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Louise et Barnavaux

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PIERRE-CÉSAR

Louise accoucha d’un garçon, le 12 février dernier, au pavillon Baudelocque. Barnavaux fut prévenu dès le lendemain et il m’avertit. Seulement il fallut attendre le jour où les visites sont autorisées, pour aller la voir avec lui. Je ne compris pas d’abord pourquoi : puisqu’il était le père, n’est-ce pas ?…

A dix heures du matin, je l’attendis à la station de Port-Royal, sur l’avenue de l’Observatoire. Le pavillon Baudelocque, c’est presque en face, il n’y avait pas loin à aller, ça se trouvait bien ! Et je le vis arriver rasé de frais, la moustache relevée au fer, « roulée en dessous », astiqué comme pour une revue, et l’air assez grave, bien que joyeux. Ça lui faisait de l’impression, d’avoir un fils, et il ne le cachait pas.

A la porte du pavillon, Barnavaux demanda au concierge :

— Madame Collot, s’il vous plaît ?

Je le regardai, un peu étonné, mais le concierge comprit tout de suite. Il répondit sans hésiter :

— A droite, salle C, service du docteur Motte.

Nous trouvâmes sans difficulté. Ces édifices clairs, bas sur le ciel, étaient frais et presque jolis. Et Louise était là, couchée dans un lit candide, la figure pâle, mais bien reposée, ses cheveux bruns cachés sous un bonnet blanc, et tout ce qu’il lui fallait au-dessus de sa tête, sur une console de verre. Il n’y avait que le numéro qui fût un peu vexant. Ça doit être embêtant, pour un malade, de n’être qu’un numéro : on est des Français, on a un nom, à la mairie et dans sa rue. Mais Barnavaux était raisonnable. En voyant les dix-huit couchettes qui remplissaient la pièce, et en pensant aux autres, dans les autres bâtiments, il se dit qu’il fallait quelque chose comme une comptabilité, pour s’y reconnaître. Et puis la caserne et les hôpitaux, ça l’avait habitué.

Dans un petit berceau léger, près du traversin, à droite, le nouveau-né dormait à poings fermés. Il avait de drôles de petits ongles, très fins, et si propres ! Barnavaux considéra les siens, qui étaient noirs et tout cassés, naturellement. Cette petite chose vivante, qui n’eût pas été là sans lui, l’embarrassait. C’est bien différent d’avoir pensé à une chose et de la voir ; et d’ailleurs on ne s’imagine jamais comment c’est en réalité. Mais il l’embrassa tout de même, et il embrassa Louise, sur le front.

— Ça s’est bien passé ? demanda-t-il.

— Moi, dit Louise avec orgueil, je suis comme maman. Maman, le temps d’aller chercher un seau d’eau à la fontaine, et ça y était !

Dans son cœur, il y avait le contentement naïf, non seulement de continuer la race, mais de perpétuer ses qualités. Elle ajouta d’un air sage :

— C’est une veine, ça c’est une veine… Il y en a une, ici, qui a crié cinquante heures. Une boucherie, c’était, une vraie boucherie !

Pourtant, elle donna des détails sur elle aussi, parce que toutes les femmes aiment à parler de ça, comme les soldats de leurs campagnes ; et alors c’était une espèce de satisfaction que Barnavaux comprenait bien. Il avait apporté deux oranges, qu’il tripotait dans leur papier de soie, et je ne sais quoi de mystérieux, caché dans une petite boîte en carton moiré, avec le nom d’un horloger de Palaiseau sur le couvercle.

— Le voilà, fit-il timidement… Tu m’avais toujours dit que tu en voulais un pour lui. Alors…

Elle ouvrit la boîte, avec cette précipitation ravie que mettent toutes les femmes à regarder les bijoux : c’était, au bout d’un collier de corail, un petit cœur d’or, gravé d’une croix.

— C’est bien de l’or, demanda-t-elle, c’est de l’or vrai ?…

— Oui, dit Barnavaux fièrement, veux-tu que je lui passe ?

Elle accepta, les yeux brillants, Barnavaux souleva la petite tête ridée. Louise recommandait :

— Ne lui fais pas de mal !

Non, il ne lui faisait pas de mal. Il avait du respect, des précautions parce que cette nuque toute rouge, et ce cou de poulet, ça n’était pas solide, bien sûr — et c’était à lui ! Il laissa ce beau cœur en or luire par-dessus la couverture du berceau, pour la magnificence. C’était Louise qui avait toujours souhaité cet ornement pour son petit, et Barnavaux ne s’en était pas étonné : il avait vu tant de fétiches ! Moi, je pensais à la bulle d’or des Romains enfants.

Tout à coup, dans l’un des dix-huit berceaux, un des nouveau-nés commença de vagir : un vilain miaulement aigu, comme celui d’un chat. Puis ce fut un autre, et encore un autre, enfin tous ceux de la salle, et le petit de Louise lui-même. Ça faisait mal aux oreilles, de les entendre, quand on n’en avait pas l’habitude.

— C’est toujours comme ça, expliqua Louise, d’un air savant. Quand il y en a un qui se réveille, de ces moucherons, tous les autres font la même chose.

Et elle présenta le sein à l’enfant, qu’une garde venait de lui mettre dans les bras, et qui se tut : dans le fourreau de ses langes, il avait l’air d’une bouteille qui se remplit.

— Il n’est pas cher à nourrir pour le moment, dit Louise… C’est plus tard qu’il coûtera, quand on lui donnera le biberon… Et moi ça me fait plaisir. C’est curieux, comme ça fait plaisir. Figure-toi qu’il y en a des tas ici, surtout quand elles ne connaissent pas le père, elles ne veulent rien savoir, pour garder le petit. Elles crient : « Qu’on m’en débarrasse ! qu’on le donne à l’Assistance ! » On ne leur dit rien, mais quand les seins commencent à leur faire mal, on leur passe le gosse, et si elles lui laissent prendre une seule sucette, elles ne veulent plus s’en séparer : c’est fini. Je comprends ça !…


… Huit jours après ses couches elle regagna son petit logement de la rue du Faubourg-Saint-Jacques pour s’y reposer une semaine encore, bien qu’elle n’en eût besoin d’aucune façon, affirmait-elle. Et quand je dis « se reposer », c’est le mot qu’elle employa. Mais, pour quitter Baudelocque, elle refusa même le fiacre que je lui offrais, donnant pour motif, d’abord que c’était trop près, sa maison, ensuite, « qu’il n’y avait pas de bagages ». Cet argument me laissa déconcerté. Mais c’est que, dans son monde, on a pour principe que les voitures ne peuvent servir qu’à transporter, rapidement, les objets trop lourds ou trop encombrants que les conducteurs d’omnibus refusent d’accepter. Et dès qu’elle fut dans son « chez soi » elle y découvrit tant de choses à faire, et l’enfant lui donna tant de soucis, que je ne la vis presque jamais assise. Puis elle se remit « aux porte-monnaie » parce que c’est un travail qui peut s’accomplir à domicile. Et je compris à cet instant pourquoi elle avait donné le coup de collier pendant sa grossesse. Elle était encore libre d’aller et de venir, alors, c’était le moment où elle pouvait « mettre de côté ». Après, elle savait bien qu’il lui faudrait devenir l’esclave du petit : ça mange du temps, et ça enlève des moyens. Ce sont là des choses prévues, on a l’habitude, on prend ses précautions tout naturellement, sans s’étonner, ni étonner personne : tout le monde sait que ça doit se faire comme ça… Et malgré le travail, malgré les nuits où elle se relevait dix fois, Louise avait pris une beauté que je ne lui connaissais pas : si pleine, ingénue, touchante ! Je me rappelai le mot de Barnavaux : « Une femme qui a fait un nouvel enfant, elle est neuve ! » Il a été bien facile aux peintres de donner un air virginal à leurs madones, ils n’ont jamais dû manquer de modèles.

Souvent, dans la journée, quand il le fallait, et même quand cela n’était point nécessaire, elle mettait l’enfant tout nu. Il agitait ses jambes courtes, heureuses de leur liberté, et l’on voyait sur ses gencives cette espèce de libération des muscles qui est le sourire des nouveau-nés. Alors Louise regardait tout, tout, tout ! Et je l’entendis une fois murmurer :

— Et dire que c’est moi qui ai fait tout ça !

Car elle était étonnée, et tout orgueilleuse, comme beaucoup de jeunes mères, d’avoir mis au monde un être qui ne lui était pas exactement semblable, un homme, un mâle : cela lui paraissait admirable et mystérieux.

Pour Barnavaux, il montra d’abord quelque chose de mystifié dans sa physionomie. C’était à lui, ça, ou plutôt c’était de lui. Il n’avait pas les bonnes raisons de Louise pour en avoir pris l’habitude. La conviction de Louise était physique : cet enfant était sien comme ses propres bras, et tout son corps, et sa pensée. Celle de Barnavaux était intellectuelle : il constatait, mais avec une stupeur inconsciente. Puis il s’accoutuma, et fut très heureux. Je lui rendis cette justice qu’il était bon père.

Enfin, ils me parlèrent du baptême. Je le pensais bien, qu’il y aurait un baptême ! De tous les rites du christianisme, c’est le seul dont les Parisiens du peuple, et surtout les femmes, ont le sentiment qu’il est impossible de se priver. On peut s’unir sans prêtre, on consent, bien que plus difficilement, à mourir sans prières et sans cérémonies ; mais si l’eau sainte n’avait coulé sur ce petit front, Louise n’eût pas été rassurée, elle eût redouté pour son enfant le sort le plus funeste ; et déjà, ce petit cœur d’or que Barnavaux avait passé autour de ce cou frêle, et qui s’apercevait à peine sous la tendre chair des épaules, elle avait été, un matin, le faire bénir à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Donc on baptiserait Pierre-César, et je serais son parrain.

— C’est bien, dis-je, Pierre-César… mais Pierre-César quoi ? Barnavaux ?

Louise rougit, et Barnavaux me tourna le dos afin d’éviter mes regards.

— Pierre-César quoi ? répétai-je.

— Comme il a été déclaré à la mairie, dit Barnavaux, avec embarras : Collot, Pierre-César Collot :

Et ce fut encore Louise qui fut cette fois la plus franche et la plus courageuse.

— Vous comprenez, dit-elle, je touche vingt sous par jour comme fille-mère. Alors, ça ne serait pas à faire, qu’il le reconnaisse.

— Non, prononça Barnavaux, ça ne serait pas à faire !

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