Louise et Barnavaux
V
DÉPART
Ma vie, ma libre vie asiatique allait finir. Du fond de la province où je m’étais longtemps arrêté, je traversai l’Annam pour m’embarquer à Tourane. C’était le temps où de pauvres indigènes, par centaines, avaient préféré se laisser massacrer, les bras vides, sans armes, plutôt que de continuer à vivre une existence que le poids des impôts leur rendait insupportable. Les routes n’étaient plus sûres, l’administration faisait escorter militairement tous les convois. Barnavaux, que ces événements politiques laissaient indifférent, fut heureux parce que cela lui permettait de m’accompagner jusqu’à la côte.
Et je voulus profiter de mon passage à Hué pour revoir les tombeaux des empereurs d’Annam.
Des Champs-Élyséens sur terre : les sépulcres, vastes comme des cités, de Gia-Long, de Minh-Mang, de Tien-Tri, de Tu-Duc, eurent tous pour objet de réaliser ce rêve idéal. Dans un lieu solitaire et béni, spécialement désigné, après de longues recherches par des lettrés savants dans les rites, on a planté sur deux ailes d’édifices deux grands bois de pins, parce que le feuillage de cet arbre est noble, et que ses branches sont agitées d’un frémissement perpétuel. Entre ces deux forêts de vivants piliers, s’élèvent les palais funéraires, adossés eux-mêmes à la colline sauvage qui leur sert de fond.
C’est surtout celui de Minh-Mang qui réalise dans toute sa rigueur ce plan religieux et magnifique. Par des terrasses aux escaliers successifs, en passant par un arc de bronze, on accède à trois porches couverts d’un toit laqué de rouge, et, sur le porche du centre, réservé au souverain, un dragon à cinq griffes nage dans l’or pâle. Puis, c’est la maison du roi, sa maison humaine, où son ombre vient reposer. Une grande cour dallée suit cette demeure, et de chaque côté attendent, debout et figés en granit, le cheval, l’éléphant de guerre, et les ministres mêmes, les vieillards très sages du Komat, qui continuent dans l’éternité leurs services au maître de l’Empire. Au sommet d’une espèce de pyramide qu’encadrent des pylônes, symbole de résurrection et de fécondité, jaillie d’entre les arbres noirs, se dresse alors une grande stèle en marbre sombre, gravée de caractères glorieux. Ceci est la salle du trône, et cette stèle représente le roi, dans les actes de son gouvernement. Enfin, plus loin encore, au-delà de bassins arrondis, remplis d’une eau noire, au delà de nouvelles arches de bronze et de nouvelles terrasses, apparaît un mur, un mur droit, terrible, tout nu, percé d’une seule porte. Nul ne va plus loin. La porte est bardée de fer et scellée. Quand on gravit l’éminence qui domine cette retraite sacrée, on s’aperçoit que celle-ci ne contient que deux petites chapelles accouplées, dépourvues de tout ornement. C’est là que le fantôme est supposé dormir, aux côtés de l’épouse de ses premières noces. Mais le cercueil lui-même n’est pas là. Pour éviter les profanations, on l’a caché loin de ces grands tombeaux qui mentent, dans un endroit mystérieux que connaît un seul prêtre, chargé de transmettre le secret. Il faudrait détourner un fleuve, raser une montagne, changer une province en précipices, avant de découvrir cette chose infime, inutile et sale, ces quelques os… Barnavaux était là. Il ne comprenait pas, et haussait les épaules.
Mais c’est qu’il n’y a rien de dangereux comme la colère d’un mort, surtout si ce mort est un roi puissant. Il est encore un milliard d’hommes aux faces jaunes pour penser de la sorte : Confucius s’est greffé sur l’homme de la pierre polie. Il est si difficile, pour un enfant et pour un barbare, de concevoir la disparition définitive des phénomènes qu’ils ont coutume de contempler. Pour une bête même, peut-être !… J’ai tué un jour, cruellement, un chat qui remplissait mon jardin de ses cris de désir. Deux jours et deux nuits sa femelle l’a veillé, le touchant perpétuellement de ses pattes timides, de son corps amoureux. Elle ne comprenait pas. Les hommes primitifs ne comprennent pas non plus. Voici un homme qui parlait, marchait, aimait, avait des passions, des vertus et des vices, la puissance du mal et du bien. Et il ne bouge plus. Il est impossible qu’il ne bouge plus jamais ! Ceci romprait l’idée qu’on a de lui. D’une façon ou d’une autre, il faudra donc qu’on imagine qu’il vit, qu’il marche et qu’il agit. Ce sera une ombre presque matérielle. Seulement, il est assez logique de supposer qu’elle sera semblable au vivant, à l’époque dernière où on l’a connu. Elle participera du malade, du vieillard, du soldat tué à la guerre ; il y a toutes les chances pour qu’elle soit souffrante, malheureuse, irritable, irritée. Sa fureur est bien plus à craindre que n’est précieuse sa paternelle et royale indulgence. Ce fantôme sans os qui tient du mort, du malade, du vivant, aime les attitudes respectueuses, les bonnes paroles, les objets qui lui ont appartenu, mais aussi le repos, le silence, les eaux sans vagues, les paysages frais pleins d’arbres et de vent, tout ce qu’aimerait un maître orgueilleux mais assoiffé de paix, lassé de bruit, tel enfin que lorsqu’il mourut. Voilà pourquoi, quand meurt un roi d’Annam, on lui bâtit une ville, une maison, un kiosque pour ses bains, d’où il peut voir nager ses femmes. Et toutes ses femmes en effet sont transportées là, vivantes : dans cette ville morte, dans cette ville somptueuse, silencieuse, affreuse. Elles sont toujours là, les femmes de Minh-Mang, les plus jeunes au moment de sa fin, celles qui ont eu le temps de vieillir sans mourir encore ! Elles sont devenues des espèces de spectres qui attendent, auprès du lit dressé, le spectre de leur époux, préparent sa nourriture, entretiennent ses vêtements, le vase d’argent où il puisait le bétel, et — pourquoi ne pas tout dire ? — font chaque matin le geste de vider son pot-de-chambre éternellement vide ! C’est pour toutes ces choses qu’elles restent là, humbles et sublimes servantes d’un amour immortel, et qui, du vivant même de l’époux, n’avait jamais eu qu’une misérable récompense.
Mais Barnavaux dit tout à coup :
— C’est bien, ça, c’est très bien. C’est comme ça doit être.
— Qu’est-ce qui est bien, Barnavaux ?
— Que ces femmes soient là, encore là. Des pays où les femmes sont comme ça, ils durent. C’est nous qui passerons, parce que… parce que nous ne savons plus ce qui est bon pour durer. Alors, ils auront leur revanche, ils n’ont qu’à attendre, allez !
Trois jours après, le chemin de fer, encore en construction, étant impraticable, notre convoi partit pour Tourane par le col des Nuées. Le soir, les monts qui viennent vers vous sont comme drapés dans un ciel de soie de Chine, vert et rose, ramagé de nuages ; les dunes prennent un éclat blafard, et la mer de Tourane une extraordinaire couleur d’encre, si forte que cette eau plate a l’air de s’élever comme un talus sur l’horizon. On traverse des arroyos, on monte, on redescend, par des lacets sans fin, des pentes hérissées de granit ; durant des heures on ne quitte pas la même crique de la même baie, on ne se déplace pas dans le sens horizontal, on tournoie comme un pigeon qui regagne le sol.
Les nuées traînent, s’accrochent au rocher, aux arbres devenus gigantesques, se condensent, retombent en cascatelles. Quand on arrive au col, c’est encore la mer qu’on retrouve à ses pieds, la mer indomptée d’Annam, si furieuse que malgré la hauteur on l’entend se battre contre les falaises, élargir en grondant ses chantiers de démolition. Et de beaux arbres toujours, sombres, lisses et droits ; ou des banyans chevelus, tortus, jetant partout des racines aériennes, des piliers comme pour une maison qu’on ne finit jamais de bâtir, des branches qui s’entortillent autour d’autres branches comme des lianes. Puis ce sont d’autres arroyos, d’autres lagunes, d’autres isthmes de sable où les hommes enfoncent… C’est pourtant la grande route, celle des mandarins jadis, des fonctionnaires maintenant. Toute la population d’alentour est asservie, depuis des siècles, au métier de bête de somme, elle traîne des malles, des caisses, des dignitaires, jaunes ou blancs, en chaise à porteurs. Les besoins augmentent, la corvée devient plus écrasante, les voyageurs européens plus nombreux, plus vulgaires, aussi, plus brutaux. J’en vis qui brandissaient des revolvers. Alors les porteurs disparaissaient ; ils se défendaient de la violence par la fuite. Je sentis diminuer mon regret de quitter ce pays. Je souffrais d’avoir ma responsabilité dans ces choses, et de les voir.
— Barnavaux, lui dis-je, vous reviendrez en France, vous aussi ?
— La France, répondit-il, d’un air étonné, la France ? Mais c’est pas un pays où on peut vivre !
Et il allongea une taloche à un porteur qui traînait le pied.
— Un pays où il n’y a que des blancs, expliqua-t-il : on n’est pas servi !
Et je conçus qu’il ne comprenait plus, de la France, ni les femmes, ni les hommes, qu’il dédaignait leur humble vie, parce que, sous des cieux nouveaux, il avait goûté la puissance.