Manuel de politique musulmane
CHAPITRE IV
LES BIENFAITS NÉCESSAIRES
Il se peut que vous ayez de l’aversion pour ce qui vous est avantageux et que vous désiriez ce qui vous est nuisible. Dieu, seul, sait ce qu’il vous faut, et vous, vous l’ignorez.
Coran. Sourate de la Vache.
En gouvernant les races orientales, la première pensée doit être de faire ce qui est bon pour elles, mais non pas nécessairement ce qu’elles croient qui leur est bon.
Lord Cromer
(Political and Litterary Essays, p. 25).
Un voyageur se promenait un jour — c’était avant la guerre — avec un vieux résident du Maroc sur le chemin de ronde entourant la citadelle de Mazagan, d’où l’on domine la mer, le bled et la ville. En considérant ces lourdes tours, ces murailles formidables, tout l’appareil puissant d’une construction féodale d’Occident, il les comparait à nos baraquements de la garnison, en planches et têtes ondulées, qu’on apercevait au loin, si mesquins, si fragiles, et il disait à son compagnon : « Vous me rappeliez tout à l’heure que la masse populaire du Maroc, ainsi d’ailleurs que tout groupement islamique encore fruste, envisage l’installation des chrétiens sur le sol moghrébin comme une épreuve envoyée par Dieu et, comme telle, ayant forcément son terme. Ne croyez-vous pas qu’elle ne fasse ici un rapprochement, guère à notre avantage, entre ce château fort énorme, bâti comme pour l’éternité par les Portugais, symbole, semble-t-il, d’un véritable établissement, et les faibles abris de nos soldats qu’un rien peut détruire ? N’en tire-t-elle pas conjectures défavorables sur la précarité de notre occupation ?
Les Portugais, au bout d’un siècle, songe-t-elle, durent abandonner ces orgueilleux Alcazars ; toute autre entreprise des chrétiens n’est-elle pas vouée au même sort ?
« — Il est possible, répondit l’interlocuteur, mais remarquez aussi les différences. Les Portugais s’accrochaient à ce rivage ; ils ne pénétraient pas dans le pays, sinon pour piller et asservir ; eux, ils campaient vraiment dans leur citadelle ; nous sommes installés dans nos baraques ; nous ne molestons pas les habitants et les laissons vivre à leur guise ; en assurant la sécurité qui permet l’aisance, nous faisons qu’ils éprouvent dans leur pays même un mieux-être qu’ils ignoraient auparavant ; les captant par les liens de l’accoutumance, nous forçons en tout cas à sommeiller, si nous ne parvenons à l’effacer, cette idée d’un exode futur de l’occupant. Ce qui importe avant tout, ce n’est pas l’allure extérieure de l’établissement, c’est la manière dont il est conçu et poursuivi… »
Pour qu’une conquête européenne en pays d’Islam soit durable et vraiment féconde, elle doit se justifier moralement par les avantages de toute sorte qu’elle apporte au pays conquis.
La conquête n’acquerra sur ce terrain nouveau des racines profondes qu’en réalisant chez l’indigène l’implantation d’habitudes nouvelles et en s’efforçant de les maintenir.
La résistance brisée, il s’agit de rendre la soumission définitive, et c’est alors qu’interviennent utilement les procédés de pénétration pacifique ; ils sont le grand secret grâce auquel l’occupant, d’abord subi, est jugé supportable, puis devient par sa présence et l’effet de sa domination la source de bénéfices certains.
Il faut donc donner aux musulmans ce qu’ils réclament raisonnablement et qui correspond à leurs besoins et à leur mentalité.
D’abord la liberté religieuse et le respect de toutes les institutions, coutumes et rites confessionnels.
Encore que la cause paraisse entendue, il faut y insister pour en saisir l’énorme importance. La convention d’Alger du 5 juillet 1830, signée du général Bourmont, mentionne expressément que la religion musulmane restera libre[24].
[24] L’exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes classes, leur religion leurs propriétés, leur commerce et leur industrie ne recevront aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. Au camp, devant Alger, le 5 juillet 1830. — Hussein Pacha, comte de Bourmont.
Cet engagement fut respecté à la lettre, c’est-à-dire que les fidèles continuèrent comme devant à se rendre à la mosquée. Mais, dans son esprit, on le suivit assez médiocrement.
On incorpora d’office les habous ou fondations pieuses au domaine, ce qui était altérer de façon grave l’intention des donateurs et créa un froissement très profond dans les âmes musulmanes.
Dernièrement encore, en Tunisie, on a pu voir combien la matière était délicate, lorsqu’il fut question d’assurer la vivification des terres habous incultes au profit de la colonisation : des manifestations eurent lieu, l’opinion indigène s’émut de cette innovation pourtant discrète et entourée de ménagements et de garanties. A la pensée de voir toucher, de si peu que ce soit et dans un but d’utilité publique, à la routine d’une institution séculaire, le fanatisme s’éveilla.
Une autre atteinte détournée à la liberté religieuse en Algérie fut celle qui réduisit les pouvoirs des cadis, juges religieux, en faisant passer à la juridiction française nombre de leurs attributions les plus essentielles. L’indigène, qui réclame une justice prompte, sans complications ni formalités, d’homme à homme, pourrait-on dire, est à la fois déçu et troublé par tout notre appareil judiciaire aux auxiliaires multiples et d’ailleurs onéreux.
« Nous voulons être régis, disent-ils, par la loi de l’Islam qui est d’essence divine. La religion nous fait un devoir de nous y conformer ; nous ne pouvons accepter une loi qui porte atteinte à nos croyances[25].
[25] Rapport de la mahakma d’El Milia lors de la consultation des cadis sur la codification de la loi musulmane, 1906.
« Depuis 1830, exposa en 1914 M. Lutaud à la tribune de la Chambre, jusqu’à ce jour, nous n’avons pas cessé une heure d’enlever aux cadis, morceau par morceau, toutes les attributions qu’ils avaient, malgré les protestations et les plaintes des indigènes qui veulent être jugés par les hommes de leur race, de leur culte, de leur langue, de mêmes habitudes mentales. »
Vingt ans auparavant, M. Jules Cambon s’était fait l’écho des mêmes plaintes : « Nous avons dit aux indigènes que nous leur donnerions une justice moins coûteuse et plus sûre que celle des cadis, et il se trouve qu’ils ne voient jamais la fin non seulement de leurs procès civils, mais encore de leurs procès criminels. La procédure rend souvent la justice plus coûteuse que ne le pouvaient faire les concussions de certains magistrats musulmans, et les indigènes ne font pas la différence entre le prix d’une justice concussionnaire et le prix d’une justice procédurière[26]. »
[26] Jules Cambon. Le Gouvernement général de l’Algérie, 1918, p. 63.
Les constatations de M. Jules Cambon venaient elles-mêmes quelque cinquante ans après celles de Tocqueville, dont le beau rapport du 24 mai 1847 sur les crédits extraordinaires demandés par l’Algérie est empreint d’un si haut esprit politique. Le mal de notre opposition dangereuse, bien que passive en apparence, au libre exercice de l’Islam, y était pour la première fois nettement signalé.
« Autour de nous, écrivait-il, les lumières se sont éteintes, le recrutement des hommes de loi et des hommes de religion a cessé, c’est-à-dire que nous avons rendu la société musulmane beaucoup plus misérable, plus désordonnée, plus ignorante et plus barbare qu’elle n’était avant de nous connaître. » Et il ajoutait : « Ne forçons pas les indigènes à venir dans nos écoles, mais aidons-les à relever les leurs, à multiplier ceux qui enseignent, à former des hommes de loi et des hommes de religion, dont la civilisation musulmane ne peut pas plus se passer que la nôtre. »
« Les passions religieuses que le Coran inspire nous sont, dit-on, hostiles, et il est bon de les laisser s’éteindre dans la superstition et dans l’ignorance, faute de légistes et de prêtres. Ce serait commettre une grande imprudence que de le tenter. Quand les passions religieuses existent chez un peuple, elles trouvent toujours des hommes qui se chargent d’en tirer parti et de les conduire. Laissez disparaître les interprètes naturels et réguliers de la religion, vous ne supprimerez pas les passions religieuses, vous en livrerez seulement la discipline à des furieux et à des imposteurs[27]. »
[27] Tocqueville signalait dans son magistral rapport un mémoire du général Bedeau faisant connaître qu’à l’époque de la conquête en 1837 il existait à Constantine des médersas réunissant de 600 à 700 élèves. Dix ans plus tard, le chiffre des étudiants était réduit à 60 et celui des msids (écoles primaires musulmanes), de 90 passait à 30.
On réagit contre le mal signalé par Tocqueville par le décret du 30 septembre 1850 qui reconstituait les médersas pour former des candidats aux emplois dépendant des services du culte, de la justice, de l’instruction publique et des bureaux arabes.
Il paraît donc à peu près certain que la décadence des institutions musulmanes et, d’autre part, le médiocre succès de nos tentatives pour les réorganiser sous notre égide, ont provoqué, dans la deuxième partie du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours, une exaltation populaire du sentiment religieux d’autant plus forte que celui-ci, sans être persécuté à proprement parler, se trouvait à tout le moins comprimé.
D’où cette extraordinaire floraison dans toute l’Afrique du Nord du culte maraboutique, avec ses zaouïas et ses khouans, dont l’évident résultat fut de renforcer la solidarité musulmane, grâce au réseau serré et sans cesse accru de ses relations. « Dans le passé de l’Islam, note Jules Cambon, tous les pouvoirs établis ont été les adversaires de ces prédicateurs antisociaux, et c’est là qu’apparaît la faute que nous avons commise en détruisant à peu près consciemment toutes les forces sociales qui pouvaient subsister dans le monde musulman, parce que ces forces sociales, par leur nature même, étaient hostiles à ces forces religieuses indisciplinées. »
C’est une grave erreur de croire qu’à notre contact la religion musulmane disparaît lentement. Elle a tendance, au contraire, à se raidir dans ses rites essentiels et à prendre davantage conscience d’elle-même en s’opposant à une religion voisine. Les élections d’Alger en 1919 nous ont encore une fois montré l’influence effective des marabouts et des sociétés secrètes ainsi que la répugnance de la masse musulmane à dessiner la moindre manifestation orientée dans le sens d’une européanisation éventuelle. Les Jeunes-Algériens ne sont encore qu’une minorité infime auprès des Vieux-Croyants.
La religion musulmane est donc un fait majeur, dominant toutes les réactions sociales des peuples où elle règne en maîtresse. Aucune de ses manifestations ne doit être négligée. Elle est une force puissante et, en face de l’Europe, une force ennemie ; ennemie des mœurs, des habitudes politiques, de la présence même de l’étranger impie et exécré.
La surveiller, mais sans paraître y toucher, dériver habilement les tentatives et les efforts de ses fidèles les plus ardents, avec infiniment de mesure et de discrétion ; la conserver pour mieux l’endormir, devient une nécessité impérieuse pour toute nation européenne exerçant une domination en pays d’Islam.
L’exemple de l’œuvre accomplie au Maroc peut être utilement cité. Ne rien changer en apparence ; laisser subsister toutes les manifestations extérieures auxquelles le peuple des villes et des campagnes tient tant, qu’elles soient orthodoxes ou simple vestige des anciens rites païens ou magiques (procession d’Aïssaouas, carnaval de l’Achoura, moussems ou pèlerinages locaux) ; augmenter sans ostentation l’éclat des grandes fêtes traditionnelles (Aïd el Kebir, Aïd Seghir, Mouloud) par la reviviscence des protocoles anciens, par des gratifications données à nos serviteurs ou à nos fonctionnaires indigènes ; interdire aux Européens, pour éviter tout incident, l’entrée des mosquées, bref montrer que notre présence ne gêne en rien les traditions du passé, même les plus infimes ; au contraire que, grâce à la paix et à la sécurité revenues, les cérémonies diverses attirent davantage d’adeptes et de plus loin, en un mot et pour tout résumer : quieta non movere, il y a les grandes lignes d’un programme jusqu’ici appliqué avec succès et à quoi rien ne semble devoir être changé[28].
On peut en outre s’efforcer d’acquérir, par le jeu de l’intérêt, la neutralité, sinon la bienveillance des personnages religieux, professeurs ou lettrés, au moyen d’offrandes ou de sinécures adroitement distribuées par l’intermédiaire d’un organisme indigène, afin de ménager des susceptibilités d’ailleurs légitimes.
Par contre-partie de cette attitude favorable, il sera opportun d’exercer un simple droit de regard sur l’enseignement musulman, de manière qu’il ne devienne pas un foyer de fanatisme et de haine contre le conquérant.
La réorganisation des habous au Maroc, suivant les principes traditionnels en vigueur autrefois et que les malheurs des temps avaient seuls effacés, peut être proposée comme un modèle des bienfaits du Protectorat en matière de politique religieuse.
Durant la période de confusion et d’extrême anarchie qui précéda l’installation du Protectorat au Maroc, les biens habous furent dilapidés. L’exemple venait de haut : sous le règne des deux derniers sultans, leur entourage immédiat, les vizirs, les conservateurs ou nadirs pratiquèrent avec un entrain remarquable les détournements, les destructions d’archives et toutes collusions utiles pour s’approprier les fondations pieuses ou en trafiquer.
Les revenus des habous destinés à alimenter les budgets du culte, de la justice et les bourses d’étudiants étaient devenus dérisoires ; aussi les mosquées tombaient-elles en ruines ; les médersas se vidaient et les cadis, non appointés, se rattrapaient sur le disponible des justiciables.
L’objectif du Protectorat fut, en suivant simplement le droit légal et coutumier indigène, de remettre sur pied toute une administration naguère organisée suivant ses principes traditionnels, en la contrôlant. Notre venue et notre action ayant eu pour résultat de faire cesser la gabegie et le gâchis furent considérées en ce domaine comme un événement heureux par l’opinion indigène.
Le rôle du conquérant chrétien, en l’occurrence, fut celui de l’esprit caché qui meut tous les ressorts ; ceux-ci agissent, on ne voit qu’eux, l’impulsion qui les anime est invisible.
Certains s’étonnent que, malgré cette attitude si amicalement libérale, davantage : digne et respectueuse envers la religion des musulmans, nous ne soyons pas aimés d’eux, tout au moins en Islam primitif. On oublie qu’il est déjà bien beau que nous soyons tolérés.
Dans le horm de Moulay-Idriss, à Fez, il y a quelque quinze ans, il était de coutume de dire que les bêtes de somme, les juifs et les chrétiens ne pénétraient pas.
Ces derniers ont forcé la consigne ; aujourd’hui, touristes de toute catégorie circulent librement autour du sanctuaire, jetant de la porte vers l’intérieur un regard rapide et profane.
Certes, s’ils sont attentifs, ils peuvent surprendre chez les fidèles qui les coudoient des visages hostiles ou une indifférence glaciale chargée de mépris. Dans cette étrange cuve que sont les souks de Fez, groupés autour de Karaouyne, Sorbonne du moyen âge musulman, les plus farouches instincts de lucre se mêlent aux élans de la mysticité et le bruit du trafic ne parvient pas à étouffer celui des prières. La religion, l’allure formelle de la vie, l’idéologie, tout repousse là l’Occidental qui passe ; sur lui pèse une réprobation qu’on sent unanime. Mais contre lui nul prétexte n’est donné d’esquisser un geste qui soit un signe de révolte légitime, encore qu’en nul autre lieu peut-être de l’Islam ne s’aperçoive mieux la barrière infranchissable qui sépare le véritable musulman du chrétien, croyant ou non, et qu’il serait folle présomption de croire détruire un jour prochain.
L’Islam étant dans son génie profond une puissance contraire à nos désirs, à nos aspirations, à nos tendances, qu’on peut apaiser et calmer sans songer à la réduire jamais, il est bien évident que notre intérêt est d’éviter, dans la mesure du possible, sa propagation chez les peuples soumis à notre empire.
Cette politique dont l’usage a reconnu la sagesse ne fut pas toujours suivie. Au Sénégal, Faidherbe et ses successeurs ont cru qu’il convenait, pour élever le niveau des sociétés fétichistes, de favoriser l’expansion musulmane et la propagande de ses missionnaires. L’histoire si souvent sanglante de la colonie a montré les méfaits que pouvait causer le fanatisme chez des populations primitives.
Comme on l’a justement observé, un marabout hostile est cent fois plus dangereux que n’est utile un marabout bienveillant.
La même erreur fut suivie en Kabylie, très faiblement islamisée au début de la conquête et que nous crûmes civiliser, rapprocher de nous en y répandant l’enseignement musulman ; or, nous n’eûmes pas à nous en louer.
L’expérience acquise nous a servis en quelque mesure au Maroc où l’on a estimé très sagement que nous n’avions nul intérêt à islamiser les Berbères des montagnes et à changer leur xénophobie native en fanatisme acquis. On se garda d’y répandre l’instituteur algérien et les écoles franco-arabes.
En dépit de cette heureuse abstention, il faut reconnaître que l’islamisation des Berbères se poursuit très rapidement depuis l’occupation française, par suite du contact politique que la conquête progressive du bled siba crée entre lui et l’ancien pays makhzen, très arabisé. L’extrême facilité des communications, l’accroissement des transactions font que les Berbères se mettent vite à la langue arabe en même temps qu’à la religion musulmane, laquelle leur est immédiatement accessible en leur qualité de peuples primitifs. Comme le remarque A. Comte : « Toute religion, surtout à popularité très prononcée, doit évidemment s’apprécier en dynamique sociale, suivant la manière dont elle était habituellement entendue par les masses et non d’après le sens plus raffiné qu’ont pu y attacher secrètement quelques initiés. »
« Depuis trois ans que je réside dans un poste de pays berbère, nous disait un contrôleur civil du Maroc, j’ai vu l’évolution s’accomplir pour ainsi dire sous mes yeux ; le nombre des écoles coraniques a quadruplé dans les douars depuis l’occupation ; celui des néophytes pratiquant toutes les obligations rituelles a augmenté dans les mêmes proportions, et les progrès continuent sans cesse.
Au temps de la siba, le Berbère vivait en quelque sorte en vase clos dans sa tribu d’origine ; ses seules relations normales avec les citadins s’exerçaient par le pillage des voyageurs. Actuellement, la nécessité de vendre et d’acheter aux gens des villes, qui circulent librement et sans danger dans les campagnes naguère infestées de bandits, contraint le Berbère à connaître la langue et même, pour n’être pas dupe dans les contrats, l’écriture arabe.
La religion musulmane suit naturellement. Elle est la religion qui est la plus proche dans l’espace et la plus proche aussi dans le domaine moral. La paix française facilite son extension ; il y a là une évolution presque fatale que nous ne pouvons songer sérieusement à combattre par des palliatifs dérisoires : création d’écoles purement françaises que fréquente une douzaine d’enfants, transcription en français des décisions de djemâas sur des registres ad hoc (ce dernier procédé d’ailleurs irréalisable pratiquement).
Enfin la religion arabe constitue-t-elle aussi peut-être pour ces autochtones qui ont lutté en vain contre l’envahissement de l’étranger une protestation intérieure, un dernier refuge, inviolable celui-là, et que nul ne leur arrachera.
Après la liberté religieuse, bienfait en quelque sorte négatif mais capital, puisqu’il conditionne la sécurité et le maintien de notre établissement, la grande valeur positive qu’apporte notre venue réside dans l’instauration de l’ordre au moyen d’un gouvernement et d’une administration réguliers.
Les populations musulmanes ont été caractérisées jusqu’à ce jour, tout au moins en Afrique du Nord, par leur longue impuissance à se diriger elles-mêmes.
« Une réorganisation administrative dans un pays musulman n’est possible, écrit lord Milner dans son fameux rapport sur l’Égypte, que si elle est imposée du dehors… Les puissances européennes, en respectant les institutions séculaires pour lesquelles les populations musulmanes conservent un attachement religieux, peuvent en obtenir, par un contrôle incessant, un fonctionnement régulier et honnête. »
L’exemple du Maroc vient encore naturellement à l’esprit, car il est le plus récent et le plus curieux. L’histoire du Maroc est celle d’une entité géographique et politique créant l’illusion d’un empire aux yeux de l’ignorance européenne, mais d’un empire où le désordre intérieur, existant comme la variole ou le typhus à l’état endémique, compromettait sans cesse l’autorité du souverain. Cet état d’anarchie n’offrait de rémission qu’autant que l’émir couronné montrait de l’activité et de la poigne.
Les limites des territoires soumis s’étendaient alors pour se réduire aussitôt que Sa Majesté ne guerroyait plus. Le sultan et son makhzen (vizirs à ses côtés, caïds dans les tribus) ne faisaient qu’assurer un semblant de sécurité et de justice, d’ailleurs payé chèrement.
L’organisation financière pouvait offrir à peu près ce tableau. Le caïd, institué par le sultan, après hommage pécuniaire rendu en proportion de l’importance de sa charge, tire de ses administrés le plus d’argent possible, et par tous les moyens. De l’argent ainsi récolté, il fait deux parts : l’une pour lui, l’autre, accompagnée d’une comptabilité fantaisiste, pour le Trésor, dit public. Il est bien certain qu’une tendance vive l’incite à arrondir la sienne et à diminuer celle du makhzen. Dans ce cas constaté, ou deviné seulement, l’arbitraire étant de règle, la destitution, l’emprisonnement et la confiscation des biens s’ensuivaient. Le sultan faisait convoquer le caïd à Fez ou à Marrakech, et, là, ces aimables surprises étaient notifiées au fonctionnaire à l’excessif appétit ; l’exécution suivait sans délai ; les « contribuables » dépouillés n’étaient pas remis en possession de leurs biens, mais ils étaient fort contents tout de même de voir la justice du sultan châtier le coupable.
Pour éviter cette disgrâce lourde, puisqu’il y perdait à la fois sa fonction, sa liberté et sa fortune, le caïd s’efforçait-il de satisfaire aux exigences du makhzen sans trop faire tort à celles de sa propre avidité, en pressurant un peu davantage ses administrés ? Ceux-ci, excédés, se soulevaient, brûlaient et pillaient la demeure du tyranneau, lequel était bien heureux quand, par une fuite opportune, il pouvait échapper à un massacre certain.
Le pouvoir d’un caïd dans sa tribu sous l’ancien makhzen était un pouvoir absolu, tempéré cependant par deux alternatives, en cas d’abus : la confiscation venue d’en haut, la révolte surgie d’en bas.
Le makhzen, au reçu de la nouvelle d’une sédition qui le privait d’un fidèle serviteur, sans autrement s’en émouvoir, acceptait d’un autre candidat au caïdat une forte provision, l’instituait, et le nouveau promu recommençait à ses risques et périls le jeu subtil de faire fortune sans éveiller les susceptibilités de la cour et les réactions du populaire. Il fallait évidemment du doigté.
Le Trésor n’était constitué qu’au profit du sultan et de son entourage. Le pays n’en bénéficiait nullement. Les travaux publics étaient inexistants ; aucun plan suivi et de longue haleine, d’amélioration ou d’utilité générale ne voyait jamais le jour.
A ce régime, il n’était point surprenant que les tribus des pays de montagne, où les faibles armées du sultan ne pouvaient s’aventurer qu’occasionnellement, ne voyaient aucun avantage à reconnaître cette autorité du makhzen dont le poids était lourd et le bénéfice fort peu certain.
Le particularisme des groupements berbères au rudiment d’organisation mi-démocratique, mi-soviétique s’accommodait à merveille de cette absence de joug.
Un passage d’Ibn-Khaldoun traduit bien leur état d’esprit : « Une tribu s’avilit qui consent à payer des impôts et des contributions. Une tribu ne consent jamais à payer des impôts tant qu’elle ne se résigne pas aux humiliations. Les impôts et les contributions sont un fardeau déshonorant qui répugne aux esprits fiers. Tout peuple qui aime mieux payer ces tributs plutôt que d’affronter la mort a beaucoup perdu de cet esprit de corps qui porte à combattre ses ennemis et à faire valoir ses droits[29]. »
[29] Prolégomènes, 297.
Moulay-Hassan, le dernier grand sultan du Maroc indépendant, passa la moitié de sa vie à cheval, à guerroyer dans tous les coins de son empire pour maintenir ses tribus dans le devoir et mater leurs velléités de dissidence.
Après lui et Ba-Ahmed, l’extraordinaire régent de la minorité d’Abd-el-Aziz, à l’énergie débordante et la main de fer, tout s’écroula.
L’argent rentrait mal ou pas du tout ; comme les besoins devenaient plus grands, l’Europe voulut bien consentir des emprunts, mais à la condition de prendre des gages et de s’implanter. C’est ainsi que le Maroc, anachronisme étonnant au dix-neuvième siècle et aux portes de l’Europe, perdit son indépendance, qui ne lui rapportait d’ailleurs que ruine et confusion.
Le premier soin du Protectorat français fut de mettre de l’ordre dans les finances, d’organiser l’impôt sur des bases rationnelles, de le percevoir à dates fixes et de restreindre, dans la mesure du possible, les motifs d’exaction.
L’apport d’une sécurité véritable alla de pair avec l’assainissement du maquis financier. Quand notre protectorat s’est installé au Maroc qui venait de subir une longue période de dissolution interne et de troubles, où les biens et les personnes étaient sans cesse menacés, l’heureux effet de notre présence et de la police qu’elle comportait fut tel qu’il dissipa beaucoup de préventions contre la venue des chrétiens. Aujourd’hui, parmi le bled siba encore réfractaire, le seul argument, le seul apprécié en tout cas, en faveur de notre intervention dans le pays, est bien précisément celui de cette sécurité que nous apportons dans nos fourgons.
Après la sécurité vient le bien-être matériel : aménagement de routes, par suite facilité extrême des communications, forage de puits, distribution d’eau, soins médicaux ; bref tous les avantages que livre, à côté de tant de maux, la civilisation moderne. L’indigène musulman, et surtout au Maroc, est très utilitaire ; il ne vise que le concret et ce qui lui sert. On l’oublie trop souvent en croyant le combler de bienfaits théoriques, dont il se moque quand il ne s’en sert pas contre nous. Il y a une quinzaine d’années, un des rares Européens qui habitaient une ville du Maroc, s’avisant de sortir à bicyclette, faillit être lynché par la population, laquelle s’émut de cet objet plus nouveau qu’un chameau. Peu de temps auparavant, un médecin français fut assassiné dans cette même ville, parce qu’on croyait qu’il était chargé d’installer la télégraphie sans fil, supposée source de calamités. A l’heure actuelle, les Marocains aisés ont leur auto, qu’ils conduisent parfois eux-mêmes, usent du téléphone, de la lumière électrique et de toutes les commodités dues au génie mécanique du roumi.
Sécurité, jouissance paisible d’une paix enfin acquise et de ses divers agréments supposent l’exercice régulier de la justice. La justice en pays d’Islam est un fruit rare ; d’un bout à l’autre des terres musulmanes, de Chiraz à Mogador, la vénalité sévit et l’arbitraire et le déni de justice en vue du profit ; tant dans la justice pénale que dans la justice civile, caïds et cadis rivalisent ; tout s’arrange avec de l’argent, au mépris de toute équité et foi jurée ; ce sont combinaisons appelées là bakchich et ici fabor.
« L’argent est un maître ; il ne laisse pas de non à la parole », dit un proverbe chleuh du Sous. Aussi a-t-on vu avec quel empressement et souvent au prix de quels sacrifices les indigènes en pays de capitulations se précipitaient vers la protection étrangère du roumi, par ailleurs exécré, qui les soustrayait à la manière par trop intéressée de leurs juges naturels.
Comme tous les peuples primitifs, Algériens et Marocains ont le sentiment de la justice, qu’ils sont incapables par ailleurs, livrés à eux-mêmes, d’exercer. Cependant, la vraie formule n’est pas de donner aux musulmans des juges européens, la plupart du temps ignorants à la fois de la loi musulmane et de son esprit, des coutumes locales, de la langue. Il faut leur laisser leurs juges naturels, mais soigneusement les choisir et les surveiller.
L’ensemble des avantages qu’une installation européenne apporte dans un pays musulman peut se définir ainsi : faire vivre la société indigène dans son atmosphère morale traditionnelle, mais épurée de ses misères, y maintenir les cadres naturels, amendés et contrôlés en vue d’une amélioration générale des conditions de vie en usage. Cette œuvre nécessite, chez ceux qui ont la charge de la mener à bien, des qualités nombreuses et variées.
Outre une grande aptitude aux idées générales par quoi l’on domine les détails de la besogne journalière, de la persévérance et du caractère, il faut en même temps une connaissance de l’indigène ne s’acquérant qu’à l’usage, une sympathie vers lui, un effort constant de compréhension et de patience, à la fois de la bonhomie et de l’énergie ; en un mot, une gentillesse grâce à laquelle se crée le lien moral et qui est une qualité bien française.
Le sens de l’indigène musulman est souvent difficile à acquérir ; il y a là toute une psychologie à reconstituer pour savoir ce qui le touche et le séduit, ce qui le choque et le rebute, d’autre part, et qui varie suivant les classes sociales, les régions, les milieux ruraux ou urbains.
Comprendre les aspirations, les vrais besoins, les faiblesses des populations avec qui l’on a affaire est la première démarche à instituer, puis faire la balance entre leurs qualités et leurs défauts, les tenir en main tout en évitant les tracasseries inutiles, exige une variété de dons qu’il n’est pas donné à quiconque de posséder en un jour. Asseoir son prestige d’abord par une grande dignité d’attitude et de vie, puis par un mélange de distance et de familiarité, de jugement sévère et de cordialité, dosage indispensable dans des sociétés sommairement hiérarchisées, tout cela est la marque d’un vrai chef.
Le plus grand bienfait à accorder aux indigènes est de les pourvoir de chefs locaux administrateurs ou contrôleurs qui les comprennent, les aiment sans en être les dupes et avec lesquels ils se sentent en confiance.
On a vu, dans les premières années du Protectorat du Maroc, comme autrefois en Algérie, des populations pleurer assez sincèrement le départ de chefs militaires ou civils qui avaient su acquérir leur sympathie ; ces chefs étaient en général les plus justes, mais aussi les plus sévères et les plus énergiques.
Il est donc souhaitable que le chef qui réussit, demeure longtemps au même poste. Le musulman n’aime pas les figures nouvelles. Si elles se succèdent par trop, il ne se livre plus, se replie sur lui-même ; le lien moral se dissout, au grand dam de l’œuvre poursuivie, et il ne se renoue ensuite que difficilement.
La cause essentielle des mésaventures espagnoles au Maroc vient de ce malentendu fondamental entre l’indigène et l’occupant ; ce dernier considère l’autre comme un ennemi héréditaire ; il ne fait rien pour le gagner après l’avoir réduit ou bien ses avances sont maladroites et prises en mauvaise part ; il creuse le fossé au lieu de l’aplanir ; il heurte sans cesse le soumis de la veille, jusqu’au jour où du foyer mal éteint l’incendie éclate. Les expéditions coloniales ne s’organisent pas aujourd’hui comme au temps de Pizarre. En méprisant son adversaire, en ne se souciant ni de ses besoins ni de sa mentalité, en ne faisant rien pour le gagner, on n’aboutit qu’à de graves échecs.
Cet exemple fâcheux mis en parallèle avec la plupart de nos réussites atteste que la durée et la solidité d’un établissement européen en terre d’Islam sont en raison directe de la valeur intellectuelle et morale des hommes, à tous les degrés de la hiérarchie, qui ont la charge de l’établir, puis de la maintenir.
Elles dépendent aussi de la façon dont ces hommes ont compris leur rôle, lequel est, pour une grande part, de rendre sans cesse visible et palpable, aux yeux des musulmans, l’utilité et les avantages matériels dus à notre présence et à notre action, en allégeant autant qu’il est possible les contraintes obligatoires et pénibles qui en sont la contre-partie inévitable.