on faisait raffoler et sécher sur pied; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m'a fait trembler pour leur santé: croyez-vous que tandis qu'elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu'elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise? C'est un départ qui me sépare d'elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C'est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d'événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres[157] étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D'abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m'a attiré de petites querelles domestiques. J'en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde sept ou huit jours, parce que les choses d'intérêt ne sont pas celles qui me remuent; cependant sur les six heures du soir, un jour que j'allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l'hôtel des Fermes; je me ressouviens de ma lettre, et j'entre. M. de Saint-Marc n'était pas à son bureau, mais il allait y entrer: c'est ce que ses commis me dirent, car ils sont fort polis. En effet il arrive, comme ils me parlaient. Je vais au-devant de M. Colin de Saint-Marc, qui ne m'entend pas. M. Colin de Saint-Marc, le chapeau sur la tête, marche; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau; il s'assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre; il la prend, l'ouvre, et la lit; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit: Je n 'ai pas mémoire de cela; puis il prend une plume, se met à écrire, et me laisse debout, là, sans me parler davantage. Tandis qu'il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s'arrête, et ce tracassant avec un de ses doigts la main droite, il me dit: «Ah! oui, je me rappelle cela. J'ai touché vos lettres de change. Je n'ai point de billets à vous donner. Ils veulent tous de ces billets; c'est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j'en aurai; je n'irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez; mais ne revenez pas demain: dans huit jours, dans un mois, dans deux»; et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m'en vais.

Eh bien, comment cela vous semble-t-il? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu'il me traite comme un faquin. J'étais enragé dans ce moment de n'être pas le comte de Charolais, ou quelque autre personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Meinières[158] avec un procureur au Parlement. C'était le matin; il était en redingote, en mauvaise perruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour du cou, ce qui n'était pas propre à sauver sa mauvaise mine. Il était pour une somme considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d'acquitter. Il entre dans l'étude sans façon, il s'adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Meinières est l'homme de France le plus doux et le plus honnête, qu'il en a la réputation, et que c'est ainsi que je l'ai vu chez lui et chez moi «Monsieur, il y a longtemps que j'attends, pourriez-vous me dire quand je serai payé?—Je n'en sais rien.» Le président était debout, le procureur assis; le président chapeau bas, le procureur la tête couverte de son bonnet; le président parlait, le procureur écrivait. «Monsieur, c'est que je suis pressé.—Ce n'est pas ma faute.—Cela se peut. Cependant voilà mes titres; je les ai apportés, et vous m'obligerez de les regarder.—Je n'ai pas le temps.—Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir.—Je ne saurais, vous dis-je.—Monsieur...—Vous m'interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n'ai que votre affaire en tête? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m'ennuyez pas davantage.—Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n'êtes pas le premier.—Tant pis, il ne faut ennuyer personne.—Il est vrai, mais il ne faut brusquer personne.—Cela fait le plaisant!—Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n'est pas moi; on me doit, j'ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d'œil sur mes titres.—Voyons donc, voyons ces titres; si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier.» Le président déploie ses titres, et le procureur lit: Monsieur le président de Meinières, etc.; et aussitôt le voilà qui se lève: «Monsieur le président, je vous demande mille pardons...; je n'avais pas l'honneur de vous connaître...; sans cela... » Le président le prend par la main, l'éloigné de son fauteuil, s'y place, et lui dit: «Maître un tel, vous êtes un insolent; il ne s'agit pas de moi, je vous pardonne; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l'avenir; s'il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu.» Eh bien, qu'en pensez-vous? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait comme le procureur, n'aurait-il pas été fort doux d'être le président? Vous riez de cela, et j'en ris aussi à présent. Mme Le Gendre dit qu'elle se serait assise sur la table de M. Colin de Saint-Marc; mais on est si surpris, si peu fait à se trouver tout à coup un valet...

Autre chose. Thomas concourt pour le prix de l'Académie; il me lit son discours: j'en suis confondu. Plein de l'impression que j'en ai reçue, je vais dîner chez le Baron. Après dîner, nous nous trouvons seuls; nous allons nous promener au bout des Champs-Élysées. Là, à propos d'éloquence, le Baron me dit: «Ma foi, nous ne manquerons pas d'orateurs, il y a dix-sept Éloges de Descartes.» Je lui réponds que j'en connais un qui pliera les seize autres comme des capucins de cartes. «N'est-ce pas celui qui commence par ces mots: En quinze cent et tant, on apporta de Stockholm les cendres de Descartes...?—Celui-là même. Oui, on dit qu'il est beau. Vous en connaissez donc l'auteur?—Je le connais, et il ne faut pas avoir le moindre tact en style pour n'en pas savoir autant que moi à la dixième ligne: son nom est écrit partout.»

Là-dessus le Baron devine Thomas, et s'en va confier à d'autres que Thomas m'a lu son discours, que c'est une belle chose; et il oublie que la loi de l'Académie exclut du concours tout homme qui s'est nommé[159] Le bavardage du Baron revient à Thomas; Thomas se désespère. Barthe vient m'apporter le désespoir de son ami, et je vous laisse à juger de mon état. Le bienfait de l'impératrice ne m'a pas fait un plaisir que je puisse comparer à la peine que j'ai soufferte. J'ai cessé de boire, de manger, de dormir, je me traîne, la tête me tourne. Mais il y a bien pis... Voilà Barthe lui-même qui m'interrompt, et il but que j'entende la lecture d'une comédie et que je rie.

Eh bien, mon amie, il a lu sa comédie, et j'ai ri; c'est le genre de Molière pour le fond, avec le ton d'aujourd'hui[160]. Vous croyez qu'il n'y avait plus rien à dire sur les maladies et les médecins; vous verrez.

Le pis pour Thomas et pour moi, c'est qu'on ignorait qu'il eût concouru; c'est qu'il a des ennemis dans l'Académie; c'est que parmi tes Éloges, il y en a de la plus grande force et qu'on pourrait bien préférer au sien; c'est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu'elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c'est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l'éloigne de l'Académie, où il eût été reçu s'il ne se fût retiré lorsque Marmontel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd'hui; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression: c'est qu'il risque, si Thomas n'est pas couronné et qu'il te mérite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu'il partagera avec te reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c'est là tout? Franchement c'en était bien assez; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d'aller rompre le tête-à-tête en question. Après le dîner, Marmontel me tire à l'écart et me dit: «Mon ami, je suis perdu.—Qu'est-ce qu'il y a?—Je suis perdu, on a une copie de mon poëme[161]. C'est Damilaville qui l'a dit à Merlin, et c'est Merlin qui me l'a dit. Je ne l'ai prêté qu'à vous et à un autre. Ne l'avez-vous confié à personne?—Non, je l'ai lu à des amies, mais je ne te leur ai pas laissé. Grimm, Mme d'Épinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l'ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l'avez encore confié?—J'étais à une maison de campagne; je n'eus pas le courage de te refuser au fils de la maison, qui te prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu'un de ses amis l'a possédé pendant deux fois vingt-quatre heures. J'ai vu cet ami qui a été violemment tenté d'en prendre copie, mais il n'en a rien fait.»—Je lui dis: «Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville; car je ne saurais vivre que cette affaire ne soit éclaircie.—Ni moi non plus.»

Nous allons chez Damilaville. Il n'y était pas. Nous nous y donnons rendez-vous pour te lendemain. Cependant quelle nuit à passer! Et personne à qui l'on puisse dire sa peine et qui la partage! Où étiez-vous, mon amie? Hier, nous vîmes Damilaville. Il tenait la chose d'un certain Naigeon; c'était un certain Du Coudray qui avait dit à Naigeon qu'il avait possédé la Neuvaine. Ce Du Coudray était cet ami du jeune homme à qui Marmontel l'avait prêtée à la campagne... Que dites-vous de tout cela? Marmontel se maudissait d'avoir fait ce poëme, et moi je me maudissais de l'avoir demandé. Il jurait bien de profiter de cette leçon; c'en était une pour moi que je me promettais bien de ne pas oublier.

Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, où je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m'assaillir. Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme simple comme moi au milieu de huit cent mille âmes. Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j'aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d'elle le chagrin n'osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile? Venez le partager! Nous nous verrons le matin; j'irai, tout en m'éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit; nous causerons; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre; nous dînerons ensemble; nous nous promènerons au loin, jusqu'à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons; nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve!


LXXXVIII

À Paris le 25 juillet 1765.

Sixième dimanche; non, c'est un jeudi que j'ai pris pour un dimanche.

Vous n'avez encore que deux de mes lettres! Je suis pourtant à la sixième; je les ai toutes numérotées, afin que nous puissions nous assurer qu'il ne s'en est point égaré: regardez-y.

Croyez-vous donc, chère amie, que j'aurai reçu, dans un intervalle de quinze jours, trois ou quatre secousses violentes sans que la santé en ait souffert! On vous en dira quelque chose, à moins qu'on ne craigne de vous inquiéter. L'estomac et les intestins sont dans un état misérable. Le potage le plus léger passe tout de suite. Je ne saurais digérer un jaune d'œuf. Heureusement je dors, et le sommeil répare tout. Mais comment se fait-il qu'un fluide qui me cause en sortant la sensation cruelle d'un fer rouge puisse séjourner dans un canal du tissu le plus délicat sans le blesser? car je n'ai pas la plus petite colique. Pour des forces je les ai bien entièrement perdues: je sens mes jambes se dérober sous moi. Cette lassitude, qui m'est très-importune quand je suis debout, me rend le lit délicieux quand je suis couché. Mme Le Gendre n'est pas plus heureuse que moi. Connaissez-vous le plaisir de trouver un fauteuil après la fatigue d'une longue promenade? C'est précisément celui que je goûte lorsque les matelas se sont chargés du poids de tous mes membres. En vérité, c'est une volupté qu'un dévot se reprocherait. Vous voyez bien qu'il n'y a point à s'alarmer, et que dans trois ou quatre jours il n'y paraîtra plus.

Mais je ne suis pas le seul malade de la maison. Mme Diderot a toute une cuisse entreprise d'une sciatique. On lui a conseillé de se frotter avec un mélange de sel, d'eau-de-vie et de savon. Il y a quelques jours que l'opération se faisait: je me présentai pour entrer; la petite fille courut au-devant de moi, en criant: «Mon papa, arrêtez, arrêtez. Si vous voyiez cela, vous en ririez trop.» C'était sa chère mère penchée sur les pieds de son lit, le derrière à l'air, et la servante à genoux qui la savonnait de son mieux. Ce n'était pas le cas du proverbe qui dit qu'à savonner la tête d'un Maure on perd son temps et sa peine; car Mme Diderot est fort blanche, et ce n'était pas la tête qu'on lui savonnait. Le remède la soulagea. J'ai été chargé depuis, une ou deux fois, de cette opération, et je m'en suis très-bien acquitté.

Nous avons perdu subitement un grand artiste, c'est Charles Van Loo.

Je vais sur les sept heures du soir causer avec la chère sœur. Nos deux dernières causeries ont été tout à fait agréables, mais si variées que je ne saurais me les rappeler. Hier son domestique se trompa; et au lieu de m'annoncer, d'habitude apparemment, il annonça M. Le Gras. On a vraiment été tâché de ma discrétion à ne pas rompre le tête-à-tête dont je vous ai parlé.

Nous avions projeté, aujourd'hui mercredi, d'aller voir avec La Rue la galerie du Luxembourg, mais savez-vous qui a dérangé cette partie? La princesse de Nassau-Sarrebruck. Elle était allée à Calais embrasser son fils qui passait en Angleterre; elle s'en retournait à Sarrebruck par Paris où elle n'avait qu'un jour à rester; et de ce jour elle nous en a donné, à Grimm et à moi, toute la matinée. C'est une femme charmante de figure et de caractère. Ma huppe, qui était aussi relevée qu'elle l'a jamais été de ma vie, s'est abaissée en un moment. J'aurais vu la princesse cent fois auparavant que je n'aurais pas été plus à mon aise. Après les premiers compliments, la conversation est devenue très-intéressante. Je persiste dans mon ancien sentiment, nous devrions laisser aux femmes la fonction de l'apostolat; elles feraient en un jour plus de conversions que le missionnaire le plus éloquent n'en peut ébaucher dans toute sa vie. Il n'y a pas un homme qui ne prît l'espérance secrète de plaire au prédicateur pour un mouvement de la grâce.

Elle m'a promis son portrait, et quand je l'ai quittée, elle m'a présenté sa main à baiser, avec une affabilité qui ne se rend pas.

De la rue Garancière, je me suis traîné sur le quai Bourbon où j'avais rendez-vous avec Damilaville. Nous avons dîné; je me trouve très-bien d'avoir bu à la glace; pas la moindre tribulation d'entrailles. Nous avons pu lire un énorme article qu'il m'avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie; demain, c'est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris chez Le Breton où j'étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n'y viendrai plus guère dans ce maudit atelier où j'ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer; c'est l'ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m'occupe depuis vingt ans, qui n'a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m'a exposé plusieurs fais à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m'a consumé une vie que j'aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s'il n'était question que de soi; on se résoudrait plutôt à boire de l'eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier: mais dont une femme, pour des enfants, à quoi ne se résout-on pas? Si j'avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas: J'ai travaillé trente ans pour vous; mais je leur dirais: J'ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature; j'ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m'était agréable: voilà la véritable obligation que vous m'avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J'eus le courage de dire hier au soir à Mme Le Gendre qu'elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu'une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l'énergie de nature. J'aime qu'il soient violents, étourdis, capricieux. Une tête ébouriffée me plaît plus qu'une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j'aperçois à travers leurs sottises un trait d'originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s'écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s'extasient et disent: Le joli enfant que nous avons là! Et moi je dis: Il ne sera jamais qu'un sot.

D'Alembert est à toute extrémité; il a fait une indigestion terrible; il a envoyé chercher Bouvard qui l'a fait saigner. J'apprends qu'il est tourmenté par une colique qui ne le quitte point, et qui menace à chaque instant de l'emporter. S'il en meurt, nous aurons perdu en trois mois de temps deux grands peintres et deux grands géomètres. Les hommes de cette trempe sont rares; une nation en est bientôt appauvrie.

Je vous écris ce soir parce que nos presses travailleront demain, en dépit des apôtres dont c'est la fête, et que ma tâche sera double. Il serait bien malheureux d'essuyer quelque contretemps à la dernière page.

On parle du déplacement de M. de Saint-Florentin. On lui donne pour successeur M. de Sartine à qui M. Le Noir succédera. Qui sait comment ce M. Le Noir en userait avec nous? Il n'y a peut-être pas un mot de réel à ces prétendus changements. À tout hasard, nous nous hâtons d'esquiver aux embarras qu'ils pourraient nous causer.

Adieu, mon amie; continuez de vous bien porter; je sais que vous m'aimez de toute votre âme; vous êtes bien sûre que je ne demeure pas en reste avec vous. C'est la seule de mes dettes que je paye bien.

Vous espérez donc que nous ne serons pas une éternité sans nous revoir! Cela dépendra beaucoup de M. Le Gendre.

Nous l'attendons sans impatience; la cérémonie de l'inauguration est fixée au 19 du mois prochain; c'est vous promettre la chère sœur pour le 9 ou le 10. Je vais donc rester seul! Avec qui m'entretiendrai-je de vous? à qui porterai-je cette âme toute remplie de tendresse? où irai-je verser mes sentiments? Je n'entendrai donc plus prononcer ce nom qui m'est cher, que quand il m'échappera dans ma peine! Adieu, mon amie, bonsoir: la lumière et le papier me manquent en même temps. Mon respect, mon tendre et sincère respect à madame votre mère. Embrassez pour moi madame votre sœur; dites à Mlle Mélanie qu'elle aurait bien tort de m'oublier. M. Gaschon a reçu un coup de bistouri entre les fesses, et l'on dit qu'il est mieux.


LXXXIX

Le 1er août 1765.

Dieu soit loué! en voilà vingt-quatre d'arrivées; il en reste trois qui vont à vous, sans compter celle-ci.

Je viens donc de mettre dehors de Paris le Baron qui se sépare de sa femme, de ses enfants, de ses amis, pour deux mois. Je vous écris chez Damilaville qui part demain pour Genève. J'ai bien peur que celui-ci ne paye de sa vie quelques plaisirs vagues et peu choisis. C'est bien cher. La journée d'hier fut bien pénible pour un homme qui n'a plus de jambes et qui avait les quatre coins de Paris à faire. J'avais promis au Baron d'aller dîner avec lui la veille de son départ et oublié que Damilaville avait pris le même jour pour dire adieu à ses amis. Celui-ci avait retenu la chambre du suisse du Luxembourg, et tout ordonné; ainsi, bon gré, mal gré, il a fallu manquer au Baron. Le rendez-vous des convives était dans l'allée des Carmes. Nous étions trois ou quatre assis sur un banc tout voisin de la porte du même nom, lorsque nous entendîmes des cris qui venaient de la cour d'entrée de ces moines. C'était une femme qui était tombée en défaillance au sortir de leur église. Un d'entre nous accourt, il frappe à la porte du couvent; le portier ouvre: «Mon père, vite une goutte de votre eau de mélisse; c'est pour une femme qui est là, qui se meurt.» Le moine répond froidement: «Il n 'y en a point», et ferme la porte. Là-dessus, mon amie, je vous laisse rêver à votre aise sur les grands effets de l'esprit de religion. Un moine d'un autre ordre était un des nôtres. «Eh bien! s'écria-t-il douloureusement, voilà comme un portier dur et brutal déshonore toute une maison.—Monsieur, lui répondis-je, ne craignez rien, l'action qui vient de se passer est si atroce, que si quelqu'un d'entre nous s'avise de la raconter, il passera pour un calomniateur.»

Cet autre moine-ci était un galant homme, d'un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l'amour paternel Je lui dis que c'était une des plus puissantes affections de l'homme. «Un cœur paternel! repris-je; non, il n'y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c'est; c'est un secret heureusement ignoré, même des enfants.» Puis continuant, j'ajoutai: «Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu'il fit besoin de la lui exagérer; cependant la calomnie n'y avait pas manqué. On lui avait dit... Que ne lui avait-on pas dit? L'occasion d'aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu'il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » Là je m'arrêtai, et je demandai à mon religieux s'il savait combien il y avait d'ici chez moi «Soixante lieues, mon père, et s'il y en avait cent, croyez-vous que j'aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre?—Au contraire.—Et s'il y en avait eu mille?—Ah! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin?—Et s'il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne?» En disant ces derniers mots, j'avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politique, du célibat, sans que notre moine s'en offensât; il ne défendit pas trop le vice de son état; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu'à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l'étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui observâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l'indulgence pour les premiers, s'ils voulaient renoncer aux leurs; qu'il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l'être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi et devenue publique par l'impression, d'être sécularisés[162]; mais vous ne vous douterez jamais que le ministère ait eu la bêtise de ne pas les prendre au mot. Le fait est vrai pourtant. En faisant un sort honnête à chacun de ces moines, il serait resté des biens immenses qui auraient acquitté une portion des dettes de l'État. Cet exemple aurait encouragé les Carmes, les Augustins à solliciter le défroc; et sans aucune violence la France, en moins de vingt ans, aurait été délivrée d'une vermine qui la ronge et qui la rongera jusqu'à son extinction. Notre moine remarqua judicieusement qu'il n'y avait rien de plus indécent que de dire, comme les Bénédictins l'avaient dit dans leur requête, qu'ils demandaient à être dépouillés d'un habit avili; qu'il n'y avait que les mauvaises mœurs qui pussent avilir, et que c'était les avouer.

Après dîner, nous nous promenâmes. Chemin faisant, mon moine me demanda pourquoi l'homme semblait oublier son amour-propre au récit d'une bonne action, et d'où venait la joie involontaire et secrète qu'il en ressentait. Je lui répondis que c'est qu'il devenait subitement l'auteur ou l'objet du bienfait; que toutes les fois que nous ne nous sentions pas capables d'une grande action, nous prenions le parti de montrer que nous en sentions tout le prix, et que, ne pouvant être grands, il ne nous restait que la ressource d'être justes. J'ajoutai qu'il n'était pas vrai que le récit d'une belle action nous fut toujours agréable. Soyez placé entre un homme opulent et dur, et son ami indigent; racontez quelque trait d'une amitié secourable et bienfaisante, et regardez les visages. On n'aime point une leçon qu'on ne se sent point le courage de suivre.

Sur les six heures du soir, les convives se dispersèrent; je restai seul avec Damilaville, et à propos des Éloges de Descartes présentés à l'Académie, je fis sur l'éloquence deux réflexions qui lui plurent beaucoup; l'une, c'est qu'il ne fallait s'occuper à remuer les passions que quand on avait convaincu la raison, et que le pathétique restait sans effet, quand il n'était pas préparé par le syllogisme; l'autre, c'est qu'après que l'orateur m'avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu'il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n'exigeât de ma part aucune contention; qu'après un mouvement violent, l'orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie où je vous mets en tiers nous conduisit jusqu'à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Baron. J'avais un air soucieux. Il me semblait que je l'aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l'atteindre, l'avertir, le secourir jusqu'au fond de l'Angleterre. Le sort nous menace également partout; il semble pourtant qu'on le craigne moins dans l'endroit où il ne vous a point fait de mal; on ne sait pas ce qu'il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d'ici; si j'avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu'elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quitterais guère cette glace; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir! combien de fois je vous crierais: «Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop; prenez par ce côté-ci, il est plus beau; le soleil vous fera mal; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps; ne mangez point de cela; qu'avez-vous? vous me paraissez triste.» Vous ne m'entendriez pas; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m'aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu'un beau jour je ne la cassasse de dépit; il est très-sûr qu'après l'avoir cassée j'en ramasserais tous les morceaux. S'il m'arrivait d'y voir quelqu'un vous baiser la main; si je vous voyais sourire; si je trouvais que vous m'oubliez trop et trop longtemps! Non, non, point de cette glace magique, je n'en veux point; mon imagination nous sert mieux l'un et l'autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J'allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m'a pris en amitié, nous accompagna et me remit à ma porte à une heure du matin. Je vous ai lue avant que de m'endormir; aurais-je bien dormi avec une lettre de mon amie fermée sous mon oreiller? J'ai été voir aujourd'hui d'Alembert, qui s'est fait transporter de chez lui chez M. Watelet. Je l'ai trouvé seul; notre entrevue a été fort tendre. De là, dîner chez la très-aimable sœur avec La Rue. Nous devions après dîner aller voir ensemble les tableaux du Luxembourg; mais le travail pressé de l'atelier ne l'a pas permis.

Nos conversations continuent d'être charmantes; nous y partons sans cesse de la mère, des enfants, des petits-enfants, de tout ce qui nous est le plus cher au monde; ne manquez pas de le leur dire. Il est arrivé à la chère sœur une grande aventure; je la saurai demain; mais, chut. Adieu, adieu.


XC

À Paris, le 18 août 1765.

Vous voyez bien, chère amie, que jusqu'ici je n'ai pas encore répondu un seul mot à aucune de vos lettres. Ce sera ma ressource dans la saison morte, lorsque tous mes amis seront absents et que j'en serai réduit comme vous aux petits événements domestiques.

Cette jeune personne qui faisait bonne ou mauvaise compagnie à M. Gaschon regardait la chère sœur avec un œil envieux et inquiet; elle ne perdait pas une de ses paroles. Sans autre intelligence entre nous que celle qui naissait de la malice commune et de l'occasion, nous nous faisions un amusement cruel de la tourmenter. Moi, je suis une bonne âme; nous n'eûmes pas mis le pied hors de l'appartement, que j'eus des remords. Mme Le Gendre la plaignait beaucoup, si son caractère répondait à sa figure, de s'être attachée à un homme aussi léger que M. Gaschon. Nous avons beau être près de nous-mêmes, quelle facilité à nous oublier n'avons-nous pas! Nous portons de la conduite des autres un jugement sévère, sans nous apercevoir qu'il tombe à plomb sur la nôtre. Le rôle de M. Gaschon est, après tout, bien moins répréhensible que le sien. Gaschon fait des serments, et il croit, en dépit d'une expérience de quarante ans, que le dernier est celui qu'il ne violera pas. Elle, elle appelle les serments; elle les reçoit, elle en fait peut-être, et le lendemain elle se moque et des serments qu'elle a faits et de ceux qu'elle a reçus.

Cette personne qui devient, par la satire indécente qu'elle hasarde sur Mme Calas, l'objet de sa furie, qui croyez-vous que c'était? Mlle Boileau. Il est bien singulier qu'avec de l'esprit, du goût, de la finesse, de la sensibilité, de l'âme, de l'honnêteté, du sens, de la raison, du jugement, cette fille n'ait presque que des idées d'emprunt, et que, pouvant dire d'elle-même une infinité de bonnes choses, elle soit perpétuellement l'écho de la sottise qui l'environne. On dirait qu'elle ne sent ni le ridicule des propos qu'elle entend, ni celui des personnes qui les tiennent. C'est comme une éponge prête à recevoir et à rendre indistinctement toutes les liqueurs qu'on lui présente; elle s'abreuve dans un endroit, et elle va bien vite se faire presser dans un autre. Le projet était de la clique anti-philosophique. La clique philosophique est odieuse aux gens du monde, parce que les gens du monde sont ignorants et frivoles, et qu'un philosophe s'en aperçoit; qu'ils ne peuvent douter du mépris qu'il doit faire d'eux, et qu'ils ont la conscience qu'ils le méritent. Voilà les gens qui l'entourent et qui la sifflent, ou, pour mieux suivre ma comparaison, qui l'empreignent. Qu'il est essentiel à une femme de s'attacher un homme de sens! Vous n'êtes pour la plupart que ce qu'il nous plaît que vous soyez; voilà la raison pour laquelle celles qui sont à beaucoup d'hommes ne sont rien; leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux. Un homme de goût qui s'amuserait à les étudier restituerait à chacun ce qui lui appartient. L'idée qui leur vient le matin désignerait souvent celui avec qui elles ont passé la nuit. Vous mourez toutes à quinze ans.

Mais laissons La Bruyère, et venons à quelque chose qui nous touche de plus près. Ah! mon amie, je crains bien que nous ne soyons séparés pour longtemps, et que la maison que vous devez occuper ici ne soit à bâtir. Ici commencerait la prophétie de Denis Diderot de Langres; mais il attend. Souvenez-vous bien seulement que si la maison s'achète, vous aurez passé près de deux ans en province, dans l'espérance de demeurer toutes ensemble, et que vous n'y demeurerez pas.

Je veux absolument achever, et je crains bien qu'au moment où je vous parle, ce ne soit une affaire faite. Connaissez-vous une maison appartenant à MM. de Noailles, dont la ruine d'un des côtes a entraîné la ruine de l'autre, sise dans la rue Sainte-Anne ou rue de Richelieu? C'est l'hôtel garni de Suède, rue Sainte-Anne. Eh bien, M. de Prisye avait vu M. de La Vergne; il venait rendre compte de sa mission qu'il avait fort bien faite; et l'on a dû dîner aujourd'hui chez M. de La Vergne. C'est un objet de quarante à cinquante mille francs. La façade n'est plus d'aplomb; un des murs mitoyens a plié, les poutres de la charpente se sont brisées, les plafonds ont fléchi, et le mur opposé s'est incliné sur l'autre. Quand on aura mis là le marteau, et qu'au dégât du marteau se joindra le dégât des fantaisies de l'acquéreur, jugez ce que cela deviendra, et jusqu'où nous voilà renvoyés, surtout si madame votre mère a la prudence de ne pas s'exposer aux mauvais effets d'une maçonnerie toute fraîche.

La chère sœur a beau dire qu'il faut renoncer à cette acquisition, si le prix n'en est pas tout à fait modéré, et s'il n'y a pas de l'espace à loger toute la famille; l'époux va toujours son train.

Notre ouvrage serait fini, sans une nouvelle bêtise de l'imprimeur qui avait oublié dans un coin une portion du manuscrit.

J'en ai, je crois, pour le reste de la semaine, après laquelle je m'écrierai: Terre! terre!

J'ai entamé l'affaire d'intérêt, qui se terminera, selon toute apparence, à mon entière satisfaction; on m'accordera un exemplaire pour un honnête travailleur à qui je l'ai promis. On me cédera quelques livres que je dois. On déchirera un ou deux billets que j'ai signés, et l'on m'accordera quatorze cent vingt-huit livres pour un dernier volume que je n'ai pas cédé; toutes mes dettes seront acquittées, et je marcherai sur la terre léger comme une plume.

La tranquillité stupide de Le Breton, qui se trouve sur le penchant de la ruine et du déshonneur, me confond. J'ai vu un de ses confrères qui ne dort plus d'un si bon sommeil. Il ignorait la manœuvre de Le Breton[163]. Je la lui ai apprise, et il s'en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d'une indignité inouïe. Il l'appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l'éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m'a plus remercié du silence que j'ai gardé; il est plus effrayé de l'éclat qu'il prévoit: il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C'est David; c'est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu'il prépare à ma brute, à la première assemblée qu'ils auront! Adieu la tabatière d'or que la bonne vieille d'Houry[164] m'avait promise! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de buis qu'elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n'eût pas été fait. L'homme le plus intéressé au succès de l'entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n'en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N'est-ce pas une aventure à rendre fou? Il s'est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. Il se levait pendant la nuit pour mettre b feu à ses magasins; et cela lui paraissait plaisant. Il promène autour de moi sa lourde et pesante figure; il s'assied, il se lève; il se rassied, il voudrait parler, il se tait: je ne sais ce qu'il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des auteurs, son infâme action? Je le voudrais bien!

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l'un par les lois, de l'autre par l'envie. Ce projet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l'être[165]! Il faut convenir que c'est la vengeance la plus cruelle qu'il fût possible de prendre du parlement de Toulouse, le témoignage le plus authentique du mépris que l'on porte à présent à ces opinions religieuses qui ont si souvent étouffe l'humanité dans le cœur de l'homme; le moyen le plus adroit de désespérer les fauteurs scélérats de ces absurdes et monstrueuses opinions; le spectacle le plus affligeant pour eux; la marque la plus évidente des progrès de la raison et des services de la philosophie. La liste des souscripteurs, si elle eût été nombreuse et qu'elle eût renfermé des hommes de tout état, comme il serait arrivé[166] eût présenté le monument le plus honorable de la bienfaisance naturelle. Le ton du projet avec l'épigraphe tirée de Lucrèce, l'affiche la plus hardie tirée du fatalisme, et la satire la plus violente et la plus cachée de leur providence: le moyen que cela pût aller sans bruit! J'avais tout prévu et tout dit à Grimm, qui s'en est moqué.

J'achève cette lettre, et je cours chez Mme d'Épinay, qui m'appelle pour causer apparemment de ce contre-temps.

Sans la crainte de vous ruiner, je vous aurais envoyé, sous l'enveloppe d'un de mes billets doux de quatre pages, le livre de...

J'ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre ouvrage qui restent à paraître. Je ne sais qu'en dire, c'est peut-être une chose excellente; c'en est peut-être une médiocre. Je l'ai remis à Grimm qui l'emportera à la campagne, et qui en jugera plus sainement dans le silence de la solitude. Je ne lui conseille pas de me donner de l'ouvrage: j'en suis incapable. L'esprit est abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en piteux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C'est un dépôt où je la trouve si bien que j'ai résolu de l'y laisser toute ma vie. Ne me le conseillez-vous pas?

À propos, savez-vous bien qu'il ne tient qu'à moi d'être vain! Il y a ici une Mlle Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi: c'est une persécution pour m'avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de... Aussi le pauvre M. de... l'est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire: «Eh bien! lui disait M...., quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille?—Qu'est-ce que cela signifie, tendre grenouille?—Eh! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais.» Mme Necker demeure au Marais. C'est une Genevoise sans fortune, qui a de la beauté, des connaissances et de l'esprit, à qui le banquier Necker vient de donner un très-bel état. On disait: «Croyez-vous qu'une femme qui doit tout à son mari osât lui manquer?» On répondit: «Rien de plus ingrat dans ce monde!» Le polisson qui fit cette réponse, c'est moi. Il s'agissait d'une femme: quand il s'agira d'un homme, laissez ma phrase telle qu'elle est; finissez-la seulement par l'autre monosyllabe, si vous le savez. En effet, il y en a beaucoup des uns et des autres qui n'ont que la mémoire du service présent.

Mon autre aventure de fiacre, la voici: Il pleuvait à seaux; il était onze heures et demie du soir; je m'en revenais de la rue des Vieux-Augustins; mon fiacre descendait la rue des Petits-Champs à toutes jambes; un cabriolet la remontait encore plus vite; les deux voitures se heurtent, et voilà le cabriolet jeté dans la porte vitrée du café, et la porte mise en cent mille pièces. Je vous laisse à deviner le reste de cette aventure: les cris mêlés du cafetier, du maître du cabriolet et de mon fiacre; le cabriolet brisé et à moitié engagé dans la boutique du cafetier; les chevaux abattus; le valet à moitié rompu; et les jurements du fiacre arrêté, et votre serviteur à pied au milieu du déluge. Il aurait été plus de deux heures du matin, quand je serais rentré chez moi, si cela m'avait arrêté. Voilà le pendant de la tempête de Vialet.

M. Le Gendre n'a rien épargné pour m'engager à prendre à côté de madame place dans sa voiture pour Reims; mais madame m'a avoué ingénument que c'était bien à condition que je n'accepterais pas. Je ne puis supporter ces petites ruses-là. Si je l'avais pris au mot! Oh! l'on aurait alors travaillé à rendre la chose impossible; mais y a-t-il bien de l'ingénuité à Mme Le Gendre? Je suis devenu d'une méfiance insupportable. L'invitation s'était faite en présence de M.... Vous entendez le reste. Cet homme-là me fera un de ces matins quelque tracasserie endiablée. Il est certain qu'il souffle avec une impatience mortelle que je parle si souvent à la chère sœur. Notre intimité le désespère. Il sait tout le cas que je fais de Vialet: il ne doute pas que je n'aie deux moyens de le desservir auprès d'elle: l'un, de lui mettre sans cesse sous les yeux la différence d'un homme sensé et d'un sot; l'autre de lui rappeler ses premiers engagements. Avec toute sa probité scrupuleuse, c'est un homme à me faire quelque perfidie; il mentira, il inventera, il parlera, il fera parler; l'autre est toujours prêt à s'ombrager. Pour Dieu, qu'elle parte bien vite, afin que ma prophétie ne s'accomplisse du moins qu'à son retour! Il sait toute la platitude qu'il y a à ramener sans cesse ses bonnes œuvres, dont la dernière racontée avait encore pour objet un joli garçon; il tourne, il se brouille, il s'embarrasse; on ne sait d'abord où cet amphigouri aboutira, et c'est toujours à sa bienfaisance. Cela pue à infecter; mais ne lisez rien dans mes lettres sur M....; il est sûr qu'on en raffole.

Adieu, ma bonne et tendre amie; portez-vous bien; faites des vœux pour ma santé et pour la fin de mes affaires. Si votre cœur me souhaite autant que vous êtes désirée du mien, c'est pour le coup que je dirai aussi: Ô ma chère tante! le joli séjour que celui d'Isle. Mille respects à toutes ces dames.


XCI

Ce 8 septembre 1765.

Sommes-nous faits pour attendre toujours le bonheur? le bonheur est-il fait pour ne venir jamais? Encore deux ou trois mois de la vie que je mène, et je reste convaincu que les conditions de l'homme sont toutes également indifférentes, et je m'abandonne au torrent qui entraîne les choses, sans me soucier de la manière dont il disposera de moi. J'avais une fortune bornée; la nécessité de la partager au temps où une fille nubile me demanderait sa dot, et l'impossibilité de ce partage sans aller chercher l'aisance en province, ou sans ressentir la disette à Paris, m'inquiétait, et semblait me condamner au travail jusque dans l'âge des infirmités et du repos. Un événement inattendu m'enrichit et ne me laisse aucun souci sur l'avenir. En ai-je été plus heureux? Aucunement. Une chaîne ininterrompue de petites peines m'a conduit jusqu'au moment présent. Si je Mais l'histoire de ces peines, je sais bien qu'on en rirait: c'est le parti que je prends moi-même quelquefois; mais qu'est-ce que cela fait? Mes instants n'en ont pas été moins troublés, et je ne prévois pas que ceux qui suivront soient plus tranquilles... Mais je crois que ma digestion va mieux, puisqu'à mesure que j'écris, je perds l'envie de continuer sur ce ton triste et moraliste.

Don Diego est revenu. J'avais prédit que l'année du retrait et le délai de la jouissance ne le dégoûteraient point de l'acquisition; ma prédiction s'est accomplie. Reste à savoir comment on s'y prendra pour ne point s'abîmer de dépense, si l'on ne veut pas se résoudre à vivre séparé de vous pendant deux ou trois ans. Je me trouve au milieu de ces délibérations-là, et je me tais. On ne parle que pour ouvrir un avis conforme aux intérêts de ceux qui me consultent, mais si contraire aux miens, que c'est presque à faire douter de l'attachement que j'ai pour vous.

Hier, aux Tuileries, M. Le Grand en fut tout à fait scandalisé. Je disais à la chère sœur qu'il fallait vivre quatre à cinq mois de l'année à Paris, et aller avec sa fille, son fils et un précepteur, s'établir les huit autres à la terre de madame sa mère. Le Grand, qui était à côté de moi, me tira à l'écart, et me dit: «Y pensez-vous! si l'on suit le conseil que vous donnez, que deviendra-t-elle? que deviendrez-vous?—Il n'y a pas tant de générosité dans cet oubli d'elle et de moi, lui répondis-je, que vous y en supposez. La considération de son bonheur et du mien n'influera aucunement dans l'arrangement qu'on prendra; notre liaison n'a de l'importance que pour nous; nous nous connaîtrions bien mal en gens si nous allions nous imaginer qu'on pût la compter pour quelque chose dan une affaire d'argent et d'économie. La bienséance et le mérite d'évaluer juste le prix qu'on y met sont les seuls avantages à tirer de notre position, et ils me resteront. C'est peu de chose; mais c'est encore moins que rien. Cela m'épargne des réflexions inutiles, et aux autres le petit embarras d'y répondre.» Je crois, mon amie, que je vois juste et que j'agis bien. Qu'en pensez-vous?

Nous allâmes tous, hier lundi, dîner chez M. Gaschon. J'avais proposé de louer pour deux ans un appartement dans sa maison; on y aurait des caves admirables pour cinq ou six mille bouteilles de vin qui jouent un grand rôle dans nos délibérations. Mme Le Gendre saisit cet avis avec la chaleur que vous lui connaissez; mais don Diego ne manqua pas de lui objecter cette scrupuleuse bienséance qui l'avait détournée, il y a trois ou quatre mois, d'habiter, jeune et jolie, sous le même toit avec un garçon dont la réputation de sagesse n'est pas encore établie; mais elle est si fatiguée d'incertitudes que l'inconvénient de les voir durer est le seul qu'elle connaisse. Elle répondit lestement au cher époux qui parut dans ce moment préférer sa femme à son vin: c'est qu'il a d'autres vues; et elles ne sont pas si secrètes qu'on ne les devinât bien sans être un Œdipe: à force de converser avec un Sphinx, on se tire de ses énigmes.

Après dîner, Gaschon alla faire le pied de grue au bout du Pont-Royal, par un temps assez froid, pour saisir au passage un ambassadeur de Portugal qui s'intéresse à Mme Germain. Malade, impatient et frileux, il faut qu'il en soit encore aux petits soins avec cette femme. D'ailleurs il parle des friponneries du mari, comme la chère sœur des cheveux de son fils qui ne sont qu'un peu jaunes.

Mlle Boileau, elle et moi, nous fumes attendre aux Tuileries Le Grand et don Diego qui étaient allés visiter la maison. Cette maison a bien changé depuis qu'elle est nôtre. Il y a huit jours qu'elle tombait en ruine, aujourd'hui il n'y a plus qu'un ou deux plafonds à relever; et ces misérables réparations ne valent pas la peine d'attendre la fin d'un décret; et la très-chère sœur, qui coucherait cent ans et plus encore avec son mari sans le connaître davantage, ne voit pas qu'on veut l'installer là, et la promener d'étage en étage, tandis qu'on maçonnera, ou l'envoyer en province, avec la belle confiance qu'elle aura en un clin d'œil un hôtel tout prêt à la recevoir.

Vous vous êtes sauvée de Paris pour ne plus entendre parler maison, et je n'ai pas cessé de vous en ennuyer. Prenez patience; don Diego part jeudi; la chère sœur dans le courant de la semaine suivante; je resterai seul, et vous n'entendrez plus parler de rien; mais j'oubliais qu'elle allait vous trouver, et que les maisons la suivraient encore où vous êtes.

Je ne l'ai point vue aujourd'hui Elle aura été abandonnée toute la journée à M.... qu'elle prétend avoir renvoyé bien loin.

Je m'étais laissé entraîner, il y a cinq ou six jours, chez les Van Loo que je trouvai tous de bonnes gens. J'y dînai comme en famille, avec un Anglais, premier peintre du roi d'Angleterre, sa femme et sa fille. Cet Anglais s'appelle M. de Ramsay; c'est lui dont il est parlé dans certains papiers de Voltaire sur les Calas, où l'on rappelle l'histoire d'une jeune fille dont la fourberie exposa sept ou huit honnêtes gens à périr ignominieusement, et qui auraient eu le sort le plus malheureux si ce M. de Ramsay n'avait ouvert les yeux à la justice. On dit qu'il peint mal, mais il raisonne très-bien[167].

On fit, après dîner, la partie pour aujourd'hui d'aller voir le cabinet du Jardin du Roi; je me chargeai de le faire ouvrir pour la compagnie, lorsqu'il serait fermé pour le public.

J'oubliais de vous dire que l'arrivée de Mme Vernet et de Mme Blondel chez Van Loo me mit en fixité de très-bonne heure.

Nous avons tous dîné aujourd'hui chez La Tour. Sur le soir nous avons été promener au jardin de l'Infante[168], où je n'ai pu esquiver Mme Blondel. Nous avons renoué connaissance; nous sommes tout au mieux; mais nous ne nous reverrons plus; nous sommes dans l'usage de mettre six ou sept ans d'intervalle entre nos rencontres.

J'ai été sur le soir chez la chère sœur; elle était allée au Palais-Royal, où je ne me suis pas mis en peine de la chercher, parce que ce n'est pas la servir peut-être comme elle paraît le désirer que de s'interposer sans cesse dans ses tête-à-tête; et puis, ma foi, si elle en est autant excédée qu'elle dit, qu'elle s'en défasse au lieu d'appeler sans cesse à son secours. Elle tient avec cet homme-là une conduite politique que je ne saurais approuver. C'est de l'intérêt qu'elle y met, et lui est autorisé à croire que c'est du goût; aussi cela va-t-il passablement tant qu'ils ne s'expliquent pas.

À propos vous allez rire sûrement d'une observation que j'ai faite: c'est qu'il a découvert enfin qu'il ennuyait, et qu'il se prépare chez lui à être amusant. Il vient muni d'historiettes, de faits, de contes, de fetras bizarres de toutes couleurs, qu'il place comme il peut; mais comme j'ai une allure hétéroclite, bizarre, qui ne se prête pas trop aux lieux communs, il est rare que l'homme ne remporte une partie de sa provision.

Si vous voyiez le ton magistral que l'Académie lui a donné! Mais à propos d'Académie, les Quarante sont dans la boue. Le roi a renvoyé à l'Académie des sciences la pension vacante par la mort de Clairaut, due à d'Alembert, qui n'est pas riche, et contestée à celui-ci par Vaucanson, qui a quarante mille livres de rente. D'Alembert a eu pour lui toutes les voix; il n'est resté à son concurrent que l'indignation publique; juste récompense de son avidité et de sa sordide avarice.

La partie du Jardin du Roi n'a pas pu se faire aujourd'hui; elle a été remise à demain matin par M. Daubenton. Cela me fait perdre des journées que je dois à mon amie.

Ah! mon amie, la terrible corvée que ce salon! La Rue, à qui j'ai fait entrevoir un petit intérêt, me sert fort bien, mais il faut que l'éducation de ce jeune homme ait été bien négligée; il écrit aussi mal qu'une blanchisseuse ou qu'un évêque; mais qu'est-ce que cela me fait? Ses remarques sont bonnes et je parviens à les déchiffrer[169].

Commencez-vous à vous remettre un peu des fêtes de Reims? L'inauguration, le dîner, le concert, le spectacle, le feu d'artifice, le souper, le bal, la promenade que j'oubliais, il y en a là bien plus qu'il n'en faut pour mettre sur les dents une créature plus robuste que vous.

Vous avez rendu le repos à la chère sœur, et vous avez bien fait. Vous lui devez bien de l'amitié, car elle vous aime beaucoup; je suis tout à fait content de la manière dont vous acquittez cette dette. Je rêve quelquefois que si je mourais et qu'elle vous restât, la vie pourrait encore avoir toute sa douceur pour vous. J'en suis plus tranquille sur les événements: c'est une consolation qui m'est assurée dans la maladie. Je hâte son départ tant que je puis; si cette meilleure partie de vous-même ne vous est pas encore rendue, ce n'est ni sa faute ni la mienne. Vos lettres lui font un plaisir infini J'en allonge la lecture des miennes. Écrivez-lui souvent, écrivez-lui fort au long. Je regretterai le moins que je pourrai tous les instants que vous me volerez pour elle. C'est en sa laveur seulement que je vous pardonnerai de prendre sur votre sommeil.

J'ai reçu votre numéro 18, mais le numéro 17, où est-il? qu'est-il devenu? La lettre de Châlons doit-elle, ou ne doit-elle pas être comptée?

Je n'ai rien encore fini avec mes libraires. Je n'ai ni l'argent qu'ils me doivent, ni compte arrêté. Cela me ferait sauter aux nues, sans un petit souci d'âme qui est venu tout à propos faire distraction aux choses d'intérêt. C'est une belle et bonne chose que de n'avoir qu'un petit coin sensible; il est très-douloureux d'être blessé là, ne fût-ce que d'une égratignure d'épingle; mais en revanche aussi, tout le reste est invulnérable.

L'argent de l'impératrice, auquel vous avez eu la bonté de penser, est placé en quatre billets de fermiers généraux, dont la date est du 1er du mois d'août, ce qui me fait perdre deux mois d'intérêt: c'est ainsi qu'il l'a plu à Dieu et au doux et poli M. de Saint-Marc.

Adieu, chère et tendre amie; portez-vous bien, dormez bien, et quand vous serez bien reposée, écrivez à la chère sœur, écrivez-moi Jouissez de tout ce que le séjour d'Isle peut vous offrir d'agréable, jusqu'au moment où la chère sœur ira vous rejoindre et vous restituer la plus douce partie du bonheur qui vous manque. Si je puis, j'irai sous quinzaine faire variété et m'interposer entre elle et vous: c'est mon rôle ici; ce sera encore mon rôle là-bas, et il ne me déplaira plus. Mille tendres respects à madame votre mère et à madame votre sœur. Si Mlle Mélanie m'avait oublié! eh bien! eh bien! je me souviendrais encore d'elfe.

C'est la vingtième, je crois. Je répondrai jeudi à votre vingt-deuxième.


XCII

À Paris, le 20 septembre 1765.

Par où commencerai-je? Ma foi, je n'en sais rien. Pourquoi pas par nos soirées, puisque ce sont pour la chère sœur et pour moi des heures délicieuses, l'attente de toute notre journée et la consolation de son ennui? Pourquoi n'êtes-vous pas de ces entretiens-là? Vous auriez entendu tout ce qui s'y dit, et vous sauriez tout ce qu'il m'est impossible de vous rendre. Non, je ne crois pas qu'il y ait sous le ciel une plus honnête et plus innocente créature que cette petite sœur. À l'âge qu'elle a, avec sa pénétration, son esprit, femme et mère, pour peu qu'il y ait de malhonnêteté dans un usage, dans les conventions, dans les mœurs, elle n'y entend rien; elle est à quinze ans; cela lui est étranger, et les choses courantes sont des énigmes qu'on lui explique, et au sens desquelles elfe a toute la peine du monde à croire. Je lui disais que quand un homme avait osé dire à une femme mariée: Je vous aime, et qu'elle avait répondu: Et moi je vous aime aussi, tout était arrangé entre eux, qu'il ne leur manquait plus que l'occasion; que, s'il arrivait qu'on trouvât le lendemain cette femme triste, froide, indifférente, soucieuse, on lui supposait des réflexions, des craintes qui l'arrêtaient et qui la faisaient revenir contre un engagement formel; qu'il était ainsi d'une fille à un homme marié, d'un homme quel qu'il fût à une religieuse, et qu'il n'y avait pas une femme mariée sous le ciel dans la bouche de laquelle je vous aime n'ait précisément la même valeur que dans la bouche de son amant; que ces expressions n'avaient pas tout à fait la même force d'une jeune fille à un jeune garçon, parce qu'elles ne décelaient point un sentiment défendu; qu'il y avait un moyen licite de les livrer à leurs désirs mutuels; que la volonté de leurs parents, et cent autres considérations sous-entendues, faisaient une restriction tacite à leurs aveux; au lieu que ceux qui étaient liés par quelques vœux solennels qui les séparaient étaient censés avoir pris parti sur cet obstacle, lorsqu'ils s'expliquaient une fois. Elle tombe des nues, quand je lui parle ainsi; et quand elle dit à un homme: Je vous aime, savez-vous ce que cela signifie? Je n'accepte de vous que les qualités qui manquent à mon mari, et mon mari n'est pas impuissant. Puis, quand elle a trouvé cela, elle est enchantée, elle croit de la meilleure foi du monde avoir découvert le secret de son cœur. Il est vrai que je n'ai pas la complaisance de lui laisser longtemps cette illusion. Mais si cela est, lui dis-je, qu'avez-vous besoin d'un amant? Moi qui suis votre ami, votre sœur qui vous aime si tendrement, ne vous offrons-nous pas, ensemble ou séparés, les qualités qui manquent à votre époux? Peu à peu je l'amène à reconnaître qu'elle désire vraiment quelque chose de plus que ce qu'elle avoue, qu'il y a des caresses que nous ne lui proposons jamais l'un et l'autre, et qui lui seraient douces, et elle en convient; que, s'il y avait sous le ciel un homme en qui elle eût assez de confiance pour espérer qu'il se renfermerait dans de certaines bornes, elle aimerait à s'asseoir sur ses genoux, à sentir ses bras la serrer tendrement, à lire la passion la plus vive dans ses regards, à approcher son front, ses yeux, ses joues, sa bouche même de sa bouche, et elle en convient; qu'après quelques essais de tout ce qu'elle peut attendre de la retenue d'un pareil amant, peut-être elle oserait un jour se livrer à toute l'ivresse de son âme et de ses sens, et elle en convient encore; mais ce que je lui prédis et ce dont elle ne convient ni ne disconvient tout à fait, c'est qu'elle sentirait tôt ou tard qu'elle pourrait être plus heureuse; que cette jouissance, toute voluptueuse qu'elle l'aurait éprouvée, lui paraîtrait incomplète; que cette retenue qu'elle aurait si journellement exigée, et qu'on aurait si scrupuleusement gardée avec elle et dans des instants si difficiles, finirait par la blesser; que plus elle serait honnête, plus elle saurait mauvais gré à son amant de la laisser impitoyablement lutter entre sa passion et sa vertu; qu'elle le bouderait le lendemain sans trop savoir pourquoi; mais que, si elle voulait un peu regarder au fond de son cœur, elle verrait que, tout en louant son amant de la fidélité scrupuleuse avec laquelle il se serait souvenu de sa promesse, elle lui saurait le plus mauvais gré de n'y avoir pas manqué, lorsque, n'étant plus maîtresse d'elle-même, sa faiblesse involontaire, toute la trahison de ses sens l'aurait suffisamment excusée à ses yeux. D'ailleurs, l'amour-propre s'accommode-t-il de tant de mémoire? Pardonne-t-on à un homme de se posséder si bien, lorsqu'on s'est tout à fait oubliée? Est-on assez aimée, est-on assez belle à ses yeux? Je jure que je ne connais point les femmes, ou qu'il n'y en a aucune qui ne rompît un beau jour avec un amant si discret; cela sous prétexte que les plaisirs auxquels on s'est livré, après tout, ne sont pourtant pas innocents: on aurait des remords de continuer de s'exposer au péril, sans aucune espérance d'y rester. On se dégoûterait d'un homme qui ne se placerait jamais, de lui-même, comme on le veut et comme on n'ose se l'avouer; et l'on aurait incessamment trouvé cent mauvaises raisons honnêtes pour se colorer à soi-même la plus déshonnête des ruptures. On aurait bien mieux aimé avoir le lendemain à se désoler, à verser des larmes, à l'accabler, à s'accabler soi-même de reproches, à entendre ses excuses, à les approuver et à se précipiter derechef entre ses bras; car après la première faute, on sait secrètement que le reste ira comme cela; et l'on se dépite d'attendre que cette faute, qui doit nous soulager d'une lutte pénible et nous assurer une suite de plaisirs entiers et non interrompus, soit commise et ne se commette pas.

Eh bien! chère amie, ne trouvez-vous pas que depuis la fée Taupe, de Crébillon, jusqu'à ce jour, personne n'a mieux su marivauder que moi?

Le Baron est de retour d'Angleterre: il est parti pour ce pays, prévenu; il y a reçu l'accueil le plus agréable, il y a joui de la plus belle santé, cependant il en est revenu mécontent; mécontent de la contrée qu'il ne trouve ni aussi peuplée, ni aussi bien cultivée qu'on le disait; mécontent des bâtiments qui sont presque tous bizarres et gothiques; mécontent des jardins où l'affectation d'imiter la nature est pire que la monotone symétrie de l'art; mécontent du goût qui entasse dans les palais l'excellent, le bon, le mauvais, le détestable, pêle-mêle; mécontent des amusements qui ont l'air de cérémonies religieuses; mécontent des hommes sur le visage desquels on ne voit jamais la confiance, l'amitié, la gaieté, la sociabilité, mais qui portent tous cette inscription: Qu'est-ce qu'il y a de commun entre vous et moi? mécontent des grands qui sont tristes, froids, hauts, dédaigneux et vains, et des petits qui sont durs, insolents et barbares; mécontent des repas d'amis où chacun se place selon son rang, et où la formalité et la cérémonie sont à côté de chaque convive; mécontent des repas d'auberge où l'on est bien et promptement servi, mais sans aucune affabilité. Je ne lui ai entendu louer que la facilité de voyager; il dit qu'il n'y a aucun village, même sur une route de traverse, où l'on ne trouve quatre ou cinq chaises de poste et vingt chevaux prêts à partir. Il a traversé toute la province de Kent, une des plus fertiles de l'Angleterre; il prétend qu'elle n'est pas à comparer à notre Flandre. Il a bien repris du goût pour le séjour de la France dans son voyage d'Angleterre. Il nous a avoué qu'à tout moment il se surprenait disant au fond de son cœur: Oh! Paris, quand te reverrai-je? Ah! mes chers amis, où êtes-vous? Oh! Français, vous êtes bien légers et bien fous, mais vous valez cent fois mieux que ces maussades et tristes penseurs-ci. Il prétend qu'on ne boit du vin de Champagne qu'en France; qu'on n'est gai, qu'on ne rit, qu'on ne s'amuse qu'ici.

Il a été tout à fait plaisant à la vue de sa femme, qu'il a trouvée avec de la santé et un assez bel embonpoint: «Mais, madame, lui disait-il, cela est scandaleux, c'est donc ainsi que l'absence d'un époux vous désole? Eh bien! puisque mes voyages vous réussissent si bien, il n'y a qu'à s'en aller.»

Oui, mon enfant, cette acquisition est consommée; le mari a laissé sa procuration; la femme n'est retenue ici que par l'incertitude de son sort: suivra-t-elle son goût en allant à Isle? ou l'intention de son mari est-elle qu'elle aille le chercher à Alençon? Je lui avais conseillé une bonne malice, c'était de lui écrire qu'elle était prête à tout, que si elle partait pour Isle, M. de ...., qui avait une tournée à faire en Lorraine, s'offrait à la conduire; que si elle partait pour Alençon, M. Le P...., qui avait une tournée à faire sur les confins de sa généralité, remettrait à un autre temps le voyage de Lorraine. J'aurais été bien aise de voir sur quelle route il aurait le mieux aimé risquer d'être ce qu'il redoute si fort.

J'ai dîné hier avec toute une colonie anglaise. Ces gens-là paraissent avoir laissé leur morgue et leur tristesse sur les bords de la Tamise. Le Baron n'a pas manqué de voir notre ami Garrick et le beau mausolée qu'il a fait élever dans son jardin aux mânes de Shakspeare. En effet, il est beau, ce mausolée, et le jardin du comédien est un jardin. Shakspeare était fait pour Garrick, et Garrick pour Shakspeare.

Aujourd'hui j'ai dîné avec une femme charmante qui n'a que quatre-vingts ans. Elle est pleine de santé et de gaieté. C'est la mère de Damilaville. Son âme est encore tout à fait douce et tendre. Elle parle amour, amitié, avec le feu, la chaleur, la sensibilité de vingt ans. Nous étions trois hommes à table avec elle; elle nous disait: «Mes amis, une conversation délicate, un regard vrai et passionné, une larme, une physionomie touchée, voilà le bon; le reste ne vaut presque pas la peine qu'on en parle. Il y a certains mots qu'on me disait quand j'étais jeune et que je me rappelle aujourd'hui, dont un seul est préférable à dix faits glorieux; par ma foi, je crois que si je les entendais encore à l'âge que j'ai, mon vieux cœur en palpiterait.—Madame, c'est que votre cœur n'a pas vieilli.—Non, mon enfant, tu as raison; il est tout jeune, il n'a que vingt ans. Ce n'est pas de m'avoir conservée longtemps que je rends grâce à Dieu, mais de m'avoir conservée bonne, douce et sensible.» En parlant ainsi, elle avait la physionomie intéressante.

En vérité, cette conversation valait mieux que toute la philosophie et la politique que nous avions faites quelques jours auparavant avec nos Anglais; il y en eut pourtant un qui nous raconta un fait plaisant. Un avare fut attaqué par des voleurs, il mit la tête à la portière et dit aux voleurs: «Mes amis, je m'appelle un tel; si vous avez entendu parler de moi, vous devez savoir que mon or m'est plus cher que ma vie; voyez si vous voulez me tuer.» Le voleur anglais ne tua point, et l'avare conserva son or et sa vie. Bonsoir, mon amie; je m'en vais achever la nuit avec vous. Dormez un petit moment avec moi Mlle Boileau ne veut pas croire que je sois sage pendant votre absence; pourquoi donc cette incrédulité?


XCIII

6 octobre 1765.

Je vous ai promis de suivre les réflexions du Baron sur l'Angleterre, et je n'ai rien de mieux à faire. Cela me distrait, vous instruit et vous amuse. Ne croyez pas que le partage de la richesse ne soit inégal qu'en France. Il y a deux cents seigneurs anglais qui ont chacun six, sept, huit, neuf, jusqu'à dix-huit cent mille livres de rente; un clergé nombreux qui possède, comme le nôtre, un quart des biens de l'État, mais qui fournit proportionnellement aux charges publiques, ce que le nôtre ne fait pas; des commerçants d'une opulence exorbitante; jugez du peu qui reste aux autres citoyens. Le monarque paraît avoir les mains libres pour le bien et liées pour le mal; mais il est autant et plus maître de tout qu'aucun autre souverain. Ailleurs la cour commande et se fait obéir. Là, elle corrompt et fait ce qui lui plaît, et la corruption des sujets est peut-être pire à la longue que la tyrannie. Il n'y a point d'éducation publique. Les collèges, somptueux bâtiments, palais comparables à notre château des Tuileries, sont occupés par de riches fainéants qui dorment et s'enivrent une partie du jour, dont ils emploient l'autre à façonner grossièrement quelques maussades apprentis ministres. L'or qui afflue dans la capitale et des provinces et de toutes les contrées de la terre porte la main-d'œuvre à un prix exorbitant, encourage la contrebande et M tomber les manufactures. Soit effet du climat, soit effet de l'usage de la bière et des liqueurs fortes, des grosses viandes, des brouillards continuels, de la fumée du charbon de terre qui les enveloppe sans cesse, ce peuple est triste et mélancolique. Ses jardins sont coupés d'allées tortueuses et étroites; partout on y reconnaît un hôte qui se dérobe et qui veut être seul. Là vous rencontrez un temple gothique; ailleurs une grotte, une cabane chinoise, des ruines, des obélisques, des cavernes, des tombeaux. Un particulier opulent a fait planter un grand espace de cyprès; il a dispersé entre ces arbres des bustes de philosophes, des urnes sépulcrales, des marbres antiques, sur lesquels on lit: Diis Manibus: Aux Mânes. Ce que le Baron appelle un cimetière romain, ce particulier l'appelle l'Élysée. Mais ce qui achève de caractériser la mélancolie nationale, c'est leur manière d'être dans ces édifices immenses et somptueux qu'ils ont élevés au plaisir. On y entendrait trotter une souris. Cent femmes droites et silencieuses s'y promènent autour d'un orchestre construit au milieu, et où l'on exécute la musique la plus délicieuse. Le Baron compare ces tournées aux sept processions des Égyptiens autour du mausolée d'Osiris. Ils ont des jardins publics qui sont peu fréquentés; en revanche le peuple n'est pas plus serré dans les rues qu'à Westminster, célèbre abbaye décorée des monuments funèbres de toutes les personnes illustres de la nation. Un mot charmant de mon ami Garrick, c'est que Londres est bon pour les Anglais, mais que Paris est bon pour tout le monde. Lorsque le Baron rendit visite à ce comédien célèbre, celui-ci le conduisit par un souterrain à la pointe d'une île arrosée par la Tamise. Là il trouva une coupole élevée sur des cotonnes de marbre noir, et sous cette coupole, en marbre blanc, la statue de Shakspeare. «Voilà, lui dit-il, le tribut de reconnaissance que je dois à l'homme qui a fait ma considération, ma fortune et mon talent.»

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