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Lettres à Mademoiselle de Volland

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En effet, à peine les prix sont-ils exposés qu'ils sont jugés par les élèves, et qu'ils ont dit: Voilà le meilleur. J'ai appris, à cette occasion, un trait singulier de Falconet. Son fils avait concouru. Les prix étaient exposés, et celui du jeune Falconet n'était pas bon. Son père le prit par la main, et, le conduisant dans le salon, il lui dit: «Tiens, juge toi-même.» L'enfant avait la tête baissée, et ne répondait rien. Alors le père, se tournant vers les académiciens, ses confrères, leur dit: «Il a M un sot prix, et il n'a pas le courage de le retirer. Ce n'est pas lui, messieurs, qui l'emporte, c'est moi.» Puis il mit le tableau de son fils sous son bras, et s'en alla. Ah! si ce bourru-là, qui est juste et qui déteste Pigalle, avait été à Paris, et à la séance de l'Académie!...

Depuis que les pièces de poésie qui ont concouru ont été imprimées, on a fait ces deux vers à propos de celle de M. de Langeac:

Ordre à nos grands esprits de trouver ces vers beaux.

Signé LOUIS, et plus bas PHELIPPEAUX.

Eh bien! mademoiselle, voilà ma question; et, si une de mes lignes vaut une page des vôtres, où en êtes-vous? Quand serez-vous quitte? Mais dormez sur cette dette; j'ai de la conscience, et je sais qu'un grain d'or vaut une masse de billon.

Il y a quatre jours que Damilaville demeure rue Saint-Honoré; il y en a trois que Mme Duclos est partie. Elle n'espère plus revoir son ami, et elle s'en est séparée désolée. C'est une belle et bonne âme. Elle a bien souffert. Mlle de Meaux y était-elle, son malade la traitait précisément comme une garde. N'y était-elle pas, le ton honnête reprenait. J'allai le voir avant-hier. Il y avait la dame en question, sa fille, le joli doyen, Grimm, d'Alembert, Mme d'Épinay, je ne sais qui encore, et moi

Chacun de ces oiseaux avait son ramage, et je vous jure que le voisinage de cette volière ne vous aurait pas déplu. On remarqua que la galanterie était en nature; que les animaux étaient galants; que l'homme devait avoir sa manière propre de l'être: et puis voilà les mœurs des différents peuples en jeu. Le sauvage, qui se grille avec des allumettes; le Musulman, qui se taillade avec son couteau; l'Espagnol, qui se transit sous une gouttière, la guitare à la main; le Français, qui pirouette, siffle, persifle, montre sa jambe et ses dents. M. le doyen en est pour le physique bien pur, bien dégagé de toute la mauvaise morale de cette passion. C'est une affaire de la part des femmes: témoin ces rustres à larges épaules qui les traitent mal, et dont elles raffolent. Je croyais, moi, que les femmes ne leur restaient que parce qu'elles n'étaient jamais sûres d'en être aimées; affaire de vanité. Ce texte mène loin, je les y laissai.*

Je m'en revenais; ce vent, à écorner les chèvres, ne soufflait plus; il faisait doux, le ciel était étoilé, et je m'en réjouissais pour les promenades douces qu'il promettait à mes amies.

Je ne vous ai pas dit un mot de la santé du malade. Il est plus faible et plus maigre que jamais; la fièvre est continue, les douleurs sans rémission, les glandes plus enflées; il y en a même sous le menton de nouvelles; les maxillaires si grosses qu'il ne peut baisser le bras. Bordeu dit tant pis; Tronchin dit tant mieux. J'ai bien peur que Bordeu ne soit un grand médecin. Mme Duclos m'a dit que les symptômes et les souffrances étaient précisément comme il les avait prédites. Au reste, il a le plus gai des appartements: les bocages du président Hénault et d'autres sont sous fenêtres; le massif des arbres des Tuileries au delà.

Eh bien! la lettre sublime à M. de Saint-Florentin n'a pas été inutile. Il a envoyé, par une croix, quelques louis qu'on a laissés honnêtement sur la cheminée, et promis des secours et une visite en personne. Il n'est donc pas tout à fait inutile de savoir écrire; et l'éloquence peut briser les pierres.

Je bois du lait le matin, de la limonade le soir; je me porte bien; j'en suis surpris; et le Baron me prouve, par Stahl et Beccher, que j'ai tort d'être surpris.

J'aurais bien encore une autre belle lettre à vous faire voir, un placet de Poinsinet à vous envoyer, votre dernière à répondre; mais la marge me manque. Rappelez-moi tout cela, avec une fable et un ou même deux contes de ma façon.

Continuez toutes trois de vous bien porter: c'est une des conditions de notre traité. Je reçois une carte dans ce moment; c'est d'une des demoiselles Artault, qui me charge de vous apprendre la mort de M. Dupérier, arrivée la veille de la fête de la Vierge. Il était mort à deux heures après midi; à trois, le scellé était apposé.

Mes respects à toutes. Il n'y a pas de place pour davantage.


CXIII

Paris, le 1er octobre 1788.

Mademoiselle, vous n'écrivez point; vous ne répondez point aux lettres qu'on vous écrit; vous vous laissez fourvoyer par l'abbé Marin, que je commence à haïr, et que j'abhorrerai incessamment. Je vous boude, et, tout en vous boudant, j'allais oublier que c'est demain la fête de maman. Je vous prie de lui offrir mes souhaits, mon tendre et sincère attachement, et tout mon respect. Dites-lui bien que tant que je vivrai il lui restera un joli enfant; et puis vous irez prendre Mme de Blacy par la main, et vous leur offrirez à chacune un baiser de ma part. Voilà, par exemple, une commission qui ne vous déplaira pas.

Il faut que vous sachiez que M. d'Invaux a commencé à faire des siennes. À juger de son projet par sa première opération, il est excellent; c'est de couper, autant qu'il pourra, de ces mains inutiles et rapaces par lesquelles passent les revenus du roi, avant que d'arriver à la dernière.

M. de Boulogne, intendant des finances, chassé.

M. Amelin, en fuite.

M. Cromot, plus rien.

Je vous jure que les receveurs généraux des finances ne dorment pas si paisiblement que moi.

Les premiers fermiers généraux s'entendaient mieux que leurs successeurs. Ils n'avaient garde de faire parade de leurs énormes fortunes. Ils avaient une apparence modeste. Ils mouraient, et leurs enfants trouvaient des tonnes d'or. Boësnier est un des premiers qui aient étalé tout le faste de l'opulence. Je trouve à cela plus de maladresse encore que d'imprudence. Quelle opinion peut-on avoir d'un Collet d'Hauteville, qu'une ou deux campagnes enrichissent de sept à huit millions; d'un Amelin, qui est pauvre comme Job, et qui fait montre de quatre-vingt mille livres de rente acquises en cinq à six années; d'un Cromot, qu'on voit passer rapidement de la boutique d'un notaire, aux titres, aux terres, et au faste d'un grand seigneur? Il faut que ces gens-là aient une grande crainte de ne point passer pour fripons. Avec un peu de sens, ne se cacheraient-ils pas tant qu'ils pourraient? Ma foi, tout ceci est peut-être une affaire de mœurs générales. Peut-être pensent-ils que, pourvu qu'on sache qu'un homme est riche, on ne s'avise guère de demander comment il l'est devenu; et peut-être ont-ils raison.

Damilaville a pensé mourir. Nous avons cm que les glandes de l'estomac s'embarrassaient; heureusement ce n'était pas cela. C'était une fonte de l'humeur qui cherchait à s'échapper par cette voie; mais cette humeur était si caustique, qu'il se sentait consumé de la soif; si abondante, que les yeux s'éteignirent, les oreilles tintèrent, l'esprit se perdit, les défaillances se succédèrent, et que nous crûmes qu'il touchait à la fin de sa vie et de ses douleurs.

L'évacuation s'est faite; toutes les glandes se sont considérablement affaissées, et il est mieux jusqu'à une pareille crise; car il en faut peut-être une vingtaine pour vider ces énormes poches qui embarrassent son cou et sa poitrine.

On a déjà fait un calembour sur M. Maynon d'Invaux. On a dit: Nous avons un habile contrôleur général, mais non.

Je n'ai point encore vu les demoiselles Artault; ainsi je ne saurais rien vous en dire.

Cette humeur qui tiraillait les pieds de ma femme s'est mise à voyager; ce n'est pas sans peine qu'on l'a délogée de la tête, des yeux, de la poitrine où elle s'était arrêtée.

Notre justification va toujours son train.

Il n'y a encore rien de nouveau à vous apprendre sur un certain rendez-vous dont je vous ai parlé.

Mademoiselle, je ne vous aime plus; vous me négligez.


CXIV

Paris, le 8 octobre 1768.

Ce n'est pas tout; M. de Laverdy a travaillé dimanche avec le roi; et il s'en allait, plein de sécurité, à Neuville, sa maison de campagne, pourvoir aux arrangements arrêtés. Il y attendait, le lundi, différents particuliers à qui il avait donné rendez-vous. Il comptait s'en revenir le mardi à ses fonctions accoutumées; mais ce jour même, M. de Saint-Florentin lui apparut sur les dix heures. Tout en apercevant le secrétaire d'État, M. de Laverdy lui dit: «Monsieur le comte, c'est trop matin pour une visite»; et il avait raison. On dit que le roi n'a jamais le visage plus serein et plus ouvert avec un ministre que la veille de sa disgrâce. Je ne sais ce qui en est; mais croiriez-vous bien que je n'oserais l'en blâmer? Les courtisans ont une si grande habitude des différentes physionomies de leur maître, que si celui-ci ne se composait pas, il serait deviné sur-le-champ, et qu'il serait accablé de tant de sollicitations, qu'il ne parviendrait pas à renvoyer un serviteur dont il serait mécontent, sans en affliger un grand nombre d'autres qu'il aime peut-être. C'est une dissimulation d'autant plus nécessaire qu'on a le caractère plus facile, sans compter les importunités des hommes habiles à succéder et celles de leurs protecteurs. Il n'a guère que ce moyen de se réserver la liberté du choix, et de prévenir toutes les calomnies qui le rendraient perplexe.

Il vient d'arriver ici une petite aventure qui prouve que tous nos beaux sermons sur l'intolérance n'ont pas encore porté de grands fruits. Un jeune homme bien né, les uns disent garçon apothicaire, d'autres garçon épicier, avait dessein de faire un cours de chimie; son maître y consentit, à condition qu'il payerait pension; le garçon y souscrivit. Au bout du quartier, le maître demanda de l'argent, et l'apprenti paya. Peu de temps après, autre demande du maître, à qui l'apprenti représenta qu'il devait à peine un quartier. Le maître nia qu'il eût acquitté le précédent. L'affaire est portée aux juges consuls. On prend le maître à son serment: il jure. Il n'est pas plutôt parjure que l'apprenti produit sa quittance, et voilà le maître amendé, déshonoré: c'était un fripon qui le méritait; mais l'apprenti fut au moins un étourdi, à qui il en a coûté plus cher que la vie. Il avait reçu en payement ou autrement, d'un colporteur appelé Lécuyer, deux exemplaires du Christianisme dévoilé; et il avait vendu un de ces exemplaires à son maître. Celui-ci le défère au lieutenant de police. Le colporteur, sa femme et l'apprenti sont arrêtés tous les trois; ils viennent d'être piloriés, fouettés et marqués, et l'apprenti condamné à neuf ans de galères, le colporteur à cinq ans, et la femme à l'Hôpital pour toute sa vie. L'arrêt associe au Christianisme dévoilé, l'Homme aux quarante écus et les Vestales[204], tragédie que nous avons lue manuscrite. Il n'y a qu'un cri contre M. de Sartine. Mais voyez-vous les suites de cet arrêt? Un colporteur m'apporte un ouvrage prohibé. Si j'en achète plus d'un exemplaire, je suis censé fauteur d'un commerce illicite, et exposé à une poursuite effroyable. Vous connaissez l'Homme aux quarante écus, et vous aurez bien de la peine à deviner par quelle raison il se trouve dans cet arrêt infamant. C'est la suite du profond ressentiment que nos seigneurs gardent d'un certain article Tyran du Dictionnaire portatif[205], dont vous vous souviendrez peut-être. Ils ne pardonneront jamais à Voltaire d'avoir dit qu'il valait mieux avoir affaire à une seule bête féroce, qu'on pouvait éviter, qu'à une bande de petits tigres subalternes qu'on trouvait sans cesse entre ses jambes. Et voilà la raison pour laquelle le Dictionnaire portatif a été brûlé dans l'affaire du jeune La Barre qui n'avait point ce livre.

Je crains bien qu'en dépit de toute sa considération, de toute sa protection, de tous ses rares talents, de tous ses beaux ouvrages, ces gens-là ne jouent quelque mauvais tour à notre pauvre patriarche. Je sais bien que la postérité reversera sur eux l'ignominie dont ils auront prétendu le couvrir; mais de quoi cela guérira-t-il l'homme réduit en cendres? Savez-vous qu'ils ont délibéré, il y a trois jours, de le décréter?

Je reviens sur ces deux malheureux qu'ils ont condamnés aux galères. Au sortir de là, que deviendront-ils? Il ne leur reste plus qu'à se faire voleurs de grands chemins. Les peines infamantes, qui ôtent à l'homme toute ressource, sont pires que les peines capitales qui lui ôtent la vie.

J'ai vu M. de La Fargue bien maigre, bien défait, bien jaune. Il m'a appris d'abord de vos nouvelles, de votre santé, du désir que vous avez de me voir à Isle, où je voudrais être; ensuite du merveilleux effet de ma lettre à M. Trouard. Serais-je assez heureux pour que, d'une douzaine d'affaires pareilles dont je me suis mêlé depuis trois ou quatre mois, celle-ci, à laquelle je prends mille fois plus d'intérêt qu'aux autres, fît précisément la seule qui manquât!

Je dois dîner un de ces jours entre M. Dubucq et une grande dame qu'on ne me nomme pas. Vous vous doutez bien, madame de Blacy, que je n'oublierai pas le petit cousin, qui, j'espère, ne vit plus de singes et de perroquets.

Une autre affaire dont j'oubliais de vous parler. Si le bureau de la rue Sainte-Anne est supprimé, comme on le dit, que deviendront nos amours?

On ajoute que l'intérêt de l'argent va être mis à cinq pour cent.

Je vous conseille de vous plaindre de moi, mademoiselle! Comptez mes lettres, et faites-moi réparation, s'il vous plat.

Damilaville, hélas! le pauvre Damilaville souffre, se courbe, maigrit, se rapetisse à vue d'œil; il ne peut plus marcher du tout. Si Tronchin le tire de là, je crois à la médecine et aux miracles.

Ce n'est plus l'enfant qui est malade, c'est la mère; sa goutte lui est remontée dans la tête, la poitrine et les yeux Ce ne sera rien; elle en sera quitte pour la peur, et nous pour quelques bouffées de mauvaise humeur qu'il a fallu supporter. Mme Diderot est du petit nombre des femmes qui ne savent pas souffrir.

Je suis tracassé, depuis une huitaine, par des maux d'estomac, qui ne seront rien non plus parce que je n'y fais rien. Mais, par Dieu! Faites du feu si vous avez froid, et ne vous enrhumez pas. Ce n'est pas à vous ni à Mme de Blacy, qui êtes deux volailles mortes, que je m'adresse: il vous est permis d'être malades tant qu'il vous plaira; mais maman, elle qui, pour se bien porter, n'a qu'à le vouloir. Tenez; cela est insupportable.

Si je savais quel jour c'était le 4 octobre? Je ne daigne seulement pas répondre à cela.

Tous ces bouquets-là me feront grand plaisir, car j'aime bien baiser et j'aime encore mieux l'être; mais gardez cela pour votre retour: cela ne se moisit pas. Une des choses qui m'ont fait le plus de joie, c'est d'apprendre de M. de La Fargue que je vous reverrais dans six semaines; il m'a semblé que six semaines étaient moins longues qu'un mois et demi.

N'allez pas faire honneur à M. Le Gendre de toute cette belle éloquence qui vous émerveille; ce sont des bribes décousues de différentes lettres de condoléance qu'on lui a écrites et qu'il s'est rappelées. L'ami Digeon est bien occupé d'autre chose que d'exalter la tête froide de son futur beau-père. Au reste, il fait très-bien, celui-ci, de vous cajoler toutes deux. Il ne sait pas le secret.

Point de vin! Mademoiselle, cela vous plaît à dire. Ma sœur est fort contente de ses vendanges. Je crains seulement que le vin ne se garde pas. Mais il y a un remède, c'est de le boire plus vite.

Je vous fois mon compliment sur vos récoltes. Si la cherté du blé continue, c'est qu'il ne peut plus y en avoir de vieux, et que le nouveau n'est pas battu. Je n'ai point de foi au monopole. Le monopole du blé ne peut nuire, à moins qu'il ne s'y joigne de l'autorité.

Que faites-vous de M. Gras? Qu'il lasse le commerce de grains tant qu'il voudra, mais qu'il ne vous fesse pas brûler. On n'a que faire de recommander à maman de s'expliquer là-dessus, et de prendre sa grosse voix.

Ah! Dieu soit loué! voilà donc dom Micon Marin parti; et vous ne vous excédez plus de fatigue avec lui. S'il ne vous a pas renvoyé deux lettres au moins, je n'y entends plus rien, car il me semble que j'ai écrit presque tous les jours.

Le prince de Galitzin est à Bruxelles; il y restera deux mois. Il en repartira pour Berlin, où il passera l'hiver, si on le laisse en repos. De Berlin, il se rendra à Pétersbourg, où je veux absolument qu'il emmène sa femme; car on dit que si elle manque de quelque chose, ce n'est pas de finesse, éloge qu'on peut faire de presque toutes les femmes; j'en excepte pourtant le mouton de Dieu, que j'aime pour la rareté et pour d'autres belles et bonnes qualités. Ah! si elle voulait seulement pour un an... Mademoiselle, proposez-lui encore.

Ah! ah! vous courez sur les brisées de votre concierge! Il vous faut aussi du clergé! Mais ce n'est pas un trop mauvais pis-aller. Un homme comme un autre est un prêtre tout nu: demandez plutôt à l'abbé Marin, ou à Mme de Meaux de Vitry.

Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus que je vous aime; ou si je vous le dis, ce sera malgré moi: c'est que je ne pourrai résister à l'habitude.

Je crois vous avoir dit avant-hier que je vous haïssais. Cela n'est pas vrai; ne le croyez pas.

Saluez bien maman pour moi; saluez bien aussi Mme de Blacy, et finissons ces rhumes, qui m'ennuient malgré leur bon acabit.


CXV

Paris, le 20 octobre 1768.

Votre dernière lettre, n° 8, mademoiselle, est du 29 septembre; et c'est aujourd'hui jeudi 20 octobre[206]. Faites-moi la grâce de m'apprendre si j'ai commis quelque faute qui m'ait fait perdre l'amitié de madame votre mère, l'estime de Mme de Blacy ou la vôtre. Un silence de vingt jours est bien propre à me donner les plus vives inquiétudes sur mon compte ou sur le vôtre. Je n'ai pas manqué un seul jour d'aller chez Damilaville y chercher une ligne de votre main. Comme il pourrait lui paraître, et que, depuis quelques jours, il me semble à moi-même, que ce n'est pas l'intérêt de sa santé qui me conduit chez lui, je n'ose plus lui demander s'il n'a rien à me remettre. J'aime mieux attendre jusqu'à neuf heures, dix heures du soir, qu'il songe de lui-même à m'offrir quelqu'une de vos lettres; et je ne devrais pas vous dire tout le chagrin que je ressens lorsque je vois arriver le moment de le quitter sans en avoir reçu.

S'il est arrivé quelque accident à l'une de vous, ne me le laissez pas ignorer plus longtemps. Vous ne savez pas les idées qui me passent par la tête: c'est à me la faire tourner.

J'aurais à vous amuser d'une infinité de choses extraordinaires, parmi lesquelles une aussi extraordinaire qu'il m'en soit jamais arrivé dans ma vie, et que j'avais devinée, annoncée d'avance; mais je n'ai pas la liberté d'esprit nécessaire pour un récit de cette nature. Ayez donc la bonté de me rendre le sens commun: j'en ai encore besoin quelquefois. Mademoiselle, si vous n'êtes pas dangereusement malade, ou Mme de Blacy ou maman, vous êtes bien cruelle. Vingt-un jours de suite sans dire un mot, sans donner le moindre signe de vie; je n'y conçois rien, mais rien du tout, et j'aime mieux n'y rien concevoir que de me livrer à mes conjectures. Intercepte-t-on mes lettres? Vos réponses se perdent-elles? Je vous ai écrit avec la plus grande exactitude. Je ne vis Damilaville avant-hier qu'un moment, fort tard. C'était un jour de bataille. Je ne le vis point hier. La mauvaise santé de la mère et de sa fille avait fait renvoyer mon bouquet au 13. O mon Dieu, que je suis étourdi! Tenez, sans cette circonstance, je ne me serais pas aperçu que ce n'est qu'aujourd'hui le 13.

Vous êtes moins coupable d'une semaine; c'est quelque chose; cela me rassure un peu. J'irai cette après-midi chez Damilaville, et j'espère en revenir plus content de vous. Il faut que le temps m'ait cruellement duré. N'allez pas prendre cet ennui pour la mesure de mon attachement. Ce serait pis que le premier jour; je veux bien que cela soit, mais je ne veux pas que vous le sachiez. Ah! si je puis une fois cesser de vous aimer toutes, je n'aimerai plus personne: cela fait trop de mal. Mais je crains bien d'en avoir pour toute ma vie.

Bonjour, maman. Je vous prie en grâce de gronder un peu mademoiselle. Je me suis amendé, moi; mais voyez comme cela me réussit. Je vous présente mon respect. J'embrasse de tout mon cœur Mme de Blacy, si elle le permet; mais pour ce méchant enfant qui s'obstine à se taire, rien, rien, rien du tout. Oh! je suis bien piqué! Ce qui me fait enrager, c'est que cela ne durera pas, et que ce soir je serai peut-être plus doux qu'un agneau.


CXVI

Paris, le 20 octobre 1768.

J'entends: mademoiselle est au régime. Tous les huit jours une fois; elle ne peut pas écrire davantage. Qu'en arrive-t-il? c'est que pour peu que M.*** soit ivre le soir, il remet au lendemain l'ouverture de son paquet; pour peu que le commissionnaire de l'hôtel de Clermont soit paresseux, il diffère sa course rue Saint-Honoré; pour peu que je mette d'intervalle entre les visites que je rends au malade, je suis la quinzaine sans entendre parler de mes amies. Et puis la colère me prend, et j'écris un billet doux tel que celui que vous lisez dans ce moment.

Votre parent est un bourru; il a perdu sa femme, et la perte n'en est peut-être pas grande; il s'est tout fait donner par elle; je ne l'en blâme pas. Les héritiers en sont enragés, et c'est bien fait à eux. Ils ont réclamé une certaine chaise à porteurs dont il a tant été question par le passé. Ils se sont adressés à Mme Geoffrin, qui leur a répondu qu'elle avait été délivrée à M. de ***; mais qu'en tout cas, il n'y avait qu'à y mettre un prix, et qu'elle le payerait sans qu'il fiât besoin d'élever de nouvelles tracasseries pour cette guenille. M. de ***, qui est processif autant que la dame de la rue Saint-Honoré l'est peu, s'est jeté à la traverse, a soutenu la validité de la délivrance de la chaise à porteurs, et offert à Mme Geoffrin des armes contre les héritiers.

Mme Geoffrin lui a répondu qu'on n'avait que faire d'armes quand on n'avait point envie de se battre. Réplique de l'homme de Gisors; réplique à la réplique, tant et si bien que la vivacité, les mots, l'aigreur s'en sont mêlés, et qu'il est arrivé de Gisors une dernière lettre pleine d'injures grossières accompagnées de la menace d'un libelle. Là-dessus, voilà la dame de la rue Saint-Honoré qui grimpe à mon grenier, qui se précipite sur une chaise et qui m'étale tous ses papiers. Je me suis fâché; j'ai écrit à M. de *** une lettre honnête, mais ferme; je lui laisse voir mon goût pour la paix; mais je ne lui dissimule pas que si la guerre a lieu, je la ferai à feu et à sang. Je le préviens en même temps qu'ayant à batailler avec un de vos parents, je croirais manquer à tout bon procédé, si je ne vous en demandais la permission. Ne pourrez-vous pas partir de là pour tacher de passer la main sur le dos de ce sanglier hérissé? Je vous jure qu'il joue un mauvais jeu.

Si Mme Geoffrin se plaint à ses amis, elle sera vengée. Ne conviendrez-vous pas qu'une femme à qui il en coûte dix mille flancs et par-delà pour un acte de bienfaisance mal entendu a le droit d'avoir de l'humeur et la prétention bien achetée de demeurer en repos! Je vous prie, mon amie, d'écrire un mot de pacification à ce hargneux; assurez-le bien que s'il me met en besogne, j'inventerai pendant un mois de suit les contes les plus ridicules sur l'homme de Gisors, et que de deux jours l'un on le vendra dans les rues à deux liards la pièce, et que je saurai bien le faire mourir de rage sans me compromettre.

On dit que M. de Laverdy a été chassé sans pension. On dit que le premier projet de M. d'invaux est de chasser tous les robins de la finance; ce sont gens qu'il faut acheter les uns après les autres, et trop cher.

M. d'Invaux est très-bien lié: c'est l'ami de MM. de Montigny, Turgot, Morellet. Ce dernier va devenir bien rauque. Il est fait secrétaire du bureau du commerce, place de quatre mille livres de rente. La confiance du mérite se joignant à celle de la richesse, qui est-ce qui le supportera?

Il est tout jeune, ce M. de Villeneuve! Ce qui achèvera de vous confondre, c'est qu'il est la bonté, la douceur, la politesse, l'affabilité mêmes; et que madame est une bonne grosse femme, bien grasse, bien dodue, belle peau, grands yeux couverts, de grands sourcils noirs, et point du tout à dédaigner. Il y a quelque diablerie là-dessous que je n'ose déchiffrer; cet homme si doux, si bon, si affable, a le ton singulier.

À votre avis, son procédé est donc bien inhumain? Votre bonté m'enchante, et ma conscience commence à se tranquilliser. Vous avez raison: j'aurais été un homme abominable.

Le rendez-vous mystérieux vous intrigue donc beaucoup? Au reste, j'en suis de retour, et voici la copie des quatre lettres qui l'ont précédé.

PREMIÈRE LETTRE

Si dix-neuf ans d'absence ne m'ont pas, monsieur, absolument effacée de votre souvenir, je vous demande un jour où je puisse vous communiquer des choses fort importantes pour moi et peut-être pour vous. J'ai trois endroits où je puis vous voir avec tout le secret que vous exigerez: ici, à Paris, ou hors des barrières Saint-Michel où l'on m'a prêté une maison où je vais dissiper un noir chagrin qui me consume. La cause en est si connue que vous la savez sans doute. Ou vous êtes bien changé de ce que vous étiez, ou j'ai lieu d'attendre de vous la complaisance que je vous demande. Adressez votre réponse ici: on n'ouvre point mes lettres.

Réponse.

MADAME,

Je suis à vos ordres. Des trois endroits que vous me proposez, choisissez celui qui vous sera le plus commode; et j'y serai au jour, à l'heure que vous m'indiquerez. S'il est des sentiments que le temps efface, il en est d'autres qu'un galant homme retrouve toujours en soi.

DEUXIÈME LETTRE

Je vous reconnais, monsieur, aux derniers mots de votre lettre, et notre rendez-vous serait déjà arrangé, si je n'avais voulu en assurer la tranquillité. Elle est tout à fait nécessaire aux choses que nous avons à nous dire; je tâcherai que ce soit ici Je vous renouvelle les assurances de toute mon estime.

TROISIÈME LETTRE

J'ai enfin arrangé notre entrevue à mardi, 11 du mois. Vous viendrez à... vous y serez rendu à cinq heures au plus tôt et au plus tard. Mon appartement est aux entresols, n°... Vous laisserez votre voiture dans un des coins..., et vous monterez par l'escalier qui est au bout du corridor du côté... Cette attente a le pouvoir de suspendre mon profond chagrin. Ou je me trompe fort, ou vous aurez le secret de l'adoucir, ce qui est impossible à tout autre. J'ai eu quelques aventures singulières en ma vie, mais aucune autant que celle-ci. Elle m'a fait beaucoup rêver. Damilaville, que je consultai, et qui me conseilla d'aller, me rendra justice que j'avais deviné l'énigme. À vous, mesdames; je vous jure que si vous rencontrez, je vous avouerai tout. Je vous assure, mademoiselle, que la position de M. de la Villemenne n'y fait œuvre, et que j'ai bien moins besoin d'indulgence que lui. Après cet aveu, n'allez pas revenir sur vos pas: il faut avoir des principes ou non. Un peu de baume, madame de Blacy, une goutte seulement et point de prières. Mais grand merci de l'un et de l'autre: je n'en ai que faire.

La maladie de la mère avait différé le bouquet de l'enfant au mercredi suivant: c'était Bron, Naigeon, un certain provincial que vous ne connaissez pas, et si vous le connaissez, c'est M. Touche, mon commissaire, qui est trop délicieux pour s'en passer, un M. Fèvre qui est fou de ma fille; et moi Je ne compte pas les femmes, les musiciens. Nous avons soupé jusqu'à dix heures du matin. Je n'ai pas bu une goutte d'eau; ils chancelaient tous, j'étais ferme sur mes pieds. Dix bouteilles de Champagne rouge, trois de Champagne mousseux blanc, une bouteille de Canarie, des liqueurs de deux ou trois sortes, et du café; sans la moindre insomnie, ni le plus léger mal de tête. Je ne vous disais pas que, le reste de la compagnie partie, nous avons joué, le commissaire Touche et moi, au trictrac jusqu'à cinq heures du matin; et puis me voilà à mon lait le matin et à ma limonade le soir; et frais comme une rose... un peu passée.

Le prince a pensé me faire devenir fou; mais comme il est honnête et bon, tout s'est arrangé. Il est venu à l'heure du souper, et voulait à toute force être du nombre des convives. Je l'ai déterminé à nous laisser; mais ce n'a pas été sans peine.

Eh bien, vous aurez donc encore votre abbé Marin? Mademoiselle, si vous vous en trouvez mal, cherchez quelque autre que moi qui vous plaigne.

Les portraits! les portraits! Le hourvari de la petite maison que nous avons évacuée, notre installation dans un hôtel garni, ont un peu dérangé les suites de notre mystification. Ce volume, c'est moi qui l'ai écrit; c'est la chose comme elle s'est passée. Hélas, oui! Nous revoilà dans l'hôtel garni.

Je comptais avoir de la place pour quelques douceurs. Je comptais aussi répondre à Mme de Blacy; mais voilà mes quatre pages remplies: c'est ma tâche. Bonsoir, mesdames.


CXVII

Paris, le 4 novembre 1768.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Avez-vous reçu un gros paquet que j'avais envoyé au bureau du Vingtième pour y être contre-signé? Maman se prête-t-elle un peu à mes vues? Se fera-t-elle apôtre de l'inoculation dans les campagnes? Le bien trouve mille obstacles dans les grandes villes, où il y a toujours une multitude d'hommes intéressés à ce que le mal se perpétue; où de petits intérêts particuliers, des considérations personnelles de nulle valeur s'opposent à l'utilité générale; où l'on ne rejette une chose que parce qu'elle a été proposée par un étranger, un concurrent, quelqu'un que l'on jalouse. C'est des campagnes que l'inoculation serait entrée sans contradiction dans les villes; et c'est des villes qu'elle aura toutes les peines du monde à gagner les campagnes. On veut commencer par l'aire des expériences sur ceux qui mettent une importance infime à leur vie. Cela n'a pas le sens commun Si ces expériences s'étaient faites sur des âmes qu'ils appellent viles, tout le monde aurait applaudi.

Si mon début est grave et sévère, c'est que je suis juste; si mon ton se radoucit sur la fin, c'est qu'il y a des gens contre lesquels la colère ne saurait durer, qui le savent bien, et qui en abusent.

M. de Laverdy se porte à merveille. Il a ses vingt mille francs de retraite. Il a chassé son cuisinier. Il a pris une cuisinière. Il joue la parade de l'homme pauvre, et il laisse chanter à nos polissons dans les rues, sur l'air de la Bourbonnaise:

Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy,
Dit à Laverdy:
Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy:
«Va-t'en lundi»

Les deux rois se sont vus[207] Us se sont dit tout plein de choses douces: «Vous êtes monté bien jeune sur le trône!—Sire, vos sujets ont encore été plus heureux que les miens.—Je n'ai point encore eu l'honneur de voir votre famille.—Cela ne se peut pas: vous ne nous restez pas assez de temps; ma famille est si nombreuse; ce sont mes sujets.» Et puis tous les crocodiles qui étaient là présents se sont mis à pleurer.

Ce despote du Nord est de la plus grande affabilité. Il est honnête, il est généreux. Il a été aux Gobelins. On lui a montré les tapisseries; et le duc de Duras, qui l'accompagnait, lui ayant demandé quelle était celle qu'il avait trouvée la plus belle, il l'a désignée; et aussitôt le duc lui dit qu'il avait ordre du roi son maître de la lui offrir. Il y avait là Soufflot, Cochin, Van Loo et d'autres. Il a commandé son portrait à Van Loo.

Une bouquetière voulait lui présenter un bouquet. M. de Duras l'écartait, et la bouquetière lui dit: «Monsieur, laissez-moi approcher. Il n'est pas si ordinaire de voir un roi à pied dans les rues.»

Il a été à Warwick[208], qui l'a ennuyé; aux Fausses Infidélités, qui l'ont amusé; il en a fait compliment à Barthe, qui lui a répondu que son rang était enclin à l'indulgence.

Ne me parlez pas de votre M. de ***. Mademoiselle, je sens en écrivant son nom que ma tête se trouble et que tout le corps me frissonne.

Je n'ai pas été si loin que le Monomotapa. Le rendez-vous en question était à Vincennes; c'est maman qui a deviné. Ainsi, voilà le lieu de la scène connu. Mais le sujet? c'est là le point. Imaginez, mesdames, et lorsque vous aurez imaginé quelque chose de commun, dites tout de suite: Ce n'est pas cela.

Je n'ai point supprimé de lettres; il y en a quatre: trois de la dame Dolovide, une de moi.

Ne craignez rien pour ma santé. Je ne me suis jamais si bien porté que le lendemain de notre orgie, et cela dure. Un peu de libertinage par intervalle ne nuit pas.

Quand la raison vient aux hommes? Le lendemain des femmes; et ils attendent toujours ce lendemain.

Vous avez très-bien fait de laisser à votre pauvre religieuse le plaisir d'invoquer tous les matins son amie.

Ah! le bon billet qu'a La Châtre!

Rien n'est si commun, quand nos vignes gèlent, que de donner la pépie aux cannibales. Je crois qu'on ne va plus aux spectacles. Je suis toujours étonné quand je vois sortir quelqu'un de l'église. Nous faisons tous plus ou moins le rôle du vieillard dans la rue Froidmanteau. Vous savez le conte. C'étaient des mousquetaires qui faisaient bacchanal dans un lieu de plaisir. La foule s'était assemblée. Dans cette foule, une jeune fille à qui le vieillard s'adressa pour savoir la cause de ce concours le lui dit; le vieillard, tout étonné, lui demanda: Mademoiselle, est-ce que Comment achèverai-je sa question? si je l'allonge, elle sera mauvaise.

M. Digeon est plus fin que Mme de Blacy; mais il ne l'est pas plus que moi.

Si le mari en use avec lui comme vous le prophétisez, ce sera bien là le cas du proverbe: Aussi bien mordu d'un chien que d'une chienne.

Je ne me pique point du tout, mesdames, d'entendre de ce livre-là ce qui n'est pas intelligible pour vous, et je me souviens très-bien d'y avoir rencontré des endroits fort obscurs. L'établir pour l'instruction publique? le maintenir par la force générale d'un peuple qu'on ne résout pas aisément à brûler ses moissons! car lorsque le peuple est instruit, c'est la conséquence évidente pour lui d'un mauvais édit.

Quand vous désirerez que je commence ma lettre par des douceurs, faites en sorte que je ne commence pas par être taché.

J'attends une visite de l'abbé Le Monnier et de M. Trouard. J'ai un peu questionné l'abbé sur le succès de notre affaire. Il ne m'a rien dit, rien voulu dire. Je n'en augure pas plus mal. Si j'avais réussi! Ah! madame de Blacy, je crois que j'en mourrais de joie. Je préférerais ce succès à une nuit d'une femme que j'aimerais... que j'aimerais autant que vous.

Notre malade a fait une observation singulière, c'est que ses glandes augmentent quand ses douleurs diminuent, et réciproquement. Ses glandes sont énormes, aussi ne souffre-t-il plus; il dort, mais il ne saurait marcher. Il mange, mais c'est avec dégoût. Tronchin ne sait où il en est, car il a abandonné son premier traitement: il tâtonne.

Voltaire vient de nous envoyer une table charmante; elle a deux ou trois cents vers: c'est le Marseillais et le Lion. On ne saurait conter avec plus d'esprit, plus de gaieté, plus de facilité, plus de grâce. C'est l'ouvrage de la jeunesse; si elle me tombe sous la main, je vous l'envoie.

Je suis brouillé avec Grimm. Il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha. Il fallait lui faire une visite; il fallait le conduire chez Mlle Biberon; il fallait aller dîner avec lui J'étais excédé de ces sortes de corvées. Je m'en suis expliqué fortement. Je me console du mal que me fait cette brouillerie par la certitude que nous nous raccommoderons, et l'espérance qu'il n'y reviendra plus. Ces ridicules parades-là m'étaient insupportables.

M. Devaisnes[209] est marié. Il m'a écrit une lettre charmante pour m'inviter à faire liaison avec sa famille. Je m'y suis refusé nettement.

J'ai reçu de Sainte-Périne une lettre qui déchire l'âme.

Le Baron a fait quelques voyages à Paris. Je vois qu'il ne me pardonne pas la solitude dans laquelle je l'ai laissé. Cela s'entend; il fallait laisser souffrir Damilaville tout seul à Paris, et m'en aller passer gaiement un ou deux mois au Grandval.

Mme Therbouche me fera devenir fou. Vous savez qu'elle est retombée dans l'abîme de l'hôtel garni Un de ces matins, je ferai un signe de croix sur sa tête, et je me retirerai chez moi.

J'ai entrepris de faire payer cinq ou six créanciers de ce qui leur est dû. Madame de Blacy, je me recommande à vos saintes prières.

J'ai bien peur que l'ami Naigeon ne soit un peu coiffe de la belle dame; il est brillant tous les soirs, et ce n'est pas vers le Louvre qu'il porte ses pas. S'il allait en faire sa femme! Il a des moments diablement soucieux.

Dieu soit loué! je touche à la fin de mon Salon. Si vous étiez ici, on vous en lirait des lambeaux qui vous amuseraient, mais on ne saurait jouir de tout à la fois.

Il va y avoir un procès singulier. Une fille veut se marier; elle va lever son extrait baptistaire, et elle se trouve baptisée sous le nom d'un garçon. Mon avis est qu'il faut préalablement vérifier le sexe.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vous souhaite du beau temps; cela est assez généreux.

J'ai mille respects de Bruxelles à vous offrir. Vous n'êtes pas oubliées une seule fois. Pas un mot de douceur pour Mlle de ***: cela s'obtient, mais cela ne se commande pas. Eh bien, n'appelez-vous pas cela de la fatuité?


CXVIII

À Paris, le 12 novembre 1768.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Vous ne voulez pas que je me fâche; je ne me fâcherai pas. Je vais vous parler du plus beau sang-froid, puisque vous l'aimez mieux. Je vous ai dépêché sous le contre-seing de M. d'Ormesson un paquet qui contenait une brochure avec une lettre. Je n'ai point entendu parler de ce paquet.

Je vous ai demandé par une lettre suivante si ce paquet vous était parvenu. Pas plus de nouvelles de cette lettre que du paquet qui l'a précédée.

Je vous suppliais par une troisième lettre de prier maman de vouloir bien être un élève de Gatti. Pas un mot de réponse là-dessus.

En sorte qu'il m'est absolument impossible de deviner pourquoi vous êtes à peu près contente de mon exactitude, puisque je ne m'aperçois pas qu'il vous parvienne un mot de moi.

C'est un pieux M. de Saint-Fargeau qui a jugé le colporteur et le garçon épicier[210]. Ce même homme opinait, il y a peu de temps, à appliquer un fils à la question pour le rendre accusateur de son père; il disait qu'il y avait des casuistes qui autorisaient cette atrocité. Un jeune conseiller lui répondit: «J'ai peu lu vos casuistes; j'ignore ce qu'ils permettent; mais je connais la nature qui les défend.»

Croiriez-vous bien que cette fille qui a été baptisée garçon risque de perdre son état? et cela vraisemblablement par une étourderie de sacristain.

Vous ai-je dit que j'avais appris, découvert par la voie de Pantin et de Mlle Guimard, que ce dîner clandestin avec M. Dubucq devait se faire chez Mme de Coaslin? J'ai beau lire et relire vos lettres, elles ne me rappellent jamais ce que je vous ai ou n'ai pas dit.

J'avais trois amis: j'étais froidement avec l'un; presque brouillé avec l'autre; le troisième était malade à mourir. Cette position m'avait causé un tel dégoût des hommes, que j'ai été sur le point de me claquemurer.

Le Baron est de retour; je dînai hier lundi avec lui Cela s'est un peu rajusté. L'abbé Galiani y était; il prêcha beaucoup contre l'exportation des grains, et cela par une raison qui n'est pas commune: c'est qu'il faut laisser subsister les mauvaises fois partout où il n'y a pas dans le ministère des hommes d'assez de tête pour faire exécuter les bonnes en pourvoyant aux inconvénients des innovations les plus avantageuses.

Il prêcha contre la faveur accordée à l'agriculture par une raison très-bizarre: il disait que l'agriculture était la plus importante des conditions, et qu'il avait fallu plus de quatre mille ans d'efforts pour l'avilir, et que chercher à la tirer de cet avilissement c'était travailler à réduire les ducs et pairs à rien, et à mener le roi dans son Parlement accompagné de douze boulangers. «D'accord, l'abbé, lui répondis-je; mais dans douze mille ans d'ici» Oh! combien de choses on peut faire sans conséquence pour les laboureurs, avant que le cortège du roi en soit composé!

Voltaire a publié deux tables agréables toutes doux, mais la première charmante: le Marseillais et le Lion; les Trois Empereurs en Sorbonne. On risquerait de vous les envoyer, si l'on pouvait seulement se promettre de savoir qu'elles vous sont ou ne vous sont pas parvenues. Je ne me tâche pas, vous voyez bien, on ne saurait être plus modéré.

À propos du singulier abbé, il avait autrefois entrepris l'apologie de Tibère et de Néron. Il entama hier celle de Caligula. Il prétendait que Tacite et Suétone n'étaient que des pauvres gens qui avaient forci leurs ouvrages des impertinents propos de la populace.

J'aime encore mieux ces folies-là qui marquent du génie, des lumières, un penseur, que de plates et fastidieuses rabâcheries sur Jésus-Christ et ses apôtres.

Le Baron fit pourtant une observation qui m'était venue longtemps avant lui: c'est par quel tour bizarre la religion d'un homme qui avait passé sa vie et qui l'avait perdue pour avoir prêché contre les temples et les prêtres était pleine de temples et de prêtres.

Je n'entends pas comment ou ne passe que deux jours à Isle, quand on fait tant que d'y aller. Je ne doute pas que ces deux jours ne se soient passés bien gaiement: les hôtesses du château ne sont pas tristes, ni les survenants non plus.

Je n'aime pas les femmes méchantes; cela est presque contre nature. C'est à nous qui sommes forts qu'il appartient d'être méchants. Si M. Évrard vous a tenu parole, vous devez avoir eu le plaisir du spectacle que vous vous promettiez.

On ennuie ici à plaisir ce roi de Danemark qui est tout à fait aimable. Les pauvres têtes n'ont pu imaginer que la ressource des spectacles, et ils lui font entendre quatorze actes en un jour[211]. Ils sont embarrassés de remplir les journées d'un voyageur qui séjourne un mois dans un pays où il y a de quoi voir pour dix ans.

Ce prince est souvent très-fin dans ses réponses et dans des occasions difficiles. Le roi lui disait, en lui montrant Mme de Flavacourt: « Sire, vous voyez cette femme-là; elle est belle; croiriez-vous qu'elle a cinquante-huit ans? oui, cinquante-huit ans: elle est d'un an plus jeune que moi—Sire, lui répondit le jeune souverain, je vois qu'on ne vieillit pas dans votre royaume.»

Il en est arrivé de ce prince tout au rebours des autres; le contraire de la feble des Bâtons flottants.

J'attends que l'histoire de votre remboursement et ses suites soient finies, pour en rire à mon aise.

J'ai beau vous dire que je vous haïrai toutes si vous continuez à vous porter mal, il n'y a que Mlle de *** à qui cela fasse peur.

Vous pouvez soupirer après l'abbé Marin tant qu'il vous plaira; je ne veux plus m'en soucier.

Moi, je respire. La pauvre artiste [212] n'est pas encore à la barrière de Charenton, mais elle y sera bientôt; je vous ferai ce conte-là quand il en sera temps.

Agréez et faites agréer mon respect. Je suis toujours le même, mon amie; oui, toujours. Revenez, si vous en doutez.


CXIX

À Paris, le 15 novembre 1768.

Je vous supplie, mon amie, de ne pas vous plaindre de ma négligence: je réponds sur-le-champ. Votre dernière me parvint le 13 novembre, et votre avant-dernière était datée des derniers jours d'octobre.

Je n'ai pas eu le moindre doute que maman, bonne, humaine, bienfaisante, heureuse comme le sont presque toujours les personnes prudentes, n'aquiesçât à la proposition que je lui faisais. J'en ai prévenu Gatti, qui attend son retour avec la même impatience que moi, et qui ne demande pas mieux que de l'initier dans cette pratique de l'inoculation. Il faut qu'au même moment où je la sollicite, le hasard lui envoie une pauvre créature aveuglée par la petite vérole naturelle pour appuyer ma demande.

Ne craignez-vous pas que cette méchante femme n'apprenne ou ne soupçonne que vous êtes au fond de cette petite correction, et qu'elle ne fesse quelque coup de tête violent? Mes amies, prenez-y garde.

Le portrait de Mme Bouchard a été gâté chez elle, et gâté presque sans ressource; l'artiste y a fait ce qu'il a pu, et il est à peu près comme au sortir de ses mains.

J'oubliais de vous dire qu'il est sorti du petit hôpital de Gatti soixante et un enfants inoculés sans qu'il y en ait eu un seul alité.

J'embrasse de tout mon cœur le garçon chirurgien qui s'occupe à bien faire depuis le matin jusqu'au soir, et qui sait si grand gré à ceux qui le suivent de loin.

Je crois que vous m'aimez toujours; je m'en rapporte plus volontiers à votre goût pour la justice qu'aux apparences.

Pour maman, je suis très-sûr que je lui suis cher: cela tout simplement parce qu'elle vous permet de me le dire.

Quel diable d'amphigouri me faites-vous sur les grains? Il y a à la halle deux sortes de fermes: il y a de la ferme dite malicet, du nom de celui qui la fournit, qui est plus belle, plus chère, et peut-être dans des sacs cachetés.

J'aime la conduite de vos magistrats; il est rare que des officiers municipaux aient cette fermeté-là.

Si je ne me mêle pas de tramer le cher parent dans la boue, je l'abandonnerai à un certain Target qui s'en acquittera bien pour moi.

J'avoue que je ne connais pas quelle affaire nous pouvons avoir à démêler avec lui. Il a fait ses demandes; elles ont été accordées. Il était fondé de procuration; il a transigé pour lui et ses ayants cause. C'est donc un libelle qu'il veut publier; il font l'attendre, et avoir confiance dans nos ongles et ceux des lois.

C'est un conte que le bel ange: il y a eu ici quelque rumeur; mais il était question de tout autre chose.

Écoutez la bonne, la grande, l'heureuse nouvelle: Mme Therbouche est partie; elle s'avance de dimanche au soir, entre neuf et dix, vers Bruxelles, dans une chaise de poste; car elle n'a jamais voulu honorer la diligence de sa personne. Il y a cent autres traits de puérile vanité de cette force-là.

Je suis chargé de l'achat de tous les tableaux Gaignat, et je vais y procéder.

Je vous ai dit que Grimm m'avait fait bien du mal.

Hier, ce fut la répétition de la même scène avec le Baron.

Ces gens-là ne veulent pas que je sois moi; je les planterai tous là, et je vivrai dans un trou: il y a longtemps que ce projet me roule par la tête.

Damilaville est moribond. Plus de force, pas même pour faire un pas. Plus d'appétit; nausées, défaillances, et abandon de médecin.

Je ne saurais vous répondre sur l'histoire des portraits: je ne sais plus ce que c'est. Aussi y a-t-il toujours une bonne quinzaine entre mes lettres et os réponses! Voulez-vous parler de la mystification? Les embarras d'un départ prochain ont tout suspendu, et le départ tout réduit à rien. Il ne nous reste de cela qu'une scène excellente, l'attente trompée de trois ou quatre autres, mais point de portraits.

Je n'ai point vu M. Trouard. J'attends toujours sa visite promise par l'abbé. S'il ne vient pas, j'irai.

Ce dîner, je crois vous l'avoir dit, était un guet-apens où j'aurais bien donné sans un de ces hasards de ce pays-ci Je devais me trouver en tête-à-tête avec Mme de Coaslin. Cela s'est éventé par la Guimard qui le savait, et qui le confia à un libertin de sa société qui m'en avertit. Ô la belle contrée où un libertin tient un philosophe par la main, et où la duchesse n'est séparée de la fille que par un intermédiaire commun qui dit souvent à la fille ce qu'il laisse ignorer à la duchesse!

J'espère quelquefois que M. Trouard veut me présenter la nomination de l'abbé; c'est un tour tout à l'ait à la façon de l'autre: il faut voir, et ne pas le leurrer de fausses espérances.

Perdez, madame, perdez au trictrac tant qu'il vous plaira, mais n'allez pas gagner au whist; cela ne serait pas honnête.

Ah! voilà M. l'abbé Marin arrivé! J'entendrai parler de vous quand il plaira à Dieu. Mais je commence à me résigner à tout.

Je savais tout ce que vous me dites de M. et de Mme Duclos; celui-ci est bien heureux de ne pouvoir vieillir; je lui envie ce secret, et le plaisir d'être auprès de vous. Voilà une ligne que vous ne passerez pas, parce qu'écrite elle ne signifie pas grand'chose, et que passée, on y mettrait de l'importance.

Agréez tout mon respect.


CXX

Paris, le 22 novembre 1768.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Votre départ n'est pas encore fixé. Est-ce que ces mauvais temps-ci ne hâteront pas votre retour? Que faites-vous au château d'Isle, que vous ne fissiez mieux encore dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre? Il y a là un jardinet pour le premier rayon du soleil; des amis que vous désirez et qui vous attendent; une petite table verte sur laquelle on peut s'accouder; des nouvelles vraies ou fausses qu'on tient de la première main; un âtre autour duquel on peut se presser dans les grands froids; quelques amusements que rien ne peut remplacer à la campagne, lorsque la pluie, les vents, les frimas, ne permettent plus de s'éloigner de la maison. Il y a des jours où nous ferions bien à trois ou quatre la monnaie de l'abbé Marin.

Où est le temps où mon impatience, mon dépit, ma colère vous auraient M grand plaisir? où vous auriez été enchantée que je n'eusse donné le temps ni à mes lettres ni à vos réponses d'arriver? où deux jours passés sans avoir entendu parler de moi m'auraient été reprochés comme un silence de deux semaines? Cela vous paraît injuste aujourd'hui: vous êtes d'une justesse admirable dans vos calculs; on ne saurait avoir plus de raison que vous en avez acquis; vous ne vous fâchez plus; vous ne voulez plus que je me fâche; voilà qui est dit: je ne me fâcherai plus.

Mme Van Loo a pensé mourir d'une humeur dartreuse qui s'était jetée sur la poitrine; mais les crachements de sang purulent ont cessé, et elle court les rues jusqu'à nouvel ordre.

Mme de Coaslin ne me verra pas: je l'ai déclaré net à M. Dubucq, qui entrait chez moi au moment même où j'ouvrais le gros paquet de Mme de Blacy. Dites à cette bonne mère d'être parfaitement tranquille sur le compte de son fils; il a tout ce qu'il lui faut, j'en ai la parole expresse de M. Dubucq qui n'est homme ni à promettre ce qu'il ne veut pas faire, ni à garantir comme fait ce qui ne l'est pas. Les lettres que vous m'adressez par Damilaville me parviennent franches; si je ne vous ai pas répondu plus tôt sur cet article, c'est qu'il est on ne saurait moins important.

D'où je connais Mlle Guimard? Mais, de tout temps, il y a eu cent moyens, et, à mon âge, il y a cent raisons de connaître la Guimard. On trouve dans ces filles-là je ne sais combien de ressources essentielles qu'on ne peut espérer dans une honnête femme, sans compter celle d'être avec elles comme on veut: bien, sans vanité; mal, sans honte. Au reste, c'est M. de Falbaire, l'auteur de l'Honnête criminel, qui la fréquente, je ne sais pas pourquoi, qui m'a garanti, par son indiscrétion, de l'embûche de M. Dubucq et de Mme de Coaslin.

Je me suis trouvé au rendez-vous mystérieux; mais je me suis refusé net à ce qu'on en attendait. Qu'en attendait-on? Si maman se met à y rêver, elle le trouvera avant la fin de deux ourlets. Pour vous, mesdames, je vous conseille de ménager vos têtes: cela est au-dessus de vos forces.

Que diable votre religieuse ne jette-t-elle son froc aux orties, et ne se réfugie-t-elle dans quelque coin ignoré où elle vivrait et mourrait en paix? Donnez-lui ce conseil que Mlle de Blacy ne désapprouvera pas. Il faut être Épictète en personne pour ne se pas damner dans un cachot.

J'y ferai de mon mieux pour qu'elles vous parviennent, ces fables de Voltaire; mais vous seriez bien aimables de venir les chercher. C'est entendre assez mal son intérêt que de vous envoyer de l'amusement; si vous pouvez avoir la ville à la campagne, je ne vois plus de raison de revenir de la campagne à la ville.

Raccommodé avec Grimm? Mais oui, ou à peu près, je le crois; la chose s'est faite comme je l'avais prédite: j'ai eu la douleur et ne me suis pas sauvé de la visite.

Le prince est venu passer deux heures chez moi en chenille[213]: c'était le mercredi Le jeudi, je passai toute la journée avec lui chez le Baron, sans le connaître, du moins à ce qu'ils croyaient tous; mais le Baron m'avait averti, et les trompeurs ont été trompés; j'ai joué mon rôle comme un ange[214].

À propos de Sainte-Périne, c'est une nièce de M. de Neufond que nous avons épousée; je ne le sais que d'aujourd'hui; jugez combien l'oubli de toute cette histoire est nécessaire.

J'ai démontré à notre artiste, deux heures avant son départ, qu'en moins de quinze mois elle avait dépensé à peu près huit cents buis. Elle est partie; elle est à Bruxelles. Le prince Galitzin la remettra dans sa patrie, dans sa famille, avec dignité, et ce ne sera pas de ma faute si son fils n'est pas secrétaire d'ambassadeur.

L'ami Naigeon s'empiége tant qu'il peut. Eheu! quanto laboras in Charybdi, digne puer meliore flammâ! M. l'abbé Marin vous expliquera ce latin-là. Au reste, la belle dame a pensé mourir d'une vapeur hystérique accompagnée subitement d'une inflammation de bas-ventre et d'une perte.

Vous avez raison de regretter un peu la lecture de ce Salon; car il y a, ma foi, d'assez belles choses, et d'autres moins sérieuses et plus amusantes.

Je ne sais qui plaidera pour notre mal baptisée. Si vous avez un peu médité cette affaire, vous y aurez vu plus de difficultés qu'elle n'en présente d'abord[215].

Avant que de prononcer si ferme sur votre exactitude, je voudrais savoir à quel numéro j'en suis.

Il n'y a plus de bon vin dans la cave de ma sœur; elle m'a envoyé les deux malheureuses pièces qui restaient.

Chanson que tout ce que vous me dites de maman. Voici le fait. Vous lui persuadez qu'elle a les jambes mauvaises. Mme de Blacy lui fait compagnie; et vous allez courir les champs en tête-à-tête avec l'abbé. Cela n'est pas maladroit.

Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu et que son papa fait le bien; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu'on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds; qu'il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l'ail qu'on ne mange pas quoiqu'on l'aime, parce qu'il infecte; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d'elle, elle n'ose pas rire des Égyptiens; que si, mère d'une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait jamais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle. Et tout cela en une heure et demie de causerie, en attendant le dîner.

Je l'ai trouvée si avancée, que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, j'ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l'état de femme, débutant par cette question: «Savez-vous quelle est la différence des deux sexes?» De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu'on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je: Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi, vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dans un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère?» Je lui ai appris ce qu'il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter; le droit qu'avait sa mère à son obéissance; combien était noire l'ingratitude d'un enfant qui affligeait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner; qu'elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur; qu'il n'en était pas ainsi de sa mère; quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là-dessus, elle remarqua qu'instruite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable, parce qu'il n'y aurait plus ni l'excuse de l'ignorance, ni celle de la curiosité. À propos de la formation du lait dans les mamelles et de la nécessité de l'employer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une autre voie, elle s'écria: «Ah! mon papa, qu'il est horrible d'aller jeter dans la garde-robe l'aliment de son enfant!» Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l'on osait! fine s'agirait que de laisser tramer quelques livres.

J'ai consulté sur cet entretien quelques gens sensés; ils m'ont tous dit que j'avais bien fait. Serait-ce qu'il ne faut point blâmer une chose à laquelle il n'y a plus de remède?

Elle m'a dit qu'elle ne s'était jamais occupée de ces choses-là, parce qu'il viendrait apparemment un moment où il conviendrait de les lui apprendre: qu'elle n'avait pas encore songé au mariage; mais que si cette fantaisie l'importunait, elle ne s'en cacherait pas, et qu'elle nous dirait nettement à sa mère et à moi: «Papa, maman, mariez-moi»; parce qu'elle ne voyait point de honte à cela.

Si je perdais cet enfant, je crois que j'en périrais de douleur: je l'aime plus que je ne saurais vous dire.

La dévotion qui impose des pratiques affligeantes donne communément de l'humeur qui se répand sur les autres.

Enfin, l'abbé Galiani s'est expliqué net. Ou il n'y a rien de démontré en politique, ou il l'est que l'exportation est une folie. Je vous jure, mon amie, que personne jusqu'à présent n'a dit le premier mot de cette question; je me suis prosterné devant lui pour qu'il publiât ses idées. Voici seulement un de ses principes: Qu'est-ce que vendre du blé? C'est échanger du blé contre de l'argent. Vous ne savez pas ce que vous dites: c'est échanger du blé contre du blé. A présent pouvez-vous jamais échanger avec avantage le blé que vous avez contre du blé qu'on vous vendra? Il nous montra toutes les branches de cette loi; et elles sont immenses. Il nous expliqua la cause de la cherté présente; et nous vîmes que personne ne s'en était douté. Je ne l'ai jamais écouté de ma vie avec autant de plaisir.

Encore une fois, bonnes amies, prenez garde que la méchante femme ne vous devine. Eh! quelle anicroche voulez-vous que votre remboursement souffre?

Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre barrière de Charenton: vous avez mal lu, ou je n'ai su ce que j'écrivais.

Je vous ai dit ce qui était arrivé du portrait de Mme Bouchard, quoi que l'artiste ait pu faire, il est resté un peu nébuleux, défaut qu'on n'aurait pu lui ôter qu'en le repeignant en entier.

Eh! vraiment oui, le jeune roi nous aurait vus tous! C'était une affaire arrangée en dépit de ses, ministres et des nôtres. Nous devions dîner chez le baron de Gleichen; il devait survenir et nous surprendre, mais il est tombé malade, excédé de fêtes et d'ennui Le baron prétend que c'est seulement une partie remise; je le souhaite, afin de montrer à ces ânes-là que l'on fait ailleurs quelque cas de nous. Je ne voulais pas être de ce dîner; voilà ce qui a occasionné entre le Baron et moi précisément la même scène que j'avais eue huit jours auparavant avec Grimm[216].

Les bienfaits ne nous réussissent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu'une affaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s'est amusée pendant trois mois à mettre, par ses caquets, tout mon peuple en combustion.

Tandis que vous restez là, casanières à Isle, vous ne savez pas combien vous me serviriez à Paris. Je viens de recevoir ordre de l'impératrice de faire l'acquisition du cabinet Gaignat.

Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur; je tremble toujours que quelqu'un de ces téméraires artilleurs-là ne s'en trouve mal Ce sont des Lettres philosophiques traduites ou supposées traduites de l'anglais de Toland; ce sont des Lettres à Eugénie, c'est la Contagion sacrée; c'est l'Examen des prophéties; c'est la Vie de David ou de l'homme selon le cœur de Dieu[217]: ce sont mille diables déchaînés. Ah! madame de Blacy, je crains bien que le Fils de l'Homme ne soit à la porte; que la venue d'Élie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l'Antéchrist. Tous les jours, quand je me lève, je regarde par ma fenêtre, si la grande prostituée de Babylone ne se promène point déjà dans les rues, avec sa grande coupe à la main, et s'il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament. Que faites-vous à Isle? Revenez-vous-en vite ici, afin que nous assistions tous ensemble à la résurrection générale des morts. Si vous attendez que le soleil s'éteigne, comment ferez-vous pour revenir à Paris? il ne fait pas bon voyager quand on ne voit goutte.

Mais M. Trouard ne vient point; si je l'allais voir, ferais-je donc si mal?

Je vous salue et vous embrasse toutes ensemble, et chacune en particulier, avec les distinctions qui conviennent.

Je me porte bien aussi de mon côté, avec de la limonade le matin et du lait froid le soir. Gatti prétend que ce régime n'est pas si fou qu'on croirait bien.

Je ne m'endors pas comme vous, mademoiselle, quoiqu'il en soit bien l'heure.


CXXI

Paris, le 24 juillet 1769.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Grondez-moi un peu; mais plaignez-moi beaucoup. Je me porte bien, je ne sais pour jusqu'à quand. Joignez à l'accablement du travail celui de la chaleur; je ne crois pas avoir autant travaillé de ma vie. Je me couche de bonne heure; je me lève de grand matin; et tant que la journée dure, je suis attaché à mon bureau. Je veux absolument qu'à votre retour, vous me trouviez dégagé de tout lien. Mes libraires veulent publier deux volumes à la fois; ainsi voyez-moi entouré de planches de la tête aux pieds. L'absence de Grimm me donne une peine que je ne connaissais pas[218] Je ne voudrais pas, pour autant d'or que je suis gros, continuer cette corvée le reste de ma vie. Et puis l'ouvrage de l'abbé Galiani[219] qu'il a fallu lire, relire et corriger. Ajoutez à cela toutes les distractions occasionnées par la bienfaisance et les importuns, qui, sûrs de me trouver chez moi, s'y rendent plus communs que jamais. Vous m'adressez des reproches de tous côtés; il m'en vient d'Isle par mon amoureuse, il m'en vient de la rue des Vieux-Augustins par Mme Bouchard, il m'envient de la rue Sainte-Anne par M. Digeon; et ceux que je me fois à moi-même, je vous assure que ce ne sont pas les moins durs. Malgré ma négligence, si vous ne voulez pas me châtier trop durement, croyez que je vous suis aussi tendrement attaché que jamais.

J'oubliais, parmi les occupations qui prennent mon temps, les soins que je prends de l'éducation de mon enfant: ah! mademoiselle, la jolie enfant que j'ai là. Je vous jure qu'elle vous ferait tourner la tête à toutes. Il est incroyable le chemin que cette imagination a fait toute seule, combien cela a rêvé! combien cela a réfléchi! combien cela a vu de choses! Il y a quelques jours que je lui confiai un ouvrage assez fort pour son âge; à moitié de la lecture, elle me dit: «Cet homme-là ne m'a rien appris jusqu'à présent; j'en savais autant que lui»; et je jugeai aux réponses qu'elle fit à mes questions qu'elle disait vrai Voilà tout mon bonheur pendant votre absence.

Bonjour, mes bonnes et tendres amies, comptez que les moments que je pourrai vous refuser, je vous les restituerai bien à votre retour. Je me prosterne aux pieds de maman, et je la supplie de ne me plus faire les gros yeux. Je tâcherai à l'avenir d'être un peu plus joli garçon. J'embrasse Mme de Blacy de tout mon cœur. Vous, mademoiselle, tendez-moi la main et faisons la paix. Quand j'y pense, je ne conçois pas moi-même comment on peut alarmer, inquiéter, faire du mal à celle qu'on aime, quand il ne faut que quatre lignes bien douces pour le lui épargner, et que l'âme, toujours la même, en dicterait un cent tout de suite. Je vous prie de dire à Mme de Blacy que je n'ai rien négligé jusqu'à présent de toutes les petites commissions qu'elle m'a données; je ne désespère point des bons offices de M. Fontaine: un homme qui craint de s'éloigner sans donner signe de vie me paraît bien intentionné. M. Fontaine m'est venu voir purement et simplement pour me rassurer sur son silence et son absence. J'oubliais de vous dire que j'avais risqué d'aller voir Mme Bouchard, et que j'avais été effrayé au premier aspect de son mari; il faut qu'il ait été à toute extrémité. J'ai bien peur qu'elle n'ait un peu enchéri sur les injures dont on l'avait chargée pour moi.

Bonjour, mesdames et tendres amies, Aimez-moi toujours avec mon défaut; je tâcherai de m'amender. Voilà pourtant un Salon qui me va tomber sur le corps[220]. C'est bien dommage que je ne puisse plus vous rendre compte de mes pensées comme autrefois; je vous proteste que nous y perdons tous des moments fort doux. Avez-vous fait de belles récoltes? Êtes-vous bien riches cette année? Quoique je ne vous dise rien de ma vie, ne me laissez rien ignorer de la vôtre, à laquelle je ne saurais prendre un médiocre intérêt sans être le plus ingrat des hommes.


CXXII

Paris, le 10 août 1769.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Oh! qu'il fait chaud! Il me semble que je vous vois toutes trois en chemise de bain. Vous avez grande raison, mademoiselle, lorsque vous dites qu'il est bien cruel de travailler par ce temps-là; mais il le faut: on en est quitte pour penser lâchement et pour écrire de même.

Mais savez-vous mon grand chagrin? c'est de n'avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait, et comme l'espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail! À l'occasion d'un poème médiocre, intitulé Narcisse[221], j'en ai fait un papier joli pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. Tout ce qu'il est possible d'imaginer y est, et cependant Mme de Blacy le lirait en société sans rougir et sans bégayer.

Je ne saurais écrire l'après-midi, et quand j'en aurais envie, ma fille m'en empêcherait; elle prétend que quand je ne suis pas seul, il faut que je sois avec elle. Oh! le beau chemin que cette enfant-là a fait toute seule! Je m'avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c'était que l'âme. «L'âme! me répondit elle; mais, on fait de l'âme quand on fait de la chair.»

J'étais appelé au Grand val, et si je n'ai pas fait ce petit voyage, j'en ai été bien fâché: je ne manque jamais une occasion d'être utile sans regret. J'étais allé dîner à la Chevrette; je comptais reprendre mon bâton à la chute du jour, et regagner mon logis; point du tout; j'y soupai. Sedaine vint. J'entendis la lecture d'un ouvrage de sa façon, le Faucon[222], opéra-comique: et à deux heures du matin, e n'étais pas encore à ma porte.

L'abbé Le Monnier m'écrit des duretés; et il se soucie fort peu que je lui réponde ou non; mais je ne lui réponds pas; il faut qu'il ignore si vous vous portez bien, si vous l'aimez toujours; il faut que vous ignoriez aussi qu'il jouit de la plus belle santé; que mieux il se porte, plus il se souvient de vous! et voilà ce qu'il ne saurait me pardonner. Vous ne m'avez point fait de reproches; cela se peut; vous n'avez peut-être pas même pensé que j'en méritais; Mme de Blacy qui m'aime, elle, me l'a bien témoigné, et je vous réponds que ses lettres ne sont pas de paille. Je croyais qu'il n'y avait que les prêtres et les curés qu'elle sût malmener; oh! elle ose les gros mots aussi pour les philosophes.

Tenez, mesdames et bonnes amies, je suis et serai le même tant que je vivrai, et si je me casse une jambe, comme j'ai pensé faire hier, je vous l'écrirai tout de suite. Dites-moi, mon amie, est-ce que vous êtes malade? J'accepte la main de maman; je me relève, car j'étais resté à genoux depuis quinze jours; je prends la plume et je m'amende.

Il y eut hier un bacchanal du diable à la Compagnie des Indes. Le ministre l'anéantit. L'abbé Morellet a publié un mémoire qui a fort mal pris. On compare l'abbé attaquant la Compagnie à l'abbé Terrasson défendant le système de Law. À sa place, je n'aimerais pas ce parallèle. Le comte de Lauraguais a écrit une lettre infâme contre l'abbé. Mais ce n'est pas là tout: il se fait un autre charivari à la Comédie-Française; et devineriez-vous bien la cause de ce charivari? C'est moi, c'est le Père de Famille qu'on y joue aujourd'hui, malgré toutes les menées de mes ennemis. Brizard fait le père; Molé, l'amant; Mlle Doligny, Sophie; Mme Préville, Cécile; le Commandeur, je ne sais qui. Ce pauvre Commandeur a du malheur. Je vous jure que je trouve bien mauvais qu'on me traîne ainsi en public, malgré moi La première fois, je vous instruirai de ma chute ou de mon succès.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. La sueur de mes mains mouille mon papier. Vos récoltes sont-elles faites? Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout où vous le permettez.


CXXIII

Paris, le 23 août 1769.

Voilà qui est bien, ma tendre amie; vous m'instruisez de l'emploi de votre temps, de vos amusements, de vos récoltes. Vous supposez que j'y prends intérêt, et vous avez raison. Vos granges et vos greniers sont donc bien pleins! Vous serez donc bien riches! Il n'y aura donc point de pauvres cette année, que les paresseux! Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me fait.

Ce pied de maman me chiffonne. Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. Je vous aime pourtant toutes également. Si cela n'est pas vrai, maman et sa fille aînée ne le voudraient pas; lisez-leur, si vous voulez, cela; et j'espère qu'elles auront le bon esprit de m'entendre et de ne s'en point fâcher. Voilà pourtant un mot doux, et c'est moi qui l'ai dit: il en amènera peut-être d'autres de ma part.

Mes brouillons sont indéchiffrables. Celui qui en fait des copies pour Grimm m'aura l'obligation de la perte de ses yeux; cependant je verrai: je vous jure que je suis aussi jaloux de vous envoyer les papiers dont je fais quelque cas que vous pouvez l'être de les avoir. Ne voyez-vous pas qu'après le plaisir de servir mon ami, ma récompense la plus douce est d'amuser un moment mes amies?

Je vais demain jeudi passer la journée au Grandval. Nous n'avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l'année est mauvaise pour les amitiés. J'espère que la nôtre se sauvera de cette épidémie.

On l'a donc joué, ce Père de Famille! Molé Saint-Albin est sublime; Brizard est passable; Cécile Mme Préville presque rien; Germeuil est mauvais; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. Mlle Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c'est d'y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l'ensemble répare les défauts du détail L'ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu'il est impossible de le tuer; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. Ç'a été, et c'est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n'a pas mémoire d'un succès pareil, surtout à la première représentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. Il n'y a qu'une voix, c'est un bel ouvrage. J'en ai moi-même été surpris. Il a un tout autre effet encore au théâtre qu'à la lecture. Votre absence nous a tous privés d'un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n'y tiendrait pas. Qu'on ne me redemande plus une pareille corvée, je n'y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu'ils se fassent à ces émotions-là, et qu'ils supportent après cela, s'ils le peuvent, Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s'il fallait écrire la comédie comme je l'ai écrite, ou comme Sedaine. C'est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie; je les ai tous vus. Croiriez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m'embrassant! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d'étonnement et d'ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux; je ne le suis pas; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine: j'ai de l'ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m'accable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu'elle suppose, vous croiriez que j'ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà donc la Compagnie des Indes anéantie. L'abbé Morellet a fait un mémoire contre la Compagnie; il s'est montré un mercenaire qui vend sa plume au gouvernement contre ses concitoyens. M. Necker lui a répondu avec une gravité, une hauteur et un mépris qui doivent le désoler. L'abbé se propose de répondre; c'est-à-dire qu'après avoir donné un coup de poignard à l'homme, il veut avoir le plaisir de fouler aux pieds le cadavre. L'abbé voit mieux que nous tous: dans un an d'ici, personne ne pensera plus à l'action, et il jouira de la pension qu'on lui a promise.

Bonjour, ma bonne et tendre amie. Avancez vos deux joues que je les baise, et que je vous souhaite une bonne fête. M. Perronet[223], à côté de qui j'étais tout à l'heure à la Comédie, me chargea d'ajouter une fleur à mon bouquet. Maman, madame de Blacy, aurez-vous la bonté de donner chacune un baiser pour moi à mademoiselle? Je vous présente à toutes mon respect.

J'ai vu une seconde fois Mme Bouchard: son mari m'a paru mieux.


CXXIV

À Paris, le 2 septembre 1769.

Mais, ma bonne amie, vous n'aviez pas raison de vous plaindre: je vous avais écrit; et dans ce moment, vous recevez une autre lettre de moi; car je n'ai point de foi aux lettres perdues. Comment vouliez-vous que j'oubliasse que le 25 était le jour de votre fête? Aussi assuré que je le suis de l'intérêt que vous prenez à ce qui me touche, comment pouvais-je manquer à vous instruire de mon succès? A qui vouliez-vous donc que j'en parlasse? Quoiqu'il n'y ait presque personne à Paris, le spectacle a toujours été plein jusqu'à la dernière représentation, et quiconque voulait y trouver place devait s'y prendre de bonne heure. Les comédiens ont été forcés de donner la pièce deux fois de plus qu'ils ne se l'étaient proposé, le parterre l'ayant redemandée. C'est M. Digeon qui m'a instruit de cette particularité que j'ignorais; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m'étais expliqué avec moi-même sur la considération publique; mais l'expérience m'a bien appris que le peu de cas que j'en faisais était très-réel. Enfin Mme Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d'y aller avec sa fille: elle sentit l'indécence qu'il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu'elle n'y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n'avaient pas encore fait; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au prestige de l'ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu'elle avait été aussi fortement remuée qu'aucun des spectateurs. Ce qui m'a plu davantage de tout cela, c'est d'avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s'arrange dans ce monde-ci! De tous ceux que j'aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l'un n'est plus, l'autre court les champs[224], et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m'encourager à reprendre ce genre de travail; pour moi, je n'en crois rien. La tête qui s'exalte à ce point-là, je ne l'ai plus. Soyez bien convaincue qu'un poète qui devient paresseux fait fort bien de l'être; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c'est que le talent l'abandonne; c'est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir: si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c'est qu'elle n'est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c'est qu'apparemment le temps d'en faire est passé. Nous verrons pourtant: j'ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre[225], ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j'ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui mes les avaient confies soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grandval; je n'en reviendrai pas sans avoir mis la dernière main à ma correspondance avec Falconet. Je suis à présent à la révision de l'ouvrage de l'abbé Galiani, et à la correction de ses épreuves. Tandis que je serai absent, qui me remplacera pour cette édition? À vous dire vrai, il y a un homme qui en aurait la bonne volonté, mais à qui je n'en crois pas le talent. Tout cela me soucie: je voudrais bien contenter le Baron, et je ne voudrais pas délaisser l'abbé, d'autant plus qu'il est absent, et que je ne voudrais pas qu'il dît que les absents ont tort. Autre aventure; je viens de recevoir une comédie de Voltaire[226] à présenter aux comédiens: c'est Gourville qui donne la moitié de sa fortune à un dévot, qui nie le dépôt, et l'autre moitié à Ninon, qui le rend fidèlement, quoique, dans l'absence de Gourville, elle se soit trouvée dans la plus grande détresse. Tout cela est encore fourré de trois ou quatre personnages bizarres et comiques. Elle est en vers et en cinq actes. Je doute que les comédiens l'acceptent; et quand les comédiens l'accepteraient, je doute que la police la permette: c'est une copie du Tartuffe. Deuxième aventure dont je ne sais, ma foi, comment nous sortirons. Le censeur que M. de Sartine nous a donné pour l'ouvrage est un capucin renforcé qui joue de la serpe à tort et à travers. J'en ai déjà écrit quatre ou cinq fois au sublime magistrat, lui protestant sur mon honneur que celui qui faisait les lacunes aurait pour agréable de les remplir.

Tout mon plaisir se réduit à vous écrire quelques lignes à la dérobée, et à m'en aller dans la chambre voisine, quand la tête est bien lasse, persifler la mère et l'enfant. Hier, l'enfant était sur le point de sortir, et voici une petite ébauche de notre causerie. «Qu'as-tu là sur la tête, qui te la rend grosse comme une citrouille?—C'est une calèche.—Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a.—Tant mieux: on en est plus regardée.—Est-ce que tu aimes à être regardée?—Cela ne me déplaît pas.—Tu es donc coquette?—Un peu. L'un vous dit: Elle n'est pas mal; un autre: Elle est bien; un troisième: Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir.—Beau plaisir!—Tenez, mon papa, à tout prendre, j'aimerais mieux plaire un peu à beaucoup de gens que de plaire beaucoup à un seul—Ah ça, va-t'en vite avec ta calèche.—Allez, laissez-nous faire; nous savons bien ce qui nous va, et croyez qu'une calèche a bien ses petits avantages.—Et ces avantages?—D'abord, les regards partent en échappade (c'est son mot); le haut du visage est dans l'ombre; le bas en paraît plus blanc; et puis l'ampleur de cette machine rend le visage mignon,» etc., etc.

Je crois vous avoir dit que j'avais fait un Dialogue entre d'Alembert et moi En le relisant, il m'a pris fantaisie d'en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d'Alembert, qui rêve, Bordeu, et l'amie de d'Alembert, Mlle de l'Espinasse. Il est intitulé le Rêve de d'Alembert. Il n'est pas possible d'être plus profond et plus fou. J'y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse; aussi ne les verra-t-elle jamais. Mais ce qui va bien vous surprendre, c'est qu'il n'y a pas un mot de religion, et pas un seul mot déshonnête. Après cela je vous délie de deviner ce que ce peut être. À propos de mon amoureuse, eh bien, je lui ai envoyé une lettre de M. Dubucq, qui la doit mettre un peu à son aise. Dites-lui que j'ai fait toutes ses commissions, et que je ne l'en aime pas moins, quoiqu'elle ne cesse de me gronder: les amoureux qui ne se querellent pas de temps en temps ne s'aiment guère. Je n'ai pas vu Mme Bouchard, depuis que je lui ai fait le petit plaisir de l'envoyer à la Comédie: eh bien, elle m'embrassera donc dans la rue si elle m'y rencontre! Ma foi, partout où elle voudra: il est difficile d'être cruel avec ces femmes-là. Ma comédienne de Bordeaux me ferait enrager, si je m'y intéressais jusqu'à un certain point[227]. Imaginez qu'elle est fille de protestants, et qu'elle jouit d'une pension de deux cents livres, en qualité de nouvelle convertie, qui touche tous les ans deux cents francs pour se mettre à genoux quand le bon Dieu passe, s'est avisée de s'en moquer un jour qu'il passait; on a rapporté ses propos au procureur général: elle a été décrétée, prise et mise en prison, d'où elle n'est sortie qu'à force d'argent. M. Perronet est très-sérieusement malade; il est renfermé, il ne parle à personne. L'abbé Morellet passe les jours et les nuits à répondre à M. Necker.

J'étais invité à aller dîner aujourd'hui à Châtillon, avec M. et Mme de Trudaine, qui ont de l'amitié pour moi Je m'en suis excusé comme j'ai pu; mais tout cela n'est que reculer pour mieux sauter. Oh! cette pièce a fait une diable de sensation. Comme un autre en tirerait bon parti pour se faufiler avec toute la terre! Cela ne m'arrivera pas, ou je changerais bien. Je n'ai pourtant pas pu me tirer des avances et des cajoleries de M. et de Mme de Salverte. J'en suis à mon second voyage à leur maison de campagne, une des plus agréables qu'il y ait aux environs de Paris; elle est située comme la maison du père Lachaise: Paris paraît avoir été bâti pour elle.

Bonsoir, bonnes amies; aimez-moi toujours, malgré mon indignité. Portez-vous bien; que M. Gras guérisse, et que ces maudites pluies-ci ne vous chagrinent pas. J'ai écrit à ma sœur pour avoir du vin; à peine en fera-t-elle pour sa provision; et si ce temps dure, il sera cher et détestable. Mais attendons, et voyons ce que les vendanges deviendront.


CXXV

Paris, le 11 septembre 1769

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Je suis tout à fait sur les dents. Il est temps que Grimm arrive et que je lui remette le tablier de sa boutique. Je suis las de ce métier, et vous conviendrez que c'est le plus plat métier qu'il y ait au monde que celui de lire tous les plats ouvrages qui paraissent. On me donnerait aussi gros d'or que moi, et je ne suis pas des plus minces, que je ne voudrais pas continuer. Réjouissez-vous; me voilà enfin tout à fait débarrassé de cette édition de l'Encyclopédie, grâce à l'impertinence d'un des entrepreneurs. M. Panckoucke, enflé de l'arrogance d'un nouveau parvenu, et croyant en user avec moi comme il en use apparemment avec quelques pauvres diables à qui il donne du pain, bien cher s'ils sont obligés de digérer ses sottises, s'est avisé de s'échapper chez moi; ce qui ne lui a point réussi du tout. Je l'ai laissé aller tant qu'il a voulu; puis me levant brusquement, je l'ai pris par la main; je lui ai dit: «Monsieur Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l'église, en mauvais lieu, à qui que ce soit, il faut toujours parler honnêtement; mais cela est bien plus nécessaire encore quand on parle à un homme qui n'est pas plus endurant que moi, et qu'on lui parle chez lui Allez au diable... vous et votre ouvrage; je n'y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis, et je pourrais expédier votre besogne en un clin d'œil, que je n'en ferais rien. Ayez pour agréable de sortir d'ici, et de me laisser en repos.» Ainsi, voilà, je crois, une inquiétude bien finie.

Le Père de Famille a continué d'avoir le plus grand succès. Toujours pleine salle, malgré la solitude de Paris. C'est après-demain la dernière représentation; ils ne veulent pas l'user; ils le réservent pour l'hiver prochain; et d'ailleurs Molé n'y suffirait pas plus longtemps.

Je me trouvai, il y a huit jours, à l'orchestre entre M. Perronet et Mme de La Ruette. Je m'invitai à aller voir ses travaux à Neuilly, à condition que nous ne serions que quatre, en le comptant. Bon; voilà le jour venu; le rendez-vous était chez moi; ce n'est plus M. Perronet qui me vient prendre, c'est M. de Senneville; nous allons, et nous nous trouvons quatorze ou quinze à table, sans compter le maître de la maison qui ne vint point. Cela se passa fort bien: M. de Senneville fut on ne peut plus gai et plus affable; nous parlâmes un peu de Mme Le Gendre; il convint qu'il avait eu le cœur un peu égratigné. Nous revînmes ensemble dans la voiture de M. Perronet; il me déposa au Pont-Tournant, et nous nous séparâmes assez contents l'un de l'autre.

Je vis beaucoup dans ma robe de chambre; je lis, j'écris; j'écris d'assez bonnes choses, à propos de fort mauvaises que je lis. Je ne vois personne, parce qu'il n'y a plus personne à Paris. M. Bouchard m'a fait une visite, et j'ai été fort aise de le voir venir de la rue des Vieux-Augustins, rue Taranne, grimper à un quatrième étage; c'est la tâche d'un homme en train de se bien porter.

Lorsqu'il n'y a point de livres nouveaux dont je puisse rendre compte, je fais des extraits de livres qui ne sont pas, en attendant qu'on les fasse. Quand cette ressource, qui est assez féconde, me manque, j'en ai une autre, c'est de faire de petits ouvrages. J'ai fait un Dialogue entre d'Alembert et moi: nous y causons assez gaiement, et même assez clairement, malgré la sécheresse et l'obscurité du sujet. À ce Dialogue il en succède un second beaucoup plus étendu, qui sert d'éclaircissement au premier; celui-ci est intitulé: le Rêve de d'Alembert. Les interlocuteurs sont: d'Alembert rêvant, Mlle de L'Espinasse, amie de d'Alembert, et le docteur Bordeu. Si j'avais voulu sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hippocrate et Leucippe auraient été mes personnages; mais la vraisemblance m'aurait renfermé dans les bornes étroites de la philosophie ancienne, et j'y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde; il y a quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d'un homme qui rêve: il faut souvent donner à la sagesse l'air de la folie, afin de lui procurer ses entrées; j'aime mieux qu'on dise: « Mais cela n'est pas si insensé qu'on croirait bien», que de dire: « Écoutez-moi, voici des choses très-sages.»

Nos promenades, la petite bonne et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire concevoir qu'il n'y avait aucune vertu qui n'eût deux récompenses: le plaisir de bien faire, et celui d'obtenir la bienveillance des autres; aucun vice qui n'eût deux châtiments: l'un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d'aversion que nous ne manquons jamais d'inspirer aux autres. Le texte n'était pas stérile; nous parcourûmes la plupart des vertus; ensuite, je lui montrai l'envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre; l'intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu'on ne guérit point, ou qu'on ne guérit qu'au détriment du reste de la machine. Cela va fort bien, nous n'aurons guère de préjugés; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d'elle.

Je fis hier un dîner fort singulier: je passai presque toute la journée chez un ami commun, avec deux moines qui n'étaient rien moins que bigots. L'un d'eux nous lut le premier cahier d'un traité d'athéisme très-frais et très-vigoureux, plein d'idées neuves et hardies; j'appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. Au reste, ces deux moines étaient les eros bonnets de leur maison: ils avaient de l'esprit, de la gaieté, de l'honnêteté, des connaissances. Quelles que soient nos opinions, on a toujours des mœurs quand on passe les trois quarts de sa vie à étudier; et je gage que ces moines athées sont les plus réguliers de leur couvent. Ce qui m'amusa beaucoup, ce firent les efforts de notre apôtre du matérialisme pour trouver dans l'ordre éternel de la nature une sanction aux bis; mais ce qui vous amusera bien davantage, c'est la bonhomie avec laquelle cet apôtre prétendait que son système, qui attaquait tout ce qu'il y a au monde de plus révéré, était innocent, et ne l'exposait à aucune suite désagréable; tandis qu'il n'y avait pas une phrase qui ne lui valût un fagot.

Pour toute réponse à mon amoureuse, je lui envoie une lettre de M. Dubucq, reçue presque au même moment que la sienne.

Je vous salue toutes trois, et vous embrasse de bon cœur. Çà, venez, approchez vos joues, mon amoureuse; maman, donnez-moi votre main, vous; mademoiselle Volland, tout ce qu'il vous plaira.

Bon! j'allais oublier de vous dire que j'avais eu à la fin te courage d'aller dîner à la campagne, chez M. de Salverte. La journée se passa fort uniment, fort simplement, très-bien; nos époux s'aiment, et sont dans la meilleure intelligence avec leurs parents. Chemin faisant, je descendis chez Casanove, et je trouvai Mme Casanove toujours avec de belles joues, de beaux yeux, de très-belles dents, comme je e lui sus très-bien dire. Son mari avait la complaisance de détourner la tête de temps en temps: vous remarquerez que cela se passait à la campagne, et par conséquence sans conséquence[228].


CXXVI

Paris, le 22 septembre 1769.

Oh, oui! vous avez bien deviné cela, bonne amie! Grimm m'écrivait la veille de la dernière représentation, de Berlin, qu'il ne lui restait plus que cinq ou six cents lieues à faire. Il est arrivé une scène tout à fait sanglante à cette dernière représentation, qui a pensé troubler tout te spectacle. Au moment où l'on entend du bruit dans la maison, et où Saint-Albin menace de tuer te premier qui osera mettre la main sur sa maîtresse, une jeune femme qui était aux premières loges poussa un cri aussi aigu que celui de Saint-Albin, et se trouva mal. Cette jeune femme se montrait au spectacle la première fois après son mariage, comme c'est l'usage. Cela m'a valu la visite de son mari, qui a grimpé à mon quatrième étage pour me remercier du plaisir et de la peine que je leur avais faits. Ce mari est avocat général au parlement de Bordeaux; il s'appelle M. Dupaty. Nous causâmes très-agréablement. Lorsqu'il s'en allait, et qu'il fut sur mon palier, il tira modestement de sa poche un ouvrage imprimé sur lequel il me pria de jeter tes yeux avec indulgence, s'excusant sur sa jeunesse et la médiocrité de son talent. Le voilà parti; je me mets à lire, et je trouve, à mon grand étonnement, un morceau plein d'éloquence, de hardiesse et de logique: c'était un réquisitoire en laveur d'une femme convaincue de s'être un peu amusée dans la première année de son veuvage, et menacée, aux termes de la loi, de perdre tous les avantages de son contrat de mariage. J'ai appris depuis que ce même magistrat adolescent s'était élevé contre les vexations du duc de Richelieu, avait osé fixer les limites du pouvoir du commandant et de la loi, et faire ouvrir les portes des prisons à plusieurs citoyens qui y avaient été renfermés d'autorité. J'ai appris qu'après avoir humilié le commandant de la province, il avait entrepris les évêques qui avaient annulé des mariages protestants, et qu'il en avait fait réhabiliter quarante. Si l'esprit de la philosophie et du patriotisme allait s'emparer une fois de ces vieilles têtes-là, oh la bonne chose! Cela n'est pas impossible. Lorsque je revis M. Dupaty, je lui dis qu'en lisant son discours, ma vanité mortifiée n'avait trouvé de ressource que dans l'espérance que, marié, ayant des enfants, la soif de l'aisance, du repos, des honneurs, de la richesse le saisirait, et que tout ce talent ne réduirait à rien. Vous auriez souri de la naïveté avec laquelle il me promettait le contraire[229].

J'ai encore huit ou dix jours au moins à porter l'ennuyeux tablier. Je pense que depuis que vous vous êtes félicitées du retour du beau temps, si les eaux de la Marne se sont renflées en proportion de celles de la Seine, la bourbeuse rivière couvre les vordes, et vous tient assiégées dans votre château. Il y a longtemps qu'on a dépouillé les comètes de toute influence sur nos affaires; est-ce à tort ou à raison? ma foi, je n'en sais rien. Vous direz, vous, qu'elles font perdre au jeu; mais maman dira, elle, qu'elles y font gagner; et puis ce sera comme toutes les choses de ce monde, qui ne peuvent nuire à l'un qu'elles ne soient utiles à l'autre. Vitrichy ou plutôt Villie était un médecin prussien qui publia plusieurs ouvrages, entre autres celui dont vous me parlez, où il traita de quelques propriétés merveilleuses du succin et autres substances naturelles. Il n'est point mort à Francfort, comme le dit le président de Thou, mais à Libuze. Si vous en voulez savoir davantage et qu'il y ait dans le canton quelqu'un qui ait besoin d'un autre philtre que celui d'un bon verre de vin que vous lui présenteriez en le regardant d'une certaine façon, je me le ferai prêter. Eh bien, vos récoltes ne sont donc pas achevées? et les chenilles sont donc en train de vous dispenser de celle des navettes? Aussi, que ne les faisiez-vous excommunier?

L'ouvrage de Neuilly est très-beau à voir; mais l'architecte est toujours claquemuré par sa maladie. M. et Mme de Trudaine m'ont pris dans une belle passion; il n'a tenu qu'à moi d'aller dîner deux ou trois fois à Châtillon en petit comité. Je n'en ai rien fait, parce que je suis un ours; mais j'ai promis, cela ne me coûte rien, parce que je ne m'engage jamais à tenir mes promesses. Je ne puis rien vous dire ni de M. ni de Mme Bouchard, que je n'ai point vus. Un anachorète ne vit pas plus retiré que moi Je me garderai bien de vous envoyer mes Dialogues; j'y perdrais le plaisir que j'aurais à vous les lire. D'ailleurs, sans me méfier de votre pénétration, je crois qu'il faut un petit commentaire. Cet ami qui était en quatrième avec les deux moines et moi, c'est un nommé Touche, dont vous aurez pu entendre parler à Mme Le Gendre qui le connaissait et l'estimait. Vos jours et vos yeux! Oh! je vous conseille de vous avancer davantage si vous ne voulez pas que Mme Casanove aille à l'enchère sur vous. Voici une nouvelle toute fraîche qui vous fera plaisir: le prince de Galitzin vient d'obtenir l'ambassade de La Haye, la meilleure de toutes et la moins pénible. Le voilà riche et paresseux à jamais; le voilà au centre de la peinture; le voilà proche de ses amis; je suis sûr que la tête lui en tourne. Il part de Pétersbourg avec sa femme, qui fera ses couches à Berlin d'où ils se rendront en Hollande.

Je veux mourir, si je vois dans ce fragment épistolaire autre chose que ce que vous y voyez; un homme qui, à l'occasion d'une bagatelle qui a pu vous être agréable, pousse sa pointe, et court après l'avantage d'avoir à se justifier auprès de vous des tendres sentiments qu'il a pris sans votre aveu, et qu'il ne désespérait pas de vous faire agréer. Cela n'est pas maladroit. Qu'il y réussît ou non, il se serait expliqué; mais il ne vous connaît guère: vous ne répondrez pointa cela.

Bonsoir, mesdames et bonnes amies. Je suis harassé de fatigue, et il est temps que Grimm rentre dans sa boutique.


CXXVII

Paris, le 1er octobre 1769.

Grimm n'est pas encore arrivé; ainsi, bonne amie, je porte encore le tablier de sa boutique; mais je commence à m'en lasser, et je ne sais plus ce qui me fait désirer son retour, si c'est le plaisir de revoir un ami, ou celui d'être soulagé d'un fardeau qui me pèse.

L'édition de l'abbé Galiani, mes planches, la corvée de Grimm, le Salon et mes petites affaires particulières m'accablent. Le soir, je suis quelquefois si las que je n'ai pas la force de manger; cela est à la lettre.

Vous ai-je dit que Greuze venait de recevoir le remboursement du mépris qu'il avait eu jusqu'à présent pour ses confrères? Son but était d'être peintre d'histoire. Il a présenté pour sa réception un tableau d'histoire; ce tableau était mauvais; ils ont accepté son mauvais tableau, et l'ont reçu comme peintre de genre. Sa femme s'en ronge les poings de foreur.

Mademoiselle Volland, mettez-vous en prière le soir, et demandez à Dieu le prompt retour de Grimm, et le prompt départ d'un de ses compatriotes appelé Weinacht, ou en langue chrétienne Noël Ce Weinacht ou Noël est le miré de l'impératrice; voilà la troisième ou quatrième fois qu'il m'enivre avec d'excellents vins que nous buvons à la santé de Sa Majesté; mais je pense que puisque ceci est affaire de prières, vous feriez bien de renvoyer cette commission à mon amoureuse.

Sur ma bonne foi! Oh! l'on peut m'y laisser en toute sûreté. J'ai eu le malheur de voir mon extrait baptistaire hier, avant-hier: ah! mademoiselle Volland, que je suis vieux! Si je suis nul, je vous réponds qu'il y en a qui ont fermé boutique de meilleure heure. J'ai je n'oserais vous le dire: cet âge est effrayant!

Je remis, il y a quelques jours, entre les mains de Molé cette comédie de Voltaire[230]. Je n'en entends point parler; je crains bien qu'elle ne me revienne avec un refus.

Ma petite bonne est dans les grandes affaires: il s'agit du bouquet de son papa; ce n'est pas une bagatelle; il faut être sublime. Je traverse à grands pas le salon du clavecin, parce qu'il ne faut pas que j'entende, et je vous jure que je n'entends rien: il ne faut pas apercevoir un bouquet qui doit nous être présenté.

Ce Dialogue entre d'Alembert et moi; et comment diable voulez-vous que je vous le fesse copier? c'est presque un livre; et puis, je vous l'ai dit, il faut un commentateur.

Ni moi ni personne ne sait un mot de la maladie de M..... C'est un secret entre son médecin, sa femme et lui Je n'ai point de nouvelles connaissances, et je n'en veux point; je n'y vois rien à gagner pour soi, et tout à perdre pour ceux qui nous aiment. J'ai fait quelques voyages à la campagne de M. de Salverte: le moyen de s'y refuser?

Quelle fantaisie vous prend d'observer cette comète? Il y a près de cent ans que les comètes ne signifient plus rien.

L'abbé Le Monnier m'a donné une commission; je m'en suis bien acquitté; il m'a dit des injures, et puis je n'en ai plus entendu parler. Je ne sais ce que sont devenus M. et Mme Bouchard.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Portez-vous bien; revenez bien vite; et n'oubliez pas, le jour de la Saint-François, d'embrasser une bonne maman pour moi, avec vos bouquets. Présentez-lui mes souhaits et mon dévouement éternel. Vous revenez donc bientôt? Ah! la bonne nouvelle!


CXXVIII

Paris, le 18 octobre 1769.

Enfin, il est de retour, de mardi dernier, à ce qu'on dit; mais certains apprêts fort antérieurs, un voyage à la Briche, une santé bonne à la vérité, mais qui marquait déjà un peu de déchet, me font soupçonner un arrangement que je n'ai garde de blâmer. Il était très-naturel que nous nous vissions le mercredi; en effet, son tartare vint me dire qu'il m'attendait à onze heures; mais à cette heure-là même le carrosse de M. de Salverte devait me venir prendre pour aller passer le reste de la journée à la campagne. Je ne vous ai jamais dit un mot de ces honnêtes gens-là. M. de Salverte me paraît faible de santé, un peu vaporeux, inattendu cherchant le mot désobligeant, et heureusement ne le trouvant pas toujours; aimant le faste, la table, le bon vin, même un peu plus qu'il ne faut pour sa force. Mme de Salverte parle assez bien; est cachée, silencieuse; on la croirait fausse, à la juger sur sa physionomie; elle est certainement sèche, mais je ne la crois pas mauvaise. Pour Mme Devaisnes, c'est une des femmes ou plutôt des enfants les plus aimables qu'il soit possible de voir; de la raison, de la vivacité, de la gaieté, de la naïveté avec un peu de réflexion, une figure assez agréable, tout plein de talents; elle a tout cela et je l'aime beaucoup. J'oubliais de vous dire que M. de Salverte est très-despote et très-personnel; M. Devaisnes commence à perdre ce ton léger et charmant qu'il tenait du grand monde; soit que le séjour habituel à la campagne, soit que des pensées plus sérieuses l'aient un peu rembruni, je lui soupçonne plus d'ambition qu'il n'en montre. On arrive tard, on se met à table tout en arrivant: on mange bien, on boit encore mieux: on n'est ni bien gai, ni bien triste; on joue après dîner à des jeux d'exercice, on se promène, on cause, on se sépare toujours en souhaitant de se revoir. Le jeudi, comme je suis veuf, madame et mademoiselle étant à Sèvres, je donnai à Grimm rendez-vous chez moi; il vint de bonne heure, et nous nous séparâmes fort avant dans la nuit. Je ne vous parle pas du plaisir que nous eûmes à nous revoir, après une absence de cinq mois. Je l'aime, et j'en suis tendrement aimé. C'est tout dire. Je ne finirais pas si je m'embarquais dans l'histoire des agréments de son voyage; le roi de Prusse l'a arrêté trois jours de suite à Potsdam, et il a eu l'honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est enchanté; mais le moyen de ne pas l'être d'un grand prince, quand il s'avise d'être affable? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi, une belle boîte d'or. Cela est fort bien; le prince de Saxe-Gotha a fait encore mieux: il lui a donné un titre, je ne sais quel, et il a attaché à ce titre une pension de douze cents livres. Ajoutez à cela un ventre très-rondelet et une lace lunaire qu'il a rapportés de son voyage, et vous trouverez qu'il n'a pas tout à fait perdu son temps sur les grands chemins. Mais je crains bien que le plus précieux de ces avantages, la santé, ne soit pas de longue durée. Tout à l'heure, vous saurez pourquoi je le présume. Rendez-vous pris chez moi encore pour le lendemain, c'est ce jour-là que je lui ai remis le tablier de la boutique, avec un volume de papiers effrayant. Nous en lûmes ensemble quelques-uns; j'avais choisi les plus amusants; malgré cela, le peu d'attention qu'ils exigeaient lui avait coloré les pommettes des joues d'un incarnat de fâcheux augure; la chaise de paille le tuera, s'il ne prend garde. Je lui demandai en grâce de ménager la pacotille que je lui remettais, de manière à vivre quelque temps là-dessus. C'était en effet la meilleure récompense que je pusse obtenir de ce pénible travail; il me l'a promise; me tiendra-t-il parole? j'en doute. Il a vu sa mère qui a quatre-vingt-cinq ou six ans passés, et qui jouit de la plus belle santé et de toute sa raison. Il a vu des frères, des neveux, des nièces dont il est enchanté. Au milieu de toutes ces agréables distractions-là, il a eu la bonté de se ressouvenir de Mlle Diderot, et de lui apporter un fardeau de musique imprimée des auteurs les plus renommés, et aussi belle que de la musique gravée. J'allai hier voir ma femme et ma fille; je comptais passer la journée en tête-à-tête avec elles, et je suis tombé dans une cohue de vingt-deux personnes. Nous avions fait la partie d'aller aujourd'hui au Grandval, mais nous en avons été détournés par une compagnie qui avait choisi le même jour. Nous y allons demain mardi; nous passerons ensemble deux heures et demie en allant, et deux heures et demie très-douces en revenant; voilà ce que nous nous sommes dit, et ce qui est vrai; mais ce qui ne l'est pas moins, et ce que nous ne nous sommes pas dit, c'est que le baron s'emparera de moi. Et vous, mesdames, quand me restituerez-vous les autres absents qui me sont chers? Voilà de beaux jours que je maudis de bon cœur; je mène la vie la plus retirée; j'y suis si bien fait, qu'il m'est arrivé une fois de m'habiller et de me déshabiller tout de suite.

Je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur. Si Mlle Volland voulait être sincère, elle m'avouerait qu'elle avait oublié le jour de ma fête.


CXXIX

Paris, le 2 novembre 1769.

Je vous ai écrit deux fois, bonne amie, avant que de faire mon petit voyage du Grandval. Je vous ai parlé du retour de Grimm. Je crois vous avoir dit que sa tournée avait été d'environ deux mille cinq cents lieues; qu'il n'avait pas perdu tout son temps sur les grands chemins, quoiqu'il se fut refusé aux propositions les plus avantageuses; qu'on lui avait donné à Gotha un titre honorifique avec une pension de douze cents livres; que le duc d'Orléans lui avait permis d'accepter l'un et l'autre, et qu'enfin il était riche, s'il était modéré dans ses désirs. Je vous ai priée de remercier mon amoureuse de son baume, dont le sédiment délayé avec un peu d'eau-de-vie de lavande m'a guéri d'un bobo au sein, qui commençait à m'inquiéter par son retour opiniâtre.

Le baron m'a témoigné tant d'humeur de ce qu'après lui avoir promis d'aller vivre avec lui à la campagne, je lui avais manqué de parole; il menait une vie si déplaisante, sa femme, ses enfants, sa belle-mère me désiraient si fort, qu'il a fallu céder. J'ai donc passé dix jours au Grandval; comme on les y passe: dans la plus grande liberté, et la plus grande chère.

Je me suis presque engagé à y retourner jusqu'à la Saint-Martin, que nous reviendrons tous ensemble à Paris; à moins que je n'exécute un projet proposé de folie, dans un de ces moments où l'on est si content d'être les uns à côté des autres, qu'on se sent pressé du désir d'y rester, c'est de passer une bonne partie de l'hiver à la campagne. Je me débarrasserais là d'une multitude de besognes importunes qui me pèsent sur les épaules, et peut-être en entamerais-je quelques importantes qui me rendraient honneur et profit, et qui me conduiraient jusqu'à la fin de ma carrière; elle est bien plus avancée que je ne croyais, à moins que je ne veuille la mesurer par la santé; je suis vieux, mais il est sûr qu'il n'y paraît pas; on ne le croirait jamais, à moins que je ne révèle mon secret, ce que je ne fois pas volontiers avec les femmes que j'aime et dont je veux être aimé aussi longtemps que je pourrai leur en imposer. Mademoiselle, n'allez pas commettre cette indiscrétion-là avec mon amoureuse; elle a, je crois, la meilleure opinion de moi; je ne veux pas la perdre; laissez-lui tout le mérite qu'elle peut avoir à me résister. Vous voyez bien qu'il n'est bon ni pour elle ni pour moi de savoir qu'en renonçant à moi elle ne renonce à rien.

Voilà donc maman gaie connue moi; se portant bien comme moi; libre de toute indisposition, comme moi; jeune comme moi? Dites-lui, en lui présentant mon respect, que je m'en réjouis autant que vous.

J'ai rêvé au motif du voyage de Vialet, et voici ce qui m'a passé par la tête. Le projet de M. Deparcieux d'amener les eaux de la rivière d'Yvette au haut de l'Estrapade est arrêté. M. Perronet, qui en est chargé, n'ayant plus pour Vialet une aversion dont la cause ne subsiste plus, et sentant le besoin qu'il a de ses talents, le fait-il venir pour lui succéder dans la conduite de cette entreprise, ou mieux encore, pour remplacer Chésy à l'École, tandis que celui-ci conduira les travaux de l'Yvette? Mais alors, une autre chose qui pourrait bien arriver, c'est que le beau-frère, qui n'a pas plus de religion qu'il ne faut, trouvera plus d'avantage à lui donner sa fille qu'à Digeon, qui n'a que des espérances, et que Digeon lut éconduit.

Je suis veuf; j'arrive du Grandval; et aussitôt ma femme et ma fille partent pour aller à la campagne; elles y resteront jusqu'à dimanche prochain, que j'irai les rechercher. Si je me détermine hindi à aller passer la semaine, et faire la Saint-Martin avec le baron, au Grandval, je ne manquerai pas de vous en informer.

Le tablier de la boutique de Grimm reste encore pour jusqu'à ce qu'il soit délivré des embarras que son absence de cinq mois lui a accumulés. Ajoutez à cela que tout mon temps au Grandval s'en va à blanchir les chiffons des autres.

Je vous salue, vous embrasse, et vous présente à toutes trois les sentiments du plus sincère et du plus tendre respect. À Paris, le lendemain de la Toussaint.


CXXX

Bourbonne-les-Bains, le 15 juillet 1770.

Mademoiselle, ce n'est pas à vous que je dis, c'est à celles qui m'aiment.

Je ne suis pas venu en province pour mon amusement: je m'y attendais à beaucoup d'affaires déplaisantes, et j'y en ai trouvé plus que je n'en espérais. Nous partîmes, Grimm et moi, le même jour que vous; mais il y a toute apparence que vous n'étiez pas à moitié de votre route que la nôtre était achevée. Ç'a été l'affaire de trente-cinq heures. Grimm a dîné et soupé une fois avec nous; le lendemain de notre arrivée, il est parti pour Bourbonne; il y a passé cinq jours sans moi, trois jours avec moi; et moi, cinq jours sans lui. Je ne vous dirai rien de la santé de Mme de Meaux et de madame sa fille, que vous ne connaissez point, et qui ne peuvent vous inspirer un grand intérêt. Mais je puis vous dire des nouvelles positives de celle de M. et de Mme de Sorlières; je n'ai pas manqué un seul jour de les aller voir: c'était un si grand plaisir pour eux et une si bonne œuvre de ma part! Mme de Sorlières est fort bien; elle a de la gaieté autant que sa position lui en permet. Je ne me suis point aperçu, en comparant son visage et son humeur de Paris avec le visage et l'humeur que je lui ai vus à Bourbonne, que l'un ou l'autre eût souffert de son voyage. M. de Sorlières est à peu près tel qu'il était; il prétend que son bras a pris un peu plus de liberté; mais en vérité on le dispenserait volontiers de la preuve qu'il en donne; cela fait une peine infinie à voir; il lui faut deux bonnes minutes au moins pour porter sa main jusqu'à son menton, et c'est un long voyage pour cette main. Sans les douleurs de sa jambe et de sa cuisse, il en ignorerait l'existence. Ces douleurs sont pourtant moins aiguës; il peut monter un escalier; mais c'est une si terrible corvée que de le descendre, que s'il arrive en visite à l'heure de la promenade, on prend son parti, on le laisse par égard et l'on s'en va. Mme de Sorlières ne sort point: je ne l'ai aperçue hors de chez elle qu'une seule fois, c'était au jardin des Capucins, qui est ouvert à tous les malades. Quand je quittai Bourbonne, M. de Sorlières se disposait à s'abandonner à toutes les ressources des eaux, en les prenant à la fois en boisson, en bains et en douches. Ce qui me fâche, c'est que son embonpoint se soutient. Sa maladie est, je crois, une de celles qui ne guérissent point sans empirer. Je voudrais qu'il s'élevât subitement dans cette masse de liqueurs et de chairs une fièvre violente qui le secouât fortement.

Bourbonne est un séjour triste, le jour par la rencontre des malades, la nuit par le fracas de leur arrivée; et puis, nulle promenade, un pavé détestable, des environs arides et déplaisants; des habitants que 50,000 écus ne peuvent enrichir tous les ans, parce que les denrées de consommation en emportent les deux tiers au loin; point de vivres, même pour de l'argent; des logements très-chers; des hôtes avides qui regardent les malades comme les Israélites regardent les cailles et la manne dans le désert. J'ai passé là une partie de mon temps à m'instruire des eaux, de leur nature, de leur ancienneté, de leur effet, de la manière d'en user, des antiquités du lieu, et j'en ai fait une lettre[231] à l'usage des malheureux que leurs infirmités pourraient y conduire; et puis il ne fallait pas que des mille et une questions que le docteur Roux et mes amis ne manqueraient pas de me faire, je n'eusse réponse à aucune. Mon dessein était de ne voir personne; malgré que j'en eusse, il a fallu voir tout le monde. J'ai passé mes premiers jours à Langres dans ma famille et celle de mon gendre futur. Je disais, en arrivant, à Grimm: «Je crois que ma sœur sera bien caduque»; jugez de ma surprise, lorsqu'elle s'est élancée vers notre voiture avec une légèreté de biche, et qu'elle m'a présenté à baiser un visage de Bernardin. Toute la ville était en attente sur l'entrevue des deux frères, qui ne se sont pas encore aperçus; ce n'a pas été la faute d'allées, de venues, de pourparlers, de négociateurs mâles et femelles. La fin de tout cela c'est que les deux frères ne sont point raccommodés, et que la sœur et le frère, qui étaient bien ensemble, seront brouillés. Cela me peine beaucoup; je n'ai trouvé qu'un moyen de m'étourdir là-dessus, c'est de travailler du matin au soir; c'est ce que je fais et continuerai de faire. Votre douce solitude pourrait bien être troublée par une compagnie nombreuse: si l'abbé Le Monnier me tient parole, nous mettrons pied à terre à votre grille en même temps. Je prendrai la liberté de vous demander asile pour mon conducteur. M. et de Sorlières sont dans le dessein de vous aller voir. Je ne sortirai point d'ici sans avoir arrangé mes affaires. J'ai promis à Mme de Meaux et à M. de Sorlières de les visiter encore une fois; ils comptent peu sur ma parole; cependant je la tiendrai: c'est le sacrifice de deux jours. Je reviendrai à Langres dans le commencement de septembre, me rasseoir un moment au milieu des miens; et le 9 ou le 10, je me mettrai en chemin pour ma grande tournée. Je n'ai point oublié que c'est après-demain la fête de mademoiselle.... Je joins, mesdames, mon hommage à vos souhaits, et je vous supplie de le faire agréer. Si Mme de Blacy est persuadée de mon sincère attachement, elle ne doutera pas de l'inquiétude que j'ai sur le dérangement de sa santé: je vous prie de dire à mon amoureuse que je ne me ferai jamais à ces sortes d'alarmes; il faut pour mon bonheur, ou qu'elle se porte bien, ou que j'ignore qu'elle se porte mal. L'honneur de sa guérison serait bien capable d'abréger mon séjour ici; mais je ne croirai pas aisément que ma personne fasse un miracle que celles d'une bonne sœur et d'une maman comme je n'en connais point ne sauraient faire; elle sera guérie quand j'arriverai, et je n'aurai qu'à jouir de sa bonne santé. Croiriez-vous bien qu'au milieu de mes soucis, je n'ai pas cessé de souffrir de l'incertitude des récoltes? Il faisait des pluies continuelles; je voyais des champs couverts, et je ne savais pas si l'on recueillerait un épi Joignez à cette idée le spectacle présent de la misère. Je commence à me rassurer depuis que je vois la terre se dépouiller; et, à en juger par le soulagement que j'éprouve, il fallait que la crainte de la disette pour mes semblables entrât considérablement dans mon malaise. Maman, consolez-vous de vos mauvaises récoltes; nous aurons la soupe et le bouilli, nous boirons de la bière, et nous serons contents. Le bon dîner est celui qu'on fait avec ceux qu'on aime; et je vous aime autant que je vous respecte. Vous seriez bien aise, mademoiselle, de trouver ici un mot doux, mais votre lettre m'a fait trop de peine, pour n'en pas avoir de ressentiment: je vous aime bien; mais, par Dieu! je ne vous le dirai pas.

M. Le Gendre n'est donc plus! s'il avait voulu finir un ou deux ans plus tôt, il aurait été plus regretté. Voilà sa fille sortie du couvent et bien mariée; et son fils sur le point d'être claquemuré dans un collège. Comme tout se retourne!

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vois arriver avec joie le moment de vous embrasser. Recevez toutes trois mon respect.


CXXXI

Paris, le 12 octobre 1770.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Il faut pourtant vous rendre compte de ma mauvaise conduite. Je me remets à ce vendredi matin où je fus enlevé d'Isle entre dix et onze heures. Nous arrivâmes à Châlons sur les six heures du soir. Mme Duclos entend des chevaux, une voiture qui entre dans sa rue; elle accourt sur la porte; elle croit aller embrasser Mme de Meaux et Mme de Prunevaux, qu'elle attendait: jugez de son étonnement, lorsqu'elle me vit, moi qu'elle n'attendait pas. Je n'en fus pas moins bien reçu.

Je croyais Mme de Meaux à Bourbonne, retenue sur son lit par une maladie de femme; elle m'avait écrit à Langres que le docteur Juvet l'avait condamnée à y rester jusqu'au 25; j'allais sans savoir sa marche; elle, sans savoir la mienne; et la chose n'aurait pas été mieux quand elle aurait été concertée. À sept heures, une heure après moi, autre postillon, autres chevaux, autre voiture: c'est Mme de Meaux, Mme de Prunevaux, et un M. de Foissy, écuyer de M. le duc de Chartres, homme de trente ans, mais avec la raison, le jugement de quarante-cinq; plein d'égards, de douceur, de politesse, d'agréments et de gaieté; il avait été conduit à Bourbonne par une sciatique gagnée au service des grands. Là, il avait connu ces daines; il avait pris pour elles beaucoup de goût, elles pour lui; il avait retardé son retour pour les accompagner; il avait cédé sa chaise de poste à une des femmes de chambre; il avait pris la place vacante dans la voiture de Mme de Meaux; elles l'avaient mené à Vandœuvre chez M. de Provenchères, qu'il ne connaissait point, et dont il n'était pas connu, et où il avait été accueilli comme il le méritait; il arrivait à Châlons chez M. Duclos, qu'il ne connaissait point, et dont il n'était point connu davantage, et qui ne l'en accueillit pas moins bien.

Nous voilà donc tous à la fois à Châlons, chez M. Duclos; sa femme était vraiment folle de nous avoir. Je n'ai pas vu de ma vie une créature plus heureuse; tout ce qu'il est possible de faire pour vous rendre sa maison agréable, elle l'a fait, et avec une âme et des démonstrations qui ne se rendent pas; cela était à voir. J'ai passé à Châlons le samedi et le dimanche; j'en suis parti le lundi matin; Mme de Meaux et les autres y sont restés deux jours de plus. Le dimanche, c'était la clôture du théâtre, nous allâmes à la comédie. Celui qui fit le compliment me savait au spectacle, et me régala publiquement d'un compliment qui n'était pas trop mal fait. Vous me connaissez; jugez de mon embarras; je m'étais baissé, baissé, baissé dans la toge; peu s'en fallait que je ne fusse perdu, par pudeur, sous les cotillons des dames.

Tandis que tout dormait encore, excepté la maîtresse de la maison, on mit nos chevaux; nous déjeunâmes et nous prîmes congé; la bonne Ductos fondait en larmes; son mari en faisait autant; je pleurais aussi; et mon petit gendre était sorti, de peur que la même envie ne le prît. J'ai su que la même scène douloureuse s'était renouvelée en se séparant d'avec Mme de Meaux. Je suis arrivé ici le 26 septembre à la chute du jour; j'y serais arrivé pour dîner, si notre postillon, au sortir de Château-Thierry, n'avait pas pris la route de Soissons au lieu de prendre celle de Paris. Nous partîmes de Château-Thierry à huit heures et demie du matin, et grâce à cette erreur, forcés de revenir trois lieues sur nos pas, nous nous retrouvâmes, à quatre heures du soir, à Château-Thierry.

Je ne manque pas d'embarras journaliers et d'affaires courantes; jugez de ce que j'en ai trouvé d'accumulées après deux mois d'absence. Ma femme était en bonne santé, ma fille avait été malade, mais très-malade, elle l'était encore; elle va mieux. Pour moi, j'ai déjà perdu tout ce que j'avais ramassé d'embonpoint, de force et de gaieté sur les grands chemins. Les trois premiers jours, il me semblait vivre dans une atmosphère infecte. Je me suis donné tant de peine et de mouvement, que la machine s'est dérangée; j'ai été malade trois jours sans pouvoir sortir; cela s'est passé, et trois jours après cela m'a repris; c'est l'estomac qui périclite; ce sont les intestins qui font mal leurs fonctions. Ma fête est venue, il a fallu, pour l'amusement des autres, se prêter à une petite débauche de table.

J'allai voir, tout en arrivant, M. et Mme Digeon. Je ne trouvai que madame avec l'habit de deuil et le visage de la gaieté et de la santé. J'y causai environ deux heures. Hier, je rencontrai M. Digeon; nous nous embrassâmes fort tendrement. Je lui dis tout le bien que je pensais et que vous pensiez de toi Quelques jours auparavant, j'étais allé faire visite à Mme Bouchard; j'y passai la soirée fort gaiement; nous filmes là, elle, l'abbé de La Chau[232] et moi, de la philosophie très-folle et très-solide. Je toi trouvai bon visage. Notre arrangement pour les papillons, s'ils viennent, est tout convenu: autant de baisers que de papillons; mais pas un baiser à la même place; et comme il y aura beaucoup de papillons, j'espère qu'il n'y aura pas la largeur de l'ongle sur toute ma personne qui ne soit baisée plusieurs fois; à moins que la dame n'aime mieux racheter tant de baisers à donner pour un seul qu'elle recevra et que je placerai à mon choix J'ai été à la Briche, où M. Grimm et Mme d'Épinay se sont réfugiés contre les maçons qui démolissent le pignon sur la rue de la maison qu'occupe ou qu'occupait Mme d'Épinay, rue Sainte-Anne. À force de travailler, je suis au courant de mes affaires; ma santé et ma gaieté reviendront; quand? quand vous reviendrez. J'ai et je donne à tout le monde l'espérance que ce sera incessamment; cette espérance est si douce, que tout le monde la prend tout de suite. Je vous embrasse toutes de tout mon cœur; je commence par maman.

Ne m'accusez pas, ni elle non plus, d'avoir oublié le jour de ma naissance; ce jour-là ce fut celui de sa fête, et celui où on toi préparait au loin un joli enfant qui l'aimera, la respectera, toi restera attaché toute sa vie. Après maman, de droit, c'est mon amoureuse. Si je voulais, je ne toi dirais pas la moindre petite douceur, parce qu'elle me connaît, qu'elle est sûre de moi, et que mon éloignement, mon silence, mon absence, ne peuvent toi donner aucun souci sur mes sentiments. Pour vous, mademoiselle Volland, rendez-vous justice à vous-même, et tout sera dit; et puis vous prenant toutes les trois à la fois, je vous réitérerai ce que je vous ai promis mille fois, que vous m'êtes infiniment chères autant que jamais; que vous ne pouvez cesser de me l'être, et que j'ai résolu; oh! non; ce n'est pas une résolution, c'est un penchant très-vrai, très-ancien, toujours le même, qui me presse vers vous, auquel je ne résiste ni ne cherche à résister. Revenez, revenez et vous me trouverez tel peut-être que vous ne me supposez pas, mais tel que j'ai toujours été.

Bonjour, mes bonnes, mes tendres amies; bonjour.


CXXXII

Au Grandval, le 2 novembre 1770.

Rendons à mes amies un petit compte de ma conduite. Vous savez, mesdames et bonnes amies, ce que je suis devenu depuis le 9 d'octobre, jour de ma fête. La veille, joli concert et grand souper; j'ai fait des miennes tant qu'on a voulu; j'ai réconcilié, par occasion, deux êtres qui se méprisaient injustement, et qui, pour s'estimer, n'avaient qu'à se mieux connaître: c'est Mlle Bajon et le petit maître de ma fille. Je fis jouer un concerto à celui-ci; l'autre l'entendit, et trouva qu'il jouait comme un ange. Je fis jouer et chanter la demoiselle, à présent dame; elle chanta et joua comme un ange, et l'autre en convint. Kohaut, ce luth que je vous ai nommé quelquefois, y lut conduit par sa curiosité maligne, qui fut trompée en ne trouvant pas de quoi s'exercer. Il comptait bien boire du bon vin la veille, et faire de moi et de mes convives un bon conte le lendemain; il n'y eut pas moyen, car tout alla bien. Je me couchai à trois heures du matin; j'étais levé à six heures et demie; à onze heures, j'avais environ cinq heures de travail par devers moi; et j'étais à la Comédie-Italienne à une répétition à laquelle j'étais invité. Ma petite bonne est moins tourmentée de ses vomissements; ils se passent, ils reviennent; avec tout cela je n'en suis pas moins inquiet. Philidor me vint voir, il y a quelque temps; je fus curieux de savoir ce qu'il penserait de son talent harmonique; il l'entendit préluder pendant une demi-heure et plus; et il me dit qu'elle n'avait plus rien à apprendre de ce côté; qu'il ne lui restait qu'à manger tout son soûl, qu'à se repaître sans fin de bonne musique. Quelques jours après la Saint-Denis, je suis parti pour le Grandval, où j'ai apporté une besogne immense, et où j'en ai trouvé de la bien plus difficile à faire. J'ai commencé par celle sur laquelle je ne comptais pas. Il est impossible que l'on ne soit heureux où l'on fait le bien. J'ai fait retirer vos volumes de la chambre syndicale, avant que de quitter la ville. Je n'ai vu qu'une fois l'abbé; je ne sais s'il vous aura écrit la lettre en question; mais de retour à Paris, soyez sûres que j'y veillerai. Nous reviendrons le lendemain de la Saint-Martin tous ensemble. À présent que je suis hors de danger, et que je me porte bien, il faut que vous sachiez que j'ai pensé mourir d'une indigestion de pain; cela ne pouvait ni remonter ni descendre: j'ai gardé sur mon estomac pendant plus de quinze heures un poids effroyable qui m'étouffait, et qui ne se laissait pas ébranler par l'eau chaude, de quelque côté que je la prisse. J'en suis encore à vivre de régime, chose difficile ici, où les repas sont énormes, et où l'on désoblige sérieusement la maîtresse de la maison quand on n'use pas de la bonne chère qu'elle vous fait d'aussi bonne grâce qu'elle y en met. J'ai profité de l'extrême liberté de cette indisposition qui m'a affranchi de toutes les petites servitudes de bienséance, pour me renfermer davantage dans mon appartement, et pour travailler davantage. J'ai mis au net, pour la seconde fois, le Traité d'harmonie du petit-maître de ma fille.[233] Je vous dirai en passant que le petit Allemand, pour avoir voulu me suivre le jour de ma fête, et faire les honneurs de ma table et de son pays, en a pensé mourir. Je suis après la Mère jalouse de M. Barthe, comédie nouvelle. J'ai encore deux ou trois autres petits projets pour lesquels il me faudrait plus de temps qu'il ne m'en reste. Je m'étais si bien fait à la vie de province que je l'ai regrettée. Je suis si bien fait à la vie de campagne, qu'il ne m'en coûterait rien pour renoncer à la ville, à présent surtout que vous n'y êtes pas; combien on y a de temps, et comme on l'emploie! De ce temps que j'ai ici à profusion, j'en ai donné à Grimm quelques moments. Mous recevons de temps en temps des transfuges de Paris: l'abbé Morellet nous est venu; oh! le plaisant corps! comme je vous en amuserais, si j'en avais le temps! Il m'a laissé le seul exemplaire de son ouvrage, qui a été supprimé, contre les Dialogues de l'abbé Galiani; je ne l'ai pas encore ouvert; le Baron, qui l'a parcouru, m'a dit qu'il était plein d'amertume.

Adieu, mes amies, mes bonnes, tendres et respectables amies; ne soyez inquiètes ni de ma santé, ni de mon amitié. Écoutez bien: je ne suis ni injuste, ni fou; je vous aime et vous aimerai toute ma vie, toute la vôtre. Il faudrait, pour le mieux, mourir tous le même jour; mais comme il ne faut pas s'y attendre, je jure de rester aux deux qui auront le malheur de survivre; je jure de rester à celle qui survivra. Bonjour, mademoiselle Volland, mon cœur est le même; je vous l'ai dit, et je ne mens pas.


CXXXIII

Paris, le 20 novembre 1770.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

J'ai fait un second voyage au Grandval. J'y ai passé la vie la plus agréable; des jours partagés entre le travail, la bonne chère, la promenade et le jeu; et puis cette liberté illimitée qu'accorde la maîtresse de la maison à ses hôtes, et qu'en vérité l'on n'a pas chez soi.

Je suis revenu à Paris quatre ou cinq jours après la Saint-Martin, l'âme pleine d'inquiétude. Si j'étais homme à pressentiments, je vous dirais que j'en avais. Il est inouï tout ce que j'ai souffert depuis mon retour; sans la distraction d'un travail forcé, je crois que j'en serais devenu fou. Premièrement, une scène violente entre le Baron et moi; scène dans laquelle le tort était de mon côté. Secondement, toutes sortes de commissions déplaisantes du prince de Galitzin, de Grimm et d'autres. Troisièmement, mes attaques de néphrétique, plus faibles, mais toujours fort incommodes. Quatrièmement, et cela est à la lettre, le remords continuel de me dire perpétuellement: Il faut écrire à mes amies, elles sont inquiètes; ce silence les trouble; et d'arriver d'un jour à l'autre au lendemain sans l'avoir fait. Cinquièmement, le désagrément d'avoir donné tout mon temps, tous mes soins, toute ma peine à l'ouvrage de l'abbé Galiani, et de n'en recueillir que chagrin par une petite femme tracassière qui se mêle de tout et qui brouille tout, parce qu'elle se croit bonne à tout, et que dans le vrai, elle n'est bonne à rien. Sixièmement, l'indisposition de ma fille, qui est tourmentée par un vomissement opiniâtre, qui me désespère. Septièmement, d'avoir tout fait au monde pour prévenir un grand malheur et de n'avoir pu l'empêcher: l'homme que j'estimais s'est, il y a huit jours, cassé la tête de deux coups de pistolet; et la mienne n'en est pas encore remise.

Je pourrais ajouter un huitièmement, c'est une alarme terrible qu'on ignore ici, parce que j'ai pu seul remédier à tout: je travaille la nuit, comme vous savez; je travaillais donc, et j'étais si las de fatigue et de peine, que je me suis endormi la tête sur mon bureau; tandis que je dormais, soit que ma lumière soit tombée sur mes papiers, ou autrement, le feu a pris à tout ce qui m'environnait; la moitié des livres et des papiers qui étaient sur ma table ont été brûlés; heureusement je n'ai rien perdu d'essentiel Je me suis tu de cet accident, parce qu'un mot indiscret là-dessus aurait suffi pour ôter à jamais le repos à ma femme. J'ai si bien pris mes précautions, qu'il n'est pas resté le moindre indice de l'accident qu'elles ont couru et moi aussi.

Pardonnez-moi; recevez mes respects, plaignez-moi, et revenez toutes trois, si vous voulez voir combien vous êtes sincèrement respectées, et tendrement aimées.


CXXXIV

La Haye, le 22 juillet 1773.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Plus je connais ce pays-ci, mieux je m'en accommode. Les soles, les harengs frais, les turbots, les perches, et tout ce qu'ils appellent waterfish sont les meilleures gens du monde. Les promenades sont charmantes; je ne sais si les femmes sont bien sages; mais avec leurs grands chapeaux de paille, leurs yeux baissés, et ces énormes fichus étalés sur leur gorge, elles ont toutes l'air de revenir du salut ou d'aller à confesse. Les hommes ont du sens; ils entendent très-bien leurs affaires; ils sont bien possédés de l'esprit républicain; et cela depuis les premières conditions jusqu'aux dernières. J'ai entendu dire à un bourrelier-bâtier: «Il faut que je me hâte de retirer mon enfant du couvent; je crains qu'elle ne prenne là un peu de cette bassesse monarchique.» C'était une fille qu'il faisait élever à Bruxelles.

Je ne m'étendrai pas sur ce pays-ci; je veux avoir à vous en parler à mon aise au coin de votre foyer, lorsque j'aurai le bonheur de vous y retrouver; car j'espère que vous voudrez bien vous conserver pour vos amis; pour moi qui ai bien résolu de vous aimer toute votre vie et toute la mienne, et qui, par cette raison et beaucoup d'autres, la désire fort longue.

La princesse est revenue de son voyage. C'est une femme très-vive, très-gaie, très-spirituelle, et d'une figure assez aimable; plus qu'assez jeune, instruite et pleine de talents; elle a lu; elle sait plusieurs langues; c'est l'usage des Allemandes; elle joue du clavecin et chante comme un ange; elle est pleine de mots ingénus et piquants; elle est très-bonne: elle disait hier, à table, que la rencontre des malheureux est si douce qu'elle pardonnerait volontiers à la Providence d'en avoir jeté quelques-uns dans les rues. Nous avions un butor qui se repentait de ne s'être pas fait peindre à Paris; elle lui demanda s'il n'y était pas au temps d'Oudry[234].Elle est est d'une extrême sensibilité; elle en a même un peu trop pour son bonheur. Comme elle a des connaissances et de la justesse, elle dispute comme un petit lion. Je l'aime à la folie, et je vis entre le prince et sa femme, comme entre un bon frère et une bonne sœur.

C'est ici qu'on emploie bien son temps; point d'importuns qui viennent vous prendre toutes vos matinées; le malheur est qu'on se couche fort tard, et qu'on se lève de même. Notre vie est tranquille, sobre et retirée.

J'ai vu ici deux vieillards qui ont eu jusqu'à présent, qu'ils sont un peu sous la remise, où ils se trouvent mal et avec raison, la plus grande influence dans les affaires du gouvernement. A leur air grave, à leur ton sentencieux et sévère, en vérité il me semblait que j'étais entre les Fabius et les Régulus; rien ne rappelle les vieux Romains comme ces deux respectables personnages-là: ce sont les deux Bentink, l'un Charles Bentink, et l'autre Bentink, comte de Rhoone.

J'ai fait deux ou trois petits ouvrages assez gais[235]. Je ne sors guère; et quand je sors, je vais toujours sur le bord de la mer, que je n'ai encore vue ni calme ni agitée; la vaste uniformité accompagnée d'un certain murmure incline à rêver; c'est là que je rêve bien.

J'ai cherché des livres très-inutilement; les étrangers ont enlevé tous ceux dont j'espérais me pourvoir.

Je commence à sentir la mauvaise pièce de mon sac; c'est, comme vous savez, mon estomac; pendant le premier mois je me suis cru guéri.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Je présente mes compliments et mon respect à M. et Mme Bouchard, à M. et Mme Digeon, à M. Duval, à qui je dois de la reconnaissance pour l'intérêt qu'il prend à vos affaires et celui qu'il a bien voulu prendre aux miennes. Ne me laissez pas oublier par M. Gaschon, lorsqu'il vous apparaîtra. Je vous souhaite une prompte et heureuse fin d'affaires domestiques. Je vous suis attaché pour tant que je vivrai; et en quelque lieu que le ciel me promène, je vous y porterai dans mon cœur.


CXXXV

La Haye, ce 13 août 1773.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Est-ce que vous avez résolu de me désespérer? Il y a un siècle que je n'ai entendu parler de vous; par hasard, est-ce que vous n'auriez pas reçu ma dernière lettre? Mademoiselle, si vous saviez toutes les visions cruelles qui m'obsèdent, vous vous garderiez bien de les laisser durer; dites-moi seulement que vous vous portez bien, et que vous m'aimez: que je voie encore une fois de votre écriture.

Eh bien, mes amies, le sort est jeté: je fais le grand voyage; mais rassurez-vous.

M. de Nariskin, chambellan de Sa Majesté Impériale, me prend ici à côté de lui dans une bonne voiture, et me conduit à Pétersbourg doucement, commodément, à petites journées, nous arrêtant par tout où le besoin de repos ou la curiosité nous le conseillera. M. de Nariskin est un très-galant homme, qui a pris à Paris pour moi beaucoup d'estime et d'amitié; il s'est fait, dans une contrée barbare, les vertus délicates d'un pays policé: elles lui appartiennent. Ce n'est pas tout; au mois de janvier prochain, une autre bonne voiture, où je m'assiérai à côté du frère du prince de Galitzin et de sa femme qui font le voyage de France, me déposera au coin de la rue Taranne. J'aurais peut-être un jour du regret d'avoir négligé un voyage que je dois à la reconnaissance.

Bonjour, madame de Blacy; je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Bonjour, madame Bouchard; je vous salue et vous embrasse aussi. Adieu, bonne amie; adieu, mademoiselle Volland. Dans quatre jours je serai en chemin pour Pétersbourg. Faites des vœux pour vous et pour moi La différence des degrés de latitude ne changera rien à mes sentiments; et vous me serez chère sous le pôle, comme vous me l'étiez sous le méridien de Cassini.

Ne vous inquiétez point; ne vous affligez pas; conservez-vous. Nous serons un peu plus éloignés que quand vous partiez de Paris pour Isle; mais notre séparation sera moins longue; et nos cœurs ne cesseront pas de se toucher. Accordez à des circonstances importantes ce que vous accordiez à la nécessité d'accompagner une mère chérie dans une terre qui faisait ses délices. Je sais qu'il est dur d'être privé à la fois de tous ceux que nous aimons; mais, ma bonne, ma tendre amie, nous nous reverrons! Si vous m'écrivez, adressez, à La Haye, vos lettres au prince de Galitzin, qui me les fera passer à Pétersbourg.

Je vous salue; je vous serre entre mes bras; j'ai l'âme pleine de douleur; une seule espérance me soutient, c'est celle de retrouver une femme que j'aime, et de lui ramener un homme dont elle a toujours été tendrement aimée. Madame Bouchard, je vais dans une contrée où je songerai à votre goût pour l'histoire naturelle, et à la douceur des baisers en croix; j'en aurai quelques-uns si Dieu me prête vie; mais ce ne sera pas dans les premiers huit jours; j'espère que vous voudrez bien abandonner mes joues à Mlle Volland et à Mme de Blacy; elles seront si aises de me revoir!

Bonjour, toutes; songez toutes à moi; parlez-en; dites-en du bien, dites-en du mal: pourvu que vous en parliez avec intérêt je serai satisfait. Je vous réitère mes tendres et sincères amitiés. Ne vous attendez, de Pétersbourg, qu'à des généralités. Nous ferons le carnaval ensemble: je vous le promets. Adieu, adieu.

J'espérais trouver Grimm à Pétersbourg, à la suite de la princesse d'Armstadt dont une des fêles va épouser le grand-duc; tout a été dérangé, et le temps de cette fête et le voyage de Grimm; je n'ai pas appris cette nouvelle sans chagrin.


CXXXVI

Pétersbourg, le 20 décembre 1773.

MADEMOISELLE ET BONNE AMIE,

Après avoir été tourmenté des eaux de la Néva pendant une quinzaine, j'ai repris le dessus; je me porte bien. Je suis toujours dans la même faveur auprès de Sa Majesté Impériale. J'aurai fait le plus beau voyage possible quand je serai de retour. Nous partirons, Grimm et moi, dans le courant de février. Je vous salue et vous embrasse aussi tendrement que jamais. Mille tendres compliments à Mme de Blacy, mon amoureuse, et à M, et Mm Bouchard, à l'abbé Le Monnier et à M. Gaschon. Combien nous en aurons à dire au coin de votre foyer!

Pétersbourg, le 29 décembre 1773; c'est la veille du jour l'an. Le reste s'entend.


CXXXVII

La Haye, le 8 avril 1774.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Après avoir fait sept cents lieues en vingt-deux jours, je suis arrivé à La Haye, le 5 de ce mois, jouissant d'une très-bonne santé, et moins fatigué de cette énorme route que je ne l'ai quelquefois été d'une promenade. Je vous reviens comblé d'honneurs. Si j'avais voulu puiser à pleines mains dans la cassette impériale, je crois que j'en aurais été fort le maître; mais j'ai mieux aimé faire taire les médisants de Pétersbourg et me faire croire des incrédules de Paris. Toutes ces idées qui remplissaient ma tête en sortant de Paris se sont évanouies pendant la première nuit que j'ai passé à Pétersbourg. Ma conduite en est devenue plus honnête et plus haute. N'espérant rien et ne craignant rien, j'ai pu parler comme il me plaisait. Quand aurons-nous la douceur de nous revoir? Peut-être sous quinzaine; peut-être aussi beaucoup plus tard. L'impératrice m'a chargé de l'édition des Règlements de ses nombreux et utiles établissements. Si le libraire hollandais est un arabe, à son ordinaire, je le plante là, et je viens imprimer à Paris. Si j'en puis obtenir un traitement raisonnable, je reste jusqu'à la fin de ce cette tâche qui ne sera pourtant pas éternelle. Quoique la saison ait été si belle que, soumise à nos ordres, elle ne l'aurait pas été davantage; que nous ayons eu les plus belles journées et les routes les meilleures, cela n'a pas empêché que nous n'ayons laissé en chemin quatre voitures fracassées. Quand je me rappelle le passage de la Dwina, à Riga, sur des glaces entr'ouvertes d'où l'eau jaillissait autour de nous, qui s'abaissaient et s'élevaient sous le poids de notre voiture, et craquaient de tous côtés, je frémis encore de ce péril. J'ai pensé me briser un bras et une épaule en passant dans un bac à Mittau où une trentaine d'hommes étaient occupés à porter en l'air notre voiture au hasard de tomber et de nous précipiter tous pêle-mêle dans la rivière. Nous avons été forcés à Hambourg d'envoyer nos malles à Amsterdam, par un chariot de poste; une voiture un peu chargée n'aurait jamais résisté à la difficulté des chemins.

Je suis chez le prince de Galitzin, dont vous pouvez concevoir la joie en me revoyant par celle que vous ressentirez ou un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Je crois déjà vous avoir dit qu'après m'avoir fait l'accueil le plus doux, permis l'entrée de son cabinet tous les jours depuis trois heures jusqu'à cinq ou six, l'impératrice a bien voulu souscrire à toutes les demandes que je lui ai faites en prenant congé d'elle: je lui ai demandé de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, lui faisant remarquer qu'un philosophe ne voyageait pas en grand seigneur; elle me l'a accordé; je lui ai demandé une bagatelle qui tirait tout son prix d'avoir été à son usage; elle me l'a accordée, et accordée avec une grâce et des marques de l'estime la plus distinguée. Je vous raconterai cela, si ce n'est pas déjà une affaire faite. Je lui ai demandé un des officiers de sa cour pour me remettre sain et sauf où je désirerais, et elle me l'a accordé, ordonnant elle-même la voiture et tous les apprêts de mon voyage.

Mesdames et bonnes amies, je vous jure que cet intervalle de ma vie a été le plus satisfaisant qu'il était possible pour l'amour-propre. Oh! parbleu, il faudra bien que vous m'en croyiez sur ce que je vous dirai de cette femme extraordinaire! Car mon éloge n'aura pas été payé, et ne sortira pas d'une bouche vénale. Je vous salue, vous embrasse, et vous présente mon tendre respect. Vous êtes bien injustes si vous ne croyez pas que je vous rapporte les mêmes sentiments que j'avais en me séparant de vous; ce n'est pas mon cœur, ce seront vos âmes qui seront changées.

Je présente mon respect à Mme Bouchard. Si vous voyez M. Gaschon, rappelez-moi à son souvenir. Mademoiselle, je vous embrasse de tout mon cœur. Mais, est-ce que votre santé n'est pas rétablie?


CXXXVIII

La Haye, le 15 juin 1774.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Ce n'est pas un voyage agréable que j'ai fait; c'est un voyage très-honorable: on m'a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C'est sous ce titre que je me regarde, lorsque je compare les marques de distinction dont on m'a comblé, avec ce que j'étais en droit d'en attendre pour mon compte. J'allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite; et voici ce que je m'étais dit: Tu seras présenté à l'impératrice; tu la remercieras; au bout d'un mois, elle désirera peut-être de te voir; elle te fera quelques questions; au bout d'un autre mois, tu iras prendre congé d'elle, et tu reviendras. Ne convenez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Pétersbourg?

Là, tout au contraire, la porte du cabinet de la souveraine m'est ouverte tous les jours, depuis trois heures de l'après-midi jusqu'à cinq, et quelquefois jusqu'à six. J'entre; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m'accordez; et en sortant, je suis forcé de m'avouer à moi-même que j'avais l'âme d'un esclave dans le pays qu'on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l'âme d'un homme libre dans le pays qu'on appelle des esclaves.

Ah! mes amies, quelle souveraine! quelle extraordinaire femme! On n'accusera pas mon éloge de vénalité, car j'ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence; il faudra bien qu'on m'en croie, lorsque je la peindrai par ses propres paroles; il faudra bien que vous disiez toutes que c'est l'âme de Brutus sous la figure de Cléopâtre; la fermeté de l'un et les séductions de l'autre; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l'expression; un amour de la vérité porté aussi loin qu'il est possible; la connaissance des affaires de son empire, comme vous l'avez de votre maison: je vous dirai tout cela, mais quand? Ma foi, je voudrais bien que ce fut sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Pétersbourg à La Haye; mais Sa Majesté Impériale et le général Betzky, son ministre, m'ont chargé de l'édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l'instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets. J'irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je ne sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu'ils peuvent l'être de me revoir. Sachez, en attendant, qu'il s'est fait trois miracles en ma faveur: le premier, quarante-cinq jours de beau temps de suite, pour aller; le second, cinq mois de suite dans une cour, sans y donner prise à la malignité; et cela, avec une franchise de caractère peu commune et qui prête au torquet des courtisans envieux et malins; le troisième, trente jours de suite d'une saison dont on n'a pas d'exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées: nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu! Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m'avait données; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé, que je me flatte de cette espérance. Je compte beaucoup sur les soins de Mme de Blacy, et sur ceux de Mme Bouchard; je les salue et les embrasse toutes deux. Mme Bouchard, qui ne pardonne pas aisément une bagatelle, me permettra apparemment de garder un long et profond ressentiment d'un mal qui ne m'a pas encore quitté. La première fois que vous verrez M. Gaschon, dites-lui que si son affaire n'est pas faite, ce n'est pas que je l'aie oubliée; les circonstances n'étaient guère propres au succès dans un pays où la souveraine calcule. J'ai vu Euler, le bon et respectable Euler, plusieurs fois: c'est l'auteur des livres dont votre neveu a besoin. J'espère qu'il sera satisfait. La princesse de Galitzin en avait fait son affaire avant mon départ, et depuis mon arrivée, le prince Henri s'en est chargé. Vous me direz: Pourquoi se reposer sur d'autres de ce qu'on peut faire soi-même? C'est que l'édition d'un des volumes publiés à Pétersbourg est épuisée, et que l'édition de l'autre volume s'est faite à Berlin, où je n'ai pas voulu passer, quoique j'y fusse invité par le roi. Ce n'est pas l'eau de la Néva qui m'a fait mal, c'est une double attaque d'inflammation d'entrailles en allant; ce sont des coliques et un mal effroyable de poitrine causés par la rigueur du froid à Pétersbourg, pendant mon séjour; c'est une chute dans un bac à Mittau, à mon retour, qui ont pensé me tuer; mais la douleur de la chute et les autres accidents se sont dissipés; et si votre santé était à peu près aussi bonne que la mienne, je serais fort content de vous.

J'avais laissé Grimm malade à Pétersbourg; il est convalescent et au moment de son retour; il revient l'âme navrée de douleur: la landgrave de Darmstadt, qu'il avait accompagnée, son amie, la mère de la grande-duchesse, vient de mourir. Je ne saurais vous dire l'étendue de la perte qu'il fait en cette femme. Ma fille m'apprend que, pendant mon absence, vous avez eu quelque bonté pour elle; je vous en fois bien mes remerciements. Ne craignez rien pour ma santé; nous nous retirons de bonne heure, nous ne soupons presque pas. Je n'ai pas encore le courage de travailler; il faut laisser le temps à mes membres disloqués de se rejoindre; c'est l'affaire du sommeil; aussi, depuis mon retour, je dors huit à neuf heures de suite. Le prince a son travail politique; la princesse mène une vie qui n'est guère compatible avec la jeunesse, la légèreté de son esprit, et le goût frivole de son âge; elle sort peu; ne reçoit presque pas compagnie, a des maîtres d'histoire, de mathématiques, de langues; quitte fort bien un grand dîner de cour pour se rendre chez elle à l'heure de sa leçon, s'occupe de plaire à son mari; veille elle-même à l'éducation de ses enfants; a renoncé à la grande parure; se lève et se couche de bonne heure, et ma vie se règle sur celle de sa maison. Nous nous amusons à disputer connue des diables; je ne suis pas toujours de l'avis de la princesse, quoique nous soyons un peu férus tous deux de l'antiquomanie, et il semble que le prince ait pris à tâche de nous contredire en tout: Homère est un nigaud; Pline, un sot fieffé; les Chinois, les plus honnêtes gens de la terre, et ainsi du reste. Comme tous ces gens-là ne sont ni nos cousins, ni nos intimes, il n'entre dans la dispute que de la gaieté, de la vivacité, de la plaisanterie, avec une petite pointe d'amour-propre qui l'assaisonne. Le prince, qui a tant acquis de tableaux, aime mieux avouer qu'il ne s'y connaît pas que d'accorder le mérite de s'y connaître à aucun amateur.

Bonjour, mes bonnes amies; agréez mon tendre respect, et me croyez tout à vous, comme j'étais et je serai toute ma vie.


CXXXIX

La Haye, le 3 septembre 1774.

MESDAMES ET BONNES AMIES,

Mes caisses ont été embarquées hier pour Rotterdam; il ne me reste ici de butin que ce qu'on enferme dans un sac de nuit pour un voyage de cinq à six jours.

Le prince et la princesse de Galitzin font tout leur possible pour me retenir jusqu'à la fin du mois; ils prétendent que je devrais attendre, à côté d'eux, la dernière résolution de la cour de Russie sur un projet dont l'impératrice même a fixé l'accomplissement dans le courant de ce mois; mais il n'en sera rien; l'édition de son ouvrage n'est pas encore achevée; j'ai accordé dans ma tête une huitaine à l'imprimeur; passé ce terme, finira la besogne qui voudra. Malgré toutes les attentions de mes hôtes, malgré la beauté du séjour de La Haye, je sèche sur pied; il faut que je vous revoie tous. Qui m'aurait dit, lorsque je partis de Paris, qu'un voyage que j'imaginais de cinq à six mois serait presque trois fois plus long? Je lui aurais bien répondu qu'il en aurait menti par sa gorge. Enfin, je vais regagner mes foyers pour ne les plus quitter de ma vie: le temps où l'on compte par année est passé, et celui où il faut compter par jour est venu; moins on a de revenu, plus il importe d'en faire un bon emploi J'ai peut-être encore une dizaine d'années au fond de mon sac. Dans ces dix années, les fluxions, les rhumatismes, et les restes de cette famille incommode en prendront deux ou trois; tâchons d'économiser les sept autres pour le repos et les petits bonheurs qu'on peut se promettre au delà de la soixantaine. C'est mon projet dans lequel j'espère que vous voudrez bien me seconder. J'avais pensé que les fibres du cœur se racornissaient avec l'âge; il n'en est rien; je ne sais si ma sensibilité ne s'est pas augmentée: tout me touche, tout m'affecte; je serai le plus insigne pleurnicheur vieillard que vous ayez jamais connu. Adieu, mesdames et bonnes amies; encore un petit moment et nous nous reverrons. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Madame de Blacy, on dit que, pendant mon absence, quelqu'un m'a coupé l'herbe sous le pied. Si vous êtes restée ce que vous étiez, vous auriez tout aussi bien fait de me garder. Si vous vous êtes départie de la rigidité de vos principes, je vous félicite de votre perversion et de votre inconstance. Comme je vais être baisé de Mme Bouchard si elle a conservé son goût pour l'histoire naturelle! J'ai des marbres, et tant de baisers pour les marbres; j'ai des métaux, et tant de baisers pour les métaux; des minéraux, et tant de baisers pour les minéraux. Comment fera-t-elle pour acquitter toute la Sibérie? Si chaque baiser doit avoir sa place, je lui conseille de se pourvoir d'amies qui s'y prêtent pour elle: mes baisers, comme vous pensez bien, seront les plus petits que je pourrai; mais la Sibérie est bien grande. Vous auriez fait la même faute que moi, si vous m'aviez laissé oublier de M. et Mme Digeon. Dites encore un petit mot de moi à M. Gaschon, si vous le revoyez avant moi. Il n'aura pas encore résigné sa charge de satellite du plaisir, la plus excentrique de toutes les planètes, qui le promène avec elle sur toutes sortes d'horizons. Adieu, mes bonnes amies; adieu; je reparaîtrai bientôt sur le vôtre, et pour ne plus m'en éloigner.

FIN DES LETTRES A MADEMOISELLE VOLLAND.


NOTES

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