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Louise et Barnavaux

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VIII
LE LIÈVRE

Marchant à côté d’une jolie femme blonde, élégante et très fine, qui le tenait par le coude, un homme encore assez jeune passa, très beau, brun de peau, avec des prunelles très douces et très éclatantes à la fois et ce je ne sais quoi, dans le port de la tête et du buste, qui trahit l’officier. Il regarda Barnavaux, et je vis que Barnavaux le reconnaissait. Mais le soldat n’eut pas ce geste si fréquent des subordonnés qui rencontrent un supérieur vêtu en civil et commencent par habitude, sans l’achever, le salut réglementaire. Ce fut l’inverse, exactement. Barnavaux parut regarder quelque chose, avec une hypocrite attention, à la devanture d’une boutique. Et l’officier continua sa route sans rien distinguer peut-être d’extraordinaire à cette scène.

— Oui, dit Barnavaux, répondant à mon interrogation, il est de mon bataillon, mais il est en civil : alors, je n’ai pas à le reconnaître, n’est-ce pas ?

— Il y a eu une paille entre vous ? demandai-je, sachant que Barnavaux n’est pas facile à mener.

— Une paille ? Jamais rien. Seulement, c’est un bounioul : un nègre, si vous voulez.

— Allons donc ! fis-je. Il est aussi blanc que vous et moi.

— Ça ne fait rien, persista Barnavaux, têtu : il a du sang noir !

Je n’aurais jamais soupçonné dans l’âme de Barnavaux les mêmes préjugés de race que chez les Américains du Nord, et je le lui dis avec des mots énergiques et l’expression d’une indignation généreuse.

— C’est un homme comme vous, ajoutai-je. Seulement, il est plus agréable à regarder et mieux élevé.

— Non ! répondit Barnavaux rudement, ce n’est pas un homme comme moi. C’est des histoires de philosophe, ce que vous dites, et par conséquent des blagues, rien que des blagues. La vérité, c’est que les blancs, depuis des milliers d’années, ils ont marché dans un sens, qui n’était pas celui des noirs. Avec leur tête, leur cœur, leur corps, ils ont cherché pour inventer des choses. Des fois, c’était bien ; des fois, c’était mal. Mais il y avait plus de bien que de mal, hein ? Sans ça, il n’y aurait pas dans la rue ces tramways mécaniques, et les femmes blanches feraient encore comme celles du Congo : elles donneraient à téter jusqu’à cinq ans à leurs gosses, et après elles leur limeraient les dents de dessus en dents de chien, parce que c’est mieux pour manger de l’homme. Eh bien, quand on fait des métis, on rapproche ce qui devrait être de plus en plus différent, et c’est une erreur, voyez-vous. Et les Américains dont vous parlez ont raison de punir ceux qui font l’erreur, par le même motif qu’on a raison de punir les soldats qui se trompent, même sans mauvaise volonté : car c’est afin qu’il n’arrive pas malheur à l’armée !

— Mais, demandai-je, est ce qu’il arriverait malheur à l’armée, je veux dire aux blancs, dans ce cas ? C’est justement la question.

— Il pourrait arriver malheur, répliqua Barnavaux, et ça suffit : il faut éviter de courir le risque. Si vous voulez faire des expériences comme ça, allez dans la lune. Mais pas ici : ça serait trop cher si ça tournait mal.

Il continua, en cherchant ses mots :

— C’est vrai que c’est difficile de penser comme ça, d’avoir le courage de penser comme ça quand on n’a pas vu les noirs chez eux, qu’on ne sait pas ce que c’est. Vous, quand vous en rencontrez un dans Paris, vous avez seulement l’idée d’un homme qui n’est pas de la même couleur que vous. Moi, je m’imagine des cases de terre ou de paille, des mâles circoncis, qui dansent, le soir, devant tout le monde, avec des gestes que vous ne feriez pas, dans une chambre fermée, devant la femme qui est à vous, et des négresses qui répondent à ces gestes-là ! Je m’imagine ce qu’ils mangent et comment ils mangent, je m’imagine aussi ce qu’ils font tous, oui, tous, même mes copains les soldats sénégalais, quand on ne les en empêche pas, aux ennemis qu’ils ont tués. Pourtant ils sont bons, à leur manière ; ils sont courageux, ils sont dociles, il faut les aimer, les guider. Mais se figurer qu’ils sont comme nous, se figurer qu’ils ne laissent rien d’eux dans les métis qui viennent de leur race, il faut n’être jamais sorti de chez soi pour le croire.

» Je me rappelle ! A Rochefort, ou plutôt dans les environs, il y avait « un blanc-comme-ça-même », qui vivait dans un château. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un blanc-comme-ça-même ? C’est un mot qu’on emploie du côté de Tamatave, et je crois qu’il est traduit à peu près du malgache. Ça veut dire un blanc qui n’est pas tout à fait blanc, bien que ça ressemble, et qu’à première vue on s’y tromperait. Celui-là, ses grands-parents l’avaient adopté, reconnu, ils avaient fait tout ce qu’il fallait avec la loi pour qu’il hérite. Qu’est-ce que vous voulez ? C’était le fils de leur fils, qui n’avait pas eu le temps d’en faire un autre avant de mourir là-bas, d’où je viens, en Afrique. C’étaient des nobles, ces vieux, et des gens très fiers, mais ils tenaient à faire durer leur nom et ils disaient, pour s’excuser, que leur petit-fils était noble non seulement par eux, mais par sa mère, qui était une signare, c’est-à-dire une descendante des enfants que les premiers blancs du Sénégal, les officiers-seigneurs de l’ancien temps, qui avaient tous un « de » devant leur nom, avaient eus avec des filles de chef. Et puis, je dois tout de même avouer la vérité : s’il y a jamais eu un brave garçon et un bel homme, c’était celui-là !

» Tous les hommes l’aimaient, dans le pays, et comme ils n’auraient pas aimé un vrai blanc, car il était plus généreux. Il donnait, il donnait, — je le sais maintenant, il donnait comme les chefs du Niger et de la Falémé, parce que donner, c’est à peu près la seule preuve de richesse, et aussi pour la louange, — et quand il y avait une chasse, une pêche, une ripaille, il fallait qu’il allât devant, qu’il en fît plus que les autres. Alors, si les hommes le suivaient comme ça, pensez aux femmes ! Vous comprenez : il n’y en avait pas une qui n’eût la tête tournée, rien qu’à lever les yeux dessus. Habillé, il avait l’air nu ; on eût dit qu’on voyait ses membres, ses muscles qui roulaient, et ce beau gonflement de la poitrine, quand on respire et qu’on prend plus de joie de se sentir vivre à chaque respiration ; et il était toujours mis comme un prince, avec quelque chose d’éclatant, de remarquable.

» Avec ça, des yeux bleus, ce bounioul, deux fleurs dans une peau dorée, sous des sourcils et des cils longs comme de l’herbe, des yeux si tendres que les femmes avaient naturellement envie de lui dire : « Regarde-moi encore, regarde-moi tant que je vivrai et dis-moi où il faut que j’aille, à quelle heure : j’irai ! » Il a eu… il a eu toutes celles qu’il a voulu : les paysannes, les Sablaises, les filles qui sont dans les cafés-concerts et les théâtres, et d’autres aussi, mariées, qui se cachaient. On lui en prêtait peut-être ; c’est toujours comme ça. L’opinion, c’est qu’on ne pouvait pas lui résister.

» Et c’est vrai qu’elle ne lui résista guère non plus la fille du colonel Andral. Quand je parle comme ça, il faut me comprendre. C’était une bonne petite, honnête comme l’or, et elle n’aurait pas voulu lui donner ça en dehors du mariage, à moins que, à moins que… enfin, on ne sait jamais, les femmes sont les femmes. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle était folle de lui et qu’elle voulait l’épouser. Ça remonte loin, ce que je vous raconte. Je venais de m’engager, c’était mon premier congé, et j’étais ordonnance du colonel. Je ne savais pas ce que je sais maintenant, j’étais un bleu, et qu’Andral refusât de donner sa fille à ce beau diable, si vraiment jeune, si vif, si frais, ça me paraissait idiot, ça me paraissait révoltant, surtout quand elle pleurait, la petite, et elle pleurait tous les jours. Si j’avais osé, je crois que j’aurais fait des indélicatesses pour qu’elle pût se le payer, son beau brun aux yeux bleus.

» La demoiselle le sentait bien, que j’étais de son côté ; elle avait de la sympathie pour moi, et quand je la suivais dans ses promenades à cheval elle savait que je ne dirais rien à la maison si l’autre la rejoignait en route pour faire un temps de galop. Mais, un jour, la Charente a débordé, juste comme la Seine l’autre année. La campagne était devenue comme un grand lac, avec des arbres qui sortaient la tête pour montrer où étaient les routes, à l’époque où les choses étaient encore dans l’ordre naturel, et des îles aux endroits où la terre montait au-dessus de l’inondation. C’était un grand espace d’eau, tout plat, tout gris, presque sans courant, sauf vers le milieu, où coulait la rivière devenue méchante ; et ça ressemblait à une grande plaque de zinc ternie.

» La demoiselle me dit une fois :

»  — Barnavaux, nous allons prendre le petit canot et vous me mènerez à cette île, là-bas. Je veux la voir.

» Je répondis, bien entendu : « Oui, mademoiselle », et j’allai prendre les rames dans le hangar, tout près de l’embarcadère. Quand je revins, c’était bien comme je m’y attendais. Il était là, le jeune homme, et il monta dans la barque comme si la chose avait été convenue de toute éternité, en disant seulement :

»  — Bonjour, Barnavaux.

» Et je lui répondis : « Bonjour, monsieur le comte. » Aujourd’hui, je trouverais drôle d’appeler « monsieur le comte » un bounioul, mais à cette époque-là je n’étais qu’un bleu, je répète. Puis on démarra, et je me mis à ramer, le dos tourné à mes passagers. J’entendais seulement qu’ils s’embrassaient un peu. Et puis après ? C’était juste. Si j’avais été à la place de l’autre, j’en aurais fait autant.

» J’abordai à l’île en douceur et je sautai à terre avec la chaîne, au bout de laquelle il y avait une grosse pierre pour l’amarrage. Quand la demoiselle tendit la main à son ami pour qu’il la fît descendre, je vis bien qu’ils étaient d’accord et qu’elle ferait tout ce qu’il demanderait, n’importe comment, n’importe à quel prix. Et c’est beau à voir, même quand on n’est pas pour en profiter, une fille qui se décide, une fille qui aime avec tout ce qu’elle a, sa tête, son cœur et son corps ! Ça illuminait le paysage, ça faisait du soleil, ce jour qu’il n’y en avait pas. Ils se mirent à marcher tous les deux si près l’un de l’autre, si lacés de leurs bras qu’ils ne faisaient qu’une seule masse, et ils allaient comme on danse.

» Moi qui avais mis aussi pied à terre, je restai près de la barque pour ne pas les déranger.

» Tout à coup, j’entendis mademoiselle Aimée qui poussait un cri. C’était quelque chose qui venait de se lever sous ses pieds et qui partait comme un boulet : un lièvre, un malheureux lièvre qui était resté là, prisonnier de l’inondation. Ça l’avait surprise, la demoiselle, elle avait eu peur ; et puis elle se mit à rire parce qu’elle était brave… Mais je vis une seconde fois sa figure changer et je compris pourquoi : c’était à cause de l’autre !

» Il s’était jeté en avant, et je n’aurais jamais cru qu’une face humaine pût devenir subitement aussi semblable à une gueule. Ses lèvres s’étaient retroussées, il montrait ses gencives et ses dents, et j’entendis — c’était la première fois que j’entendais — le « heuh ! » profond des nègres quand ils sont contents et qu’on commande l’assaut pour casser un village. Le lièvre dévalait, dévalait, déjà très loin, les oreilles couchées en arrière, les pattes si rapides qu’elles avaient l’air de s’embrouiller ; et bientôt il n’y eut plus rien, aux regards, de son poil fauve ; il n’y avait qu’un sillon dans l’herbe, avec des gouttes d’eau qui sautaient : l’eau des herbes humides soulevées par sa course.

» Heuh ! Heuh ! » C’était l’homme qui était parti derrière lui. Il avait complètement oublié qu’il était avec une femme et qu’elle pouvait être à lui, comme il voulait, quand il voudrait. « Heuh ! Heuh ! » C’était splendide et c’était épouvantable. Il gagnait sur le lièvre, l’homme, l’homme redevenu un animal de chasse, il gagnait dessus avec ses grandes jambes, dont les pieds se posaient si légèrement qu’on n’entendait rien que le déchirement de l’herbe. Et si sa poitrine grondait toujours, c’était par plaisir, car il n’était pas essoufflé ; au contraire, il reprenait de la force et de la joie en se rapprochant de la bête, il allait toujours plus vite. Le bout de l’île, le lièvre arrêté. Est-ce qu’il est pris ? L’homme l’avait cru, il avait sauté, allongeant les mains, les griffes. Non. Le lièvre avait fait un crochet, il repartait dans le sens opposé.

» Et ça dura ! Ça dura plus d’une heure. Je les vis passer devant moi, à deux mètres. Le lièvre avait du sang au bout du nez et des yeux effrayants, où il n’y avait plus ni blanc ni noir : une couleur de zinc terne ou d’eau sale d’inondation. Lui, le chasseur, il était tombé je ne sais combien de fois, il était ignoble, déchiré dans ses vêtements, écorché aux mains. « Heuh ! Heuh ! » Maintenant, s’il avait eu son bon sens, il se serait arrêté car il était presque fourbu, lui aussi. Mais il était fou, absolument fou, et ça le soutenait.

» A la fin, le lièvre revint au bout de l’île, où il avait été cerné d’abord. Sans doute, c’était par là qu’il était arrivé, et il espérait que la route allait se rouvrir. Mais il n’y avait que l’eau. Le lièvre n’en pouvait plus, il essaya d’y entrer pour se mettre à la nage ou se rafraîchir, je ne sais pas. Flouc ! L’homme y entra derrière lui, et ses mains se refermèrent sur le cou de la bête. Elle poussa ce cri de chat malade du lièvre qui a les reins broyés par un chien, et ce fut tout.

» Dire que je l’avais appelé tout à l’heure « monsieur le comte », celui qui revint avec cet animal étranglé dans les doigts, cette peau brune où il y avait de la vie qui tressautait avant de finir ! C’est heureux qu’il fût couvert de boue, car il était nu, autant dire. Et il ne savait plus où il était. Il voulut sourire, ne sachant pas qu’il montrait toujours ses gencives, sa figure redevenue gueule. Mademoiselle Aimée cria :

»  — Sauvage ! Sauvage ! Vous êtes un sauvage !

»  — Il ne se rendait pas compte. Il était là, changé en bête. Mademoiselle Aimée cria encore :

»  — Barnavaux, emmenez-moi !

» Et je la ramenai, le plus vite que je pus. J’avais vu le bounioul, j’avais appris ce que c’était avant d’aller dans le pays des bouniouls… Et vous, maintenant, est-ce que vous comprenez ? »

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