Madame de Chevreuse: Nouvelles études sur les femmes illustres et la société du 17e siècle
RETOUR DE MME DE CHEVREUSE A PARIS ET A LA COUR.—NOUVELLES DISPOSITIONS DE LA REINE. ANNE D'AUTRICHE ET MAZARIN.—EFFORTS DE MME DE CHEVREUSE CONTRE LE SYSTÈME ET LES CRÉATURES DE RICHELIEU, ET EN FAVEUR DE L'ANCIEN PARTI DE LA REINE. SES SOLLICITATIONS POUR CHATEAUNEUF.—POUR LES VENDÔME.—POUR LA ROCHEFOUCAULD.—SA POLITIQUE INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE.—ELLE EST LE VRAI CHEF DU PARTI DES IMPORTANTS.—VAINCUE DANS TOUTES SES DÉMARCHES AUPRÈS DE LA REINE, ELLE SONGE A RECOURIR A D'AUTRES MOYENS.—LA CRISE DEVENUE INÉVITABLE ÉCLATE A L'OCCASION DE LA QUERELLE DE MME DE MONTBAZON ET DE MME DE LONGUEVILLE.
La Gazette de Renaudot, le Moniteur du temps [219], contenait, le 20 juin 1643, l'article suivant:
«Leurs Majestés ayant envoyé à Bruxelles le sieur de Boispille, intendant de la maison du duc de Chevreuse, pour haster le retour de la duchesse sa femme, elle en partit le 6 de ce mois accompagnée de vingt carrosses des seigneurs et dames les plus qualifiés de cette cour-là, qui l'ayant conduite jusques à Notre-Dame-de-Hau, elle vint le lendemain coucher à Mons en Hainault, passant au travers de l'armée espagnole campée dans la vallée dudit Mons, et de là par Condé arriva le 9 à Cambrai, estant partout bien dignement reçue des chefs et gouverneurs du païs, et par chacun en leur gouvernement accompagnée jusques à une lieue au delà dudit Cambrai, où le sieur d'Hocquincourt [220] l'alla recevoir sur la frontière de France, et l'ayant conduite à Péronne dont il était gouverneur, lui fit faire une réception magnifique. Elle y fut aussi complimentée par la duchesse de Chaulne, et de là conduite le douzième jour par le duc de Chaulne (son beau-frère, le second frère du connétable de Luynes) en sa maison où ils la traitèrent splendidement. Et estant partie de Chaulne le mesme jour, elle alla coucher à Roye; le 13 à la Versine, maison du sieur de Saint-Simon, frère du duc du mesme nom, où elle fust aussi très bien reçue et traitée de mesme, et où le duc de Chevreuse l'attendoit. Enfin le 14 de ce mois, elle arriva à Paris dix ans après en estre sortie; dans laquelle absence cette princesse a fait voir ce que peut un excellent esprit comme le sien, malgré tous les traits de la fortune que sa constance a surmontés. Elle alla saluer à l'instant Leurs Majestés, en laquelle visite elle reçut tant de témoignages de l'affection de la reine, et lui rendit aussi tant de preuves de son zèle à tout ce qui regarde son service et tant de résignation à ses volontés, qu'il parut bien que la longueur du temps, ni la distance des lieux, ni les espines des affaires, ne peuvent rien que sur les âmes vulgaires. Aussi le grand cortége de cette cour qui la visite incessamment, et qui rend trop petit le grand espace de son hostel [221], ne ravit point tant un chacun en admiration comme la remarque qu'on a faite que les fatigues de ses longs voyages, ni les efforts de cette rigoureuse fortune n'ont apporté aucun changement à sa magnanimité naturelle, ni, ce qui est le plus extraordinaire, à sa beauté.»
Voilà l'apparence; voici maintenant la vérité.
Mme de Chevreuse avait alors quarante-trois ans. Sa beauté, éprouvée par les fatigues, se soutenait encore, mais commençait à décliner. Le goût de la galanterie subsistait, mais amorti, et celui des affaires prenait le dessus. Elle avait vu les hommes d'État les plus célèbres de l'Europe; elle connaissait presque toutes les cours, le fort et le faible des divers gouvernements, et elle avait acquis une grande expérience. Elle espérait retrouver la reine Anne telle qu'elle l'avait laissée, n'aimant pas les affaires et très-disposée à se laisser conduire à ceux pour qui elle avait une affection particulière; et comme Mme de Chevreuse se croyait la première affection de la reine, elle pensait bien exercer sur elle le double ascendant de l'amitié et de la capacité. Plus ambitieuse pour ses amis que pour elle-même, elle les voyait déjà récompensés de leurs longs sacrifices, remplaçant partout les créatures de Richelieu, et à leur tête, comme premier ministre, celui qui, pour elle, s'était séparé du cardinal triomphant, et avait supporté un emprisonnement de dix années. Elle ne faisait pas grand état de Mazarin qu'elle ne connaissait point, qu'elle n'avait jamais vu, et qui lui paraissait sans appui à la cour et en France, tandis qu'elle se sentait portée par tout ce qu'il y avait d'illustre, de puissant, d'accrédité. Elle se croyait sûre de Monsieur, son ancien complice en tant de conspirations, et que devait aisément gouverner sa femme, la belle Marguerite, sœur de Charles IV. Elle disposait à peu près de la maison de Rohan et de la maison de Lorraine, particulièrement du duc de Guise et du duc d'Elbeuf, comme elle tout récemment revenus de Flandre. Elle comptait sur les Vendôme, le père et ses deux fils, le duc de Mercœur et le duc de Beaufort, sur le duc de La Valette et sur La Vieuville, ses anciens compagnons d'exil en Angleterre, sur le duc de Bouillon, si maltraité dans la même cause, sur La Rochefoucauld dont l'esprit et les prétentions lui étaient connus, sur milord Montaigu, qui possédait alors toute la confiance d'Anne d'Autriche, sur La Châtre, ami des Vendôme et colonel général des Suisses, sur Tréville, sur Beringhen, sur Jars, sur La Porte, et sur tant d'autres qui sortaient d'exil, de prison ou de disgrâce. Parmi les femmes, sa belle-mère et sa belle-sœur lui semblaient tout acquises, Mme de Montbazon et Mme de Guymené, les deux grandes beautés du jour, qui traînaient après elles une cour nombreuse d'adorateurs anciens et nouveaux. Elle savait aussi qu'un des premiers actes de la régente avait été de rappeler auprès de sa personne deux nobles victimes de Richelieu, Mme de Senecé et Mme de Hautefort, dont la piété et la vertu conspireraient utilement avec d'autres influences et leur donneraient un précieux appui dans l'intérieur le plus particulier d'Anne d'Autriche. Tous ces calculs semblaient certains, toutes ces espérances parfaitement fondées, et Mme de Chevreuse quitta Bruxelles dans la ferme persuasion qu'elle allait rentrer au Louvre en conquérante. Elle se trompait: la reine était changée ou bien près de l'être.
Le temps est venu de remettre Anne d'Autriche à la place qui lui appartient dans l'histoire. Ce n'était pas une personne ordinaire. Belle, ayant besoin d'être aimée, et en même temps vaine et fière, elle avait été blessée des froideurs et des négligences de son mari, et, par esprit de vengeance et aussi de coquetterie, elle s'était complu à faire autour d'elle plus d'une passion, sans franchir jamais, même avec Buckingham, les bornes d'une galanterie espagnole plus ou moins vive. Elle avait supporté impatiemment d'être traitée sans conséquence, privée de tout crédit et tenue en une sorte de disgrâce permanente par le roi et par Richelieu; de là une opposition sourde, mais constante, au gouvernement du cardinal. Elle s'était même engagée dans diverses entreprises qui, comme nous l'avons vu, lui avaient fort mal réussi et l'avaient jetée en d'assez grands dangers. Elle appelait alors à son aide une autre de ses qualités de femme et d'Espagnole, la dissimulation. Le malheur lui avait enseigné vite «cette laide, mais nécessaire vertu,» comme dit Mme de Motteville [222], et on a pu reconnaître qu'elle y avait fait de rapides progrès. Naturellement paresseuse, elle n'aimait pas les affaires, mais elle était sensée, même courageuse, capable d'entendre et de suivre la raison. Jusque-là elle avait joué un double jeu: se faire en secret des partisans, encourager et pousser les mécontents, tâcher d'échapper au joug du cardinal, et cependant lui faire bonne mine, l'endormir par de fausses démonstrations, s'humilier au besoin, gagner du temps et attendre. Depuis la mort de Richelieu, se sentant plus forte et de ses deux enfants et de la maladie irrémédiable de Louis XIII, elle n'avait eu qu'un seul but, auquel elle avait tout sacrifié: être régente, et elle y était parvenue, grâce à une rare patience, à des ménagements infinis, à une conduite habile et soutenue, grâce aussi au service inespéré que lui rendit Mazarin, qui jouissait alors d'un grand crédit auprès du roi. Anne n'avait rien négligé pour désarmer les ressentiments de son mari; elle n'avait cessé de l'entourer de soins, passant les jours et les nuits auprès de lui; elle lui avait protesté avec larmes qu'elle ne lui avait jamais manqué, et que toutes les accusations dont on l'avait chargée dans l'affaire de Chalais, étaient sans fondement. Elle avait fort peu gagné sur l'esprit du roi; il s'était contenté de répondre, ainsi que nous l'avons dit:
«Dans l'état où je suis, je dois lui pardonner, mais je ne suis pas obligé de la croire [223].» Il voulait l'exclure de la régence, avec son frère, le duc d'Orléans, qu'il n'estimait ni n'aimait. Mazarin eut grand'peine à lui faire comprendre qu'il était impossible de priver le reine du titre de régente, et que tout ce qu'on pouvait faire était de lui ôter toute influence, à l'aide d'un conseil fortement constitué dont elle serait obligée de suivre les avis en se conformant à la majorité des voix. Anne subit sans murmure ces dures et humiliantes conditions; elle reconnut la déclaration royale du 21 avril, qui resserrait son autorité dans des bornes fort étroites et consacrait l'exil de Châteauneuf et de Mme de Chevreuse; elle la signa et s'engagea à la maintenir. Après tout, elle était en possession de la régence, et comme elle la devait à la combinaison même qui limitait son pouvoir, loin de savoir mauvais gré de cette combinaison à celui qui en était l'auteur, elle la regarda comme un premier service qui méritait quelque reconnaissance. Voilà ce que n'ont pas vu la plupart des historiens, mais ce qui n'a pas échappé à la pénétration de La Rochefoucauld, mêlé à toutes les intrigues de ce moment. «Le cardinal Mazarin, dit-il, justifia en quelque sorte cette déclaration injurieuse; il la fit passer comme un service important qu'il rendoit à la reine, et comme le seul moyen qui pouvoit faire consentir le roi à la régence. Il lui fit voir qu'il lui importoit peu à quelles conditions elle la reçût, pourvu que ce fût du consentement du roi, et qu'elle ne manqueroit pas de moyens dans la suite pour affermir son pouvoir et pour gouverner seule. Ces raisons, appuyées de quelques apparences et de toute l'industrie du cardinal, étoient reçues de la reine avec d'autant plus de facilité que celui qui les disoit commençoit à ne lui être pas désagréable [224].»
Mazarin, en effet, n'avait jamais été pour rien dans les déplaisirs que la reine avait essuyés: elle n'avait donc aucune raison d'être contre lui, sinon qu'il avait été un des amis particuliers de Richelieu; mais il n'avait aucune des manières du cardinal, il avait pris part au rappel de bien des exilés, et défendu la régence de la reine contre les ombrages du roi. Sa capacité était éprouvée, et Anne, avec sa paresse et son inexpérience, au début d'un règne qu'environnaient de toutes parts, au dedans et au dehors, les plus grandes difficultés, avait besoin de quelqu'un qui lui laissât l'honneur de l'autorité suprême, mais qui se chargeât du poids des affaires; et en regardant parmi ses amis, elle n'en voyait aucun dont les talents fussent assez certains pour emporter sa confiance. Elle faisait grand cas de l'esprit de La Rochefoucauld, mais elle ne pouvait songer à un aussi jeune ministre. Les deux hommes qui, avec lui, étaient le plus près d'elle, le duc de Beaufort, le plus jeune fils du duc de Vendôme, et son grand aumônier, Potier, évêque de Beauvais, lui paraissaient des serviteurs dévoués pour qui elle se proposait de faire beaucoup un jour, mais sans oser leur remettre encore le gouvernement. Attendre un peu lui semblait donc le parti le plus sage. Mazarin eut avec la reine plus d'une entrevue secrète. Il s'y montra empressé à la servir, ne répugnant pas à lui sacrifier quelques-uns des anciens ministres de Richelieu qui lui déplaisaient le plus, et à s'entendre avec ceux de ses amis envers lesquels elle se croyait des obligations indispensables. Il eut l'art de se mettre assez bien avec l'évêque de Beauvais, qui gouvernait la conscience de la reine. Il le trompa, il trompa le duc de Beaufort et tout le monde, en affectant un grand désintéressement et en faisant mine d'être tout prêt à s'en aller jouir à Rome, au sein de sa famille et des arts, des avantages et des honneurs du cardinalat [225].
Enfin, il est un point délicat que La Rochefoucauld touche à peine, mais que l'histoire ne peut laisser dans l'ombre, à moins de négliger ce qui fit d'abord la force de Mazarin et devint bientôt le nœud et la clef de la situation: Anne d'Autriche était femme, et Mazarin ne lui déplut pas. Nous l'avons dit ailleurs [226]: «Après avoir été longtemps opprimée, l'autorité royale souriait à Anne d'Autriche, et son âme espagnole avait besoin de respects et d'hommages. Mazarin les lui prodigua. Il se mit à ses pieds pour arriver jusqu'à son cœur. Au fond, elle n'était guère touchée de la grande accusation qu'on élevait déjà contre lui, qu'il était étranger, car elle aussi elle était étrangère; peut-être même lui était-ce là un attrait mystérieux, et trouvait-elle un charme particulier à s'entretenir avec son premier ministre dans sa langue maternelle, comme avec un compatriote et un ami. Ajoutez à tout cela les manières et l'esprit de Mazarin: il était souple et insinuant, toujours maître de lui-même, d'une sérénité inaltérable dans les circonstances les plus graves, plein de confiance en sa bonne étoile, et répandant cette confiance autour de lui. Il faut dire aussi que, tout cardinal qu'il était, Mazarin n'était pas prêtre; qu'Anne d'Autriche avait à peine quarante et un ans et qu'elle était belle encore; que son ministre avait le même âge, qu'il était fort bien fait et de la figure la plus agréable, où la finesse s'unissait à une certaine grandeur. Il avait promptement reconnu que sans famille, sans établissement, sans appui en France, environné de rivaux et d'ennemis, toute sa force était dans la reine. Il s'appliqua donc, par-dessus toutes choses, à pénétrer dans son cœur, comme aussi l'avait tenté Richelieu; mais il possédait bien d'autres moyens pour y réussir. Le beau et doux cardinal réussit donc. Une fois maître du cœur [227] il dirigea aisément l'esprit d'Anne d'Autriche, et lui enseigna l'art difficile de poursuivre toujours le même but à l'aide des conduites les plus diverses, selon la diversité des circonstances.»
Mais combien ne fallut-il pas à Mazarin de temps et de soins pour amener là Anne d'Autriche et triompher peu à peu de ses scrupules de toute sorte! L'histoire des progrès de Mazarin dans le cœur de la reine est l'histoire véritable des trois premiers mois de la régence. Anne commença par se résoudre sans répugnance, le 18 mai 1643, à garder, pour quelque temps au moins, le ministre que lui laissait et lui recommandait Louis XIII. On verra où elle en était arrivée le 2 septembre de la même année.
Il lui était impossible de conserver la disposition de la déclaration royale qui établissait Mazarin premier ministre, chef du conseil sous M. le Prince, puisqu'elle voulait faire casser par le parlement toute cette partie du testament du feu roi, comme limitant, contre tous les usages, l'autorité de la régente. Il fut donc convenu, dans des conciliabules préliminaires, que Mazarin renoncerait à l'espèce de droit que lui donnait la déclaration royale, mais qu'en même temps la régente, dégagée de toute entrave, lui offrirait spontanément à peu près le même rang, en sorte qu'il tiendrait son pouvoir, non de la volonté du roi défunt, mais de la libre faveur de la reine. Tout cela fut arrêté entre eux dans un tel secret que la surprise fut fort grande et générale lorsque, le 18 mai, on vit le parlement investir la régente de l'autorité souveraine, et le même jour, le cardinal Mazarin mis à la tête du cabinet. Il y avait eu là une trame habilement ourdie que la reine avait cachée à tous ceux de ses amis qui étaient opposés à Mazarin. Et dès ce jour aussi, le cardinal put reconnaître qu'il avait trouvé, dans la reine Anne, en fait de dissimulation et de conduite politique, une écolière digne de lui et déjà très-avancée.
Mazarin s'établit de bonne heure auprès d'Anne d'Autriche par le double talent d'homme d'État laborieux et infatigable et de courtisan consommé. Il prit sur lui tous les soucis du gouvernement, et lui renvoya l'honneur des succès qui ne se firent pas attendre. Il mit une adresse et une constance merveilleuses à l'éclairer sans jamais la blesser. Son grand art fut de lui persuader qu'il ne voulait du pouvoir que pour la mieux servir; qu'étranger, sans famille et sans amis, il dépendait entièrement d'elle et voulait tirer d'elle seule tout son appui. Un pareil langage, soutenu d'une capacité de premier ordre, ne pouvait manquer de plaire, et on peut dire avec vérité que la veuve de Louis XIII avait déjà auprès d'elle un autre Richelieu dans les premiers jours de juin 1643, lorsque Mme de Chevreuse quitta Bruxelles.
Disciple et confident de Richelieu et de Louis XIII, Mazarin avait hérité de leur opinion et de leurs sentiments sur Mme de Chevreuse. Sans l'avoir jamais vue, il la connaissait, et il la redoutait profondément, ainsi que son ami Châteauneuf. Une favorite d'un tel esprit, d'un tel caractère, pleine de séduction et de courage, ayant dans sa main un homme ambitieux et capable, et en secret attachée au duc de Lorraine, à l'Autriche et à l'Espagne, était absolument incompatible avec la faveur à laquelle il aspirait et avec tous ses desseins diplomatiques et militaires. Il sentit qu'il n'y avait pas place à la fois pour elle et pour lui dans le cœur d'Anne d'Autriche, et il s'apprêta à la combattre, mais à sa manière, doucement et par degrés, selon les occasions.
Mazarin avait un secret et puissant allié contre Mme de Chevreuse dans le goût nouveau et toujours croissant de la reine pour le repos et la vie tranquille. Elle s'était autrefois un peu agitée parce qu'elle souffrait de plus d'une manière; maintenant, parvenue au pouvoir suprême, heureuse et commençant à s'attacher, elle avait peur des troubles et des aventures, et elle craignait Mme de Chevreuse presque autant qu'elle l'aimait. L'habile cardinal s'appliqua à nourrir ces inquiétudes. Il s'appuya sur la princesse de Condé, alors très en crédit auprès de la reine par son propre mérite, par celui de son mari, M. le Prince, par les éclatants exploits de son fils, le duc d'Enghien, par les services de son gendre, le duc de Longueville, qui avait honorablement commandé les armées en Italie et en Allemagne, et par sa fille Mme de Longueville, récemment mariée et déjà les délices des salons et de la cour. Mme la Princesse, Charlotte-Marguerite de Montmorency, si célèbre autrefois par sa beauté, avait aussi, comme la reine Anne, aimé les hommages; mais, quoique belle encore, elle était devenue sérieuse et d'une piété assez vive. Elle n'aimait pas Mme de Chevreuse, et elle détestait Châteauneuf qui, en 1632, à Toulouse, avait présidé au jugement et à la condamnation de son frère Henri. Elle avait donc travaillé, de concert avec Mazarin, à détruire ou du moins à affaiblir Mme de Chevreuse auprès de la reine. On s'était armé de la dernière volonté de Louis XIII, et on était parvenu à faire presque un scrupule à la reine d'y manquer si vite. On lui avait fait entendre que les anciens jours ne pouvaient revenir, que les amusements et les passions de la première jeunesse étaient «de mauvais accompagnements [228]» d'un autre âge, qu'elle était avant tout mère et reine, que Mme de Chevreuse, emportée et dissipée, ne lui convenait plus, qu'elle n'avait porté bonheur à personne, et qu'en la comblant de biens et d'honneurs on acquitterait suffisamment envers elle la dette de la reconnaissance.
Pour rendre ce qu'elle devait à son rang et à leur ancienne amitié, la reine envoya La Rochefoucauld au-devant de la duchesse, en le chargeant aussi de l'avertir des nouvelles dispositions où elle la trouverait. Avant son départ, La Rochefoucauld eut avec Anne d'Autriche un sérieux entretien où il fit tout pour la regagner à Mme de Chevreuse. «Je lui parlai, dit-il, avec plus de liberté peut-être que je ne devois. Je lui remis devant les yeux la fidélité de Mme de Chevreuse pour elle, ses longs services, et la dureté des malheurs qu'elle lui avoit attirés. Je la suppliai de considérer de quelle légèreté on la croiroit capable, quelle interprétation on donneroit à cette légèreté, si elle préféroit le cardinal Mazarin à Mme de Chevreuse. Cette conversation fut longue et agitée; je vis bien que je l'aigrissois [229].» Cependant il alla au-devant de Mme de Chevreuse sur la route de Bruxelles; il la rencontra à Roye. Montaigu l'y avait devancé. La Rochefoucauld venait au nom de la reine, et Montaigu au nom de Mazarin. Ce n'était plus le brillant et ardent Montaigu, l'ami de Holland et de Buckingham, l'un des chevaliers de la séduisante duchesse; l'âge aussi l'avait changé: il était devenu dévot, et à quelques années de là il entra dans l'Église. Il appartenait par dessus tout à la reine et par conséquent il était résigné à Mazarin [230]. Il venait donc s'efforcer d'unir l'ancienne favorite et le favori nouveau. La Rochefoucauld, toujours appliqué à se donner le beau rôle et un air de grand politique, assure qu'il supplia Mme de Chevreuse de ne pas prétendre d'abord à gouverner la reine, de songer uniquement à reprendre dans son esprit et dans son cœur la place qu'on avait essayé de lui ôter, et de se mettre en état de protéger ou de détruire un jour le cardinal, selon les circonstances et selon la conduite qu'il tiendrait lui-même. Mme de Chevreuse avait voulu entendre aussi un autre de ses amis, moins illustre, mais plus dévoué, cet Alexandre de Campion quelle avait connu à Bruxelles deux ans auparavant, et qui après la mort du comte de Soissons était passé au service des Vendôme avec son frère Henri, officier d'une bravoure éprouvée. Elle avait invité Alexandre de Campion à venir à sa rencontre à Péronne, et il paraît que celui-ci lui parla comme La Rochefoucauld, si on en juge par le billet qu'il lui écrivit à la fin de mai, avant de quitter Paris pour aller la rejoindre [231]: «Je ne sais, lui dit-il, ce que M. de Montaigu aura négocié avec vous, mais je suis certain qu'il vous offrira de l'argent de la part de M. le cardinal Mazarin pour payer vos dettes, et qu'il a fait espérer qu'il noueroit une étroite amitié entre vous et lui. Je crois qu'il n'aura pas trouvé votre esprit trop disposé à faire cette liaison, tant parce que vos principaux amis de France ne sont pas fort bien avec lui qu'à cause qu'il paroît uni avec la famille de feu M. le cardinal. Pour moi, le conseil que je prends la liberté de vous donner sur ce sujet est que vous ne preniez aucune résolution à fond que vous n'ayez vu la reine, sur les sentiments de qui vous aurez joie de régler votre conduite, à cause du zèle que je sais que vous avez pour elle et de l'amitié qu'elle a pour vous. Je sens bien, de l'humeur dont je vous connois, que j'aurai plus de peine à vous retenir qu'à vous pousser, vu l'amitié que vous m'avez fait l'honneur de me témoigner pour une certaine personne (évidemment Châteauneuf); car hors cette considération et celle de beaucoup de gens d'honneur engagés dans le même vaisseau, je ne vois pas qu'il soit nécessaire de perpétuer une haine et de la faire aller par delà la mort de nos ennemis. Je n'aimois pas M. le cardinal, mais je ne veux mal à aucun de sa race. Après tout, Madame, ce que je pourrois vous mander n'est pas la vingtième partie de ce que j'aurai à vous dire, et j'ose vous assurer que dès Péronne vous serez aussi instruite des sentiments de la plupart du monde que si vous étiez à Paris.» Mme de Chevreuse écouta tour à tour ses trois amis, promit de suivre leurs conseils et les suivit en effet, mais dans la mesure de son caractère et dans celle de l'intérêt du parti qu'elle servait depuis longtemps et qu'elle ne pouvait abandonner. Comme la reine montra beaucoup de joie de la revoir, elle ne remarqua pas de différence dans les sentiments d'Anne d'Autriche, et elle se persuada que sa présence assidue lui rendrait bientôt son ancien empire.
La première chose que se proposa Mme de Chevreuse fut le retour de Châteauneuf. La Rochefoucauld nous fait ici de l'ancien garde des sceaux un portrait justement avantageux, où il laisse entrevoir quel gouvernement ses amis les Importants [232] voulaient donner à la France: c'est celui que rêvèrent plus tard les premiers Frondeurs, et plus tard encore les amis du duc de Bourgogne, les derniers Importants du XVIIe siècle. «Le bon sens et la longue expérience dans les affaires de M. de Châteauneuf, dit La Rochefoucauld [233], étoient connus de la reine. Il avoit souffert une rigoureuse prison pour avoir été dans ses intérêts; il étoit ferme, décisif, il aimoit l'État, et il étoit plus capable que nul autre de rétablir l'ancienne forme du gouvernement que le cardinal de Richelieu avoit commencé à détruire. Il étoit de plus intimement attaché à Mme de Chevreuse, et elle savoit assez les voies les plus certaines de le gouverner. Elle pressa donc son retour avec beaucoup d'instance.» Déjà Châteauneuf avait obtenu que la dure prison où il avait gémi dix ans fût changée en une sorte de retraite dans quelqu'une de ses maisons [234]: Mme de Chevreuse demanda la fin de cet exil adouci, et qu'elle pût revoir celui qui avait tant souffert pour la reine et pour elle. Mazarin comprit qu'il fallait céder, mais il ne le fit que lentement, n'ayant jamais l'air de repousser lui-même Châteauneuf, et mettant toujours en avant la nécessité de ménager les Condé, surtout Mme la Princesse, qui, comme nous l'avons dit, haïssait en lui le juge de son frère. Châteauneuf fut donc rappelé, mais avec cette réserve accordée aux dernières volontés du roi, qu'il ne paraîtrait pas à la cour, et se tiendrait à sa maison de Montrouge, près de Paris, où ses amis pourraient le visiter.
Il s'agissait de le porter de là au ministère. Châteauneuf était vieux, mais ni son énergie ni son ambition ne l'avaient abandonné, et Mme de Chevreuse se faisait un point d'honneur de le replacer dans ce poste de garde des sceaux qu'il avait occupé autrefois et perdu pour elle, et que tous les anciens amis de la reine voyaient avec indignation entre les mains d'une des créatures les plus compromises de Richelieu, Pierre Séguier. C'était un très-habile homme, laborieux, instruit, plein de ressources, sans aucun caractère, que sa souplesse, jointe à sa capacité, rendait fort commode et utile à un premier ministre. Sa conduite sévère dans le procès de de Thou lui avait attiré la haine des Importants, et même de beaucoup d'honnêtes gens mal instruits de la part réelle et certaine [235] que de Thou avait prise au complot du grand écuyer. Dans cette même affaire, le garde des sceaux avait fait subir un interrogatoire à Monsieur, et auparavant, en 1637, il n'avait pas respecté l'asile de la reine au Val-de-Grâce. Il s'était beaucoup enrichi, et sa fortune avait fait faire à ses filles d'illustres mariages. Un cri s'élevait contre lui, et de divers côtés on demandait son renvoi. Deux choses le sauvèrent. D'abord on ne s'entendait pas sur son successeur: Châteauneuf était le candidat des Importants et de Mme de Chevreuse, mais le président Bailleul, surintendant des finances, convoitait la place pour lui-même; l'évêque de Beauvais craignait dans le cabinet un collègue tel que Châteauneuf, et les Condé le repoussaient. Puis, Séguier avait une sœur qui était très-chère à la reine, la mère Jeanne, supérieure du couvent des Carmélites de Pontoise. Les vertus de la sœur plaidaient en faveur du frère, et Montaigu, tout dévoué à la mère Jeanne, défendit le garde des sceaux que soutenait sous main le cardinal.
Mme de Chevreuse, reconnaissant qu'il était à peu près impossible de surmonter une si forte opposition, prit un autre chemin pour arriver au même but: elle se contenta de demander pour son ami le moindre siége dans le cabinet, sachant bien qu'une fois là, Châteauneuf saurait bien faire le reste et agrandir sa situation. Le président Bailleul, surintendant des finances, n'ayant pas montré dans cette charge une grande capacité, il fallut lui donner un nouvel auxiliaire quand le comte d'Avaux, avec lequel il partageait les finances, s'en alla au congrès de Münster. Mme de Chevreuse insinua à la reine qu'elle pouvait bien introduire Châteauneuf dans le conseil en lui donnant la succession de d'Avaux, emploi modeste qui ne pouvait faire ombrage à Mazarin; mais celui-ci comprit la manœuvre et la déjoua [236]. Il persuada assez aisément à la reine de maintenir Bailleul, qui était chancelier de sa maison et qu'elle aimait, en mettant auprès de lui, comme contrôleur général, l'habile d'Hemery, qui plus tard le remplaça entièrement.
En même temps qu'elle travaillait à tirer de disgrâce l'homme sur qui reposaient toutes ses espérances politiques, Mme de Chevreuse, n'osant pas attaquer directement Mazarin, minait insensiblement le terrain autour de lui et préparait sa ruine. Son œil exercé lui fit reconnaître quel était le point d'attaque le plus favorable dans l'assaut qu'il s'agissait de livrer à la reine, et le mot d'ordre qu'elle donna fut d'entretenir et de porter à son comble le sentiment général de réprobation que tous les proscrits, en rentrant en France, soulevaient et répandaient contre la mémoire de Richelieu. Ce sentiment était partout, dans les grandes familles décimées ou dépouillées, dans l'Église trop fermement conduite pour ne s'être pas crue opprimée, dans les parlements réduits à leur rôle judiciaire et qui aspiraient à en sortir; il était vivant encore dans le cœur de la reine, qui ne pouvait avoir oublié les profondes humiliations que Richelieu lui avait fait subir et le sort que peut-être il lui réservait. Cette tactique réussit, et de toutes parts il s'éleva sur les violences, la tyrannie et par contre-coup sur les créatures de Richelieu, une tempête que Mazarin eut bien de la peine à conjurer [237].
Mme de Chevreuse supplia la reine de réparer les longs malheurs des Vendôme en leur donnant ou l'amirauté, à laquelle était attaché un pouvoir immense, ou le gouvernement de Bretagne, que le chef de la famille, César de Vendôme, avait autrefois occupé, mais qu'il avait justement perdu dans les tristes affaires de 1626, où son frère le grand-prieur avait laissé la vie et lui-même subi un long emprisonnement [238]. Par là, Mme de Chevreuse se proposait un double but: l'élévation d'une maison amie et la ruine des deux familles qui avaient le plus servi Richelieu et pouvaient le mieux soutenir Mazarin. Le maréchal de La Meilleraie, parent de Richelieu, grand-maître de l'artillerie et nouvellement investi du gouvernement de Bretagne, était un homme de guerre plein d'autorité et en possession de plusieurs régiments. Le duc Maillé de Brézé, beau-frère du cardinal, était aussi maréchal, gouverneur d'une grande province, l'Anjou, et son fils, Armand de Brézé, alors à la tête de l'amirauté, passait déjà, malgré sa jeunesse, pour le premier homme de mer de son temps. Mazarin para le coup que lui portait la duchesse à force d'adresse et de patience, ne refusant jamais, éludant toujours, et appelant à son aide le temps, son grand allié, comme il l'appelait. Lui-même, avant le retour de Mme de Chevreuse, il s'était efforcé de gagner le duc de Vendôme et de le mettre dans ses intérêts. A la mort de Richelieu, il avait fort contribué à son rappel, et depuis il lui avait fait toutes sortes d'avances; mais il avait reconnu assez vite qu'il ne pouvait le satisfaire qu'en se perdant. Le duc César de Vendôme, fils de Henri IV et de la duchesse de Beaufort, avait de bonne heure porté très-haut ses prétentions, et s'était montré aussi remuant, aussi factieux qu'un prince légitime. Il avait passé sa vie dans les révoltes et les conspirations. Sa longue prison de 1626 à 1630 ne l'avait pas éclairé, et en 1641 il avait été forcé de s'enfuir en Angleterre sur l'accusation d'avoir tenté d'assassiner Richelieu. Il n'était rentré en France qu'après la mort du cardinal, et, comme on se l'imagine bien, il ne respirait que vengeance. «Il avoit beaucoup d'esprit, dit Mme de Motteville, et c'étoit tout le bien qu'on en disoit [239].» Contre l'ambition des Vendôme, Mazarin suscita habilement celle des Condé, qui ne souhaitaient pas l'agrandissement d'une maison trop voisine de la leur. Ils se devaient aussi à eux-mêmes de soutenir les Brézé, devenus leurs parents par le mariage de Claire-Clémence Maillé de Brézé, fille du duc et sœur du jeune et vaillant amiral, avec le duc d'Enghien; en sorte que Mazarin n'eut pas trop de peine à retenir entre des mains fidèles le commandement de la flotte et celui des grandes places maritimes de France. Mais il était bien difficile de conserver la Bretagne à La Meilleraie devant les réclamations d'un fils de Henri IV qui l'avait eue autrefois et la redemandait comme une sorte de propriété de famille, puisqu'il la tenait de son beau-père, le duc de Mercœur. Mazarin se résigna donc à sacrifier La Meilleraie, mais il le fit le moins possible. Il persuada à la reine de s'attribuer à elle-même le gouvernement de Bretagne, et de n'y avoir qu'un lieutenant-général, charge évidemment au-dessous de Vendôme, et qui demeura à La Meilleraie. Celui-ci ne se pouvait offenser d'être le second de la reine, et pour tout arranger et satisfaire entièrement un personnage de cette importance, Mazarin demanda bientôt pour lui le titre de duc que le feu roi lui avait promis, et la survivance de la grande maîtrise de l'artillerie pour son fils, ce même fils auquel un jour il donnera, avec son nom, sa propre nièce, la belle Hortense.
Mazarin était d'autant moins porté à favoriser le duc de Vendôme, qu'il avait alors un rival dangereux auprès de la reine dans son fils cadet, le duc de Beaufort, jeune, brave, ayant tous les dehors de la loyauté et de la chevalerie, et affectant pour Anne d'Autriche un dévouement passionné qui n'était pas fait pour déplaire. Quelques jours avant la mort du roi, elle avait remis ses enfants à la garde du jeune duc. Cette marque de confiance lui avait enflé le cœur; il conçut des espérances qu'il laissa trop paraître et qui finirent par offenser la reine; et, pour comble d'inconséquence, il se mit à porter publiquement les chaînes de la belle et décriée duchesse de Montbazon. D'ailleurs, Beaufort n'avait pas même l'ombre d'un homme d'État: peu d'esprit, nul secret, incapable d'application et d'affaires, et capable seulement de quelque action hardie et violente. La Rochefoucauld nous le peint ainsi [240]: «Le duc de Beaufort étoit celui qui avoit conçu de plus grandes espérances. Il avoit été depuis longtemps particulièrement attaché à la reine. Elle venoit de lui donner une marque publique de son estime en lui confiant M. le dauphin et M. le duc d'Anjou un jour que le roi avoit reçu l'extrême-onction. Le duc de Beaufort, de son côté, se servoit utilement de cette distinction et de ses autres avantages pour établir sa faveur par l'opinion qu'il affectoit de donner qu'elle étoit déjà tout établie. Il étoit bien fait de sa personne, grand, adroit aux exercices et infatigable; il avoit de l'audace et de l'élévation, mais il étoit artificieux en tout et peu véritable; son esprit étoit pesant et mal poli; il alloit néanmoins assez habilement à ses fins par ses manières grossières; il avoit beaucoup d'envie et de malignité; sa valeur étoit grande, mais inégale.» Retz n'accuse point Beaufort d'artifices comme La Rochefoucauld, mais il le représente comme un présomptueux de la dernière incapacité [241]: «M. de Beaufort n'en étoit pas jusqu'à l'idée des grandes affaires, il n'en avoit que l'intention; il en avoit ouï parler aux Importants, et il avoit un peu retenu de leur jargon, et cela, mêlé avec les expressions qu'il avoit très-fidèlement tirées de Mme de Vendôme [242], formoit une langue qui auroit déparé le bon sens de Caton. Le sien étoit court et lourd, et d'autant plus qu'il étoit obscurci par la présomption. Il se croyoit habile, et c'est ce qui le faisoit paroître artificieux, parce que l'on connoissoit d'abord qu'il n'avoit pas assez d'esprit pour cette fin. Il étoit brave de sa personne et plus qu'il n'appartenoit à un fanfaron.» Ces deux portraits sont vrais sans doute, mais au début de la régence, en 1643, les défauts du duc de Beaufort n'étaient pas aussi déclarés et paraissaient moins que ses qualités. La reine ne perdit que peu à peu le goût qu'elle avait pour lui. Dans le commencement, elle lui avait proposé la place de grand écuyer, vacante depuis la mort de Cinq-Mars, qui l'aurait chaque jour approché de sa personne [243]. Beaufort eut la folie de refuser cette place, espérant davantage; puis, se ravisant trop tard, il l'avait redemandée, mais alors inutilement. Plus sa faveur diminuait, plus croissait son irritation, et bientôt il se mit à la tête des ennemis de Mazarin.
Mme de Chevreuse espéra être plus heureuse en demandant le gouvernement du Havre pour un tout autre personnage, d'un dévouement éprouvé et de l'esprit le plus fin et le plus rare, La Rochefoucauld. Elle eût ainsi récompensé des services rendus à la reine et à elle-même, fortifié et agrandi un des chefs du parti des Importants, et diminué Mazarin en enlevant un commandement considérable à une personne dont il était sûr, la nièce de Richelieu, la duchesse d'Aiguillon. Le cardinal réussit à la sauver sans paraître s'en mêler. «Cette dame, dit Mme de Motteville [244], qui, par ses belles qualités, surpassoit en beaucoup de choses les femmes ordinaires, sut si bien défendre sa cause, qu'elle persuada à la reine qu'il étoit nécessaire pour son service qu'elle lui laissât cette importante place, lui disant que n'ayant plus en France que des ennemis, elle ne pouvoit trouver de sûreté ni de refuge que dans la protection de Sa Majesté, qui en seroit toujours la maîtresse; qu'au contraire, celui auquel elle vouloit donner ce gouvernement avoit trop d'esprit, qu'il étoit capable de desseins ambitieux, et pourroit, sur le moindre dégoût, se mettre de quelque parti, et qu'ainsi il étoit important, pour le bien de son service, qu'elle gardât cette place pour le roi. Les larmes d'une femme qui avoit été autrefois si fière arrêtèrent d'abord la reine, qui, après avoir fait réflexion sur ses raisons, trouva à propos de laisser les choses en l'état où elles étoient.» C'est sans doute Mazarin qui suggéra à la duchesse d'Aiguillon les solides et politiques raisons qui persuadèrent la reine, tant elles s'accordent avec le langage qu'il tient sans cesse à la reine dans ses carnets. Mme de Motteville dit qu'il «la confirma dans l'inclination qu'elle avoit de conserver le Havre à la duchesse d'Aiguillon.» Ici, comme en bien d'autres choses, l'art de Mazarin fut d'avoir l'air de confirmer seulement la reine dans les résolutions qu'il lui inspirait.
Remarquez que ce n'est pas nous qui prêtons ces divers desseins et cette conduite bien liée à Mme de Chevreuse, mais La Rochefoucauld, qui devait être parfaitement informé: il la lui attribue [245] et dans sa propre affaire et dans celle des Vendôme. Mazarin ne s'y trompe pas, et plus d'une fois, dans ses notes secrètes, on lit ces mots: «Mes plus grands ennemis sont les Vendôme et Mme de Chevreuse qui les anime.» Il nous apprend aussi qu'elle avait formé le projet de marier sa fille, la belle Charlotte, qui avait déjà seize ans [246], avec le fils aîné du duc de Vendôme, le duc de Mercœur, tandis que son frère, Beaufort, aurait épousé cette aimable et noble Mlle d'Épernon qui, déjouant ces projets et de bien plus grands, se jeta à vingt-quatre ans dans un couvent de Carmélites [247]. Ces mariages, qui auraient rapproché, uni, fortifié tant de grandes maisons médiocrement attachées à la reine et à son ministre, effrayèrent le successeur de Richelieu; il engagea la reine à les faire échouer en secret, trouvant que c'était déjà bien assez du mariage de la belle Mlle de Vendôme avec le brillant et inquiet duc de Nemours [248].
Quand on suit avec attention le détail des intrigues contraires de Mme de Chevreuse et de Mazarin, on ne sait trop à qui des deux donner le prix de l'habileté, de la sagacité, de l'adresse. Mazarin sut faire assez de sacrifices pour avoir le droit de n'en pas faire trop, ménageant tout le monde, ne désespérant personne, promettant beaucoup, tenant le moins possible, et entourant Mme de Chevreuse elle-même de soins et d'hommages, sans se faire aucune illusion sur ses sentiments. Elle, de son côté, le payait de la même monnaie. La Rochefoucauld dit que dans ces premiers temps Mme de Chevreuse et Mazarin étaient en coquetterie l'un avec l'autre. Mme de Chevreuse, qui avait toujours mêlé la galanterie à la politique, essaya, à ce qu'il paraît, le pouvoir de ses charmes sur le cardinal. Celui-ci ne manquait pas de lui prodiguer les paroles galantes, et «essayoit même quelquefois de lui faire croire qu'elle lui donnoit de l'amour.» Ce sont les propres termes de La Rochefoucauld [249]. D'autres femmes aussi n'auraient pas été fâchées de plaire un peu au premier ministre, entre autres la princesse de Guymené, une des plus grandes beautés de la cour de France, et qui n'était pas d'une humeur farouche. Elle et son mari étaient favorables à Mazarin, malgré tous les efforts de Mme de Montbazon, sa belle-mère, et de Mme de Chevreuse, sa belle-sœur. On pense bien que Mazarin soignait fort Mme de Guymené et ne se faisait pas faute de lui adresser mille compliments comme à Mme de Chevreuse, mais il n'allait pas plus loin, et les deux belles dames ne savaient trop que penser de tant de compliments et de tant de réserve. En badinant, elles se demandaient quelquefois à qui des deux il en voulait, et comme il n'avançait pas, tout en continuant ses protestations galantes, «ces dames, dit Mazarin, en concluent que je suis impuissant [250].»
Ce jeu dura quelque temps, mais le naturel finit par l'emporter sur la politique. Mme de Chevreuse s'impatienta de n'obtenir que des paroles et presque rien de sérieux et d'effectif. Elle avait eu quelque argent pour elle-même, soit en remboursement de celui qu'autrefois elle avait prêté à la reine, ainsi que nous l'avons vu [251], soit pour l'acquittement des dettes qu'elle avait contractées pendant son exil dans l'intérêt d'Anne d'Autriche. Dès les premiers jours, elle avait tiré son ami et protégé Alexandre de Campion du service des Vendôme, pour le placer dans la maison de la reine en un rang convenable [252]. On avait remis Châteauneuf dans sa place de chancelier des ordres du roi, et plus tard même on lui rendit son ancien gouvernement de Touraine [253], après la mort du marquis de Gèvres, tué au mois d'août, devant Thionville. Mais Mme de Chevreuse trouvait que c'était faire bien peu pour un homme du mérite de Châteauneuf, qui pour la reine avait joué sa fortune et sa vie et souffert un emprisonnement de dix années. Elle reconnut aisément que les perpétuels retardements des grâces toujours promises et toujours différées pour les Vendôme et pour La Rochefoucauld étaient autant d'artifices du cardinal, et qu'elle était sa dupe; elle se plaignit et commença à se permettre des mots piquants et moqueurs. C'étaient des armes qu'elle fournissait à Mazarin contre elle-même. Il fit sentir à la reine que Mme de Chevreuse la voulait gouverner, qu'elle avait changé de masque et non de caractère, qu'elle était toujours la personne passionnée et remuante qui, avec tout son esprit et son dévouement, n'avait jamais fait que du mal à la reine, et n'était capable que de perdre les autres et de se perdre elle-même. Peu à peu, de sourde et cachée qu'elle était, la guerre entre eux se déclara de plus en plus. La Rochefoucauld a peint admirablement le commencement et les progrès de cette lutte curieuse. Les carnets de Mazarin l'éclairent d'un jour nouveau, et relèvent infiniment Mme de Chevreuse en faisant voir à quel point Mazarin la redoutait.
Partout il la considère comme le véritable chef du parti des Importants: «C'est Mme de Chevreuse, dit-il sans cesse, qui les anime tous.»—«Elle s'applique à fortifier les Vendôme; elle tâche d'acquérir toute la maison de Lorraine; elle a déjà gagné le duc de Guise, et par lui elle s'efforce de m'enlever le duc d'Elbeuf.»—«Elle voit très-clair en toutes choses; elle a fort bien deviné que c'est moi qui, en secret, agis auprès de la reine pour l'empêcher de rendre au duc de Vendôme le gouvernement de Bretagne. Elle l'a dit à son père, le duc de Montbazon, et à Montaigu.»—«Elle se brouille avec Montaigu lui-même, parce qu'il fait obstacle à Châteauneuf en soutenant le garde des sceaux Séguier.»—«Mme de Chevreuse ne se décourage pas. Elle dit que les affaires de Châteauneuf ne sont pas du tout désespérées, et elle ne demande que trois mois pour faire voir ce qu'elle peut. Elle supplie les Vendôme de prendre patience, et les soutient en leur promettant bientôt un changement de scène.»—«Mme de Chevreuse espère toujours me faire renvoyer. La raison qu'elle en donne, c'est que, quand la reine lui a refusé de mettre Châteauneuf à la tête du gouvernement, elle a dit qu'elle ne pouvait le faire présentement et qu'il fallait avoir égard à moi, d'où Mme de Chevreuse a conclu que la reine avait beaucoup d'estime et d'affection pour Châteauneuf, et que, quand je ne serai plus là, la place est assurée à son ami. De là leurs espérances et les illusions dont ils se nourrissent.»—«L'art de Mme de Chevreuse et des Importants est de faire en sorte que la reine n'entende que des discours favorables à leur parti et dirigés contre moi, et de lui rendre suspect quiconque ne leur appartient pas et me témoigne quelque affection.»—«Mme de Chevreuse et ses amis publient que bientôt la reine appellera Châteauneuf, et par là ils abusent tout le monde et portent ceux qui songent à leur avenir à l'aller voir et à rechercher son amitié. On excuse la reine du retard qu'elle met à lui donner ma place, en disant qu'elle a encore besoin de moi pendant quelque temps.»—«On me dit que Mme de Chevreuse dirige en secret Mme de Vendôme (sainte personne qui avait un grand crédit sur le clergé [254]), et lui donne des instructions, afin qu'elle ne se trompe pas, et que toutes les machines employées contre moi aillent bien à leur but [255].»
Ce dernier passage prouve que Mme de Chevreuse, sans être dévote le moins du monde, savait fort bien se servir du parti dévot, qui était très puissant sur l'esprit d'Anne d'Autriche et donnait à Mazarin de grands soucis.
La principale difficulté du premier ministre était de faire comprendre à la reine Anne, sœur du roi d'Espagne, et d'une piété tout espagnole, qu'il fallait, malgré les engagements qu'elle avait tant de fois contractés, malgré les instances de la cour de Rome et malgré celles des chefs de l'épiscopat, continuer l'alliance avec les protestants d'Allemagne et avec la Hollande, et persister à ne vouloir qu'une paix générale où nos alliés trouveraient leur compte aussi bien que nous, tandis qu'on répétait continuellement à la reine qu'on pouvait faire une paix particulière, et traiter séparément avec l'Espagne à des conditions très convenables, que par là on ferait cesser le scandale d'une guerre impie entre le roi très chrétien et le roi catholique, et qu'on procurerait à la France un soulagement dont elle avait grand besoin. C'était là la politique de l'ancien parti de la reine. Elle était au moins spécieuse, et comptait de nombreux appuis parmi les hommes les plus éclairés et les plus attachés à l'intérêt de leur pays. Mazarin, disciple et héritier de Richelieu, avait des pensées plus hautes, mais qu'il n'était pas aisé de faire entrer dans l'esprit d'Anne d'Autriche. Il y parvint peu à peu, grâce à des efforts sans cesse renouvelés et ménagés avec un art infini, grâce surtout aux victoires du duc d'Enghien, car en toutes choses c'est un avocat bien éloquent et bien persuasif que le succès. Cependant la reine demeura assez longtemps indécise, et on voit, dans les carnets de Mazarin, pendant la fin de mai, tout le mois de juin et celui de juillet, que le plus grand effort du cardinal est de porter la régente à ne point abandonner ses alliés et à soutenir fermement la guerre. Mme de Chevreuse, avec Châteauneuf, défendait la vieille politique du parti, et travaillait à y ramener Anne d'Autriche: «Mme de Chevreuse, dit Mazarin, fait dire de tous côtés à la reine que je ne veux pas la paix, que j'ai les mêmes maximes que le cardinal de Richelieu, qu'il est nécessaire et qu'il est facile de faire une paix particulière.» Il s'élève plusieurs fois contre les dangers d'un pareil arrangement, qui eût rendu inutiles les sacrifices de la France pendant tant d'années: «Mme de Chevreuse, s'écrie-t-il, veut ruiner la France!» Il savait que, liée intimement avec Monsieur, son ancien complice dans toutes les conspirations ourdies contre Richelieu, elle l'avait séduit à l'idée d'une paix particulière en lui faisant espérer pour sa fille, Mlle de Montpensier, un mariage avec l'archiduc, qui lui aurait apporté le gouvernement des Pays-Bas. Il savait qu'elle avait gardé tout son crédit sur Charles IV, et le maréchal de L'Hôpital, qui commandait du côté de la Lorraine, lui faisait dire de se défier de toutes les protestations du duc Charles, parce qu'il appartenait entièrement à Mme de Chevreuse. Il savait enfin qu'elle se vantait de pouvoir faire promptement la paix au moyen de la reine d'Espagne, dont elle disposait. Aussi supplie-t-il la reine Anne de repousser toutes les propositions de Mme de Chevreuse, et de lui dire nettement qu'elle ne veut entendre à aucun arrangement particulier, qu'elle est décidée à ne pas se séparer de ses alliés, qu'elle souhaite une paix générale, que c'est pour cela qu'elle a envoyé à Münster des ministres qui traitent cette grande affaire, et qu'il est superflu de lui en parler davantage [256].
Battue sur ces différents points, Mme de Chevreuse ne se tint pas pour vaincue. Voyant qu'elle avait inutilement employé l'insinuation, la flatterie, la ruse, toutes les intrigues ordinaires des cours, cette âme hardie ne recula pas devant l'idée de recourir à d'autres moyens de succès. Elle continua de faire agir les dévots et les évêques, elle suivit ses trames politiques avec les chefs des Importants, et en même temps elle se rapprocha de cette petite cabale qui formait en quelque sorte l'avant-garde du parti, composée d'hommes nourris dans les anciens complots, habitués et toujours prêts à des coups de main, qui jadis s'étaient embarqués dans plus d'une entreprise désespérée contre Richelieu, et que, dans un cas extrême, on pouvait lancer aussi contre Mazarin. Les mémoires du temps, et particulièrement ceux de Retz et de La Rochefoucauld, les font assez connaître. C'étaient le comte de Montrésor, le comte de Fontrailles, le comte de Fiesque, le comte d'Aubijoux, le comte de Beaupuis, le comte de Saint-Ybar, Barrière, Varicarville, bien d'autres encore, esprits absurdes, cœurs intrépides, professant les maximes les plus outrées et une sorte de culte pour de Thou, parce qu'il était mort pour son ami, invoquant sans cesse la vieille Rome et Brutus, mêlant à tout cela des intrigues galantes, et s'exaltant dans leurs chimères par le désir de plaire aux dames. C'étaient eux surtout qui s'étaient fait donner le nom d'Importants par leurs airs d'importance, par leur affectation de capacité et de profondeur et par leurs discours ténébreux [257]. Leur chef favori était le duc de Beaufort, que nous connaissons, personnage à peu près de la même étoffe, composé à la fois d'extravagant et d'artificieux, mais d'une grande apparence de loyauté et de bravoure, et se donnant pour un homme d'exécution, d'ailleurs absolument gouverné par Mme de Montbazon, la jeune belle-mère de Mme de Chevreuse. L'ancienne maîtresse de Chalais n'eut pas de peine à acquérir cette petite faction; elle la caressa habilement, et, avec l'art d'une conspiratrice exercée, elle fomenta tout ce qu'il y avait en eux de faux honneur, de dévouement quintessencié et de courage chevaleresque. Mazarin, qui, comme Richelieu, avait une admirable police, averti des démarches de Mme de Chevreuse, comprit le danger qu'il allait courir. Il savait bien qu'elle ne se liait pas sans dessein avec des hommes comme ceux-là. Il était parfaitement instruit de tout ce qui se passait et se disait dans leurs conciliabules: «Ils ne parlent entre eux, dit-il dans les notes qu'il écrit pour la reine et pour lui-même, que de générosité et de dévouement; ils répètent sans cesse qu'il faut savoir se perdre, [258] et c'est Mme de Chevreuse qui les entretient et les unit dans ces maximes si funestes à l'État.»—«Saint-Ybar (un de ceux qui, avec Montrésor, avaient proposé à Monsieur et au comte de Soissons, à Amiens, en 1636, de les défaire de Richelieu) est vanté par Mme de Chevreuse comme un héros [259].»—«Visite de Campion, serviteur dévoué de la dame.»—«Mme de Chevreuse veut acheter une des îles de la Loire pour y établir les deux Campion et aller de temps en temps y voir en secret l'agent espagnol, Sarmiento [260].»—«Mme de Chevreuse les anime tous. Elle dit que, si on ne prend pas la résolution de se défaire de moi, les affaires n'iront pas bien, que les grands seigneurs seront tout aussi asservis qu'auparavant, que mon pouvoir auprès de la reine s'accroîtra toujours, et qu'il faut se hâter avant que le duc d'Enghien ne revienne de l'armée [261].»
On ne pouvait être mieux informé, et le plan de Mme de Chevreuse et des chefs des Importants se dessinait clairement aux yeux de Mazarin: ou bien, par leurs intrigues incessantes et habilement concertées auprès de la reine, lui faire abandonner un ministre pour lequel elle ne s'était pas encore hautement déclarée, ou traiter ce ministre comme Luynes avait fait le maréchal d'Ancre, comme le grand prieur et Chalais, et ensuite Montrésor et Saint-Ybar, avaient voulu traiter Richelieu. La première partie du plan ne réussissant pas, on commençait à penser sérieusement à la seconde, et Mme de Chevreuse, la forte tête du parti, proposait avec raison d'agir avant le retour du duc d'Enghien, car le duc à Paris couvrait Mazarin: il fallait donc profiter de son absence pour frapper le coup décisif. Le succès paraissait certain et même assez facile. On était sûr d'avoir pour soi le peuple, qui, épuisé par une longue guerre et gémissant sous le poids des impôts, devait accueillir avec joie l'espérance de la paix. On comptait sur l'appui déclaré des parlements, brûlant de reprendre dans l'État l'importance que Richelieu leur avait enlevée et que leur disputait Mazarin. On avait toutes les sympathies secrètes et même publiques de l'épiscopat, qui, avec Rome, détestait l'alliance protestante et réclamait l'alliance espagnole. On ne pouvait douter du concours empressé de l'aristocratie, qui regrettait toujours sa vieille et turbulente indépendance, et dont les représentants les plus illustres, les Vendôme, les Guise, les Bouillon, les La Rochefoucauld, étaient ouvertement contraires à la domination d'un favori étranger, sans fortune, sans famille, et encore sans gloire. Les princes du sang eux-mêmes se résignaient à Mazarin plutôt qu'ils ne l'aimaient. Monsieur ne se piquait pas d'une grande fidélité à ses amis, et le politique prince de Condé y regarderait à deux fois avant de se brouiller avec les victorieux. Il caressait tous les partis et n'était attaché qu'à ses intérêts. Son fils ferait comme son père, et on le gagnerait en le comblant d'honneurs. Le lendemain, nulle résistance, et le jour même presque aucun obstacle. Les régiments italiens de Mazarin étaient à l'armée; il n'y avait guère de troupes à Paris que les régiments des gardes, dont presque tous les chefs, Chandenier, Tréville, La Châtre, étaient dévoués au parti. La reine elle-même n'avait pas encore renoncé à ses anciennes amitiés. Sa prudence même était mal interprétée. Comme elle voulait tout ménager et tout adoucir, elle donnait de bonnes paroles à tout le monde, et ces bonnes paroles étaient prises comme des encouragements tacites. Elle n'avait pas jusque-là montré une grande fermeté de caractère; on lui croyait bien quelque goût pour le cardinal; on ne se doutait pas de la force toujours croissante d'un attachement de quelques mois.
De son côté, Mazarin ne se faisait aucune illusion. Il n'était donc pas maître encore du cœur d'Anne d'Autriche, puisqu'à ce moment, c'est-à-dire pendant le mois de juillet 1643, dans ses notes les plus intimes, il montre une extrême inquiétude. La dissimulation dont tout le monde accusait la reine l'effraie lui-même, et on le voit passer par toutes les alternatives de la crainte et de l'espérance. Il est curieux de saisir et de suivre les mouvements contraires de son âme. Dans ses lettres officielles aux ambassadeurs et aux généraux [262] il affecte une sécurité qu'il n'a point: avec ses amis particuliers, il laisse échapper quelque chose de ses perplexités, elles paraissent à nu dans les carnets. On y voit ses troubles intérieurs et ses instances passionnées pour que la reine se déclare. Il feint avec elle le plus entier désintéressement: il ne demande qu'à faire place à Châteauneuf, si elle a pour Châteauneuf quelque secrète préférence. La conduite ambiguë d'Anne d'Autriche le désole, et il la conjure ou de lui permettre de se retirer, ou de se prononcer pour lui.
«Tout le monde dit que Sa Majesté a des engagements envers Châteauneuf. S'il en est ainsi, que Sa Majesté me le dise. Si elle veut lui confier ses affaires, je me retirerai quand elle voudra [263].»—«Ils disent que Sa Majesté est la personne du monde la plus dissimulée, qu'on ne doit pas s'y fier, et que, si elle témoigne faire cas de moi, c'est par pure nécessité, et que toute sa confiance réelle est en eux [264].»—«Si Sa Majesté veut me conserver et tirer parti de moi, il faut qu'elle quitte le masque, et qu'elle montre par des effets le cas qu'elle fait de ma personne [265].»—«Je ne cherche que le goût et la satisfaction de Sa Majesté; mais la vérité me force de lui dire qu'il est impossible de la bien servir avec ces perpétuelles incertitudes, tandis que je travaille jour et nuit pour remplir mes devoirs [266].»—«Il est certain que les Importants continuent à se rassembler au jardin des Tuileries, que ceux qui se disent les plus grands serviteurs de la reine crient contre son gouvernement, qu'ils sont contre moi plus que jamais, et concluent toujours en disant que, s'ils ne peuvent me détruire par l'intrigue, ils tenteront d'autres moyens [267].»—«Je reçois mille avis de prendre garde à moi [268].»—«Ils crient contre la reine plus que jamais. Ils sont furieux contre Beringhen et Montaigu. Ils disent que le premier fait un très vilain métier, et qu'ils donneront au second mille coups de bâton; qu'il est absolument nécessaire de perdre tous ceux qui sont pour moi [269].»—«On me dit que beaucoup de gens sont si fort animés contre moi, qu'il est impossible qu'il ne m'arrive pas quelque grand malheur [270].»
Il déclare qu'il se retirerait bien volontiers si, en se retirant, il croyait faire cesser l'orage. «Ah! s'écrie-t-il, si la mer pouvait s'apaiser par mon sacrifice, je m'y précipiterais comme Jonas s'est précipité dans la bouche de la baleine [271].» Il fait de tristes réflexions sur l'extrême difficulté de gouverner les hommes, et surtout les Français, par la raison et par le sentiment du bien public. Il se rend à lui-même cette justice qu'il n'a pas mal servi la France. Dans les premiers jours de son ministère, le 23 mai, il avait dit à la reine [272]: «Que votre Majesté me croie pendant trois mois, et ensuite qu'elle fasse ce qu'elle voudra.» Trois mois n'étaient pas écoulés, et la France, victorieuse à Rocroi, était sur le point d'enlever à l'Autriche la place qui gardait le passage du Rhin. Au delà des Alpes, elle était l'arbitre des différends des princes italiens; le pape lui-même reconnaissait sa médiation en dépit de l'opposition de l'Espagne, et en Angleterre le roi et le parlement s'adressaient également à la France pour obtenir son appui [273]. Et le principal auteur de cette prospérité était calomnié, outragé, menacé; il ne savait pas si quelque officier des gardes, ou quelqu'un des insensés que tenait dans sa main Mme de Chevreuse, ne lui réservait pas le sort du maréchal d'Ancre. A la fin du mois de juin, dans une lettre à son ami le cardinal Bichi, il lui parle comme il se parle à lui-même dans les carnets. «Chacun voit, dit-il, que je n'épargne aucune fatigue, et que cette couronne n'a pas de serviteur plus zélé, plus fidèle, plus désintéressé; et pourtant je songe toujours à retourner dans mon pays, quand je pourrai le faire sans me manquer à moi-même, à mes devoirs et à la France; car, bien que tous mes desseins soient bons, bien que je me rende ce témoignage que je n'en ai pas un qui n'ait pour objet la gloire de Sa Majesté, je ne laisse pas de rencontrer mille oppositions et d'en prévoir de plus grandes encore dans l'avenir, les Français n'ayant point de sérieux attachement à l'intérêt de l'État, et prenant en aversion tous ceux qui le mettent au-dessus des intérêts particuliers. Aussi, je le confie à Votre Éminence, je passe la vie la plus malheureuse, et sans la bonté de la reine, qui me donne mille preuves d'affection, je n'y tiendrois pas [274].»
Rien n'était changé à la fin de juillet et dans les premiers jours du mois d'août 1643, ou plutôt tout s'était aggravé; la violence des Importants croissait chaque jour; la reine défendait son ministre, mais elle ménageait aussi ses ennemis; elle hésitait à prendre l'attitude décidée que lui demandait Mazarin, non-seulement dans son intérêt particulier, mais dans celui du gouvernement. Tout à coup un incident, fort insignifiant en apparence, mais qui grandit peu à peu, fit éclater la crise inévitable, força la reine à se déclarer et Mme de Chevreuse à s'enfoncer davantage dans l'entreprise funeste qui déjà était entrée dans sa pensée: nous voulons parler de la querelle de Mme de Montbazon et de Mme de Longueville.
Nous avons ailleurs raconté en détail [275] cette querelle, et l'on connaît l'une et l'autre dame. Rappelons seulement que la duchesse de Montbazon, par son mariage avec le père de Mme de Chevreuse, se trouvait la belle-mère de Marie de Rohan, quoiqu'elle fût plus jeune qu'elle, que le duc de Beaufort lui était publiquement une sorte de cavalier servant, que le duc de Guise lui faisait une cour très-bien accueillie, et qu'ainsi de tous côtés elle appartenait aux Importants. Parmi ses nombreux amants, elle avait compté le duc de Longueville, qu'elle aurait bien voulu retenir, et qui venait de lui échapper en épousant Mlle de Bourbon. Ce mariage avait fort irrité la vaine et intéressée duchesse; elle détestait Mme de Longueville, et saisit avec une ardeur aveugle l'occasion qui se présenta de porter le trouble dans le nouveau ménage. Un soir, dans son salon de la rue de Béthizy ou de la rue Barbette [276], elle ramassa des lettres écrites par une femme, qu'un imprudent venait de laisser tomber. Elle en amusa toute la compagnie. Ces lettres n'étaient que trop claires. On chercha de qui elles pouvaient venir. La duchesse de Montbazon osa les attribuer à Mme de Longueville. Ce bruit injurieux se répandit vite. On comprend quelle fut l'indignation de l'hôtel de Condé. Mme la Princesse vint demander hautement justice à la reine: une réparation fut exigée et convenue. La duchesse de Montbazon, forcée d'y consentir, s'exécuta d'assez mauvaise grâce. Quelques jours après, la reine s'étant rendue avec Mme la Princesse au jardin de Renard, à une collation que lui donnait Mme de Chevreuse, Mme de Montbazon s'y était trouvée, et, quand la reine l'avait fait prier de prendre quelque prétexte pour se retirer et éviter de se rencontrer avec Mme la Princesse, l'insolente duchesse avait refusé d'obéir. Cette offense, faite à la reine elle-même, ne pouvait demeurer impunie, et le lendemain Mme de Montbazon recevait l'ordre de quitter la cour et de s'en aller dans une de ses terres près de Rochefort. Les amis et amants de la dame jetèrent les hauts cris; tout le parti des Importants s'émut, et l'affaire changea de face; de particulière qu'elle était, elle devint générale, comme souvent à la guerre un engagement particulier, une manœuvre précipitée, entraîne toute l'armée et détermine une bataille.
Il était difficile de se mettre sur un plus mauvais terrain. D'abord la duchesse de Montbazon était aussi décriée pour ses mœurs et son caractère que célèbre par sa beauté, et elle attaquait une jeune femme qui commençait à peine à paraître et déjà était l'objet de l'admiration universelle, d'une beauté à la fois éblouissante et gracieuse qui la faisait comparer à un ange, d'un esprit merveilleux, du cœur le plus noble, et la personne du monde que les Importants auraient dû le plus ménager, car sa générosité naturelle ne la portait pas du côté de la cour et donnait même quelque ombrage au premier ministre. Mme de Longueville n'était alors occupée que de bel esprit, d'innocente galanterie, et surtout de la gloire de son frère le duc d'Enghien. Il y avait même en elle, il faut l'avouer, quelques germes d'une Importante, que plus tard sut trop bien développer La Rochefoucauld [277]. L'injure qui lui était faite, et dont les honteux motifs étaient visibles, révolta tous les cœurs honnêtes. L'emportement de Beaufort en cette occasion avait été aussi très-blâmé. Il avait autrefois adressé ses vœux à Mlle de Bourbon, qui ne les avait pas accueillis, de sorte que sa conduite avait un air de vengeance odieuse [278]. D'ailleurs l'effort de Mme de Chevreuse était d'ôter à Mazarin ses appuis: elle excitait contre lui et faisait agir auprès de la reine les dévots et les dévotes; or Mme de Longueville n'était pas moins l'idole des Carmélites et du parti des saints que de l'hôtel de Rambouillet. Enfin le duc d'Enghien, déjà couvert des lauriers de Rocroy et tout prêt d'y ajouter ceux de Thionville, était si évidemment l'arbitre de la situation que Mme de Chevreuse insistait avec force pour qu'on se défît de Mazarin, pendant que le jeune duc était occupé au loin, et avant qu'il ne revînt de l'armée. Le blesser dans une sœur qu'il adorait, le mettre contre soi sans aucune nécessité et hâter son retour, était une vraie extravagance: aussi tout ce qu'il y avait de sensé parmi les Importants, La Rochefoucauld, La Châtre, Alexandre de Campion, s'étaient-ils empressés d'apaiser et de terminer cette déplorable affaire; et Mme de Chevreuse, attentive à faire sa cour à la reine, en même temps qu'elle ourdissait une trame ténébreuse contre son ministre, lui avait préparé chez Renard une petite fête, destinée à dissiper les derniers effets de ce qui s'était passé. Mais toute sa politique avait échoué devant la sotte fierté d'une femme sans esprit comme sans cœur [279].
Cependant Mazarin avait mis à profit les fautes de ses adversaires. D'assez bonne heure il avait vu avec joie et il avait accru avec art l'inimitié des maisons de Condé et de Vendôme. A mesure que les Vendôme se déclaraient plus ouvertement contre lui, il ménageait d'autant plus les Condé. Il s'était posé à lui-même cette question: Que faudra-t-il faire si les Vendôme et les Condé en viennent à un éclat, bien entendu en supposant que l'intérêt de l'État ne soit pas engagé dans leur querelle [280]? La question avait été fort aisément résolue, car l'intérêt de l'État et celui du cardinal s'étaient réunis pour le jeter du côté des Condé. Pendant que Mme de Montbazon et Beaufort faisaient cette insulte à Mme de Longueville, on apprenait à Paris que le vainqueur de Rocroy venait de terminer le siége difficile de Thionville et d'ouvrir à la France une des portes de l'Allemagne. L'épée du jeune duc semblait porter partout la victoire avec elle. Le marquis de Gêvres, qui donnait de si grandes espérances, avait été tué; Gassion était grièvement blessé; Turenne et Praslin étaient occupés en Italie; Guébriant, serré de près par Mercy, venait de repasser le Rhin. Le duc d'Enghien, avec son audace et sa popularité toujours croissante, pouvait seul exercer assez d'ascendant sur l'armée pour la ramener en Allemagne, et dissiper l'épouvante qu'avait laissée le souvenir de la défaite de Nortlingen. Dans le conseil, M. le Prince prêtait à Mazarin un appui intéressé et incertain, mais nécessaire et utile. Mme la Princesse était la meilleure amie de la reine, elle était déclarée pour le cardinal et contre son rival Châteauneuf. Servir les Condé, c'était donc servir l'État et se servir lui-même. Le choix de Mazarin ne pouvait pas être douteux, et l'on dit que, loin d'apaiser la reine, il l'anima [281].
Dans cette critique circonstance que restait-il à faire à Mme de Chevreuse? Elle s'était efforcée de contenir Mme de Montbazon, mais elle ne pouvait l'abandonner ni s'abandonner elle-même. Elle résolut donc de suivre avec énergie le tragique projet devenu la dernière espérance, la suprême ressource du parti. Déjà elle avait ouvert l'avis de se défaire de Mazarin. Par Mme de Montbazon, elle avait entraîné Beaufort. Celui-ci avait rassemblé les hommes d'action dont nous avons parlé et qui lui étaient entièrement dévoués. Un complot avait été formé et toutes les mesures concertées pour surprendre et tuer le cardinal.