Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 3
The Project Gutenberg eBook of Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 3
Title: Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 3
Author: vicomte de François-René Chateaubriand
Editor: Edmond Biré
Release date: May 1, 2014 [eBook #45550]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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MÉMOIRES
D'OUTRE-TOMBE
TOME III
CHATEAUBRIAND
MÉMOIRES
D'OUTRE-TOMBE
NOUVELLE ÉDITION
Avec une Introduction, des Notes et des Appendices
PAR
Edmond BIRÉ
TOME III
PARIS
LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES
6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6
MÉMOIRES
LIVRE V[1]
Années 1807, 1808, 1809 et 1810. — Article du Mercure du mois de juillet 1807. — J'achète la Vallée-aux-Loups et je m'y retire. — Les Martyrs. — Armand de Chateaubriand. — Années 1811, 1812, 1813, 1814. — Publication de l'Itinéraire. — Lettre du cardinal de Bausset. — Mort de Chénier. — Je suis reçu membre de l'Institut. — Affaire de mon discours. — Prix décennaux. — L'Essai sur les Révolutions. — Les Natchez.
Madame de Chateaubriand avait été très malade pendant mon voyage; plusieurs fois mes amis m'avaient cru perdu. Dans quelques notes que M. de Clausel a écrites pour ses enfants et qu'il a bien voulu me permettre de parcourir, je trouve ce passage:
«M. de Chateaubriand partit pour le voyage de Jérusalem au mois de juillet 1806: pendant son absence j'allais tous les jours chez Madame de Chateaubriand. Notre voyageur me fit l'amitié de m'écrire une lettre en plusieurs pages, de Constantinople, que vous trouverez dans le tiroir de notre bibliothèque, à Coussergues. Pendant l'hiver de 1806 à 1807, nous savions que M. de Chateaubriand était en mer pour revenir en Europe; un jour, j'étais à me promener dans le jardin des Tuileries avec M. de Fontanes par un vent d'ouest affreux; nous étions à l'abri de la terrasse du bord de l'eau. M. de Fontanes me dit:—Peut-être, dans ce moment-ci, un coup de cette horrible tempête va le faire naufrager. Nous avons su depuis que ce pressentiment faillit se réaliser. Je note ceci pour exprimer la vive amitié, l'intérêt pour la gloire littéraire de M. de Chateaubriand, qui devait s'accroître par ce voyage; les nobles, les profonds et rares sentiments qui animaient M. de Fontanes, homme excellent dont j'ai reçu aussi de grands services, et dont je vous recommande de vous souvenir devant Dieu.»
Si je devais vivre et si je pouvais faire vivre dans mes ouvrages les personnes qui me sont chères, avec quel plaisir j'emmènerais avec moi tous mes amis!
Plein d'espérance, je rapportai sous mon toit ma poignée de glanes; mon repos ne fut pas de longue durée.
Par une suite d'arrangements, j'étais devenu seul propriétaire du Mercure[2]. M. Alexandre de Laborde publia, vers la fin du mois de juin 1807, son voyage en Espagne; au mois de juillet, je fis dans le Mercure l'article dont j'ai cité des passages en parlant de la mort du duc d'Enghien: Lorsque dans le silence de l'abjection, etc. Les prospérités de Bonaparte, loin de me soumettre, m'avaient révolté; j'avais pris une énergie nouvelle dans mes sentiments et dans les tempêtes. Je ne portais pas en vain un visage brûlé par le soleil, et je ne m'étais pas livré au courroux du ciel pour trembler avec un front noirci devant la colère d'un homme. Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n'en avait pas fini avec moi. Mon article, tombant au milieu de ses prospérités et de ses merveilles, remua la France: on en répandit d'innombrables copies à la main; plusieurs abonnés du Mercure détachèrent l'article et le firent relier à part; on le lisait dans les salons, on le colportait de maison en maison. Il faut avoir vécu à cette époque pour se faire une idée de l'effet produit par une voix retentissant seule dans le silence du monde. Les nobles sentiments refoulés au fond des cœurs se réveillèrent. Napoléon s'emporta: on s'irrite moins en raison de l'offense reçue qu'en raison de l'idée que l'on s'est formée de soi. Comment! mépriser jusqu'à sa gloire; braver une seconde fois celui aux pieds duquel l'univers était prosterné! «Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries.» Il donna l'ordre de supprimer le Mercure et de m'arrêter. Ma propriété périt; ma personne échappa par miracle: Bonaparte eut à s'occuper du monde; il m'oublia, mais je demeurai sous le poids de la menace[3].
C'était une déplorable position que la mienne; quand je croyais devoir agir par les inspirations de mon honneur, je me trouvais chargé de ma responsabilité personnelle et des chagrins que je causais à ma femme. Son courage était grand, mais elle n'en souffrait pas moins, et ces orages, appelés successivement sur ma tête, troublaient sa vie. Elle avait tant souffert pour moi pendant la Révolution; il était naturel qu'elle désirât un peu de repos. D'autant plus que madame de Chateaubriand admirait Bonaparte sans restriction; elle ne se faisait aucune illusion sur la légitimité: elle me prédisait sans cesse ce qui m'arriverait au retour des Bourbons.
Le premier livre de ces Mémoires est daté de la Vallée-aux-Loups, le 4 octobre 1811: là se trouve la description de la petite retraite que j'achetai pour me cacher à cette époque[4]. Quittant notre appartement chez madame de Coislin, nous allâmes d'abord demeurer rue des Saints-Pères, hôtel de Lavalette, qui tirait son nom de la maîtresse et du maître de l'hôtel.
M. de Lavalette, trapu, vêtu d'un habit prune de Monsieur, et marchant avec une canne à pomme d'or, devint mon homme d'affaires, si j'ai jamais eu des affaires. Il avait été officier du gobelet chez le roi, et ce que je ne mangeais pas, il le buvait[5].
Vers la fin de novembre, voyant que les réparations de ma chaumière n'avançaient pas, je pris le parti de les aller surveiller. Nous arrivâmes le soir à la vallée. Nous ne suivîmes pas la route ordinaire, nous entrâmes par la grille au bas du jardin. La terre des allées, détrempée par la pluie, empêchait les chevaux d'avancer; la voiture versa. Le buste en plâtre d'Homère, placé auprès de madame de Chateaubriand, sauta par la portière et se cassa le cou: mauvais augure pour les Martyrs, dont je m'occupais alors.
La maison, pleine d'ouvriers qui riaient, chantaient, cognaient, était chauffée avec des copeaux et éclairée par des bouts de chandelle; elle ressemblait à un ermitage illuminé la nuit par des pèlerins, dans les bois. Charmés de trouver deux chambres passablement arrangées et dans l'une desquelles on avait préparé le couvert, nous nous mîmes à table. Le lendemain, réveillé au bruit des marteaux et des chants des colons, je vis le soleil se lever avec moins de souci que le maître des Tuileries.
J'étais dans des enchantements sans fin; sans être madame de Sévigné, j'allais, muni d'une paire de sabots, planter mes arbres dans la boue, passer et repasser dans les mêmes allées, voir et revoir tous les petits coins, me cacher partout où il y avait une broussaille, me représentant ce que serait mon parc dans l'avenir, car alors l'avenir ne manquait point. En cherchant à rouvrir aujourd'hui par ma mémoire l'horizon qui s'est fermé, je ne retrouve plus le même, mais j'en rencontre d'autres. Je m'égare dans mes pensées évanouies; les illusions sur lesquelles je tombe sont peut-être aussi belles que les premières; seulement elles ne sont plus si jeunes; ce que je voyais dans la splendeur du midi, je l'aperçois à la lueur du couchant.—Si je pouvais néanmoins cesser d'être harcelé par des songes! Bayard sommé de rendre une place, répondit: «Attendez que j'aie fait un pont de corps morts, pour pouvoir passer avec ma garnison.» Je crains qu'il ne me faille, pour sortir, passer sur le ventre de mes chimères.
Mes arbres, étant encore petits, ne recueillaient pas les bruits des vents de l'automne; mais, au printemps, les brises qui haleinaient les fleurs des prés voisins en gardaient le souffle, qu'elles reversaient sur ma vallée.
Je fis quelques additions à la chaumière; j'embellis sa muraille de briques d'un portique soutenu par deux colonnes de marbre noir et deux cariatides de femmes de marbre blanc: je me souvenais d'avoir passé à Athènes. Mon projet était d'ajouter une tour au bout de mon pavillon; en attendant, je simulai des créneaux sur le mur qui me séparait du chemin: je précédais ainsi la manie du moyen âge qui nous hébète à présent. La Vallée-aux-Loups, de toutes les choses qui me sont échappées, est la seule que je regrette; il est écrit que rien ne me restera. Après ma Vallée perdue, j'avais planté l'Infirmerie de Marie-Thérèse[6], et je viens pareillement de la quitter. Je défie le sort de m'attacher à présent au moindre morceau de terre; je n'aurai dorénavant pour jardin que ces avenues honorées de si beaux noms autour des Invalides, et où je me promène avec mes confrères manchots ou boiteux. Non loin de ces allées, s'élève le cyprès de madame de Beaumont; dans ces espaces déserts, la grande et légère duchesse de Châtillon s'est jadis appuyée sur mon bras. Je ne donne plus le bras qu'au temps: il est bien lourd!
Je travaillais avec délices à mes Mémoires, et les Martyrs avançaient; j'en avais déjà lu quelques livres à M. de Fontanes. Je m'étais établi au milieu de mes souvenirs comme dans une grande bibliothèque: je consultais celui-ci et puis celui-là, ensuite je fermais le registre en soupirant, car je m'apercevais que la lumière, en y pénétrant, en détruisait le mystère. Éclairez les jours de la vie, ils ne seront plus ce qu'ils sont.
Au mois de juillet 1808, je tombai malade, et je fus obligé de revenir à Paris. Les médecins rendirent la maladie dangereuse[7]. Du vivant d'Hippocrate, il y avait disette de morts aux enfers, dit l'épigramme: grâce à nos Hippocrates modernes, il y a aujourd'hui abondance.
C'est peut-être le seul moment où, près de mourir, j'aie eu envie de vivre. Quand je me sentais tomber en faiblesse, ce qui m'arrivait souvent, je disais à madame de Chateaubriand: «Soyez tranquille; je vais revenir.» Je perdais connaissance, mais avec une grande impatience intérieure, car je tenais, Dieu sait à quoi. J'avais aussi la passion d'achever ce que je croyais et ce que je crois encore être mon ouvrage le plus correct. Je payais le fruit des fatigues que j'avais éprouvées dans ma course au Levant.
Girodet[8] avait mis la dernière main à mon portrait. Il le fit noir comme j'étais alors; mais il le remplit de son génie. M. Denon[9] reçut le chef-d'œuvre pour le Salon[10]; en noble courtisan, il le mit prudemment à l'écart. Quand Bonaparte passa sa revue de la galerie après avoir regardé les tableaux, il dit: «Où est le portrait de Chateaubriand?» Il savait qu'il devait y être: on fut obligé de tirer le proscrit de sa cachette. Bonaparte, dont la bouffée généreuse était exhalée, dit, en regardant le portrait: «Il a l'air d'un conspirateur qui descend par la cheminée.»
Étant un jour retourné seul à la vallée, Benjamin, le jardinier[11], m'avertit qu'un gros monsieur étranger m'était venu demander; que, ne m'ayant point trouvé, il avait déclaré vouloir m'attendre; qu'il s'était fait faire une omelette, et qu'ensuite il s'était jeté sur mon lit. Je monte, j'entre dans ma chambre, j'aperçois quelque chose d'énorme endormi; secouant cette masse, je m'écrie: «Eh! eh! qui est là?» La masse tressaillit et s'assit sur son séant. Elle avait la tête couverte d'un bonnet à poil, elle portait une casaque et un pantalon de laine mouchetée qui tenaient ensemble, son visage était barbouillé de tabac et sa langue tirée. C'était mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas revu depuis le camp de Thionville. Il revenait de Russie et voulait entrer dans la régie. Mon ancien cicérone à Paris est allé mourir à Nantes. Ainsi a disparu un des premiers personnages de ces Mémoires. J'espère qu'étendu sur une couche d'asphodèle, il parle encore de mes vers à madame de Chastenay, si cette ombre agréable est descendue aux Champs-Élysées.
Au printemps de 1809 parurent les Martyrs[12]. Le travail était de conscience: j'avais consulté des critiques de goût et de savoir, MM. de Fontanes, Bertin, Boissonade[13], Malte-Brun[14] et je m'étais soumis à leurs raisons. Cent et cent fois j'avais fait, défait et refait la même page. De tous mes écrits, c'est celui où la langue est la plus correcte.
Je ne m'étais pas trompé sur le plan; aujourd'hui que mes idées sont devenues vulgaires, personne ne nie que les combats de deux religions, l'une finissant, l'autre commençant, n'offrent aux Muses un des sujets les plus riches, les plus féconds et les plus dramatiques. Je croyais donc pouvoir un peu nourrir des espérances par trop folles; mais j'oubliais la réussite de mon premier ouvrage: dans ce pays, ne comptez jamais sur deux succès rapprochés; l'un détruit l'autre. Si vous avez quelque talent en prose, donnez-vous de garde d'en montrer en vers; si vous êtes distingué dans les lettres, ne prétendez pas à la politique: tel est l'esprit français et sa misère. Les amours-propres alarmés, les envies surprises par le début heureux d'un auteur, se coalisent et guettent la seconde publication du poète, pour prendre une éclatante vengeance:
Tous, la main dans l'encre, jurent de se venger.
Je devais payer la sotte admiration que j'avais pipée lors de l'apparition du Génie du christianisme; force m'était de rendre ce que j'avais volé. Hélas! point ne se fallait donner tant de peine pour me ravir ce que je croyais moi-même ne pas mériter! Si j'avais délivré la Rome chrétienne, je ne demandais qu'une couronne obsidionale, une tresse d'herbe cueillie dans la ville éternelle.
L'exécuteur de la justice des vanités fut M. Hoffman[15], à qui Dieu fasse paix! Le Journal des Débats n'était plus libre; ses propriétaires n'y avaient plus de pouvoir, et la censure y consigna ma condamnation. M. Hoffman fit pourtant grâce à la bataille des Francs et à quelques autres morceaux de l'ouvrage; mais si Cymodocée lui parut gentille, il était trop excellent catholique pour ne pas s'indigner du rapprochement profane des vérités du christianisme et des fables de la mythologie. Velléda ne me sauvait pas. On m'imputa à crime d'avoir transformé la druidesse germaine de Tacite en gauloise, comme si j'avais voulu emprunter autre chose qu'un nom harmonieux! et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j'avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s'avisèrent bêtement de se scandaliser sur la parole évangélique de M. Hoffman! Ce titre des Martyrs les avait trompés; ils s'attendaient à lire un martyrologe, et le tigre, qui ne déchirait qu'une fille d'Homère, leur parut un sacrilège.
Le martyre réel du pape Pie VII, que Bonaparte avait amené prisonnier à Paris, ne les scandalisait pas, mais ils étaient tout émus de mes fictions, peu chrétiennes, disaient-ils. Et ce fut M. l'évêque de Chartres[16] qui se chargea de faire justice des horribles impiétés de l'auteur du Génie du christianisme. Hélas! il doit s'apercevoir qu'aujourd'hui son zèle est appelé à bien d'autres combats.
M. l'évêque de Chartres est le frère de mon excellent ami, M. de Clausel, très grand chrétien, qui ne s'est pas laissé emporter par une vertu aussi sublime que le critique, son frère.
Je pensai devoir répondre à la censure, comme je l'avais fait à l'égard du Génie du christianisme. Montesquieu, par sa défense de l'Esprit des lois, m'encourageait. J'eus tort. Les auteurs attaqués diraient les meilleures choses du monde, qu'ils n'excitent que le sourire des esprits impartiaux et les moqueries de la foule. Ils se placent sur un mauvais terrain: la position défensive est antipathique au caractère français. Quand, pour répondre à des objections, je montrais qu'en stigmatisant tel passage, on avait attaqué quelque beau reste de l'antique; battu sur le fait, on se tirait d'affaire en disant alors que les Martyrs n'étaient qu'un pastiche. Si je justifiais la présence simultanée des deux religions par l'autorité même des Pères de l'Église, on répliquait qu'à l'époque où je plaçais l'action des Martyrs, le paganisme n'existait plus chez les grands esprits.
Je crus de bonne fois l'ouvrage tombé; la violence de l'attaque avait ébranlé ma conviction d'auteur. Quelques amis me consolaient; ils soutenaient que la proscription n'était pas justifiée, que le public, tôt ou tard, porterait un autre arrêt; M. de Fontanes surtout était ferme: je n'étais pas Racine, mais il pouvait être Boileau, et il ne cessait de me dire: «Ils y reviendront.» Sa persuasion à cet égard était si profonde, qu'elle lui inspira des stances charmantes:
Le Tasse, errant de ville en ville, etc., etc.,
sans crainte de compromettre son goût et l'autorité de son jugement.
En effet, les Martyrs se sont relevés; ils ont obtenu l'honneur de quatre éditions consécutives; ils ont même joui auprès des gens de lettres d'une faveur particulière: on m'a su gré d'un ouvrage qui témoigne d'études sérieuses, de quelque travail de style, d'un grand respect pour la langue et le goût.
La critique du fond a été promptement abandonnée. Dire que j'avais mêlé le profane au sacré, parce que j'avais peint deux cultes qui existaient ensemble, et dont chacun avait ses croyances, ses autels, ses prêtres, ses cérémonies, c'était dire que j'aurais dû renoncer à l'histoire. Pour qui mouraient les martyrs? Pour Jésus-Christ. À qui les immolait-on? Aux dieux de l'empire. Il y avait donc deux cultes.
La question philosophique, savoir si, sous Dioclétien, les Romains et les Grecs croyaient aux dieux d'Homère, et si le culte public avait subi des altérations, cette question, comme poète, ne me regardait pas; comme historien, j'aurais eu beaucoup de choses à dire[17].
Il ne s'agit plus de tout cela. Les Martyrs sont restés, contre ma première attente, et je n'ai eu qu'à m'occuper du soin d'en revoir le texte.
Le défaut des Martyrs tient au merveilleux direct que, dans le reste de mes préjugés classiques, j'avais mal à propos employé. Effrayé de mes innovations, il m'avait paru impossible de me passer d'un enfer et d'un ciel. Les bons et les mauvais anges suffisaient cependant à la conduite de l'action, sans la livrer à des machines usées. Si la bataille des Francs, si Velléda, si Jérôme, Augustin, Eudore, Cymodocée; si la description de Naples et de la Grèce n'obtiennent pas grâce pour les Martyrs, ce ne sont pas l'enfer et le ciel qui les sauveront. Un des endroits qui plaisaient le plus à M. de Fontanes était celui-ci:
«Cymodocée s'assit devant la fenêtre de la prison, et, reposant sur sa main sa tête embellie du voile des martyrs, elle soupira ces paroles harmonieuses:
«Légers vaisseaux de l'Ausonie, fendez la mer calme et brillante; esclaves de Neptune, abandonnez la voile au souffle amoureux des vents, courbez-vous sur la rame agile. Reportez-moi sous la garde de mon époux et de mon père, aux rives fortunées du Pamisus.
«Volez, oiseaux de Libye, dont le cou flexible se courbe avec grâce, volez au sommet de l'Ithome, et dites que la fille d'Homère va revoir les lauriers de la Messénie!
«Quand retrouverai-je mon lit d'ivoire, la lumière du jour si chère aux mortels, les prairies émaillées de fleurs qu'une eau pure arrose, que la pudeur embellit de son souffle[18]!»
Le Génie du christianisme restera mon grand ouvrage, parce qu'il a produit ou déterminé une révolution, et commencé la nouvelle ère du siècle littéraire. Il n'en est pas de même des Martyrs; ils venaient après la révolution opérée, ils n'étaient qu'une preuve surabondante de mes doctrines; mon style n'était plus une nouveauté, et même, excepté dans l'épisode de Velléda et dans la peinture des mœurs des Francs, mon poème se ressent des lieux qu'il a fréquentés: le classique y domine le romantique.
Enfin, les circonstances qui contribuèrent au succès du Génie du christianisme n'existaient plus; le gouvernement, loin de m'être favorable, m'était contraire. Les Martyrs me valurent un redoublement de persécution: les allusions fréquentes dans le portrait de Galérius et dans la peinture de la cour de Dioclétien ne pouvaient échapper à la police impériale; d'autant que le traducteur anglais, qui n'avait pas de ménagements à garder, et à qui il était fort égal de me compromettre, avait fait, dans sa préface, remarquer les allusions.
La publication des Martyrs coïncida avec un accident funeste. Il ne désarma pas les aristarques, grâce à l'ardeur dont nous sommes échauffés à l'endroit du pouvoir; ils sentaient qu'une critique littéraire qui tendait à diminuer l'intérêt attaché à mon nom pouvait être agréable à Bonaparte. Celui-ci, comme les banquiers millionnaires qui donnent de larges festins et font payer les ports de lettres, ne négligeait pas les petits profits.
Armand de Chateaubriand, que vous avez vu compagnon de mon enfance, que vous avez retrouvé à l'armée des princes avec la sourde et muette Libba, était resté en Angleterre. Marié à Jersey[19], il était chargé de la correspondance des princes. Parti le 25 septembre 1808, il fut jeté sur les gisements de Bretagne, le même jour, à onze heures du soir, près de Saint-Cast. L'équipage du bateau était composé de onze hommes; deux seuls étaient Français, Roussel et Quintal.
Armand se rendit chez M. Delaunay-Boisé-Lucas, père, demeurant au village de Saint-Cast, où jadis les Anglais avaient été forcés de se rembarquer: son hôte lui conseilla de repartir; mais le bateau avait déjà repris la route de Jersey. Armand, s'étant entendu avec le fils de M. Boisé-Lucas, lui remit les paquets dont il était chargé de la part de M. Henry-Larivière[20], agent des princes.
«Je me rendis le 29 septembre à la côte, dit-il dans un de ses interrogatoires, où je restai deux nuits sans voir mon bateau. La lune étant très forte, je me retirai, et je revins le 14 ou le 15 du mois. Je restai jusqu'au 24 dudit. Je passai toutes les nuits dans les rochers, mais inutilement; mon bateau ne vint pas, et, le jour, je me rendais au Boisé-Lucas. Le même bateau et le même équipage, dont Roussel et Quintal faisaient partie, devaient me reprendre. À l'égard des précautions prises avec Boisé-Lucas père, il n'y en avait pas d'autres que celles que je vous ai déjà détaillées.»
L'intrépide Armand, abordé à quelques pas de son champ paternel, comme à la côte inhospitalière de la Tauride, cherchait en vain des yeux sur les flots, à la clarté de la lune, la barque qui l'aurait pu sauver. Autrefois, ayant déjà quitté Combourg, prêt à passer aux Grandes-Indes, j'avais promené ma vue attristée sur ces flots. Des rochers de Saint-Cast où se couchait Armand, du cap de la Varde où j'étais assis, quelques lieues de la mer, parcourues par nos regards opposés, ont été témoins des ennuis et ont séparé les destinées de deux hommes unis par le nom et le sang. C'est aussi au milieu des mêmes vagues que je rencontrai Gesril pour la dernière fois. Il m'arrive assez souvent, dans mes rêves, d'apercevoir Gesril et Armand laver la blessure de leurs fronts dans l'abîme, en même temps que s'épand, rougie jusqu'à mes pieds, l'onde avec laquelle nous avions accoutumé de nous jouer dans notre enfance[21].
Armand parvint à s'embarquer sur un bateau acheté à Saint-Malo; mais, repoussé par le nord-ouest, il fut encore obligé de caler. Enfin, le 6 janvier, aidé d'un matelot appelé Jean Brien, il mit à la mer un petit canot échoué, et s'empara d'un autre canot à flot. Il rend compte ainsi de sa navigation, qui tient de mon étoile et de mes aventures, dans son interrogatoire du 18 mars:
«Depuis les neuf heures du soir, que nous partîmes, jusque vers les deux heures après minuit, le temps nous fut favorable. Jugeant alors que nous n'étions pas éloignés des rochers appelés les Mainquiers, nous mîmes à l'ancre dans le dessein d'attendre le jour; mais le vent ayant fraîchi et craignant qu'il n'augmentât davantage, nous continuâmes notre route. Peu de moments après, la mer devint très grosse, et notre compas ayant été brisé par une vague, nous restâmes dans l'incertitude de la route que nous faisions. La première terre dont nous eûmes connaissance le 7 (il pouvait être alors midi) fut la côte de Normandie, ce qui nous obligea à mettre à l'autre bord, et de nouveau nous revînmes mettre à l'ancre près des rochers appelés Écreho, situés entre la côte de Normandie et Jersey. Les vents contraires et forts nous obligèrent à rester dans cette situation tout le reste du jour et la journée du 8. Le 9 au matin, dès qu'il fit jour, je dis à Depagne qu'il me paraissait que le vent avait diminué, vu que notre bateau ne travaillait pas beaucoup, et de regarder d'où venait le vent. Il me dit qu'il ne voyait plus les rochers près desquels nous avions mis l'ancre. Je jugeai alors que nous allions en dérive et que nous avions perdu notre ancre. La violence de la tempête ne nous laissait d'autre ressource que de nous jeter à la côte. Comme nous ne voyions point la terre, j'ignorais à quelle distance nous pouvions en être. Ce fut à ce moment que je jetai à la mer mes papiers, auxquels j'avais pris la précaution d'attacher une pierre. Nous fîmes alors vent en arrière et fîmes côte, vers les neuf heures du matin, à Bretteville-sur-Ay, en Normandie.
«Nous fûmes accueillis à la côte par les douaniers, qui me retirèrent de mon bateau presque mort, ayant les pieds et les jambes gelés. On nous déposa l'un et l'autre chez le lieutenant de la brigade de Bretteville. Deux jours après, Depagne fut conduit dans les prisons de Coutances, et, depuis cette époque, je ne l'ai pas revu. Quelques jours après, je fus moi-même transféré à la maison d'arrêt de cette ville; le lendemain je fus conduit par le maréchal des logis à Saint-Lô, et je restai huit jours chez ce même maréchal des logis. J'ai paru une fois devant M. le préfet du département, et, le 26 janvier, je partis avec le capitaine et le maréchal des logis de gendarmerie, pour être amené à Paris, où j'arrivai le 28. On me conduisit au bureau de M. Desmarest, au ministère de la police générale, et de là à la prison de la Grande-Force.»
Armand eut contre lui les vents, les flots et la police impériale; Bonaparte était de connivence avec les orages. Les dieux faisaient une bien grande dépense de courroux contre une existence chétive.
Le paquet jeté à la mer fut rejeté par elle sur la grève de Notre-Dame-d'Alloue, près Valognes. Les papiers renfermés dans ce paquet servirent de pièces de conviction; il y en avait trente-deux. Quintal, revenu avec son bateau aux plages de la Bretagne pour prendre Armand, avait aussi, par une fatalité obstinée, fait naufrage dans les eaux de Normandie, quelques jours avant mon cousin. L'équipage du bateau de Quintal avait parlé; le préfet de Saint-Lô avait su que M. de Chateaubriand était le chef des entreprises des princes. Lorsqu'il apprit qu'une chaloupe montée seulement de deux hommes était atterrie, il ne douta point qu'Armand ne fût un des deux naufragés, car tous les pêcheurs parlaient de lui comme de l'homme le plus intrépide à la mer qu'on eût jamais vu.
Le 20 janvier 1809, le préfet de la Manche rendit compte à la police générale de l'arrestation d'Armand. Sa lettre commence ainsi:
«Mes conjectures sont complètement vérifiées: Chateaubriand est arrêté; c'est lui qui a abordé sur la côte de Bretteville et qui avait pris le nom de John Fall.
«Inquiet de ce que, malgré des ordres très précis que j'avais donnés, John Fall n'arrivait point à Saint-Lô, je chargeai le maréchal des logis de gendarmerie Mauduit, homme sûr et plein d'activité, d'aller chercher ce John Fall partout où il serait, et de l'amener devant moi, dans quelque état qu'il fût. Il le trouva à Coutances, au moment où l'on se disposait à le transférer à l'hôpital, pour lui traiter les jambes, qui ont été gelées.
«Fall a paru aujourd'hui devant moi. J'avais fait mettre Lelièvre dans un appartement séparé, d'où il pouvait voir arriver John Fall sans être aperçu. Lorsque Lelièvre l'a vu monter les degrés d'un perron placé près de cet appartement, il s'est écrié, en frappant des mains et en changeant de couleur:—C'est Chateaubriand! Comment donc l'a-t-on pris?
«Lelièvre n'était prévenu de rien. Cette exclamation lui a été arrachée par la surprise. Il m'a prié ensuite de ne pas dire qu'il avait nommé Chateaubriand, parce qu'il serait perdu.
«J'ai laissé ignorer à John Fall que je susse qui il était.»
Armand, transporté à Paris, déposé à la Force, subit un interrogatoire secret à la maison d'arrêt militaire de l'Abbaye. Bertrand, capitaine à la première demi-brigade de vétérans, avait été nommé, par le général Hulin devenu commandant d'armes de Paris, juge-rapporteur de la commission militaire chargée, par décret du 25 février, de connaître l'affaire d'Armand.
Les personnes compromises étaient: M. de Goyon[22], envoyé à Brest par Armand, et M. de Boisé-Lucas fils, chargé de remettre des lettres de Henry-Larivière à MM. Laya et Sicard[23], à Paris.
Dans une lettre du 13 mars, écrite à Fouché, Armand lui disait: «Que l'empereur daigne rendre à la liberté des hommes qui languissent dans les prisons pour m'avoir témoigné trop d'intérêt. À tout événement, que la liberté leur soit également rendue. Je recommande ma malheureuse famille à la générosité de l'empereur.»
Ces méprises d'un homme à entrailles humaines qui s'adresse à une hyène font mal. Bonaparte aussi n'était pas le lion de Florence; il ne se dessaisissait pas de l'enfant aux larmes de la mère. J'avais écrit pour demander une audience à Fouché; il me l'accorda, et m'assura, avec l'aplomb de la légèreté révolutionnaire, «qu'il avait vu Armand, que je pouvais être tranquille; qu'Armand lui avait dit qu'il mourrait bien, et qu'en effet il avait l'air très résolu.» Si j'avais proposé à Fouché de mourir, eut-il conservé à l'égard de lui-même ce ton délibéré et cette superbe insouciance?
Je m'adressai à madame de Rémusat, je la priai de remettre à l'impératrice une lettre de demande de justice ou de grâce à l'empereur. Madame la duchesse de Saint-Leu m'a raconté, à Arenenberg, le sort de ma lettre: Joséphine la donna à l'empereur; il parut hésiter en la lisant, puis, rencontrant quelques mots qui le blessèrent, il la jeta au feu avec impatience. J'avais oublié qu'il ne faut être fier que pour soi.
M. de Goyon, condamné avec Armand, subit sa sentence. On avait pourtant intéressé en sa faveur madame la baronne-duchesse de Montmorency, fille de madame de Matignon, dont les Goyon étaient alliés. Une Montmorency domestique aurait dû tout obtenir, s'il suffisait de prostituer un nom pour apporter à un pouvoir nouveau une vieille monarchie. Madame de Goyon, qui ne put sauver son mari, sauva le jeune Boisé-Lucas. Tout se mêla de ce malheur qui ne frappait que des personnages inconnus; on eût dit qu'il s'agissait de la chute d'un monde: tempêtes sur les flots, embûches sur la terre, Bonaparte, la mer, les meurtriers de Louis XVI, et peut-être quelque passion, âme mystérieuse des catastrophes du monde. On ne s'est pas même aperçu de toutes ces choses; tout cela n'a frappé que moi et n'a vécu que dans ma mémoire. Qu'importaient à Napoléon des insectes écrasés par sa main sur sa couronne?
Le jour de l'exécution[24], je voulus accompagner mon camarade sur son dernier de champ de bataille; je ne trouvai point de voiture, je courus à pied à la plaine de Grenelle. J'arrivai, tout en sueur, une seconde trop tard: Armand était fusillé contre le mur d'enceinte de Paris. Sa tête était brisée; un chien de boucher léchait son sang et sa cervelle. Je suivis la charrette qui conduisit le corps d'Armand et de ses deux compagnons, plébéien et noble, Quintal et Goyon, au cimetière de Vaugirard où j'avais enterré M. de La Harpe. Je retrouvai mon cousin pour la dernière fois, sans pouvoir le reconnaître: le plomb l'avait défiguré, il n'avait plus de visage; je n'y pus remarquer le ravage des années, ni même y voir la mort au travers d'un orbe informe et sanglant; il resta jeune dans mon souvenir comme au temps du siège de Thionville. Il fut fusillé le vendredi saint: le crucifié m'apparaît au bout de tous mes malheurs. Lorsque je me promène sur le boulevard de la plaine de Grenelle, je m'arrête à regarder l'empreinte du tir, encore marquée sur la muraille. Si les balles de Bonaparte n'avaient laissé d'autres traces, on ne parlerait plus de lui[25].
Étrange enchaînement de destinées! Le général Hulin, commandant d'armes de Paris, nomma la commission qui fit sauter la cervelle d'Armand; il avait été, jadis, nommé président de la commission qui cassa la tête du duc d'Enghien. N'aurait-il pas dû s'abstenir, après sa première infortune, de tout rapport avec un conseil de guerre? Et moi, j'ai parlé de la mort du fils du grand Condé sans rappeler au général Hulin la part qu'il avait eue dans l'exécution de l'obscur soldat, mon parent. Pour juger les juges du tribunal de Vincennes, j'avais sans doute, à mon tour, reçu ma commission du ciel.
L'année 1811 fut une des plus remarquables de ma carrière littéraire[26].
Je publiai l'Itinéraire de Paris à Jérusalem[27], je remplaçai M. de Chénier à l'Institut, et je commençai d'écrire les Mémoires que j'achève aujourd'hui.
Le succès de l'Itinéraire fut aussi complet[28] que celui des Martyrs avait été disputé. Il n'est si mince barbouilleur de papier qui, à l'apparition de son farrago, ne reçoive des lettres de félicitations. Parmi les nouveaux compliments qui me furent adressés, il ne m'est pas permis de faire disparaître la lettre d'un homme de vertu et de mérite qui a donné deux ouvrages dont l'autorité est reconnue, et qui ne laissent presque plus rien à dire sur Bossuet et Fénelon. L'évêque d'Alais, cardinal de Bausset[29], est l'historien de ces grands prélats. Il outre infiniment la louange à mon égard, c'est l'usage reçu quand on écrit à un auteur et cela ne compte pas; mais le cardinal fait sentir du moins l'opinion générale du moment sur l'Itinéraire; il entrevoit, relativement à Carthage, les objections dont mon sentiment géographique serait l'objet; toutefois, ce sentiment a prévalu, et j'ai remis à leur place les ports de Didon. On aimera à retrouver dans cette lettre l'élocution d'une société choisie, ce style rendu grave et doux par la politesse, la religion et les mœurs; excellence de ton dont nous sommes si loin aujourd'hui.
À Villemoisson, par Longjumeau (Seine-et-Oise).
Ce 25 mars 1811.
«Vous avez dû recevoir, monsieur, et vous avez reçu le juste tribut de la reconnaissance et de la satisfaction publique; mais je puis vous assurer qu'il n'est aucun de vos lecteurs qui ait joui avec un sentiment plus vrai de votre intéressant ouvrage. Vous êtes le premier et le seul voyageur qui n'ait pas eu besoin du secours de la gravure et du dessin pour mettre sous les yeux de ses lecteurs les lieux et les monuments qui rappellent de beaux souvenirs et de grandes images. Votre âme a tout senti, votre imagination a tout peint, et le lecteur sent avec votre âme et voit avec vos yeux.
«Je ne pourrais vous rendre que bien faiblement l'impression que j'ai éprouvée dès les premières pages, en longeant avec vous les côtes de l'île de Corcyre, et en voyant aborder tous ces hommes éternels, que des destins contraires y ont successivement conduits. Quelques lignes vous ont suffi pour graver à jamais les traces de leurs pas; on les retrouvera toujours dans votre Itinéraire, qui les conservera plus fidèlement que tant de marbres qui n'ont pas su garder les grands noms qui leur ont été confiés.
«Je connais actuellement les monuments d'Athènes comme on aime à les connaître. Je les avais déjà vus dans de belles gravures, je les avais admirés, mais je ne les avais pas sentis. On oublie trop souvent que si les architectes ont besoin de la description exacte, des mesures et des proportions, les hommes ont besoin de retrouver l'âme et le génie qui ont conçu les pensées de ces grands monuments.
«Vous avez rendu aux Pyramides cette noble et profonde intention, que de frivoles déclamateurs n'avaient pas même aperçue.
«Que je vous sais gré, monsieur, d'avoir voué à la juste exécration de tous les siècles ce peuple stupide et féroce, qui fait depuis douze cents ans la désolation des plus belles contrées de la terre! On sourit avec vous à l'espérance de le voir rentrer dans le désert d'où il est sorti.
«Vous m'avez inspiré un sentiment passager d'indulgence pour les Arabes, en faveur du beau rapprochement que vous en avez fait avec les sauvages de l'Amérique septentrionale.
«La Providence semble vous avoir conduit à Jérusalem pour assister à la dernière représentation de la première scène du christianisme. S'il n'est plus donné aux yeux des hommes de revoir ce tombeau, le seul qui n'aura rien à rendre au dernier jour, les chrétiens le retrouveront toujours dans l'Évangile, et les âmes méditatives et sensibles dans vos tableaux.
«Les critiques ne manqueront pas de vous reprocher les hommes et les faits dont vous avez couvert les ruines de Carthage, que vous ne pouviez pas peindre puisqu'elles n'existent plus. Mais, je vous en conjure, monsieur, bornez-vous seulement à leur demander s'ils ne seraient pas eux-mêmes bien fâchés de ne pas les retrouver dans ces peintures si attachantes.
«Vous avez le droit de jouir, monsieur, d'un genre de gloire qui vous appartient exclusivement par une sorte de création; mais il est une jouissance encore plus satisfaisante pour un caractère tel que le vôtre, c'est celle d'avoir donné aux créations de votre génie la noblesse de votre âme et l'élévation de vos sentiments. C'est ce qui assurera, dans tous les temps, à votre nom et à votre mémoire, l'estime, l'admiration et le respect de tous les amis de la religion, de la vertu et de l'honneur.
«C'est à ce titre que je vous supplie, monsieur, d'agréer l'hommage de tous mes sentiments.
M. de Chénier[30] mourut le 10 janvier 1811. Mes amis eurent la fatale idée de me presser de le remplacer à l'Institut. Ils prétendaient qu'exposé comme je l'étais aux inimitiés du chef du gouvernement, aux soupçons et aux tracasseries de la police, il m'était nécessaire d'entrer dans un corps alors puissant par sa renommée et par les hommes qui le composaient; qu'à l'abri derrière ce bouclier, je pourrais travailler en paix.
J'avais une répugnance invincible à occuper une place, même en dehors du gouvernement; il me souvenait trop de ce que m'avait coûté la première. L'héritage de Chénier me semblait périlleux; je ne pourrais tout dire qu'en m'exposant; je ne voulais point passer sous silence le régicide, quoique Cambacérès fût la seconde personne de l'État; j'étais déterminé à faire entendre mes réclamations en faveur de la liberté et à élever ma voix contre la tyrannie; je voulais m'expliquer sur les horreurs de 1793, exprimer mes regrets sur la famille tombée de nos rois, gémir sur les malheurs de ceux qui leur étaient restés fidèles. Mes amis me répondirent que je me trompais; que quelques louanges du chef du gouvernement, obligées dans le discours académique, louanges dont, sous un rapport, je trouvais Bonaparte digne, lui feraient avaler toutes les vérités que je voudrais dire, que j'aurais à la fois l'honneur d'avoir maintenu mes opinions et le bonheur de faire cesser les terreurs de madame de Chateaubriand. À force de m'obséder, je me rendis, de guerre lasse; mais je leur déclarai qu'ils se méprenaient; que Bonaparte, lui, ne se méprendrait point à des lieux communs sur son fils, sa femme, sa gloire; qu'il n'en sentirait que plus vivement la leçon; qu'il reconnaîtrait le démissionnaire à la mort du duc d'Enghien, et l'auteur de l'article qui fit supprimer le Mercure; qu'enfin, au lieu de m'assurer le repos, je ranimerais contre moi les persécutions. Ils furent bientôt obligés de reconnaître la vérité de mes paroles: il est vrai qu'ils n'avaient pas prévu la témérité de mon discours.
J'allai faire les visites d'usage aux membres de l'Académie[31]. Madame de Vintimille me conduisit chez l'abbé Morellet. Nous le trouvâmes assis dans un fauteuil devant son feu; il s'était endormi, et l'Itinéraire, qu'il lisait, lui était tombé des mains. Réveillé en sursaut au bruit de mon nom annoncé par son domestique, il releva la tête et s'écria: «Il y a des longueurs, il y a des longueurs!» Je lui dis en riant que je le voyais bien, et que j'abrégerais la nouvelle édition. Il fut bon homme et me promit sa voix, malgré Atala. Lorsque, dans la suite, la Monarchie selon la Charte parut, il ne revenait pas qu'un pareil ouvrage politique eût pour auteur le chantre de la fille des Florides. Grotius n'avait-il pas écrit la tragédie d'Adam et Ève, et Montesquieu le Temple de Gnide? Il est vrai que je n'étais ni Grotius ni Montesquieu.
L'élection eut lieu; je passai au scrutin à une assez forte majorité[32]. Je me mis de suite à travailler à mon discours; je le fis et le refis vingt fois, n'étant jamais content de moi: tantôt, le voulant rendre possible à la lecture, je le trouvais trop fort; tantôt, la colère me revenant, je le trouvais trop faible. Je ne savais comment mesurer la dose de l'éloge académique. Si, malgré mon antipathie pour Napoléon, j'avais voulu rendre l'admiration que je sentais pour la partie publique de sa vie, j'aurais été bien au delà de la péroraison. Milton, que je cite au commencement du discours, me fournissait un modèle: dans sa Seconde défense du peuple anglais, il fit un éloge pompeux de Cromwell:
«Tu as non-seulement éclipsé les actions de tous nos rois, dit-il, mais celles qui ont été racontées de nos héros fabuleux. Réfléchis souvent au cher gage que la terre qui t'a donné la naissance a confié à tes soins; la liberté qu'elle espéra autrefois de la fleur des talents et des vertus, elle l'attend maintenant de toi; elle se flatte de l'obtenir de toi seul. Honore les vives espérances que nous avons conçues; honore les sollicitudes de ta patrie inquiète; respecte les regards et les blessures de tes braves compagnons, qui, sous ta bannière, ont hardiment combattu pour la liberté; respecte les ombres de ceux qui périront sur le champ de bataille; enfin respecte toi toi-même; ne souffre pas, après avoir bravé tant de périls pour l'amour des libertés, qu'elles soient violées par toi-même, ou attaquées par d'autres mains. Tu ne peux être vraiment libre que nous ne le soyons nous-mêmes. Telle est la nature des choses: celui qui empiète sur la liberté de tous est le premier à perdre la sienne et à devenir esclave.»
Johnson n'a cité que les louanges données au Protecteur, afin de mettre en contradiction le républicain avec lui-même; le beau passage que je viens de traduire montre ce qui faisait le contre-poids de ces louanges. La critique de Johnson est oubliée; la défense de Milton est restée: tout ce qui tient aux entraînements des partis et aux passions du moment meurt comme eux et avec elles.
Mon discours étant prêt, je fus appelé à le lire devant la commission nommée pour l'entendre[33]: il fut repoussé par cette commission, à l'exception de deux ou trois membres. Il fallait voir la terreur des fiers républicains qui m'écoutaient et que l'indépendance de mes opinions épouvantait; ils frémissaient d'indignation et de frayeur au seul mot de liberté. M. Daru porta à Saint-Cloud le discours. Bonaparte déclara que s'il eût été prononcé, il aurait fait fermer les portes de l'Institut et m'aurait jeté dans un cul de basse-fosse pour le reste de ma vie.
Je reçus ce billet de M. Daru:
Saint-Cloud, 28 avril 1811.
«J'ai l'honneur de prévenir monsieur de Chateaubriand que lorsqu'il aura le temps ou l'occasion de venir à Saint-Cloud, je pourrai lui rendre le discours qu'il a bien voulu me confier. Je saisis cette occasion pour lui renouveler l'assurance de la haute considération avec laquelle j'ai l'honneur de le saluer.
J'allai à Saint-Cloud. M. Daru me rendit le manuscrit, çà et là raturé, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon par Bonaparte: l'ongle du lion était enfoncé partout, et j'avais une espèce de plaisir d'irritation à croire le sentir dans mon flanc. M. Daru ne me cacha point la colère de Napoléon[34]; mais il me dit qu'en conservant la péroraison, sauf quelques mots, et en changeant presque tout le reste, je serais reçu avec de grands applaudissements. On avait copié le discours au château, en supprimant quelques passages et en interpolant quelques autres. Peu de temps après, il parut dans les provinces imprimé de la sorte.
Ce discours est un des meilleurs titres de l'indépendance de mes opinions et de la constance de mes principes. M. Suard, libre et ferme, disait que s'il avait été lu en pleine Académie, il aurait fait crouler les voûtes de la salle sous un tonnerre d'applaudissements. Se figure-t-on, en effet, le chaleureux éloge de la liberté prononcé au milieu de la servilité de l'Empire?
J'avais conservé le manuscrit raturé avec un soin religieux; le malheur a voulu qu'en quittant l'infirmerie de Marie-Thérèse il fût brûlé avec une foule de papiers. Néanmoins, les lecteurs de ces Mémoires n'en seront pas privés: un de mes collègues eut la générosité d'en prendre copie; la voici:
«Lorsque Milton publia le Paradis perdu, aucune voix ne s'éleva dans les trois royaumes de la Grande-Bretagne pour louer un ouvrage qui, malgré ses nombreux défauts, n'en est pas moins un des plus beaux monuments de l'esprit humain. L'Homère anglais mourut oublié, et ses contemporains laissèrent à l'avenir le soin d'immortaliser le chantre d'Éden. Est-ce là une de ces grandes injustices littéraires dont presque tous les siècles offrent des exemples? Non, messieurs; à peine échappés aux guerres civiles, les Anglais ne purent se résoudre à célébrer la mémoire d'un homme qui se fit remarquer par l'ardeur de ses opinions dans un temps de calamités. Que réserverons-nous, dirent-ils, à la tombe du citoyen qui se dévoue au salut de son pays, si nous prodiguons les honneurs aux cendres de celui qui peut, tout au plus, nous demander une généreuse indulgence? La postérité rendra justice à la mémoire de Milton; mais nous, nous devons une leçon à nos fils; nous devons leur apprendre, par notre silence, que les talents sont un présent funeste quand ils s'allient aux passions, et qu'il vaut mieux se condamner à l'obscurité que de se rendre célèbre par les malheurs de sa patrie.
«Imiterai-je, messieurs, ce mémorable exemple, ou vous parlerai-je de la personne et des ouvrages de M. Chénier? Pour concilier vos usages et mes opinions, je crois devoir prendre un juste milieu entre un silence absolu et un examen approfondi. Mais, quelles que soient mes paroles, aucun fiel n'empoisonnera ce discours. Si vous retrouvez en moi la franchise de Duclos, mon compatriote, j'espère vous prouver aussi que j'ai la même loyauté.
«Il eût été curieux sans doute de voir ce qu'un homme dans ma position, avec mes principes et mes opinions, pourrait dire de l'homme dont j'occupe aujourd'hui la place. Il serait intéressant d'examiner l'influence des révolutions sur les lettres, de montrer comment les systèmes peuvent égarer le talent, le jeter dans des routes trompeuses qui semblent conduire à la renommée, et qui n'aboutissent qu'à l'oubli. Si Milton, malgré ses égarements politiques, a laissé des ouvrages que la postérité admire, c'est que Milton, sans être revenu de ses erreurs, se retira d'une société qui se retirait de lui, pour chercher dans la religion l'adoucissement de ses maux et la source de sa gloire. Privé de la lumière du ciel, il se créa une nouvelle terre, un nouveau soleil, et sorti pour ainsi dire d'un monde où il n'avait vu que des malheurs et des crimes, il plaça dans les berceaux d'Éden cette innocence primitive, cette félicité sainte qui régnèrent sous les tentes de Jacob et de Rachel; et il mit aux enfers les tourments, les passions et les remords de ces hommes dont il avait partagé les fureurs.
«Malheureusement, les ouvrages de M. Chénier, quoiqu'on y découvre le germe d'un talent remarquable, ne brillent ni par cette antique simplicité, ni par cette majesté sublime. L'auteur se distinguait par un esprit éminemment classique. Nul ne connaissait mieux les principes de la littérature ancienne et moderne: théâtre, éloquence, histoire, critique, satire, il a tout embrassé; mais ses écrits portent l'empreinte des jours désastreux qui les ont vus naître. Trop souvent dictés par l'esprit de parti, ils ont été applaudis par les factions. Séparerai-je, dans les travaux de mon prédécesseur, ce qui est déjà passé comme nos discordes, et ce qui restera peut-être comme notre gloire? Ici se trouvent confondus les intérêts de la société et les intérêts de la littérature. Je ne puis assez oublier les uns pour m'occuper uniquement des autres; alors, messieurs, je suis obligé de me taire, ou d'agiter des questions politiques.
«Il y a des personnes qui voudraient faire de la littérature une chose abstraite, et l'isoler au milieu des affaires humaines. Ces personnes me diront: Pourquoi garder le silence? ne considérez les ouvrages de M. Chénier que sous les rapports littéraires. C'est-à-dire, messieurs, qu'il faut que j'abuse de votre patience et de la mienne pour répéter des lieux communs que l'on trouve partout, et que vous connaissez mieux que moi. Autres temps, autres mœurs: héritiers d'une longue suite d'années paisibles, nos devanciers pouvaient se livrer à des discussions purement académiques, qui prouvaient encore moins leur talent que leur bonheur. Mais nous, restes infortunés d'un grand naufrage, nous n'avons plus ce qu'il faut pour goûter un calme si parfait. Nos idées, nos esprits, ont pris un cours différent. L'homme a remplacé en nous l'académicien: en dépouillant les lettres de ce qu'elles peuvent avoir de futile, nous ne les voyons plus qu'à travers nos puissants souvenirs et l'expérience de notre adversité. Quoi! après une révolution qui nous a fait parcourir en quelques années les événements de plusieurs siècles, on interdira à l'écrivain toute considération élevée, on lui refusera d'examiner le côté sérieux des objets! Il passera une vie frivole à s'occuper de chicanes grammaticales, de règles de goût, de petites sentences littéraires! Il vieillira enchaîné dans les langes de son berceau! Il ne montrera pas sur la fin de ses jours un front sillonné par ses longs travaux, par ses graves pensées, et souvent ces mâles douleurs qui ajoutent à la grandeur de l'homme! Quels soins importants auront donc blanchi ses cheveux? Les misérables peines de l'amour-propre et les jeux puérils de l'esprit.
«Certes, messieurs, ce serait nous traiter avec un mépris bien étrange! Pour moi, je ne puis ainsi me rapetisser, ni me réduire à l'état d'enfance, dans l'âge de la force et de la raison. Je ne puis me renfermer dans le cercle étroit qu'on voudrait tracer autour de l'écrivain. Par exemple, messieurs, si je voulais faire l'éloge de l'homme de lettres, de l'homme de cour qui préside à cette assemblée[35], croyez-vous que je me contenterais de louer en lui cet esprit français, léger, ingénieux, qu'il a reçu de sa mère, et dont il offre parmi nous le dernier modèle? Non sans doute: je voudrais encore faire briller dans tout son éclat le beau nom qu'il porte. Je citerais le duc de Boufflers qui fit lever aux Autrichiens le blocus de Gênes. Je parlerais du maréchal son père, de ce gouverneur qui disputa aux ennemis de la France les remparts de Lille, et consola par cette défense mémorable la vieillesse malheureuse d'un grand roi. C'est de ce compagnon de Turenne que Madame de Maintenon disait: En lui le cœur est mort le dernier. Enfin je passerais jusqu'à ce Louis de Boufflers, dit le Robuste, qui montrait dans les combats la vigueur et le courage d'Hercule. Ainsi je trouverais aux deux extrémités de cette famille la force et la grâce, le chevalier et le troubadour. On veut que les Français soient fils d'Hector: je croirais plutôt qu'ils descendent d'Achille, car ils manient, comme ce héros, la lyre et l'épée.
«Si je voulais, messieurs, vous entretenir du poète[36] célèbre qui chanta la nature d'une voix si brillante, pensez-vous que je me bornerais à vous faire remarquer l'admirable flexibilité d'un talent qui sut rendre avec un mérite égal les beautés régulières de Virgile et les beautés incorrectes de Milton? Non: je vous montrerais aussi ce poète ne voulant pas se séparer de ses infortunés compatriotes, les suivant avec sa lyre aux rives étrangères, chantant leurs douleurs pour les consoler; illustre banni au milieu de cette foule d'exilés dont j'augmentais le nombre. Il est vrai que son âge et ses infirmités, ses talents et sa gloire, ne l'avaient pas mis dans sa pairie à l'abri des persécutions. On voulait lui faire acheter la paix par des vers indignes de sa muse, et sa muse ne put chanter que la redoutable immortalité du crime et la rassurante immortalité de la vertu: Rassurez-vous, vous êtes immortels[37].
«Si je voulais enfin, messieurs, vous parler d'un ami bien cher à mon cœur, d'un de ces amis[38] qui, selon Cicéron, rendent la prospérité plus éclatante et l'adversité plus légère, je vanterais la finesse et la pureté de son goût, l'élégance exquise de sa prose, la beauté, la force, l'harmonie de ses vers, qui, formés sur les grands modèles, se distinguent néanmoins par un caractère original. Je vanterais ce talent supérieur qui ne connut jamais les sentiments de l'envie, ce talent heureux de tous les succès qui ne sont pas les siens, ce talent qui depuis dix années ressent tout ce qui peut m'arriver d'honorable, avec cette joie naïve et profonde connue seulement des plus généreux caractères et de la plus vive amitié. Mais je n'omettrais pas la partie politique de mon ami. Je le peindrais à la tête d'un des premiers corps de l'État, prononçant ces discours qui sont des chefs-d'œuvre de bienséance, de mesure et de noblesse. Je le représenterais sacrifiant le doux commerce des Muses à des occupations qui seraient sans doute sans charmes, si l'on ne s'y livrait dans l'espoir de former des enfants capables de suivre un jour l'exemple de leurs pères et d'éviter nos erreurs.
«En parlant des hommes de talent dont se compose cette assemblée, je ne pourrais donc m'empêcher de les considérer sous le rapport de la morale et de la société. L'un se distingue au milieu de vous par un esprit fin, délicat et sage, par une urbanité si rare aujourd'hui, et par la constance la plus honorable dans ses opinions modérées[39]. L'autre, sous les glaces de l'âge, a retrouvé toute la chaleur de la jeunesse pour plaider la cause des malheureux[40]. Celui-ci, historien élégant et agréable poète, nous devient plus respectable et plus cher par le souvenir d'un père et d'un fils mutilés au service de la patrie[41]. Celui-là, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets, nous rappelle les miracles du culte évangélique auquel il s'est consacré[42]. N'est-il point parmi vous, messieurs, des témoins de vos anciens triomphes, qui puissent raconter au digne héritier du chancelier d'Aguesseau comment le nom de son aïeul fut jadis applaudi dans cette assemblée[43]? Je passe aux nourrissons favoris des neuf Sœurs, et j'aperçois le vénérable auteur d'Œdipe retiré dans la solitude, et Sophocle oubliant à Colone la gloire qui le rappelle dans Athènes[44]. Combien nous devons aimer les autres fils de Melpomène, qui nous ont intéressés aux malheurs de nos pères! Tous les cœurs français ont de nouveau tremblé au pressentiment de la mort d'Henri IV[45]. La muse tragique a rétabli l'honneur de ces preux chevaliers lâchement trahis par l'histoire, et noblement vengés par l'un de nos modernes Euripides[46].
«Descendant aux successeurs d'Anacréon, je m'arrêterais à cet homme aimable qui, semblable au vieillard de Téos, redit encore, après quinze lustres, ces chants amoureux que l'on fait entendre à quinze ans[47]. J'irais, messieurs, chercher votre renommée sur ces mers orageuses que gardait autrefois le géant Adamastor, et qui se sont apaisées aux noms charmants d'Éléonore[48] et de Virginie[49]. Tibi rident œquora.
«Hélas! trop de talents parmi nous ont été errants et voyageurs! La poésie n'a-t-elle pas chanté en vers harmonieux l'art de Neptune[50], cet art si fatal qui la transporta sur des bords lointains? Et l'éloquence française, après avoir défendu l'État et l'autel, ne se retire-t-elle pas comme à sa source dans la patrie de saint Ambroise[51]? Que ne puis-je placer ici tous les membres de cette assemblée dans un tableau dont la flatterie n'a point embelli les couleurs! Car, s'il est vrai que l'envie obscurcisse quelquefois les qualités estimables des gens de lettres, il est encore plus vrai que cette classe d'hommes se distingue par des sentiments élevés, par des vertus désintéressées, par la haine de l'oppression, le dévouement à l'amitié et la fidélité au malheur. C'est ainsi, messieurs, que j'aime à considérer un sujet sous toutes les faces, et que j'aime surtout à rendre les lettres sérieuses en les appliquant aux plus hauts sujets de la morale, de la philosophie et de l'histoire. Avec cette indépendance d'esprit, il faut donc que je m'abstienne de toucher à des ouvrages qu'il est impossible d'examiner sans irriter les passions. Si je parlais de la tragédie de Charles IX, pourrais-je m'empêcher de venger la mémoire du cardinal de Lorraine, et de discuter cette étrange leçon donnée aux rois? Caius Gracchus, Calas, Henri VIII, Fénelon, m'offriraient sur plusieurs points cette altération de l'histoire pour appuyer les mêmes doctrines. Si je lis les satires, j'y trouve immolés des hommes placés aux premiers rangs de cette assemblée; toutefois, écrites d'un style pur, élégant et facile, elles rappellent agréablement l'école de Voltaire, et j'aurais d'autant plus de plaisir à les louer, que mon nom n'a pas échappé à la malice de l'auteur[52]. Mais laissons là des ouvrages qui donneraient lieu à des récriminations pénibles: je ne troublerai point la mémoire d'un écrivain qui fut votre collègue et qui compte encore parmi vous des admirateurs et des amis; il devra à cette religion, qui lui parut si méprisable dans les écrits de ceux qui la défendent, la paix que je souhaite à sa tombe. Mais ici même, messieurs, ne serai-je point assez malheureux pour trouver un écueil? Car en portant à M. Chénier ce tribut de respect que tous les morts réclament, je crains de rencontrer sous mes pas des cendres bien autrement illustres. Si des interprétations peu généreuses voulaient me faire un crime de cette émotion involontaire, je me réfugierais au pied de ces autels expiatoires qu'un puissant monarque élève aux mânes des dynasties outragées. Ah! qu'il eût été plus heureux pour M. Chénier de n'avoir point participé à ces calamités publiques, qui retombèrent enfin sur sa tête! Il a su comme moi ce que c'est que de perdre dans les orages un frère tendrement chéri. Qu'auraient dit nos malheureux frères si Dieu les eût appelés le même jour à son tribunal? S'ils s'étaient rencontrés au moment suprême, avant de confondre leur sang, ils nous auraient crié sans doute: Cessez vos guerres intestines, revenez à des sentiments d'amour et de paix; la mort frappe également tous les partis, et vos cruelles divisions nous coûtent la jeunesse et la vie.» Tels auraient été leurs cris fraternels.
«Si mon prédécesseur pouvait entendre ces paroles qui ne consolent plus que son ombre, il serait sensible à l'hommage que je rends ici à son frère, car il était naturellement généreux; ce fut même cette générosité de caractère qui l'entraîna dans des nouveautés bien séduisantes sans doute, puisqu'elles promettaient de nous rendre les vertus de Fabricius. Mais bientôt trompé dans son espérance, son humeur s'aigrit, son talent se dénatura. Transporté de la solitude du poète au milieu des factions, comment aurait-il pu se livrer à ces sentiments qui font le charme de la vie? Heureux s'il n'eût vu d'autre ciel que le ciel de la Grèce, sous lequel il était né! s'il n'eût contemplé d'autres ruines que celles de Sparte et d'Athènes! Je l'aurais peut-être rencontré dans la belle patrie de sa mère, et nous nous serions juré amitié sur les bords du Permesse; ou bien, puisqu'il devait revenir aux champs paternels, que ne me suivit-il dans les déserts où je fus jeté par nos tempêtes! Le silence des forêts aurait calmé cette âme troublée, et les cabanes des sauvages l'eussent peut-être réconcilié avec les palais des rois. Vain souhait! M. Chénier resta sur le théâtre de nos agitations et de nos douleurs. Atteint, jeune encore, d'une maladie mortelle, vous le vîtes, messieurs, s'incliner lentement vers le tombeau et quitter pour toujours ... On ne m'a point raconté ses derniers moments.
«Nous tous, qui vécûmes dans les troubles et les agitations, nous n'échapperons pas aux regards de l'histoire. Qui peut se flatter d'être trouvé sans tache, dans un temps de délire où personne n'avait l'usage entier de sa raison? Soyons donc pleins d'indulgence pour les autres; excusons ce que nous ne pouvons approuver. Telle est la faiblesse humaine, que le talent, le génie, la vertu même, peuvent quelquefois franchir les bornes du devoir. M. Chénier adora la liberté; pourrait-on lui en faire un crime? Les chevaliers eux-mêmes, s'ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former cette illustre alliance entre l'honneur et la liberté, comme sous le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés des Grecs. La liberté n'est-elle pas le plus grand des biens et le premier des besoins de l'homme? Elle enflamme le génie, elle élève le cœur, elle est nécessaire à l'ami des Muses comme l'air qu'il respire. Les arts peuvent, jusqu'à un certain point, vivre dans la dépendance parce qu'ils se servent d'une langue à part qui n'est pas entendue de la foule; mais les lettres, qui parlent une langue universelle, languissent et meurent dans les fers. Comment tracera-t-on des pages dignes de l'avenir, s'il faut s'interdire, en écrivant, tout sentiment magnanime toute pensée forte et grande? La liberté est si naturellement l'amie des sciences et des lettres, qu'elle se réfugie auprès d'elles lorsqu'elle est bannie du milieu des peuples; et c'est nous, messieurs, qu'elle charge d'écrire ses annales et de la venger de ses ennemis, de transmettre son nom et son culte à la dernière postérité. Pour qu'on ne se trompe pas dans l'interprétation de ma pensée, je déclare que je ne parle ici que de la liberté qui naît de l'ordre et enfante des lois, et non de cette liberté fille de la licence et mère de l'esclavage. Le tort de l'auteur de Charles IX ne fut donc pas d'avoir offert son encens à la première de ces divinités, mais d'avoir cru que les droits qu'elle nous donne sont incompatibles avec un gouvernement monarchique. C'est dans ses opinions qu'un Français met cette indépendance que d'autres peuples placent dans leurs lois. La liberté est pour lui un sentiment plutôt qu'un principe, et il est citoyen par instinct et sujet par choix. Si l'écrivain dont vous déplorez la perte avait fait cette réflexion, il n'aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit.
«J'ai, messieurs, fini la tâche que les usages de l'Académie m'ont imposée. Près de terminer ce discours, je suis frappé d'une idée qui m'attriste; il n'y a pas longtemps que M. Chénier prononçait sur mes ouvrages des arrêts qu'il se préparait à publier: et c'est moi qui juge aujourd'hui mon juge. Je le dis dans toute la sincérité de mon cœur, j'aimerais mieux encore être exposé aux satires d'un ennemi, et vivre en paix dans la solitude, que de vous faire remarquer, par ma présence au milieu de vous, la rapide succession des hommes sur la terre, la subite apparition de cette mort qui renverse nos projets et nos espérances, qui nous emporte tout à coup, et livre quelquefois notre mémoire à des hommes entièrement opposés à nos sentiments et à nos principes. Cette tribune est une espèce de champ de bataille où les talents viennent tour à tour briller et mourir. Que de génies divers elle a vus passer! Corneille, Racine, Boileau, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, Voltaire, Buffon, Montesquieu ... Qui ne serait effrayé, messieurs, en pensant qu'il va former un anneau dans la chaîne de cette illustre lignée? Accablé du poids de ces noms immortels, ne pouvant me faire reconnaître à mes talents pour héritier légitime, je tâcherai du moins de prouver ma descendance par mes sentiments.
«Quand mon tour sera venu de céder ma place à l'orateur qui doit parler sur ma tombe, il pourra traiter sévèrement mes ouvrages; mais il sera forcé de dire que j'aimais avec transport ma patrie, que j'aurais souffert mille maux plutôt que de coûter une seule larme à mon pays, que j'aurais fait sans balancer le sacrifice de mes jours à ces nobles sentiments, qui seuls donnent du prix à la vie et de la dignité à la mort.
«Mais quel temps ai-je choisi, messieurs, pour vous parler de deuil et de funérailles! Ne sommes-nous pas environnés de fêtes? Voyageur solitaire, je méditais il y a quelques jours sur la ruine des empires détruits: et je vois s'élever un nouvel empire. Je quitte à peine ces tombeaux où dorment les nations ensevelies, et j'aperçois un berceau chargé des destinées de l'avenir. De toutes parts retentissent les acclamations du soldat. César monte au Capitole; les peuples racontent les merveilles, les monuments élevés, les cités embellies, les frontières de la patrie baignées par ces mers lointaines qui portaient les vaisseaux de Scipion, et par ces mers reculées que ne vit pas Germanicus.
«Tandis que le triomphateur s'avance entouré de ses légions, que feront les tranquilles enfants des Muses? Ils marcheront au-devant du char pour joindre l'olivier de la paix aux palmes de la victoire, pour présenter au vainqueur la troupe sacrée, pour mêler aux récits guerriers les touchantes images qui faisaient pleurer Paul-Émile sur les malheurs de Persée.
«Et vous, fille des Césars, sortez de votre palais avec votre jeune fils dans vos bras; venez ajouter la grâce à la grandeur, venez attendrir la victoire et tempérer l'éclat des armes par la douce majesté d'une reine et d'une mère.»
Dans le manuscrit qui me fut rendu, le commencement du discours qui a rapport aux opinions de Milton était barré d'un bout à l'autre de la main de Bonaparte. Une partie de ma réclamation contre l'isolement des affaires dans lequel on voudrait tenir la littérature était également stigmatisée au crayon. L'éloge de l'abbé Delille, qui rappelait l'émigration, la fidélité du poète aux malheurs de la famille royale et aux souffrances de ses compagnons d'exil, était mis entre parenthèses; l'éloge de M. de Fontanes avait une croix. Presque tout ce que je disais sur M. Chénier, sur son frère, sur le mien, sur les autels expiatoires que l'on préparait à Saint-Denis, était haché de traits. Le paragraphe commençant par ces mots: «M. de Chénier adora la liberté, etc.,» avait une double rature longitudinale. Néanmoins les agents de l'Empire, en publiant ce discours, ont conservé assez correctement ce paragraphe.
Tout ne fut pas fini quand on m'eut rendu mon discours; on voulait me contraindre à en faire un second. Je déclarai que je m'en tenais au premier et que je n'en ferais pas d'autre. La commission me déclara alors que je ne serais pas reçu à l'Académie.
Des personnes pleines de grâces, de générosité et de courage, que je ne connaissais pas, s'intéressaient à moi. Madame Lindsay, qui, lors de ma rentrée en France en 1800, m'avait ramené de Calais à Paris, parla à madame Gay[53]; celle-ci s'adressa à madame Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, laquelle invita le duc de Rovigo à me laisser à l'écart. Les femmes de ce temps-là interposaient leur beauté entre la puissance et la fortune.
Tout ce bruit se prolongea par les prix décennaux jusque dans l'année 1812. Bonaparte, qui me persécutait, fit demander à l'Académie, à propos de ces prix, pourquoi elle n'avait point mis sur les rangs le Génie du christianisme. L'Académie s'expliqua; plusieurs de mes confrères écrivirent leur jugement peu favorable à mon ouvrage[54]. J'aurais pu leur dire ce qu'un poète grec dit à un oiseau: «Fille de l'Attique, nourrie de miel, toi qui chantes si bien, tu enlèves une cigale, bonne chanteuse comme toi, et tu la portes pour nourriture à tes petits. Toutes deux ailées, toutes deux habitant ces lieux, toutes deux célébrant la naissance du printemps, ne lui rendras-tu pas la liberté? Il n'est pas juste qu'une chanteuse périsse du bec d'une de ses semblables[55]»
Ce mélange de colère et d'attrait de Bonaparte contre et pour moi est constant et étrange: naguère il menace, et tout à coup il demande à l'Institut pourquoi il n'a pas parlé de moi à l'occasion des prix décennaux. Il fait plus, il déclare à Fontanes que, puisque l'Institut ne me trouve pas digne de concourir pour le prix, il m'en donnera un, qu'il me nommera surintendant général de toutes les bibliothèques de France; surintendance appointée comme une ambassade de première classe. La première idée que Bonaparte avait eue de m'employer dans la carrière diplomatique ne lui passait pas: il n'admettait point, pour cause à lui bien connue, que j'eusse cessé de faire partie du ministère des relations extérieures. Et toutefois, malgré ces munificences projetées, son préfet de police m'invite quelque temps après à m'éloigner de Paris, et je vais continuer mes Mémoires à Dieppe[56].
Bonaparte descend au rôle d'écolier taquin; il déterre l'Essai sur les Révolutions et il se réjouit de la guerre qu'il m'attire à ce sujet. Un M. Damaze de Raymond se fit mon champion: je l'allai remercier rue Vivienne[57]. Il avait sur sa cheminée avec ses breloques une tête de mort; quelque temps après il fut tué en duel, et sa charmante figure alla rejoindre la face effroyable qui semblait l'appeler. Tout le monde se battait alors: un des mouchards chargés de l'arrestation de Georges reçut de lui une balle dans la tête.
Pour couper court à l'attaque de mauvaise foi de mon puissant adversaire, je m'adressai à ce M. de Pommereul dont je vous ai parlé lors de ma première arrivée à Paris: il était devenu directeur général de l'imprimerie et de la librairie: je lui demandai la permission de réimprimer l'Essai tout entier[58]. On peut voir ma correspondance et le résultat de cette correspondance dans la préface de l'Essai sur les Révolutions, édition de 1826, tome IIe des Œuvres complètes. Au surplus, le gouvernement impérial avait grandement raison de me refuser la réimpression de l'ouvrage en entier; l'Essai n'était, ni par rapport aux libertés, ni par rapport à la monarchie légitime, un livre qu'on dût publier lorsque régnaient le despotisme et l'usurpation. La police se donnait des airs d'impartialité en laissant dire quelque chose en ma faveur, et elle riait en m'empêchant de faire la seule chose qui me pût défendre. Au retour de Louis XVIII on exhuma de nouveau l'Essai; comme on avait voulu s'en servir contre moi au temps de l'Empire, sous le rapport politique, on voulait me l'opposer, aux jours de la Restauration, sous le rapport religieux. J'ai fait une amende honorable si complète de mes erreurs dans les notes de la nouvelle édition de l'Essai historique, qu'il n'y a plus rien à me reprocher. La postérité viendra; elle prononcera sur le livre et sur le commentaire, si ces vieilleries-là peuvent encore l'occuper. J'ose espérer qu'elle jugera l'Essai comme ma tête grise l'a jugé; car, en avançant dans la vie, on prend de l'équité de cet avenir dont on approche. Le livre et les notes me mettent devant les hommes tel que j'ai été au début de ma carrière, tel que je suis au terme de cette carrière.
Au surplus, cet ouvrage que j'ai traité avec une rigueur impitoyable offre le compendium de mon existence comme poète, moraliste et homme politique futur. La sève du travail est surabondante, l'audace des opinions poussée aussi loin qu'elle peut aller. Force est de reconnaître que, dans les diverses routes où je me suis engagé, les préjugés ne m'ont jamais conduit, que je n'ai jamais été aveugle dans aucune cause, qu'aucun intérêt ne m'a guidé, que les partis que j'ai pris ont toujours été de mon choix.
Dans l'Essai, mon indépendance en religion et en politique est complète; j'examine tout: républicain, je sers la monarchie; philosophe, j'honore la religion. Ce ne sont point là des contradictions, ce sont des conséquences forcées de l'incertitude de la théorie et de la certitude de la pratique chez les hommes. Mon esprit, fait pour ne croire à rien, pas même à moi, fait pour dédaigner tout, grandeurs et misères, peuples et rois, a nonobstant été dominé par un instinct de raison qui lui commandait de se soumettre à ce qu'il y a de reconnu beau: religion, justice, humanité, égalité, liberté, gloire. Ce que l'on rêve aujourd'hui de l'avenir, ce que la génération actuelle s'imagine avoir découvert d'une société à naître, fondée sur des principes tout différents de ceux de la vieille société, se trouve positivement annoncé dans l'Essai. J'ai devancé de trente années ceux qui se disent les proclamateurs d'un monde inconnu. Mes actes ont été de l'ancienne cité, mes pensées de la nouvelle; les premiers de mon devoir, les dernières de ma nature.
L'Essai n'était pas un livre impie; c'était un livre de doute et de douleur. Je l'ai déjà dit[59].
Du reste, j'ai dû m'exagérer ma faute et racheter par des idées d'ordre tant d'idées passionnées répandues dans mes ouvrages. J'ai peur au début de ma carrière d'avoir fait du mal à la jeunesse; j'ai à réparer auprès d'elle, et je lui dois au moins d'autres leçons. Qu'elle sache qu'on peut lutter avec succès contre une nature troublée; la beauté morale, la beauté divine, supérieure à tous les rêves de la terre, je l'ai vue; il ne faut qu'un peu de courage pour l'atteindre et s'y tenir.
Afin d'achever ce que j'ai à dire sur ma carrière littéraire, je dois mentionner l'ouvrage qui la commença, et qui demeura en manuscrit jusqu'à l'année où je l'insérai dans mes Œuvres complètes.
À la tête des Natchez, la préface a raconté comment l'ouvrage fut retrouvé en Angleterre par les soins et les obligeantes recherches de MM. de Thuisy[60].
Un manuscrit dont j'ai pu tirer Atala, René, et plusieurs descriptions placées dans le Génie du christianisme, n'est pas tout à fait stérile[61]. Ce premier manuscrit était écrit de suite; sans section; tous les sujets y étaient confondus: voyages, histoire naturelle, partie dramatique, etc.; mais auprès de ce manuscrit d'un seul jet il en existait un autre partagé en livres. Dans ce second travail, j'avais non seulement procédé à la division de la matière, mais j'avais encore changé le genre de la composition, en la faisant passer du roman à l'épopée.
Un jeune homme qui entasse pêle-mêle ses idées, ses inventions, ses études, ses lectures, doit produire le chaos; mais aussi dans ce chaos il y a une certaine fécondité qui tient à la puissance de l'âge.
Il m'est arrivé ce qui n'est peut-être jamais arrivé à un auteur: c'est de relire après trente années un manuscrit que j'avais totalement oublié.
J'avais un danger à craindre. En repassant le pinceau sur le tableau, je pouvais éteindre les couleurs; une main plus sûre, mais moins rapide, courait risque, en effaçant quelques traits incorrects, de faire disparaître les touches les plus vives de la jeunesse: il fallait conserver à la composition son indépendance, et pour ainsi dire sa fougue; il fallait laisser l'écume au frein du jeune coursier. S'il y a dans les Natchez des choses que je ne hasarderais qu'en tremblant aujourd'hui, il y a aussi des choses que je ne voudrais plus écrire, notamment la lettre de René dans le second volume. Elle est de ma première manière, et reproduit tout René: je ne sais ce que les René qui m'ont suivi ont pu dire pour mieux approcher de la folie.
Les Natchez s'ouvrent par une invocation au désert et à l'astre des nuits, divinités suprêmes de ma jeunesse:
«À l'ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la solitude, tels que n'en ont point encore entendu des oreilles mortelles; je veux raconter vos malheurs, ô Natchez! ô nation de la Louisiane dont il ne reste plus que les souvenirs! Les infortunes d'un obscur habitant des bois auraient-elles moins de droits à nos pleurs que celles des autres hommes? et les mausolées des rois dans nos temples sont-ils plus touchants que le tombeau d'un Indien sous le chêne de sa patrie?
«Et toi, flambeau des méditations, astre des nuits, sois pour moi l'astre du Pinde! Marche devant mes pas, à travers les régions inconnues du Nouveau Monde, pour me découvrir à ta lumière les secrets ravissants de ces déserts!»
Mes deux natures sont confondues dans ce bizarre ouvrage, particulièrement dans l'original primitif. On y trouve des incidents politiques et des intrigues de roman; mais à travers la narration on entend partout une voix qui chante, et qui semble venir d'une région inconnue.
De 1812 à 1814, il n'y a plus que deux années pour finir l'Empire[62], et ces deux années dont on a vu quelque chose par anticipation, je les employai à des recherches sur la France et à la rédaction de quelques livres de ces Mémoires; mais je n'imprimai plus rien. Ma vie de poésie et d'érudition fut véritablement close par la publication de mes trois grands ouvrages, le Génie du christianisme, les Martyrs et l'Itinéraire. Mes écrits politiques commencèrent à la Restauration; avec ces écrits également commença mon existence politique active. Ici donc se termine ma carrière littéraire proprement dite; entraîné par le flot des jours, je l'avais omise; ce n'est qu'en cette année 1839 que j'ai rappelé des temps laissés en arrière de 1800 à 1814.
Cette carrière littéraire, comme il vous a été loisible de vous en convaincre, ne fut pas moins troublée que ma carrière de voyageur et de soldat; il y eut aussi des travaux, des rencontres et du sang dans l'arène; tout n'y fut pas muses et fontaine Castalie; ma carrière politique fut encore plus orageuse.
Peut-être quelques débris marqueront-ils le lieu qu'occupèrent mes jardins d'Acadème. Le Génie du christianisme commence la révolution religieuse contre le philosophisme du XVIIIe siècle. Je préparais en même temps cette révolution qui menace notre langue, car il ne pouvait y avoir renouvellement dans l'idée qu'il n'eût innovation dans le style. Y aura-t-il après moi d'autres formes de l'art à présent inconnues? Pourra-t-on partir de nos études actuelles afin d'avancer, comme nous sommes partis des études passées pour faire un pas? Est-il des bornes qu'on ne saurait franchir, parce qu'on se vient heurter contre la nature des choses? Ces bornes ne se trouvent-elles point dans la division des langues modernes, dans la caducité de ces mêmes langues, dans les vanités humaines telles que la société nouvelle les a faites? Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'époque de leur perfectionnement; parvenues à leur apogée, elles restent un moment stationnaires, puis elles descendent sans pouvoir remonter.
Maintenant, le récit que j'achève rejoint les premiers livres de ma vie politique, précédemment écrits à des dates diverses. Je me sens un peu plus de courage en rentrant dans les parties faites de mon édifice. Quand je me suis remis au travail, je tremblais que le vieux fils de Cœlus ne vît changer en truelle de plomb la truelle d'or du bâtisseur de Troie. Pourtant il me semble que ma mémoire, chargée de me verser mes souvenirs, ne m'a pas trop failli: avez-vous beaucoup senti la glace de l'hiver dans ma narration? trouvez-vous une énorme différence entre les poussières éteintes que j'ai essayé de ranimer, et les personnages vivants que je vous ai fait voir en vous racontant ma première jeunesse? Mes années sont mes secrétaires; quand l'une d'entre elles vient à mourir, elle passe la plume à sa puînée, et je continue de dicter; comme elles sont sœurs, elles ont à peu près la même main.
TROISIÈME PARTIE
CARRIÈRE POLITIQUE
1814-1830
LIVRE PREMIER
De Bonaparte. — Bonaparte. — Sa famille. — Branche particulière des Bonaparte de la Corse. — Naissance et enfance de Bonaparte. — La Corse de Bonaparte. — Paoli. — Deux pamphlets. — Brevet de capitaine. — Toulon. — Journées de Vendémiaire. — Suite. — Campagnes d'Italie. — Congrès de Rastadt. — Retour de Napoléon en France. — Napoléon est nommé chef de l'armée dite d'Angleterre. — Il part pour l'expédition d'Égypte. — Expédition d'Égypte. — Malte. — Bataille des Pyramides. — Le Caire. — Napoléon dans la grande pyramide. — Suez. — Opinion de l'armée. — Campagne de Syrie. — Retour en Égypte. — Conquête de la Haute-Égypte. — Bataille d'Aboukir. — Billets et lettres de Napoléon. — Il repasse en France. — Dix-huit brumaire. — Deuxième coalition. — Position de la France au retour de Bonaparte de la campagne d'Égypte. — Consulat. — Deuxième campagne d'Italie. — Victoire de Marengo. — Victoire de Hohenlinden, — Paix de Lunéville. — Paix d'Amiens. — Rupture du traité. — Bonaparte élevé à l'empire. — Empire. — Sacre. — Royaume d'Italie. — Invasion de l'Allemagne. — Austerlitz. — Traité de paix de Presbourg. — Le Sanhédrin. — Quatrième coalition. — Campagne de Prusse. — Décret de Berlin. — Guerre en Pologne contre la Russie. Tilsit. — Projet de Partage du monde entre Napoléon et Alexandre. — Paix. — Guerre d'Espagne. — Erfurt, — Apparition de Wellington. — Pie VII. — Réunion des États romains à la France. — Protestation du Souverain Pontife. — Il est enlevé de Rome. — Cinquième coalition. — Prise de Vienne. — Bataille d'Essling. — Bataille de Wagram. — Paix signée dans le palais de l'Empereur d'Autriche. — Divorce. — Napoléon épouse Marie-Louise. — Naissance du roi de Rome.
La jeunesse est une chose charmante: elle part au commencement de la vie couronnée de fleurs comme la flotte athénienne pour aller conquérir la Sicile et les délicieuses campagnes d'Enna. La prière est dite à haute voix par le prêtre de Neptune; les libations sont faites avec des coupes d'or; la foule, bordant la mer, unit ses invocations à celle du pilote; le pæan est chanté, tandis que la voile se déploie aux rayons et au souffle de l'aurore. Alcibiade, vêtu de pourpre et beau comme l'Amour, se fait remarquer sur les trirèmes, fier des sept chars qu'il a lancés dans la carrière d'Olympie. Mais à peine l'île d'Alcinoüs est-elle passée, l'illusion s'évanouit: Alcibiade banni va vieillir loin de sa patrie et mourir percé de flèches sur le sein de Timandra. Les compagnons de ses premières espérances, esclaves à Syracuse, n'ont pour alléger le poids de leurs chaînes que quelques vers d'Euripide.
Vous avez vu ma jeunesse quitter le rivage; elle n'avait pas la beauté du pupille de Périclès, élevé sur les genoux d'Aspasie; mais elle en avait les heures matineuses: et des désirs et des songes, Dieu sait! Je vous les ai peints, ces songes: aujourd'hui, retournant à la terre après maint exil, je n'ai plus à vous raconter que des vérités tristes comme mon âge. Si parfois je fais entendre encore les accords de la lyre, ce sont les dernières harmonies du poète qui cherche à se guérir de la blessure des flèches du temps, ou à se consoler de la servitude des années.
Vous savez la mutabilité de ma vie dans mon état de voyageur et soldat; vous connaissez mon existence littéraire depuis 1800 jusqu'à 1813, année où vous m'avez laissé à la Vallée-aux-Loups qui m'appartenait encore, lorsque ma carrière politique s'ouvrit. Nous entrons présentement dans cette carrière: avant d'y pénétrer, force m'est de revenir sur les faits généraux que j'ai sautés en ne m'occupant que de mes travaux et de mes propres aventures: ces faits sont de la façon de Napoléon. Passons donc à lui; parlons du vaste édifice qui se construisait en dehors de mes songes. Je deviens maintenant historien sans cesser d'être écrivain de mémoires; un intérêt public va soutenir mes confidences privées; mes petits récits se grouperont autour de ma narration.
Lorsque la guerre de la Révolution éclata, les rois ne la comprirent point; ils virent une révolte où ils auraient dû voir le changement des nations, la fin et le commencement d'un monde: ils se flattèrent qu'il ne s'agissait pour eux que d'agrandir leurs États de quelques provinces arrachées à la France; ils croyaient à l'ancienne tactique militaire, aux anciens traités diplomatiques, aux négociations des cabinets; et des conscrits allaient chasser les grenadiers de Frédéric, des monarques allaient venir solliciter la paix dans les antichambres de quelques démagogues obscurs, et la terrible opinion révolutionnaire allait dénouer sur les échafauds les intrigues de la vieille Europe. Cette vieille Europe pensait ne combattre que la France; elle ne s'apercevait pas qu'un siècle nouveau marchait sur elle.
Bonaparte dans le cours de ses succès toujours croissants semblait appelé à changer les dynasties royales, à rendre la sienne la plus âgée de toutes. Il avait fait rois les électeurs de Bavière, de Wurtemberg et de Saxe; il avait donné la couronne de Naples à Murat, celle d'Espagne à Joseph, celle de Hollande à Louis, celle de Westphalie à Jérôme; sa sœur, Élisa Bacciochi, était princesse de Lucques; il était, pour son propre compte, empereur des Français, roi d'Italie, dans lequel royaume se trouvaient compris Venise, la Toscane, Parme et Plaisance; le Piémont était réuni à la France; il avait consenti à laisser régner en Suède un de ses capitaines, Bernadotte; par le traité de la confédération du Rhin, il exerçait les droits de la maison d'Autriche sur l'Allemagne; il s'était déclaré médiateur de la confédération helvétique; il avait jeté bas la Prusse; sans posséder une barque, il avait déclaré les Îles Britanniques en état de blocus. L'Angleterre malgré ses flottes fut au moment de n'avoir pas un port en Europe pour y décharger un ballot de marchandises ou pour y mettre une lettre à la poste.
Les États du pape faisaient partie de l'empire français; le Tibre était un département de la France. On voyait dans les rues de Paris des cardinaux demi-prisonniers qui, passant la tête à la portière de leur fiacre, demandaient: «Est-ce ici que demeure le roi de...?—Non, répondait le commissionnaire interrogé, c'est plus haut.» L'Autriche ne s'était rachetée qu'en livrant sa fille: le chevaucheur du midi réclama Honoria de Valentinien, avec la moitié des provinces de l'empire.
Comment s'étaient opérés ces miracles? Quelles qualités possédait l'homme qui les enfanta? Quelles qualités lui manquèrent pour les achever? Je vais suivre l'immense fortune de Bonaparte qui, nonobstant, a passé si vite que ses jours occupent une courte période du temps renfermé dans ces Mémoires. De fastidieuses productions de généalogies, de froides disquisitions sur les faits, d'insipides vérifications de dates sont les charges et les servitudes de l'écrivain.
Le premier Buonaparte (Bonaparte) dont il soit fait mention dans les annales modernes est Jacques Buonaparte, lequel, augure du conquérant futur, nous a laissé l'histoire du sac de Rome en 1527, dont il avait été témoin oculaire. Napoléon-Louis Bonaparte, fils aîné de la duchesse de Saint-Leu, mort après l'insurrection de la Romagne, a traduit en français ce document curieux; à la tête de la traduction il a placé une généalogie des Buonaparte.
Le traducteur dit «qu'il se contentera de remplir les lacunes de la préface de l'éditeur de Cologne, en publiant sur la famille Bonaparte des détails authentiques; lambeaux d'histoire, dit-il, presque entièrement oubliés, mais au moins intéressants pour ceux qui aiment à retrouver dans les annales des temps passés l'origine d'une illustration plus récente.»
Suit une généalogie où l'on voit un chevalier Nordille Buonaparte, lequel, le 2 avril 1266, cautionna le prince Conradin de Souabe (celui-là même à qui le duc d'Anjou fit trancher la tête) pour la valeur des droits de douane des effets dudit prince. Vers l'an 1255 commencèrent les proscriptions des familles trévisanes: une branche des Buonaparte alla s'établir en Toscane, où on les rencontre dans les hautes places de l'État. Louis-Marie-Fortuné Buonaparte, de la branche établie à Sarzane, passa en Corse en 1612, se fixa à Ajaccio et devint le chef de la branche des Bonaparte de Corse. Les Bonaparte portent de gueules à deux barres d'or accompagné de deux étoiles.
Il y a une autre généalogie que M. Panckoucke a placée à la tête du recueil des écrits de Bonaparte; elle diffère en plusieurs points de celle qu'a donnée Napoléon-Louis. D'un autre côté, madame d'Abrantès veut que Bonaparte soit un Comnène, alléguant que le nom de Bonaparte est la traduction littérale du grec Calomeros, surnom des Comnène.[63]
Napoléon-Louis croit devoir terminer sa généalogie par ces paroles: «J'ai omis beaucoup de détails, car les titres de noblesse ne sont un objet de curiosité que pour un petit nombre de personnes, et d'ailleurs la famille Bonaparte n'en retirerait aucun lustre.
«Qui sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux.»
Nonobstant ce vers philosophique, la généalogie subsiste, Napoléon-Louis veut bien faire à son siècle la concession d'un apophthegme démocratique sans que cela tire à conséquence.
Tout ici est singulier: Jacques Buonaparte, historien du sac de Rome et de la détention du pape Clément VII par les soldats du connétable de Bourbon, est du même sang que Napoléon Buonaparte, destructeur de tant de villes, maître de Rome changée en préfecture, roi d'Italie, dominateur de la couronne des Bourbons et geôlier de Pie VII, après avoir été sacré empereur des Français par la main de ce pontife. Le traducteur de l'ouvrage de Jacques Buonaparte est Napoléon-Louis Buonaparte, neveu de Napoléon, et fils du roi de Hollande, frère de Napoléon; et ce jeune homme vient de mourir dans la dernière insurrection de la Romagne, à quelque distance des deux villes où la mère et la veuve de Napoléon sont exilées, au moment où les Bourbons tombent du trône pour la troisième fois.
Comme il aurait été assez difficile de faire de Napoléon le fils de Jupiter Ammon par le serpent aimé d'Olympias, ou le petit-fils de Vénus par Anchise, de savants affranchis[64] trouvèrent une autre merveille à leur usage: ils démontrèrent à l'empereur qu'il descendait en ligne directe du Masque de fer. Le gouverneur des îles Sainte-Marguerite se nommait Bonpart; il avait une fille; le Masque de fer, frère jumeau de Louis XIV, devint amoureux de la fille de son geôlier et l'épousa secrètement, de l'aveu même de la cour. Les enfants qui naquirent de cette union furent clandestinement portés en Corse, sous le nom de leur mère; les Bonpart se transformèrent en Bonaparte par la différence du langage. Ainsi le Masque de fer serait devenu le mystérieux aïeul, à face de bronze, du grand homme, rattaché de la sorte au grand roi.
La branche des Franchini-Bonaparte porte sur son écu trois fleurs de lis d'or. Napoléon souriait d'un air d'incrédulité à cette généalogie, mais il souriait: c'était toujours un royaume revendiqué au profit de sa famille. Napoléon affectait une indifférence qu'il n'avait pas, car il avait lui-même fait venir sa généalogie de Toscane (Bourrienne). Précisément parce que la divinité de la naissance manque à Bonaparte, cette naissance est merveilleuse: «Je voyais, dit Démosthène, ce Philippe contre qui nous combattions pour la liberté de la Grèce et le salut de ses Républiques, l'œil crevé, l'épaule brisée, la main affaiblie, la cuisse retirée, offrir avec une fermeté inaltérable tous ses membres aux coups du sort, satisfait de vivre pour l'honneur et de se couronner des palmes de la victoire.»
Or, Philippe était père d'Alexandre; Alexandre était donc fils de roi et d'un roi digne de l'être; par ce double fait, il commanda l'obéissance. Alexandre, né sur le trône, n'eut pas, comme Bonaparte, une petite vie à traverser afin d'arriver à une grande vie. Alexandre n'offre pas la disparate de deux carrières; son précepteur est Aristote; dompter Bucéphale est un des passe-temps de son enfance. Napoléon pour s'instruire n'a qu'un maître vulgaire; des coursiers ne sont point à sa disposition; il est le moins riche de ses compagnons d'étude. Ce sous-lieutenant d'artillerie, sans serviteurs, va tout à l'heure obliger l'Europe à le reconnaître; ce petit caporal mandera dans ses antichambres les plus grands souverains de l'Europe:
Ils ne sont pas venus, nos deux rois? Qu'on leur die
Qu'ils se font trop attendre et qu'Attila s'ennuie.
Napoléon, qui s'écriait avec tant de sens: «Oh! si j'étais mon petit-fils!» ne trouvait point le pouvoir dans sa famille, il le créa: quelles facultés diverses cette création ne suppose-t-elle pas! Veut-on que Napoléon n'ait été que le metteur en œuvre de l'intelligence sociale répandue autour de lui; intelligence que des événements inouïs, des périls extraordinaires, avaient développée? Cette supposition admise, il n'en serait pas moins étonnant: en effet, que serait-ce qu'un homme capable de diriger et de s'approprier tant de supériorités étrangères?
Toutefois si Napoléon n'était pas né prince, il était, selon l'ancienne expression, fils de famille. M. de Marbeuf, gouverneur de l'île de Corse, fit entrer Napoléon dans un collège près d'Autun[65]; il fut admis ensuite à l'école militaire de Brienne[66]. Élisa, madame Bacciochi, reçut son éducation à Saint-Cyr: Bonaparte réclama sa sœur quand la Révolution brisa les portes de ces retraites religieuses. Ainsi l'on trouve une sœur de Napoléon pour dernière élève d'une institution dont Louis XIV avait entendu les premières jeunes filles chanter les chœurs de Racine.
Les preuves de noblesse exigées pour l'admission de Napoléon à une école militaire furent faites: elles contiennent l'extrait baptistaire de Charles Bonaparte, père de Napoléon, duquel Charles on remonte à François, dixième ascendant; un certificat des nobles principaux de la ville d'Ajaccio, prouvant que la famille Bonaparte a toujours été au nombre des plus anciennes et des plus nobles; un acte de reconnaissance de la famille Bonaparte de Toscane, jouissant du patriciat et déclarant que son origine est commune avec la famille Bonaparte de Corse, etc., etc.
«Lors de l'entrée de Bonaparte à Trévise,» dit M. de Las Cases, «on lui annonça que sa famille y avait été puissante; à Bologne, qu'elle y avait été inscrite sur le livre d'or ... À l'entrevue de Dresde, l'empereur François apprit à l'empereur Napoléon que sa famille avait été souveraine à Trévise, et qu'il s'en était fait représenter les documents: il ajouta qu'il était sans prix d'avoir été souverain, et qu'il fallait le dire à Marie-Louise, à qui cela ferait grand plaisir.»
Né d'une race de gentilshommes, laquelle avait des alliances avec les Orsini, les Lomelli, les Médicis, Napoléon, violenté par la Révolution, ne fut démocrate qu'un moment; c'est ce qui ressort de tout ce qu'il dit et écrit: dominé par son rang, ses penchants étaient aristocratiques. Pascal Paoli ne fut point le parrain de Napoléon, comme on l'a dit: ce fut l'obscur Laurent Giubega, de Calvi; on apprend cette particularité du registre de baptême tenu à Ajaccio par l'économe, le prêtre Diamante.
J'ai peur de compromettre Napoléon en le replaçant à son rang dans l'aristocratie. Cromwell, dans son discours prononcé au Parlement le 12 septembre 1654, déclare être né gentilhomme; Mirabeau, La Fayette, Desaix et cent autres partisans de la Révolution étaient nobles aussi. Les Anglais ont prétendu que le prénom de l'empereur était Nicolas, d'où en dérision ils disaient Nic. Ce beau nom de Napoléon venait à l'empereur d'un de ses oncles qui maria sa fille avec un Ornano. Saint Napoléon est un martyr grec. D'après les commentateurs de Dante, le comte Orso était fils de Napoléon de Cerbaja. Personne autrefois, en lisant l'histoire, n'était arrêté par ce nom qu'ont porté plusieurs cardinaux; il frappe aujourd'hui. La gloire d'un homme ne remonte pas, elle descend. Le Nil à sa source n'est connu que de quelques Éthiopiens; à son embouchure, de quel peuple est-il ignoré?
Il reste constaté que le vrai nom de Bonaparte est Buonaparte; il l'a signé lui-même de la sorte dans toute sa campagne d'Italie et jusqu'à l'âge de trente-trois ans. Il le francisa ensuite, et ne signa plus que Bonaparte: je lui laisse le nom qu'il s'est donné et qu'il a gravé au pied de son indestructible statue[67].
Bonaparte s'est-il rajeuni d'un an afin de se trouver Français, c'est-à-dire afin que sa naissance ne précédât pas la date de la réunion de la Corse à la France? Cette question est traitée à fond d'une manière courte, mais substantielle, par M. Eckard[68]: on peut lire sa brochure. Il en résulte que Bonaparte est né le 5 février 1768, et non pas le 15 août 1769, malgré l'assertion positive de M. Bourrienne. C'est pourquoi le sénat conservateur, dans sa proclamation du 3 avril 1814, traite Napoléon d'étranger.
L'acte de célébration du mariage de Bonaparte avec Marie-Josèphe-Rose de Tascher, inscrit au registre de l'état civil du deuxième arrondissement de Paris, 19 ventôse an IV (9 mars 1796), porte que Napoléon Buonaparte naquit à Ajaccio le 5 février 1768, et que son acte de naissance, visé par l'officier civil, constate cette date. Cette date s'accorde parfaitement avec ce qui est dit dans l'acte de mariage, que l'époux est âgé de vingt-huit ans.
L'acte de naissance de Napoléon, présenté à la mairie du deuxième arrondissement lors de la célébration de son mariage avec Joséphine, fut retiré par un des aides de camp de l'empereur au commencement de 1810, lorsqu'on procédait à l'annulation du mariage de Napoléon avec Joséphine. M. Duclos, n'osant résister à l'ordre impérial, écrivit au moment même sur une des pièces de la liasse Bonaparte: Son acte de naissance lui a été remis, ne pouvant, à l'instant de sa demande, lui en délivrer copie. La date de la naissance de Joséphine est altérée dans l'acte de mariage, grattée et surchargée, quoiqu'on en découvre à la loupe les premiers linéaments. L'impératrice s'est ôté quatre ans: les plaisanteries qu'on faisait sur ce sujet au château des Tuileries et à Sainte-Hélène sont mauvaises et ingrates.
L'acte de naissance de Bonaparte, enlevé par l'aide de camp en 1810, a disparu; toutes les recherches pour le découvrir ont été infructueuses.
Ce sont là des faits irréfragables, et aussi je pense, d'après ces faits, que Napoléon est né à Ajaccio le 5 février 1768. Cependant je ne dissimule pas les embarras historiques qui se présentent à l'adoption de cette date.
Joseph frère aîné de Bonaparte, est né le 5 janvier 1768; son frère cadet, Napoléon, ne peut être né la même année, à moins que la date de la naissance de Joseph ne soit pareillement altérée: cela est supposable, car tous les actes de l'état civil de Napoléon et de Joséphine sont soupçonnés d'être des faux. Nonobstant une juste suspicion de fraude, le comte de Beaumont, sous-préfet de Calvi, dans ses Observations sur la Corse, affirme que le registre de l'état civil d'Ajaccio marque la naissance de Napoléon au 15 août 1769. Enfin les papiers que m'avait prêtés M. Libri démontraient que Bonaparte lui-même se regardait comme étant né le 13 août 1769 à une époque où il ne pouvait avoir aucune raison pour désirer se rajeunir. Mais restent toujours la date officielle des pièces de son premier mariage et la suppression de son acte de naissance[69].
Quoi qu'il en soit, Bonaparte ne gagnerait rien à cette transposition de vie: si vous fixez sa nativité au 15 août 1769, force est de reporter sa conception vers le 15 novembre 1768; or, la Corse n'a été cédée à la France que par le traité du 15 mai 1769; les dernières soumissions des Pièves (cantons de la Corse) ne se sont même effectuées que le 14 juin 1769. D'après les calculs les plus indulgents, Napoléon ne serait encore Français que de quelques heures de nuit dans le sein de sa mère. Eh bien, s'il n'a été que le citoyen d'une patrie douteuse, cela classe à part sa nature: existence tombée d'en haut, pouvant appartenir à tous les temps et à tous les pays.
Toutefois Bonaparte a incliné vers la patrie italienne; il détesta les Français jusqu'à l'époque où leur vaillance lui donna l'empire. Les preuves de cette aversion abondent dans les écrits de sa jeunesse. Dans une note que Napoléon a écrite sur le suicide, on trouve ce passage: «Mes compatriotes, chargés de chaînes, embrassent en tremblant la main qui les opprime ... Français, non contents de nous avoir ravi tout ce que nous chérissons, vous avez encore corrompu nos mœurs.»
Une lettre écrite à Paoli en Angleterre, en 1789, lettre qui a été rendue publique, commence de la sorte:
«Je naquis quand la patrie périssait. Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes regards.»
Une autre lettre de Napoléon à M. Gubica, greffier en chef des États de la Corse, porte:
«Tandis que la France renaît, que deviendrons-nous, nous autres infortunés Corses? Toujours vils, continuerons-nous à baiser la main insolente qui nous opprime? continuerons-nous à voir tous les emplois que le droit naturel nous destinait occupés par des étrangers aussi méprisables par leurs mœurs et leur conduite que leur naissance est abjecte?»
Enfin le brouillon d'une troisième lettre manuscrite de Bonaparte, touchant la reconnaissance par les Corses de l'Assemblée nationale de 1789 débute ainsi:
«Messieurs,
«Ce fut par le sang que les Français étaient parvenus à nous gouverner; ce fut par le sang qu'ils voulurent assurer leur conquête. Le militaire, l'homme de loi, le financier, se réunirent pour nous opprimer, nous mépriser et nous faire avaler à longs traits la coupe de l'ignominie. Nous avons assez longtemps souffert leurs vexations; mais puisque nous n'avons pas eu le courage de nous en affranchir de nous-mêmes, oublions-les à jamais; qu'ils redescendent dans le mépris qu'ils méritent, ou du moins qu'ils aillent briguer dans leur patrie la confiance des peuples: certes, ils n'obtiendront jamais la nôtre.»
Les préventions de Napoléon contre la mère-patrie ne s'effacèrent pas entièrement: sur le trône, il parut nous oublier; il ne parla plus que de lui, de son empire, de ses soldats, presque jamais des Français; cette phrase lui échappait: «Vous autres Français.»
L'empereur, dans les papiers de Sainte-Hélène, raconte que sa mère, surprise par les douleurs, l'avait laissé tomber de ses entrailles sur un tapis à grand ramage, représentant les héros de l'Iliade: il n'en serait pas moins ce qu'il est, fût-il tombé dans du chaume.
Je viens de parler de papiers retrouvés; lorsque j'étais ambassadeur à Rome, en 1828, le cardinal Fesch, en me montrant ses tableaux et ses livres, me dit avoir des manuscrits de la jeunesse de Napoléon; Il y attachait si peu d'importance qu'il me proposa de me les montrer: je quittai Rome, et je n'eus pas le temps de compulser les documents. Au décès de Madame mère et du cardinal Fesch, divers objets de la succession ont été dispersés; le carton qui renfermait les essais de Napoléon a été apporté à Lyon avec plusieurs autres; il est tombé entre les mains de M. Libri[70]. M. Libri a inséré dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars de cette année 1842 une notice détaillée des papiers du cardinal Fesch; il a bien voulu depuis m'envoyer le carton. J'ai profité de la communication pour accroître l'ancien texte de mes Mémoires concernant Napoléon, toute réserve faite à un plus ample informé quant aux renseignements contradictoires et aux objections à survenir.
Benson, dans ses Esquisses de la Corse (Sketches of Corsica), parle de la maison de campagne qu'habitait la famille de Bonaparte:
«En allant le long du rivage de la mer d'Ajaccio, vers l'île Sanguinière, à environ un mille de la ville, on rencontre deux piliers de pierre, fragments d'une porte qui s'ouvrait sur le chemin; elle conduisait à une villa en ruine, autrefois résidence du demi-frère utérin de madame Bonaparte, que Napoléon créa cardinal Fesch. Les restes d'un petit pavillon sont visibles au-dessous d'un rocher; l'entrée en est quasi obstruée par un figuier touffu: c'était la retraite accoutumée de Bonaparte, quand les vacances de l'école dans laquelle il étudiait lui permettaient de revenir chez lui.»
L'amour du pays natal suivit chez Napoléon sa marche ordinaire. Bonaparte, en 1788, écrivait, à propos de M. de Sussy, que la Corse offrait un printemps perpétuel; il ne parla plus de son île quand il fut heureux; il avait même de l'antipathie pour elle; elle lui rappelait un berceau trop étroit. Mais à Sainte-Hélène sa patrie lui revint en mémoire: «La Corse avait mille charmes pour Napoléon[71]; il en détaillait les plus grands traits, la coupe hardie de sa structure physique. Tout y était meilleur, disait-il; il n'y avait pas jusqu'à l'odeur du sol même: elle lui eût suffi pour le deviner les yeux fermés; il ne l'avait retrouvée nulle part. Il s'y voyait dans ses premières années, à ses premières amours; il s'y trouvait dans sa jeunesse au milieu des précipices, franchissant les sommets élevés, les vallées profondes.»
Napoléon trouva le roman dans son berceau; ce roman commence à Vanina, tuée par Sampietro, son mari[72]. Le baron de Neuhof, ou le roi Théodore, avait paru sur tous les rivages, demandant des secours à l'Angleterre, au pape, au Grand Turc, au bey de Tunis, après s'être fait couronner roi des Corses, qui ne savaient à qui se donner[73]. Voltaire en rit. Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l'Europe du bruit de leur nom. Buttafuoco[74] pria J.-J. Rousseau d'être le législateur de la Corse[75]; le philosophe de Genève songeait à s'établir dans la patrie de celui qui, en dérangeant les Alpes, emporta Genève sous son bras. «Il est encore en Europe, écrivait Rousseau, un pays capable de législation; c'est l'île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériteraient bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J'ai quelque pressentiment qu'un jour cette petite île étonnera l'Europe[76].»
Nourri au milieu de la Corse, Bonaparte fut élevé à cette école primaire des révolutions; il ne nous apporta pas à son début le calme ou les passions du jeune âge, mais un esprit déjà empreint des passions politiques. Ceci change l'idée qu'on s'est formée de Napoléon.
Quand un homme est devenu fameux, on lui compose des antécédents: les enfants prédestinés, selon les biographes, sont fougueux, tapageurs, indomptables; ils apprennent tout, ou n'apprennent rien; le plus souvent aussi ce sont des enfants tristes, qui ne partagent point les jeux de leurs compagnons, qui rêvent à l'écart et sont déjà poursuivis du nom qui les menace. Voilà qu'un enthousiaste a déterré des billets extrêmement communs (sans doute italiens) de Napoléon à ses grands parents; il nous faut avaler ces puériles âneries. Les pronostics de notre futurition sont vains; nous sommes ce que nous font les circonstances; qu'un enfant soit gai ou triste, silencieux ou bruyant, qu'il montre ou ne montre pas des aptitudes au travail, nul augure à en tirer. Arrêtez un écolier à seize ans; tout intelligent que vous le fassiez, cet enfant prodige, fixé à trois lustres, restera un imbécile; l'enfant manque même de la plus belle des grâces, le sourire: il rit, et ne sourit pas.
Napoléon était donc un petit garçon ni plus ni moins distingué que ses émules: «Je n'étais, dit-il, qu'un enfant obstiné et curieux.» Il aimait les renoncules et il mangeait des cerises avec mademoiselle Colombier. Quand il quitta la maison paternelle, il ne savait que l'italien; son ignorance de la langue de Turenne était presque complète. Comme le maréchal de Saxe Allemand, Bonaparte Italien ne mettait pas un mot d'orthographe; Henri IV, Louis XIV et le maréchal de Richelieu, moins excusables, n'étaient guère plus corrects. C'est visiblement pour cacher la négligence de son instruction que Napoléon a rendu son écriture indéchiffrable. Sorti de la Corse à neuf ans, il ne revit son île que huit ans après. À l'école de Brienne, il n'avait rien d'extraordinaire ni dans sa manière d'étudier, ni dans son extérieur. Ses camarades le plaisantaient sur son nom de Napoléon et sur son pays; il disait à son camarade Bourrienne: «Je ferai à tes Français tout le mal que je pourrai.» Dans un compte rendu au roi, en 1784, M. de Kéralio affirme que le jeune Bonaparte serait un excellent marin; la phrase est suspecte, car ce compte rendu n'a été retrouvé que quand Napoléon inspectait la flottille de Boulogne.[77]
Sorti de Brienne le 14 octobre 1784[78], Bonaparte passa à l'École militaire de Paris[79]. La liste civile payait sa pension; il s'affligeait d'être boursier. Cette pension lui fut conservée, témoin ce modèle de reçu trouvé dans le carton Fesch (carton de M. Libri):
«Je soussigné reconnais avoir reçu de M. Biercourt la somme de 200 provenant de la pension que le roi m'a accordée sur les fonds de l'École militaire en qualité d'ancien cadet de l'école de Paris.»
Mademoiselle Permon-Comnène (madame d'Abrantès), fixée tour à tour chez sa mère à Montpellier, à Toulouse et à Paris, ne perdait point de vue son compatriote Bonaparte: «Quand je passe aujourd'hui sur le quai de Conti, écrit-elle, je ne puis m'empêcher de regarder la mansarde, à l'angle gauche de la maison au troisième étage: c'est là que logeait Napoléon toutes les fois qu'il venait chez mes parents.»
Bonaparte n'était pas aimé à son nouveau prytanée: morose et frondeur, il déplaisait à ses maîtres; il blâmait tout sans ménagement. Il adressa un mémoire au sous-principal sur les vices de l'éducation que l'on y recevait: «Ne vaudrait-il pas mieux les astreindre (les élèves) à se suffire à eux-mêmes, c'est-à-dire, moins leur petite cuisine qu'ils ne feraient pas, leur faire manger du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer à battre, brosser leurs habits, à nettoyer leurs souliers et leurs bottes?» C'est ce qu'il ordonna depuis à Fontainebleau et à Saint-Germain.
Le rabroueur délivra l'école de sa présence et fut nommé lieutenant en second d'artillerie au régiment de La Fère[80].
Entre 1784 et 1793 s'étend la carrière littéraire de Napoléon, courte par l'espace, longue par les travaux. Errant avec les corps d'artillerie dont il faisait partie à Auxonne, à Dôle, à Seurres, à Lyon, Bonaparte était attiré à tout endroit de bruit comme l'oiseau appelé par le miroir ou accourant à l'appeau. Attentif aux questions académiques, il y répondait; il s'adressait avec assurance aux personnes puissantes qu'il ne connaissait pas; il se faisait l'égal de tous avant d'en devenir le maître. Tantôt il parlait sous un nom emprunté, tantôt il signait son nom qui ne trahissait point l'anonyme. Il écrivait à l'abbé Raynal, à M. Necker; il envoyait aux ministres des mémoires sur l'organisation de la Corse, sur des projets de défense de Saint-Florent, de la Mortella, du golfe d'Ajaccio, sur la manière de disposer le canon pour jeter des bombes. On ne l'écoutait pas plus qu'on n'avait écouté Mirabeau lorsqu'il rédigeait à Berlin des projets relatifs à la Prusse et à la Hollande. Il étudiait la géographie. On a remarqué qu'en parlant de Sainte-Hélène il la signale par ces seuls mots: «Petite île.» Il s'occupait de la Chine, des Indes, des Arabes. Il travaillait sur les historiens, les philosophes, les économistes, Hérodote, Strabon, Diodore de Sicile, Filangieri, Mably, Smith; il réfutait le Discours sur l'origine et les fondements de l'égalité de l'homme et il écrivait: «Je ne crois pas cela; je ne crois rien de cela.» Lucien Bonaparte raconte que lui, Lucien, avait fait deux copies d'une histoire esquissée par Napoléon. Le manuscrit de cette esquisse s'est retrouvé en partie dans le carton du cardinal Fesch: les recherches sont peu curieuses, le style est commun, l'épisode de Vanina est reproduit sans effet. Le mot de Sampietro aux grands seigneurs de la cour de Henri II après l'assassinat de Vanina vaut tout le récit de Napoléon «Qu'importent au roi de France les démêlés de Sampietro et de sa femme!»
Bonaparte n'avait pas au début de sa vie le moindre pressentiment de son avenir; ce n'était qu'à l'échelon atteint qu'il prenait l'idée de s'élever plus haut: mais s'il n'aspirait pas à monter, il ne voulait pas descendre; on ne pouvait arracher son pied de l'endroit où il l'avait une fois posé. Trois cahiers de manuscrits (carton Fesch) sont consacrés à des recherches sur la Sorbonne et les libertés gallicanes; il y a des correspondances avec Paoli, Salicetti, et surtout avec le P. Dupuy, minime, sous-principal à l'école de Brienne, homme de bon sens et de religion qui donnait des conseils à son jeune élève et qui appelle Napoléon son cher ami.
À ces ingrates études Bonaparte mêlait des pages d'imagination; il parle des femmes; il écrit le Masque prophète, le Roman corse, une nouvelle anglaise, le Comte d'Essex; il a des dialogues sur l'amour qu'il traite avec mépris, et pourtant il adresse en brouillon une lettre de passion à une inconnue aimée; il fait peu de cas de la gloire, et ne met au premier rang que l'amour de la patrie, et cette patrie était la Corse.
Tout le monde a pu voir à Genève une demande parvenue à un libraire: le romanesque lieutenant s'enquérait de Mémoires de madame de Warens. Napoléon était poète aussi, comme le furent César et Frédéric: il préférait Arioste au Tasse; il y trouvait les portraits de ses capitaines futurs, et un cheval tout bridé pour son voyage aux astres. On attribue à Bonaparte le madrigal suivant adressé à madame Saint-Huberti jouant le rôle de Didon; le fond peut appartenir à l'empereur, la forme est d'une main plus savante que la sienne:
Romains qui vous vantez d'une illustre origine,
Voyez d'où dépendait votre empire naissant!
Didon n'a pas assez d'attrait puissant
Pour retarder la fuite où son amant s'obstine
Mais si l'autre Didon, ornement de ces lieux,
Eût été reine de Carthage,
Il eût, pour la servir, abandonné ses dieux,
Et votre beau pays serait encor sauvage.
Vers ce temps-là Bonaparte semblerait avoir été tenté de se tuer. Mille béjaunes sont obsédés de l'idée du suicide, qu'ils pensent être la preuve de leur supériorité. Cette note manuscrite se trouve dans les papiers communiqués par M. Libri: «Toujours seul au milieu des hommes, je rentre pour rêver avec moi-même et me livrer à toute la vivacité de ma mélancolie. De quel côté est-elle tournée aujourd'hui? du côté de la mort ... Si j'avais passé soixante ans, je respecterais les préjugés de mes contemporains, et j'attendrais patiemment que la nature eût achevé son cours; mais puisque je commence à éprouver des malheurs, que rien n'est plaisir pour moi, pourquoi supporterais-je des jours où rien ne me prospère?»
Ce sont là les rêveries de tous les romans. Le fond et le tour de ces idées se trouvent dans Rousseau, dont Bonaparte aura altéré le texte par quelques phrases de sa façon.
Voici un essai d'un autre genre; je le transcris lettre à lettre: l'éducation et le sang ne doivent pas rendre les princes trop dédaigneux à l'encontre: qu'ils se souviennent de leur empressement à faire queue à la porte d'un homme qui les chassait à volonté de la chambrée des rois.
«FORMULES, CERTIFICAS ET AUTRES CHOSES ESENCIELLES
RELATIVES À MON ÉTAT ACTUELL.
«MANIÈRE DE DEMANDER UN CONGÉ.
«Lorsque l'on est en semestre et que l'on veut obtenir un congé d'été pour cause de maladie, l'on fait dresser par un médecin de la ville et un cherugien un certificat comme quoi avant l'époque que vous désigné, votre senté ne vous permet pas de rejoindre à la garnison. Vous observeré que ce certificat soit sur papier timbré, qu'il soit visé par le juge et le commandant de la place.
«Vous dressez allors votre memoire au ministre de la guerre de la manière et formulle suivante:
| «MÉMOIRE EN DEMANDE D'UN CONGÉ. | |
| «CORPS ROYAL DE L'ARTILLERIE. | «RÉGIMENT DE LA FÈRE |
| «Le sieur Napolione de Buonaparte, lieutenant en second au régiment de La Fère, artillerie. | «Soupplie monseigneur le maréchal de Ségur de vouloir bien lui accorder un congé de 5 mois et demie à compter du 16 mai prochain dont il a besoin pour le rétablissement de sa senté, suivant le certificat de médecin et cherugien ci-joint. Vu mon peu de fortune et une cure coûteuse, je demande la grace que le congé me soit accordé avec appointement. |
| «Buonaparte. | |
«L'on envoie le tout au colonel du régiment sur l'adresse du ministre ou du commissaire-ordonnateur, M. de Lance, soit que l'on lui écrive sur l'adresse de M. Sauquier, commissaire-ordonnateur des guerres à la cour.»
Que de détails pour enseigner à faire un faux! On croit voir l'empereur travailler à régulariser les saisies des royaumes, les paperasses illicites dont son cabinet s'encombrait.
Le style du jeune Napoléon est déclamatoire; il n'y a de digne d'observation que l'activité d'un vigoureux pionnier qui déblaye des sables. La vue de ces travaux précoces me rappelle mes fatras juvéniles, mes Essais historiques, mon manuscrit des Natchez de quatre mille pages in-folio, attachées avec des ficelles; mais je ne faisais pas aux marges de petites maisons, des dessins d'enfant, des barbouillages d'écolier, comme on en voit aux marges des brouillons de Bonaparte; parmi mes juvéniles ne roulait pas une balle de pierre qui pouvait avoir été le modèle d'un boulet d'étude.
Ainsi donc il y a une avant-scène à la vie de l'empereur; un Bonaparte inconnu précède l'immense Napoléon; la pensée de Bonaparte était dans le monde avant qu'il y fût de sa personne: elle agitait secrètement la terre; on sentait en 1789, au moment où Bonaparte apparaissait, quelque chose de formidable, une inquiétude dont on ne pouvait se rendre compte. Quand le globe est menacé d'une catastrophe, on en est averti par des commotions latentes; on a peur; on écoute pendant la nuit; on reste les yeux attachés sur le ciel sans savoir ce que l'on a et ce qui va arriver.
Paoli avait été rappelé d'Angleterre sur une motion de Mirabeau, dans l'année 1789. Il fut présenté à Louis XVI par le marquis de La Fayette, nommé lieutenant général et commandant militaire de la Corse. Bonaparte suivit-il l'exilé dont il avait été le protégé, et avec lequel il était en correspondance? on l'a présumé. Il ne tarda pas à se brouiller avec Paoli: les crimes de nos premiers troubles refroidirent le vieux général; il livra la Corse à l'Angleterre, afin d'échapper à la Convention. Bonaparte, à Ajaccio, était devenu membre d'un club de Jacobins; un club opposé s'éleva, et Napoléon fut obligé de s'enfuir. Madame Letizia et ses filles se réfugièrent dans la colonie grecque de Carghèse, d'où elles gagnèrent Marseille. Joseph épousa dans cette ville, le 1er août 1794, mademoiselle Clary, fille d'un riche négociant. En 1792, le ministre de la guerre, l'ignoré Lajard[81], destitua Napoléon, pour n'avoir pas assisté à une revue[82].
On retrouve Bonaparte à Paris avec Bourrienne dans cette année 1792. Privé de toute ressource, il s'était fait industriel: il prétendait louer des maisons en construction dans la rue Montholon, avec le dessein de les sous-louer. Pendant ce temps-là la Révolution allait son train; le 20 juin sonna. Bonaparte, sortant avec Bourrienne de chez un restaurateur, rue Saint-Honoré, près le Palais-Royal, vit venir cinq à six mille déguenillés qui poussaient des hurlements et marchaient contre les Tuileries; il dit à Bourrienne: «Suivons ces gueux-là;» et il alla s'établir sur la terrasse du bord de l'eau. Lorsque le roi, dont la demeure était envahie, parut à l'une des fenêtres, coiffé du bonnet rouge, Bonaparte s'écria avec indignation: «Che c....! comment a-t-on laissé entrer cette canaille? il fallait en balayer quatre ou cinq cents avec du canon, et le reste courrait encore.»
Le 20 juin 1792, j'étais bien près de Bonaparte: vous savez que je me promenais à Montmorency, tandis que Barère et Maret cherchaient, comme moi, mais par d'autres raisons, la solitude. Est-ce à cette époque que Bonaparte était obligé de vendre et de négocier de petits assignats appelés Corset[83]? Après le décès d'un marchand de vin de la rue Sainte-Avoye, dans un inventaire fait par Dumay, notaire, et Chariot, commissaire-priseur, Bonaparte figure à l'appel d'une dette de loyer de quinze francs, qu'il ne put acquitter: cette misère augmente sa grandeur. Napoléon a dit à Saint-Hélène: «Au bruit de l'assaut aux Tuileries, le 10 août, je courus au Carrousel, chez Fauvelet, frère de Bourienne, qui y tenait un magasin de meubles.» Le frère de Bourrienne avait fait une spéculation qu'il appelait encan national; Bonaparte y avait déposé sa montre; exemple dangereux: que de pauvres écoliers se croiront des Napoléons pour avoir mis leur montre en gage!
Bonaparte retourna dans le midi de la France le 2 janvier an II[84]; il s'y trouvait avant le siège de Toulon; il y écrivait deux pamphlets: le premier est une Lettre à Matteo Buttafuoco[85]; il le traite indignement, et fait en même temps un crime à Paoli d'avoir remis le pouvoir entre les mains du peuple: «Étrange erreur, s'écrie-t-il, qui soumet à un brutal, à un mercenaire, l'homme qui, par son éducation, l'illustration de sa naissance, sa fortune, est seul fait pour gouverner!»
Bien que révolutionnaire, Bonaparte se montrait partout ennemi du peuple; il fut néanmoins complimenté sur sa brochure par Masseria, président du club patriotique d'Ajaccio.
Le 29 juillet 1793, il fit imprimer un autre pamphlet, le Souper de Beaucaire[86]. Bourrienne en produit un manuscrit revu par Bonaparte, mais abrégé et mis plus d'accord avec les opinions de l'empereur au moment qu'il revit son œuvre. C'est un dialogue entre un Marseillais, un Nîmois, un militaire et un fabricant de Montpellier. Il est question de l'affaire du moment, de l'attaque d'Avignon par l'armée de Carteaux, dans laquelle Napoléon avait figuré en qualité d'officier d'artillerie. Il annonce au Marseillais que son parti sera battu, parce qu'il a cessé d'adhérer à la Révolution. Le Marseillais dit au militaire, c'est-à-dire à Bonaparte: «On se ressouvient toujours de ce monstre qui était cependant un des principaux du club; il fit lanterner un citoyen, pilla sa maison et viola sa femme, après lui avoir fait boire un verre du sang de son époux.—Quelle horreur! s'écrie le militaire; mais ce fait est-il vrai? Je m'en méfie, car vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui.»
Légèreté du dernier siècle qui fructifiait dans le tempérament glacé de Bonaparte. Cette accusation d'avoir bu et fait boire du sang a souvent été reproduite. Quand le duc de Montmorency fut décapité à Toulouse, les hommes d'armes burent de son sang pour se communiquer la vertu d'un grand cœur.
Nous arrivons au siège de Toulon. Ici s'ouvre la carrière militaire de Bonaparte. Sur le rang que Napoléon occupait alors dans l'artillerie, le carton du cardinal Fesch renferme un étrange document: c'est un brevet de capitaine d'artillerie délivré le 30 août 1792 à Napoléon par Louis XVI[87], vingt jours après le détrônement réel, arrivé le 10 août. Le roi avait été renfermé au Temple le 13, surlendemain du massacre des Suisses. Dans ce brevet il est dit que la nomination du 30 août comptera à l'officier promu à partir du 6 février précédent.
Les infortunés sont souvent prophètes; mais cette fois la prévision du martyr n'était pour rien dans la gloire future de Napoléon. Il existe encore dans les bureaux de la guerre des brevets en blanc, signés d'avance par Louis XVI; il n'y reste à remplir que les vides d'attente; de ce genre aura été la commission précitée. Louis XVI, renfermé au Temple, à la veille de son procès, au milieu de sa famille captive, avait autre chose à faire que de s'occuper de l'avancement d'un inconnu.
L'époque du brevet se fixe par le contre-seing; ce contre-seing est: Servan. Servan, nommé au département de la guerre le 8 mai 1792, fut révoqué le 13 juin même année; Dumouriez eut le portefeuille jusqu'au 18; Lajard prit à son tour le ministère jusqu'au 23 juillet; d'Abancourt lui succéda jusqu'au 10 août, jour que l'Assemblée nationale rappela Servan, lequel donna sa démission le 3 octobre. Nos ministères étaient alors aussi difficiles à compter que le furent depuis nos victoires.
Le brevet de Napoléon ne peut être du premier ministère de Servan, puisque la pièce porte la date du 30 août 1792; il doit être de son second ministère; cependant il existe une lettre de Lajard, du 12 juillet, adressée au capitaine d'artillerie Bonaparte[88]. Expliquez cela si vous pouvez. Bonaparte a-t-il acquis le document en question de la corruption d'un commis, du désordre des temps, de la fraternité révolutionnaire? Quel protecteur poussait les affaires de ce Corse? Ce protecteur était le maître éternel; la France, sous l'impulsion divine, délivra elle-même le brevet au premier capitaine de la terre; ce brevet devint légal sans la signature de Louis, qui laissa sa tête, à condition qu'elle serait remplacée par celle de Napoléon: marchés de la Providence devant lesquels il ne reste qu'à lever les mains au ciel.
Toulon avait reconnu Louis XVII et ouvert ses ports aux flottes anglaises[89]. Carteaux d'un côté et le général Lapoype de l'autre, requis par les représentants Fréron, Barras, Ricord et Saliceti, s'approchèrent de Toulon. Napoléon, qui venait de servir sous Carteaux à Avignon, appelé au conseil militaire[90], soutint qu'il fallait s'emparer du fort Mulgrave, bâti par les Anglais sur la hauteur du Caire, et placer sur les deux promontoires l'Éguillette et Balaguier des batteries qui, foudroyant la grande et la petite rade, contraindraient la flotte ennemie à l'abandonner. Tout arriva comme Napoléon l'avait prédit: on eut une première vue sur ses destinées.
Madame Bourrienne a inséré quelques notes dans les Mémoires de son mari; j'en citerai un passage qui montre Bonaparte devant Toulon:
«Je remarquai, dit-elle, à cette époque (1795, à Paris), que son caractère était froid et souvent sombre; son sourire était faux et souvent fort mal placé; et, à propos de cette observation, je me rappelle qu'à cette même époque, peu de jours après notre retour, il eut un de ces moments d'hilarité farouche qui me fit mal et qui me disposa à peu l'aimer. Il nous raconta avec une gaieté charmante qu'étant devant Toulon où il commandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, à laquelle il était uni depuis peu, et qu'il aimait tendrement. Peu de jours après Bonaparte eut ordre de faire une nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut commandé. Sa femme vint trouver le général Bonaparte, et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son mari de service ce jour-là. Le général fut insensible, à ce qu'il nous disait lui-même avec une gaieté charmante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet officier, qui avait toujours été d'une bravoure extraordinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le pressentiment de sa fin prochaine; il devint pâle, il trembla. Il fut placé à côté du général, et, dans un moment où le feu de la ville devint très fort, Bonaparte lui dit: Gare! voilà une bombe qui nous arrive! L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer se courba et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats en citant la partie qui lui fut enlevée[91]».
Toulon repris, les échafauds se dressèrent; huit cents victimes furent réunies au Champ de Mars; on les mitrailla. Les commissaires s'avancèrent en criant: «Que ceux qui ne sont pas morts se relèvent; la République leur fait grâce», et les blessés qui se relevaient furent massacrés. Cette scène était si belle qu'elle s'est reproduite à Lyon après le siège.