Manuel de politique musulmane
CHAPITRE II
LES DANGERS DE L’ISLAMOMANIE
L’Orient, l’Orient, qu’y voyez-vous, poètes ?Victor Hugo.
Le sens commun enseigne qu’il est convenable, avant de parler d’un sujet, de le connaître. L’expérience montre, en outre, qu’à négliger cette précaution, on s’expose à donner dans l’erreur et à en subir de la confusion. Mais le domaine de la connaissance serait bien sévère si des licences n’y étaient permises dont le sens commun, au profit de l’imagination ou du sentiment, a fort à souffrir.
Nous avons, Français que nous sommes, l’habitude de parer la réalité de tous les nuages brillants nés de notre enthousiasme ou du goût du moment.
C’est là l’histoire de nos amitiés politiques. Nous avons chéri la Grèce de Canaris (« En Grèce, en Grèce, allons, poète, il faut partir »), la Pologne de 1830 (« Nous vivons surtout en Pologne », disait Louis Blanc), l’Italie de Garibaldi. Nous avons cultivé, plus tard, la Russie des emprunts, salué frénétiquement l’Amérique du Président Wilson.
Le temps, impeccable metteur au point, nous a guéris de beaucoup d’engouements passés ; notre tempérament nous en réserve de futurs.
La France, devenue grande puissance en terre d’Islam, où elle sut acquérir, à la fois dans les territoires de son empire et hors de leurs limites, des amitiés anciennes et précieuses, doit à sa tradition, aux nécessités de sa politique, à son rôle de tutrice, enfin à sa loyauté nationale, de manifester à l’Islam une générosité de cœur sans réserve. Il en est bien ainsi. Toutefois notre sympathie, si vive, si justifiée qu’elle soit, ne doit pas faire tort à la clairvoyance de notre intelligence politique.
Notre bienveillance agissante pour l’Islam ne peut qu’avoir à gagner d’être lucide et de se débarrasser du brouillard fantasmagorique dans lequel le snobisme ignorant de la plupart et l’intérêt de quelques-uns semblent avoir à cœur de la noyer. En parlant ici d’islamomanie, nous voudrions essayer de dissiper les dernières nuées d’un malsain romantisme politique au profit d’une vision réaliste qui, seule, ne saurait donner de mécomptes et permettrait à une opinion avertie de s’établir, allégée de toutes scories d’ordre sentimental ou idéologique.
Il y a un Islam conventionnel en littérature d’imagination et en littérature politique, comme il y a, en peinture, un Orient conventionnel aux poncifs rebattus.
M. Louis Bertrand, dont le ferme esprit s’est le plus nettement élevé contre la tournure d’esprit déformante que nous dénonçons ici, raconte quelque part qu’à Constantinople l’ambassadeur Constans, Toulousain plein de malice, répondait un jour à un touriste naïf : « Vous croyez que la mosquée Y… vous intéressera ? Allons donc, c’est parce que Z… a écrit un papier là-dessus. Oui, si Z… n’avait pas écrit son papier, personne n’irait voir la mosquée Y… » L’intonation, le nasillement goguenard à la Vincent Hyspa du fameux tombeur du boulangisme, devaient donner à cette réflexion empreinte de bon sens une saveur encore plus grande que celle qu’on en goûte à la simple lecture.
Hélas ! que de gens, s’ils n’avaient pas lu des papiers de tel ou tel, ne trouveraient dans l’Islam africain, au clair ciel près, qu’un affreux mélange de masures, d’immondices et d’indigentes velléités artistiques. Nous avons vu nous-mêmes des gens cultivés, et qui avaient voyagé, s’extasier avec bruit devant les gentils stucages des médersas de Fez et pousser des exclamations ravies qui se seraient sans doute traduites avec moins d’entrain, mais de façon plus légitime, devant les tombeaux des Médicis ou l’église de Brou. Nous avons entendu traiter de « merveille unique » les jardins de l’Aguedal, à Marrakech, grande oliveraie ceinte de remparts à qui, certes, l’écran neigeux de l’Atlas forme un beau fond de tableau. Mais les personnes qui s’exaltaient ainsi, quelle épithète en réserve n’eussent-elles point gardée en l’honneur des jardins Boboli, des terrasses des Borromées ou du parc de Versailles ? Il semble bien que le « mirage oriental » s’impose immédiatement comme verres colorés devant la vision de nombre de nos compatriotes qui mettent le pied sur la terre d’Afrique.
Un peintre qui décrivait en une admirable langue tout ce que son pinceau ne pouvait exprimer, Fromentin, nous a donné, il y a plus d’un demi-siècle, dans deux livres célèbres, des impressions visuelles et intellectuelles de l’Afrique qui sont sobres, justes et belles. Gobineau, dans ses immortelles Nouvelles asiatiques, a tracé de l’Islam un tableau moral d’une touche toute stendhalienne, peu appuyée, parfaite. D’autres littérateurs, qui, il est vrai, n’étaient pas peintres ni historiens, ne s’en sont point tenus à la salutaire formule du « rien de trop ». De grands écrivains, d’ailleurs, poètes en prose tissant de somptueuses rêveries, ont mis à la mode un Islam décoratif et conventionnel de la même veine, à peine démarquée, que celle des Orientales et de Byron. Le résultat en est, comme l’a écrit Louis Bertrand, que « les mots d’Islam, de Maghreb, de Hedjaz, employés à tort et à travers par des gens qui n’ont aucune idée de ce que c’est, ont fini par prendre chez nous un sens quasi mystique. On ne les prononce qu’avec un air béat et content de soi. On s’en gargarise littéralement… »
Cet Orient de bazar, qu’on dirait tiré de mauvaises chromolithographies, sévit plus que jamais en France. On ne saurait trop mettre en défiance contre lui, puisqu’il contribue à installer dans les cervelles des idées et notions complètement « à côté ». On a représenté au théâtre Antoine, l’un de ces hivers derniers, une assez mauvaise pièce où une aimable Parisienne, au goût éclectique, tour à tour amoureuse et oublieuse d’un caïd marocain ahurissant, après diverses mésaventures dans un palais de Fez à la comique couleur locale (eunuques et cimeterres), était enfin empoisonnée par ce Maure de la place Clichy, chez qui les farouches instincts se révélaient en une crise de jalousie vengeresse. C’est Othello chez la portière. Dans un livre récent, un auteur célèbre, d’ordinaire mieux inspiré, nous plante un autre seigneur africain, sorte de Narr’Havas pour journal de modes, invraisemblable et truqué, qui en vient à renoncer par chevalerie à des profits pécuniaires sérieux (rara avis !) pour ne pas faire pleurer les beaux yeux de la femme aimée par son ami, un officier français.
Ces atrocités prévues ou ces berquinades font bien rire les gens avertis, mais la grande masse des spectateurs ou lecteurs se représentent, bon gré mal gré, l’Islam, et plus spécialement l’Algérie et le Maroc, comme peuplés de pareils polichinelles, et il n’y a vraiment aucun profit à répandre ou à accréditer d’aussi absurdes fables.
L’admiration pour les burnous drapés, les couchers de soleil sur les palmeraies et le plâtre polychrome, ainsi que pour les conflits de beaux sentiments entre pachas et giaours, conduit par une voie rapide à l’émerveillement devant la religion, la tradition, la science arabes. Cette variété de snobisme est en même temps plus délicate et dangereuse si elle se manifeste en terre d’Islam même. Un mur de sentiments et de susceptibilités sépare en ce domaine l’Occidental du Musulman. Celui-ci s’offusque d’un dilettantisme auquel il est fermé et qui lui paraît en même temps, chez l’Européen, constituer un reniement de sa propre foi, chancelante devant l’éblouissante lumière de l’Islam[11].
Bonaparte, en Égypte, croyait bien faire en se costumant en musulman et en allant discuter avec les ulémas ; il organisait des fêtes de l’Être suprême sur les bords du Nil, où l’on disposait sur des autels jumeaux le Coran et la Bible. Ces manifestations, qui sont bien dans le goût de la mascarade révolutionnaire, ne sont pas de celles, qu’on en soit persuadé, qui ont le plus assis notre prestige sur la terre des Pharaons.
La haute considération dans laquelle nous avons été toujours tenus là-bas provient de ce que nous n’avons jamais, par la suite, cherché à nous mêler de ce qui ne nous regardait pas, sur le terrain strictement musulman, et d’autre part et surtout de nos œuvres d’assistance et de charité. Ce sont, en effet, nos qualités morales qui séduisent le mieux les musulmans de toutes classes, notre générosité dans son sens le plus étendu. Ils n’apprécient que médiocrement, en leur ensemble, nos dons intellectuels et les hommages éclatants et extérieurs que nous rendons à leur religion les laissent froids dans le fond de leur cœur, encore qu’ils se croient obligés par politesse de nous remercier.
Quant à la science arabe, irrémédiablement morte et désuète, faite de compilations d’auteurs grecs rédigées au moyen âge par des juifs, de nos jours recueil de formules vides que répètent sans se lasser des fkihs hébétés dans l’ombre des mosquées, l’intérêt que nous lui portons est tout juste celui que nous avons aujourd’hui pour l’œuvre de Guillaume d’Okkam ou d’Érigène. A tout le moins ne faut-il pas omettre qu’elle constitue un merveilleux instrument d’obscurantisme et de xénophobie étroitement bornée.
L’islamomanie littéraire et artistique conduit à l’islamomanie politique. L’une et l’autre ont souvent un caractère alimentaire marqué et nourrissent leurs hommes. Ayez vécu quinze ou vingt ans en Islam, frôlé tous les milieux, assisté à toutes les misères, pénétré dans tous les recoins de l’âme musulmane par un commerce journalier, puis fréquentez les cercles ouverts ou fermés qui font profession en France de s’occuper de choses coloniales : on écoutera votre opinion d’une oreille distraite et toujours avec scepticisme. Amusez-vous, au contraire, à munir de quelques lettres de recommandation pour des personnages de la presse ou du Parlement le moindre porteur de chéchia, vaguement bachelier ou certifié de quelque chose ; serinez-lui quelque petit discours sur les « aspirations » ou les « revendications » des Algériens, des Tunisiens ou des Marocains, et lancez-le à travers Paris, sa leçon bien apprise et le gousset garni : notre cadet fera recette. On écoutera gravement ce porte-parole de l’Islam nouveau ; on prendra en note ses balivernes ; on l’invitera, on le montrera aux amis ; on le montera en épingle, il ne trouvera point de cruelles. Le Parisien, né badaud, s’émerveille toujours que des gens puissent être Persans. Et il est aussitôt disposé à les croire sur parole. C’est ainsi qu’un grand nombre d’hommes politiques ou d’écrivains se documentent sur l’Afrique du Nord, par des témoignages suspects de petits arrivistes ou de ratés aigris, recherchant les places ou la notoriété, minorité représentant elle-même une minorité de leurs pareils généralement peu considérée dans son pays d’origine.
On a eu l’exemple de ce particulier état d’esprit lors du voyage à Paris, il y a quatre ans, d’une pseudo-délégation de Tunisiens, parmi lesquels se trouvaient les auteurs anonymes de l’abominable pamphlet La Tunisie martyre, où toute notre œuvre tunisienne était odieusement dénigrée et salie. Ces voyageurs, qui faisaient leur promenade à Paris aux frais d’une souscription de bons gogos de chez eux, furent reçus avec honneur par la Ligue des Droits de l’homme, la Ligue de l’Enseignement, même par le Président de la Chambre. Comment être étonné qu’ils se soient pris eux-mêmes au sérieux, du moment que la métropole leur conférait des égards auxquels ils n’étaient pas habitués dans leur pays natal ni de la part des autorités administratives, ni de leurs pairs ?
On ne sait, au juste, s’il est encore de mode en Algérie, aujourd’hui comme naguère, de s’enquérir auprès du nouveau débarqué sur le point de savoir s’il est arabophile ou arabophobe. Pareille question était vide de sens ; on peut demander à quelqu’un s’il préfère le Graves sec au Chablis ; on ne lui demande pas de manifester s’il est partisan ou non des lois de Faraday ; on n’est pas pour ou contre un fait, on le constate, on l’admet, on le décrit ensuite, et l’on en tire des conclusions ; il n’y a pas là affaire de goût ou d’impression, mais de connaissance. Or, il y a d’abord un fait : l’Islam existe ; il y a des Algériens, Marocains ou Syriens et, par le jeu de leur propre nature et des réactions amenées par la conquête, ces musulmans offrent dans l’ensemble tels et tels caractères, qualités ou défauts, le meilleur et le pire, et il faut bien les admettre comme ils sont, sauf à tâcher par des mesures appropriées de faire prévaloir, sans les mécontenter, le meilleur sur le pire. Mais il est tellement plus commode — et si français — de s’installer dans un parti pris et, le pavillon de son opinion arboré, de tirailler à droite et à gauche à coups d’arguments qui renforcent la conviction de qui les émet beaucoup plus qu’ils n’ébranlent celle des autres qu’on veut gagner.
Pour connaître les musulmans, une expérience rapide et presque toujours viciée par une formidable équation personnelle d’intérêts en jeu ne suffit pas. Il faut, de sang-froid, et longtemps, les avoir pratiqués, connaître leur idiome, leurs mœurs et leur religion, acquérir ainsi de leur mentalité une familiarité véritable et suivie. Voici des millions d’individus qui, dans leur langue, n’ont qu’un même temps verbal pour exprimer à la fois le présent et le futur, qui écrivent de droite à gauche alors que nous faisons le contraire, qui ôtent leurs chaussures en entrant dans le salon d’un hôte quand nous enlevons notre chapeau, qui font commencer leurs repas par les plats sucrés et les terminent par les hors-d’œuvre ; tous ces détails et cent autres qui égayaient les turqueries du dix-huitième siècle sont tout de même un indice certain que la psychologie musulmane diffère de la nôtre et qu’elle ne se laissera pas pénétrer facilement.
Ajoutons à cela une religion qui inspire, tout au moins à la masse, le mépris du changement, la haine du chrétien, le fatalisme, un climat qui se prête peu aux efforts prolongés et à l’activité soutenue. Par suite, comment préjuger facilement des besoins, des désirs de pareilles gens au regard des nôtres ? De tout cela, politiciens et diplomates qui s’occupent des affaires de l’Islam n’ont cure. Ils affirment qu’ils sont renseignés et que leurs avis proviennent de bonne source. Effectivement ils sont renseignés, mais fort mal.
De quelques affirmations mal contrôlées, de détails incomplets ou erronés, en tout cas jamais situés, la rapide faculté française de généralisation bâtit un ensemble ; elle prend feu et flamme ; elle affirme et décrète. Cela est bien dangereux. Combien de parlementaires et de personnalités, qui traitent avec un formidable aplomb des questions musulmanes, ne les connaissent ainsi que par cette voie indirecte et peu sûre ! Combien peu sont allés en Algérie ! Et, d’entre les hardis voyageurs qui ont fait la traversée de trente heures, peut-on citer ceux qui ont couché de longues nuits sous la tente, suivi dans les pistes du Sud les traces d’Isabelle Eberhardt, mangé le couscous du Bédouin, parlé avec les autochtones et sans tiers ? A défaut de cette expérience immédiate, en est-il qui aient longuement écouté les Européens familiers des musulmans : explorateurs, colons, administrateurs, officiers ; fait le recoupement des précisions fournies en tenant compte des coefficients de pli professionnel ; et enfin justifié leurs avis par la confrontation, honnêtement menée, des opinions ? Affirmons sans hardiesse que, parmi les politiciens spécialistes des questions musulmanes, des enquêteurs aussi scrupuleux sont rares. Et cependant, presque tous sont de bonne foi. Alors qu’en tant que juristes, universitaires ou médecins, ils déploient dans l’exercice de leur métier sens critique et conscience professionnelle, ces docteurs en science politique et sociale africaine se livrent aux sommaires appréciations et aux vues superficielles. Métaphysique, éloquence et légèreté ; les trois vices du gouvernement des partis se trouvent là comme ailleurs.
On peut même, en principe, établir qu’en France les milieux parlementaires et gouvernementaux font preuve d’une ignorance complète de la psychologie musulmane. Qu’on se souvienne du scandale de ces séances du matin à la Chambre où étaient discutées des lois pourtant capitales touchant le développement de l’Afrique du Nord et qui groupèrent huit députés !… C’est ainsi que sottises et contresens, plus néfastes encore qu’une avalanche de sauterelles, ont plu sur la malheureuse Algérie, qui n’est défendue par la barrière d’aucune fiction diplomatique et où, par suite, toute licence législative peut se déployer sans frein.
On peut se tromper de bonne foi dans ses appréciations vis-à-vis de l’Islam et se méprendre tout à fait sur la nature et la portée de ses tendances et de ses désirs profonds, mais persévérer dans l’erreur serait néfaste, surtout pour une nation européenne à la tête d’un empire musulman.
L’Islam est une civilisation qui brilla d’un éclat magnifique dans le bassin méditerranéen, alors que nos aïeux du moyen âge, descendants de Francs ou de Celtes, étaient encore d’obscurs butors. Sa religion est pleine de grandeur, sa morale est élevée, ses traditions sont enduites de noblesse, certains aspects de ses mœurs ont gardé cette couleur et cette simplicité antiques qui donnent dans notre genre d’existence frénétique et désaxée une leçon constante de modération. Mais les façons de concevoir et de réagir dont l’Islam a imprégné ses fidèles, les catégories de l’entendement et de la raison qu’il leur a imposées, d’autant plus facilement qu’il s’adaptait lui-même à leur mentalité primitive, toutes ces formes d’esprit sont dans un tel contraste avec les nôtres que, suivant les tempéraments individuels, les uns parmi nous, mus par la contradiction, s’en entichent, et les autres, plus rétifs et moins compréhensifs, — ou moins snobs, — s’en rebutent. D’où des affirmations de part et d’autre aussi vives qu’opposées, des enthousiasmes peu intelligibles et des dégoûts injustifiés.
Il y a pourtant une moyenne solution entre chérir aveuglément et haïr sans cause : c’est celle de connaître et de juger sans passion. Cette équitable position est la seule qui ne déçoive pas et soit propre à garantir d’irrémédiables fautes.
Le vrai est que l’Islam, du moins dans notre Afrique du Nord, ne présente qu’une couche extrêmement mince d’une élite souvent ombrageuse, avide, et dont l’inquiétude est nourrie par le sentiment de la désharmonie que crée en elle son européanisation rapide, opposée par tous les bouts à son atavisme et à ses attaches actuelles. Or, de ce que quelques représentants de cette généralité plus policée, tout au moins par ses allures, entrent en contact avec nous, grâce à la langue, et racontent ce qu’ils veulent sur eux et leurs congénères, ou ce qu’on leur souffle, nous concluons trop vite du particulier au général et croyons de bon gré qu’une évolution immense s’est accomplie, que le Berbère et l’Arabe sont mûrs pour l’assimilation et que la citoyenneté leur est due.
L’illusion est profonde. Grattez cette légère surface, ce vernis d’apparence brillante, et vous trouverez des masses dans l’état le plus fruste, vivant en un amoralisme invétéré (en contradiction d’ailleurs avec leurs principes religieux), attachées à des superstitions antéislamiques et qui, follement impulsives, sont à la merci de toutes les excitations du charlatanisme[12]. Quelle folle présomption de croire qu’un demi-siècle de coudoiements peut suffire à abolir le pli formé par le temps et dont la durée se perd. Et cependant, par un paradoxe singulier, c’est dans ces foules ignorantes et nullement dégrossies, mais que notre puissance et nos vertus d’ordre fascinent, que nous trouvons les sujets les plus fidèles et les soldats les plus valeureux[13]. A la seule condition qu’ils soient dirigés et commandés, et non pas déroutés par la faculté d’user d’une liberté qui pour eux est licence.
[12] Les élections faites en Algérie, à la suite de la loi de 1919, en ont donné un bel exemple. Certains candidats, comme le fameux capitaine Khaled, appelé abusivement émir, firent appel aux marabouts pour prêcher en leur faveur et semèrent une agitation antifrançaise avec des procédés qui semblaient rappeler un réveil de la guerre sainte.
[13] Pendant la guerre, le groupe des jeunes Algériens ne fournissait à la France aucun défenseur. (Constatation faite par le gouverneur général au Conseil supérieur du Gouvernement, 30 juin 1916.)
« En Tunisie, tirailleurs ou spahis se recrutent uniquement parmi les paysans ou les ouvriers. Couverts par leur privilège, les jeunes bourgeois tunisiens, si ardents en ce moment à monnayer en faveur de leurs propres ambitions le sang versé par leurs coreligionnaires, se gardent bien, en s’engageant, d’exposer aux balles aveugles leurs précieuses personnes. Parmi les protagonistes du destour, aucun qui ait servi pendant la guerre sous les drapeaux. » (Rodd Balek. La Tunisie après la guerre, p. 52).
L’Islam est une grande force à la fois incohérente et homogène. En dépit des apparences, elle a peu de sympathie pour le Latin actif, réalisateur, en même temps idéaliste et positif.
Or celui-ci seul, pourtant, peut, renouant la tradition de sa race, l’apprivoiser, puis le guider, lui imposer des disciplines. Et si la Turquie s’organise actuellement et intègre ses forces éparses sous l’égide d’un nationalisme défensif et exalté, n’est-ce point en faisant violence à sa longue inaptitude islamique à prendre connaissance d’elle-même et à constituer son armature en se mettant à l’école du conquérant latin ?
Cette mauvaise façon chez quelques Européens de s’émerveiller niaisement devant l’Islam, de le surestimer, lui semble un abandon, dû à une aberration passagère et dont il interprète, bien peu à leur avantage, les causes supposées.
La générosité, la bonté peuvent s’unir sans se diminuer à une vigilante fermeté. Ayons, si nous voulons, de l’amour pour l’Islam, — et pour le nôtre d’abord, celui que nous protégeons et éduquons, — mais un amour de frère aîné, de tuteur à pupille, lucide et clairvoyant, et où s’affirme sans cesse la supériorité d’un champ intellectuel au tour d’horizon plus étendu. Guérissons-nous de l’exotisme sentimental qui obscurcit si étrangement notre vision des choses et nous détourne de la réalité. Elle seule compte en politique ; et c’est de sa considération exclusive que naissent le dessein utile et l’action féconde.