Manuel de politique musulmane
MANUEL DE POLITIQUE MUSULMANE
CHAPITRE I
L’ISLAM ET NOUS
La fermentation générale des esprits due à une guerre qui a détruit nombre de dogmes et d’habitudes politiques en les remplaçant souvent fort mal, et développé, de façon parfois subite et démesurée, certaines tendances latentes ou en germe, a été particulièrement sensible dans les pays de l’Islam, dont plusieurs s’agitaient, dès avant 1914, vers des évolutions contradictoires ou confuses.
Les étapes de la transformation du monde musulman ont été si rapides qu’on croit assister depuis quelque dix ans aux changements à vue, semés de péripéties, d’un assez singulier film politique.
Rappelons sommairement, pour fixer les idées, les épisodes principaux de ce spectacle.
Le dix-neuvième siècle et le commencement du vingtième ont vécu en matière de politique islamique sur la formule de l’« homme malade ». Il y a encore quinze ans, quatre groupements islamiques faisaient encore figure, aux yeux du monde, d’États indépendants. C’étaient le Maroc, la Turquie, la Perse et l’Afghanistan. Balkans, Russie et Angleterre guettaient les premiers symptômes, chez les trois derniers, d’une agonie qu’on espérait prochaine. En 1911, la Tripolitaine était annexée à l’Italie ; trois ans plus tard, le traité d’Andrinople amputait gravement la Turquie. 1912 vit l’inauguration du Protectorat français au Maroc. Survint la grande guerre. Durant qu’elle se poursuivait, des projets d’accords ou de traités instituaient le dépècement méthodique de l’empire turc, consacré plus tard par le traité de Sèvres, aussi délicatement fragile que la pâte de ce nom. Le Protectorat de l’Égypte, proclamé au début de la guerre, était solennellement ratifié. Sitôt signée la paix de Versailles, le pacte anglo-persan du 9 août 1919 remettait à l’Angleterre le contrôle de l’organisation de l’armée et des finances de la Perse, ce qui était un Protectorat déguisé.
L’Afghanistan, où le Foreign Office comptait sur l’attitude anglophile de l’émir Habibullah, semblait virtuellement voué, dans un avenir proche, au même sort que la Perse.
La chute définitive de la puissance politique de l’Islam semblait donc révolue. Mais ce n’était que sur le papier, et les surprises aussitôt commencèrent.
Sous l’influence du malheur, des idées wilsoniennes et aussi grâce à l’action d’une tenace et adroite infiltration bolcheviste, habile à exploiter les fautes des Alliés, il se manifesta un immense ébranlement de l’Islam qu’on put suivre dans sa marche de l’est vers l’ouest, comme une lente secousse sismique. Ce fut d’abord l’éclosion, dans le réduit d’Anatolie, d’un nationalisme turc, patient et fort, durci par les épreuves. « Une nation, disait Renan, ne prend d’ordinaire la parfaite connaissance d’elle-même que sous la pression de l’étranger. » Ce fut le cas pour la Prusse en 1813 et pour la Turquie de 1919. Alors que Constantinople vivait paralysée sous les canons braqués des flottes alliées, Angora résista et triompha. Le résultat en fut une exaltation littéralement extraordinaire du nationalisme ottoman dont les péripéties de Lausanne ont pu fournir une idée, une transformation et un rajeunissement singulier du vieil empire d’Abdul-Hamid et dont le moindre signe n’est pas cette mesure révolutionnaire de politique intérieure portant suppression pure et simple du Califat.
En Perse, le mouvement contre l’impérialisme anglais, exploité par les bolchevistes qui envahirent le pays, amena le retrait des troupes britanniques, et, en août 1921, deux ans à peine après le traité qui autorisait un espoir de mainmise absolue, lord Curzon dut reconnaître à la Chambre des lords l’échec complet de la politique anglaise.
En Afghanistan, l’émir Amunallah, qui avait succédé à son père, assassiné, déclara la guerre à l’Angleterre et causa de vives inquiétudes au gouvernement de l’Inde ; une paix fut signée à Kaboul qui affirma l’autonomie de l’Afghanistan, en déliant l’émir de son ancienne obligation de ne pas entretenir de relations diplomatiques avec d’autres pays que l’Inde anglaise[1].
[1] En conséquence, une légation française a été créée en Afghanistan. En dépit de ses attaches avec Moscou, l’émir actuel semble très favorable à la France et désireux d’entretenir avec elle des relations cordiales. Saurons-nous profiter de l’occasion qui nous est offerte de nous créer un puissant centre de renseignements en même temps qu’une amitié solide en Asie Centrale ?
L’Égypte, après des efforts douloureux, a secoué sa tutelle. En Tripolitaine, grâce au gouvernement des « grands féodaux », en qui l’Italie avait placé une bien imprudente confiance, en même temps qu’elle promulguait, mue par un libéralisme ingénu et de façade, une constitution inapplicable, l’occupation effective, se trouva bientôt réduite à la seule ville et aux alentours immédiats de Tripoli.
Cependant, dans la Régence, la publication bruyante du pamphlet antifrançais La Tunisie martyre, les promenades à Paris d’une délégation de jeunes intellectuels agités, soutenus en sous main par de « vieux turbans » aigris, les intrigues du palais beylical, furent l’indice d’une agitation autonomiste assez sérieuse, qui atteignit son comble peu de temps avant le voyage de M. Millerand, et contre laquelle il fallut promptement réagir. En Algérie, l’application inopportune de la loi de 1919 sur l’électorat permit aux fauteurs de troubles de semer du désordre. Enfin, au Maroc, si la zone française de l’Empire restait calme, la révolte du Riff contre les Espagnols et la proclamation toute nominale d’une république riffaine, signala, en même temps, qu’une adaptation un peu hâtive chez les frustes Berbères au formulaire politique, un singulier désir de se rendre indépendants d’un joug aussi maladroit que pesant.
Ces mouvements divers, et tous à peu près concomitants, peuvent-ils être considérés comme le fruit passager du bouleversement que la guerre a mis dans les consciences ? Ne manifestent-ils enfin qu’un de ces brefs sursauts d’énergie comme l’Islam, au cours de sa carrière, en a présenté quelquefois pour mieux retomber ensuite dans son apathie coutumière ? Ou bien s’agit-il, sous le double choc des tribulations subies et de l’exemple fourni par l’Europe, d’une véritable renaissance, analogue à celles qui firent sortir en Occident les temps modernes du moyen âge, un immense risorgimento dont on ne peut prévoir encore ni calculer le développement futur et les conséquences infinies pour l’avenir du monde ?
Une opinion longtemps soutenue, et qui paraissait déduite des faits, tend à démontrer que l’Islam est une puissance d’inertie, hostile à la civilisation occidentale, qu’elle repousse d’instinct. En dépit des apparences et de certains travestissements qui trompent les profanes non rompus à la pratique de ses hommes et de ses choses, l’Islam est intransformable et incapable dans sa substance même d’une évolution normale et profitable. Il constitue un bloc à tout jamais impuissant à se mettre de pair — d’énergie et d’âme — avec les nations occidentales. Le meilleur sort qui puisse advenir aux pays islamiques est qu’ils se placent, de gré ou de force, sous la tutelle de dominations étrangères dont la ferme direction leur accordera le bienfait de l’ordre qu’ils sont bien empêchés d’instituer par eux-mêmes. Renan avait proclamé cette thèse, qui semblait confirmée par presque tous les hommes d’action ou de pensée ayant vécu en terre d’Islam. Il y a une vingtaine d’années, colons, administrateurs ou officiers d’Algérie ou de Tunisie, vieillis sous le harnais, se trouvaient là d’accord. Lord Cromer fut aussi un interprète particulièrement autorisé de cette manière de voir lorsqu’il disait : « On ne peut pas réformer l’Islam, c’est-à-dire que l’Islam réformé n’est plus l’Islam, c’est autre chose. » (Modern Egypt, II, 229).
Et, à l’appui de cette constatation, les exemples semblent affluer. L’histoire montre le pitoyable état de l’Afrique du Nord durant le long interrègne entre les empires romain et byzantin et la domination française, où l’autochtone et l’Arabe, livrés à eux-mêmes, ne firent que piller et épuiser le pays, au milieu d’une anarchie irréductible. L’observation la plus élémentaire établissait encore naguère comme un triste privilège des pays orientaux le mépris des longs desseins, l’absence d’idéal et de vertus civiques, la concussion admise et élevée à la hauteur d’une institution, l’immense apathie traversée de courtes crises violentes et sans grande portée. Dans quel état de décrépitude et de décomposition interne n’avons-nous pas trouvé le Maroc, qui, actuellement soumis à notre obédience et plié à nos disciplines, sort presque trop vite de sa torpeur, et dont demain, peut-être, il faudra refréner l’essor inquiet et vite frondeur.
D’ailleurs, chaque fois que l’Islam a brillé dans le monde d’un vif éclat, n’était-ce point seulement lorsque le contact d’une civilisation voisine lui infusait ses vertus actives et l’élevait en quelque sorte au-dessus de lui-même. La prospérité et les grâces charmantes des royaumes andalous au moyen âge, l’affinement et le goût de la spéculation joints à celui des affaires chez la population de Fez, ne sont-ils pas dus à l’abondante influence du génie juif, qui fit germer là des qualités qui sans lui ne seraient jamais venues à jour ? L’exceptionnel rayonnement des dynasties saadiennes au Maroc, au début du dix-septième siècle, ne provient-il pas de ce que le Maghreb d’alors était en contact étroit et permanent avec l’Europe. Le Maroc était infiniment plus ouvert, il y a trois siècles, à tout ce qui venait d’Europe qu’au début du vingtième. L’époque des Sultans saadiens fut incomparablement brillante par l’étendue et l’activité des relations entretenues avec les nations chrétiennes : celles-ci fournissaient alors aux Sultans une garde prétorienne de renégats, des instructeurs pour les troupes, voire de hauts fonctionnaires, sans compter les ingénieurs, les architectes et les artistes.
La fameuse bataille des Trois-Rois à El Ksar, où périt Don Sébastian, roi de Portugal, marque l’apogée de la puissance militaire marocaine à la fin du seizième siècle. Au point de vue maritime, il y eut des pirates et corsaires salétins tant que la Hollande et l’Angleterre voulurent bien fournir les navires et leurs agrès, et très probablement aussi capitaines et subrécargues, pour instruire les équipages et les mener, aiguillonnés par le goût du pillage, vers les chemins de l’aventure. La dynastie actuelle, née précisément de la réaction de puritains sahariens, bornés et barbares, contre cette infiltration chrétienne, pourtant si bénéfique, s’opposa radicalement à toute influence étrangère dans les destinées du Maghreb. Il s’ensuivit cette décadence profonde ou plutôt cette stagnation dans laquelle sommeillait encore le Maroc il y a quelque vingt ans. Si le Maroc avait évolué dans le sens où l’avaient engagé les princes saadiens, il serait rapidement devenu une Turquie occidentale.
La Turquie et l’Égypte dominent incontestablement le monde musulman par leur facilité d’adaptation aux mœurs européennes ; la cause n’en doit-elle pas être recherchée dans le mélange extrême de races, au cœur des grandes villes du Levant, qui a peuplé au dix-neuvième siècle les harems de nombreuses femmes d’origine chrétienne et assuré ainsi un apport non négligeable de sang occidental ?
Sans se laisser convaincre par tout cet étalage de raisons, les amis de l’Islam répondent que le monde musulman n’est pas cet organisme figé que seule une vue superficielle permet d’entrevoir. La civilisation sarrazine était, il y a huit ou neuf siècles, la plus florissante du monde, et Charlemagne un reître grossier auprès d’Haroun. L’Islam a pu présenter une longue période d’éclipse et de vie ralentie. Qui peut démentir que, sortant de son stade médiéval, il ne s’élance pas vers une période nouvelle où, tout en gardant son originalité propre, il vivra d’une existence régénérée et désormais sans lisière ? L’Islam se trouvait hier au même point que la chrétienté au quinzième siècle, au début de la Réforme. « Il y a la même suprématie du dogme sur la raison, la même adhésion aveugle aux préceptes et à l’autorité, la même suspicion et la même hostilité à l’égard de la liberté de penser et de la science. » Cette attitude des Vieux-Croyants n’est-elle pas celle de l’Église catholique avant le grand mouvement de la Renaissance ? Au demeurant, la pure doctrine islamique est peut-être moins fermée qu’on ne le croit au progrès, aux transformations nécessaires. En vertu du principe traditionnel de l’Idjmâ, le consentement de la majorité des musulmans à toute proposition nouvelle a force de loi. « Le principe de l’Idjmâ, a dit Goldziher, contient en germe la faculté pour l’Islam de se mouvoir librement et d’évoluer. Il offre un correctif opportun à la tyrannie de la lettre morte et de l’autorité personnelle. Il s’est affirmé, au moins dans le passé, comme le facteur primordial de la capacité d’adaptation de l’Islam. » Dans l’Inde, toute une école de libéraux musulmans, qui s’intitulèrent les néo-motazélites, en vint à préconiser une modernisation générale de l’Islam. « Rien n’est plus éloigné de la pensée du prophète, écrit un de ses principaux représentants, Si Kudda Bukhsh, que d’enchaîner l’esprit ou d’imposer des lois fixes et immuables à ses partisans. Le Coran est un livre qui doit servir de guide aux fidèles, mais non d’obstacle dans la voie de leur développement social, moral, légal et intellectuel. » Et il ajoute : « L’Islam moderne, avec sa hiérarchie sacerdotale, son fanatisme grossier, son ignorance effroyable et ses pratiques superstitieuses, est incontestablement une honte pour l’Islam du prophète Mahomet. » Et il conclut par la profession de foi libérale suivante : « L’Islam est-il hostile au progrès ? Je répondrai délibérément non. Dépouillé de sa théologie, l’islamisme est une religion parfaitement simple. Son principe cardinal est la croyance en un Dieu unique et la croyance que Mahomet est son prophète. Le reste n’est qu’addition superflue[2]. »
[2] Kudda Bukhsh. Essays : Indian and Islamic, p. 20, 24 (Londres, 1912), cité par Lothrop Stoddard. Le Monde nouveau de l’Islam, p. 41. Payot, 1923.
D’ailleurs, la rigidité primitive de l’Islam, faite pour se garantir des atteintes que le contact d’autres religions pouvait porter à sa pureté, n’est guère plus de mise aujourd’hui. Le temps des grandes luttes religieuses semble terminé dans le monde. Il n’y a plus de croisades[3]. La chrétienté est tolérante, et l’Islam également, qui vient de réaliser en Turquie une laïcisation assez radicale[4].
[3] Elles sont remplacées par les grandes luttes économiques et sociales, davantage sanglantes et dévastatrices.
[4] « En Égypte, on a vu des prêtres prêcher dans les mosquées sur le patriotisme, des cheikhs traiter le même sujet du haut de la chaire d’une église, et les fidèles de tous les cultes prononcer le même jour, à la même heure, la même prière pour demander la libération de leur pays. De telles manifestations auraient été naguère inconcevables. » (XX. L’Islam et son avenir. Revue des Deux Mondes, 1er août 1921).
Le 11 décembre 1921, le prince héritier de Turquie, entouré des membres de la famille impériale et des ministres, assisté du grand-rabbin et des patriarches grecs et arméniens, inaugurait sur une des places de la capitale un monument élevé à la gloire du pape. On lisait cette inscription sur le socle de la statue : « Au grand pontife, qui régna à une heure tragique du monde, à Benoît XV, bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et de religion, l’Orient. »
L’Islam est certes davantage qu’une religion ; il est aussi une dogmatique et une législation ; il est enfin une civilisation qui confère à tous ses adeptes dans le monde une attitude commune devant les problèmes humains et divins, d’identiques façons, aux nuances près, d’imaginer, de raisonner métaphysiquement et de sentir. Or, le Japon possède aussi une civilisation originale et qui lui est propre ; cela ne l’a pas empêché d’évoluer d’une façon surprenante en un demi-siècle ; il est un exemple merveilleux d’une assimilation extérieure produite dans un laps rapide, tout en conservant à peu près intact le patrimoine moral qui faisait sa force.
Rien ne fait donc obstacle, concluent les islamisants optimistes, à ce que l’Islam soit semblable à la chrétienté, qui a conservé sa religion en passant du moyen âge aux temps modernes et des temps modernes à la Révolution et à l’époque contemporaine ; il peut se transformer complètement dans le domaine pratique sans que soit modifié en rien l’essentiel de ses croyances et de son idéologie. D’ailleurs, une religion qui compte 250 millions d’adeptes et recrute tous les ans des dizaines ou des centaines de milliers de néophytes, possède une telle vitalité et une telle puissance d’expansion que sa doctrine ne se peut altérer, en dépit de la modernisation des mœurs dans la masse des croyants. A la condition expresse, toutefois, que ses foyers primitifs ne soient pas soumis à un joug étranger et viciés pour ainsi dire dans leurs sources de rayonnement. La renaissance de l’Islam politique, dans le sens de son affranchissement, apparaît donc ainsi comme une nécessité vitale pour la conservation de l’Islam religieux et la continuation de son essor.
Comme le Japon au milieu du dix-neuvième siècle, les États musulmans, plus spécialement la Turquie qui est à leur tête, doivent s’adapter ou disparaître. C’est ce qu’avaient compris, au cours du dernier siècle, en copiant gauchement les institutions européennes, Mahmoud II et Méhémet Ali, puis les premiers Jeunes-Turcs de 1876, qui tentèrent l’essai éphémère d’un parlement. Comme celle de tous les précurseurs, l’œuvre des uns et des autres, trop prématurée, après avoir jeté un faible éclat, échoua ; elle fut reprise en 1908 par la génération qui suivit et qui fit la révolution à la fois en Perse et en Turquie. Malheureusement l’entreprise manquait encore d’une base assez solide : les esprits et les cœurs n’étaient pas encore mûrs pour donner un soutien efficace aux institutions nouvellement implantées. Les minorités turques et persanes qui dirigeaient cet effort ne s’appuyaient pas sur une opinion publique puissante, n’étaient pas soutenues par la pression d’un grand mouvement populaire.
Il fallut l’éclosion d’un nationalisme, lui-même issu des malheurs de la guerre et des appétits non déguisés des nations européennes et se substituant au panislamisme de naguère, pour amener la renaissance actuelle de l’activité politique de l’Islam.
Le panislamisme est chronologiquement le premier grand mouvement de réaction qui se soit dessiné en Islam contre l’envahissement par les puissances européennes des pays orientaux tombés, à la fin du dix-huitième siècle, dans ce profond état d’anarchie et de caducité dont le Maroc d’il y a vingt ans nous donnait encore une assez exacte idée.
L’éphémère agitation wahabite, courte dans l’espace et la durée, mais profonde de conséquences par son caractère de renaissance religieuse et de rénovation de l’esprit public, la propagande senoussiste et la multiplication des confréries religieuses, l’action personnelle d’Abdul-Hamid et de son grand agent de publicité Djemal-ed-Din marquent, en un peu moins d’un siècle, les grandes étapes du panislamisme dans le Proche-Orient.
Le panislamisme, qu’il importe de bien définir, est en premier lieu l’affirmation posée comme principe et l’extension admise comme but de la solidarité morale qui lie entre eux tous les musulmans ; c’est ensuite la conviction que l’Islam possède en lui des forces spirituelles assez puissantes pour assurer sa régénération matérielle et son prestige. L’Islam peut s’inspirer de toutes les transformations politiques, juridiques et sociales, ainsi que des méthodes qui font la vigueur constitutive des nations occidentales, mais il doit se les assimiler par une élaboration personnelle et non les copier servilement, les utiliser, mais en les pliant à la forme de son génie. C’est la notion du fara da se. Elle est parfaitement développée dans l’ouvrage Le Réveil des peuples islamiques au quatorzième siècle de l’Hégire, paru au Caire quelques années avant la guerre et dont l’auteur est un jeune Égyptien, Yahya Seddik, licencié en droit de l’Université de Toulouse, devenu juge dans son pays. Quoiqu’il ait écrit près de dix ans avant le cataclysme européen, Yahya Seddik avait prévu l’imminence de la guerre européenne. « Contemplez, écrit-il, ces grandes puissances qui se ruinent en armements effrayants, qui comparent leurs forces réciproques d’un œil de défiance, se menacent l’une l’autre, contractent des alliances qu’elles rompent continuellement et qui présagent ces chocs terribles qui mettent le monde sens dessus dessous et le couvrent de ruines, de feu et de sang ! L’avenir est à Dieu, et rien ne dure que sa volonté. »
Yahya Seddik considère le monde occidental comme dégénéré. « Cela signifie-t-il que l’Europe, notre guide éclairé, ait déjà atteint le sommet de son évolution ? se demande-t-il. A-t-elle déjà épuisé sa force vitale en deux ou trois siècles de surmenage ? En d’autres termes, est-elle déjà frappée de sénilité et sera-t-elle bientôt réduite à abandonner son rôle civilisateur à d’autres peuples moins dégénérés, moins neurasthéniques, c’est-à-dire plus jeunes, plus robustes, plus sains qu’elle ? A mon avis, l’Europe a atteint actuellement son apogée, et son expansion coloniale immodérée est un signe non de force, mais de faiblesse. En dépit de l’auréole de tant de grandeur, de puissance et de gloire, l’Europe est aujourd’hui plus divisée et plus fragile que jamais et elle masque mal son malaise, ses souffrances et son angoisse. Sa destinée s’accomplit inexorablement.
« Le contact entre l’Europe et l’Orient nous a fait beaucoup de bien et beaucoup de mal : beaucoup de bien au point de vue matériel et intellectuel, beaucoup de mal au point de vue moral et politique. Épuisés par de longues luttes, énervés par une civilisation brillante, les peuples musulmans n’ont pu que ressentir un malaise ; mais ils ne sont pas frappés au cœur, ils ne sont pas morts ! Ces peuples vaincus par la force du canon n’ont en rien perdu leur unité, même sous les régimes d’oppression auxquels les Européens les ont longtemps assujettis…
« J’ai dit que le contact de l’Europe nous a été salutaire et au point de vue matériel et au point de vue intellectuel. Ce que les princes musulmans partisans de réformes désiraient imposer de force à leurs sujets est réalisé cent fois aujourd’hui. Au cours des vingt-cinq dernières années, nos progrès dans les sciences, les lettres et les arts ont été si considérables que nous pouvons parfaitement espérer être, dans tous ces domaines, égaux de l’Europe en moins d’un demi-siècle…
« Une ère nouvelle s’ouvre pour nous avec le quatorzième siècle de l’Hégire, et ce siècle heureux doit marquer notre renaissance et notre grand avenir ! Un nouvel esprit anime les peuples musulmans de toutes races ; tous les mahométans se pénètrent de la nécessité du travail et de l’instruction. Nous désirons tous voyager, faire des affaires, tenter la fortune, braver des périls. On voit chez les mahométans, en Orient, une activité surprenante, une animation inconnue il y a vingt-cinq ans. Il existe aujourd’hui une véritable opinion publique en Islam. »
L’auteur conclut ainsi : « Tenons bon ! Chacun pour tous, et espérons, espérons, espérons ! Nous sommes lancés sur le chemin du progrès ; profitons-en ! C’est la tyrannie même de l’Europe qui a opéré notre transformation ! C’est notre contact avec l’Europe qui favorise notre évolution et hâte l’heure inéluctable de notre réveil. Ce n’est qu’une répétition de l’histoire, la volonté de Dieu qui s’accomplit en dépit de toute opposition et de toute résistance… La tutelle de l’Europe sur les Asiatiques devient de plus en plus nominale. Les portes de l’Asie se ferment aux Européens ! Nous entrevoyons certainement devant nous une révolution sans parallèle dans les annales du monde. Un nouvel âge est proche ![5] »
[5] Cité par Lothrop Stoddard. Le Nouveau monde de l’Islam, p. 79 à 81. Payot 1923.
Il y a plus de quinze ans que ces lignes ont été écrites. L’état d’esprit qu’elles dénotent n’a fait, au lendemain de la guerre, que se préciser davantage et s’étendre en cercles de plus en plus agrandis. Il s’est manifesté très nettement dans le mouvement égyptien en vue de l’indépendance et plus dernièrement à la Conférence de Lausanne. « Les Turcs vivent dans un rêve de gloire militaire et d’omnipotence absolue, écrivait un journaliste accrédité près de cette réunion diplomatique ; ils méprisent l’Occident, ses coutumes, ses lois et ses mœurs, et se croient capables, avec leurs 200.000 hommes, d’aller cette fois beaucoup plus loin que sous les murs de Vienne. Un d’eux disait hier à un Européen : « Me trouvez-vous très différent d’un Français ou d’un Anglais quand je vous parle ? Croyez-vous pourtant que j’ai reçu une éducation européenne ? Tout ce que je sais, je l’ai appris chez moi ; je suis soumis à des lois turques, à une morale turque, et vous devez convenir que je suis quand même votre semblable. » Qu’il s’agisse du plus humble fonctionnaire de la délégation ou de ses chefs, c’est la même exaspération de l’individualisme, le même orgueil déçu, la même crainte d’être traités en inférieurs, la même méfiance envers l’Occident[6]. »
[6] P. de Lacretelle. Journal des Débats, édit. hebd., 5 janvier 1923.
Le grand mouvement de diffusion islamique inauguré par Djemal-el-Din-el-Afghani se poursuit, de plus en plus vivace. Les circonstances l’ont aidé puissamment. L’extrême commodité et le bon marché des communications, le télégraphe, la presse[7] facilitent étrangement cette interpénétration de toutes les parties de l’Islam. Notre Afrique du Nord est à cet égard un champ d’observation fort intéressant. L’évolution s’y accomplit sous nos yeux avec une singulière rapidité. On sait les turbulentes manifestations qui ont éclaté dans la Régence de Tunis, sitôt après la guerre, ainsi que les incidents qui ont marqué en 1919 la campagne électorale en Algérie. Le Maroc était, avant la guerre, profondément indifférent au reste de l’Islam, avec lequel il ne communiquait guère qu’à l’occasion des pèlerinages de la Mecque. L’opinion de Stamboul le laissait froid. Le vieux Maghreb vivait comme isolé dans son empire du Soleil-Couchant, sis entre l’Atlas et la mer des Ténèbres, et les bruits du dehors ne troublaient ni même ne sollicitaient sa curiosité. Or, le voilà qui sort de son séculaire dédain pour l’Orient méditerranéen, s’intéresse aux affaires ottomanes, se réjouit, avec nous d’ailleurs, du triomphe de Moustapha-Kémal ; et les jeunes habitants de Fez circulent autour de Karaouyne avec sous leurs tapis de prières les journaux de Tunis ou du Caire que laisse filtrer la censure, et les autres, plus subversifs, venus parfois de fort loin par les mains des moqaddems ou quêteurs des confréries religieuses.
[7] En 1900, il n’y avait pas plus de 200 journaux de propagande dans tout le monde musulman. En 1906, il y en avait 500, et en 1914 il y en avait plus de 1.000. Cf. Servier. Le Nationalisme musulman, p. 182. Le chiffre actuel doit être encore plus considérable.
Beaucoup plus récent que le panislamisme, mais davantage fécond en résultats positifs, le nationalisme est venu donner des directives plus concrètes aux aspirations des peuples islamiques.
En Égypte, au Hedjaz, mais surtout en Turquie qui tient la tête de la renaissance islamique en cours, l’idée de patrie jusqu’alors diluée dans le concept vague d’une grande communauté islamique aux limites élastiques ou au contraire rétrécie aux limites de la tribu et du clan, s’est constituée au cœur des masses avec une vigueur insoupçonnée. L’Islam turc, menacé, a saisi d’instinct la valeur en quelque manière axiale de l’idée de patrie pour la sauvegarde de son indépendance. Elle seule permettait de réunir toutes les forces éparses, de les intégrer dans un même idéal, en un mot de faire front. Peut-être le Proche-Orient a-t-il eu la vision dans le passé de la tragique destinée du peuple juif, éternel opprimé parce que sans patrie, toujours brimé parce que destiné à camper chez les autres. La guerre, partout dans le monde, paraît avoir exaspéré chez les moindres groupes ethniques un désir d’individualisme et d’indépendance. Les réformateurs de 1908, proclament les nationalistes turcs d’à présent, étaient des idéologues, s’exaltant aux idées de liberté, d’égalité, d’un progrès théorique ; nous nous inspirons, nous, de l’idée nationale[8]. Désir, avant tout, d’affranchissement : il faut libérer la Turquie de la tutelle politique de l’Europe, d’abord être maître chez soi. « Lorsqu’on interroge les Turcs à ce sujet, la réponse ne varie guère : « Qu’importe la grandeur de notre pays, pourvu que nous soyons maîtres chez nous ! Les questions territoriales ont moins d’importance à nos yeux que celles qui visent ces garanties financières et économiques que vous nous demandez et qui vicient notre indépendance. Nous nous contenterions d’une seule province si nous étions sûrs d’être débarrassés complètement de toute capitulation. » Cette unanimité prouve jusqu’à quel point les clauses sur lesquelles la rupture s’est faite à la première Conférence de Lausanne constituaient pour les Turcs un point sensible presque affectif… « Pourquoi nous demander des garanties spéciales, ont-ils l’air de nous dire, alors qu’on n’en exige pas d’autres États ? » N’est-ce pas considérer le peuple turc comme incapable et inférieur ?[9] »
[8] Maurice Pernot. La Question turque, p. 42, Paris 1923.
[9] P. Gentizon. L’état d’esprit en Turquie ; Le Temps, février 1923.
C’est bien par cet ardent désir de vivre libres et d’organiser leurs destinées nationales afin de continuer à faire figure dans le monde, désir traduit souvent par d’excessives et injustes susceptibilités, que se manifeste chez les Turcs le germe vivace et gros de promesses d’une renaissance qui entraînerait vraisemblablement tout l’Islam à sa suite.
La Turquie joue donc l’expérience entreprise par le Japon il y a soixante-dix ans. Figurant aujourd’hui par son développement et la valeur de ses élites au premier rang de l’Islam, elle peut créer chez elle, par la vertu de son exemple et le modèle de ses disciplines, une profonde transformation de ses conditions d’existence. Le sort moderne de l’Islam, de Mogador à Téhéran, est suspendu tout entier aux chances de cette réussite.
La première démarche de cette renaissance est déjà effectuée : elle est d’ordre politique et militaire. C’est beaucoup comme indice, c’est encore peu comme réalisation effective. La principale condition du relèvement d’un peuple est accomplie ; l’assise est fondée ; il reste à bâtir.
Le législateur primaire et léger de 1908 a cru à la vertu des réformes hâtives et « plaquées » pour transformer la nation. Elles ne vécurent que sur le papier. Il y a un mot d’Auguste Comte, que tous les réformateurs peuvent méditer, sur l’erreur de « confier aux lois le soin de solutions qui doivent être réservées aux mœurs ». Les réformes ne valent qu’autant que le terrain social et moral a été aménagé suffisamment pour les rendre fécondes ; si elles n’existent que dans leur lettre seule, leur vitalité est éphémère.
L’œuvre de volonté entreprise par le Gouvernement d’Angora, ayant triomphé à l’extérieur, doit maintenant s’atteler à la grande besogne de l’intérieur. Il ne s’agit ni plus ni moins que de construire une nation moderne ; tout demeure à faire dans l’instruction publique, la législation, l’économie sociale. Ce n’est pas là travail d’un jour, d’autant qu’en adaptant la Turquie aux exigences de la vie internationale, il faut conserver intactes les aspirations du peuple turc et de l’Islam, ce qui constitue, pour l’un et l’autre, leur armature, leur ressort et leur raison d’être.
La tentative de la Turquie, sur laquelle est posée l’attention de l’Islam tout entier, offre pour l’avenir du monde un exceptionnel intérêt. Il serait vain de s’étendre sur des anticipations prématurées. Mais est-il permis cependant de décréter a priori comme impossible le fait de voir jamais une Turquie fortement constituée, aux portes de l’Europe, devenir le noyau d’un esprit fédéraliste musulman s’étendant de l’Atlantique au golfe Persique ? Et l’idéal de ce fédéralisme ne serait-il pas dans la formation d’États-Unis d’Islam libérés de toute attache avec les anciennes nations suzeraines ? Le Congrès panislamique qui a eu lieu à Sivas au début de 1921 paraîtra peut-être alors comme l’indice précurseur de l’événement.
Une pensée politique digne de ce nom se doit de suivre les aspirations et les courants qui traversent les groupes islamiques. En France, une telle préoccupation s’impose plus que partout ailleurs. Notre empire nord-africain nous tient par tant de liens, il constitue à un tel point l’assise de notre puissance méditerranéenne que tout ce qui touche à sa conservation ou à sa sauvegarde prend aujourd’hui une valeur inusitée. Gouverner, répète-t-on souvent, c’est prévoir, et prévoir, c’est d’abord être attentif. Il faut observer pour comprendre et agir en connaissance de cause. Devant les prétentions qu’élèvent certaines minorités, les excitations qu’elles subissent et répandent à leur tour, déformées, au sein de masses ignares, les propagandes dont elles sont sollicitées, on ne saurait trop voir clair et veiller ; un feu qui couve, s’il se déclare brusquement, peut enflammer des foules impulsives qui confondent une émancipation dont elles ne peuvent saisir les termes ni les bornes avec une aveugle xénophobie ou un retour à l’anarchie trop naturelle à leurs penchants.
En cette matière, qui est sérieuse, une haute impartialité, qui n’est pas exclusive d’une sympathie et d’une sollicitude profondes, doit nous prémunir contre tout ce qui est étranger à son dessein ; celui-ci consiste en l’adoption de points de vue et de solutions réalistes. Dans les chapitres de ce petit livre, il s’agit avant tout d’une mise au point permettant à tout lecteur sans parti pris d’embrasser les données du problème et d’en apprécier l’importance unie à la souveraine actualité.
Il nous est, en effet, plus que jamais nécessaire d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler une « politique musulmane ». Et pour qu’elle ne soit pas un mot vide, il est peut-être opportun de la préciser.
Tous les problèmes touchant la « politique musulmane » ont été obscurcis à la fois par des romanciers amateurs de turqueries, des publicistes peu avertis ou exploitant une veine alimentaire, des politiciens en mal de réclame. Il serait bon, une fois pour toutes, de réagir contre des courants d’idées aussi troubles au moyen de considérations qu’inspirent le seul examen du réel et l’élémentaire souci de la bonne foi.
« Politique musulmane » est le sésame des parlementaires et des journalistes qu’intéressent peu ou prou, et pour des raisons variées, les choses de l’Afrique du Nord, de la Syrie ou d’ailleurs. On le prodigue même un peu à tort et à travers. Toutefois les esprits évidemment lunatiques, que l’à peu près satisfait mal, s’étonneront peut-être du caractère étrangement vague de ce terme et de son épithète.
« Politique musulmane », cela sonne bien dans un discours, mais a-t-on jamais entendu parler d’une politique protestante ou bien bouddhiste, voire mormone ? La France est une puissance musulmane, comme on dit, et il y a une solidarité entre tous les musulmans, du fait de leur religion identique ; voilà qui est bien entendu. Mais il y a des Espagnols, des Allemands, des Autrichiens, des Français catholiques et protestants, comme il y a des Hindous, des Turcs, des Marocains, des Soudanais musulmans, et cette étiquette confessionnelle ne constitue encore à présent entre eux qu’un lien politique nul dans un cas, très faible dans l’autre. Nous avons, nous devons avoir, en tout cas, des politiques turque, algérienne, marocaine, syrienne aussi, si l’on veut bien. Nous n’usons pas partout de procédés identiques. Cela va sans dire, objectera-t-on ; certes, mais, comme disait un homme d’esprit, cela irait encore bien mieux en le disant. Les formules toutes faites présentent un écueil. La politique est un mot dont le contenu doit être souple et non rigide ; le seul critérium d’une bonne politique française, en pays musulman comme ailleurs, est le prestige moral et matériel de la France ; et si les voies de cette politique sont quelquefois dissemblables, suivant le lieu et le moment, c’est afin d’être davantage précises et mieux adaptées à leur objet.
En vérité, ce terme, cette idée même de « politique musulmane » est à la fois concomitante et corollaire de celle qui a présidé à la conception d’un ministère ou sous-secrétariat de l’Afrique du Nord. Le projet d’un ministère de l’Afrique du Nord a eu du succès quelque temps. Il subit à présent une éclipse ; soyez sûrs qu’il s’imposera à nouveau quelque jour avec force et insistance. Il correspond à un besoin de symétrie verbale. N’avons-nous pas l’Afrique Occidentale, l’Afrique Équatoriale ? Il faut l’Afrique Septentrionale, troisième entité, pour faire pendant, même si le désir d’unification artificielle, dans le troisième cas, doit l’emporter sur toutes considérations d’opportunité. Toujours le même appétit de généralisation abusive autour d’une formule, fût-ce au mépris des réalités et des faits, qui seuls comptent[10].
Cette réserve établie, il reste à déterminer les notions générales et effectives qui peuvent se grouper sous la formule un peu trop élastique, mais commode et qu’on adopte par suite, de « politique musulmane ».
La politique musulmane, les gens qui en vivent ont intérêt à faire croire qu’elle est une chose très compliquée ; ses arcanes ne seraient familières qu’aux initiés et le commun des mortels n’y entendrait rien.
Faisons descendre la politique musulmane du ciel sur la terre, comme un illustre le fit jadis de la philosophie. Développements oratoires, philosophiques et sociaux mis à part, ce qu’on nomme politique musulmane peut se résumer en quatre propositions :
1o Il faut d’abord connaître l’Islam et les musulmans avant d’en parler et surtout d’agir à leur endroit.
Ce sera là l’objet de notre chapitre Les Dangers de l’islamomanie.
2o Pour qu’une nation européenne puisse agir efficacement en Islam, il faut d’abord qu’elle s’impose par la force matérielle et l’éclat moral à la fois sur les peuples qui doivent être mis en tutelle ou le sont déjà, et sur ceux libres ou récemment affranchis dont elle veut acquérir des avantages ou simplement des égards. Le Memento tu regere devient en l’occurrence un principe politique imprescriptible.
3o Il faut accorder aux musulmans que nous avons charge de régir ou de « protéger » ce qu’ils réclament raisonnablement et correspond à leurs besoins et à leur mentalité.
Le chapitre Les Bienfaits nécessaires sera consacré à l’examen de cette simple vérité.
4o Il ne faut pas imposer à ces musulmans ce qu’ils ne demandent pas et ne correspond ni à leurs besoins ni à leur mentalité, c’est-à-dire des bienfaits périlleux.
Dans un chapitre de conclusion, nous tirerons de ce rapide examen une idée générale de ce que doit être Le Rôle français en Islam.
La politique musulmane n’est ni ne doit être une somme de recettes mystérieusement élaborée dans des bureaux parisiens par de soi-disant spécialistes, d’après des données fournies par des informateurs parfois douteux ; elle ne réside pas non plus dans un programme aveuglément libéral, conçu dans l’abstrait, dont le seul énoncé doit faire théoriquement bondir de joie les cœurs de tous les musulmans des colonies et protectorats ; c’est à la fois plus et moins.
La politique musulmane n’a pas d’autres ressorts ni d’autres secrets que toute politique digne de ce nom, passée, présente et future. Elle demande une connaissance froide et raisonnée des problèmes, la compréhension de leur diversité, l’intelligence précise de leur portée et de leurs résultats. Elle veut par surcroît de l’attention et de la prudence, l’une et l’autre excluant toute sentimentalité, aussi inutile que dangereuse, tout emballement regrettable et tout jugement aventureux. Elle réclame en un mot ce qui est le fin mot de toute politique : une souple adaptation au réel.
Il y a plus de vingt-cinq ans, le meilleur Gouverneur général qu’ait peut-être eu l’Algérie, M. Jules Cambon, disait ces paroles que bien de ses successeurs auraient pu méditer : « Ne cherchez pas à doter ce pays d’institutions qui se heurtent aux traditions du passé ; donnez-lui, au contraire, un administrateur capable de pénétrer la complexité de l’œuvre qui lui est confiée et muni de pouvoirs qui lui permettent de tenir compte d’intérêts en apparence opposés et d’approprier son action à la nature diverse des hommes et des choses. »
Le seul secret de la politique musulmane gît dans ce conseil d’attitude circonspecte et d’entreprise avisée que traduisent ces quelques lignes