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Madame de Chevreuse: Nouvelles études sur les femmes illustres et la société du 17e siècle

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CHAPITRE SEPTIÈME
1643-1679

MME DE CHEVREUSE RELÉGUÉE ENCORE UNE FOIS EN TOURAINE. ELLE Y RESTE PRÈS DE DEUX ANNÉES SANS ABANDONNER SES DESSEINS CONTRE MAZARIN.—ELLE REÇOIT L'ORDRE DE SE RETIRER A ANGOULÊME. CRAIGNANT D'ÊTRE EMPRISONNÉE, ELLE S'ENFUIT DANS L'HIVER DE 1645 ET S'EMBARQUE A SAINT-MALO SUR UN PETIT BATIMENT QUI EST PRIS EN MER PAR LES PARLEMENTAIRES ANGLAIS. ELLE MANQUE D'ÊTRE LIVRÉE A MAZARIN, ET OBTIENT A GRAND'PEINE DES PASSE-PORTS POUR DUNKERQUE ET LES PAYS-BAS.—MME DE CHEVREUSE EN FLANDRE PENDANT LES ANNÉES 1645, 1646, 1647. MÊMES INTRIGUES QU'EN 1640, 1641, 1642.—LA FRONDE EN 1648 CONTINUE ET TERMINE LES CONSPIRATIONS PRÉCÉDENTES: MÊME FIN, MÊMES MOYENS ET PRESQUE MÊMES HOMMES.—MME DE CHEVREUSE REVIENT A PARIS EN 1649. SON RÔLE DANS LA FRONDE. ELLE EST L'AUTEUR DU SEUL PLAN QUI POUVAIT SAUVER LA FRONDE, PERDRE MAZARIN ET ASSURER LE TRIOMPHE RAISONNABLE DE L'ARISTOCRATIE.—ELLE SE RÉCONCILIE A PROPOS AVEC LA REINE ET MAZARIN.—PLUS TARD ELLE CONTRIBUE A LA PERTE DE FOUQUET ET A L'ÉLÉVATION DE COLBERT.—SA RETRAITE ET SA MORT EN 1679.

Voilà donc, dans l'automne de 1643, Mme de Chevreuse reléguée en Lorraine, comme elle l'avait été dix ans auparavant; mais alors, en ses plus cruels déplaisirs, il lui restait une consolation, une espérance, un asile qu'elle croyait inviolable, l'affection d'Anne d'Autriche; tandis qu'ici, c'était Anne d'Autriche elle-même qui la bannissait de sa présence. Cette amère pensée s'aggravait encore de la solitude qui ne tarda pas à se faire autour d'elle. Après avoir été comme la reine de la Touraine et de l'Anjou, et y avoir tenu longtemps une sorte de cour souveraine, grâce à sa naissance et aux grands biens qu'elle y possédait, elle et son père le duc de Montbazon, et son frère le prince de Guymené, le maître du vaste domaine et de l'admirable château du Verger [320], elle se vit peu à peu abandonnée de ceux-là mêmes qui lui devaient le plus, mais qu'entraînaient et dominaient les succès constants de Mazarin. Le spectacle de cette lâche ingratitude révolta à la fois et tenta la générosité d'un ancien favori du duc d'Orléans, exilé en Lorraine comme Mme de Chevreuse, le célèbre comte de Montrésor, dont on a déjà rencontré plusieurs fois le nom dans ce récit [321], homme d'honneur à la mode des Importants, c'est-à-dire fidèle à sa parole, dévoué à son parti et à ses amis, prêt à braver pour eux tous les périls, mais en même temps libre de tout scrupule et accoutumé à ne reculer devant aucune extrémité. Le comte de Montrésor était, avec son cousin le comte de Saint-Ybar [322], le type du parfait conspirateur. C'est Montrésor qui, succédant à Puylaurens dans la confiance du duc d'Orléans, l'engagea en 1636 dans le complot d'Amiens, pendant que de son côté Saint-Ybar y engageait le comte de Soissons. Mais le hardi gentilhomme avait fini par se lasser de servir un prince aussi prompt à entrer dans toutes les entreprises favorables à ses intérêts, qu'empressé d'en sortir en livrant les siens pour se sauver lui-même. D'ailleurs une haute et longtemps secrète amitié [323], en remplissant son ambition et son cœur, commençait à l'enlever à ses habitudes aventureuses. Il n'avait pas pris part à la conspiration de Beaufort [324], mais sa liaison hautement avouée avec les Importants, son caractère, ses maximes, sa vie tout entière l'avaient rendu suspect, et il avait été invité, ainsi que Saint-Ybar, à s'éloigner quelque temps de Paris. Il était donc venu en Touraine, et y trouvant Mme de Chevreuse délaissée, sa fierté naturelle, l'estime et le respect que lui inspiraient le courage et le malheur, le portèrent à se rapprocher de la noble disgraciée, et à lui offrir ses services [325]. Ils se virent assez souvent pour inquiéter Mazarin, même au delà de la vérité. Le cardinal était convaincu que Mme de Chevreuse n'était pas femme à se résigner jamais à la défaite et à l'impuissance. Il n'ignorait pas qu'elle écrivait à Paris à son parent le duc de Guise, pour savoir s'il était vrai qu'il désapprouvât sa conduite et par là réveiller la chevalerie dont il faisait profession [326]. Elle écrivait aussi à sa belle-mère, Mme de Montbazon, reléguée à Rochefort, et les deux exilées s'excitaient l'une l'autre à tout entreprendre pour renverser leur ennemi commun [327]. Elle ranima les intelligences qu'elle n'avait jamais cessé d'entretenir avec l'Angleterre, l'Espagne et les Pays-Bas. Son principal appui, le centre et l'intermédiaire de ses intrigues, était Lord Goring, ambassadeur d'Angleterre auprès de la cour de France [328]. Le comte de Craft, alors à Paris, s'agitait bruyamment pour Mme de Chevreuse, comme le commandeur de Jars intriguait sourdement pour Châteauneuf. Sous le manteau de l'ambassade d'Angleterre, une vaste correspondance s'était établie entre Mme de Chevreuse, Vendôme, Bouillon et tous les mécontents.

Lorsque dans l'été de 1644 la reine d'Angleterre vint chercher un asile en France et qu'elle alla prendre les eaux de Bourbon [329], Mme de Chevreuse désira passionnément revoir celle qui autrefois l'avait si bien accueillie, et la reine Henriette qui, comme sa mère Marie de Médicis, était du parti catholique et espagnol, eût été charmée d'épancher son cœur dans celui d'une ancienne et fidèle amie. Mais elle ne crut pas se pouvoir livrer à son inclination sans la permission de la reine qui lui donnait une si noble hospitalité. Anne d'Autriche répondit par politesse que la reine, sa sœur, était libre de toutes ses démarches, mais on lui fit dire sous main par le commandeur de Jars qu'il ne convenait pas qu'elle reçût la visite d'une personne brouillée avec Sa Majesté [330]. Cette nouvelle disgrâce, ajoutée à tant d'autres, porta à son comble l'irritation de la duchesse. Elle redoubla d'efforts pour briser le joug qui l'opprimait. Mazarin connaissait et surveillait toutes ses manœuvres. Il fit arrêter à Paris l'intendant de sa maison [331], et, même quelque temps après, son médecin, dans le carrosse même de sa fille. La duchesse se plaignit vivement d'un tel procédé dans une lettre qu'elle trouva le secret de faire arriver jusqu'à la reine. Elle prétend qu'on fit descendre Mlle de Chevreuse de voiture, «deux archers lui tenant le pistolet à la gorge, et criant sans cesse: tue, tue, et autant aux femmes qui estoient avec elle [332]». Elle ne manque pas de protester de son innocence et d'en appeler de l'inimitié de Mazarin à la justice d'Anne d'Autriche. Mais le médecin qu'on avait arrêté, conduit à la Bastille, fit des aveux qui mirent sur la trace de choses fort graves, et un exempt des gardes du corps alla porter à Mme de Chevreuse l'ordre de s'éloigner davantage de Paris et de se retirer à Angoulême: l'exempt était même chargé de l'y mener. Il y avait à Angoulême un château fort, servant de prison d'État, où son ami Châteauneuf avait été détenu pour elle pendant dix années. Ce souvenir, toujours présent à l'imagination de Mme de Chevreuse, l'épouvanta; elle craignit que ce ne fût la retraite où on la voulait conduire [333], et, préférant toutes les extrémités à la prison, elle se décida à se rengager dans les aventures qu'elle avait affrontées en 1637, et à reprendre pour la troisième fois le chemin de l'exil.

Mais combien les circonstances étaient changées autour d'elle, et qu'elle-même était changée! Sa première sortie de France, en 1626, avait été un continuel triomphe. Jeune, belle, partout adorée, elle n'avait quitté la ville de Nancy et le duc de Lorraine, à jamais soumis à l'empire de ses charmes, que pour revenir à Paris troubler le cœur de Richelieu. En 1637, sa fuite en Espagne lui avait été déjà une épreuve plus sévère; il lui avait fallu traverser déguisée toute la France, braver plus d'un péril, endurer bien des souffrances, pour trouver au bout de tout cela cinq longues années d'agitations impuissantes. Du moins elle était encore soutenue par la jeunesse et par le sentiment de cette beauté irrésistible qui lui faisait en tout lieu des serviteurs, jusque sur les trônes. Elle avait foi aussi dans l'amitié de la reine, et elle comptait bien qu'un jour cette amitié lui paierait le prix de tous ses sacrifices. Maintenant l'âge commençait à se faire sentir; sa beauté, penchant vers son déclin, ne lui promettait plus que de rares conquêtes. Elle comprenait qu'en perdant le cœur de la reine, elle avait perdu la plus grande partie de son prestige en France et en Europe. La fuite du duc de Vendôme, que celle du duc de Bouillon allait bientôt suivre, laissait les Importants sans aucun chef considérable. Elle avait reconnu que Mazarin était un ennemi tout aussi habile et tout aussi redoutable que Richelieu. La victoire semblait d'intelligence avec lui. Le propre frère de Bouillon, Turenne, sollicitait l'honneur de le servir, et le duc d'Enghien lui gagnait bataille sur bataille. Elle savait, aussi que le cardinal avait entre les mains de quoi la faire condamner et la tenir enfermée toute sa vie. Quand tout l'abandonnait, cette femme extraordinaire ne s'abandonna point [334]. Dès que l'exempt Riquetti lui eut signifié l'ordre dont il était porteur, elle prit son parti avec sa promptitude accoutumée, et accompagnée de sa fille Charlotte, qui ne voulut pas la quitter, et de deux domestiques, elle gagna par des chemins de traverse les bocages de la Vendée et les solitudes de la Bretagne, et elle vint à quelques lieues de Saint-Malo demander un asile au marquis de Coetquen, gouverneur de cette place. Le noble Breton ne refusa pas l'hospitalité à une femme du sang des Rohan. Il lui procura même les moyens de quitter la France et d'échapper à ses ennemis. Elle déposa ses pierreries entre ses mains, comme autrefois entre celles de La Rochefoucauld, et, après avoir écrit un billet d'adieu à Montrésor, vers la fin de l'hiver de 1645, elle s'embarqua avec sa fille, à Saint-Malo, sur un petit bâtiment qui devait la conduire a Darmouth, en Angleterre, d'où elle comptait passer à Dunkerque et en Flandre. Mais des navires de guerre du parti du parlement croisaient dans ces parages: ils rencontrèrent et prirent la misérable barque et la menèrent à l'île de Wight. Là Mme de Chevreuse fut reconnue, et comme on la savait l'amie de la reine d'Angleterre, les parlementaires n'étaient pas éloignés de lui faire un assez mauvais traitement et de la livrer à Mazarin. Heureusement elle rencontra comme gouverneur à l'île de Wight le comte de Pembrock, qu'elle avait autrefois connu. Elle s'adressa à sa courtoisie [335], et grâce à son intervention, elle obtint à grand'peine des passe-ports qui lui permirent de gagner Dunkerque et de là les Pays-Bas espagnols [336].

Elle s'établit quelque temps à Liége, s'appliquant à maintenir et à resserrer de plus en plus entre le duc de Lorraine, l'Autriche et l'Espagne, une alliance qui était la dernière ressource des Importants et le dernier fondement de son propre crédit. Cependant Mazarin avait repris tous les desseins de Richelieu, et comme lui il s'efforçait de détacher le duc de Lorraine de ses deux alliés. Le duc était alors éperdument épris de la belle Béatrix de Cusance, princesse de Cantecroix. Mazarin travailla à gagner la dame, et il proposa à l'entreprenant Charles IV de rompre avec l'Espagne et d'entrer en Franche-Comté avec le secours de la France, lui promettant de lui laisser tout ce qu'il aurait conquis [337]. Il parvint à mettre dans ses intérêts la sœur même du duc Charles, l'ancienne maîtresse de Puylaurens, la princesse de Phalzbourg, alors bien déchue, et qui lui rendait un compte secret et fidèle de tout ce qui se passait autour de son frère. Mazarin lui demandait surtout de le tenir au courant des moindres mouvements de Mme de Chevreuse; il savait qu'elle était en correspondance avec le duc de Bouillon, qu'elle disposait du général impérial Piccolomini par son amie Mme de Strozzi [338], et même qu'elle avait gardé tout son crédit sur le duc de Lorraine, malgré les charmes de la belle Béatrix. A l'aide de la princesse de Phalzbourg, il suit toutes ses démarches, et lui dispute pied à pied, Charles IV, quelquefois vainqueur, fort souvent battu dans cette lutte mystérieuse [339].

L'avantage demeura à Mme de Chevreuse. Son ascendant sur le duc de Lorraine, né de l'amour, mais lui survivant, et plus fort que toutes les nouvelles amours de ce prince inconstant, le retint au service de l'Espagne, et fit échouer les projets de Mazarin. Peu à peu elle redevint l'âme de toutes les intrigues qui se formaient contre le gouvernement français. Elle ne le combattait pas seulement au dehors; elle lui suscitait au dedans des difficultés sans cesse renaissantes. Entourée de quelques émigrés ardents et opiniâtres, entre autres du comte de Saint-Ybar, un des hommes les plus résolus du parti, elle soutenait en France les restes des Importants, et partout attisait le feu de la sédition. Passionnée et maîtresse d'elle-même, elle gardait un front serein au milieu des orages, en même temps qu'elle déployait une activité infatigable pour surprendre les côtés faibles de l'ennemi. Se servant également du parti protestant et du parti catholique, tantôt elle méditait une révolte en Languedoc, ou un débarquement en Bretagne; tantôt, au moindre symptôme de mécontentement que laissait échapper quelque personnage considérable, elle travaillait à l'enlever à Mazarin. En 1647, son œil perçant discerna au sein même du congrès de Münster des signes de mésintelligence entre l'ambassadeur français le duc de Longueville et le premier ministre, qui en effet ne s'entendaient guère [340], et elle a la triste gloire d'avoir dès lors fondé de trop justes espérances sur l'ambition mal réglée et l'humeur mobile du duc d'Enghien, tout récemment devenu prince de Condé [341].

Le temps fait un pas, et en 1648 la conspiration, qui depuis tant d'années était pour ainsi parler en permanence, cherchant de tous côtés, au dedans et au dehors, une occasion favorable, la trouve enfin et éclate à Paris, le lendemain même de cette victoire de Lens qui portait un si terrible coup à la puissance espagnole et nous valut le traité de Westphalie. Ailleurs [342], nous nous sommes suffisamment expliqué sur la Fronde, sur ses causes générales et particulières, sur son caractère véritable; nous lui avons ôté son masque, s'il est permis de le dire: nous avons fait voir quelle elle est et d'où elle vient, et qu'au lieu de la prendre pour le premier élan de l'esprit nouveau, il la faut considérer comme le suprême effort de l'esprit ancien pour ramener en arrière la monarchie vers un passé mal défini [343], où l'aristocratie se complaisait à asseoir l'idéal de la vraie constitution de la France, parce qu'elle y contemplait l'image de l'anarchique domination qu'elle avait jadis exercée, et dont elle rêvait le retour. Ici, nous avons la confiance que, si on a suivi avec un peu d'attention le cours de cette histoire, on reconnaîtra, sans la moindre difficulté et avec la plus parfaite évidence, que la Fronde est tout simplement la dernière et la plus considérable des révoltes que nous avons racontées, depuis celle qui s'éleva contre Luynes, en 1620, jusqu'à celle des Importants en 1643: même fin, mêmes moyens, et nous pourrions presque dire mêmes personnages. La fin est celle que Mme de Chevreuse marquait elle-même au mois d'août 1643, lorsqu'elle disait aux Importants, pour les exciter à frapper Mazarin, que sans ce coup de main leurs affaires iraient mal, et que «les grands n'auraient pas plus d'indépendance qu'auparavant»: langage assez clair, assez significatif, ce semble [344]. Les moyens sont toujours la ligue des grands seigneurs, protestants et catholiques, la connivence volontaire ou forcée du Parlement, surtout l'appui de l'étranger. L'espoir de cet appui est en quelque sorte le fond commun de toutes les entreprises que couronne la Fronde. En 1620, la reine mère et la comtesse de Soissons, le duc de Nemours, le duc de Longueville, les Vendôme s'entendaient avec le duc de Savoie. En 1626, le duc d'Orléans, le comte de Soissons, le maréchal Ornano, le duc et le grand prieur de Vendôme, comptaient sur la Savoie et sur l'Angleterre [345]. En 1632, l'Espagne était derrière l'insurrection de Montmorency et du duc d'Orléans. En 1641, le comte de Soissons et le duc de Bouillon étaient d'intelligence avec l'Espagne et l'Empire; Retz était venu de Paris en Flandre pour conférer avec don Miguel de Salamanca et le colonel de Metternich, et il y avait des régiments autrichiens à la Marfée. En 1642, le duc d'Orléans, Cinq-Mars et Bouillon avaient un traité signé avec la cour de Madrid. En 1643, toute la politique des Importants reposait sur l'alliance espagnole dont ils se croyaient assurés. De même, en 1648, dès les premiers jours, Retz et Bouillon entrent en communication avec l'Espagne; le Parlement, qui vient de refuser audience à un messager du roi, reçoit sur les fleurs de lis un envoyé de l'archiduc, introduit par un prince du sang [346], et il applaudit à ses flatteries. Tour à tour, Bouillon, Turenne, Condé, deviennent et demeurent plus ou moins longtemps des généraux espagnols. Maintenant, si des choses on en vient aux hommes, et si on examine bien ceux qui figurent aux premiers rangs de la Fronde, on sera frappé de voir qu'excepté Condé et Turenne, jusqu'alors étrangers aux intrigues politiques, et qui n'y entrent, contre leur intérêt et leur génie, qu'entraînés, l'un par sa sœur, l'autre par son frère, tous les autres ont déjà passé sous nos yeux et pris part aux divers complots que nous avons traversés sur les pas de Mme de Chevreuse. Ceux-là seuls manquent à ce rendez-vous général des factieux de tous les temps depuis la mort d'Henri IV, que la prison, l'exil ou l'échafaud ont dévorés. Voilà bien leur chef accoutumé, l'incertain duc d'Orléans, qu'attire et épouvante le fantôme de l'autorité souveraine; poussé par la vanité jusqu'au seuil de l'usurpation, et se laissant très-bien nommer, par un parlement asservi, lieutenant général du royaume, mais incapable de soutenir un tel personnage, retombant bien vite de la témérité dans la peur, et tenant toujours quelque bassesse en réserve pour se tirer d'embarras. A défaut du grand prieur de Vendôme, mort avec Ornano dans les cachots de Vincennes, la Fronde ramène sur la scène le duc de Vendôme lui-même, le plus vieux conspirateur de France, qui a conspiré contre le maréchal d'Ancre, contre Luynes, contre Richelieu, contre Mazarin. A côté de lui est son fils cadet, le duc de Beaufort, celui que nous avons vu, en 1643, tenter à plusieurs reprises d'assassiner Mazarin; échappé de prison en 1648, il se donne pour une victime du despotisme, et se fait le héros de la populace. Si le comte de Soissons et le grand écuyer Cinq-Mars ne sont plus, leur complice est là qui les continue: après avoir combattu Richelieu à la Marfée, Bouillon, avec son frère Turenne, combat encore à outrance son successeur, à Paris, à Bordeaux, à Stenay, à Rethel; sauf à finir, s'il y trouve son compte, par s'accommoder avec lui et par le servir, avec la même vigueur et plus de succès, à Bleneau et au faubourg Saint-Antoine. Châteauneuf avait osé lutter en secret contre Richelieu; il aspire ouvertement à remplacer Mazarin. Sans doute l'éclat de La Rochefoucauld dans la Fronde lui vient de Mme de Longueville; mais ce n'est pas elle qui l'y a jeté; c'est lui au contraire qui a entraîné la sœur de Condé dans la route qu'il suivait depuis longtemps. Sa conduite dès 1637, ses menées équivoques en 1642, son opposition à la faveur naissante de Mazarin, ses prétentions contenues et dissimulées, mais au fond très-vives et mal satisfaites, tout destinait le discret Important de 1643 à devenir l'un des chefs des Frondeurs. Enfin nous connaissons Retz: lui-même a pris soin de nous apprendre ce qu'il avait imaginé et tenté bien avant 1648. Quand à vingt-cinq ans on a conçu l'idée d'assassiner un cardinal à l'autel; quand on a pu tramer avec des prisonniers, au sein même de la Bastille, le complot le plus extraordinaire pour appuyer dans Paris, par une révolte habilement concertée, l'insurrection du comte de Soissons; quand, à force d'activité, d'adresse et d'audace on a su être à la fois dans la même semaine, à Sedan avec Soissons et Bouillon, en Flandre avec des ministres et des généraux étrangers, à l'archevêché avec des curés et des officiers de la milice bourgeoise, dans la chaire de Notre-Dame et aussi dans plus d'un boudoir, on n'est certes pas un novice dans l'art des conspirations, et on est préparé à tout entreprendre à la cour, au parlement, sur la place publique, afin de se frayer une route au cardinalat et de là au ministère [347].

Au bruit des premiers mouvements et des succès croissants de la Fronde, Mme de Chevreuse se serait hâtée d'accourir à Paris, si l'armée royale, qui en faisait le siége, ne lui en eût barré le chemin. Elle se vit donc forcée de rester encore quelque temps en Flandre, et c'est à ce retard involontaire qu'elle doit d'avoir rencontré à Bruxelles celui qui devait fixer à jamais son cœur et lui être un dernier ami. Le marquis Geoffroi de Laigues, gentilhomme de Limoges, pauvre mais ambitieux, qui venait de se démettre de sa compagnie des gardes pour se donner tout entier aux Frondeurs, avait été envoyé par eux dans les Pays-Bas, au commencement de 1649, afin de traiter en leur nom avec l'Espagne. Retz assure que Montrésor, lorsque Laigues quitta Paris, l'engagea, dans l'intérêt de la cause commune, à tâcher de plaire à Mme de Chevreuse, toute-puissante sur le gouvernement espagnol. Quoi qu'il en soit de cette anecdote [348], il est certain que Laigues se prit d'une admiration passionnée pour l'illustre exilée, qui sans doute avait perdu cette beauté célèbre, victorieuse de tant de cœurs, mais qui conservait encore bien des attraits [349], relevés par l'éclat d'une haute position et de talents du premier ordre. Laigues était jeune, un peu fat et d'un esprit assez médiocre, du moins au jugement de Retz [350], mais d'une figure, d'une bravoure, d'un dévouement à racheter plus d'un défaut. Mme de Chevreuse se laissa aimer, et tous deux finirent par s'attacher si bien l'un à l'autre, qu'ils ne se quittèrent plus. On dit même, pour épuiser ici ce dernier épisode de la vie intime de Mme de Chevreuse, qu'à la mort de son mari, en 1657, elle s'unit à Laigues par un de ces mariages de conscience alors assez à la mode [351].

Dans les premiers mois de 1649, et tant que dura la guerre de Paris, elle resta en Flandre, y tenant en quelque sorte le rang d'ambassadrice de la Fronde. Elle n'eut pas de peine à faire comprendre à l'Espagne de quel suprême intérêt il lui était de favoriser une insurrection qui semblait faite exprès pour elle, et venait à propos arrêter l'essor de la France et sauver Bruxelles et les Pays-Bas. Mais elle eut besoin de toute son autorité pour triompher de la lenteur espagnole, et décider l'archiduc à envoyer à Paris un agent habile, qui sût engager doucement le parlement dans la guerre civile sans qu'il s'en doutât, et animer les chefs et les généraux du parti, en leur promettant des subsides et des soldats. Elle fit plus: elle obtint qu'on assemblerait au plus vite une petite armée qui, sous le commandement du comte de Fuensaldagne, irait faire sa jonction, vers la Picardie et la Champagne, avec l'armée d'Allemagne que Turenne devait soulever et mener à ce rendez-vous. En même temps, elle avait persuadé au duc de Lorraine que l'occasion était unique pour venger ses injures et réparer ses malheurs. Charles IV avait promis de se mettre à la tête des troupes qui lui restaient et que soudoyait l'Autriche, et d'aller se réunir à Turenne et à Fuensaldagne. En sorte que tous les trois, concertant leurs mouvements, devaient faire de leurs divers corps une masse irrésistible, la lancer sur la capitale, percer l'armée royale disséminée autour de ses murs, et venir à Paris donner la main à la Fronde et dicter des lois à la reine. Mme de Chevreuse se croyait assurée du succès; elle se proposait d'accompagner Fuensaldagne, et déjà son arrivée triomphante était annoncée à Paris dans une brochure d'un titre pompeux: l'Amazone françoise au secours des Parisiens, ou l'approche des troupes de Mme la duchesse de Chevreuse [352]. L'entreprise était hardie et bien conçue: elle échoua, le principal ressort sur lequel on comptait ayant manqué. En vain Turenne s'efforça d'entraîner dans sa révolte l'armée d'Allemagne qu'il commandait: Mazarin et Condé la lui disputèrent, et parvinrent même à lui enlever, par des largesses faites à propos, cette fameuse cavalerie weymarienne qui semblait appartenir au grand capitaine, et qui, sous lui, avait tant contribué à la victoire de Nortlingen. Turenne, abandonné par d'Erlach et par tous les généraux, put à peine s'échapper avec quelques officiers. Cet échec inattendu arrêta le duc de Lorraine; et bientôt la paix précipitée de Ruel, en désarmant pour quelque temps la Fronde, ôta à Fuensaldagne tout prétexte d'intervenir. C'est à l'ombre de cette paix, ou plutôt de cette trêve, que Mme de Chevreuse revint à Paris au milieu d'avril 1649.

Elle y retrouva ses anciens et ses récents compagnons d'exil, ses complices de tous les temps, le duc d'Orléans avec sa femme, la belle et ambitieuse Marguerite, la sœur du duc de Lorraine, qu'elle avait vue autrefois à Bruxelles, auprès de la reine mère, alors ennemie déclarée de Richelieu qui voulait faire casser son mariage, et maintenant presque aussi opposée à Mazarin, et agissant auprès de son mari sous l'inspiration et dans l'intérêt de son frère; le duc de Vendôme et le duc de Bouillon qui, comme elle, avait quitté la France après la déroute des Importants; le duc de Beaufort qui restait asservi à Mme de Montbazon, et dont elle pouvait disposer encore; La Rochefoucauld, toujours inquiet, incertain et mécontent malgré une illustre conquête; son ami Chateauneuf conservant sous les glaces de l'âge tous les feux de l'ambition, et plus impatient que jamais de ressaisir le pouvoir; enfin dans des rangs secondaires Alexandre de Campion, Montrésor, Saint-Ybar et bien d'autres qui s'empressèrent de lui faire cortége. Retz était le seul homme supérieur du parti qu'elle ne connût pas; elle le rechercha, et si l'on en croit Retz, aussi avantageux en galanterie qu'en politique, la belle Charlotte de Lorraine, qu'une vie errante et de tristes exemples avaient trop disposée aux aventures, leur devint un étroit lien. Mme de Chevreuse n'avait guère alors moins de cinquante ans. Son cœur était au repos dans une dernière et sérieuse affection. L'expérience avait mis le sceau à ses grandes qualités; son génie était alors dans toute sa force: elle n'avait rien perdu de sa clairvoyance, de sa décision, de son audace, et l'âge l'avertissait qu'elle n'avait plus de fautes à faire, de disgrâces et d'exils à braver, qu'il lui fallait à tout prix réussir, établir solidement sa fortune et sa destinée. Elle mit donc son énergie naturelle sous la conduite de cette mâle et forte prudence qui n'a rien à voir avec la timidité des âmes faibles, et qui n'appartient qu'aux grands courages éclairés et mûris par le temps.

On n'attend point que nous suivions pas à pas Mme de Chevreuse et nous engagions nous-même dans le dédale des intrigues de la Fronde. Ce serait une tâche trop étendue. Disons seulement ici que Mme de Chevreuse joua un des principaux rôles dans ce dernier acte du long drame des conspirations des grands au XVIIe siècle. Attachée au fond du parti et à ses intérêts essentiels, elle le dirigea constamment à travers bien des écueils, avec un admirable mélange de vigueur et d'adresse qui lui donne une place éminente parmi les politiques de cette grande époque. Elle est l'auteur du seul plan qui, selon nous, aurait pu sauver la Fronde, et la justifier en fondant un gouvernement aristocratique en France dans des conditions raisonnables.

Mazarin qui, en 1643, s'était habilement servi, comme nous l'avons montré [353], de l'ambition des Condé contre celle des Vendôme et de leurs amis les Importants, avait eu recours, à la fin de 1649, à une manœuvre à peu près semblable. Fatigué de la protection altière du vainqueur de l'insurrection parisienne, il s'était en secret réconcilié avec les vaincus; et Mme de Chevreuse, avec son ferme bon sens, avait très-bien vu qu'il fallait par-dessus tout séparer Mazarin et Condé, et n'avoir pas sur les bras deux pareils ennemis à la fois. Elle n'avait donc pas hésité à répondre aux avances de Mazarin, et elle l'avait aidé à mettre impunément la main sur le héros de Rocroy et de Lens, et à l'envoyer remplacer Beaufort à Vincennes. Mais une fois délivré du joug de M. le Prince, le cardinal avait trouvé fort pesant celui de ses nouveaux alliés; il ne s'était pas piqué de tenir ses engagements, et, s'égarant dans ses propres finesses, s'abusant sur sa force et sur celle de ses adversaires, il avait tenté de se retourner contre la Fronde, et de la dominer à son tour. Il avait affaire à une personne digne de lui tenir tête, et qui ne tarda pas à lui faire payer cher sa faute. Mme de Chevreuse comprit vite que Mazarin lui échappait, et se retournant aussi contre lui avec sa promptitude ordinaire, elle prêta l'oreille aux amis de Condé, et proposa à la princesse Palatine, Anne de Gonzague, qui négociait, en leur nom, une combinaison où sans doute elle trouvait son compte, mais qui était aussi dans l'intérêt général du parti, et assurait son triomphe en mettant en commun toutes ses forces. Il s'agissait de former une véritable ligue aristocratique, sous les auspices des deux premiers princes du sang, le duc d'Orléans et Condé, inséparablement unis, appelant à eux tous les grands du royaume depuis trop longtemps divisés, ralliant par là la meilleure partie de la noblesse française, et composant, de leurs amis les plus capables, un ministère puissant, auquel le parlement devait prêter son concours. Le nœud de cette combinaison était le double mariage du petit duc d'Enghien avec une des filles du duc d'Orléans, et du jeune prince de Conti avec Mlle de Chevreuse. La Palatine, que Retz ne craint pas d'égaler à la reine Élisabeth d'Angleterre dans le gouvernement d'un État, et que nous comparons plus volontiers à Mazarin pour le le génie diplomatique, approuva la proposition de Mme de Chevreuse, et s'empressa de la transmettre à Mme de Longueville, alors enfermée dans Stenay avec Turenne après la perte de la bataille de Rethel, et tout près d'y être assiégée. Celle-ci l'accepta et la fit accepter à ses frères et à son mari à la fin de 1650. Delà, 1o un traité général, donnant satisfaction aux divers intérêts engagés dans la Fronde, et constituant la ligue dont nous avons parlé; 2o deux traités particuliers pour les deux mariages qui en étaient la condition et la garantie. Ces trois traités furent conclus et signés le 30 janvier 1651 [354]; et grâce aux fortes manœuvres de Mme de Chevreuse, secondée par le duc d'Orléans et par Retz, au milieu de février, une tempête soudaine et irrésistible emportait Mazarin dans l'exil et faisait sortir les Princes de prison. Alors se leva l'espérance de jours heureux pour la Fronde. Elle était victorieuse sans que l'autorité royale fût avilie; l'aristocratie prenait les rênes de l'État en donnant la main au parlement; et, comme nous l'avons dit ailleurs [355], «le duc d'Orléans à la cour auprès de la reine et du jeune roi, Condé, Bouillon et Turenne à la tête des armées, Châteauneuf dans le cabinet, Molé dans le parlement, Beaufort sur la place publique, et derrière la scène Mme de Chevreuse, la Palatine et Mme de Longueville les dirigeant et les unissant tous, sans parler de Retz qu'on faisait cardinal en attendant le ministère; c'était assurément là un plan qui fait le plus grand honneur aux fermes esprits qui l'avaient conçu.» Trois mois n'étaient pas écoulés que l'habileté de la reine Anne, inspirée de loin et conduite par Mazarin, renversait tout ce plan en faisant rompre l'engagement sur lequel il reposait [356]; Mme de Chevreuse, profondément blessée dans son orgueil et dans ses intérêts de mère et de chef de parti, se séparait à jamais des Condé; et tandis qu'eux-mêmes se brouillaient peu à peu avec la cour, elle leur ôtait aussi l'appui du duc d'Orléans, du parlement, d'une grande partie de la Fronde, et ne leur laissait que la ressource désespérée de la guerre civile. Puis, se rapprochant de la reine, profitant de son aversion pour M. le Prince et de l'absence de Mazarin, plus heureuse qu'en 1643, elle lui persuada enfin de rappeler Châteauneuf dans ce poste de garde des sceaux qu'un amour insensé lui avait fait perdre et qu'une amitié fidèle et infatigable lui rendit. Châteauneuf, une fois garde des sceaux, devint bientôt l'âme du cabinet; il y déploya un sens, une résolution, une vigueur qui firent bien voir que Mme de Chevreuse ne s'était pas trompée, et n'avait pas trop présumé de la capacité de son ami en l'opposant tour à tour aux deux grands cardinaux. Entre ses mains fermes et habiles, le gouvernement reprit une force nouvelle. L'armée royale, bien payée, bien commandée, et rapidement lancée sur la trace de Condé, lui enleva le Berri, Bourges, Montrond, et le poursuivit dans la Saintonge et dans la Guyenne. Un rival de Mazarin s'élevait. Celui-ci le sentit, et, sous le prétexte d'apporter à la reine le renfort des troupes qu'il venait de rassembler en Allemagne, il rompt son ban, mène en toute hâte sa petite armée à travers mille périls des bords du Rhin jusqu'à Poitiers où la cour s'était avancée, et là, retrouvant tout entière l'affection d'Anne d'Autriche, il ne tarde pas à ressaisir son autorité et son rang. Châteauneuf, après avoir été le premier, ne se résigna pas à être le second, et, satisfait d'avoir revu quelque temps le pouvoir et honoré par une mâle conduite les derniers jours de force et de vie que lui avait donnés l'ambition, il se retira à propos pour lui-même et pour Mazarin [357].

Ici éclatent les divisions qui ont amené la ruine de la Fronde à travers une déplorable succession de fautes et de crimes. Aveuglé par une présomption opiniâtre, jugeant mal et le temps et la situation et les hommes, Retz s'obstine à poursuivre le rêve de toute sa vie, le cardinalat, puis le ministère [358]; et ayant surpris l'un par des prodiges d'adresse, il croit pouvoir conquérir l'autre par des prodiges d'audace; il persiste à vouloir et à chercher un gouvernement entre Mazarin et Condé, avec un peuple et un parlement fatigués et l'incapable duc d'Orléans. L'instinct politique et le coup d'œil exercé de Mme de Chevreuse la sauvèrent d'une telle erreur. Elle reconnut qu'en temps de révolution un tiers parti est une chimère, et qu'au fond tout sérieux appui manquait à l'entreprise du nouveau cardinal. Elle ne mettait pas son courage à tenter l'impossible. Pour résister encore à Mazarin avec quelques chances de succès, il eût fallu se donner sans retour et sans réserve à Condé qui avait au moins son épée et l'Espagne, mais elle ne le voulait pas. Elle sentait d'ailleurs autour d'elle et en elle-même que la fièvre de la Fronde était passée, et qu'après tant d'agitations un pouvoir solide et durable était le premier besoin de la France. Elle voyait bien dans Mazarin les défauts qui avaient tant choqué les instincts héroïques de Condé et de sa sœur comme l'esprit élevé de Retz, et qui encore aujourd'hui obscurcissent auprès de la postérité l'importance de ses services et le mettent au-dessous de Richelieu que la grandeur n'abandonne jamais; mais elle ne fermait pas les yeux à ses rares qualités: elle était frappée de sa prodigieuse puissance de travail, de sa constance, de sa pénétration, de son habileté à traiter avec les hommes. Il avait aussi pour elle un mérite immense: il était heureux; il était évidemment inséparable de la reine et par conséquent du roi; il était nécessaire. Mme de Chevreuse fit donc comme la Palatine et Molé: sans avoir un grand goût pour Mazarin, elle s'y résigna, le supporta d'abord, puis le servit.

Comme on le pense bien, Mazarin s'empressa de mettre à profit les nouvelles dispositions de Mme de Chevreuse. Ainsi que Richelieu, il ne l'avait jamais combattue qu'à regret; il connaissait tout ce qu'elle valait, ce qu'elle avait fait, ce qu'elle pouvait faire encore. Il savait que c'était elle qui, en 1643, avait armé contre lui Beaufort, qu'en 1650 elle avait inventé le plan le plus redoutable qui ait jamais menacé sa fortune, l'indissoluble union de ses plus grands ennemis, qu'en 1651 elle avait tiré les Princes de prison et l'avait contraint lui-même à prendre le chemin de l'exil. Alors il lui avait rendu guerre pour guerre, il n'avait rien négligé pour la perdre, il ne lui avait épargné ni l'injure, ni même la calomnie [359]. Mais dès qu'il put espérer de l'adoucir et de la gagner, il l'entoura de soins et d'hommages, rechercha ses conseils, et se trouva souvent fort heureux de les suivre [360]. Elle lui acquit en secret le duc de Lorraine, sur lequel son influence resta toujours la même, et il n'est pas difficile de reconnaître sa main cachée derrière les mouvements divers et souvent contraires de Charles IV à la fin de la Fronde. Redevenue l'amie d'Anne d'Autriche, et étroitement unie à Mazarin, elle concourut aux triomphes de la royauté et elle en prit sa part: elle rétablit les affaires de sa maison, et travailla efficacement à la fortune de tous les siens, parmi lesquels elle mit toujours au premier rang le marquis de Laigues [361].

Après la mort de Mazarin, Mme de Chevreuse rend encore un dernier et immense service à sa famille et à la France: elle devina Colbert; elle contribua à son élévation et à la perte de Fouquet [362]; et la fière mais la judicieuse Marie de Rohan donna son petit-fils le duc de Chevreuse, l'ami de Beauvilliers et de Fénelon, à la fille d'un bourgeois de génie, le plus grand administrateur qu'ait eu la France. Parvenue au comble du crédit et de la considération [363], elle se retira peu à peu du monde, et, ainsi que ses deux illustres émules, Mme de Longueville et la princesse Palatine, elle acheva dans une paix profonde la carrière la plus agitée du XVIIe siècle.

On dit qu'elle aussi, sur la fin de ses jours, elle ressentit l'impression de la grâce, et tourna vers le ciel ses yeux fatigués de la mobilité des choses de la terre. Successivement elle avait vu tomber autour d'elle tout ce qu'elle avait aimé et haï, Richelieu et Mazarin, Louis XIII et Anne d'Autriche, la reine d'Angleterre et sa fille l'aimable Henriette, Châteauneuf et le duc de Lorraine. Sa fille bien-aimée, la belle Charlotte, s'était éteinte entre ses bras au milieu de la Fronde. Celui qui le premier l'avait détournée du devoir, le beau et frivole Holland, était monté sur l'échafaud de Charles Ier, et son dernier ami, plus jeune qu'elle, le marquis de Laigues, l'avait précédée dans la tombe. Elle reconnut qu'elle avait donné son âme à des chimères, et se voulant mortifier dans le sentiment même qui l'avait perdue, l'altière duchesse devint la plus humble des femmes; elle renonça à toute grandeur; elle quitta son magnifique hôtel du faubourg Saint-Germain, bâti par Le Muet, et se retira à la campagne, non pas à Dampierre, qui lui eût trop rappelé les jours brillants de sa vie passée, mais dans une modeste maison, appelée la Maison-Rouge, à Gagny, près de Chelles. C'est là qu'elle attendit sa dernière heure, loin des regards du monde, et qu'elle mourut sans bruit à l'âge de soixante-dix-neuf ans, la même année que Retz et Mme de Longueville, un an avant La Rochefoucauld, quelques années à peine avant la Palatine et Condé. Elle ne voulut ni solennelles funérailles ni oraison funèbre. Elle défendit qu'on lui donnât aucun des titres qu'elle avait appris à mépriser. Elle souhaita être obscurément enterrée dans la petite et vieille église de Gagny. Là, dans l'aile méridionale, près la chapelle de la Vierge, une main fidèle et ignorée a mis sur un marbre noir cette épitaphe [364]:

«Cy gist Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, fille d'Hercule de Rohan, duc de Montbazon. Elle avait épousé en premières noces Charles d'Albert, duc de Luynes, pair et connestable de France, et en secondes noces Claude de Lorraine, duc de Chevreuse. L'humilité ayant fait mourir dans son cœur toute la grandeur du siècle, elle défendit que l'on fît revivre à sa mort la moindre marque de cette grandeur, qu'elle voulut achever d'ensevelir sous la simplicité de cette tombe, ayant ordonné qu'on l'enterrât dans la paroisse de Gagny, où elle est morte à l'âge de soixante-dix-neuf ans, le 12 aoust 1679.»

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