← Retour

Louise et Barnavaux

16px
100%

XIV
QUATRE JOURS…

L’enfant de la pauvre Louise mourut vers la fin de mars, un jour de soleil. J’allai jeter sur son berceau quelques-unes de ces fleurs qu’on nomme des boules de neige ; et des voisines aussi, malgré qu’elles ne fussent pas riches, lui portèrent d’autres fleurs toutes blanches, des lilas blancs, des violettes blanches, des perce-neige. Elles couvraient le pauvre drap bien propre, elles cachaient la forme misérable de ce petit cadavre épuisé, vidé, réduit à rien : un de ces cadavres d’enfant, qui n’ont pas d’os encore, qui ont lutté, lutté jusqu’à la disparition de leur chair, et que pour se défendre, avant de se décider à fuir, la vie a peu à peu dévorés par l’intérieur, comme un ver qui ronge un fruit. Il n’en reste que le crâne bossué, bombé, sur les trous bleus des yeux fermés, sur des traits tirés qui sont ceux d’un vieillard. Hélas, c’est à ce moment, où ils ne sont plus, qu’il faut chercher leur ressemblance ! Maintenant elle est atrocement pareille à Barnavaux cette momie presque impondérable ; à Barnavaux comme je l’ai vu au Val-de-Grâce quand il grelottait de fièvre, quand il me disait : « Hein ? Vous trouvez que j’ai l’air salement vieux ! » Mais cette chose horrible, Louise continue à la couvrir de baisers, elle n’en parle qu’avec une infinie douceur, avec des espèces de précautions pour l’ennoblir, pour la rendre belle dans sa mémoire, et moins souffrir elle-même, peut-être. Et quand on lui demande « comment il est mort » — on demande toujours ça, et à quoi bon ? — elle répond : « Il s’est éteint comme un petit oiseau. » Comme un petit oiseau ! Moi, je me rappelle ce squelette affreux, le regard froncé, sous le front tout en rides, de ces yeux si douloureux qu’ils avaient l’air de savoir, et d’avoir peur, et toutes les ignominies de la diarrhée infantile !… Mais elle efface tout cela, Louise, elle l’annule, ne voulant plus voir que ce qu’elle a tant aimé : la plus adorable part de sa chair.

Barnavaux a été témoin de l’agonie du nouveau-né, et, comme il quittait la chambre pour retourner à Palaiseau, on lui a dit : « Vous ne le reverrez plus ! » Voilà pourquoi il n’est pas étonné, le lendemain, quand on lui apporte le télégramme que je lui ai envoyé. Il le sait d’avance, ce que contient ce papier bleu. Son capitaine, qui vient de surveiller l’instruction des recrues, sur le glacis, rentre justement au fort, et il lui tend la dépêche.

Barnavaux est un soldat, un vieux soldat. Quand il a fait le geste et salué, il n’a pas eu besoin de se forcer, pour prendre « la position », c’est venu tout seul. D’ailleurs, il n’éprouve pas encore grand-chose. Pareil à tous les hommes qui reçoivent la nouvelle d’un malheur survenu en leur absence, loin de leurs yeux, il ne peut pas très bien comprendre, parce qu’il n’a pas vu. Entre le petit mort et le petit agonisant, il ne fait pas de différence. Le capitaine a saisi plus vite que lui. Il a une autre éducation, ses nerfs sont plus sensibles.

— C’est votre enfant, qui est mort ?… Il vous faut une permission ? L’enterrement… Savez-vous quand il aura lieu, l’enterrement ?… Eh bien, quatre jours ? C’est le commandant du fort qui doit signer. Mais partez sans attendre, j’arrangerai ça.

Il ajoute, d’une autre voix :

— Il faut porter ça comme un soldat.

C’est un mot de pitié. Barnavaux le prend bien ainsi, et quelque chose se crispe autour de ses yeux. Mais aussi ça veut dire que le capitaine en a fini avec lui, et qu’il peut rompre. Il salue militairement, et fait demi-tour pour aller se mettre en tenue.

Ses camarades savent déjà, quelques-uns disent : « Mon pauv’ vieux ! » D’autres : « Alors, c’est le petit de Louise, qui est mort ? » Il en est sûrement qui pensent que c’est un débarras pour lui. Mais la plupart n’ont pas d’autre idée que de prendre un air convenable devant un événement qui ne les intéresse pas. Dehors, il souffle un léger vent de sud, qui fait sortir le printemps de partout, et c’est ça qui les occupe, c’est de ça qu’ils sont pleins, sans le savoir : du besoin de goûter la journée. Barnavaux lui-même est tout étonné de cette gaieté des choses dans la lumière et les bourgeons. Elle le gêne et le distrait. Louise, là-bas, ne songe qu’à son petit mort ; ici lui pense surtout à Louise. Il a du chagrin pour elle, mais il songe que c’est bien dommage, un beau jour comme ça. Ce n’est point qu’il n’ait un cœur comme tout le monde. Mais que voulez-vous ? Son corps est actif et sain ; il vit, et il n’aime pas la peine, il reste baigné dans ce qui l’entoure. Et pourtant quelque chose d’irrésistible le traîne là où l’on pleure. Il ne pourrait point n’y pas aller.


Cependant qu’il roule vers Paris, le capitaine Merle va trouver le commandant de Bienne.

— J’ai pris sur moi de laisser partir Barnavaux avec une permission de quatre jours à régulariser, dit-il. C’est pour aller enterrer son enfant.

— Bien, fait le commandant. Vous avez eu raison…

Puis, sa pensée ayant un retour :

— Mais au fait, Barnavaux… Je n’ai jamais entendu dire qu’il fût marié, cet homme-là ! Vous pouvez chercher aux états de la compagnie. Vous ne trouvez rien ; qu’est-ce que c’est que cet enfant ?…

— Il n’est peut-être pas marié, répond Merle. Mais ça n’empêche pas…

— Ça n’empêche pas d’avoir un enfant ? Naturellement ! Seulement ça suffit pour que nous ne connaissions pas cet enfant. Voyons, capitaine, réfléchissez ! Tous les hommes de la compagnie peuvent venir vous raconter la même histoire pour tirer au flanc. C’est déjà trop qu’il y ait une loi qui nous oblige maintenant à des mesures d’exception, à des permissions, à des tas de choses en faveur des hommes mariés. Ça désorganise le service. Il faut tirer la marge quelque part.

— Je lui ai promis sa permission, remarqua le capitaine Merle. J’ai cru… C’est ma faute.

— Sa permission, je la signe. Seulement, il a donné un faux motif pour l’obtenir. Et alors… vous m’en parlerez, quand il reviendra.

Mais Barnavaux ne sait rien de ce qui se passe à Palaiseau. Il est à Paris, il a retrouvé Louise, et elle a pleuré beaucoup plus fort, quand elle l’a revu. Elle l’attendait pour ça, elle a dit des choses terribles et presque viles que lui suggèrent sa grande douleur : que ce n’était pas la peine, que rien n’était la peine, alors : ni son courage à préparer la vie qui venait, ni son labeur héroïque, ni les lourdeurs de la grossesse, ni les sueurs de l’enfantement. Elle a tout dit, enfin, elle injurie le sort. Et Barnavaux trouve que ça n’est pas juste, en effet. Il a vu beaucoup mourir, il ne s’étonne pas qu’on meure, et le petit, ce n’était encore qu’un petit, presque une chose, bien que de son sang. Seulement les enfants ne devraient pas mourir. Il pense à peu près comme Louise, mais au-delà, pour tout le monde ; et il a pitié d’elle, surtout, une pitié instinctive et amoureuse qui lui tire les larmes des yeux. Cependant il ne trouve d’abord à dire que des choses vulgaires : « Il faut se faire une raison, Louise : on a fait ce qu’on a pu, n’est-ce pas, on n’y est pour rien… » Puis, tout à coup : « Pauvre petite maman !… Pauvre petite maman ! »

Et Louise, qui n’a jamais été appelée comme ça par la pauvre bouche sans dents qui vient de se taire à jamais, Louise qui ne sera peut-être plus jamais appelée comme ça, pleure davantage. Mais elle se sent en même temps toute baignée dans quelque chose de très doux…


On ne fait pas de grandes cérémonies pour porter en terre les tout petits enfants. Les pompes funèbres envoyèrent un seul croquemort avec une petite boîte. Pourtant Louise avait voulu qu’on bénît le corps avant de l’emporter : elle n’aurait pas été tranquille, sans ça, elle aurait eu peur pour lui, peut-être pour elle… Il vint un prêtre indifférent, qui murmura quelques mots et s’en alla très vite ; mais c’était une assurance contre le mystère, et cela lui fit du bien. Puis le croque-mort mit un drap blanc sur la boîte, qu’il emporta d’une seule main. De l’autre il tenait une couronne de perles blanches donnée par « la maison », et quelques-unes des fleurs. Nous avions pris le reste, Barnavaux, Louise et moi. Il y eut encore deux voisines pour nous accompagner, deux vieilles femmes pour qui le temps ne comptait pas, et la mère de Louise. Barnavaux la remercia bien.

Et une heure après, il n’y avait plus rien, qu’un peu de terre remuée, dans un coin de la fosse commune…


Barnavaux demeura deux jours à Paris, après l’enterrement. Et, dès le matin de ces deux jours, je n’étais pas levé qu’il tombait chez moi. Le désœuvrement, l’affreux désœuvrement des vieux soldats qui ont besoin d’être commandés ! Il essayait de trouver des tâches, il nettoya mon fusil de chasse, il fourbit de vieilles armes rapportées de lointains voyages ; et comme de chacune il reconnaissait la provenance, il s’efforçait d’en parler, de se retrouver, en parlant, tel qu’il avait été : un homme qui ne pense que par images, et qui joue avec elles pour penser un peu plus loin, comme les enfants. Mais il s’arrêtait presque tout de suite, dégoûté. Il expliqua, après un long silence :

— C’est pareil les hommes qui n’ont pas d’appétit : ça m’ennuie, de me rappeler !

Alors il se remit à tourner, comme un vieux chien qui ne retrouve plus, pour se coucher, les tapis qu’il connaissait, dans un appartement qu’on déménage. Il ne finissait rien, il commençait tout, il commençait par la fin. Puis, bon juge, dans ces choses-là, il avait du dédain pour lui, il allait boire.

Je n’aime pas toujours, quand Barnavaux va boire. Je ne lui offrais rien, exprès, sans y rien gagner. Il prenait son képi, le tournait entre ses doigts ; puis, ouvrait la porte, tout doucement, sans dire adieu : preuve qu’il allait revenir, car il est poli. De cette politesse singulièrement inégale des Français d’aujourd’hui, exempte de rites, ou n’en tenant plus qu’un compte infiniment diminué, qui admet les gros mots, les obscénités, la crapule, les mauvaises blagues, et n’est plus faite que d’intelligence et de sensibilité : de quel côté ça va-t-il glisser ou monter, dans l’avenir, tout ça, je n’en sais rien. Il revenait bientôt, un peu plus clair à ses propres yeux et beaucoup plus insupportable à lui-même et aux autres, parce que les causes de son terrible ennui commençaient à lui apparaître. Est-ce que j’avais besoin, moi d’assister à ces sursauts ? Il me faut chaque jour une somme nécessaire de solitude ; et le superflu de mon temps, il y a tant de monde à qui je le dois donner ! J’en deviens presque cruel.

— Barnavaux, pourquoi ne restez-vous pas avec Louise ? Votre permission va finir !

Il me regarde, et répond sans détours :

— Ça me fatigue ! Je ne peux pas ! Je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée, ça, je le jure. Quand je suis tout seul, et que je pense à son chagrin, au malheur qui est arrivé, à tout, ça me fait si mal et c’est si à moi que j’ai besoin de lui dire. Et, quand je lui dis, elle ne répond pas de la même façon, elle ne pense pas les mêmes choses, quand nous pensons à la même chose ; c’est comme si on avait des muselières ! Au moment où on est le plus heureux ou le plus malheureux, même si c’est avec la femme qu’on aime tout à fait et qui vous aime tout à fait, même si c’est avec la mère du gosse qu’on vient de perdre et qu’on regrette tous les deux, c’est à ce moment-là qu’on est le plus seul, parce qu’on suit son idée qui ne peut être l’idée de l’autre. Je ne savais pas ça. Mais c’est sûr, et il est impossible que ça ne soit pas comme ça : y a rien à faire.

Et pendant qu’il parlait, je voyais Louise, la pauvre Louise abandonnée.

— Alors, lui dis-je, est-ce que… est-ce que c’est tout à fait fini ?

— Quoi ? fit-il étonné, qu’est-ce qui est fini.

— Louise…

— Fini ! non, mais pourquoi ? Puisque je ne pense qu’à elle ! Seulement, on ne pourra se revoir que quand on aura perdu chacun le dessus de ses idées, le plus fort. Il en restera toujours assez, après, qui ne seront encore qu’à nous deux, pour qu’on soye plus pareil ensemble qu’avec tous les autres.


Il repartit, le jeudi soir, pour ses casernements du fort. Louise l’accompagna jusqu’à la gare, et je pris le train jusqu’à Palaiseau. Par instants la terre, dans la nuit luneuse, était toute blanche de pommiers en fleurs, ou rose de cerisiers ; et l’odeur de ces fleurs qui naissent avant les frondaisons, était légère, impalpable et délicieuse.

— Quel pays, me dit Barnavaux, quel beau pays ! Tout est en place, refait par l’homme, commode, riche, et on comprend partout. Quand c’est sauvage, on n’y comprend rien. On peut s’arranger, pour vivre ici.

Et je fus ému, voyant qu’il pensait à rester. Donc il n’avait pas l’âme basse, il ne songeait pas, l’enfant disparu, à s’évader de la vie de Louise : et tant d’autres l’auraient fait, à sa place, c’eût été si facile, il avait une si bonne excuse : « C’est mon tour pour les colonies, je pars. Adieu ! » Aussi ces deux ans ne lui eussent laissé qu’un nouveau souvenir, pêle-mêle avec les autres, un peu plus long, un peu plus triste, malgré tout un peu meilleur. C’était bien, il était un brave homme, mon vieux Barnavaux, d’aller du côté du courage et de l’honnêteté. Il y eut donc de la perversité dans la question qui me vint aux lèvres ; il y en aurait eu davantage, si je n’avais su qu’il se décidait toujours seul, et d’instinct, sans que personne y pût rien changer :

— Barnavaux, vous rappelez-vous ce que vous me disiez à Tourane : « La France, un pays où il n’y a que des blancs ; on n’y peut pas vivre : on n’est pas servi ! »

Je croyais qu’il allait me répondre que c’était changé dans son âme parce qu’il s’était passé des choses, et qu’il avait des devoirs, et qu’il gardait une affection. J’oubliais sa pudeur. Les mobiles sentimentaux, les seuls au fond qui les conduisent, les Français aiment bien qu’on leur en parle, mais non pas dans le particulier : au théâtre ou au café-concert seulement ; là où il est permis de supposer que ce n’est pas de vous qu’il est question, mais du voisin. Bien rarement, au contraire, on admet une allusion personnelle : on la supporterait mal, on ne serait plus maître de soi, et ce n’est pas convenable.

Il me répondit :

— On n’est pas servi ! On n’est pas servi !… Il y a Louise, maintenant !

Il avait découvert la ménagère, la servante, la femme, l’épouse, la tradition des ancêtres, et c’est cela qui lui paraissait tout changer : juste, salutaire, excellent, attendrissant aussi, mais il ne fallait pas le dire. Il développa ses plans, du côté pratique : depuis son rengagement, pas une seule punition. Ça, c’était rare ! On lui rendrait ses galons, il deviendrait sergent, et cette fois il resterait sergent, jusqu’à la fin. Il aurait, pour sa retraite, une bonne petite situation, dans un ministère. Et même maintenant, si je voulais m’en occuper ? J’avais des amis. Si je le faisais accepter comme planton, au ministère des Colonies ? De planton, une fois rentré dans le civil, on peut passer garçon de bureau. Après ça, huissier : ça couronne ! A la rigueur, quand tout serait bien tassé, on pourrait habiter la campagne : Clamart !

— Avec Louise ?

— Mais oui, naturellement, fit-il, d’un air étonné. Avec qui donc ? Regardez-moi : j’ai vingt ans de plus qu’elle. Je ne trouverais plus ça. Elle aura sa petite retraite à son tour, quand…

Et ceci me prouva qu’il considérait Louise comme bien à lui : elle l’intéressait même pour l’instant qu’il ne serait plus ! Donc elle le conduirait à la mairie. Très probablement à l’église, parce que c’est plus beau !

A Palaiseau, je le quittai sur la route du Fort.

— Vous n’oublierez pas ? dit-il gravement.

— Quoi ?

— Pour que je sois mis planton au ministère, pour tout ce qu’il faut, pour le reste : pas de punitions depuis le rengagement, sergent, bon sujet, bonne conduite !

— Bon Dieu, fis-je, Barnavaux, tout ça vous change ! Mais soyez sûr…

Il fut heureux de retrouver son chalet, tant il en avait l’habitude. Le matin, sur les glacis, comme il initiait les recrues au maniement d’armes, au cours d’une pause le capitaine Merle l’appela :

— Vous avez été à l’enterrement de votre enfant ?

— Oui, mon capitaine.

— Vous êtes marié ?

— Non, mon capitaine.

— Cet enfant, vous l’aviez reconnu ?

— Non, mon capitaine.

— Vous vous êtes mis en faute, Barnavaux… Vous dites ?… Rien, n’est-ce pas, rien… Ça vaut mieux… Rompez.

Barnavaux rompit. Dans son tort ! Il s’était mis dans son tort ! Qu’est-ce qu’il voulait dire, celui-là ? Très sincèrement il chercha, sans trouver.

Et toute la journée s’écoula, paisible et sans événement.

Le lendemain, après la manœuvre et avant la soupe, ainsi qu’il est d’usage, la compagnie forma le cercle pour écouter la lecture du rapport, qui est suivie par la distribution du courrier, porté par le vaguemestre. Barnavaux n’attendait pas de lettres, et, depuis bien longtemps, il n’écoutait plus le rapport, sachant d’avance ce qu’il pouvait contenir : aujourd’hui samedi, revue d’équipement : c’était pleuré ! Tout à coup, il entendit son nom. Son nom était « au cahier ». Il tendit l’oreille :

« Journée du 18 mars 1912. — Punitions :

« Barnavaux, soldat de première classe, quatre jours de prison, ordre du commandant de Bienne, commandant le détachement du 3e d’infanterie coloniale aux postes de Palaiseau. »

Les yeux se tournèrent vers lui. Il rectifia la position,

« A trompé la bonne foi du capitaine commandant la 3e compagnie de marche, ayant demandé et obtenu une permission pour assister aux obsèques de son fils, alors qu’il s’agissait d’un enfant naturel. »

Personne n’osa le regarder, quand il remonta dans la chambre pour prendre sa vieille capote, et suivre le caporal de corvée de fort qui le conduisit à la casemate. Personne ne lui parla, de ceux qui lui portèrent la soupe, dans sa cellule. Il ne prenait pas cette punition comme les autres, toutes les autres qu’au cours de sa carrière déjà si longue il avait insoucieusement subies, en homme qui paye le prix, et recommencera, s’il lui plaît de payer encore. Et il fit « le peloton de fer », lui Barnavaux, avec des « bleus » qu’il méprisait, et de fortes têtes dont il ne voulait plus pour compagnons. Et il brouetta des cailloux dans la cour, lui le vieux soldat, exempt de corvées ! Tout s’écroulait pour lui, tout !

Son vieux camarade Müller était venu me porter la nouvelle. Dès que je sus qu’il pouvait sortir, ayant fini sa peine, j’accourus. Il vint à moi un peu pâle, les dents serrées, l’air mauvais ; et nous marchâmes longtemps en silence sur la route pavée qui monte à Verrières.

— Ça y est, dit-il enfin, je ne serai pas sergent. Il y a un sort, voyez-vous. Je ne serai jamais rien, rien ! Je quitterai ce chien de métier sans un sou et sans vrai métier ; c’est vendu, on peut livrer ! Vous allez dire à Louise… Vous allez lui dire qu’il n’y a pas bon, marcher avec moi. Qu’est-ce que je peux faire, quand ils ne voudront plus de moi, au corps ? Donc, y a ma route, et y a la sienne. Fini blaguer !

Je lui administrai des consolations qui n’étaient pas des mensonges. Quatre jours de prison, et pour un pareil motif, on les lui avait donnés pour le principe. Ça n’empêcherait rien, ça le retarderait de trois mois, pas même, peut-être. Et il devait le savoir, il le savait mieux que moi.

De son soulier ferré, il poussa un caillou au loin sur la route.

— Ça n’est pas ça ! cria-t-il, vous ne comprenez donc pas ! J’en ai assez de la France ! J’en ai assez, voilà ! Ah ! qu’on reparte, nom de Dieu ! qu’on reparte ! A la première escale, aussi vrai que voilà Verrières, je déserte ! Il n’en manque pas, d’autres pays, où on peut servir, où on me donnera le bricheton, le tabac et un fusil. Et des pays qui sont meilleurs, qui sont sérieux ; où oui, c’est oui, et non, c’est non ! En France, qu’est-ce que ça veut dire, les mots, maintenant ? Y a-t-il quelqu’un qui sait, pouvez vous m’expliquer ? Moi, je suis un soldat. J’ai mauvaise tête, mais un ordre, une fois que je l’ai compris, jamais je ne l’ai mangé. Eh bien, je ne comprends plus. Est-ce que Louise ne touchait pas vingt sous par jour comme fille-mère, pour avoir fait un enfant, n’importe comment, n’importe avec qui ? Répondez, hein, répondez ! Alors, ça n’est pas mal, de faire des enfants naturels, c’est permis, c’est autorisé, c’est… c’est privilégié ! Et quand il est mort, l’enfant naturel, mon enfant, et celui du gouvernement, autant dire, on me fait : « Ah ! c’était un enfant naturel, et vous avez demandé une permission pour le pleurer, cet enfant de rien, cet enfant de personne, ce bâtard. C’est bon : quatre jours de prison, Barnavaux ! » Qu’est-ce qu’elle veut, la France, quand est-ce qu’elle a raison, quand est-ce que ça n’est pas des fous qui parlent, qui commandent, qui distribuent des sous et des punitions ? Est-ce que vous le savez ? Dites-le moi, si vous le savez !


J’évitai de répondre. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Que c’était comme ça dans tous les pays, plus ou moins ; qu’il aurait beau fuir la France, déserter — et je savais qu’il se vantait, qu’il ne le ferait pas : Barnavaux est comme tous les Français, il ne peut pas vivre à l’étranger. Il lui faut sa patrie, ou des races qui reconnaissent sa supériorité — qu’il aurait beau regarder partout, partout il retrouverait la même chose, ou à peu près, sauf chez les nègres et les musulmans : le même conflit cruel entre un idéal antique, et cohérent comme tout ce qui est ancien, et un idéal nouveau, doublement anarchique justement parce qu’il est neuf, d’abord, et que nul n’a fait encore le départ entre ce qui est bon et ce qui est mauvais ; et ensuite parce qu’il est individualiste. C’étaient là des subtilités que toute sa vie il avait dédaignées : à plus forte raison dans sa colère. Je me contentai de demander :

— Mais vous Barnavaux, qu’est-ce que vous voulez ?

— Ce que je veux, cria-t-il, je veux la justice ! Et la justice, ça n’est pas nécessaire que ce soit toujours ce qu’il y a de mieux, mais c’est ce qui est toujours la même chose. Vous pouvez chercher : y a pas d’autre définition ! La justice, c’est la consigne. Où est la consigne, maintenant, montrez-la moi ! Quand nous sommes aux colonies, nous autres, et que nous voyons ce qui se passe en France, nous n’y comprenons rien, nous nous disons : « Mais qu’est-ce qu’ils font, qu’est-ce qu’ils font ? Ils se battent pour des queues de poires. Ils ne voient pas qu’ailleurs, ici, il y a tout à faire et tout à prendre ! » Aujourd’hui, ça me devient plus clair : ils se disputent sur les consignes, parce qu’il y en a trente-six, comme à la guerre quand on a de mauvais chefs. Oh ! je vois bien, allez, je ne suis pas si bête que vous croyez. Le fond, c’est la dispute entre le vieux et le neuf. Ils avaient leurs qualités, les vieux, ils faisaient plus d’enfants, ils étaient moins pochards. Mais ils avaient leurs défauts, aussi : ils étaient moins intelligents, plus lents, plus mous, et, au fond, moins braves et plus vantards : y a jamais eu plus de bravoure qu’aujourd’hui, en France… Mais moi, ça m’est égal. Tout ce que je demande, c’est qu’on se décide. Comment voulez-vous qu’on connaisse sa place, comment voulez-vous qu’on serve, comment voulez-vous qu’on obéisse ? Je deviens comme tout le monde ici…

Il étendit la main, et jura :

— Je n’obéirai plus !

30 mars 1912.

FIN

Chargement de la publicité...