Louise et Barnavaux
DEUXIÈME PARTIE
I
LA QUININE
Le temps coula. J’étais en France, mes visions de là-bas étaient devenues des souvenirs. C’est une transformation douloureuse, et qu’on a peur de reconnaître. On descend dans son passé : on n’y retrouve plus que des momies ! Je ne désespérais pas toutefois de revoir Barnavaux : à son tour, comme tous les autres, avec la relève. Et il reviendrait ainsi, sans doute, périodiquement, jusqu’au jour où sur un sol barbare la mort le fixerait au cimetière ; où bien adjudant de garde civile, fin souhaitée de tous les vieux soldats qui ne désirent pas mourir dans leur pays. Il n’avait jamais envisagé que ces deux hypothèses, elles lui paraissaient presque aussi naturelles, et, à tout prendre, aussi heureuses. Pourtant il devança son tour. Un matin, dans mon courrier, je trouvai une lettre de lui, et elle ne portait pas un timbre colonial. Barnavaux attribué à la garnison de Paris, était au Val-de-Grâce pour paludisme invétéré et anémie tropicale. Il me donnait ces nouvelles de son écriture ordinaire, qui est assez bonne, propre, ronde et appliquée, et de son orthographe personnelle, qui change volontiers les participes passés en infinitifs. « C’est pour avoir le plaisir de votre visite », ajoutait-il sans fard. Il savait bien que je viendrais !
Tout de suite, je courus au Val-de-Grâce. Barnavaux n’était pas couché. Je le trouvai assis sur un banc du vieux jardin, affublé de la sinistre capote grise des malades militaires, coiffé du disgracieux bonnet de coton. Pourquoi impose-t-on à ceux que l’affaiblissement de leurs forces ou la peur de la mort rendent déjà mélancoliques et découragés ces costumes dégradants et tristes ? Est-ce que ce n’est pas une erreur médicale, est-ce que ce n’est pas un crime contre l’humanité ? Barnavaux regardait passer, sans les voir, des centaines de malheureux pareils à lui ; il était en plein soleil, et l’on devinait qu’il faisait reproche au pâle soleil de ce méchant été de n’avoir pas plus de lumière et de chaleur. Il grelottait ! Cependant il me sourit bravement, il me tendit la main. Avez-vous connu ce sentiment d’angoisse qu’on éprouve à retrouver toute blanche une main jadis forte, tannée, noircie, ouvrière ? Les femmes vont peut-être aux malades franchement, avec l’élan généreux de leur âme maternelle. Mais nous ! Nous avons peur comme devant des sauvages, devant des êtres qui ne nous ressemblent pas, à qui on ne sait, à qui on ne peut parler ! Mais Barnavaux me dit tranquillement :
— Je vois. Vous trouvez que j’ai l’air salement vieux. Ça fait toujours le même effet.
C’était vrai. On eût dit qu’il avait rapetissé. C’est ça qui lui donnait l’air vieux. Il tira de sa poche un de ces petits miroirs ronds que les marchands de chaussures, je ne sais pourquoi, donnent gratuitement comme prime à leurs clients. Les vieux soldats sont comme les chemineaux : ils ont toujours sur eux leur peigne, leur glace et leur couteau.
— Ce qu’il y a de plus drôle, dit-il en se regardant, c’est que, quand on a la fièvre, on se met à ressembler aux indigènes des pays où on prend la fièvre. Si je n’ai pas l’air d’un Annamite, maintenant !
Là-dessus encore il ne se trompait pas. Oh ! cette mince figure ratatinée, avec son teint jaune et terreux tout à la fois, comme elle rappelait tristement les petites faces jaunes et terreuses des races d’Extrême-Orient, comme elle faisait la même grimace ! Et l’iris de ses yeux, singulièrement élargi, lui donnait quelque chose d’ivre et fou. Mais il rigola, tout en claquant des dents.
— Faut pas se frapper. C’est l’accès froid. Mais on s’en tirera : la quinine est là pour un coup !
Il se leva comme il put. Il aurait été mon fils que je ne l’aurais pas soutenu plus tendrement, en vérité ! Et ce fut ainsi qu’il regagna son lit, au premier étage.
— Des couvertures, dit-il, beaucoup de couvertures !
Sur ses jambes, dont les genoux s’entrechoquaient, on jeta trois ou quatre de ces couvertures brunes, affreusement lourdes, qui sont d’ordonnance, et l’infirmier lui fit une injection de chlorhydrate de quinine.
— C’est meilleur que les cachets, ça, fit Barnavaux d’un air savant. Ça coupe l’accès, c’est sûr… Pour le moment, laissez-moi. Je ne suis bon à rien, je me dégoûte.
Je fis mine de lui obéir, mais je revins vers le soir. L’infirmier était en train de changer ses draps, trempés de sueur.
— Ça y est, me dit-il. J’ai transpiré. Il n’y a plus qu’à attendre la prochaine fois.
Comme tous les vieux impaludés, il avait l’habitude, il prévoyait lui-même, de façon à peu près certaine, la marche et la durée des crises. Ainsi qu’il l’avait dit tout à l’heure, il ne se frappait pas. Il se plaignit seulement que le major ne voulût pas corser son traitement d’une bonne dose d’ipéca. Ça remet tout de suite, selon lui. C’était, en effet, l’ancienne méthode, et Barnavaux n’est plus tout jeune : il tient pour les vieilles méthodes. Il daigna pourtant reconnaître :
— C’est une bonne drogue, cette quinine, c’est une bonne drogue. Si on ne l’avait pas, qu’est-ce qu’on deviendrait ? Ça serait comme à la Réunion, la première fois que la fièvre est venue.
Il vit que je ne savais pas ce qui s’était passé à la Réunion, et ses pupilles élargies devinrent fières, comme toujours quand il peut m’apprendre une chose.
— Oui, fit-il, c’est une histoire qu’on m’a contée à Tamatave, dans le temps, quand j’y suis arrivé avec Gallieni. Et elle remonte loin. Jusqu’à cette époque-là, peut-être avant la guerre de 1870, la fièvre n’était jamais venue à la Réunion. Personne dans l’île ne savait ce que c’était, excepté ceux qui avaient été la prendre à Madagascar. Et encore, ceux-là, une fois rentrés chez eux, ils guérissaient presque toujours.
» Et voilà qu’un jour elle est tombée, après un cyclone. Du moins, c’est ce qu’ils racontent à la Réunion, les noirs, les métis, les Tamouls émigrés de l’Inde. Les gens sérieux et les médecins ne voulaient pas le croire ; mais maintenant qu’on sait que ce sont les moustiques qui donnent la fièvre, peut-être qu’ils ont changé d’avis. Qu’est-ce qu’il leur faut de temps à ces grands vents fous, pour porter les mouches mauvaises de Madagascar aux îles ? Moins d’un jour, n’est-ce pas ? Elles s’enlèvent avec la poussière, avec les plumes d’oiseau, avec les graines ailées, qui s’arrêtent parfois, venues de si loin, sur Maurice et Bourbon. Et elles ne vont pas, elles, absolument au hasard. Quand ces tempêtes, qui cassent tout, qui démolissent les toits des maisons avec les bateaux qu’elles jettent sur la mer débordante, quand ces saletés d’ouragans les mènent au-dessus d’une terre, elles savent bien se laisser tomber. Elles ferment leurs ailes, et ça aide le sort.
» Et alors on s’est mis à mourir, à mourir ! Surtout les petits enfants : les hommes et les femmes, ceux qui ont fini de pousser leur taille, elle ne les tue pas souvent du premier coup, la fièvre, elle y va doucement, elle fait comme pour moi. Comme pour moi, vous comprenez ce que je veux dire : elle les mange par petits morceaux, et à la fin, on claque d’autre chose. Ne dites pas non, ne dites pas non ! Ça m’arrivera un jour ou l’autre. Et puis, après ? J’ai tout de même vécu mon compte, je sais ce que c’est que les hommes, les femmes surtout, les pays et les choses. Mais les enfants, les tout petits enfants ! Quelle bêtise, quelle horreur, quelle injustice, qu’ils meurent ! Hein ?… Hein ?… Hein ?… »
Il m’avait croché le bras de son bras maigre, et je sentais bien qu’il était hors de lui-même. Ça ne m’étonnait pas. Je les connais par moi-même, les fins d’accès paludiques. Ce n’est pas précisément du délire, mais c’est comme si on avait pris trop vite une absinthe, un jour où il fait trop chaud.
— Les enfants ! répéta Barnavaux. Je vous dis que ces sales mouches les faisaient mourir aussi vite qu’elles meurent. Et les pharmaciens gagnaient ce qu’ils voulaient. Pensez ! On ne fait pas de provision de quinine dans les pays où on ne connaît pas la fièvre. On en garde ce qu’il faut pour… pour les maux de dents, quoi ! Qu’est-ce qu’il peut y en avoir, en ce moment, dans une bonne petite ville de province bien saine, en France, quelque part dans les Alpes ou les Pyrénées ? Mais, s’il arrivait quelque chose on ferait venir ce qu’il faudrait en vingt-quatre heures. Tandis que là-bas, à l’époque dont je vous parle, il fallait plus d’un mois ! Alors le prix de la quinine monta, monta ! Les pharmaciens étaient bien contents. Un, surtout, celui qui faisait déjà les meilleures affaires. La seule chose qui l’embêtât, c’est qu’il avait un petit, lui aussi, son unique, un gosse qui n’avait pas dix mois. Mais il fit comme les gens riches, il l’envoya avec sa mère et sa nourrice noire sur les mornes, dans les hauts, à un endroit où la fièvre ne monte pas. Après ça, il fut plus tranquille et il continua de vendre sa marchandise. Quand il arrivait un client qui lui disait : « Ma petite — ou mon petiot — est bien malade », il songeait que lui, du moins, avait pris ses précautions et que son enfant, plus tard, serait un grand de la terre, un homme qui serait allé étudier en France parce que son père avait eu les moyens.
» Il n’avait pas pensé à une chose. Ces nourrices noires, elles sont toutes les mêmes : il faut qu’elles aient un amoureux. Celle-là faisait semblant de sortir pour promener l’enfant, rien que pour le promener, et elle allait dans la plaine pour retrouver son ami noir, son bounioul ! Ça fait qu’il prit la fièvre comme tous les autres, ce petit ! Il y a des malheurs qu’on n’évite pas.
» La mère fit venir un médecin, qui dit :
» — Il ne devrait pas être impaludé, c’est déraisonnable ! Mais c’est sans doute qu’il aura pris le mal aux basses terres avant de monter ici. Avec de la quinine, on pourra couper ça.
» Alors la mère pensa que ce n’était pas la peine d’inquiéter son mari en lui faisant savoir que le petit était malade, puisqu’il guérirait. Elle fit chercher la quinine par quelqu’un que le pharmacien ne connaissait pas, un noir quelconque. Et lui, le pharmacien, il ne recevait que de bonnes nouvelles, on lui mentait et il continuait à mettre l’argent sur l’argent et à songer : « Comme il sera heureux plus tard, mon fils ! »
» Pendant ce temps, le médecin remontait voir l’enfant tous les jours, et il disait :
» — Ça ne va pas, ça ne va pas ! Et ça devrait aller, pourtant ! Il faut doubler les doses.
» On les doubla. Mais, malgré ça, le petit prenait l’accès presque tous les jours. Vous savez ce que c’est que les enfants qui maigrissent ? Ça serre le cœur ! Moi, que j’aie l’air vieux à quarante ans, de l’état où me met la fièvre, ça vous fait déjà peur, je le vois bien, ne le cachez pas, ce n’est pas la peine ! Mais les gosses, ces pauvres petits morceaux de rien du tout, qui n’ont pas d’os, autant dire ! Quand ils maigrissent, vous croiriez la caricature raccourcie d’un homme de quatre-vingt-dix ans. Ils deviennent laids, et c’est injuste, qu’ils deviennent laids, c’est une punition qu’ils ne méritent pas, ils n’ont rien fait pour ça ! Il vomissait, il avait des convulsions. C’est peut-être parce qu’ils sont très forts ; sans qu’on s’en doute, les enfants, qu’ils ont des convulsions. Toute la vie qu’ils devraient encore vivre remue dans leur petit corps, une vie énorme, qui se débat, qui crie : « On n’a pas le droit de me chasser ! » Le médecin s’aperçut qu’il était temps de prévenir. Il dit :
» — Il faut envoyer chercher le père. Ça vaudra mieux.
» Et il pensait : « S’il se presse, il verra peut-être son fils encore vivant. »
» Le père vint. On ne l’avait pas trop inquiété. Sa femme lui avait écrit seulement : « Bébé est un peu souffrant. Mais ça me rassurera de te voir, et quand tu arriveras il sera sans doute guéri. » Il gagna les hauts assez tranquillement. Le médecin l’attendait et lui dit ce qu’on dit d’habitude : les encouragements à se résigner, le devoir de tenir bon contre sa douleur pour ne pas augmenter celle de la mère. Il répondit :
» — Quoi, qu’est-ce que vous racontez, il n’est pas mort, voyons !
» Mais le médecin baissa la tête et le conduisit dans la maison, sous la varangue. Le petit était là, couché dans son berceau, et si réduit, si réduit ! Presque rien à mettre en terre. Sa chair s’était déjà évaporée, le mal l’avait brûlée en huit jours.
» Le père cria :
» — Comment ça s’est-il fait ! Ce n’est pas possible !
» Et le médecin n’y comprenait rien lui-même. La fièvre n’aurait pas dû aller si vite, comme si on n’avait rien fait pour l’abattre. Il dit :
» — C’est extraordinaire ! Les choses ne se sont pas du tout passées comme je l’avais prévu. La quinine n’a eu aucune action, aucune ! Et à la fin je lui en faisais donner jusqu’à quatre-vingts grains par jour.
» Les yeux du pharmacien lui sortirent de la tête.
» — Est-ce que c’est chez moi que vous avez fait chercher la quinine, dit-il, chez moi ?
» — Mais oui, fit le médecin, naturellement !… Et, je vous dis, je l’ai fait administrer par doses massives, comme jamais je n’ai fait pour un enfant.
» Alors, le pharmacien cria :
» — Oh ! docteur ! docteur ! C’est moi qui l’ai tué !
» Et il se mit à rire, à rire ! Il était fou. Je ne sais pas s’il est resté fou.
» … Vous comprenez, ajouta Barnavaux en baissant la voix, il n’avait plus de quinine, ce pharmacien. Sa provision était épuisée. Et il avait mis n’importe quoi dans ses cachets pour continuer à vendre.
— Barnavaux lui dis-je, Barnavaux ?…
— Hein, quoi ? fit-il, en grelottant.
— Qui est-ce qui vous a appris à parler des enfants comme ça ?
— Moi ? Je suppose que tout le monde en parle comme ça ! C’est naturel, c’est la manière… qu’est-ce que ça vous fait ?
— Oh ! rien. Quel âge avez-vous ?
— Quarante ans ! Vous devez savoir…
Je sifflai entre mes dents, et parlai d’autre chose. Si, lui aussi, allait avoir sa crise, la crise terrible où l’homme qui vieillit aspire à une femme, à des petits, des petits qui le prolongent et lui survivent ? Mais lui, Barnavaux ! C’était le dernier des hommes dont on l’eût supposé. J’avais sans doute trop d’imagination…