Manuel de politique musulmane
CHAPITRE VI
LE ROLE FRANÇAIS EN ISLAM
Débarrassée et comme épurée de cette islamomanie dangereuse qui brouille la netteté de sa vision, la France doit avoir à l’égard de l’Islam une attitude inspirée par des raisons positives. Si la grande masse française est encore malheureusement indifférente aux questions coloniales, sans voir ni comprendre que le salut d’un peuple à faible natalité réside dans l’utilisation de toutes les forces vives de son empire d’outre-mer, elle est aussi ignorante de tout ce qui concerne de près ou de loin l’Islam, autre puissance d’action susceptible de servir aux fins nationales et, d’une manière générale, à la civilisation tout entière.
La politique à suivre en Afrique du Nord et d’une manière générale en Afrique musulmane française doit se manifester aussi prudente que ferme. Le rôle de la France est là d’un tuteur et d’un guide ; il est de gouverner. Le memento tu regere est un principe qui s’y impose imprescriptible. Les applications prématurées d’un libéralisme livresque y seraient infiniment dangereuses. On n’est respecté en Orient qu’autant qu’on est le maître et que l’autorité dont on est investi s’y montre efficace.
Les peuples que nous régissons ne sont pas encore assez mûrs pour diriger eux-mêmes leurs destinées avec sagesse et profit. Les masses, trop mal dégrossies, n’ont jamais compris l’exercice des libertés que pour satisfaire à l’esprit de passion et d’intrigue ou pour opprimer les peuples plus faibles. L’élite même, ou ce qu’on est convenu d’appeler telle, n’envisage le pouvoir que pour les bénéfices qu’il peut procurer. Aussi toutes les mesures de libéralisme intempestif, à la fois sans utilité profonde et pour nous et pour le peuple auquel elles s’appliqueraient, n’offriraient d’intérêt que pour ceux qui formeraient le souhait d’ébranler notre domination.
La meilleure politique à préconiser pour longtemps en Afrique du Nord sera celle qui, tout en assurant aux indigènes, dans les plus larges proportions, la prospérité, la sécurité, la liberté des coutumes religieuses et locales, bienfaits nécessaires, demeurera impitoyable pour les fauteurs de désordre et les pêcheurs en eau trouble.
Il n’y a qu’une alternative. Nous devons être les maîtres, maîtres discrets, attentifs à ne pas froisser, défendant les indigènes contre leurs oppresseurs naturels, être les maîtres ou nous en aller.
Il est toutefois certain qu’au fur et à mesure qu’un pouvoir effectif est susceptible d’être confié aux peuples protégés, il nous appartiendra de le leur accorder, mais sans précipitation, avec toutes les gradations nécessaires pour en éviter le mauvais emploi ou l’abus. La loi de 1919 en Algérie, dont nous avons parlé, répondait à une louable intention ; mais, faute d’une préparation suffisante chez les diverses classes de la population indigène qui devaient en profiter, son application s’en trouva faussée et son résultat d’ensemble fâcheux.
C’est à ce souci d’une transition indispensable, d’un apprentissage graduel dans la conquête des franchises que répondait le langage tenu par M. Millerand, en 1922, lors de son voyage en Algérie, devant un auditoire indigène : « Je ne serai démenti par personne si je dis que les indigènes ont vu, au fur et à mesure que la colonisation s’installait, se fortifiait, s’asseyait plus sûrement, leur situation à tous les points de vue, intellectuel et moral, grandir et s’améliorer. Nous entendons continuer dans le même sens en les faisant eux-mêmes juges des retards que certains prétendent être apportés à quelques réformes. Ces délais, nous pensons qu’ils sont prudents et nécessaires, parce que, je l’ai dit et je le répète, il y aurait quelque chose de pis que de ne pas aller vite : ce serait, en allant trop vite, de déchaîner des régressions redoutables dont nul ne peut mesurer la gravité. »
Les récentes réformes de Tunisie, davantage opportunes en un pays plus évolué, ont fait leur part équitable aux véritables besoins d’une population déjà rompue à nos méthodes en même temps qu’elles attestaient le néant des tapageuses réclamations d’une minorité d’agitateurs. La création des conseils de caïdat, l’institution du grand conseil, ont accordé aux indigènes une représentation ayant un droit de regard et même une initiative assez étendue.
Au Maroc, le problème de l’étape se pose aussi impérieusement qu’ailleurs et, quelle que soit la rapidité d’assimilation des Berbères et des judéo-Maures, il ne peut être question de leur faire franchir en une ou deux générations une étape de quatre ou cinq siècles.
Notre politique devers les peuples d’Islam vivant à l’abri de notre pavillon et sous notre tutelle est par définition un problème de politique intérieure. Celle à suivre vis-à-vis des nations libérées, toutes neuves dans leurs premières démarches d’une indépendance de fraîche date et frémissantes d’une renaissance en action, relève naturellement de la politique extérieure.
A l’égard de la Turquie, maîtresse de chœur de l’actuel mouvement nationaliste en Islam, notre manière d’agir ne peut être que celle d’un intérêt sympathique et bienveillant, circonspect au demeurant, et qui considère, bien entendu, le bénéfice d’une réciprocité sans réserve pour nous et nos ressortissants. Le rôle constant de la France en Islam méditerranéen s’inspire d’un sentiment généreux qui fut toujours vif. Le Proche-Orient, en retour, a toujours envisagé la France avec admiration et respect. Son prestige y fut longtemps inégalé. C’est vers elle, sauf au temps de la germanophilie jeune-turque, dont Stamboul n’eut pas à se louer, c’est vers la clarté française, depuis Mehemet-Ali jusqu’à Kheir-ed-Din et Moustapha Kemal l’Égyptien, que se sont toujours tournés les esprits des réformateurs. C’est à ses codes, à toute sa législation que la Turquie et l’Égypte ont emprunté les éléments de leur refonte judiciaire. C’est dans ses écoles que se sont formés tant d’esprits qui y ont pris le meilleur de leur lucidité.
Nous avons donc une ligne historique à maintenir et il est bien certain que notre geste d’accord spontanément esquissé avec le gouvernement d’Angora a été, en son temps, bien accueilli. Peut-être nous aurait-on su gré davantage de cette initiative si elle avait été entreprise moins tardivement ; mais, de toute manière, il fut fait ce qui devait. Il faut poursuivre dans la voie des bonnes relations profitables aux deux pays. Cette cordialité ne saurait exclure la clairvoyance. Le sentimentalisme, la gentillesse française se donnent et s’abandonnent volontiers, en oubliant que les égoïsmes nationaux des peuples jeunes n’envisagent que leurs propres fins, parfois âpres et bornées, et réservent ainsi à leurs zélateurs naïfs de fâcheuses surprises. Enfin, n’omettons point que le Proche-Orient est le direct héritier de la foi punique et, en tout et pour tout, ne fait jamais entrer en ligne de compte que son intérêt du moment.
Ne fut-il pas déconcertant, après toutes les avances que nous avions déployées en faveur de la Turquie, après nous être faits les confidents de ses doléances sur l’acharnement britannique à son endroit (qu’on relise, passim, Angora, Constantinople, Londres, de Mme Gaulis), ne fut-il pas d’un lugubre comique de voir la politique ottomane adopter par devers nous une attitude agressive, peu amicale et faire ouvertement risette à l’Angleterre ? Quantum mutata ab illa ! Et cependant, en dépit de tout, malgré toutes les déceptions qui ne manqueront pas de l’assaillir, en vertu de ses traditions, la France, étant « puissance musulmane », suivant le cliché souvent reproduit, doit être liée par des liens d’entente éclairée avec les autres puissances musulmanes. Elle doit être islamiste tout court et sans préfixe. C’est la tâche de ses agents accrédités près de ses voisins d’Islam de faciliter, entre elle et eux, par tous les moyens, les rapports amicaux, en même temps qu’ils se feront les observateurs critiques et attentifs de tous les mouvements susceptibles d’agiter l’opinion et d’avoir leur répercussion dans notre empire islamique.
Il serait donc souhaitable d’organiser à nouveau notre propagande, assez négligée ou mal conçue par des bonnes volontés évidentes, mais ignorantes de l’Islam, de sa mentalité et de ses réactions. Dans le Proche-Orient, de magnifiques jalons ont été posés autrefois ; il serait opportun de ne point les laisser disparaître. Disons plus : le génie français est le plus apte à instruire et diriger, en vertu de sa constitution propre et de ses antécédents historiques, les peuples qui vont faire l’apprentissage délicat de leur liberté, du Bosphore au plateau de l’Iran ; c’est vers lui, d’ailleurs, plus que vers toute autre influence occidentale, qu’ils se sentent instinctivement attirés. Pour l’acquisition ou la sauvegarde d’avantages immédiats et de faible rayonnement, irons-nous détourner de nous cette tendance naturelle de sympathie ? Pour ne point sacrifier des positions étroitement matérielles, abandonnerons-nous les avantages d’une politique du « geste large » qui nous paierait plus tard au centuple ? Il fut affligeant de constater, au lendemain de Lausanne, le déchaînement contre nous de toute la presse turque. L’attitude anglophile récente doit être soulignée et méditée. Peut-être le fond de nos intentions était-il méconnu, mais n’avions-nous pas aussi donné certaines apparences, grâce à quelques maladresses, qui pouvaient justifier d’aussi fâcheux malentendus ? Ces causes d’irritation pourraient être évitées, dans la mesure du possible, si l’on possédait, répétons-le, ce souci d’une politique à longue portée.
Une entente cordiale, mieux, une alliance de la France avec la Turquie et avec l’Italie, renouerait la grande tradition doublement historique qui fait de la Méditerranée une mer latine et musulmane dont les innombrables bases navales assureraient une hégémonie sans contestation possible dans toute l’étendue de l’immense bassin.
Aussi bien n’est-ce pas un rêve, tout au moins une anticipation ? Mais si tout ce qui est rationnel n’est pas nécessairement réalisable, il est toujours permis de le concevoir.
La France peut trouver dans l’Islam un auxiliaire d’une qualité inégalable ou, au contraire, un des éléments de sa ruine. De là l’exceptionnel intérêt qui s’attache à l’élaboration et à la conduite d’une politique musulmane française, cohérente et suivie. Sans paraphraser une formule célèbre, on peut hardiment déclarer que notre avenir est en Islam, ou tout au moins avec l’Islam.
Il est bien certain que le jour où nous aurions laissé nos provinces ou protectorats islamiques se rallier d’un consentement unanime à un fédéralisme musulman dont la tête serait à Stamboul ou à Angora et redevenir, en fait sinon en droit, ce qu’ils étaient autrefois, — sauf le Maroc, — dépendances turques, nous n’existerions plus en Méditerranée et ne pourrions plus prétendre au rang de grande nation. Ne relâchons point les liens de notre tutelle ; fortifions, au contraire, l’armature de notre hégémonie qui restera souple, bienveillante, empreinte d’un libéralisme adroit et prudent et, si nous osons dire, « dosé », mais attentive aussi à réprimer tous les écarts et les tentatives de dissidence. Rome latinisa — nous dirons « naturalisa » — ses sujets africains, qui lui donnèrent jusqu’à des consuls ; puis les Romains se firent chasser proprement par leurs sujets, devenus de nom leurs concitoyens. Or, privés de la haute vertu de la discipline imposée, abandonnés à leur seule turbulence, ceux-ci laissèrent choir ou dégénérer les dons inestimables qu’ils avaient acquis auprès de leurs magnifiques instructeurs. Les cadres disparus, la déliquescence et la ruine s’établirent.
La Turquie actuelle s’adosse à l’Asie. « La Turquie devient l’éducatrice de ses voisins asiatiques, disait un notoire intellectuel turc à Mme B.-G. Gaulis. Constantinople est un centre d’instruction pour tous les musulmans, mais surtout pour les Turcs de Crimée, de Sibérie, de Boukhara… Sitôt la paix conclue, les écoles d’Asie Mineure se rempliront de jeunes gens venus de l’Asie Centrale. Un réveil de conscience s’opère chez tous les nôtres, et cela jusqu’aux confins de la Chine et de la Sibérie. » A Angora, le ministre d’Afghanistan faisait au même écrivain cette comparaison imagée : « L’Islam est un grand corps dont la Turquie est la tête, l’Azerbeidjan le cou, la Perse la poitrine, l’Afghanistan le cœur, l’Inde l’abdomen. L’Égypte et la Palestine, l’Irak et le Turkestan en sont les bras et les jambes… »
Ces métaphores baroques mises à part, il est patent que le jour où la Turquie, sentant derrière elle la pression formidable de l’Islam asiatique et escomptant l’appui éventuel de l’Afrique du Nord, nourrirait des desseins d’expansion vers l’ouest, il y aurait là un gros danger pour les puissances méditerranéennes et particulièrement pour nous. Et si la Russie lui prêtait un appui ouvert ou caché, on pourrait alors se souvenir de la phrase de Renan, prophétique et redoutable, sur « le Slave, comme le dragon de l’Apocalypse, dont la queue balaye la troisième partie des étoiles, qui traînera un jour après lui le troupeau de l’Asie Centrale, l’ancienne clientèle des Gengis-Khan et des Tamerlan ». Au cas, enfin, où le Germain s’unirait au Slave, ce serait toute la coalition des vaincus de la grande guerre se ruant avec acharnement sur l’Extrême-Occident, trop civilisé, prêt à expier chèrement sa primitive inclairvoyance politique.
Une politique « bon-européenne » serait de tendre à rendre les intérêts de la Turquie solidaires de ceux de l’Europe par de larges concessions et un esprit d’intelligente amitié.
Un bloc islamique méditerranéen, inspiré par la France, pourrait constituer une barrière efficace aux vagues slavo-mongoles.
Bonaparte eut l’idée grandiose d’utiliser l’Islam pour une vaste entreprise de conquêtes guerrières. A l’inverse et à condition que nous sachions nous servir de ces forces disponibles, qui sait si notre Islam africain, où flotte le drapeau français de Tombouctou à Casablanca et Tunis, appuyé à un Islam égyptien et turc, ne serait pas d’un appoint décisif pour la paix de l’ancien monde et le maintien de sa culture et de sa civilisation menacées ?