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Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 3

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Que dis-je? aux premiers coups du foudroyant orage
Quelque coupable encor peut-être est échappé:
Annonce le pardon et, par l'espoir trompé,
Si quelque malheureux en tremblant se relève,
Que la foudre redouble et que le fer achève.

(L'abbé Delille[92].)

Bonaparte commandait-il en personne l'exécution en sa qualité de chef d'artillerie? L'humanité ne l'aurait pas arrêté, bien que par goût il ne fût pas cruel.

On trouve ce billet aux commissaires de la Convention: «Citoyens représentants, c'est du champ de gloire, marchant dans le sang des traîtres, que je vous annonce avec joie que vos ordres sont exécutés et que la France est vengée: ni l'âge ni le sexe n'ont été épargnés. Ceux qui n'avaient été que blessés par le canon républicain ont été dépêchés par le glaive de la liberté et par la baïonnette de l'égalité. Salut et admiration.

«Brutus Buonaparte, citoyen sans-culotte.»

Cette lettre a été insérée pour la première fois, je pense, dans la Semaine, gazette publiée par Malte-Brun. La vicomtesse de Fors (pseudonyme) la donne dans ses Mémoires sur la Révolution française; elle ajoute que ce billet fut écrit sur la caisse d'un tambour; Fabry le reproduit, article Bonaparte, dans la Biographie des hommes vivants; Royou, Histoire de France, déclare qu'on ne sait pas quelle bouche fit entendre le cri meurtrier; Fabry, déjà cité, dit, dans les Missionnaires de 93, que les uns attribuent le cri à Fréron, les autres à Bonaparte. Les exécutions du Champ de Mars de Toulon sont racontées par Fréron dans une lettre à Moïse Bayle de la Convention et par Moltedo[93] et Barras au comité de salut public.

De qui en définitive est le premier bulletin des victoires napoléoniennes? serait-il de Napoléon ou de son frère? Lucien, en détestant ses erreurs, avoue, dans ses Mémoires, qu'il a été à son début ardent républicain. Placé à la tête du comité révolutionnaire à Saint-Maximin, en Provence, «nous ne nous faisions pas faute, dit-il, de paroles et d'adresses aux Jacobins de Paris. Comme la mode était de prendre des noms antiques, mon ex-moine prit, je crois, celui d'Epaminondas, et moi celui de Brutus. Un pamphlet a attribué à Napoléon cet emprunt du nom de Brutus, mais il n'appartient qu'à moi[94]. Napoléon pensait à élever son propre nom au-dessus de ceux de l'ancienne histoire, et s'il eût voulu figurer dans ces mascarades, je ne crois pas qu'il eût choisi celui de Brutus.»

Il y a courage dans cette confession. Bonaparte, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, garde un silence profond sur cette partie de sa vie. Ce silence, selon madame la duchesse d'Abrantès, s'explique par ce qu'il y avait de scabreux dans sa position: «Bonaparte s'était mis plus en évidence, dit-elle, que Lucien, et quoique depuis il ait beaucoup cherché à mettre Lucien à sa place, alors on ne pouvait s'y tromper. Le Mémorial de Sainte-Hélène, aura-t-il pensé, sera lu par cent millions d'individus, parmi lesquels peut-être en comptera-t-on à peine mille qui connaissent les faits qui me déplaisent. Ces mille personnes conserveront la mémoire de ces faits d'une manière peu inquiétante par la tradition orale: le Mémorial sera donc irréfutable[95]».

Ainsi de lamentables doutes restent sur le billet que Lucien ou Napoléon a signé: comment Lucien, n'étant pas représentant de la Convention, se serait-il arrogé le droit de rendre compte du massacre? Était-il député de la commune de Saint-Maximin pour assister au carnage? Alors comment aurait-il assumé sur sa tête la responsabilité d'un procès-verbal lorsqu'il y avait plus grand que lui aux jeux de l'amphithéâtre, et des témoins de l'exécution accomplie par son frère? Il en coûterait d'abaisser les regards si bas après les avoir élevés si haut.

Admettons que le narrateur des exploits de Napoléon soit Lucien, président du comité de Saint-Maximin: il en résulterait toujours qu'un des premiers coups de canon de Bonaparte aurait été tiré sur des Français; il est sûr, du moins, que Napoléon fut encore appelé à verser leur sang le 13 vendémiaire; il y rougit de nouveau ses mains à la mort du duc d'Enghien. La première fois, nos immolations auraient révélé Bonaparte: la seconde hécatombe le porta au rang qui le rendit maître de l'Italie; et la troisième lui facilita l'entrée à l'empire.

Il a pris croissance dans notre chair; il a brisé nos os, et s'est nourri de la moelle des lions. C'est une chose déplorable, mais il faut le reconnaître, si l'on ne veut ignorer les mystères de la nature humaine et le caractère des temps: une partie de la puissance de Napoléon vient d'avoir trempé dans la Terreur. La Révolution est à l'aise pour servir ceux qui ont passé à travers ses crimes; une origine innocente est un obstacle.

Robespierre jeune avait pris Bonaparte en affection et voulait l'appeler au commandement de Paris à la place de Hanriot. La famille de Napoléon s'était établie au château de Sallé[96], près d'Antibes. «J'y étais venu de Saint-Maximin, dit Lucien, passer quelques jours avec ma famille et mon frère. Nous étions tous réunis, et le général nous donnait tous les instants dont il pouvait disposer. Il vint un jour plus préoccupé que de coutume, et, se promenant entre Joseph et moi, il nous annonça qu'il ne dépendait que de lui de partir pour Paris dès le lendemain, en position de nous y établir tous avantageusement. Pour ma part cette annonce m'enchantait: atteindre enfin la capitale me paraissait un bien que rien ne pouvait balancer. On m'offre, nous dit Napoléon, la place de Hanriot. Je dois donner ma réponse ce soir. Eh bien! qu'en dites-vous? Nous hésitâmes un moment. Eh! eh! reprit le général, cela vaut bien la peine d'y penser: il ne s'agirait pas de faire l'enthousiaste; il n'est pas si facile de sauver sa tête à Paris qu'à Saint-Maximin.—Robespierre jeune est honnête, mais son frère ne badine pas. Il faudrait le servir.—Moi, soutenir cet homme! non, jamais! Je sais combien je lui serais utile en remplaçant son imbécile commandant de Paris; mais c'est ce que je ne veux pas être. Il n'est pas temps. Aujourd'hui il n'y a de place honorable pour moi qu'à l'armée: prenez patience, je commanderai Paris plus tard. Telles furent les paroles de Napoléon. Il nous exprima ensuite son indignation contre le régime de la Terreur, dont il nous annonça la chute prochaine, et finit par répéter plusieurs fois, moitié sombre et moitié souriant: Qu'irais-je faire dans cette galère?»

Bonaparte, après le siège de Toulon[97], se trouva engagé dans les mouvements militaires de notre armée des Alpes. Il reçut l'ordre de se rendre à Gênes: des instructions secrètes lui enjoignirent de reconnaître l'état de la forteresse de Savone, de recueillir des renseignements sur l'intention du gouvernement génois relativement à la coalition. Ces instructions, délivrées à Loano le 25 messidor an II de la République[98], sont signées Ricord[99].

Bonaparte remplit se mission. Le 9 thermidor arriva: les députés terroristes furent remplacés par Albitte, Saliceti et Laporte. Tout à coup ils déclarèrent, au nom du peuple français, que le général Bonaparte, commandant l'artillerie de l'armée d'Italie, avait totalement perdu leur confiance par la conduite la plus suspecte et surtout par le voyage qu'il avait dernièrement fait à Gênes.

L'arrêté de Barcelonnette, 19 thermidor an II de la République française, une, indivisible et démocratique (6 août 1794), porte «que le général Bonaparte sera mis en état d'arrestation et traduit au comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre escorte.» Saliceti examina les papiers de Bonaparte; il répondait à ceux qui s'intéressaient au détenu qu'on était forcé d'agir avec rigueur d'après une accusation d'espionnage partie de Nice et de Corse. Cette accusation était la conséquence des instructions directes données par Ricord: il fut aisé d'insinuer qu'au lieu de servir la France, Napoléon avait servi l'étranger. L'empereur fit un grand abus d'accusations d'espionnage: il aurait dû se rappeler les périls auxquels pareilles accusations l'avaient exposé.

Napoléon, se débattant, disait aux représentants: Saliceti, tu me connais ... Albitte, tu ne me connais point; mais tu connais cependant avec quelle adresse quelquefois la calomnie siffle. Entendez-moi; restituez-moi l'estime des patriotes; une heure après, si les méchants veulent ma vie ... je l'estime si peu! je l'ai si souvent méprisée!»

Survint une sentence d'acquittement. Parmi les pièces qui, dans ces années, servirent d'attestation à la bonne conduite de Bonaparte, on remarque un certificat de Pozzo di Borgo. Bonaparte ne fut rendu que provisoirement à la liberté; mais dans cet intervalle il eut le temps d'emprisonner le monde.

Saliceti[100], l'accusateur, ne tarda pas à s'attacher à l'accusé: mais Bonaparte ne se confia jamais à son ancien ennemi. Il écrivit plus tard au général Dumas: «Qu'il reste à Naples (Saliceti); il doit s'y trouver heureux. Il y a contenu les lazzaroni; je le crois bien: il leur a fait peur; il est plus méchant qu'eux. Qu'il sache que je n'ai pas assez de puissance pour défendre du mépris et de l'indignation publique les misérables qui ont voté la mort de Louis XVI[101]

Bonaparte, accouru à Paris, se logea rue du Mail, rue où je débarquai en arrivant de Bretagne avec madame Rose. Bourrienne le rejoignit, de même que Murat, soupçonné de terrorisme et ayant abandonné sa garnison d'Abbeville. Le gouvernement essaya de transformer Napoléon en général de brigade d'infanterie, et voulut l'envoyer dans la Vendée: celui-ci déclina l'honneur, sous prétexte qu'il ne voulait pas changer d'arme. Le comité de salut public effaça le refusant de la liste des officiers généraux employés. Un des signataires de la radiation est Cambacérès, qui devint le second personnage de l'Empire[102].

Aigri par les persécutions, Napoléon songea à émigrer; Volney l'en empêcha. S'il eût exécuté sa résolution, la cour fugitive l'eût méconnu; il n'y avait pas d'ailleurs de ce côté de couronne à prendre; j'aurais eu un énorme camarade, géant courbé à mes côtés dans l'exil.

L'idée de l'émigration abandonnée, Bonaparte se retourna vers l'Orient, doublement congénial à sa nature par le despotisme et l'éclat. Il s'occupa d'un mémoire pour offrir son épée au Grand Seigneur: l'inaction et l'obscurité lui étaient mortelles. «Je serai utile à mon pays, s'écriait-il, si je puis rendre la force des Turcs plus redoutable à l'Europe.»[103] Le gouvernement ne répondit point à cette note d'un fou, disait-on.

Trompé dans ses divers projets, Bonaparte vit s'accroître sa détresse: il était difficile à secourir; il acceptait mal les services, de même qu'il souffrait d'avoir été élevé par la munificence royale. Il en voulait à quiconque était plus favorisé que lui de la fortune: dans l'âme de l'homme pour qui les trésors des nations allaient s'épuiser, on surprenait des mouvements de haine que les communistes et les prolétaires manifestent à cette heure contre les riches. Quand on partage les souffrances du pauvre, on a le sentiment de l'inégalité sociale: on n'est pas plutôt monté en voiture que l'on méprise les gens à pied. Bonaparte avait surtout en horreur les muscadins et les incroyables, jeunes fats du moment dont les cheveux étaient peignés à la mode des têtes coupées: il aimait à décourager leur bonheur. Il eut des liaisons avec Baptiste aîné, et fit la connaissance de Talma. La famille Bonaparte professait le goût du théâtre: l'oisiveté des garnisons conduisit souvent Napoléon dans les spectacles.

Quels que soient les efforts de la démocratie pour rehausser ses mœurs par le grand but qu'elle se propose, ses habitudes abaissent ses mœurs; elle a le vif ressentiment de cette étroitesse: croyant la faire oublier, elle versa dans la Révolution des torrents de sang; inutile remède, car elle ne put tout tuer, et, en fin de compte, elle se retrouva en face de l'insolence des cadavres. La nécessité de passer par les petites conditions donne quelque chose de commun à la vie; une pensée rare est réduite à s'exprimer dans un langage vulgaire, le génie est emprisonné dans le patois, comme, dans l'aristocratie usée, des sentiments abjects sont renfermés dans de nobles mots. Lorsqu'on veut relever certain côté inférieur de Napoléon par des exemples tirés de l'antiquité, on ne rencontre que le fils d'Agrippine: et pourtant les légions adorèrent l'époux d'Octavie, et l'empire romain tressaillait à son souvenir!

Bonaparte avait retrouvé à Paris mademoiselle de Permon-Comnène, qui épousa Junot, avec lequel Napoléon s'était lié dans le Midi.

«À cette époque de sa vie,» dit la duchesse d'Abrantès, «Napoléon était laid. Depuis il s'est fait en lui un changement total. Je ne parle pas de l'auréole prestigieuse de sa gloire: je n'entends que le changement physique qui s'est opéré graduellement dans l'espace de sept années. Ainsi tout ce qui en lui était osseux, jaune, maladif même, s'est arrondi, éclairci, embelli. Ses traits, qui étaient presque tous anguleux et pointus, ont pris de la rondeur, parce qu'ils se sont revêtus de chair, dont il y avait presque absence. Son regard et son sourire demeurèrent toujours admirables; sa personne tout entière subit aussi du changement. Sa coiffure, si singulière pour nous aujourd'hui dans les gravures du passage du pont d'Arcole, était alors toute simple, parce que ces mêmes muscadins, après lesquels il criait tant, en avaient encore de bien plus longues; mais son teint était si jaune à cette époque, et puis il se soignait si peu, que ses cheveux mal peignés, mal poudrés, lui donnaient un aspect désagréable. Ses petites mains ont aussi subi la métamorphose; alors elles étaient maigres, longues et noires. On sait à quel point il en était devenu vain avec juste raison depuis ce temps-là. Enfin lorsque je me représente Napoléon entrant en 1795 dans la cour de l'hôtel de la Tranquillité, rue des Filles-Saint-Thomas, la traversant d'un pas assez gauche et incertain, ayant un mauvais chapeau rond enfoncé sur ses yeux et laissant échapper ses deux oreilles de chien mal poudrées et tombant sur le collet de cette redingote gris de fer, devenue depuis bannière glorieuse, tout autant pour le moins que le panache blanc de Henri IV; sans gants, parce que, disait-il, c'était une dépense inutile; portant des bottes mal faites, mal cirées, et puis tout cet ensemble maladif résultant de sa maigreur, de son teint jaune; enfin, quand j'évoque son souvenir de cette époque, et que je le revois plus tard, je ne puis voir le même homme dans ces deux portraits[104]

La mort de Robespierre n'avait pas tout fini, les prisons ne se rouvraient que lentement; la veille du jour où le tribun expirant fut porté à l'échafaud, quatre-vingts victimes furent immolées, tant les meurtres étaient bien organisés! tant la mort procédait avec ordre et obéissance! Les deux bourreaux Sanson furent mis en jugement; plus heureux que Roseau, exécuteur de Tardif sous le duc de Mayenne, ils furent acquittés: le sang de Louis XVI les avait lavés.

Les condamnés rendus à la liberté ne savaient à quoi employer leur vie, les Jacobins désœuvrés à quoi amuser leurs jours; de là des bals et des regrets de la Terreur. Ce n'était que goutte à goutte qu'on parvenait à arracher la justice aux conventionnels; ils ne voulaient pas lâcher le crime, de peur de perdre la puissance. Le tribunal révolutionnaire fut aboli.

André Dumont avait fait la proposition de poursuivre les continuateurs de Robespierre; la Convention, poussée malgré elle, décréta à contre-cœur, sur un rapport de Saladin, qu'il y avait lieu de mettre en arrestation Barère, Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, les deux derniers amis de Robespierre, et qui pourtant avaient contribué à sa chute. Carrier, Fouquier-Tinville, Joseph Le Bon, furent jugés; des attentats, des crimes inouïs furent révélés, notamment les mariages républicains et la noyade de six cents enfants à Nantes. Les sections, entre lesquelles se trouvaient divisées les gardes nationales, accusaient la Convention des maux passés et craignaient de les voir renaître. La société des Jacobins combattait encore; elle ne pouvait renifler sur la mort. Legendre, jadis violent, revenu à l'humanité, était entré au comité de sûreté générale. La nuit même du supplice de Robespierre, il avait fermé le repaire; mais huit jours après les Jacobins s'étaient rétablis sous le nom de Jacobins régénérés. Les tricoteuses s'y retrouvèrent. Fréron publiait son journal ressuscité l'Orateur du peuple, et, tout en applaudissant à la chute de Robespierre, il se rangeait au pouvoir de la Convention. Le buste de Marat restait exposé; les divers comités, seulement changés de formes, existaient.

Un froid rigoureux et une famine, mêlés aux souffrances politiques, compliquaient les calamités; des groupes armés, remblayés de femmes, criant: «Du pain! du pain!» se formaient. Enfin le 1er prairial[105] (20 mai 1795) la porte de la Convention fut forcée, Féraud assassiné et sa tête déposée sur le bureau du président. On raconte l'impassibilité stoïque de Boissy d'Anglas: malheur à qui contesterait un acte de vertu[106]!

Cette végétation révolutionnaire poussait vigoureusement sur la couche de fumier arrosé de sang humain qui lui servait de base. Rossignol, Huchet, Grignon, Moïse Bayle, Amar, Choudieu, Hentz, Granet, Léonard Bourdon, tous les hommes qui s'étaient distingués par leurs excès, s'étaient parqués entre les barrières; et cependant notre renom croissait au dehors. Lorsque l'opinion s'élevait contre les conventionnels, nos triomphes sur les étrangers étouffaient la clameur publique. Il y avait deux Frances: l'une horrible à l'intérieur, l'autre admirable à l'extérieur; on opposait la gloire à nos crimes, comme Bonaparte l'opposa à nos libertés. Nous avons toujours rencontré pour écueil devant nous nos victoires.

Il est utile de faire remarquer l'anachronisme que l'on commet en attribuant nos succès à nos énormités: ils furent obtenus avant et après le règne de la Terreur; donc la Terreur ne fut pour rien dans la domination de nos armes. Mais ces succès eurent un inconvénient: ils produisirent une auréole autour de la tête des spectres révolutionnaires. On crut sans examiner la date que cette lumière leur appartenait. La prise de la Hollande, le passage du Rhin, semblèrent être la conquête de la hache, non de l'épée. Dans cette confusion on ne devinait pas comment la France parviendrait à se débarrasser des entraves qui, malgré la catastrophe des premiers coupables, continuaient de la presser: le libérateur était là pourtant.

Bonaparte avait conservé la plupart et la plus mauvaise part des amis avec lesquels il s'était lié dans le Midi; comme lui, ils s'étaient réfugiés dans la capitale. Saliceti, demeuré puissant par la fraternité jacobine, s'était rapproché de Napoléon; Fréron[107], désirant épouser Pauline Bonaparte (la princesse Borghèse), prêtait son appui au jeune général.

Loin des criailleries du forum et de la tribune, Bonaparte se promenait le soir au Jardin des Plantes avec Junot. Junot[108]? lui racontait sa passion pour Paulette, Napoléon lui confiait son penchant pour madame de Beauharnais: l'incubation des événements allait faire éclore un grand homme. Madame de Beauharnais avait des rapports d'amitié avec Barras: il est probable que cette liaison aida le souvenir du commissaire de la Convention, lorsque les journées décisives arrivèrent.

La liberté de la presse momentanément rendue travaillait dans le sens de la délivrance; mais comme les démocrates n'avaient jamais aimé cette liberté et qu'elle attaquait leurs erreurs, ils l'accusaient d'être royaliste. L'abbé Morellet, La Harpe, lançaient des brochures qui se mêlaient à celles de l'Espagnol Marchena[109], immonde savant et spirituel avorton. La jeunesse portait l'habit gris à revers et à collet noir, réputé l'uniforme des chouans. La réunion de la nouvelle législature était le prétexte des rassemblements des sections. La section Lepelletier, connue naguère sous le nom de section des Filles-Saint-Thomas, était la plus animée; elle parut plusieurs fois à la barre de la Convention pour se plaindre; Lacretelle le jeune[110] lui prêta sa voix avec le même courage qu'il montra le jour où Bonaparte mitrailla les Parisiens sur les degrés de Saint-Roch. Les sections, prévoyant que le moment du combat approchait, firent venir de Rouen le général Danican[111] pour le mettre à leur tête. On peut juger de la peur et des sentiments de la Convention par les défenseurs qu'elle convoqua autour d'elle: «À la tête de ces républicains, dit Réal dans son Essai sur les journées de vendémiaire, que l'on appela le bataillon sacré des patriotes de 89, et dans leurs rangs, on appelait ces vétérans de la Révolution qui en avaient fait les six campagnes, qui s'étaient battus sous les murs de la Bastille, qui avaient terrassé la tyrannie et qui s'armaient aujourd'hui pour défendre le même château qu'ils avaient foudroyé au 10 août. Là je retrouvai les restes précieux de ces vieux bataillons de Liégeois et de Belges, sous les ordres de leur ancien général Fyon.»

Réal finit ce dénombrement par cette apostrophe: «Ô toi par qui nous avons vaincu l'Europe avec un gouvernement sans gouvernants et des armées sans paye, génie de la liberté, tu veillais encore sur nous!» Ces fiers champions de la liberté vécurent trop de quelques jours; ils allèrent achever leurs hymnes à l'indépendance dans les bureaux de la police d'un tyran. Ce temps n'est aujourd'hui qu'un degré rompu sur lequel a passé la Révolution: que d'hommes ont parlé et agi avec énergie, se sont passionnés pour des faits dont on ne s'occupe plus! Les vivants recueillent le fruit des existences oubliées qui se sont consumées pour eux.

On touchait au renouvellement de la Convention; les assemblées primaires étaient convoquées: comités, clubs, sections, faisaient un tribouil effroyable.

La Convention, menacée par l'aversion générale, vit qu'il se fallait défendre: à Danican elle opposa Barras, nommé chef de la force armée de Paris et de l'intérieur. Ayant rencontré Bonaparte à Toulon, et remémoré de lui par madame de Beauharnais, Barras fut frappé du secours dont lui pourrait être un pareil homme: il se l'adjoignit pour commandant en second[112]. Le futur directeur, entretenant la Convention des journées de vendémiaire, déclara que c'était aux dispositions savantes et promptes de Bonaparte que l'on devait le salut de l'enceinte, autour de laquelle il avait distribué les postes avec beaucoup d'habileté. Napoléon foudroya les sections et dit: «J'ai mis mon cachet sur la France.» Attila avait dit: «Je suis le marteau de l'univers, ego malleus orbis

Après le succès, Napoléon craignit de s'être rendu impopulaire, et il assura qu'il donnerait plusieurs années de sa vie pour effacer cette page de notre histoire.

Il existe un récit des journées de vendémiaire de la main de Napoléon: il s'efforce de prouver que ce furent les sections qui commencèrent le feu. Dans leur rencontre il put se figurer être encore à Toulon: le général Carteaux était à la tête d'une colonne sur le Pont-Neuf; une compagnie de Marseillais marchait sur Saint-Roch; les postes occupés par les gardes nationales furent successivement emportés. Réal, de la narration duquel je vous ai déjà entretenu, finit son exposition par ces niaiseries que croient ferme les Parisiens: c'est un blessé qui, traversant le salon des Victoires, reconnaît un drapeau qu'il a pris: «N'allons pas plus loin, dit-il d'une voix expirante, je veux mourir ici;» c'est la femme du général Dufraisse qui coupe sa chemise pour en faire des bandes; ce sont les deux filles de Durocher qui administrent le vinaigre et l'eau-de-vie. Réal attribue tout à Barras: flagornerie de réticence; elle prouve qu'en l'an IV Napoléon, vainqueur au profit d'un autre, n'était pas encore compté.

Il paraît que Bonaparte n'espérait pas tirer un grand avantage de sa victoire sur les sections, car il écrivait à Bourrienne: «Cherche un petit bien dans ta belle vallée de l'Yonne; je l'achèterai dès que j'aurai de l'argent; mais n'oublie pas que je ne veux pas de bien national[113].» Bonaparte s'est ravisé sous l'Empire: il a fait grand cas des biens nationaux.

Ces émeutes de vendémiaire terminent l'époque des émeutes: elles ne se sont renouvelées qu'en 1830, pour mettre fin à la monarchie.

Quatre mois après les journées de vendémiaire[114], le 19 ventôse (9 mars) an IV, Bonaparte épousa Marie-Josèphe-Rose de Tascher. L'acte ne fait aucune mention de la veuve du comte de Beauharnais. Tallien et Barras sont témoins au contrat. Au mois de juin Bonaparte est appelé au généralat des troupes cantonnées dans les Alpes maritimes; Carnot réclame contre Barras l'honneur de cette nomination. On appelait le commandement de l'armée d'Italie la dot de madame Beauharnais. Napoléon, racontant à Sainte-Hélène, avec dédain, avoir cru s'allier à une grande dame, manquait de reconnaissance.

Napoléon entre en plein dans ses destinées: il avait eu besoin des hommes, les hommes vont avoir besoin de lui; les événements l'avaient fait, il va faire les événements. Il a maintenant traversé ces malheurs auxquels sont condamnées les natures supérieures avant d'être reconnues, contraintes de s'humilier sous les médiocrités dont le patronage leur est nécessaire: le germe du plus haut palmier est d'abord abrité par l'Arabe sous un vase d'argile.

Arrivé à Nice, au quartier général de l'armée d'Italie, Bonaparte trouve les soldats manquant de tout, nus, sans souliers, sans pain, sans discipline. Il avait vingt-huit ans; sous ses ordres Masséna commandait trente-six mille hommes. C'était l'an 1796. Il ouvre sa première campagne le 20 mars, date fameuse qui devait se graver plusieurs fois dans sa vie. Il bat Beaulieu à Montenotte[115]; deux jours après, à Millesimo[116], il sépare les deux armées autrichienne et sarde. À Ceva, à Mondovi[117], à Fossano, à Cherasco[118], les succès continuent; le génie de la guerre même est descendu. Cette proclamation fait entendre une voix nouvelle, comme les combats avaient annoncé un homme nouveau:

«Soldats! vous avez remporté, en quinze jours, six victoires, pris vingt et un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, quinze mille prisonniers, tué ou blessé plus de dix mille hommes. Vous avez gagné des batailles sans canon, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert; grâces vous soient rendues, soldats!...

«Peuples d'Italie! l'armée française vient rompre vos chaînes; le peuple français est l'ami de tous les peuples. Nous n'en voulons qu'aux tyrans qui vous asservissent.»

Dès le 15 mai la paix est conclue entre la République française et le roi de Sardaigne; la Savoie est cédée à la France avec Nice et Tende. Napoléon avance toujours, et il écrit à Carnot:

«Du quartier général, à Plaisance, 9 mai 1796.

«Nous avons enfin passé le Pô: la seconde campagne est commencée; Beaulieu est déconcerté; il calcule assez mal, et donne constamment dans les pièges qu'on lui tend. Peut-être voudra-t-il donner une bataille, car cet homme-là a l'audace de la fureur, et non celle du génie. Encore une victoire, et nous sommes maîtres de l'Italie. Dès l'instant que nous arrêterons nos mouvements, nous ferons habiller l'armée à neuf. Elle est toujours à faire peur; mais tout engraisse; le soldat ne mange que du pain de Gonesse, bonne viande et en quantité, etc. La discipline se rétablit tous les jours; mais il faut souvent fusiller, car il est des hommes intraitables qui ne peuvent se commander. Ce que nous avons pris à l'ennemi est incalculable. Plus vous m'enverrez d'hommes, plus je les nourrirai facilement. Je vous fais passer vingt tableaux des premiers maîtres, du Corrége et de Michel-Ange. Je vous dois des remercîments particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme. Je vous la recommande: elle est patriote sincère, et je l'aime à la folie. J'espère que les choses vont bien, pouvant vous envoyer une douzaine de millions à Paris; cela ne vous fera pas de mal pour l'armée du Rhin. Envoyez-moi quatre mille cavaliers démontés, je chercherai ici à les remonter. Je ne vous cache pas que, depuis la mort de Stengel, je n'ai plus un officier supérieur de cavalerie qui se batte. Je désirerais que vous me pussiez envoyer deux ou trois adjudants généraux qui aient du feu et une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites.»

C'est une des lettres remarquables de Napoléon. Quelle vivacité! quelle diversité de génie! Avec les intelligences du héros se trouve jetée pêle-mêle, dans la profusion triomphale des tableaux de Michel-Ange, une raillerie piquante contre un rival, à propos de ces adjudants généraux ayant une ferme résolution de ne jamais faire de savantes retraites. Le même jour Bonaparte écrivait au Directoire pour lui donner avis de la suspension d'armes accordée au duc de Parme et de l'envoi du Saint Jérôme du Corrége. Le 11 mai, il annonce à Carnot le passage du pont de Lodi qui nous rend possesseurs de la Lombardie. S'il ne va pas tout de suite à Milan, c'est qu'il veut suivre Beaulieu et l'achever.—«Si j'enlève Mantoue, rien ne m'arrête plus pour pénétrer dans la Bavière; dans deux décades je puis être dans le cœur de l'Allemagne. Si les deux armées du Rhin entrent en campagne, je vous prie de me faire part de leur position. Il serait digne de la République d'aller signer le traité de paix des trois armées réunies dans le cœur de la Bavière et de l'Autriche étonnées.»

L'aigle ne marche pas, il vole, chargé des banderoles de victoires suspendues à son cou et à ses ailes.

Il se plaint de ce qu'on veut lui donner pour adjoint Kellermann: «Je ne puis pas servir volontiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe, et je crois qu'un mauvais général vaut mieux que deux bons.»

Le 1er juin 1796 les Autrichiens sont entièrement expulsés d'Italie, et nos avant-postes éclairent les monts de l'Allemagne: «Nos grenadiers et nos carabiniers», écrit Bonaparte au Directoire, «jouent et rient avec la mort. Rien n'égale leur intrépidité, si ce n'est la gaieté avec laquelle ils font les marches les plus forcées. Vous croiriez qu'arrivés au bivouac ils doivent au moins dormir; pas du tout: chacun fait son conte ou son plan d'opération du lendemain, et souvent on en voit qui rencontrent très juste. L'autre jour je voyais défiler une demi-brigade; un chasseur s'approcha de mon cheval: Général, me dit-il, il faut faire cela.—Malheureux, lui dis-je, veux-tu bien te taire! Il disparaît à l'instant; je l'ai fait en vain chercher: c'était justement ce que j'avais ordonné que l'on fît.»

Les soldats gradèrent leur commandant: à Lodi[119] ils le firent caporal, à Castiglione[120] sergent.

Le 15 de novembre on débouche sur Arcole: le jeune général passe le pont qui l'a rendu fameux; dix mille hommes restent sur la place. «C'était un chant de l'Iliade!» s'écriait Bonaparte au seul souvenir de cette action.

En Allemagne, Moreau accomplissait la célèbre retraite[121] que Napoléon appelait une retraite de sergent. Celui-ci se préparait à dire à son rival, en battant l'archiduc Charles:

Je suivrai d'assez près votre illustre retraite
Pour traiter avec lui sans besoin d'interprète.

Le 14 janvier 1797, les hostilités se renouèrent par la bataille de Rivoli. Deux combats contre Wurmser, à Saint-Georges et à la Favorite, entraînent pour l'ennemi la perte de cinq mille tués et de vingt mille prisonniers; le demeurant se barricade dans Mantoue; la ville bloquée capitule[122]; Wurmser, avec les douze mille hommes qui lui restent, se rend.

Bientôt la Marche d'Ancône est envahie; plus tard le traité de Tolentino[123] nous livre des perles, des diamants, des manuscrits précieux, la Transfiguration, le Laocoon, l'Apollon du Belvédère, et termine cette suite d'opérations par lesquelles en moins d'un an quatre armées autrichiennes ont été détruites, la haute Italie soumise et le Tyrol entamé; on n'a pas le temps de se reconnaître: l'éclair et le coup partent à la fois.

L'archiduc Charles, accouru pour défendre l'Autriche antérieure avec une nouvelle armée, est forcé au passage du Tagliamento[124]; Gradisca tombe[125]; Trieste est pris[126]; les préliminaires de la paix entre la France et l'Autriche sont signés à Léoben[127].

Venise, formée au milieu de la chute de l'empire romain, trahie et troublée, nous avait ouvert ses lagunes et ses palais; une révolution s'accomplit le 31 mai 1797 dans Gênes sa rivale: la République ligurienne prend naissance. Bonaparte aurait été bien étonné si, du milieu de ses conquêtes, il eût pu voir qu'il s'emparait de Venise pour l'Autriche, des Légations pour Rome, de Naples pour les Bourbons, de Gênes pour le Piémont, de l'Espagne pour l'Angleterre, de la Westphalie pour la Prusse, de la Pologne pour la Russie, semblable à ces soldats qui, dans le sac d'une ville, se gorgent d'un butin qu'ils sont obligés de jeter, faute de le pouvoir emporter, tandis qu'au même moment ils perdent leur patrie.

Le 9 juillet, la République cisalpine[128] proclame son existence. Dans la correspondance de Bonaparte on voit courir la navette à travers la chaîne des révolutions attachées à la nôtre: comme Mahomet avec le glaive et le Coran, nous allions l'épée dans une main, les droits de l'homme dans l'autre.

Dans l'ensemble de ses mouvements généraux, Bonaparte ne laisse échapper aucun détail: tantôt il craint que les vieillards des grands peintres de Venise, de Bologne, de Milan, ne soient bien mouillés en passant le Mont-Cenis; tantôt il est inquiet qu'un manuscrit sur papyrus de la bibliothèque ambrosienne ne soit perdu; il prie le ministre de l'intérieur de lui apprendre s'il est arrivé à la Bibliothèque nationale. Il donne au Directoire exécutif son opinion sur ses généraux:

«Berthier: talents, activité, courage, caractère, tout pour lui.

«Augereau: beaucoup de caractère, de courage, de fermeté, d'activité; est aimé du soldat, heureux dans ses opérations.

«Masséna: actif, infatigable, a de l'audace, du coup d'œil et de la promptitude à se décider.

«Sérurier: se bat en soldat, ne prend rien sur lui; ferme; n'a pas assez bonne opinion de ses troupes; est malade.

«Despinois: mou, sans activité, sans audace, n'a pas l'état de la guerre, n'est pas aimé du soldat, ne se bat pas à sa tête; a d'ailleurs de la hauteur, de l'esprit et des principes politiques sains; bon à commander dans l'intérieur.

«Sauret: bon, très bon soldat, pas assez éclairé pour être général; peu heureux.

«Abbatucci: pas bon à commander cinquante hommes, etc., etc.»

Bonaparte écrit au chef des Maïnottes: «Les Français estiment le petit, mais brave peuple qui, seul de l'ancienne Grèce, a conservé sa vertu, les dignes descendants de Sparte, auxquels il n'a manqué pour être aussi renommés que leurs ancêtres que de se trouver sur un plus vaste théâtre.» Il instruit l'autorité de la prise de possession de Corfou: «L'île de Corcyre», remarque-t-il, «était, selon Homère, la patrie de la princesse Nausicaa.» Il envoie le traité de paix conclu avec Venise. «Notre marine y gagnera quatre ou cinq vaisseaux de guerre, trois ou quatre frégates, plus trois ou quatre millions de cordages.—Qu'on me fasse passer des matelots français ou corses, mande-t-il; je prendrai ceux de Mantoue et de Guarda.—Un million pour Toulon, que je vous ai annoncé, part demain; deux millions, etc., formeront la somme de cinq millions que l'armée d'Italie aura fournie depuis la nouvelle campagne.—J'ai chargé ... de se rendre à Sion pour chercher à ouvrir une négociation avec le Valais.—J'ai envoyé un excellent ingénieur pour savoir ce que coûterait cette route à établir (le Simplon) ... J'ai chargé le même ingénieur de voir ce qu'il faudrait pour faire sauter le rocher dans lequel s'enfuit le Rhône, et par là rendre possible l'exploitation des bois du Valais et de la Savoie.» Il donne avis qu'il fait partir de Trieste un chargement de blé et d'aciers pour Gênes. Il fait présent au pacha de Scutari de quatre caisses de fusils, comme une marque de son amitié. Il ordonne de renvoyer de Milan quelques hommes suspects et d'en arrêter quelques autres. Il écrit au citoyen Grogniard, ordonnateur de la marine à Toulon: «Je ne suis pas votre juge, mais si vous étiez sous mes ordres, je vous mettrais aux arrêts pour avoir obtempéré à une réquisition ridicule.» Une note remise au ministre du pape dit: «Le pape pensera peut-être qu'il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle ou mandement qui ordonne aux prêtres obéissance au gouvernement.»

Tout cela est mêlé de négociations avec les républiques nouvelles, des détails des fêtes pour Virgile et Arioste, des bordereaux explicatifs des vingt tableaux et des cinq cents manuscrits de Venise; tout cela a lieu à travers l'Italie assourdie du bruit des combats, à travers l'Italie devenue une fournaise où nos grenadiers vivaient dans le feu comme des salamandres.

Pendant ces tourbillons d'affaires et de succès advint le 18 fructidor[129], favorisé par les proclamations de Bonaparte et les délibérations de son armée, en jalousie de l'armée de la Meuse. Alors disparut celui qui, peut-être à tort, avait passé pour l'auteur des plans des victoires républicaines; on assure que Danissy, Lafitte, d'Arçon, trois génies militaires supérieurs, dirigeaient ces plans: Carnot se trouva proscrit par l'influence de Bonaparte.

Le 17 octobre, celui-ci signe le traité de paix de Campo-Formio[130]: la première guerre continentale de la Révolution finit à trente lieues de Vienne.

Un congrès étant rassemblé à Rastadt, et Bonaparte ayant été nommé par le Directoire représentant à ce congrès[131], il prit congé de l'armée d'Italie. «Je ne serai consolé, lui dit-il, que par l'espoir de me revoir bientôt avec vous, luttant contre de nouveaux dangers.» Le 16 novembre 1797, son ordre du jour annonce qu'il a quitté Milan pour présider la légation française au congrès et qu'il a envoyé au Directoire le drapeau de l'armée d'Italie.

Sur un des côtés de ce drapeau Bonaparte avait fait broder le résumé de ses conquêtes: «Cent cinquante mille prisonniers, dix-sept mille chevaux, cinq cent cinquante pièces de siège, six cents pièces de campagne, cinq équipages de ponts, neuf vaisseaux de cinquante-quatre canons, douze frégates de trente-deux, douze corvettes, dix-huit galères; armistice avec le roi de Sardaigne, convention avec Gênes; armistice avec le duc de Parme, avec le duc de Modène, avec le roi de Naples, avec le pape; préliminaires de Léoben; convention de Montebello avec la République de Gênes; traité de paix avec l'empereur à Campo-Formio; donné la liberté aux peuples de Bologne, Ferrare, Modène, Massa-Carrara, de la Romagne, de la Lombardie, de Brescia, de Bergame, de Mantoue, de Crème, d'une partie du Véronais, de Chiavenna, Bormio, et de la Valteline; au peuple de Gênes, aux fiefs impériaux, au peuple des départements de Corcyre, de la mer Égée et d'Ithaque.

«Envoyé à Paris tous les chefs-d'œuvre de Michel-Ange, de Guerchin, du Titien, de Paul Véronèse, Corrége, Albane, des Carrache, Raphaël, Léonard de Vinci, etc., etc.»

«Ce monument de l'armée d'Italie, dit l'ordre du jour, sera suspendu aux voûtes de la salle des séances publiques du Directoire, et il attestera les exploits de nos guerriers quand la génération présente aura disparu.»

Après une convention purement militaire, qui stipulait la remise de Mayence aux troupes de la République et la remise de Venise aux troupes autrichiennes, Bonaparte quitta Rastadt et laissa la suite des affaires du congrès aux mains de Treilhard et de Bonnier.

Dans les derniers temps de la campagne d'Italie, Bonaparte eut beaucoup à souffrir de l'envie de divers généraux et du Directoire: deux fois il avait offert sa démission; les membres du gouvernement la désiraient et n'osaient l'accepter. Les sentiments de Bonaparte ne suivaient pas le penchant du siècle; il cédait à contre-cœur aux intérêts nés de la Révolution: de là les contradictions de ses actes et de ses idées.

De retour à Paris[132], il descendit dans sa maison, rue Chantereine, qui prit et porte encore le nom de rue de la Victoire[133]. Le conseil des Anciens voulut faire à Napoléon le don de Chambord, ouvrage de François Ier, qui ne rappelle plus que l'exil du dernier fils de saint Louis. Bonaparte fut présenté au Directoire, le 10 décembre 1797, dans la cour du palais du Luxembourg. Au milieu de cette cour s'élevait un autel de la Patrie, surmonté des statues de la Liberté, de l'Égalité et de la Paix. Les drapeaux conquis formaient un dais au-dessus des cinq directeurs habillés à l'antique; l'ombre de la Victoire descendait de ces drapeaux sous lesquels la France faisait halte un moment. Bonaparte était vêtu de l'uniforme qu'il portait à Arcole et à Lodi. M. de Talleyrand reçut le vainqueur auprès de l'autel, se souvenant d'avoir naguère dit la messe sur un autre autel. Fuyard revenu des États-Unis, chargé par la protection de Chénier du ministère des relations extérieures, l'évêque d'Autun, le sabre au côté, était coiffé d'un chapeau à la Henri IV: les événements forçaient de prendre au sérieux ces travestissements.

Le prélat fit l'éloge du conquérant de l'Italie: «Il aime, dit-il mélancoliquement, il aime les chants d'Ossian, surtout parce qu'ils détachent de la terre. Loin de redouter ce qu'on appelle son ambition, il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour l'arracher aux douceurs de sa studieuse retraite. La France entière sera libre, peut-être lui ne le sera jamais: telle est sa destinée.»

Merveilleusement deviné!

Le frère de saint Louis à Grandella, Charles VIII à Fornoue, Louis XII à Agnadel, François Ier à Marignan, Lautrec à Ravenne, Catinat à Turin, demeurent loin du nouveau général. Les succès de Napoléon n'eurent point de pairs.

Les directeurs, redoutant un despotisme supérieur qui menaçait tous les despotismes, avaient vu avec inquiétude les hommages que l'on rendait à Napoléon; ils songeaient à se débarrasser de sa présence. Ils favorisèrent la passion qu'il montrait pour une expédition dans l'Orient. Il disait: «L'Europe est une taupinière; il n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révolutions qu'en Orient; je n'ai déjà plus de gloire: cette petite Europe n'en fournit pas assez.» Napoléon, comme un enfant, était charmé d'avoir été élu membre de l'Institut[134]. Il ne demandait que six ans pour aller aux Indes et pour en revenir: «Nous n'avons que vingt-neuf ans,» remarquait-il en songeant à lui; «ce n'est pas un âge: j'en aurai trente-cinq à mon retour.»

Nommé général d'une armée dite de l'Angleterre[135], dont les corps étaient dispersés de Brest à Anvers, Bonaparte passa son temps à des inspections, à des visites aux autorités civiles et scientifiques, tandis qu'on assemblait les troupes qui devaient composer l'armée d'Égypte. Survint l'échauffourée du drapeau tricolore et du bonnet rouge, que notre ambassadeur à Vienne, le général Bernadotte, avait planté sur la porte de son palais[136]. Le Directoire se disposait à retenir Napoléon pour l'opposer à la nouvelle guerre possible, lorsque M. de Cobentzel prévint la rupture, et Bonaparte reçut l'ordre de partir. L'Italie devenue républicaine, la Hollande transformée en république, la paix laissant à la France, étendue jusqu'au Rhin, des soldats inutiles, dans sa prévoyance peureuse le Directoire s'empressa d'écarter le vainqueur. Cette aventure d'Égypte change à la fois la fortune et le génie de Napoléon, en surdorant ce génie, déjà trop éclatant, d'un rayon du soleil qui frappa la colonne de nuée et de feu.

Toulon, 19 mai 1798.

PROCLAMATION.

Soldats,

«Vous êtes une des ailes de l'armée d'Angleterre.

«Vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges; il vous reste à faire la guerre maritime.

«Les légions romaines, que vous avez quelquefois imitées, mais pas encore égalées, combattaient Carthage tour à tour sur cette même mer, et aux plaines de Zama. La victoire ne les abandonna jamais, parce que constamment elles furent braves, patientes à supporter la fatigue, disciplinées et unies entre elles.

«Soldats, l'Europe a les yeux sur vous! vous avez de grandes destinées à remplir, des batailles à livrer, des dangers, des fatigues à vaincre; vous ferez plus que vous n'avez fait pour la prospérité de la patrie, le bonheur des hommes et votre propre gloire.»

Après cette proclamation de souvenirs, Napoléon s'embarque: on dirait d'Homère ou du héros qui enfermait les chants du Méonide dans une cassette d'or. Cet homme ne chemine pas tout doucement: à peine a-t-il mis l'Italie sous ses pieds, qu'il paraît en Égypte; épisode romanesque dont il agrandit sa vie réelle. Comme Charlemagne, il attache une épopée à son histoire. Dans la bibliothèque qu'il emporta se trouvaient Ossian, Werther, la Nouvelle Héloïse et le Vieux Testament: indication du chaos de la tête de Napoléon. Il mêlait les idées positives et les sentiments romanesques, les systèmes et les chimères, les études sérieuses et les emportements de l'imagination, la sagesse et la folie. De ces productions incohérentes du siècle il tira l'Empire; songe immense, mais rapide comme la nuit désordonnée qui l'avait enfanté.

Entré dans Toulon le 9 mai 1798, Napoléon descend à l'hôtel de la Marine; dix jours après il monte sur le vaisseau amiral l'Orient; le 19 mai il met à la voile; il part de la borne où la première fois il avait répandu le sang, et un sang français: les massacres de Toulon l'avaient préparé aux massacres de Jaffa. Il menait avec lui les généraux premiers-nés de sa gloire: Berthier, Caffarelli, Kléber, Desaix, Lannes, Murat, Menou. Treize vaisseaux de ligne, quatorze frégates, quatre cents bâtiments de transport, l'accompagnent.

Nelson le laissa échapper du port et le manqua sur les flots, bien qu'une fois nos navires ne fussent qu'à six lieues de distance des vaisseaux anglais. De la mer de Sicile, Napoléon aperçut le sommet des Apennins; il dit: «Je ne puis voir sans émotion la terre d'Italie; voilà l'Orient: j'y vais.» À l'aspect de l'Ida, explosion d'admiration sur Minos et la sagesse antique. Dans la traversée, Bonaparte se plaisait à réunir les savants et provoquait leurs disputes; il se rangeait ordinairement à l'avis du plus absurde ou du plus audacieux; il s'enquérait si les planètes étaient habitées, quand elles seraient détruites par l'eau ou par le feu, comme s'il eût été chargé de l'inspection de l'armée céleste.

Il aborde à Malte, déniche la vieille chevalerie retirée dans le trou d'un rocher marin[137]; puis il descend parmi les ruines de la cité d'Alexandre[138]. Il voit à la pointe du jour cette colonne de Pompée que j'apercevais du bord de mon vaisseau en m'éloignant de la Libye. Du pied du monument, immortalisé d'un grand et triste nom, il s'élance; il escalade les murailles derrière lesquelles se trouvait jadis le dépôt des remèdes de l'âme, et les aiguilles de Cléopâtre, maintenant couchées à terre parmi des chiens maigres. La porte de Rosette est forcée; nos troupes se ruent dans les deux havres et dans le phare. Égorgement effroyable! L'adjudant général Boyer écrit à ses parents: «Les Turcs, repoussés de tous côtés, se réfugient chez leur Dieu et leur prophète; ils remplissent leurs mosquées; hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous sont massacrés.»

Bonaparte avait dit à l'évêque de Malte: «Vous pouvez assurer vos diocésains que la religion catholique, apostolique et romaine sera non seulement respectée, mais ses ministres spécialement protégés.» Il dit, en arrivant en Égypte: «Peuples d'Égypte, je respecte plus que les mameloucks Dieu, son Prophète et le Coran. Les Français sont amis des musulmans. Naguère ils ont marché sur Rome et renversé le trône du pape, qui aigrissait les chrétiens contre ceux qui professent l'islamisme; bientôt après ils ont dirigé leur course vers Malte, et en ont chassé les incrédules qui se croyaient appelés de Dieu pour faire la guerre aux musulmans ... Si l'Égypte est la ferme des mameloucks, qu'ils montrent le bail que Dieu leur en a fait[139]

Napoléon marche aux Pyramides[140]; il crie à ses soldats: «Songez que du haut de ces monuments quarante siècles ont les yeux fixés sur vous.» Il entre au Caire[141], sa flotte saute en l'air à Aboukir[142]; l'armée d'Orient est séparée de l'Europe. Jullien (de la Drôme), fils de Jullien le conventionnel, témoin du désastre, le note minute par minute:

«Il est sept heures; la nuit se fait et le feu redouble encore. À neuf heures et quelques minutes le vaisseau a sauté. Il est dix heures, le feu se ralentit et la lune se lève à droite du lieu où vient de s'élever l'explosion du vaisseau.»

Bonaparte au Caire déclare au chef de la loi qu'il sera le restaurateur des mosquées; il envoie son nom à l'Arabie, à l'Éthiopie, aux Indes. Le Caire se révolte[143]; il le bombarde au milieu d'un orage; l'inspiré dit aux croyants: «Je pourrais demander à chacun de vous compte des sentiments les plus secrets de son cœur, car je sais tout, même ce que vous n'avez dit à personne.» Le grand schérif de la Mecque le nomme, dans une lettre, le protecteur de la Kaaba; le pape, dans une missive, l'appelle mon très cher fils.

Par une infirmité de nature, Bonaparte préférait souvent son côté petit à son grand côté. La partie qu'il pouvait gagner d'un seul coup ne l'amusait pas. La main qui brisait le monde se plaisait au jeu des gobelets; sûr, quand il usait de ses facultés, de se dédommager de ses pertes; son génie était le réparateur de son caractère. Que ne se présenta-t-il tout d'abord comme l'héritier des chevaliers? Par une position double, il n'était, aux yeux de la multitude musulmane, qu'un faux chrétien et qu'un faux mahométan. Admirer des impiétés de système, ne pas reconnaître ce qu'elles avaient de misérable, c'est se tromper misérablement: il faut pleurer quand le géant se réduit à l'emploi du grimacier. Les infidèles proposèrent à saint Louis dans les fers la couronne d'Égypte, parce qu'il était resté, disent les historiens arabes, le plus fier chrétien qu'on eût jamais vu.

Quand je passai au Caire, cette ville conservait des traces des Français: un jardin public, notre ouvrage, était planté de palmiers; des établissements de restaurateurs l'avaient jadis entouré. Malheureusement, de même que les anciens Égyptiens, nos soldats avaient promené un cercueil autour de leurs festins.

Quelle scène mémorable, si l'on pouvait y croire. Bonaparte assis dans l'intérieur de la pyramide de Chéops sur le sarcophage d'un Pharaon dont la momie avait disparu, et causant avec les muphtis et les imans! Toutefois, prenons le récit du Moniteur comme le travail de la muse. Si ce n'est pas l'histoire matérielle de Napoléon, c'est l'histoire de son intelligence; cela en vaut encore la peine. Écoutons dans les entrailles d'un sépulcre cette voix que tous les siècles entendront.

(Moniteur, 27 novembre 1798.)

«Ce jourd'hui, 25 thermidor de l'an VI de la République française une et indivisible, répondant au 28 de la lune de Mucharim, l'an de l'hégire 1213, le général en chef, accompagné de plusieurs officiers de l'état-major de l'armée et de plusieurs membres de l'Institut national, s'est transporté à la grande pyramide, dite de Chéops, dans l'intérieur de laquelle il était attendu par plusieurs muphtis et imans, chargés de lui en montrer la construction intérieure.

«La dernière salle à laquelle le général en chef est parvenu est à voûte plate, et longue de trente-deux pieds sur seize de large et dix-neuf de haut. Il n'y a trouvé qu'une caisse de granit d'environ huit pieds de long sur quatre d'épaisseur, qui renfermait la momie d'un Pharaon. Il s'est assis sur le bloc de granit, a fait asseoir à ses côtés les muphtis et les imans, Suleiman, Ibrahim et Muhamed, et il a eu avec eux, en présence de sa suite, la conversation suivante:

Bonaparte: «Dieu est grand et ses œuvres sont merveilleuses. Voici un grand ouvrage de main d'homme! Quel était le but de celui qui fit construire cette pyramide?»

Suleiman: «C'était un puissant roi d'Égypte, dont on croit que le nom était Chéops. Il voulait empêcher que des sacrilèges ne vinssent troubler le repos de sa cendre.»

Bonaparte: «Le grand Cyrus se fit enterrer en plein air, pour que son corps retournât aux éléments: penses-tu qu'il ne fit pas mieux? le penses-tu?»

Suleiman (s'inclinant): «Gloire à Dieu, à qui toute gloire est due!»

Bonaparte: «Gloire à Allah! Il n'y a point d'autre Dieu que Dieu; Mohamed est son prophète et je suis de ses amis.»

Ibrahim: «Que les anges de la victoire balayent la poussière sur ton chemin et te couvrent de leurs ailes! Le mamelouck a mérité la mort.»

Bonaparte: «Il a été livré aux anges noirs Moukir et Quarkir.»

Suleiman: «Il étendit les mains de la rapine sur les terres, les moissons, les chevaux de l'Égypte.»

Bonaparte: «Les trésors, l'industrie et l'amitié des Francs seront votre partage, en attendant que vous montiez au septième ciel et qu'assis aux côtés des houris aux yeux noirs, toujours jeunes et toujours vierges, vous vous reposiez à l'ombre du laba, dont les branches offriront d'elles-mêmes aux vrais musulmans tout ce qu'ils pourront désirer.»

De telles parades ne changent rien à la gravité des Pyramides:

Vingt siècles, descendus dans l'éternelle nuit,
Y sont sans mouvement, sans lumière et sans bruit[144].

Bonaparte, en remplaçant Chéops dans la crypte séculaire, en aurait augmenté l'immensité; mais il ne s'est jamais traîné dans ce vestibule de la mort[145].

«Pendant le reste de notre navigation sur le Nil», dis-je dans l'Itinéraire, «je demeurai sur le pont à contempler ces tombeaux ............ Les grands monuments font une partie essentielle de la gloire de toute société humaine: ils portent la mémoire d'un peuple au delà de sa propre existence, et le font vivre contemporain des générations qui viennent s'établir dans ses champs abandonnés.»

Remercions Bonaparte, aux Pyramides, de nous avoir si bien justifiés, nous autres petits hommes d'État entachés de poésie, qui maraudons de chétifs mensonges sur des ruines.

D'après les proclamations, les ordres du jour, les discours de Bonaparte, il est évident qu'il visait à se faire passer pour l'envoyé du ciel, à l'instar d'Alexandre. Callisthène[146], à qui le Macédonien infligea dans la suite un si rude traitement, en punition sans doute de la flatterie du philosophe, fut chargé de prouver que le fils de Philippe était fils de Jupiter; c'est ce que l'on voit dans un fragment de Callisthène conservé par Strabon. Le pourparler d'Alexandre, de Pasquier[147], est un dialogue des morts entre Alexandre le grand conquérant et Rabelais le grand moqueur: «Cours-moi de l'œil», dit Alexandre à Rabelais, «toutes ces contrées que tu vois être en ces bas lieux, tu ne trouveras aucun personnage d'étoffe qui, pour autoriser ses pensées, n'ait voulu donner à entendre qu'il eût familiarité avec les dieux.» Rabelais répond: «Alexandre, pour te dire le vrai, je ne m'amusai jamais à reprendre tes petites particularités, mêmement en ce qui appartient au vin. Mais quel profit sens-tu de ta grandeur maintenant? en es-tu autre que moi? Le regret que tu as te doit causer telle fâcherie qu'il te seroit beaucoup plus expédient qu'avec ton corps tu eusses perdu la mémoire.»

Et pourtant, en s'occupant d'Alexandre, Bonaparte se méprenait et sur lui-même et sur l'époque du monde et sur la religion: aujourd'hui, on ne peut se faire passer pour un dieu. Quant aux exploits de Napoléon dans le Levant, ils n'étaient pas encore mêlés à la conquête de l'Europe; ils n'avaient pas obtenu d'assez hauts résultats pour imposer à la foule islamiste, quoiqu'on le surnommât le sultan de feu. «Alexandre, à l'âge de trente-trois ans», dit Montaigne, «avoit passé victorieux toute la terre habitable, et, dans une demi-vie, avoit atteint tout l'effort de l'humaine nature. Plus de rois et de princes ont écrit ses gestes que d'autres historiens n'ont écrit les gestes d'autre roi.»

Du Caire, Bonaparte se rendit à Suez: il vit la mer qu'ouvrit Moïse et qui retomba sur Pharaon. Il reconnut les traces d'un canal que commença Sésostris, qu'élargirent les Perses, que continua le second des Ptolémées, que réentreprirent les soudans dans le dessein de porter à la Méditerranée le commerce de la mer Rouge. Il projeta d'amener une branche du Nil dans le golfe Arabique: au fond de ce golfe son imagination traça l'emplacement d'un nouvel Ophir, où se tiendrait tous les ans une foire pour les marchands de parfums, d'aromates, d'étoffes de soie, pour tous les objets précieux de Mascate, de la Chine, de Ceylan, de Sumatra, des Philippines et des Indes. Les cénobites descendent du Sinaï, et le prient d'inscrire son nom auprès de celui de Saladin, dans le livre de leurs garanties.

Revenu au Caire, Bonaparte célèbre la fête anniversaire de la fondation de la République, en adressant ces paroles à ses soldats: «Il y a cinq ans l'indépendance du peuple français était menacée; mais vous prîtes Toulon: ce fut le présage de la ruine de vos ennemis. Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego; l'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes; vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous remportiez la célèbre victoire de Saint-Georges; l'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo, de retour de l'Allemagne. Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords du Nil, au centre de l'ancien continent!»

Mais Bonaparte, au milieu des soins dont il était occupé et des projets qu'il avait conçus, était-il réellement fixé dans ces idées? Tandis qu'il avait l'air de vouloir rester en Égypte, la fiction ne l'aveuglait pas sur la réalité, et il écrivait à Joseph, son frère: «Je pense être en France dans deux mois; fais en sorte que j'aie une campagne à mon arrivée, soit près de Paris ou en Bourgogne: je compte y passer l'hiver.» Bonaparte ne calculait point ce qui pouvait s'opposer à son retour: sa volonté était sa destinée et sa fortune. Cette correspondance tombée aux mains de l'Amirauté[148], les Anglais ont osé avancer que Napoléon n'avait eu d'autre mission que de faire périr son armée. Une des lettres de Bonaparte contient des plaintes sur la coquetterie de sa femme.

Les Français, en Égypte, étaient d'autant plus héroïques qu'ils sentaient vivement leurs maux. Un maréchal des logis écrit à l'un de ses amis: «Dis à Ledoux qu'il n'ait jamais la faiblesse de s'embarquer pour venir dans ce maudit pays.»

Avrieury: «Tous ceux qui viennent de l'intérieur disent qu'Alexandrie est la plus belle ville; hélas! que doit donc être le reste? Figurez-vous un amas confus de maisons mal bâties, à un étage; les belles avec terrasse, petite porte en bois, serrure idem; point de fenêtres, mais un grillage en bois si rapproché qu'il est impossible de voir quelqu'un au travers. Rues étroites, hormis le quartier des Francs et le côté des grands. Les habitants pauvres, qui forment le plus grand nombre, au naturel, hormis une chemise bleue jusqu'à mi-cuisse, qu'ils retroussent la moitié du temps dans leurs mouvements, une ceinture et un turban de guenilles. J'ai de ce charmant pays jusque par-dessus la tête. Je m'enrage d'y être. La maudite Égypte! Sable partout! Que de gens attrapés, cher ami! Tous ces faiseurs de fortune, ou bien tous ces voleurs, ont le nez bas; ils voudraient retourner d'où ils sont partis: je le crois bien!»

Rozis, capitaine: «Nous sommes très réduits; avec cela il existe un mécontentement général dans l'armée; le despotisme n'a jamais été au point qu'il l'est aujourd'hui; nous avons des soldats qui se sont donné la mort en présence du général en chef, en lui disant: Voilà ton ouvrage!»

Le nom de Tallien terminera la liste de ces noms aujourd'hui presque inconnus:

TALLIEN À MADAME TALLIEN[149].

«Quant à moi, ma chère amie, je suis ici, comme tu le sais, bien contre mon gré; ma position devient chaque jour plus désagréable, puisque, séparé de mon pays, de tout ce qui m'est cher, je ne prévois pas le moment où je pourrai m'en rapprocher.

«Je te l'avoue bien franchement, je préférerais mille fois être avec toi et ta fille retiré dans un coin de terre, loin de toutes les passions, de toutes les intrigues, et je t'assure que si j'ai le bonheur de retoucher le sol de mon pays, ce sera pour ne le quitter jamais. Parmi les quarante mille Français qui sont ici, il n'y en a pas quatre qui pensent autrement.

«Rien de plus triste que la vie que nous menons ici! Nous manquons de tout. Depuis cinq jours je n'ai pas fermé l'œil; je suis couché sur le carreau; les mouches, les punaises, les fourmis, les cousins, tous les insectes nous dévorent, et vingt fois chaque jour je regrette notre charmante chaumière[150]. Je t'en prie, ma chère amie, ne t'en défais pas.

«Adieu, ma bonne Thérésia, les larmes inondent mon papier. Les souvenirs les plus doux de ta bonté, de notre amour, l'espoir de te retrouver toujours aimable, toujours fidèle, d'embrasser ma chère fille, soutiennent seuls l'infortuné[151]

La fidélité n'était pour rien dans tout cela.

Cette unanimité de plaintes est l'exagération naturelle d'hommes tombés de la hauteur de leurs illusions: de tout temps les Français ont rêvé l'Orient; la chevalerie leur en avait tracé la route; s'ils n'avaient plus la foi qui les menait à la délivrance du saint tombeau, ils avaient l'intrépidité des croisés, la croyance des royaumes et des beautés qu'avaient créées, autour de Godefroi, les chroniqueurs et les troubadours. Les soldats vainqueurs de l'Italie avaient vu un riche pays à prendre, des caravanes à détrousser, des chevaux, des armes et des sérails à conquérir; les romanciers avaient aperçu la princesse d'Antioche, et les savants ajoutaient leurs songes à l'enthousiasme des poètes. Il n'y a pas jusqu'au Voyage d'Anténor[152] qui ne passât au début pour une docte réalité: on allait pénétrer la mystérieuse Égypte, descendre dans les catacombes, fouiller les Pyramides, retrouver des manuscrits ignorés, déchiffrer des hiéroglyphes et réveiller Thermosiris. Quand, au lieu de tout cela, l'Institut en s'abattant sur les Pyramides, les soldats en ne rencontrant que des fellahs nus, des cahutes de boue desséchée, se trouvèrent en face de la peste, des Bédouins et des mameloucks, le mécompte fut énorme. Mais l'injustice de la souffrance aveugla sur le résultat définitif. Les Français semèrent en Égypte ces germes de civilisation que Méhémet a cultivés: la gloire de Bonaparte s'accrut, un rayon de lumière se glissa dans les ténèbres de l'islamisme, et une brèche fut faite à la barbarie.

Pour prévenir les hostilités des pachas de la Syrie et poursuivre quelques mameloucks, Bonaparte entra le 22 février[153] dans cette partie du monde à laquelle le commandant d'Aboukir l'avait légué. Napoléon trompait; c'était un de ses rêves de puissance qu'il poursuivait. Plus heureux que Cambyse, il franchit les sables sans rencontrer le vent du midi; il campe parmi les tombeaux; il escalade El-Arisch, et triomphe à Gaza[154]: «Nous étions,» écrit-il le 6[155], «aux colonnes placées sur les limites de l'Afrique et de l'Asie; nous couchâmes le soir en Asie.» Cet homme immense marchait à la conquête du monde; c'était un conquérant pour des climats qui n'étaient pas à conquérir.

Jaffa est emporté[156]. Après l'assaut, une partie de la garnison, estimée par Bonaparte à douze cents hommes et portée par d'autres à deux ou trois mille, se rendit et fut reçue à merci: deux jours après, Bonaparte ordonna de la passer par les armes[157].

Walter Scott[158] et sir Robert Wilson[159] ont raconté ces massacres; Bonaparte, à Sainte-Hélène, n'a fait aucune difficulté de les avouer à lord Ebrington et au docteur O'Meara. Mais il en rejetait l'odieux sur la position dans laquelle il se trouvait: il ne pouvait nourrir les prisonniers; il ne les pouvait renvoyer en Égypte sous escorte. Leur laisser la liberté sur parole? ils ne comprendraient même pas ce point d'honneur et ces procédés européens. «Wellington dans ma place, disait-il, aurait agi comme moi

«Napoléon se décida, dit M. Thiers, à une mesure terrible et qui est le seul acte cruel de sa vie; il fit passer au fil de l'épée les prisonniers qui lui restaient; l'armée consomma avec obéissance, mais avec une espèce d'effroi, l'exécution qui lui était commandée.»

Le seul acte cruel de sa vie, c'est beaucoup affirmer après les massacres de Toulon, après tant de campagnes où Napoléon compta à néant la vie des hommes. Il est glorieux pour la France que nos soldats aient protesté par une espèce d'effroi contre la cruauté de leur général.

Mais les massacres de Jaffa sauvaient-ils notre armée? Bonaparte ne vit-il pas avec quelle facilité une poignée de Français renversa les forces du pacha de Damas? À Aboukir, ne détruisit-il pas avec quelques chevaux treize mille Osmanlis? Kléber, plus tard, ne fit-il pas disparaître le grand vizir et ses myriades de mahométans? S'il s'agissait de droit, quel droit les Français avaient-ils eu d'envahir l'Égypte? Pourquoi égorgeaient-ils des hommes qui n'usaient que du droit de la défense? Enfin Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la guerre, puisque les prisonniers de la garnison de Jaffa avaient mis bas les armes et que leur soumission avait été acceptée. Le fait que le conquérant s'efforçait de justifier le gênait: ce fait est passé sous silence ou indiqué vaguement dans les dépêches officielles et dans les récits des hommes attachés à Bonaparte. «Je me dispenserai, dit le docteur Larrey, de parler des suites horribles qu'entraîne ordinairement l'assaut d'une place: j'ai été le triste témoin de celui de Jaffa.» Bourrienne s'écrie: «Cette scène atroce me fait encore frémir, lorsque j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être forcé de la décrire. Tout ce qu'on peut se figurer d'affreux dans un jour de sang serait encore au-dessous de la réalité[160].» Bonaparte écrit au Directoire que: «Jaffa fut livré au pillage et à toutes les horreurs de la guerre, qui jamais ne lui a paru si hideuse.» Ces horreurs, qui les avait commandées?

Berthier, compagnon de Napoléon en Égypte, étant au quartier général de l'Ens, en Allemagne, adressa, le 5 mai 1809, au major général de l'armée autrichienne une dépêche foudroyante contre une prétendue fusillade exécutée dans le Tyrol où commandait Chasteller: «Il a laissé égorger (Chasteller) sept cents prisonniers français et dix-huit à dix-neuf cents Bavarois; crime inouï dans l'histoire des nations, qui eût pu exciter une terrible représaille, si S. M. ne regardait les prisonniers comme placés sous sa foi et sous son honneur

Bonaparte dit ici tout ce que l'on peut dire contre l'exécution des prisonniers de Jaffa. Que lui importaient de telles contradictions? Il connaissait la vérité et il s'en jouait; il en faisait le même usage que du mensonge; il n'appréciait que le résultat, le moyen lui était égal; le nombre des prisonniers l'embarrassait, il les tua.

Il y a toujours eu deux Bonaparte: l'un grand, l'autre petit. Lorsque vous croyez être en sûreté dans la vie de Napoléon, il rend cette vie affreuse.

Miot[161], dans la première édition de ses Mémoires (1804), se tait sur les massacres; on ne les lit que dans l'édition de 1814. Cette édition a presque disparu; j'ai eu de la peine à la retrouver. Pour affirmer une aussi douloureuse vérité, il ne me fallait rien moins que le récit d'un témoin oculaire. Autre est de savoir en gros l'existence d'une chose, autre d'en connaître les particularités: la vérité morale d'une action ne se décèle que dans les détails de cette action; les voici d'après Miot:

«Le 20 ventôse (10 mars), dans l'après-midi, les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement au milieu d'un vaste bataillon carré formé par les troupes du général Bon. Un bruit sourd du sort qu'on leur préparait me détermina, ainsi que beaucoup d'autres personnes, à monter à cheval et à suivre cette colonne silencieuse de victimes, pour m'assurer si ce qu'on m'avait dit était fondé. Les Turcs, marchant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée; ils ne versaient point de larmes; ils ne poussaient point de cris: ils étaient résignés. Quelques-uns blessés, ne pouvant suivre aussi promptement, furent tués en route à coups de baïonnette. Quelques autres circulaient dans la foule, et semblaient donner des avis salutaires dans un danger aussi imminent. Peut-être les plus hardis pensaient-ils qu'il ne leur était pas impossible d'enfoncer le bataillon qui les enveloppait; peut-être espéraient-ils qu'en se disséminant dans les champs qu'ils traversaient, un certain nombre échapperait à la mort. Toutes les mesures avaient été prises à cet égard, et les Turcs ne firent aucune tentative d'évasion.

«Arrivés enfin dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on les arrêta auprès d'une mare d'eau jaunâtre. Alors l'officier qui commandait les troupes fit diviser la masse par petites portions, et ces pelotons, conduits sur plusieurs points différents, y furent fusillés. Cette horrible opération demanda beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois le déclarer, ne se prêtaient qu'avec une extrême répugnance au ministère abominable qu'on exigeait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la mare d'eau un groupe de prisonniers, parmi lesquels étaient quelques vieux chefs au regard noble et assuré, et un jeune homme dont le moral était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait se croire innocent, et ce sentiment le porta à une action qui parut choquer ceux qui l'entouraient. Il se précipita dans les jambes du cheval que montait le chef des troupes françaises; il embrassa les genoux de cet officier, en implorant grâce de la vie. Il s'écriait: «De quoi suis-je coupable? quel mal ai-je fait?» Les larmes qu'il versait, ses cris touchants, furent inutiles; ils ne purent changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. À l'exception de ce jeune homme, tous les autres Turcs firent avec calme leur ablution dans cette eau stagnante dont j'ai parlé, puis, se prenant la main, après l'avoir portée sur le cœur et à la bouche, ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient et recevaient un éternel adieu. Leurs âmes courageuses paraissaient défier la mort; on voyait dans leur tranquillité la confiance que leur inspirait, à ces derniers moments, leur religion et l'espérance d'un avenir heureux. Ils semblaient se dire: «Je quitte ce monde pour aller jouir auprès de Mahomet d'un bonheur durable.» Ainsi ce bien-être après la vie, que lui promet le Coran, soutenait le musulman vaincu, mais fier de son malheur.

«Je vis un vieillard respectable, dont le ton et les manières annonçaient un grade supérieur, je le vis ... faire creuser froidement devant lui, dans le sable mouvant, un trou assez profond pour s'y enterrer vivant: sans doute il ne voulut mourir que par la main des siens. Il s'étendit sur le dos dans cette tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades en adressant à Dieu des prières suppliantes, le couvrirent bientôt de sable, et trépignèrent ensuite sur la terre qui lui servait de linceul, probablement dans l'idée d'avancer le terme de ses souffrances.

«Ce spectacle, qui fait palpiter mon cœur et que je peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l'exécution des pelotons répartis dans les dunes. Enfin il ne restait plus de tous les prisonniers que ceux placés près de la mare d'eau. Nos soldats avaient épuisé leurs cartouches; il fallut frapper ceux-ci à la baïonnette et à l'arme blanche. Je ne pus soutenir cette horrible vue; je m'enfuis, pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rapportèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce mouvement irrésistible de la nature qui nous fait éviter le trépas, même quand nous n'avons plus l'espérance de lui échapper, s'élançaient les uns dessus les autres, et recevaient dans les membres les coups dirigés au cœur et qui devaient sur-le-champ terminer leur triste vie. Il se forma, puisqu'il faut le dire, une pyramide effroyable de morts et de mourants dégouttant de sang, et il fallut retirer les corps déjà expirés pour achever les malheureux qui, à l'abri de ce rempart affreux, épouvantable, n'avaient point encore été frappés. Ce tableau est exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma main qui n'en rend point toute l'horreur.»

La vie de Napoléon opposée à de telles pages explique l'éloignement que l'on ressent pour lui.

Conduit par les religieux du couvent de Jaffa dans les sables au sud-ouest de la ville, j'ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de cadavres, aujourd'hui pyramide d'ossements; je me suis promené dans des vergers de grenadiers chargés de pommes vermeilles, tandis qu'autour de moi la première hirondelle arrivée d'Europe rasait la terre funèbre.

Le ciel punit la violation des droits de l'humanité: il envoya la peste; elle ne fit pas d'abord de grands ravages. Bourrienne relève l'erreur des historiens qui placent la scène des Pestiférés de Jaffa au premier passage des Français dans cette ville; elle n'eut lieu qu'à leur retour de Saint-Jean-d'Acre. Plusieurs personnes de notre armée m'avaient déjà assuré que cette scène était une pure fable; Bourrienne confirme cet renseignements:

«Les lits des pestiférés», raconte le secrétaire de Napoléon, «étaient à droite en entrant dans la première salle. Je marchais à côté du général; j'affirme ne l'avoir pas vu toucher à un pestiféré. Il traversa rapidement les salles, frappant légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache qu'il tenait à la main. Il répétait en marchant à grands pas ces paroles: «Il faut que je retourne en Égypte pour la préserver des ennemis qui vont arriver[162]

Dans le rapport officiel du major général, 29 mai, il n'est pas dit un mot des pestiférés, de la visite à l'hôpital et de l'attouchement des pestiférés.

Que devient le beau tableau de Gros? Il reste comme un chef-d'œuvre de l'art[163].

Saint Louis, moins favorisé par la peinture, fut plus héroïque dans l'action: «Le bon roi, doux et débonnaire, quand il vit ce, eut grand pitié à son cœur, et fit tantost toutes autres choses laisser, et faire fosses emmi les champs et dédier là un cimetière par le légat ... Le roi Louis aida de ses propres mains à enterrer les morts. À peine trouvoit-on aucun qui voulust mettre la main. Le roi venoit tous les matins, de cinq jours qu'on mit à enterrer les morts, après sa messe, au lieu, et disoit à sa gent: «Allons ensevelir les martyrs, qui ont souffert pour Notre-Seigneur, et ne soyez pas lassés de ce faire, car ils ont plus souffert que nous n'avons.» Là, étoient présens, en habits de cérémonie, l'archevêque de Tyr et l'évêque de Damiette et leur clergé qui disoient le service des morts. Mais ils estoupoient leur nez pour la puanteur; mais oncques ne fut vu au bon roi Louis estouper le sien, tant le faisoit fermement et dévotement.»

Bonaparte met le siège devant Saint-Jean-d'Acre[164]. On verse le sang à Cana, qui fut témoin de la guérison du fils du centenier par le Christ; à Nazareth[165], qui cacha la pacifique enfance du Sauveur; au Thabor, qui vit la transfiguration et où Pierre dit: «Maître, nous sommes bien sur cette montagne; dressons-y trois tentes.» Ce fut du mont Thabor[166] que fut expédié l'ordre du jour à toutes les troupes qui occupaient Sour, l'ancienne Tyr, Césarée, les cataractes du Nil, les bouches Pélusiaques, Alexandrie et les rives de la mer Rouge, qui porte les ruines de Kolsun et d'Arsinoé. Bonaparte était charmé de ces noms qu'il se plaisait à réunir.

Dans ce lieu des miracles, Kléber et Murat renouvelèrent les faits d'armes de Tancrède et de Renaud: ils dispersèrent les populations de la Syrie, s'emparèrent du camp du pacha de Damas, jetèrent un regard sur le Jourdain, sur la mer de Galilée, et prirent possession de Scafet, l'ancienne Béthulie.—Bonaparte remarque que les habitants montrent l'endroit où Judith tua Holopherne.

Les enfants arabes des montagnes de la Judée m'ont appris des traditions plus certaines lorsqu'ils me criaient en français: «En avant, marche!» «Ces mêmes déserts», ai-je dit dans les Martyrs, «ont vu marcher les armées de Sésostris, de Cambyse, d'Alexandre, de César: siècles à venir, vous y ramènerez des armées non moins nombreuses, des guerriers non moins célèbres[167]

Après m'être guidé sur les traces encore récentes de Bonaparte en Orient, je suis ramené quand il n'est plus à repasser sur sa course.

Saint-Jean était défendu par Djezzar le Boucher. Bonaparte lui avait écrit de Jaffa, le 9 mars 1799: «Depuis mon entrée en Égypte, je vous ai fait connaître plusieurs fois que mon intention n'était pas de vous faire la guerre, que mon seul but était de chasser les mameloucks ... Je marcherai sous peu de jours sur Saint-Jean-d'Acre. Mais quelle raison ai-je d'ôter quelques années de vie à un vieillard que je ne connais pas? Que font quelques lieues de plus à côté des pays que j'ai conquis?»

Djezzar ne se laissa pas prendre à ces caresses: le vieux tigre se défiait de l'ongle de son jeune confrère. Il était environné de domestiques mutilés de sa propre main. «On raconte que Djezzar est un Bosnien cruel, disait-il de lui-même (récit du général Sébastiani), un homme de rien; mais en attendant je n'ai besoin de personne et l'on me recherche. Je suis né pauvre; mon père ne m'a légué que son courage. Je me suis élevé à force de travaux; mais cela ne me donne pas d'orgueil: car tout finit, et aujourd'hui peut-être, ou demain, Djezzar finira, non pas qu'il soit vieux, comme le disent ses ennemis, mais parce que Dieu l'a ainsi ordonné. Le roi de France, qui était puissant, a péri; Nabuchodonosor a été tué par un moucheron, etc.»

Au bout de soixante-un jours de tranchée, Napoléon fut obligé de lever le siège de Saint-Jean-d'Acre. Nos soldats, sortant de leurs huttes de terre, couraient après les boulets de l'ennemi que nos canons lui renvoyaient. Nos troupes, ayant à se défendre contre la ville et contre les vaisseaux embossés des Anglais, livrèrent neuf assauts et montèrent cinq fois sur les remparts. Du temps des croisés, il y avait à Saint-Jean-d'Acre, au rapport de Rigord[168], une tour appelée maudite. Cette tour avait peut-être été remplacée par la grosse tour qui avait fait échouer l'attaque de Bonaparte. Nos soldats sautèrent dans les rues, où l'on se battit corps à corps pendant la nuit. Le général Lannes[169] fut blessé à la tête, Colbert à la cuisse: parmi les morts on compta Boyer, Venoux et le général Bon, exécuteur du massacre des prisonniers de Jaffa. Kléber disait de ce siège: «Les Turcs se défendent comme des chrétiens, les Français attaquent comme des Turcs.» Critique d'un soldat qui n'aimait pas Napoléon. Bonaparte s'en alla proclamant qu'il avait rasé le palais de Djezzar et bombardé la ville de manière qu'il n'y restait pas pierre sur pierre, que Djezzar s'était retiré avec ses gens dans un des forts de la côte, qu'il était grièvement blessé, et que les frégates aux ordres de Napoléon s'étaient emparées de trente bâtiments syriens chargés de troupes.

Sir Sidney Smith[170] et Phélippeaux[171], officier d'artillerie émigré, assistaient Djezzar: l'un avait été prisonnier au Temple, l'autre compagnon d'études de Napoléon.

Autrefois périt devant Saint-Jean-d'Acre la fleur de la chevalerie, sous Philippe-Auguste. Mon compatriote, Guillaume le Breton, chante ainsi en vers latins du XIIe siècle: «Dans tout le royaume à peine trouvait-on un lieu dans lequel quelqu'un n'eût quelque sujet de pleurer, tant était grand le désastre qui précipita nos héros dans la tombe, lorsqu'ils furent frappés par la mort dans la ville d'Ascaron (Ascalon, près de Saint-Jean-d'Acre).»

Bonaparte était un grand magicien, mais il n'avait pas le pouvoir de transformer le général Bon, tué à Ptolémaïs[172], en Raoul, sire de Coucy, qui, expirant au pied des remparts de cette ville, écrivait à la dame de Fayel: Mort por loïalement amer son amie.

Napoléon n'aurait pas été bien reçu à rejeter la chanson des canteors, lui qui se nourrissait à Saint-Jean-d'Acre de bien d'autres fables. Dans les derniers jours de sa vie, sous un ciel que nous ne voyons pas, il s'est plu à divulguer ce qu'il méditait en Syrie, si toutefois il n'a pas inventé des projets d'après des faits accomplis et ne s'est pas amusé à bâtir avec un passé réel l'avenir fabuleux qu'il voulait que l'on crût. «Maître de Ptolémaïs», nous racontent les révélations de Sainte-Hélène, «Napoléon fondait en Orient un empire, et la France était laissée à d'autres destinées. Il volait à Damas, à Alep, sur l'Euphrate. Les chrétiens de la Syrie, ceux même de l'Arménie, l'eussent renforcé. Les populations allaient être ébranlées. Les débris des mameloucks, les Arabes du désert de l'Égypte, les Druses du Liban, les Mutualis ou mahométans opprimés de la secte d'Ali, pouvaient se réunir à l'armée maîtresse de la Syrie, et la commotion se communiquait à toute l'Arabie. Les provinces de l'empire ottoman qui parlent arabe appelaient un grand changement et attendaient un homme avec des chances heureuses; il pouvait se trouver sur l'Euphrate, au milieu de l'été, avec cent mille auxiliaires et une réserve de vingt-cinq mille Français qu'il eût successivement fait venir d'Égypte. Il aurait atteint Constantinople et les Indes et changé la face du monde.»

Avant de se retirer de Saint-Jean-d'Acre, l'armée française avait touché Tyr: désertée des flottes de Salomon et de la phalange du Macédonien, Tyr ne gardait plus que la solitude imperturbable d'Isaïe; solitude dans laquelle les chiens muets refusent d'aboyer.

Le siège de Saint-Jean-d'Acre fut levé le 20 mai 1799. Arrivé à Jaffa le 24, Bonaparte fut obligé de continuer sa retraite. Il y avait environ trente à quarante pestiférés, nombre que Napoléon réduit à sept, qu'on ne pouvait transporter; ne voulant pas les laisser derrière lui, dans la crainte, disait-il, de les exposer à la cruauté des Turcs, il proposa à Desgenettes[173] de leur administrer une forte dose d'opium. Desgenettes lui fit la réponse si connue: «Mon métier est de guérir les hommes, non de les tuer.» «On ne leur administra point d'opium, dit M. Thiers, et ce fait servit à propager une calomnie indigne et aujourd'hui détruite.»

Est-ce une calomnie? est-elle détruite? C'est ce que je ne saurais affirmer aussi péremptoirement que le brillant historien; son raisonnement équivaut à ceci: Bonaparte n'a point empoisonné les pestiférés par la raison qu'il proposait de les empoisonner.

Desgenettes, d'une pauvre famille de gentilshommes normands, est encore en vénération parmi les Arabes de la Syrie, et Wilson dit que son nom ne devrait être écrit qu'en lettres d'or.

Bourrienne écrit dix pages entières pour soutenir l'empoisonnement contre ceux qui le nient: «Je ne puis pas dire que j'aie vu donner la potion, dit-il, je mentirais; mais je sais bien positivement que la décision a été prise et a dû être prise après délibération, que l'ordre en a été donné et que les pestiférés sont morts. Quoi! ce dont s'entretenait, dès le lendemain du départ de Jaffa, tout le quartier général comme d'une chose positive, ce dont nous parlions comme d'un épouvantable malheur, serait devenu une atroce invention pour nuire à la réputation d'un héros[174]

Napoléon n'abandonna jamais une de ses fautes; comme un père tendre, il préfère celui de ses enfants qui est le plus disgracié. L'armée française fut moins indulgente que les historiens admiratifs; elle croyait à la mesure de l'empoisonnement, non seulement contre une poignée de malades, mais contre plusieurs centaines d'hommes. Robert Wilson, dans son Histoire de l'expédition des Anglais en Égypte, avance le premier la grande accusation; il affirme qu'elle était appuyée de l'opinion des officiers français prisonniers des Anglais en Syrie. Bonaparte donna le démenti à Wilson, qui répliqua n'avoir dit que la vérité. Wilson est le même major général qui fut commissaire de la Grande-Bretagne auprès de l'armée russe pendant la retraite de Moscou; il eut le bonheur de contribuer depuis à l'évasion de M. de Lavallette. Il leva une légion contre la légitimité lors de la guerre d'Espagne en 1823, défendit Bilbao et renvoya à M. de Villèle son beau-frère, M. Desbassyns, contraint de relâcher dans le port. Le récit de Robert Wilson a donc, sous divers points de vue, un grand poids. La plupart des relations sont uniformes sur le fait de l'empoisonnement. M. de Las Cases admet que le bruit de l'empoisonnement était cru dans l'armée. Bonaparte, devenu plus sincère dans sa captivité, a dit à M. Warnen et au docteur O'Meara que, dans le cas où se trouvaient les pestiférés, il aurait cherché pour lui-même dans l'opium l'oubli de ses maux, et qu'il aurait fait administrer le poison à son propre fils. Walter Scott rapporte tout ce qui s'est débité à ce sujet; mais il rejette la version du grand nombre des malades condamnés, soutenant qu'un empoisonnement ne pourrait s'exécuter avec succès sur une multitude; il ajoute que sir Sidney rencontra dans l'hôpital de Jaffa les sept Français mentionnés par Bonaparte. Walter Scott est de la plus grande impartialité; il défend Napoléon comme il aurait défendu Alexandre contre les reproches dont on peut charger sa mémoire.

C'est pour ainsi dire la première fois que je parle de Walter Scott comme historien de Napoléon, et je le citerai encore: c'est donc ici que je dois dire qu'on s'est trompé prodigieusement en accusant l'illustre Écossais de prévention contre un grand homme[175]. La vie de Napoléon (Life of Napoléon) n'occupe pas moins de onze volumes. Elle n'a pas eu le succès qu'on en pouvait espérer, parce que, excepté dans deux ou trois endroits, l'imagination de l'auteur de tant d'ouvrages si brillants lui a failli: il est ébloui par les succès fabuleux qu'il décrit, et comme écrasé par le merveilleux de la gloire. La Vie entière manque aussi des grandes vues que les Anglais ouvrent rarement dans l'histoire, parce qu'il ne conçoivent pas l'histoire comme nous. Du reste, cette vie est exacte, sauf quelques erreurs de chronologie; toute la partie qui a rapport à la détention de Bonaparte à Sainte-Hélène est excellente: les Anglais étaient mieux placés que nous pour connaître cette partie. En rencontrant une vie si prodigieuse, le romancier a été vaincu par la vérité. La raison domine dans le travail de Walter Scott: il est en garde contre lui-même. La modération de ses jugements est si grande qu'elle dégénère en apologie. Le narrateur pousse la débonnaireté jusqu'à recevoir des excuses sophistiquées par Napoléon et qui ne sont pas admissibles. Il est évident que ceux qui parlent de l'ouvrage de Walter Scott comme d'un livre écrit sous l'influence des préjugés nationaux anglais et dans un intérêt privé ne l'ont jamais lu: on ne lit plus en France. Loin de rien exagérer contre Bonaparte, l'auteur est effrayé par l'opinion: ses concessions sont innombrables; il capitule partout; s'il aventure d'abord un jugement ferme, il le reprend ensuite par des considérations subséquentes qu'il croit devoir à l'impartialité; il n'ose tenir tête à son héros, ni le regarder en face. Malgré cette sorte de pusillanimité devant l'infatuation populaire, Walter Scott a perdu le mérite de ses condescendances pour avoir, dans son avertissement, fait entendre cette simple vérité: «Si le système général de Napoléon, dit-il, a reposé sur la violence et la fraude, ce n'est ni la grandeur de ses talents, ni le succès de ses entreprises qui doit étouffer la voix ou éblouir les yeux de celui qui s'aventure à devenir son historien. «If the general system of Napoleon has rested upon force or fraud, it is neither the greatness of his talents, nor the success of his undertakings, that ought to stifle the voice or dazzle the eyes of him who adventures to be his historian.»

L'humble audace qui essuie, comme Madeleine, la poussière des pieds du Dieu avec sa chevelure passe aujourd'hui pour un sacrilège.

La retraite sous le soleil de la Syrie fut marquée par des malheurs qui rappellent les misères de nos soldats dans la retraite de Moscou au milieu des frimas: «Il y avait encore, dit Miot, dans les cabanes, sur les bords de la mer, quelques malheureux qui attendaient qu'on les transportât. Parmi eux, un soldat était attaqué de la peste, et, dans le délire qui accompagne quelquefois l'agonie, il supposa sans doute, en voyant l'armée marcher au bruit du tambour, qu'il allait être abandonné; son imagination lui fit entrevoir l'étendue de son malheur s'il tombait entre les mains des Arabes. On peut supposer que ce fut cette crainte qui le mit dans une si grande agitation et qui lui suggéra l'idée de suivre les troupes: il prit son havresac, sur lequel reposait sa tête, et, le plaçant sur ses épaules, il fit l'effort de se lever. Le venin de l'affreuse épidémie qui coulait dans ses veines lui ôtait ses forces, et au bout de trois pas il retomba sur le sable en donnant de la tête. Cette chute augmenta sa frayeur, et, après avoir passé quelques moments à regarder avec des yeux égarés la queue des colonnes en marche, il se leva une seconde fois et ne fut pas plus heureux; à sa troisième tentative il succomba et, tombant plus près de la mer, il resta à la place que les destins lui avaient choisie pour tombeau. La vue de ce soldat était épouvantable; le désordre qui régnait dans ses discours insignifiants, sa figure qui peignait la douleur, ses yeux ouverts et fixes, ses habits en lambeaux, offraient tout ce que la mort a de plus hideux. L'œil attaché sur les troupes en marche, il n'avait point eu l'idée, toute simple pour quelqu'un de sang-froid, de tourner la tête d'un autre côté: il aurait aperçu la division Kléber et celle de cavalerie qui quittèrent Tentoura après les autres, et l'espoir de se sauver aurait peut-être conservé ses jours.»

Quand nos soldats, devenus impassibles, voyaient un de leurs infortunés camarades les suivre comme un homme dans l'ivresse, trébuchant, tombant, se relevant et retombant pour toujours, ils disaient: «Il a pris ses quartiers.»

Une page de Bourrienne achèvera le tableau:

«Une soif dévorante, disent les Mémoires, le manque total d'eau, une chaleur excessive, une marche fatigante dans des dunes brûlantes, démoralisèrent les hommes, et firent succéder à tous les sentiments généreux le plus cruel égoïsme, la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter de dessus les brancards des officiers amputés dont le transport était ordonné, et qui avaient même remis de l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu abandonner dans les orges des amputés, des blessés, des pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être. La marche était éclairée par des torches allumées pour incendier les petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux, les riches moissons dont la terre était couverte. Le pays était tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de présider à ces désastres semblaient, en répandant partout la désolation, vouloir venger leurs revers et trouver un soulagement à leurs souffrances. Nous n'étions entourés que de mourants, de pillards et d'incendiaires. Des mourants jetés sur les bords du chemin disaient d'une voix faible: Je ne suis pas pestiféré, je ne suis que blessé; et, pour convaincre les passants, on en voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nouvelle. Personne n'y croyait; on disait: Son affaire est faite; on passait, on se tâtait, et tout était oublié. Le soleil, dans tout son éclat sous ce beau ciel, était obscurci par la fumée de nos continuels incendies. Nous avions la mer à notre droite; à notre gauche et derrière nous le désert que nous faisions; devant nous les privations et les souffrances qui nous attendaient[176]

«Il est parti; il est arrivé; il a dissipé tous les orages; son retour les a fait repasser dans le désert.» Ainsi chantait et se louait le triomphateur repoussé, en rentrant au Caire[177]: il emportait le monde dans des hymnes.

Pendant son absence, Desaix avait achevé de soumettre la Haute-Égypte. On rencontre en remontant le Nil des débris à qui le langage de Bossuet laisse toute leur grandeur et l'augmente. «On a,» dit l'auteur de l'Histoire universelle, «découvert dans le Saïde des temples et des palais presque encore entiers, où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire surtout un palais dont les restes semblent n'avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bordées de part et d'autre par des sphinx d'une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d'avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence et quelle étendue! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n'ont-ils pas eu le temps d'en faire le tour, et ne sont pas même assurés d'en avoir vu la moitié; mais tout ce qu'ils ont vu était surprenant. Une salle, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six-vingt colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d'obélisques que tant de siècles n'ont pu abattre. Les couleurs mêmes, c'est-à-dire ce qui éprouve le plus tôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice et y conservent leur vivacité: tant l'Égypte savait imprimer le caractère d'immortalité à tous ses ouvrages! Maintenant que le nom du roi Louis XIV pénètre aux parties du monde les plus inconnues, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts? Quelles beautés ne trouverait-on pas si on pouvait aborder la ville royale, puisque si loin d'elle on découvre des choses si merveilleuses! La puissance romaine, désespérant d'égaler les Égyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d'emprunter les monuments de leurs rois.»

Napoléon se chargea d'exécuter les conseils que Bossuet donnait à Louis XIV. «Thèbes,» dit M. Denon, qui suivait l'expédition de Desaix, «cette cité reléguée que l'imagination n'entrevoit plus qu'à travers l'obscurité des temps, était encore un fantôme si gigantesque qu'à son aspect l'armée s'arrêta d'elle-même et battit des mains. Dans le complaisant enthousiasme des soldats, je trouvai des genoux pour me servir de table, des corps pour me donner de l'ombre ... Parvenus aux cataractes du Nil, nos soldats, toujours combattant contre les beys et éprouvant des fatigues incroyables, s'amusaient à établir dans le village de Syène des boutiques de tailleurs, d'orfèvres, de barbiers, de traiteurs à prix fixe. Sous une allée d'arbres alignés, ils plantèrent une colonne milliaire avec l'inscription: Route de Paris ... En redescendant le Nil, l'armée eut souvent affaire aux Mecquains. On mettait le feu aux retranchements des Arabes: ils manquaient d'eau; ils éteignaient le feu avec les pieds et les mains; ils l'étouffaient avec leurs corps. Noirs et nus, dit encore M. Denon, on les voyait courir à travers les flammes: c'était l'image des diables dans l'enfer. Je ne les regardais point sans un sentiment d'horreur et d'admiration. Il y avait des moments de silence dans lesquels une voix se faisait entendre; on lui répondait par des hymnes sacrés et des cris de combat.»

Ces Arabes chantaient et dansaient comme les soldats et les moines espagnols dans Saragosse embrasée; les Russes brûlèrent Moscou: la sorte de sublime démence qui agitait Bonaparte, il la communiquait à ses victimes.

Napoléon rentré au Caire écrivait au général Dugua: «Vous ferez, citoyen général, trancher la tête à Abdalla-Aga, ancien gouverneur de Jaffa. D'après ce que m'ont dit les habitants de Syrie, c'est un monstre dont il faut délivrer la terre ... Vous ferez fusiller les nommés Hassan, Joussef, Ibrahim, Saleh, Mahamet, Bekir, Hadj-Saleh, Mustapha, Mahamed, tous mameloucks.» Il renouvelle souvent ces ordres contre des Égyptiens qui ont mal parlé des Français: tel était le cas que Bonaparte faisait des lois; le droit même de la guerre permettait-il de sacrifier tant de vies sur ce simple ordre d'un chef: vous ferez fusiller! Au sultan du Darfour il écrit: «Je désire que vous me fassiez passer deux mille esclaves mâles, ayant plus de seize ans.» Il aimait les esclaves.

Une flotte ottomane de cent voiles mouille à Aboukir et débarque une armée: Murat, appuyé du général Lannes, la jette dans la mer; Bonaparte instruit le Directoire de ses succès: «Le rivage où l'année dernière les courants ont porté les cadavres anglais et français est aujourd'hui couvert de ceux de nos ennemis[178].» On se fatigue à marcher dans ces monceaux de victoires comme dans les sables étincelants de ces déserts.

Le billet suivant frappe tristement l'esprit: «J'ai été peu satisfait, citoyen général, de toutes vos opérations pendant le mouvement qui vient d'avoir lieu. Vous avez reçu l'ordre de vous porter au Caire, et vous n'en avez rien fait. Tous les événements qui peuvent survenir ne doivent jamais empêcher un militaire d'obéir, et le talent à la guerre consiste à lever les difficultés qui peuvent rendre difficile une opération, et non pas à la faire manquer. Je vous dis ceci pour l'avenir.»

Ingrat d'avance, cette rude instruction de Bonaparte est adressée à Desaix qui offrait à la tête des braves, dans la Haute-Égypte, autant d'exemples d'humanité que de courage, marchant au pas de son cheval, causant de ruines, regrettant sa patrie, sauvant des femmes et des enfants, aimé des populations qui l'appelaient le Sultan juste, enfin à ce Desaix tué depuis à Marengo dans la charge par laquelle le premier consul devint le maître de l'Europe. Le caractère de l'homme perce dans le billet de Napoléon: domination et jalousie; on pressent celui que toute renommée afflige, le prédestinateur auquel est donné la parole qui reste et qui contraint; mais sans cet esprit de commandement Bonaparte aurait-il pu tout abattre devant lui?

Prêt à quitter le sol antique où l'homme d'autrefois s'écriait en expirant: «Puissances qui dispensez la vie aux hommes, recevez-moi et accordez-moi une demeure parmi les dieux immortels!» Bonaparte ne songe qu'à son avenir de la terre: il fait avertir par la mer Rouge les gouverneurs de l'île de France et de l'île de Bourbon: il envoie ses salutations au sultan du Maroc et au bey de Tripoli; il leur fait part de ses affectueuses sollicitudes pour les caravanes et les pèlerins de la Mecque; Napoléon cherche en même temps à détourner le grand vizir de l'invasion que la Porte médite, assurant qu'il est prêt à tout vaincre, comme à entrer dans toute négociation.

Une chose ferait peu d'honneur à notre caractère, si notre imagination et notre amour de nouveauté n'étaient plus coupables que notre équité nationale; les Français s'extasient sur l'expédition d'Égypte, et ils ne remarquent pas qu'elle blessait autant la probité que le droit politique; en pleine paix avec la plus vieille alliée de la France, nous l'attaquons, nous lui ravissons sa féconde province du Nil, sans déclaration de guerre, comme des Algériens qui, dans une de leurs algarades, se seraient emparés de Marseille et de la Provence. Quand la Porte arme pour sa défense légitime, fiers de notre illustre guet-apens, nous lui demandons ce qu'elle a, et pourquoi elle se fâche; nous lui déclarons que nous n'avons pris les armes que pour faire la police chez elle, que pour la débarrasser de ces brigands de mameloucks qui tenaient son pacha prisonnier. Bonaparte mande au grand vizir: «Comment Votre Excellence ne sentirait-elle pas qu'il n'y a pas un Français de tué qui ne soit un appui de moins pour la Porte? Quant à moi, je tiendrai pour le plus beau jour de ma vie celui où je pourrai contribuer à faire terminer une guerre à la fois impolitique et sans objet.» Bonaparte voulait s'en aller: la guerre alors était sans objet et impolitique! L'ancienne Monarchie fut du reste aussi coupable que la République: les archives des affaires étrangères conservent plusieurs plans de colonies françaises à établir en Égypte; Leibnitz lui-même avait conseillé la colonie égyptienne à Louis XIV. Les Anglais n'estiment que la politique positive, celle des intérêts; la fidélité aux traités et les scrupules moraux leur semblent puérils.

Enfin l'heure était sonnée; arrêté aux frontières orientales de l'Asie, Bonaparte va saisir d'abord le sceptre de l'Europe, pour chercher ensuite au nord, par un autre chemin, les portes de l'Himalaya et les splendeurs de Cachemire. Sa dernière lettre à Kléber, datée d'Alexandrie, 22 août 1799, est de toute excellence et réunit la raison, l'expérience et l'autorité. La fin de cette lettre s'élève à un pathétique sérieux et pénétrant.

«Vous trouverez ci-joint, citoyen général, un ordre pour prendre le commandement en chef de l'armée. La crainte que la croisière anglaise ne reparaisse d'un moment à l'autre me fait précipiter mon voyage de deux ou trois jours.

«J'emmène avec moi les généraux Berthier, Andréossy, Murat, Lannes et Marmont, et les citoyens Monge et Berthollet.

«Vous trouverez ci-joints les papiers anglais et de Francfort jusqu'au 10 juin. Vous y verrez que nous avons perdu l'Italie, que Mantoue, Turin et Tortone sont bloqués. J'ai lieu d'espérer que la première tiendra jusqu'à la fin de novembre. J'ai l'espérance, si la fortune me sourit, d'arriver en Europe avant le commencement d'octobre.»

Suivent des instructions particulières.

«Vous savez apprécier aussi bien que moi combien la possession de l'Égypte est importante à la France: cet empire turc, qui menace ruine de tous côtés, s'écroule aujourd'hui, et l'évacuation de l'Égypte serait un malheur d'autant plus grand, que nous verrions de nos jours cette belle province passer en d'autres mains européennes.

«Les nouvelles des succès et des revers qu'aura la République doivent aussi entrer puissamment dans vos calculs.

......................

«Vous connaissez, citoyen général, quelle est ma manière de voir sur la politique intérieure de l'Égypte: quelque chose que vous fassiez, les chrétiens seront toujours nos amis. Il faut les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre les chrétiens, ce qui nous les rendrait irréconciliables.

......................

«J'avais déjà demandé plusieurs fois une troupe de comédiens; je prendrai un soin particulier de vous en envoyer. Cet article est très important pour l'armée et pour commencer à changer les mœurs du pays.

«La place importante que vous allez occuper en chef va vous mettre à même enfin de déployer les talents que la nature vous a donnés. L'intérêt de ce qui se passera ici est vif, et les résultats en seront immenses pour le commerce, pour la civilisation; ce sera l'époque d'où dateront les grandes révolutions.

«Accoutumé à voir la récompense des peines et des travaux de la vie dans l'opinion de la postérité, j'abandonne avec le plus grand regret l'Égypte. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les événements extraordinaires qui viennent de se passer, me décident seuls à passer au milieu des escadres ennemies pour me rendre en Europe. Je serai d'esprit et de cœur avec vous. Vos succès me seront aussi chers que ceux où je me trouverais en personne, et je regarderai comme mal employés tous les jours de ma vie où je ne ferai pas quelque chose pour l'armée, dont je vous laisse le commandement, et pour consolider le magnifique établissement dont les fondements viennent d'être jetés.

«L'armée que je vous confie est toute composée de mes enfants; j'ai eu dans tous les temps, même dans les plus grandes peines, des marques de leur attachement. Entretenez-les dans ces sentiments; vous le devez à l'estime et à l'amitié toute particulière que j'ai pour vous et à l'attachement vrai que je leur porte.

«Bonaparte.»

Jamais le guerrier n'a retrouvé d'accents pareils; c'est Napoléon qui finit; l'empereur, qui suivra, sera sans doute plus étonnant encore; mais combien aussi plus haïssable! Sa voix n'aura plus le son des jeunes années: le temps, le despotisme, l'ivresse de la prospérité, l'auront altérée.

Bonaparte aurait été bien à plaindre s'il eût été contraint, en vertu de l'ancienne loi égyptienne, à tenir trois jours embrassés les enfants qu'il avait fait mourir. Il avait songé, pour les soldats qu'il laissait exposés à l'ardeur du soleil, à ces distractions que le capitaine Parry[179] employa trente-deux ans après pour ses matelots dans les nuits glacées du pôle. Il envoie le testament de l'Égypte à son brave successeur, qui sera bientôt assassiné[180], et il se dérobe furtivement[181], comme César se sauva à la nage dans le port d'Alexandrie. Cette reine que le poète appelait un fatal prodige, Cléopâtre, ne l'attendait pas; il allait au rendez-vous secret que lui avait donné le destin, autre puissance infidèle. Après s'être plongé dans l'Orient, source des renommées merveilleuses, il nous revient, sans toutefois être monté à Jérusalem, de même qu'il n'entra jamais dans Rome. Le Juif qui criait: Malheur! malheur! rôda autour de la ville sainte, sans pénétrer dans ses habitacles éternels. Un poète, s'échappant d'Alexandrie, monte le dernier sur la frégate aventureuse. Tout imprégné des miracles de la Judée et des souvenirs de la tombe aux Pyramides, Bonaparte franchit les mers, insouciant de leurs vaisseaux et de leurs abîmes: tout était guéable pour ce géant, événements et flots.

Napoléon prend la route que j'ai suivie: il longe l'Afrique par des vents contraires; au bout de vingt-un jours, il double le cap Bon; il gagne les côtes de Sardaigne, est forcé de relâcher à Ajaccio[182], promène ses regards sur les lieux de sa naissance, reçoit quelque argent du cardinal Fesch, et se rembarque; il découvre une flotte anglaise qui ne le poursuit pas. Le 8 octobre, il rentre dans la rade de Fréjus, non loin de ce golfe Juan où il se devait manifester une terrible et dernière fois. Il aborde à terre, part, arrive à Lyon, prend la route du Bourbonnais, entre à Paris le 16 octobre. Tout paraît disposé contre lui, Barras, Sieyès, Bernadotte, Moreau; et tous ces opposants le servent comme par miracle. La conspiration s'ourdit; le gouvernement est transféré à Saint-Cloud. Bonaparte veut haranguer le conseil des Anciens: il se trouble, il balbutie les mots de frères d'armes, de volcan, de victoire, de César; on le traite de Cromwell, de tyran, d'hypocrite: il veut accuser et on l'accuse; il se dit accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune; il se retire en s'écriant: «Qui m'aime me suive!» On demande sa mise en accusation; Lucien, président du conseil des Cinq-Cents, descend de son fauteuil pour ne pas mettre Napoléon hors la loi. Il tire son épée et jure de percer le sein de son frère si jamais il essaye de porter atteinte à la liberté. On parlait de faire fusiller le soldat déserteur, l'infracteur des lois sanitaires, le porteur de la peste, et on le couronne. Murat fait sauter par les fenêtres les représentants: le 18 brumaire s'accomplit[183]; le gouvernement consulaire naît, et la liberté meurt.

Alors s'opère dans le monde un changement absolu: l'homme du dernier siècle descend de la scène, l'homme du nouveau siècle y monte; Washington, au bout de ses prodiges, cède la place à Bonaparte[184], qui recommence les siens. Le 9 novembre, le président des États-Unis ferme l'année 1799; le premier consul de la République française ouvre l'année 1800:

Un grand destin commence, un grand destin s'achève.

(Corneille.)

C'est sur ces événements immenses qu'est écrite la partie de mes Mémoires que vous avez vue, ainsi qu'un texte moderne profanant d'antiques manuscrits. Je comptais mes abattements et mes obscurités à Londres sur les élévations et l'éclat de Napoléon; le bruit de ses pas se mêlait au silence des miens dans mes promenades solitaires; son nom me poursuivait jusque dans les réduits où se rencontraient les tristes indigences de mes compagnons d'infortune, et les joyeuses détresses, ou, comme aurait dit notre vieille langue, les misères hilareuses de Peltier. Napoléon était de mon âge: partis tous les deux du sein de l'armée, il avait gagné cent batailles que je languissais encore dans l'ombre de ces émigrations qui furent le piédestal de sa fortune. Resté si loin derrière lui, le pouvais-je jamais rejoindre? Et néanmoins quand il dictait des lois aux monarques, quand il les écrasait de ses armées et faisait jaillir leur sang sous ses pieds, quand, le drapeau à la main, il traversait les ponts d'Arcole et de Lodi, quand il triomphait aux Pyramides, aurais-je donné pour toutes ces victoires une seule de ces heures oubliées qui s'écoulaient en Angleterre dans une petite ville inconnue? Oh! magie de la jeunesse!

Je quittai l'Angleterre quelques mois après que Napoléon eut quitté l'Égypte; nous revînmes en France presque en même temps, lui de Memphis, moi de Londres: il avait saisi des villes et des royaumes, ses mains étaient pleines de puissantes réalités; je n'avais encore pris que des chimères.

Que s'était-il passé en Europe pendant l'absence de Napoléon?

La guerre recommencée en Italie, au royaume de Naples et dans les États de Sardaigne; Rome et Naples momentanément occupées; Pie VI prisonnier, amené pour mourir en France; un traité d'alliance est conclu entre les cabinets de Pétersbourg et de Londres.

Deuxième coalition continentale contre la France. Le 8 avril 1799, le congrès de Rastadt est rompu, les plénipotentiaires français sont assassinés. Suwaroff, arrivé en Italie, bat les Français à Cassano. La citadelle de Milan se rend au général russe. Une de nos armées, forcée d'évacuer Naples, se soutient à peine, commandée par le général Macdonald. Masséna défend la Suisse.

Mantoue succombe après un blocus de soixante-douze jours et un siège de vingt. Le 15 octobre 1799, le général Joubert, tué à Novi, laisse le champ libre à Bonaparte; il était destiné à jouer le rôle de celui-ci: malheur à qui barrait une fortune fatale, témoin Hoche, Moreau et Joubert! Vingt mille Anglais descendus au Helder y restent inutiles; leur flotte en partie est bloquée par les glaces; notre cavalerie charge sur des vaisseaux et les prend. Dix-huit mille Russes, auxquels les combats et les fatigues ont réduit l'armée de Suwaroff, ayant passé le Saint-Gothard le 24 septembre, se sont engagés dans la vallée de la Reuss. Masséna sauve la France à la bataille de Zurich[185]. Suwaroff, rentré en Allemagne, accuse les Autrichiens et se retire en Pologne. Telle était la position de la France, lorsque Bonaparte reparaît, renverse le Directoire et établit le Consulat.

Avant de m'engager plus loin, je rappellerai une chose dont on doit déjà être convaincu: je ne m'occupe pas d'une vie particulière de Bonaparte; je trace l'abrégé et le résumé de ses actions; je peins ses batailles, je ne les décris pas; on les trouve partout, depuis Pommereul, qui a donné les Campagnes d'Italie[186], jusqu'à nos généraux, critiques et censeurs des combats où ils assistèrent, jusqu'aux tacticiens étrangers, anglais, russes, allemands, italiens, espagnols. Les bulletins publics de Napoléon et ses dépêches secrètes forment le fil très peu sûr de ces narrations. Les travaux du lieutenant général Jomini[187] fournissent la meilleure source d'instruction: l'auteur est d'autant plus croyable, qu'il a fait preuve d'études dans son Traité de la grande tactique et dans son Traité des grandes opérations militaires. Admirateur de Napoléon jusqu'à l'injustice, attaché à l'état-major du maréchal Ney, on a de lui l'histoire critique et militaire des campagnes de la Révolution; il a vu de ses propres yeux la guerre en Allemagne, en Prusse, en Pologne et en Russie jusqu'à la prise de Smolensk; il était présent en Saxe aux combats de 1813; de là il passa aux alliés; il fut condamné à mort par un conseil de guerre de Bonaparte, et nommé au même moment aide de camp de l'empereur Alexandre. Attaqué par le général Sarrazin[188], dans son Histoire de la guerre de Russie et d'Allemagne, Jomini lui répliqua. Jomini a eu à sa disposition les matériaux déposés au ministère de la guerre et aux autres archives de royaume; il a contemplé à l'envers la marche rétrograde de nos armées, après avoir servi à les guider en avant. Son récit est lucide et entremêlé de quelques réflexions fines et judicieuses. On lui a souvent emprunté des pages entières sans le dire; mais je n'ai point la vocation de copiste et je n'ambitionne point le renom suspect d'un césar méconnu, auquel il n'a manqué qu'un casque pour soumettre de nouveau la terre. Si j'avais voulu venir au secours de la mémoire des vétérans, en manœuvrant sur des cartes, en courant autour des champs de bataille couverts de paisibles moissons, en extrayant tant et tant de documents, en entassant descriptions sur descriptions toujours les mêmes, j'aurais accumulé volumes sur volumes, je me serais fait une réputation de capacité, au risque d'ensevelir sous mes labeurs moi, mon lecteur et mon héros. N'étant qu'un petit soldat, je m'humilie devant la science des Végèce; je n'ai point pris pour mon public les officiers à demi-solde; le moindre caporal en sait plus que moi.

Pour s'assurer de la place où il s'était assis, Napoléon avait besoin de se surpasser en miracles.

Le 25 et le 30 avril 1800, les Français franchissent le Rhin, Moreau à leur tête. L'armée autrichienne, battue quatre fois en huit jours, recule d'un côté jusqu'au Voralberg, de l'autre jusqu'à Ulm. Bonaparte passe le Grand Saint-Bernard le 16 mai; et le 20, le Petit Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard, le Mont-Cenis, le Mont-Genèvre, sont escaladés et emportés; nous pénétrons en Italie par trois débouchés réputés imprenables, caverne des ours, rochers des aigles. L'armée s'empare de Milan le 2 juin, et la République cisalpine se réorganise; mais Gênes est obligée de se rendre après un siège mémorable, soutenu par Masséna[189].

L'occupation de Pavie[190] et l'affaire heureuse de Montebello[191] précèdent la victoire de Marengo[192].

Une défaite commence cette victoire: les corps de Lannes et de Victor épuisés cessent de combattre et abandonnent le terrain; la bataille se renouvelle avec quatre mille hommes d'infanterie que conduit Desaix et qu'appuie la brigade de cavalerie de Kellermann[193]: Desaix est tué. Une charge de Kellermann décide le succès de la journée qu'achèvera de compléter la stupidité du général Mélas.

Desaix, gentilhomme d'Auvergne, sous-lieutenant dans le régiment de Bretagne, aide de camp du général Victor de Broglie, commanda en 1796 une division de l'armée de Moreau, et passa en Orient avec Bonaparte. Son caractère était désintéressé, naïf et facile. Lorsque le traité d'El-Arisch l'eut rendu libre, il fut retenu par lord Keith au lazaret de Livourne. «Quand les lumières étaient éteintes, dit Miot, son compagnon de voyage, notre général nous faisait conter des histoires de voleurs et de revenants; il partageait nos plaisirs et apaisait nos querelles; il aimait beaucoup les femmes et n'aurait voulu mériter leur amour que par son amour pour la gloire.» À son débarquement en Europe, il reçut une lettre du premier consul qui l'appelait auprès de lui; elle l'attendrit, et Desaix disait: «Ce pauvre Bonaparte est couvert de gloire, et il n'est pas heureux.» Lisant dans les journaux la marche de l'armée de réserve, il s'écriait: «Il ne nous laissera rien à faire.» Il lui laissait à lui donner la victoire et à mourir.

Desaix fut inhumé sur le haut des Alpes, à l'hospice du Mont-Saint-Bernard, comme Napoléon sur les mornes de Sainte-Hélène.

Kléber assassiné trouva la mort en Égypte, de même que Desaix la rencontra en Italie. Après le départ du commandant en chef, Kléber avec onze mille hommes défait cent mille Turcs sous les ordres du grand vizir, à Héliopolis[194], exploit auquel Napoléon n'a rien à comparer.

Le 16 juin, convention d'Alexandrie. Les Autrichiens se retirent sur la rive gauche du bas Pô. Le sort de l'Italie est décidé dans cette campagne appelée de trente jours.

Le triomphe d'Hochstedt obtenu par Moreau[195] console l'ombre de Louis XIV[196]. Cependant l'armistice entre l'Allemagne et l'Italie, conclu après la bataille de Marengo, était dénoncé le 20 octobre 1800.

Le 3 décembre amena la victoire de Hohenlinden au milieu d'une tempête de neige; victoire encore obtenue par Moreau, grand général sur qui dominait un autre grand génie. Le compatriote de Du Guesclin marche sur Vienne. À vingt-cinq lieues de cette capitale, il conclut la suspension d'armes de Steyer[197] avec l'archiduc Charles. Après la bataille de Pozzolo, le passage du Mincio, de l'Adige et de la Brenta, survient, le 9 février 1801, le traité de paix de Lunéville.

Et il n'y avait pas neuf mois que Napoléon était au bord du Nil! Neuf mois lui avaient suffi pour renverser la révolution populaire en France et pour écraser les monarchies absolues en Europe.

Je ne sais plus si c'est à cette époque qu'il faut placer une anecdote que l'on trouve dans des mémoires familiers, et si cette anecdote mérite la peine d'être rappelée; mais il ne manque pas d'historiettes sur César; la vie n'est pas toute en plaine, on monte quelquefois, on descend souvent: Napoléon avait reçu dans son lit, à Milan, une Italienne de seize années, belle comme le jour; au milieu de la nuit il la renvoya, de même qu'il aurait fait jeter par la fenêtre un bouquet de fleurs.

Une autre fois, une de ces belles printanières s'était glissée dans le palais qu'il habitait; elle y pénétrait à trois heures du matin, faisait le sabbat et roulait ses jeunes années sur la tête du lion, ce jour-là plus patient.

Ces plaisirs, loin d'être l'amour, n'avaient même pas une vraie puissance sur un homme de la mort: il aurait incendié Persépolis pour son propre compte, non pour les joies d'une courtisane. «François Ier, dit Tavannes, voit les affaires quand il n'a plus de femmes; Alexandre voit les femmes quand il n'a plus d'affaires.»

Les femmes, en général, détestaient Bonaparte comme mères; elles l'aimaient peu comme femmes, parce qu'elles n'en étaient pas aimées: sans délicatesse, il les insultait[198], ou ne les recherchait que pour un moment[199]. Il a inspiré quelques passions d'imagination après sa chute: en ce temps-ci, et pour un cœur de femme, la poésie de la fortune est moins séduisante que celle du malheur; il y a des fleurs de ruines.

À l'instar de l'ordre des chevaliers de Saint-Louis, la Légion d'honneur est créée: par cette institution passe un rayon de la vieille monarchie, et s'introduit un obstacle à la nouvelle égalité[200]. La translation des cendres de Turenne aux Invalides fit estimer Napoléon[201], l'expédition du capitaine Baudin portait sa renommée autour du monde[202]. Tout ce qui pouvait nuire au premier consul échoue: il se débarrasse du complot des prévenus du 18 vendémiaire[203], et échappe le 3 nivôse à la machine infernale[204]; Pitt se retire[205]; Paul meurt[206]; Alexandre lui succède; on n'apercevait point encore Wellington. Mais l'Inde s'ébranle pour nous enlever notre conquête du Nil; l'Égypte est attaquée par la mer Rouge, tandis que le Capitan-Pacha l'aborde par la Méditerranée[207]. Napoléon agite les empires; toute la terre se mêlait de lui.

Les préliminaires de la paix entre la France et l'Angleterre, arrêtés à Londres le 1er octobre 1801, sont convertis en traité à Amiens[208]. Le monde napoléonien n'était point encore fixé; ses limites changeaient avec la crue ou la décroissance des marées de nos victoires.

C'est à peu près alors que le premier consul nommait Toussaint-Louverture gouverneur à vie à Saint-Domingue, et incorporait l'île d'Elbe à la France[209], mais Toussaint, traîtreusement enlevé, devait mourir dans un château-fort du Jura[210], et Bonaparte se nantissait d'une prison à Porto-Ferrajo[211], afin de subvenir à l'empire du monde quand il n'y aurait plus de place.

Le 6 mai 1802, Napoléon est élu consul pour dix ans, et bientôt consul à vie[212]. Il se trouve à l'étroit dans la vaste domination que la paix avec l'Angleterre lui avait laissée: sans s'embarrasser du traité d'Amiens, sans songer aux guerres nouvelles où sa résolution va le plonger, sous prétexte de la non-évacuation de Malte, il réunit les provinces du Piémont aux États français[213], et, en raison des troubles survenus en Suisse, il l'occupe[214]. L'Angleterre rompt avec nous: cette rupture a lieu du 13 au 20 mai 1803, et le 22 mai paraît le décret sauvage qui enjoint d'arrêter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France.

Bonaparte envahit le 3 juin l'électorat de Hanovre: à Rome, je fermais alors les yeux d'une femme ignorée.

Le 21 mars 1804 amène la mort du duc d'Enghien: je vous l'ai racontée. Le même jour, le Code civil ou le Code Napoléon est décrété pour nous apprendre à respecter les lois[215].

Quarante jours après la mort du duc d'Enghien, un membre du Tribunat, nommé Curée, fait, le 30 avril 1804, la motion d'élever Bonaparte au suprême pouvoir, apparemment parce qu'on avait juré la liberté: jamais maître plus éclatant n'est sorti de la proposition d'un esclave plus obscur[216].

Le Sénat conservateur change en décret la proposition du Tribunat[217]. Bonaparte n'imite ni César ni Cromwell: plus assuré devant la couronne, il l'accepte. Le 18 mai il est proclamé empereur à Saint-Cloud[218], dans les salles dont lui-même chassa le peuple, dans les lieux où Henri III fut assassiné, Henriette d'Angleterre empoisonnée, Marie-Antoinette accueillie de quelques joies fugitives qui la conduisirent à l'échafaud, et d'où Charles X est parti pour son dernier exil.

Les adresses de congratulation débordent. Mirabeau en 1790 avait dit: «Nous donnons un nouvel exemple de cette aveugle et mobile inconsidération qui nous a conduits d'âge en âge à toutes les crises qui nous ont successivement affligés. Il semble que nos yeux ne puissent être dessillés et que nous ayons résolu d'être, jusqu'à la consommation des siècles, des enfants quelquefois mutins et toujours esclaves.»

Le plébiscite du 1er décembre 1804 est présenté à Napoléon[219]; l'empereur répond: Mes descendants conserveront longtemps ce trône. Quand on voit les illusions dont la Providence environne le pouvoir, on est consolé par leur courte durée.

Le 2 décembre 1804 eurent lieu le sacre et le couronnement de l'empereur à Notre-Dame de Paris. Le pape prononça cette prière: «Dieu tout-puissant et éternel, qui avez établi Hazaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Élie; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David, par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains le trésor de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom.» Pie VII n'étant encore qu'évêque d'Imola avait dit en 1797: «Oui, mes très chers frères, siate buoni christiani, e sarete ottimi democratici. Les vertus morales rendent bons démocrates. Les premiers chrétiens étaient animés de l'esprit de démocratie: Dieu favorisa les travaux de Caton d'Utique et des illustres républicains de Rome.» Quo turbine fertur vita hominum?

Le 18 mars 1805, l'empereur déclare au Sénat qu'il accepte la couronne de fer que lui sont venus offrir les collèges électoraux de la République cisalpine[220]: il était à la fois l'inspirateur secret du vœu et l'objet public du vœu. Peu à peu l'Italie entière se range sous ses lois; il l'attache à son diadème, comme au XVIe siècle les chefs de guerre mettaient un diamant en guise de bouton à leur chapeau.

L'Europe blessée voulut mettre un appareil à sa blessure: l'Autriche adhère au traité de Pétersbourg[221] conclu entre la Grande-Bretagne et la Russie. Alexandre et le roi de Prusse ont une entrevue à Potsdam, ce qui fournit à Napoléon un sujet d'ignobles moqueries[222]. La troisième coalition continentale s'ourdit. Ces coalitions renaissaient sans cesse de la défiance et de la terreur; Napoléon s'éjouissait dans les tempêtes: il profite de celle-ci.

Du rivage de Boulogne où il décrétait une colonne et menaçait Albion avec des chaloupes, il s'élance. Une armée organisée par Davout se transporte comme un nuage à la rive du Rhin. Le 1er octobre 1805, l'empereur harangue ses cent soixante mille soldats: la rapidité de son mouvement déconcerte l'Autriche. Combat du Lech, combat de Werthingen, combat de Guntzbourg. Le 17 octobre, Napoléon paraît devant Ulm; il fait à Mack le commandement: Armes bas! Mack obéit avec ses trente mille hommes. Munich se rend; l'Inn est passé, Salzbourg pris, la Traun franchie. Le 13 novembre, Napoléon pénètre dans une de ces capitales qu'il visitera tour à tour: Il traverse Vienne; enchaîné à ses propres triomphes, il est emmené à leur suite jusqu'au centre de la Moravie à la rencontre des Russes. À gauche, la Bohême s'insurge; à droite les Hongrois se lèvent; l'archiduc Charles accourt d'Italie. La Prusse, entrée clandestinement dans la coalition et ne s'étant pas encore déclarée, envoie le ministre Haugwitz porteur d'un ultimatum.

Arrive le deux décembre 1805, la journée d'Austerlitz. Les alliés attendaient un troisième corps russe qui n'était plus qu'à huit marches de distance. Kutuzof soutenait qu'on devait éviter de risquer une bataille; Napoléon par ses manœuvres force les Russes d'accepter le combat: ils sont défaits. En moins de deux mois les Français, partis de la mer du Nord, ont, par delà la capitale de l'Autriche, écrasé les légions de Catherine. Le ministre de Prusse vient féliciter Napoléon à son quartier général: «Voilà, lui dit le vainqueur, un compliment dont la fortune a changé l'adresse.»

François II se présente à son tour au bivouac du soldat heureux: «Je vous reçois, lui dit Napoléon, dans le seul palais que j'habite depuis deux mois.—Vous savez si bien tirer parti de cette habitation, répondit François, qu'elle doit vous plaire.» De pareils souverains valaient-ils la peine d'être abattus? Un armistice est accordé. Les Russes se retirent en trois colonnes à journée d'étape dans un ordre déterminé par Napoléon. Depuis la bataille d'Austerlitz, Bonaparte ne fait presque plus que des fautes.

Le traité de Presbourg est signé le 26 décembre 1805. Napoléon fabrique deux rois, l'électeur de Bavière et l'électeur de Wurtemberg. Les républiques que Bonaparte avait créées, il les dévorait pour les transformer en monarchies; et, contradictoirement à ce système, le 27 décembre 1805, au château de Schœnbrünn, il déclare que la dynastie de Naples a cessé de régner; mais c'était pour la remplacer par la sienne: à sa voix, les rois entraient ou sautaient par les fenêtres. Les desseins de la Providence ne s'accomplissaient pas moins avec ceux de Napoléon: on voit marcher à la fois Dieu et l'homme. Bonaparte après sa victoire ordonne de bâtir le pont d'Austerlitz à Paris, et le ciel ordonne à Alexandre d'y passer.

La guerre commencée dans le Tyrol s'était poursuivie tandis qu'elle continuait en Moravie. Au milieu des prosternations, quand on trouve un homme debout, on respire: Hofer le Tyrolien ne capitula pas comme son maître; mais la magnanimité ne touchait point Napoléon; elle lui semblait stupidité ou folie. L'empereur d'Autriche abandonna Hofer. Lorsque je traversai le lac de Garde, qu'immortalisèrent Catulle et Virgile, on me montra l'endroit où fut fusillé le chasseur: c'est ce que j'ai su personnellement du courage du sujet et de la lâcheté du prince[223].

Le prince Eugène, le 14 janvier 1806, épousa la fille du nouveau roi de Bavière[224]: les trônes s'abattaient de toute part dans la famille d'un soldat de la Corse. Le 20 février l'empereur décrète la restauration de l'église de Saint-Denis; il consacre les caveaux reconstruits à la sépulture des princes de sa race, et Napoléon n'y sera jamais enseveli: l'homme creuse la tombe; Dieu en dispose.

Berg et Clèves sont dévolus à Murat[225], les Deux-Siciles à Joseph[226]. Un souvenir de Charlemagne traverse la cervelle de Napoléon et l'Université est érigée[227].

La République batave, contrainte à aimer les princes, envoie le 5 juin 1806 implorer Napoléon, afin qu'il daignât lui accorder son frère Louis pour roi[228].

L'idée de l'association de la Batavie à la France par une union plus ou moins déguisée ne provenait que d'une convoitise sans règle et sans raison: c'était préférer une petite province à fromage aux avantages qui résulteraient de l'alliance d'un grand royaume ami, en augmentant sans profit les frayeurs et les jalousies de l'Europe; c'était confirmer aux Anglais la position de l'Inde, en les obligeant, pour leur sûreté, de garder le cap de Bonne-Espérance et Ceylan dont ils s'étaient emparés à notre première invasion de la Hollande. La scène de l'octroiement des Provinces-Unies au prince Louis était préparée: on donna au château des Tuileries une seconde représentation de Louis XIV faisant paraître au château de Versailles son petit-fils Philippe V. Le lendemain il y eut déjeuner en grand gala, dans le salon de Diane. Un des enfants de la reine Hortense entre; Bonaparte lui dit: «Chouchou, répète-nous la fable que tu as apprise.» L'enfant aussitôt: Les grenouilles qui demandent un roi. Et il continue:

Les grenouilles, se lassant
De l'état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin leur envoie un roi tout pacifique.

Assis derrière la récente souveraine de Hollande, l'empereur, selon une de ses familiarités, lui pinçait les oreilles: s'il était de grande société, il n'était pas toujours de bonne compagnie[229].

Le 12 de juillet 1806 a lieu le traité de la confédération des États du Rhin; quatorze princes allemands se séparent de l'Empire, s'unissent entre eux et avec la France: Napoléon prend le titre de protecteur de cette confédération[230].

Le 20 juillet la paix de la France avec la Russie étant signée[231], François II, par suite de la confédération du Rhin, renonce le 6 août à la dignité d'empereur électif d'Allemagne et devient empereur héréditaire d'Autriche: le Saint-Empire romain croule[232]. Cet immense événement fut à peine remarqué; après la Révolution française, tout était petit; après la chute du trône de Clovis, on entendait à peine le bruit de la chute du trône germanique.

Au commencement de notre Révolution, l'Allemagne comptait une multitude de souverains. Deux principales monarchies tendaient à attirer vers elles les différents pouvoirs: l'Autriche créée par le temps, la Prusse par un homme. Deux religions divisaient le pays et s'asseyaient tant bien que mal sur les bases du traité de Westphalie. L'Allemagne rêvait l'unité politique; mais il manquait à l'Allemagne, pour arriver à la liberté, l'éducation politique, comme pour arriver à la même liberté l'éducation militaire manque à l'Italie. L'Allemagne, avec ses anciennes traditions, ressemblait à ces basiliques aux clochetons multiples, lesquelles pèchent contre les règles de l'art, mais n'en représentent pas moins la majesté de la religion et la puissance des siècles.

La confédération du Rhin est un grand ouvrage inachevé, qui demandait beaucoup de temps, une connaissance spéciale des droits et des intérêts des peuples; il dégénéra subitement dans l'esprit de celui qui l'avait conçu: d'une combinaison profonde, il ne resta qu'une machine fiscale et militaire. Bonaparte, sa première visée de génie passée, n'apercevait plus que de l'argent et des soldats; l'exacteur et le recruteur prenaient la place du grand homme. Michel-Ange de la politique et de la guerre, il a laissé des cartons remplis d'immenses ébauches.

Remueur de tout, Napoléon imagina vers cette époque le grand Sanhédrin[233]: cette assemblée ne lui adjugea pas Jérusalem; mais, de conséquence en conséquence, elle a fait tomber les finances du monde aux échoppes des Juifs, et produit par là dans l'économie sociale une fatale subversion.

Le marquis de Lauderdale[234] vint à Paris remplacer M. Fox dans les négociations pendantes entre la France et l'Angleterre, pourparlers diplomatiques qui se réduisirent à ce mot de l'ambassadeur anglais sur M. de Talleyrand: «C'est de la boue[235] dans un bas de soie.»

Dans le courant de 1806, la quatrième coalition éclate. Napoléon part de Saint-Cloud[236], arrive à Mayence, enlève à Saalbourg les magasins de l'ennemi. À Saalfeldt, le prince Ferdinand de Prusse est tué[237] À Auërstaedt et à Iéna, le 14 octobre, la Prusse disparaît dans cette double bataille[238]; je ne la retrouvai plus à mon retour de Jérusalem.

Le bulletin prussien peint tout dans une ligne; «L'armée du roi a été battue. Le roi et ses frères sont en vie.» Le duc de Brunswick survécut peu à ses blessures[239]: en 1792, sa proclamation avait soulevé la France; il m'avait salué sur le chemin lorsque, pauvre soldat, j'allai rejoindre les frères de Louis XVI.

Le prince d'Orange[240] et Mœllendorf[241], avec plusieurs officiers généraux renfermés dans Halle, ont la permission de se retirer en vertu de la capitulation de la place.

Mœllendorf, âgé de plus de quatre-vingts ans, avait été le compagnon de Frédéric, qui en fait l'éloge dans l'Histoire de son temps, de même que Mirabeau dans ses Mémoires secrets. Il assista à nos désastres de Rosbach et fut témoin de nos triomphes d'Iéna: le duc de Brunswick vit à Clostercamp immoler d'Assas, et tomber à Auërstaedt Ferdinand de Prusse[242], coupable seulement de haine généreuse contre le meurtre du duc d'Enghien. Ces spectres des vieilles guerres de Hanovre et de Silésie ont touché les boulets de nos deux empires: les ombres impuissantes du passé ne pouvaient arrêter la marche de l'avenir; entre les fumées de nos anciennes tentes et de nos bivouacs nouveaux, elles parurent et s'évanouirent.

Erfurt capitule[243]; Leipsick est saisi par Davout[244]; les passages de l'Elbe sont forcés[245]; Spandau cède; Bonaparte fait prisonnière à Potsdam l'épée de Frédéric[246]. Le 27 octobre 1806, le grand roi de Prusse, dans sa poussière autour de ses palais vides à Berlin, entend porter les armes d'une façon qui lui révèle des grenadiers étrangers: Napoléon est arrivé. Pendant que le monument de la philosophie s'écroulait au bord de la Sprée, je visitais à Jérusalem le monument impérissable de la religion.

Stettin, Custrin se rendent[247]; à Lubeck nouvelle victoire; la capitale de la Wagrie est emportée d'assaut[248]; Blücher, destiné à pénétrer deux fois dans Paris, demeure entre nos mains. C'est l'histoire de la Hollande et de ses quarante-six villes emportées dans un voyage en 1672 par Louis XIV.

Le 21 novembre paraît le décret de Berlin sur le système continental, décret gigantesque qui mit l'Angleterre au ban du monde, et fut au moment de s'accomplir; ce décret paraissait fou, il n'était qu'immense. Nonobstant, si le blocus continental créa d'un côté les manufactures de la France, de l'Allemagne, de la Suisse et de l'Italie, de l'autre il étendit le commerce anglais sur le reste du globe: en gênant les gouvernements de notre alliance, il révolta des intérêts industriels, fomenta des haines, et contribua à la rupture entre le cabinet des Tuileries et le cabinet de Saint-Pétersbourg. Le blocus fut donc un acte douteux: Richelieu ne l'aurait pas entrepris[249].

Bientôt, à la suite des autres États de Frédéric, la Silésie est parcourue. La guerre avait commencé le 9 octobre entre la France et la Prusse: en dix-sept jours nos soldats, comme une volée d'oiseaux de proie, ont plané sur les défilés de la Franconie, sur les eaux de la Saale et de l'Elbe; le 6 décembre les trouve au delà de la Vistule[250]. Murat, depuis le 29 novembre, tenait garnison à Varsovie, d'où s'étaient retirés les Russes, venus trop tard au secours des Prussiens. L'électeur de Saxe, enflé en roi napoléonien, accède à la confédération du Rhin, et s'engage à fournir en cas de guerre un contingent de vingt mille hommes[251].

L'hiver de 1807 suspend les hostilités entre les deux empires de France et de Russie; mais ces empires se sont abordés, et une altération s'observe dans les destinées. Toutefois, l'astre de Bonaparte monte encore malgré ses aberrations. En 1807, le 8 février, il garde le champ de bataille à Eylau: il reste de ce lieu de carnage un des plus beaux tableaux de Gros, orné de la tête idéalisée de Napoléon[252]. Après cinquante et un jours de tranchée, Dantzick ouvre ses portes au maréchal Lefebvre[253], qui n'avait cessé de dire aux artilleurs pendant le siège; «Je n'y entends rien; mais fichez-moi un trou et j'y passerai.» L'ancien sergent aux gardes françaises devint duc de Dantzick[254].

Le 14 juin 1807, Friedland coûte aux Russes dix-sept mille morts et blessés, autant de prisonniers et soixante-dix canons; nous payâmes trop cher cette victoire: nous avions changé d'ennemi; nous n'obtenions plus de succès sans que la veine française ne fût largement ouverte. Kœnigsberg est emporté[255]; à Tilsit un armistice est conclu[256].

Napoléon et Alexandre ont une entrevue dans un pavillon, sur un radeau[257]. Alexandre menait en laisse le roi de Prusse qu'on apercevait à peine: le sort du monde flottait sur le Niémen, où plus tard il devait s'accomplir. À Tilsit on s'entretint d'un traité secret en dix articles. Par ce traité, la Turquie européenne était dévolue à la Russie, ainsi que les conquêtes que les armées moscovites pourraient faire en Asie. De son côté, Bonaparte devenait maître de l'Espagne et du Portugal, réunissait Rome et ses dépendances au royaume d'Italie, passait en Afrique, s'emparait de Tunis et d'Alger, possédait Malte, envahissait l'Égypte, ouvrant la Méditerranée aux seules voiles françaises, russes, espagnoles et italiennes: c'étaient des cantates sans fin dans la tête de Napoléon. Un projet d'invasion de l'Inde par terre avait déjà été concerté en 1800 entre Napoléon et l'empereur Paul Ier.

La paix est conclue le 7 juillet. Napoléon, odieux dès le début pour la reine de Prusse[258], ne voulut rien accorder à ses intercessions. Elle habitait une petite maison esseulée sur la rive droite du Niémen, et on lui fit l'honneur de la prier deux fois aux festins des empereurs[259]. La Silésie, jadis injustement envahie par Frédéric, fut rendue à la Prusse: on respectait le droit de l'ancienne injustice; ce qui venait de la violence était sacré. Une partie des territoires polonais passa en souveraineté à la Saxe; Dantzick fut rétabli dans son indépendance; on compta pour rien les hommes tués dans ses rues et dans ses fossés: ridicules et inutiles meurtres de la guerre! Alexandre reconnut la confédération du Rhin et les trois frères de Napoléon, Joseph, Louis et Jérôme, comme rois de Naples, de Hollande et de Westphalie.

Cette fatalité dont Bonaparte menaçait les rois le menaçait lui-même; presque simultanément il attaque la Russie, l'Espagne et Rome: trois entreprises qui l'ont perdu. Vous avez vu dans le Congrès de Vérone[260], dont la publication a devancé celle de ces Mémoires, l'histoire de l'envahissement de l'Espagne. Le traité de Fontainebleau fut signé le 27 octobre 1807[261]. Junot arrivé en Portugal avait déclaré, d'après le décret de Bonaparte, que la maison de Bragance avait cessé de régner; protocole adopté: vous savez qu'elle règne encore. On était si bien instruit à Lisbonne de ce qui se passait sur la terre, que Jean VI[262] ne connut ce décret que par un numéro du Moniteur apporté par hasard, et déjà l'armée française était à trois marches de la capitale de la Lusitanie[263]. Il ne restait à la cour qu'à fuir sur ces mers qui saluèrent les voiles de Gama et entendirent les chants de Camoëns.

En même temps que pour son malheur Bonaparte avait au nord touché la Russie, le rideau se leva au midi; on vit d'autres régions et d'autres scènes, le soleil de l'Andalousie, les palmiers du Guadalquivir que nos grenadiers saluèrent en portant les armes. Dans l'arène on aperçut des taureaux combattant, dans les montagnes des guérillas demi-nues, dans les cloîtres des moines priant.

Par l'envahissement de l'Espagne, l'esprit de la guerre changea; Napoléon se trouva en contact avec l'Angleterre, son génie funeste, et il lui apprit la guerre: l'Angleterre détruisit la flotte de Napoléon à Aboukir, l'arrêta à Saint-Jean-d'Acre, lui enleva ses derniers vaisseaux à Trafalgar, le contraignit d'évacuer l'Ibérie, s'empara du midi de la France jusqu'à la Garonne, et l'attendit à Waterloo: elle garde aujourd'hui sa tombe à Sainte-Hélène de même qu'elle occupa son berceau en Corse.

Le 5 mai 1808, le traité de Bayonne cède à Napoléon, au nom de Charles IV, tous les droits de ce monarque: le rapt des Espagnes ne fait plus de Bonaparte qu'un prince d'Italie, à la façon de Machiavel, sauf l'énormité du vol. L'occupation de la Péninsule diminue ses forces contre la Russie dont il est encore ostensiblement l'ami et l'allié, mais dont il porte au cœur la haine cachée. Dans sa proclamation. Napoléon avait dit aux Espagnols: «Votre nation périssait: j'ai vu vos maux, je vais y porter remède; je veux que vos derniers neveux conservent mon souvenir et disent: Il fut le régénérateur de notre patrie[264].» Oui, il a été le régénérateur de l'Espagne, mais il prononçait des paroles qu'il comprenait mal. Un catéchisme d'alors, composé par des Espagnols, explique le sens véritable de la prophétie:

«Dis-moi, mon enfant, qui es-tu?—Espagnol par la grâce de Dieu.—Quel est l'ennemi de notre félicité?—L'empereur des Français.—Qui est-ce?—Un méchant.—Combien a-t-il de natures?—Deux, la nature humaine et la nature diabolique.—De qui dérive Napoléon?—Du péché.—Quel supplice mérite l'Espagnol qui manque à ses devoirs?—La mort et l'infamie des traîtres.—Que sont les Français?—D'anciens chrétiens devenus hérétiques[265]

Bonaparte tombé a condamné en termes non équivoques son entreprise d'Espagne: «J'embarquai, dit-il, fort mal toute cette affaire. L'immoralité dut se montrer par trop patente, l'injustice par trop cynique, et le tout demeure fort vilain, puisque j'ai succombé; car l'attentat ne se présente plus que dans sa honteuse nudité, privé de tout le grandiose et des nombreux bienfaits qui remplissaient mon intention. La postérité l'eût préconisé pourtant si j'avais réussi, et avec raison peut-être, à cause de ses grands et heureux résultats. Cette combinaison m'a perdu. Elle a perdu ma moralité en Europe, ouvert une école aux soldats anglais. Cette malheureuse guerre d'Espagne a été une véritable plaie, la cause première des malheurs de la France.»

Cet aveu, pour réemployer la phrase de Napoléon, est par trop cynique; mais ne nous y trompons pas: en s'accusant, le but de Bonaparte est de chasser dans le désert, chargé de malédictions, un attentat-émissaire, afin d'appeler sans réserve l'admiration sur toutes ses autres actions.

L'affaire de Baylen perdue[266], les cabinets de l'Europe, étonnés du succès des Espagnols, rougissent de leur pusillanimité. Wellington[267] se lève pour la première fois sur l'horizon, au point où le soleil se couche; une armée anglaise débarque le 31 juillet 1808 près de Lisbonne, et le 30 août les troupes françaises évacuent la Lusitanie[268]. Soult avait en portefeuille des proclamations où il s'intitulait Nicolas Ier roi de Portugal[269]. Napoléon rappela de Madrid le grand-duc de Berg. Entre Joseph, son frère, et Joachim, son beau-frère, il lui plut d'opérer une transmutation: il prit la couronne de Naples sur la tête du premier et la posa sur la tête du second; il enfonça d'un coup de main ces coiffures sur le front des deux nouveaux rois, et ils s'en allèrent, chacun de son côté, comme deux conscrits qui ont changé de shako[270].

Le 22 septembre, à Erfurt[271], Bonaparte donna une des dernières représentations de sa gloire; il croyait s'être joué d'Alexandre et l'avoir enivré d'éloges. Un général écrivait: «Nous venons de faire avaler un verre d'opium au czar, et, pendant qu'il dormira, nous irons nous occuper d'ailleurs.»

Un hangar avait été transformé en salle de spectacle; deux fauteuils à bras étaient placés devant l'orchestre pour les deux potentats; à gauche et à droite, des chaises garnies pour les monarques; derrière étaient des banquettes pour les princes: Talma, roi de la scène, joua devant un parterre de rois. À ce vers:

L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux,

Alexandre serra la main de son grand ami, s'inclina et dit: «Je ne l'ai jamais mieux senti.»

Aux yeux de Bonaparte, Alexandre était alors un niais; il en faisait des risées; il l'admira quand il le supposa fourbe: «C'est un Grec du Bas-Empire, disait-il, il faut s'en défier.» À Erfurt, Napoléon affectait la fausseté effrontée d'un soldat vainqueur; Alexandre dissimulait comme un prince vaincu: la ruse luttait contre le mensonge, la politique de l'Occident et la politique de l'Orient gardaient leurs caractères.

Londres éluda les ouvertures de paix qui lui furent faites, et le cabinet de Vienne se déterminait sournoisement à la guerre. Livré de nouveau à son imagination, Bonaparte, le 26 octobre, fit au Corps législatif cette déclaration: «L'empereur de Russie et moi nous nous sommes vus à Erfurt: nous sommes d'accord et invariablement unis pour la paix comme pour la guerre.» Il ajouta: «Lorsque je paraîtrai au delà des Pyrénées, le Léopard épouvanté cherchera l'Océan pour éviter la honte, la défaite ou la mort»: et le Léopard a paru en deçà des Pyrénées[272].

Napoléon, qui croit toujours ce qu'il désire, pense qu'il reviendra sur la Russie, après avoir achevé de soumettre l'Espagne en quatre mois, comme il arriva depuis à la légitimité; conséquemment il retire quatre-vingt mille vieux soldats de la Saxe, de la Pologne et de la Prusse; il marche lui-même en Espagne[273]; il dit à la députation de la ville de Madrid: «Il n'est aucun obstacle capable de retarder longtemps l'exécution de mes volontés. Les Bourbons ne peuvent plus régner en Europe; aucune puissance ne peut exister sur le continent influencée par l'Angleterre.[274]»

Il y a trente-deux ans que cet oracle est rendu, et la prise de Saragosse, dès le 21 février 1809, annonça la délivrance de l'univers.

Toute la vaillance des Français leur fut inutile: les forêts s'armèrent, les buissons devinrent ennemis. Les représailles n'arrêtèrent rien, parce que dans ce pays les représailles sont naturelles. L'affaire de Baylen, la défense de Girone et de Ciudad-Rodrigo, signalèrent la résurrection d'un peuple. La Romana, du fond de la Baltique, ramène ses régiments en Espagne, comme autrefois les Francs, échappés de la mer Noire, débarquèrent triomphants aux bouches du Rhin[275]. Vainqueurs des meilleurs soldats de l'Europe, nous versions le sang des moines avec cette rage impie que la France tenait des bouffonneries de Voltaire et de la démence athée de la Terreur. Ce furent pourtant ces milices du cloître qui mirent un terme aux succès de nos vieux soldats: ils ne s'attendaient guère à rencontrer ces enfroqués, à cheval, comme des dragons de feu, sur les poutres embrasées des édifices de Saragosse, chargeant leurs escopettes parmi les flammes au son des mandolines, au chant des boléros et au requiem de la messe des morts: les ruines de Sagonte applaudirent.

Mais néanmoins le secret des palais des Maures, changés en basiliques chrétiennes, fut pénétré; les églises dépouillées perdirent les chefs-d'œuvre de Velasquez et de Murillo; une partie des os de Rodrigue à Burgos fut enlevée; on avait tant de gloire qu'on ne craignit pas de soulever contre soi les restes du Cid, comme on n'avait pas craint d'irriter l'ombre de Condé.

Lorsque, sortant des débris de Carthage, je traversai l'Hespérie avant l'invasion des Français, j'aperçus les Espagnes encore protégées de leurs antiques mœurs. L'Escurial me montra dans un seul site et dans un seul monument la sévérité de la Castille: caserne de cénobites, bâtie par Philippe II dans la forme d'un gril de martyre, en mémoire de l'un de nos désastres, l'Escurial s'élevait sur un sol concret entre des mornes noirs. Il renfermait des tombes royales remplies ou à remplir, une bibliothèque à laquelle les araignées avaient apposé leur sceau, et des chefs-d'œuvre de Raphaël moisissant dans une sacristie vide. Ses onze cent quarante fenêtres, aux trois quarts brisées, s'ouvraient sur les espaces muets du ciel et de la terre: la cour et les hiéronymites y rassemblaient autrefois le siècle et le dégoût du siècle.

Auprès du redoutable édifice à face d'Inquisition chassée au désert, étaient un parc strié de genêts et un village dont les foyers enfumés révélaient l'ancien passage de l'homme. Le Versailles des steppes n'avait d'habitants que pendant le séjour intermittent des rois. J'ai vu le mauvis, alouette de bruyère, perché sur la toiture à jour. Rien n'était plus imposant que ces architectures saintes et sombres, à croyance invincible, à mine haute, à taciturne expérience; une insurmontable force attachait mes yeux aux dosserets secrets, ermites de pierre qui portaient la religion sur leur tête.

Adieu, monastères, à qui j'ai jeté un regard aux vallées de la Sierra-Nevada et aux grèves des mers de Murcie! Là, au glas d'une cloche qui ne tintera bientôt plus, sous des arcades tombantes, parmi des laures sans anachorètes, des sépulcres sans voix, des morts sans mânes; là, dans des réfectoires vides, dans des préaux abandonnés où Bruno laissa son silence, François ses sandales, Dominique sa torche, Charles sa couronne, Ignace son épée, Rancé son cilice; à l'autel d'une foi qui s'éteint, on s'accoutumait à mépriser le temps et la vie: si l'on rêvait encore de passions, votre solitude leur prêtait quelque chose qui allait bien à la vanité des songes.

À travers ces constructions funèbres on voyait passer l'ombre d'un homme noir: c'était l'ombre de Philippe II, leur inventeur.

Bonaparte était entré dans l'orbite de ce que les astrologues appelaient la planète traversière: la même politique qui le jetait dans l'Espagne vassale agitait l'Italie soumise. Que lui revenait-il des chicanes faites au clergé? Le souverain pontife, les évêques, les prêtres, le catéchisme même[276], ne surabondaient-ils pas en éloges de son pouvoir? ne prêchaient-ils pas assez l'obéissance? Les faibles États-Romains, diminués d'une moitié, lui faisaient-ils obstacle? n'en disposait-il pas à sa volonté? Rome même n'avait-elle pas été dépouillée de ses chefs-d'œuvre et de ses trésors? il ne lui restait que ses ruines.

Était-ce la puissance morale et religieuse du saint-siège dont Napoléon avait peur? Mais, en persécutant la papauté, n'augmentait-il pas cette puissance? Le successeur de saint Pierre, soumis comme il l'était, ne lui devenait-il pas plus utile en marchant de concert avec le maître qu'en se trouvant forcé de se défendre contre l'oppresseur? Qui poussait donc Bonaparte? la partie mauvaise de son génie, son impossibilité de rester en repos: joueur éternel, quand il ne mettait pas des empires sur une carte, il y mettait une fantaisie.

Il est probable qu'au fond de ces tracasseries il y avait quelque cupidité de domination, quelques souvenirs historiques entrés de travers dans ses idées et inapplicables au siècle. Toute autorité (même celle du temps et de la foi) qui n'était pas attachée à sa personne semblait à l'empereur une usurpation. La Russie et l'Angleterre accroissaient sa soif de prépondérance, l'une par son autocratie, l'autre par sa suprématie spirituelle. Il se rappelait les temps du séjour des papes à Avignon, quand la France renfermait dans ses limites la source de la domination religieuse: un pape payé sur sa liste civile l'aurait charmé. Il ne voyait pas qu'en persécutant Pie VII, en se rendant coupable d'une ingratitude sans fruit, il perdait auprès des populations catholiques l'avantage de passer pour le restaurateur de la religion: il gagnait à sa convoitise le dernier vêtement du prêtre caduc qui l'avait couronné, et l'honneur de devenir le geôlier d'un vieillard mourant. Mais enfin il fallait à Napoléon un département du Tibre; on dirait qu'il ne peut y avoir de conquête complète que par la prise de la ville éternelle: Rome est toujours la grande dépouille de l'univers.

Pie VII avait sacré Napoléon. Prêt à retourner à Rome, on fit entendre au pape qu'on le pourrait retenir à Paris: «Tout est prévu, répondit le pontife; avant de quitter l'Italie, j'ai signé une abdication régulière; elle est entre les mains du cardinal Pignatelli à Palerme, hors de la portée du pouvoir des Français. Au lieu d'un pape, il ne restera entre vos mains qu'un moine appelé Barnabé Chiaramonti.»

Le premier prétexte de la querelle du chercheur de querelles fut la permission accordée par le pape aux Anglais (avec lesquels lui souverain pontife était en paix) de venir à Rome comme les autres étrangers. Ensuite Jérôme Bonaparte ayant épousé aux États-Unis mademoiselle Patterson, Napoléon désapprouva cette alliance: madame Jérôme Bonaparte, prête d'accoucher, ne put débarquer en France et fut obligée d'aborder en Angleterre. Bonaparte veut faire casser le mariage à Rome; Pie VII s'y refuse, ne trouvant à l'engagement aucune cause de nullité, bien qu'il fût contracté entre un catholique et une protestante[277]. Qui défendait les droits de la justice, de la liberté et de la religion, du pape ou de l'empereur? Celui-ci s'écriait: «Je trouve dans mon siècle un prêtre plus puissant que moi; il règne sur les esprits, et je ne règne que sur la matière: les prêtres gardent l'âme et me jettent le cadavre[278].» Ôtez la mauvaise foi de Napoléon dans cette correspondance entre ces deux hommes, l'un debout sur des ruines nouvelles, l'autre assis sur de vieilles ruines, il reste un fonds extraordinaire de grandeur.

Une lettre datée de Benavente en Espagne, du théâtre de la destruction, vient mêler le comique au tragique; on croit assister à une scène de Shakspeare: le maître du monde prescrit à son ministre des affaires étrangères d'écrire à Rome pour déclarer au pape que lui, Napoléon, n'acceptera pas les cierges de la Chandeleur, que le roi d'Espagne, Joseph, n'en veut pas non plus; les rois de Naples et de Hollande, Joachim et Louis, doivent également refuser lesdits cierges.

Le consul de France eut ordre de dire à Pie VII «que ce n'était ni la pourpre ni la puissance qui donnent de la valeur à ces choses (la pourpre et la puissance d'un vieillard prisonnier!), qu'il peut y avoir en enfer des papes et des curés, et qu'un cierge bénit par un curé peut être une chose aussi sainte que celui d'un pape.[279]» Misérables outrages d'une philosophie de club.

Puis Bonaparte, ayant fait une enjambée de Madrid à Vienne, reprenant son rôle d'exterminateur, par un décret daté du 17 mai 1809, réunit les États de l'Église à l'empire français, déclare Rome ville impériale libre, et nomme une consulte pour en prendre possession[280].

Le pape dépossédé résidait encore au Quirinal; il commandait encore à quelques autorités dévouées, à quelques Suisses de sa garde; c'était trop: il fallait un prétexte à une dernière violence; on le trouva dans un incident ridicule, qui pourtant offrait une preuve naïve d'affection: des pêcheurs du Tibre avaient pris un esturgeon; ils le veulent porter à leur nouveau saint Pierre aux Liens; aussitôt les agents français crient à l'émeute! et ce qui restait du gouvernement papal est dispersé. Le bruit du canon du château Saint-Ange annonce la chute de la souveraineté temporelle du pontife[281]. Le drapeau pontifical abaissé fait place à ce drapeau tricolore qui dans toutes les parties du monde annonçait la gloire et les ruines. Rome avait vu passer et s'évanouir bien d'autres orages: ils n'ont fait qu'enlever la poussière dont sa vieille tête est couverte.

Le cardinal Pacca[282], un des successeurs de Consalvi qui s'était retiré, courut auprès du saint-père. Tous les deux s'écrient: Consummatum est! Le neveu du cardinal, Tibère Pacca, apporte un exemplaire imprimé du décret de Napoléon; le cardinal prend le décret, s'approche d'une fenêtre dont les volets fermés ne laissaient entrer qu'une lumière insuffisante, et veut lire le papier; il n'y parvient qu'avec peine, en voyant à quelques pas de lui son infortuné souverain et entendant les coups de canon du triomphe impérial. Deux vieillards dans la nuit d'un palais romain luttaient seuls contre une puissance qui écrasait le monde; ils tiraient leur vigueur de leur âge: prêt à mourir on est invincible.

Le pape signa d'abord une protestation solennelle; mais, avant de signer la bulle d'excommunication depuis longtemps préparée, il interrogea le cardinal Pacca: «Que feriez-vous? lui dit-il.—Levez les yeux au ciel, répondit le serviteur, ensuite donnez vos ordres: ce qui sortira de votre bouche sera ce que veut le ciel.» Le pape leva les yeux, signa et s'écria: «Donnez cours à la bulle.»

Megacci posa les premières affiches de la bulle aux portes des trois basiliques, de Saint-Pierre, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint-Jean-de-Latran[283]. Le placard fut arraché; le général Miollis[284] l'expédia à l'empereur.

Si quelque chose pouvait rendre à l'excommunication un peu de son ancienne force, c'était la vertu de Pie VII: chez les anciens, la foudre qui éclatait dans un ciel serein passait pour la plus menaçante. Mais la bulle conservait encore un caractère de faiblesse: Napoléon, compris parmi les spoliateurs de l'Église, n'était pas expressément nommé. Le temps était aux frayeurs; les timides se réfugièrent en sûreté de conscience dans cette absence d'excommunication nominale. Il fallait combattre à coups de tonnerre; il fallait rendre foudre pour foudre, puisqu'on n'avait pas pris le parti de se défendre; il fallait faire cesser le culte, fermer les portes des temples, mettre les églises en interdit, ordonner aux prêtres de ne plus administrer les sacrements. Que le siècle fût propre ou non à cette haute aventure, utile était de la tenter: Grégoire VII n'y eût pas manqué. Si d'une part il n'y avait pas assez de foi pour soutenir une excommunication, de l'autre il n'y en avait plus assez pour que Bonaparte, devenant un Henri VIII, se fît chef d'une Église séparée. L'empereur, par l'excommunication complète, se fût trouvé dans des difficultés inextricables: la violence peut fermer les églises, mais elle ne les peut ouvrir; on ne saurait ni forcer le peuple à prier, ni contraindre le prêtre à offrir le saint sacrifice. Jamais on n'a joué contre Napoléon toute la partie qu'on pouvait jouer.

Un prêtre de soixante et onze ans, sans un soldat, tenait en échec l'empire. Murat dépêcha sept cents Napolitains à Miollis, l'inaugurateur de la fête de Virgile à Mantoue. Radet[285], général de gendarmerie qui se trouvait à Rome, fut chargé d'enlever le pape et le cardinal Pacca. Les précautions militaires furent prises, les ordres donnés dans le plus grand secret et tout juste comme dans la nuit de la Saint-Barthélemy: lorsqu'une heure après minuit frapperait à l'horloge du Quirinal, les troupes rassemblées en silence devaient monter intrépidement à l'escalade de la geôle de deux prêtres décrépits.

À l'heure attendue[286], le général Radet pénétra dans la cour du Quirinal par la grande entrée; le colonel Siry, qui s'était glissé dans le palais, lui en ouvrit en dedans les portes. Le général monte aux appartements: arrivé dans la salle des sanctifications, il y trouve la garde suisse, forte de quarante hommes; elle ne fit aucune résistance, ayant reçu l'ordre de s'abstenir: le pape ne voulait avoir devant lui que Dieu.

Les fenêtres du palais donnant sur la rue qui va à la Porta Pia avaient été brisées à coups de hache. Le pape, levé à la hâte, se tenait en rochet et en mosette dans la salle de ses audiences ordinaires avec le cardinal Pacca, le cardinal Despuig, quelques prélats et des employés de la secrétairerie. Il était assis devant une table entre les deux cardinaux. Radet entre; on reste de part et d'autre en silence. Radet pâle et déconcerté prit enfin la parole: il déclare à Pie VII qu'il doit renoncer à la souveraineté temporelle de Rome, et que si Sa Sainteté refuse d'obéir, il a ordre de la conduire au général Miollis.

Le pape répondit que si les serments de fidélité obligeaient Radet d'obéir aux injonctions de Bonaparte, à plus forte raison lui, Pie VII, devait tenir les serments qu'il avait faits en recevant la tiare; il ne pouvait ni céder ni abandonner le domaine de l'Église qui ne lui appartenait pas, et dont il n'était que l'administrateur.

Le pape ayant demandé s'il devait partir seul: «Votre Sainteté, répondit le général, peut emmener avec elle son ministre.» Pacca courut se revêtir dans une chambre voisine de ses habits de cardinal.

Dans la nuit de Noël, Grégoire VII, célébrant l'office à Sainte-Marie-Majeure, fut arraché de l'autel, blessé à la tête, dépouillé de ses ornements et conduit dans une tour par ordre du préfet Cencius. Le peuple prit les armes; Cencius effrayé tomba aux pieds de son captif: Grégoire apaisa le peuple, fut ramené à Sainte-Marie-Majeure, et acheva l'office.

Le 8 septembre 1303, Nogaret et Colonne entrèrent la nuit dans Agnani, forcèrent la maison de Boniface VIII qui les attendait le manteau pontifical sur les épaules, la tête ceinte de la tiare, les mains armées des clefs et de la croix. Colonne le frappa au visage: Boniface en mourut de rage et de douleur.

Pie VII, humble et digne, ne montra ni la même audace humaine, ni le même orgueil du monde; les exemples étaient plus près de lui; ses épreuves ressemblaient à celles de Pie VI. Deux papes du même nom, successeurs l'un de l'autre, ont été victimes de nos révolutions: tous deux furent traînés en France par la voie douloureuse! l'un, âgé de quatre-vingt-deux ans, est venu expirer à Valence; l'autre, septuagénaire, a subi la prison à Fontainebleau. Pie VII semblait être le fantôme de Pie VI, repassant sur le même chemin.

Lorsque Pacca dans sa robe de cardinal revint, il trouva son auguste maître déjà entre les mains des sbires et des gendarmes qui le forçaient de descendre les escaliers sur les débris des portes jetées à terre. Pie VI, enlevé du Vatican le 20 février 1798[287], trois heures avant le lever du soleil, abandonna le monde de chefs-d'œuvre qui semblait le pleurer et sortit de Rome, au murmure des fontaines de la place Saint-Pierre, par la porte Angélique. Pie VII, enlevé du Quirinal le 6 juillet au point du jour, sortit par la Porte Pia; il fit le tour des murailles jusqu'à la porte du Peuple. Cette Porte Pia, où tant de fois je me suis promené seul, fut celle par laquelle Alaric entra dans Rome. En suivant le chemin de ronde, où Pie VII avait passé, je ne voyais du côté de la villa Borghèse que la retraite de Raphaël, et du côté du Mont-Pincio que les refuges de Claude Lorrain et du Poussin; merveilleux souvenirs de la beauté des femmes et de la lumière de Rome; souvenirs du génie des arts que protégea la puissance pontificale, et qui pouvaient suivre et consoler un prince captif et dépouillé.

Quand Pie VII partit de Rome, il avait dans sa poche un papetto de vingt-deux sous comme un soldat à cinq sous par étape: il a recouvré le Vatican. Bonaparte, au moment des exploits du général Radet, avait les mains pleines de royaumes: que lui en est-il resté? Radet a imprimé le récit de ses exploits; il en a fait faire un tableau qu'il a laissé à sa famille: tant les notions de la justice et de l'honneur sont brouillées dans les esprits.

Dans la cour du Quirinal le pape avait rencontré les Napolitains ses oppresseurs; il les bénit ainsi que la ville: cette bénédiction apostolique se mêlant à tout, dans le malheur comme dans la prospérité, donne un caractère particulier aux événements de la vie de ces rois-pontifes qui ne ressemblent point aux autres rois.

Des chevaux de poste attendaient en dehors de la porte du Peuple. Les persiennes de la voiture où monta Pie VII étaient clouées du côté où il s'assit; le pape entré, les portières furent fermées à double tour, et Radet mit les clefs dans sa poche; le chef des gendarmes devait accompagner le pape jusqu'à la Chartreuse de Florence.

À Monterossi il y avait sur le seuil des portes des femmes qui pleuraient: le général pria Sa Sainteté de baisser les rideaux de la voiture pour se cacher. La chaleur était accablante. Vers le soir Pie VII demanda à boire; le maréchal des logis Cardigny remplit une bouteille d'une eau sauvage qui coulait sur le chemin; Pie VII but avec grand plaisir. Sur la montagne de Radicofani le pape descendit à une pauvre auberge; ses habits étaient trempés de sueur, et il n'avait pas de quoi se changer; Pacca aida la servante à faire le lit de Sa Sainteté. Le lendemain le pape rencontra des paysans; il leur dit: «Courage et prières!» On traversa Sienne; on entra dans Florence, une des roues de la voiture se brisa; le peuple ému s'écriait: «Santo padre! santo padre!» Le pape fut tiré hors de la voiture renversée par une portière. Les uns se prosternaient, les autres touchaient les vêtements de Sa Sainteté, comme le peuple de Jérusalem la robe du Christ.

Le pape put enfin se remettre en route pour la Chartreuse; il hérita dans cette solitude de la couche que dix ans auparavant avait occupée Pie VI, lorsque deux palefreniers hissaient celui-ci dans la voiture et qu'il poussait des gémissements de souffrance. La Chartreuse appartenait au site de Vallombrosa; par une succession de forêts de pins on arrivait aux Camaldules, et de là, de rocher en rocher, à ce sommet de l'Apennin qui voit les deux mers. Un ordre subit contraignit Pie VII de repartir pour Alexandrie; il n'eut que le temps de demander un bréviaire au prieur; Pacca fut séparé du souverain pontife.

De la Chartreuse à Alexandrie la foule accourut de toutes parts; on jetait des fleurs au captif, on lui donnait de l'eau, on lui présentait des fruits; des gens de la campagne prétendaient le délivrer et lui disaient: «Vuole? dica.» Un pieux larron lui déroba une épingle, relique qui devait ouvrir au ravisseur les portes du ciel.

À trois mille de Gênes une litière conduisit le pape au bord de la mer; une felouque le transporta de l'autre côté de la ville à Saint-Pierre d'Arena. Par la route d'Alexandrie et de Mondovi, Pie VII gagna le premier village français; il y fut accueilli avec des effusions de tendresse religieuse; il disait: «Dieu pourrait-il nous ordonner de paraître insensible à ces marques d'affection?»

Les Espagnols faits prisonniers à Saragosse étaient détenus à Grenoble: de même que ces garnisons d'Européens oubliées sur quelques montagnes des Indes, ils chantaient la nuit et faisaient retentir ces climats étrangers des airs de la patrie. Tout à coup le pape descend; il semblait avoir entendu ces voix chrétiennes. Les captifs volent au-devant du nouvel opprimé; ils tombent à genoux; Pie VII jette presque tout son corps hors de la portière; il étend ses mains amaigries et tremblantes sur ces guerriers qui avaient défendu la liberté de l'Italie avec l'épée, comme il avait défendu la liberté de l'Espagne avec la foi; les deux glaives se croisent sur des têtes héroïques.

De Grenoble Pie VII atteignit Valence. Là, Pie VI avait expiré[288]; là, il s'était écrié quand on le montra au peuple: «Ecce homo!» Là, Pie VI se sépara de Pie VII; le mort, rencontrant sa tombe, y rentra; il fit cesser la double apparition, car jusqu'alors on avait vu comme deux papes marchant ensemble, ainsi que l'ombre accompagne le corps. Pie VII portait l'anneau que Pie VI avait au doigt lorsqu'il expira: signe qu'il avait accepté les misères et les destinées de son devancier.

À deux lieues de Comana, saint Chrysostome logea aux établissements de saint Basilisque; ce martyr lui apparut pendant la nuit et lui dit: «Courage, mon frère Jean! demain nous serons ensemble.» Jean répliqua: «Dieu soit loué de tout!» Il s'étendit à terre et mourut.

À Valence, Bonaparte commença la carrière d'où il s'élança sur Rome. On ne laissa pas le temps à Pie VII de visiter les cendres de Pie VI; on le poussa précipitamment à Avignon: c'était le faire rentrer dans la petite Rome; il y put voir la glacière dans les souterrains du palais d'une autre lignée de pontifes, et entendre la voix de l'ancien poète couronné[289], qui rappelait les successeurs de Saint Pierre au Capitole.

Conduit au hasard, il rentra dans les Alpes maritimes; au pont du Var, il le voulut traverser à pied; il rencontra la population divisée en ordres de métiers, les ecclésiastiques vêtus de leurs habits sacerdotaux, et dix mille personnes à genoux dans un profond silence. La reine d'Étrurie avec ses deux enfants, à genoux aussi, attendait le saint-père au bout du pont. À Nice, les rues de la ville étaient jonchées de fleurs. Le commandant, qui menait le pape à Savone, prit la nuit un chemin infréquenté par les bois; à son grand étonnement, il tomba au milieu d'une illumination solitaire; un lampion avait été attaché à chaque arbre. Le long de la mer, la Corniche était pareillement illuminée; les vaisseaux aperçurent de loin ces phares que le respect, l'attendrissement et la piété allumaient pour le naufrage d'un moine captif. Napoléon revint-il ainsi de Moscou? Était-ce du bulletin de ses bienfaits et des bénédictions des peuples qu'il était précédé?

Durant ce long voyage la bataille de Wagram avait été gagnée[290], le mariage de Napoléon avec Marie-Louise arrêté. Treize des cardinaux mandés à Paris furent exilés[291], et la consulte romaine formée par la France avait de nouveau prononcé la réunion du saint-siège à l'empire[292].

Le pape, détenu à Savone, fatigué et assiégé par les créatures de Napoléon, émit un bref dont le cardinal Roverella fut le principal auteur, et qui permettait d'envoyer des bulles de confirmation à différents évêques nommés[293]. L'empereur n'avait pas compté sur tant de complaisance; il rejeta le bref parce qu'il lui eût fallu mettre le souverain pontife en liberté. Dans un accès de colère il avait ordonné que les cardinaux opposants quittassent la pourpre; quelques-uns furent enfermés à Vincennes.

Le préfet de Nice écrivit à Pie VII que «défense lui était faite de communiquer avec aucune église de l'empire, sous peine de désobéissance; que lui, Pie VII, a cessé d'être l'organe de l'Église parce qu'il prêche la rébellion et que son âme est toute de fiel; que, puisque rien ne peut le rendre sage, il verra que Sa Majesté est assez puissante pour déposer un pape.»

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