Louise et Barnavaux
III
L’ODYSSÉE
Voilà pourquoi, le jeudi suivant, je n’oubliai pas d’aller le rejoindre, vers dix heures, à l’Université Populaire. C’est dans un vieux pavillon à moitié ruiné, au fond d’un reste de jardin où trois ou quatre acacias agonisent, leurs troncs tout gercés de misère, leur feuillage tout pâle d’anémie ; car des maisons modernes ont poussé autour d’eux, poussé bien plus haut que leurs cimes rogneuses, meurtries de coups de serpe. Mais ils sont beaux tout de même, tristement, à force d’énergie à ne pas vouloir mourir. Et dans la maison, au siège de l’U. P., comme ils disent, on ne voit rien que les signes d’une pauvreté un peu farouche : une bibliothèque pleine de brochures dépareillées, une chambre qui sent mauvais, et s’appelle un dispensaire, sans doute à cause de quelques fioles égarées sur une étagère ; et enfin une pièce plus grande, qu’une estrade de quelques planches et un rideau passé sur une tringle permettent de transformer en salle de théâtre. Ce samedi, une affiche l’annonçait, M. Ledoux, professeur de l’Université, faisait sa troisième et dernière conférence sur l’Odyssée. Et ils étaient tous là, les habitués de la maison, pour écouter la conférence : les petits ménages de rentiers pusillanimes, à la fois furieusement anticléricaux et stupidement conservateurs, qui fréquentent toujours, et de fondation, les réunions les plus révolutionnaires : phénomène qui semblerait incompréhensible, si l’on ne songeait qu’il s’agit seulement d’économiser les quatre sous de pétrole d’une veillée à domicile ; les pauvres vieilles femmes qui vont à ces parlotes comme elles iraient à l’église, parce qu’elles continuent à avoir besoin d’une église, d’un lieu où on écoute, avec un respect qui repose, des paroles qu’on ne comprend pas : quelques belles filles aussi, devenues un peu anarchistes par genre et vertueuses à leur manière, qui est sublime, après tout : car demeurer vierge et solitaire, ce n’est peut-être pas si difficile que d’accepter l’amour et la maternité, et de continuer à travailler pour vivre ; et quelques jeunes gens qui commençaient à se croire révolutionnaires et antipatriotes, figures de calvinistes modernes, désintéressés, farouches, ardents et durs. L’un d’eux était resté dans la bibliothèque, durant la conférence. Me penchant au-dessus de sa tête, je vis qu’il prenait patiemment des notes sur un volume dépareillé de Jomini, acheté chez un bouquiniste.
— Oui, me dit-il, levant sur moi des yeux brûlants ; on est antimilitariste ; mais il faudra bien savoir faire la guerre, un jour, contre les bourgeois !
Et ça me fit plaisir, vous savez, que cet enfant qui se croyait anarchiste et antipatriote ne rêvât au fond que d’être meneur d’hommes en armes, batailleur et victorieux ! L’essentiel, c’est d’aimer la guerre, il n’y a que ça de sain. Peu importe l’ennemi.
Et pendant ce temps le conférencier continuait à parler, convaincu lui aussi de son apostolat, orgueilleusement fier de « descendre vers le peuple », et montrant à chaque mot qu’il le comprenait cent fois moins bien que le moindre petit vicaire de paroisse ayant six mois de service, ou même n’importe quel sous-officier après huit jours de grandes manœuvres. Il parlait, il parlait toujours. Il disait des choses excessivement intéressantes et parfaitement incompréhensibles. Il décrivait un palais mycénien, à propos des Phéaciens ; il expliquait pourquoi Hermès s’appelait « le Messager tueur d’Argos », et enfin il pleura presque en parlant du miracle grec, qui est que les Grecs ont fait de la beauté sans que personne sache pourquoi. Quand il eut fini de pleurer, il s’arrêta : c’était son dernier effet, de pleurer.
Et alors, excepté lui et les petits rentiers, tout le monde alla chez le marchand de vin. C’est là qu’elle se tient, la véritable université populaire : chez le marchand de vin. J’y allai aussi, moi.
Une des belles filles qui nous avaient accompagnés prit une cerise à l’eau-de-vie. Elle prononça d’un air pensif :
— Il a dit que c’était très beau, cette chose-là… l’Odyssée. Mais personne ne peut comprendre pourquoi c’est beau. On n’y voit pas clair. L’autre jour on avait lu Paul et Virginie, il y a un naufrage, la petite se noie… j’en ai encore un frisson dans le dos, c’est chic, ça, c’est très chic. Mais l’Odyssée ! Même les noms, on ne peut pas les retenir.
Le petit anarchiste qui avait pris des notes sur Jomini haussa les épaules. Il affectait de n’assister qu’aux cours de chimie et de sciences exactes : les pauvres ne doivent même pas savoir qu’il y a de la beauté. C’est amollissant. Ils ont besoin de haïr, de se battre, et de prendre, voilà tout. Mais Barnavaux dit en cherchant ses mots :
— Moi, je crois que j’ai compris cette histoire-là, celle d’Ulysse. C’est trop long comme on nous l’a racontée ; tout se complique, parce que c’est un voyage : en voyage il arrive toujours des choses qui ne devraient pas arriver, on se perd, on s’y perd. Mais le fond, c’est si clair !
— Qu’est-ce qui est clair, Barnavaux ? demandai-je.
— Vous le savez mieux que moi, fit-il, d’un air embarrassé. Ulysse, c’est un soldat qui s’ennuie après sa femme. Voilà toute l’histoire. Je comprends bien comment ça c’est passé, parce que ça se passe toujours comme ça. Il s’en était allé très loin, faire la guerre à des gens qui ne parlaient pas sa langue, des sauvages, des types qu’on a le droit de piller, et dans toutes les escales, au retour, il y en avait d’autres que la sienne, des femmes, qui l’arrêtaient.
» Il y a eu d’abord la grande dame, celle qui vivait au fond d’une grotte magique, dans une île, et qui était si riche, et qui était si belle. Et il avait trouvé ça bon d’abord, Ulysse, l’amour d’une grande dame. Elle lui donnait tout ce qu’il y a de meilleur pour manger, du vin tous les soirs. La dame avait de beaux cheveux, elle l’aimait. On le voit bien qu’elle l’aimait, quand elle se fâche contre ceux qui lui disent : « Renvoie-le, il ne peut pas rester ici. » Mais lui, j’ai bien entendu sa pensée : il dormait contre elle, et ne l’aimait pas ! Son pays n’était pourtant pas si beau que le pays de la dame. Chez la dame il y avait des rivières très fraîches, des prairies, des peupliers, des champs de violettes. Ah ! vous ne savez pas comme c’est rare, de l’eau, et des arbres, et de l’herbe bien verte, au milieu de la mer ! J’ai été en Crète ; je sais comme il brûle là-bas, le soleil ! Alors la dame lui mettait les bras autour du cou, elle lui disait : « Je t’ai toujours donné tous tes souhaits et jamais tu ne verras une femme plus jolie. Reste avec moi. Ailleurs trouveras-tu rien de pareil ? » Mais il répondait : « Vous êtes trop haute pour moi. Là-bas, voyez-vous, j’ai une femme qui sera toujours ma vraie femme : quand je lui parle, elle obéit ! » Voilà pourquoi, à la fin, il s’est sauvé sur un radeau. Il a dû avoir très peur, sur le radeau, en pleine mer. Quand on est dans une trop petite barque, les vagues ont toujours l’air de vous écraser, on est au-dessous d’elles, elles noircissent, elles s’embrouillent, elles se gonflent ; on dirait le poil des buffles, à l’endroit où il s’emmêle, au-dessus du garrot, près du cou.
— … Poséidôn aux cheveux bleus ! murmurai-je.
Barnavaux ne comprit pas. Il me regarda d’un air étonné, et poursuivit :
— Alors il a fait naufrage, devant une autre île, et il a trouvé une autre femme, qui valait mieux que la première. Ah ! celle-là ! Voyez-vous, je suis sûr qu’elle a été sa vraie tentation, et c’est pour ça qu’il n’a pas osé le dire et elle l’a bien senti dans son cœur. Pensez : il était déjà devenu presque vieux, et elle était toute jeune, et il l’avait vue nue, jouant à la balle, sous des arbres couleur d’argent, près d’une rivière ; et elle aussi l’avait vu nu, dans sa force ; elle avait compris alors que c’était un chef, un homme que ses parents avaient su élever comme il faut : il n’y a que chez les sauvages, moi je le sais, qu’on connaît les actions qui sont décentes quand on est nu ; et lui, Ulysse, il a su se conduire. Voilà pourquoi cette fille…
— Nausicaa, dis-je.
— Oui, Nausicaa… elle a reconnu que c’était un noble, un chef à qui on avait appris les usages ; les esclaves ne savent pas qu’ils sont nus, parce qu’on ne les regarde jamais… Ils se sont aimés, c’est sûr, et avoir conquis l’amour d’une petite fille, pour un homme fort, c’est comme une victoire ! C’est criant, c’est haut, c’est à faire pleurer de joie. Pourtant il ne lui a rien dit, et elle, alors, n’a rien osé lui dire, excepté : « Quand tu seras dans ton pays, souviens-toi de moi. » Et lui n’a fait que répondre : « Je penserai à toi comme à la Vierge ! »
Ce n’est pas tout à fait le texte. Il y a dans Homère : « Comme à une déesse, je t’adresserai des vœux. » Mais Barnavaux ne voyait pas la différence. Il chercha seulement ses mots, encore une fois.
— Alors, il est reparti. Je sais très bien comment est faite son île. On nous a lu qu’il disait : « Elle sort de la mer, du côté de la nuit. » Je comprends ! Quand j’étais là-bas, en Extrême-Orient, c’est comme ça que je voyais la France : un pays placé derrière le côté du ciel où le soleil tombe. Quand on a voyagé on sait les formes que prend la terre. Il est reparti, Ulysse, pour se battre contre les canailles qui voulaient sa femme, pour risquer la mort, lui qui aurait été si heureux ailleurs, s’il avait voulu. Mais il ne pouvait pas vouloir. Il avait beau faire, il ne voyait que cette femme-là au monde, la sienne, parce que la première elle avait fait son lit, allumé la lumière dans sa chambre, et le feu dans son âtre, et que non seulement elle parlait sa langue, mais que les mots, tous les mots avaient le même sens pour elle et pour lui.
Barnavaux respira, fatigué d’avoir parlé si longtemps, sur un sujet si difficile. Chacun paya son écot, même les dames, parce que c’était une règle dans la société. On se leva. Une des belles filles, en corsage rose léger, effleura d’un bras nu le cou de Barnavaux. Alors il la prit par la taille, et je vis que ce soldat qui en avait tant vu, dans tant de pays, n’avait pensé à tout ça que parce qu’il pensait à elle. La fille frissonna comme une grande chatte. Sur la route noire, lui, qui l’enlevait, avait l’air d’un tigre maigre.