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Mémoires d'Outre-Tombe, Tome 3

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Mais si l'ordre de courir sus paraît étrange par la conservation du vieil idiome de la loi, Bonaparte eut-il d'abord l'intention d'agir mieux, tout en employant un nouveau langage? Des papiers de M. d'Hauterive[516], inventoriés par M. Artaud, prouvent qu'on eut beaucoup de peine à empêcher Napoléon de faire fusiller le duc d'Angoulême, malgré la pièce officielle du Moniteur, pièce de parade qui nous reste: il trouvait mauvais que ce prince se fût défendu[517]. Et pourtant le fugitif de l'île d'Elbe, en quittant Fontainebleau, avait recommandé aux soldats d'être fidèles au monarque que la France s'était choisi. La famille de Bonaparte avait été respectée; la reine Hortense avait accepté de Louis XVIII le titre de duchesse de Saint-Leu; Murat, qui régnait encore à Naples, n'eut son royaume vendu que par M. de Talleyrand pendant le congrès de Vienne.

Cette époque, où la franchise manque à tous, serre le cœur: chacun jetait en avant une profession de foi, comme une passerelle pour traverser la difficulté du jour; quitte à changer de direction, la difficulté franchie: la jeunesse seule était sincère, parce qu'elle touchait à son berceau. Bonaparte déclare solennellement qu'il renonce à la couronne; il part et revient au bout de neuf mois. Benjamin Constant imprime son énergique protestation contre le tyran[518], et il change en vingt-quatre heures. On verra plus tard, dans un autre livre de ces Mémoires, qui lui inspira ce noble mouvement auquel la mobilité de sa nature ne lui permit pas de rester fidèle. Le maréchal Soult anime les troupes contre leur ancien capitaine; quelques jours après il rit aux éclats de sa proclamation dans le cabinet de Napoléon, aux Tuileries, et devient major général de l'armée à Waterloo; le maréchal Ney baise les mains du roi, jure de lui ramener Bonaparte enfermé dans une cage de fer[519], et il livre à celui-ci tous les corps qu'il commande. Hélas! et le roi de France? ... Il déclare qu'à soixante ans il ne peut mieux terminer sa carrière qu'en mourant pour la défense de son peuple.... et il fuit à Gand! À cette impossibilité de vérité dans les sentiments, à ce désaccord entre les paroles et les actions, on se sent saisi de dégoût pour l'espèce humaine.

Louis XVIII, au 20 mars, prétendait mourir au milieu de la France; s'il eût tenu parole, la légitimité pouvait encore durer un siècle; la nature même semblait avoir ôté au vieux roi la faculté de se retirer, en l'enchaînant d'infirmités salutaires; mais les destinées futures de la race humaine eussent été entravées par l'accomplissement de la résolution de l'auteur de la charte. Bonaparte accourut au secours de l'avenir; ce Christ de la mauvaise puissance prit par la main le nouveau paralytique et lui dit: «Levez-vous et emportez votre lit; surge, tolle lectum tuum

Il était évident que l'on méditait une escampative: dans la crainte d'être retenu, on n'avertissait pas même ceux qui, comme moi, auraient été fusillés une heure après l'entrée de Napoléon à Paris. Je rencontrai le duc de Richelieu dans les Champs-Élysées: «On nous trompe,» me dit-il; «je monte la garde ici, car je ne compte pas attendre tout seul l'empereur aux Tuileries.»

Madame de Chateaubriand avait envoyé, le soir du 19, un domestique au Carrousel, avec ordre de ne revenir que lorsqu'il aurait la certitude de la fuite du roi. À minuit, le domestique n'étant pas rentré, je m'allai coucher. Je venais de me mettre au lit quand M. Clausel de Coussergues entra. Il nous apprit que Sa Majesté était partie et qu'elle se dirigeait sur Lille. Il m'apportait cette nouvelle de la part du chancelier, qui, me sachant en danger, violait pour moi le secret et m'envoyait douze mille francs à reprendre sur mes appointements de ministre de Suède. Je m'obstinai à rester, ne voulant quitter Paris que quand je serais physiquement sûr du déménagement royal. Le domestique envoyé à la découverte revint: il avait vu défiler les voitures de la cour. Madame de Chateaubriand me poussa dans sa voiture, le 20 mars, à quatre heures du matin. J'étais dans un tel accès de rage que je ne savais où j'allais ni ce que je faisais.

Nous sortîmes par la barrière Saint-Martin. À l'aube, je vis des corbeaux descendre paisiblement des ormes du grand chemin où ils avaient passé la nuit pour prendre aux champs leur premier repas, sans s'embarrasser de Louis XVIII et de Napoléon: ils n'étaient pas, eux, obligés de quitter leur patrie, et, grâce à leurs ailes, ils se moquaient de la mauvaise route où j'étais cahoté. Vieux amis de Combourg! nous nous ressemblions davantage quand jadis, au lever du jour, nous déjeunions des mûres de la ronce dans nos halliers de la Bretagne!

La chaussée était défoncée, le temps pluvieux, madame de Chateaubriand souffrante: elle regardait à tout moment par la lucarne du fond de la voiture si nous n'étions pas poursuivis. Nous couchâmes à Amiens, où naquit Du Cange; ensuite à Arras, patrie de Robespierre: là, je fus reconnu. Ayant envoyé demander des chevaux, le 22 au matin, le maître de poste les dit retenus pour un général qui portait à Lille la nouvelle de l'entrée triomphale de l'empereur et roi à Paris; madame de Chateaubriand mourait de peur, non pour elle, mais pour moi. Je courus à la poste et, avec de l'argent, je levai la difficulté.

Arrivés sous les remparts de Lille le 23, à deux heures du matin, nous trouvâmes les portes fermées; ordre était de ne les ouvrir à qui que ce soit. On ne put ou on ne voulut nous dire si le roi était entré dans la ville. J'engageai le postillon pour quelques louis à gagner, en dehors des glacis, l'autre côté de la place et à nous conduire à Tournai; j'avais, en 1792, fait à pied, pendant la nuit, ce même chemin avec mon frère. Arrivé à Tournai, j'appris que Louis XVIII était certainement entré dans Lille avec le maréchal Mortier, et qu'il comptait s'y défendre. Je dépêchai un courrier à M. de Blacas[520], le priant de m'envoyer une permission pour être reçu dans la place. Mon courrier revint avec une permission du commandant, mais sans un mot de M. de Blacas. Laissant madame de Chateaubriand à Tournai, je remontais en voiture pour me rendre à Lille, lorsque le prince de Condé arriva. Nous sûmes par lui que le roi était parti et que le maréchal Mortier l'avait fait accompagner jusqu'à la frontière. D'après ces explications, il restait prouvé que Louis XVIII n'était plus à Lille lorsque ma lettre y parvint.

Le duc d'Orléans suivit de près le prince de Condé. Mécontent en apparence, il était aise au fond de se trouver hors de la bagarre; l'ambiguïté de sa déclaration et de sa conduite portait l'empreinte de son caractère. Quant au vieux prince de Condé, l'émigration était son dieu Lare. Lui n'avait pas peur de monsieur de Bonaparte; il se battait si l'on voulait, il s'en allait si l'on voulait: les choses étaient un peu brouillées dans sa cervelle; il ne savait pas trop s'il s'arrêterait à Rocroi pour y livrer bataille, ou s'il irait dîner au Grand-Cerf. Il leva ses tentes quelques heures avant nous, me chargeant de recommander le café de l'auberge à ceux de sa maison qu'il avait laissés derrière lui. Il ignorait que j'avais donné ma démission à la mort de son petit-fils; il n'était pas bien sûr d'avoir eu un petit-fils; il sentait seulement dans son nom un certain accroissement de gloire, qui pouvait bien tenir à quelque Condé qu'il ne se rappelait plus.

Vous souvient-il de mon premier passage à Tournai avec mon frère, lors de ma première émigration? Vous souvient-il, à ce propos, de l'homme métamorphosé en âne, de la fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé, de la pluie de corbeaux qui mettaient le feu partout? En 1815, nous étions bien nous-mêmes une pluie de corbeaux; mais nous ne mettions le feu nulle part. Hélas! je n'étais plus avec mon malheureux frère. Entre 1792 et 1815 la République et l'Empire avaient passé: que de révolutions s'étaient aussi accomplies dans ma vie! Le temps m'avait ravagé comme le reste. Et vous, jeunes générations du moment, laissez venir vingt-trois années, et vous direz à ma tombe où en sont vos amours et vos illusions d'aujourd'hui.

À Tournai étaient arrivés les deux frères Bertin: M. Bertin de Vaux[521] s'en retourna à Paris; l'autre Bertin, Bertin l'aîné, était mon ami. Vous savez par ces Mémoires ce qui m'attachait à lui.

De Tournai nous allâmes à Bruxelles: là je ne retrouvai ni le baron de Breteuil, ni Rivarol, ni tous ces jeunes aides de camp devenus morts ou vieux, ce qui est la même chose. Aucune nouvelle du barbier qui m'avait donné asile. Je ne pris point le mousquet, mais la plume; de soldat j'étais devenu barbouilleur de papier. Je cherchais Louis XVIII; il était à Gand, où l'avaient conduit MM. de Blacas et de Duras[522]: leur intention avait été d'abord d'embarquer le roi pour l'Angleterre. Si le roi avait consenti à ce projet, jamais il ne serait remonté sur le trône.

Étant entré dans un hôtel garni pour examiner un appartement, j'aperçus le duc de Richelieu fumant à demi couché sur un sofa, au fond d'une chambre noire. Il me parla des princes de la manière la plus brutale, déclarant qu'il s'en allait en Russie et ne voulait plus entendre parler de ces gens-là. Madame la duchesse de Duras, arrivée à Bruxelles, eut la douleur d'y perdre sa nièce.

La capitale du Brabant m'est en horreur; elle n'a jamais servi que de passage à mes exils; elle a toujours porté malheur à moi ou à mes amis.

Un ordre du roi m'appela à Gand. Les volontaires royaux et la petite armée du duc de Berry avaient été licenciés à Béthune, au milieu de la boue et des accidents d'une débâcle militaire: on s'était fait des adieux touchants. Deux cents hommes de la maison du roi restèrent et furent cantonnés à Alost; mes deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, faisaient partie de ce corps.

On m'avait donné un billet de logement dont je ne profitai pas: une baronne dont j'ai oublié le nom vint trouver madame de Chateaubriand à l'auberge et nous offrit un appartement chez elle: elle nous priait de si bonne grâce! «Vous ne ferez aucune attention,» nous dit-elle, «à ce que vous contera mon mari: il a la tête ... vous comprenez? Ma fille aussi est tant soit peu extraordinaire; elle a des moments terribles, la pauvre enfant! mais elle est du reste douce comme un mouton. Hélas! ce n'est pas celle-là qui me cause le plus de chagrin; c'est mon fils Louis, le dernier de mes enfants: si Dieu n'y met la main, il sera pire que son père.» Madame de Chateaubriand refusa poliment d'aller demeurer chez des personnes aussi raisonnables.

Le roi, bien logé, ayant son service et ses gardes, forma son conseil. L'empire de ce grand monarque consistait en une maison du royaume des Pays-Bas, laquelle maison était située dans une ville qui, bien que la ville natale de Charles-Quint, avait été le chef-lieu d'une préfecture de Bonaparte: ces noms font entre eux un assez bon nombre d'événements et de siècles.

L'abbé de Montesquiou étant à Londres, Louis XVIII me nomma ministre de l'intérieur par intérim[523]. Ma correspondance avec les départements ne me donnait pas grand'besogne; je mettais facilement à jour ma correspondance avec les préfets, sous-préfets, maires et adjoints de nos bonnes villes, du côté intérieur de nos frontières; je ne réparais pas beaucoup les chemins et je laissais tomber les clochers; mon budget ne m'enrichissait guère; je n'avais point de fonds secrets; seulement, par un abus criant, je cumulais; j'étais toujours ministre plénipotentiaire de Sa Majesté auprès du roi de Suède, qui, comme son compatriote Henri IV, régnait par droit de conquête, sinon par droit de naissance. Nous discourions autour d'une table couverte d'un tapis vert dans le cabinet du roi. M. de Lally-Tolendal, qui était, je crois, ministre de l'instruction publique, prononçait des discours plus amples, plus joufflus encore que sa personne: il citait ses illustres aïeux les rois d'Irlande et embarbouillait le procès de son père dans celui de Charles Ier et de Louis XVI. Il se délassait le soir des larmes, des sueurs et des paroles qu'il avait versées au conseil, avec une dame accourue de Paris par enthousiasme de son génie; il cherchait vertueusement à la guérir, mais son éloquence trompait sa vertu et enfonçait le dard plus avant.

Madame la duchesse de Duras était venue rejoindre M. le duc de Duras parmi les bannis. Je ne veux plus dire de mal du malheur, puisque j'ai passé trois mois auprès de cette femme excellente, causant de tout ce que des esprits et des cœurs droits peuvent trouver dans une conformité de goûts, d'idées, de principes et de sentiments. Madame de Duras était ambitieuse pour moi: elle seule a connu d'abord ce que je pouvais valoir en politique; elle s'est toujours désolée de l'envie et de l'aveuglement qui m'écartaient des conseils du roi; mais elle se désolait encore bien davantage des obstacles que mon caractère apportait à ma fortune: elle me grondait, elle me voulait corriger de mon insouciance, de ma franchise, de mes naïvetés, et me faire prendre des habitudes de courtisanerie qu'elle-même ne pouvait souffrir. Rien peut-être ne porte plus à l'attachement et à la reconnaissance que de se sentir sous le patronage d'une amitié supérieure qui, en vertu de son ascendant sur la société, fait passer vos défauts pour des qualités, vos imperfections pour un charme. Un homme vous protège par ce qu'il vaut, une femme par ce que vous valez: voilà pourquoi de ces deux empires l'un est si odieux, l'autre si doux.

Depuis que j'ai perdu cette personne si généreuse, d'une âme si noble, d'un esprit qui réunissait quelque chose de la force de la pensée de madame de Staël à la grâce du talent de madame de La Fayette, je n'ai cessé, en la pleurant, de me reprocher les inégalités dont j'ai pu affliger quelquefois des cœurs qui m'étaient dévoués. Veillons bien sur notre caractère! Songeons que nous pouvons, avec un attachement profond, n'en pas moins empoisonner des jours que nous rachèterions au prix de tout notre sang. Quand nos amis sont descendus dans la tombe, quel moyen avons-nous de réparer nos torts? Nos inutiles regrets, nos vains repentirs, sont-ils un remède aux peines que nous leur avons faites? Ils auraient mieux aimé de nous un sourire pendant leur vie que toutes nos larmes après leur mort.

La charmante Clara (madame la duchesse de Rauzan) était à Gand avec sa mère. Nous faisions, à nous deux, de mauvais couplets sur l'air de la Tyrolienne. J'ai tenu sur mes genoux bien de belles petites filles qui sont aujourd'hui de jeunes grand'mères. Quand vous avez quitté une femme, mariée devant vous à seize ans, si vous revenez seize ans après, vous la retrouvez au même âge: «Ah! madame, vous n'avez pas pris un jour!» Sans doute: mais c'est à la fille que vous contez cela, à la fille que vous conduirez encore à l'autel. Mais vous, triste témoin des deux hymens, vous encoffrez les seize années que vous avez reçues à chaque union: présent de noces qui hâtera votre propre mariage avec une dame blanche, un peu maigre.

Le maréchal Victor[524] était venu se placer auprès de nous, à Gand, avec une simplicité admirable: il ne demandait rien, n'importunait jamais le roi de son empressement; on le voyait à peine; je ne sais si on lui fit jamais l'honneur et la grâce de l'inviter une seule fois au dîner de Sa Majesté. J'ai retrouvé dans la suite le maréchal Victor; j'ai été son collègue au ministère et toujours la même excellente nature m'est apparue. À Paris, en 1823, M. le dauphin fut d'une grande dureté pour cet honnête militaire: il était bien bon, ce duc de Bellune, de payer par un dévouement si modeste une ingratitude si à l'aise! La candeur m'entraîne et me touche, lors même qu'en certaines occasions elle arrive à la dernière expression de sa naïveté. Ainsi le maréchal m'a raconté la mort de sa femme dans le langage du soldat, et il m'a fait pleurer: il prononçait des mots scabreux si vite, et il les changeait avec tant de pudicité, qu'on aurait pu même les écrire.

M. de Vaublanc[525] et M. Capelle[526] nous rejoignirent. Le premier disait avoir de tout dans son portefeuille. Voulez-vous du Montesquieu? en voici; du Bossuet? en voilà. À mesure que la partie paraissait vouloir prendre une autre face, il nous arrivait des voyageurs.

L'abbé Louis et M. le comte Beugnot descendirent à l'auberge où j'étais logé. Madame de Chateaubriand avait des étouffements affreux, et je la veillais. Les deux nouveaux venus s'installèrent dans une chambre séparée seulement de celle de ma femme par une mince cloison; il était impossible de ne pas entendre, à moins de se boucher les oreilles: entre onze heures et minuit les débarqués élevèrent la voix; l'abbé Louis, qui parlait comme un loup et à saccades, disait à M. Beugnot: «Toi, ministre? tu ne le seras plus, tu n'as fait que des sottises!» Je n'entendis pas clairement la réponse de M. le comte Beugnot, mais il parla de 33 millions laissés au trésor royal. L'abbé poussa, apparemment de colère, une chaise qui tomba. À travers le fracas, je saisis ces mots: «Le duc d'Angoulême? il faut qu'il achète du bien national à la barrière de Paris. Je vendrai le reste des forêts de l'État. Je couperai tout, les ormes du grand chemin, le bois de Boulogne, les Champs-Élysées: à quoi ça sert-il? hein!» La brutalité faisait le principal mérite de M. Louis; son talent était un amour stupide des intérêts matériels. Si le ministre des finances entraînait les forêts à sa suite, il avait sans doute un autre secret qu'Orphée, qui faisoit aller après soi les bois par son beau vieller. Dans l'argot du temps on appelait M. Louis un homme spécial; sa spécialité financière l'avait conduit à entasser l'argent des contribuables dans le trésor, pour le faire prendre par Bonaparte. Bon tout au plus pour le Directoire, Napoléon n'avait pas voulu de cet homme spécial, qui n'était pas du tout un homme unique.

L'abbé Louis était venu jusqu'à Gand réclamer son ministère: il était fort bien auprès de M. de Talleyrand, avec lequel il avait officié solennellement à la première fédération du Champ de Mars: l'évêque faisait le prêtre, l'abbé Louis le diacre et l'abbé Desrenaudes[527] le sous-diacre. M. de Talleyrand, se souvenant de cette admirable profanation, disait au baron Louis: «L'abbé, tu étais bien beau en diacre au Champ de Mars!» Nous avons supporté cette honte derrière la grande tyrannie de Bonaparte: devions-nous la supporter plus tard?

Le roi très chrétien s'était mis à l'abri de tout reproche de cagoterie: il possédait dans son conseil un évêque marié, M. de Talleyrand; un prêtre concubinaire, M. Louis; un abbé peu pratiquant, M. de Montesquiou.

Ce dernier, homme ardent comme un poitrinaire, d'une certaine facilité de parole, avait l'esprit étroit et dénigrant, le cœur haineux, le caractère aigre. Un jour que j'avais péroré au Luxembourg pour la liberté de la presse, le descendant de Clovis passant devant moi, qui ne venais que du Breton Mormoran, me donna un grand coup de genou dans la cuisse, ce qui n'était pas de bon goût; je le lui rendis, ce qui n'était pas poli: nous jouions au coadjuteur et au duc de La Rochefoucauld. L'abbé de Montesquiou appelait plaisamment M. de Lally-Tolendal «un animal à l'anglaise.»

On pêche, dans les rivières de Gand, un poisson blanc fort délicat: nous allions, tutti quanti, manger ce bon poisson dans une guinguette, en attendant les batailles et la fin des empires. M. Laborie ne manquait point au rendez-vous: je l'avais rencontré pour la première fois à Savigny, lorsque, fuyant Bonaparte, il entra par une fenêtre chez madame de Beaumont, et se sauva par une autre. Infatigable au travail, multipliant ses courses autant que ses billets, aimant à rendre des services comme d'autres aiment à les recevoir, il a été calomnié: la calomnie n'est pas l'accusation du calomnié, c'est l'excuse du calomniateur. J'ai vu se lasser des promesses dont M. Laborie était riche; mais pourquoi? Les chimères sont comme la torture: ça fait toujours passer une heure ou deux. J'ai souvent mené en main, avec une bride d'or, de vieilles rosses de souvenirs qui ne pouvaient se tenir debout, et que je prenais pour de jeunes et fringantes espérances.

Je vis aussi aux dîners du poisson blanc M. Mounier[528], homme de raison et de probité. M. Guizot[529] daignait nous honorer de sa présence[530].

On avait établi à Gand un Moniteur[531]: mon rapport au roi du 12 mai[532], inséré dans ce journal, prouve que mes sentiments sur la liberté de la presse et sur la domination étrangère ont en tout temps été les mêmes. Je puis aujourd'hui citer ces passages; ils ne démentent point ma vie:

«Sire, vous vous apprêtiez à couronner les institutions dont vous aviez posé la base ... Vous aviez déterminé une époque pour le commencement de la pairie héréditaire; le ministère eût acquis plus d'unité; les ministres seraient devenus membres des deux Chambres, selon l'esprit même de la charte; une loi eût été proposée afin qu'on pût être élu membre de la Chambre des députés avant quarante ans et que les citoyens eussent une véritable carrière politique. On allait s'occuper d'un code pénal pour les délits de la presse, après l'adoption de laquelle loi la presse eût été entièrement libre, car cette liberté est inséparable de tout gouvernement représentatif...........

«Sire, et c'est ici l'occasion d'en faire la protestation solennelle: tous vos ministres, tous les membres de votre conseil, sont inviolablement attachés aux principes d'une sage liberté; ils puisent auprès de vous cet amour des lois, de l'ordre et de la justice, sans lesquels il n'est point de bonheur pour un peuple. Sire, qu'il nous soit permis de vous le dire, nous sommes prêts à verser pour vous la dernière goutte de notre sang, à vous suivre au bout de la terre, à partager avec vous les tribulations qu'il plaira au Tout-Puissant de vous envoyer, parce que nous croyons devant Dieu que vous maintiendrez la constitution que vous avez donnée à votre peuple, que le vœu le plus sincère de votre âme royale est la liberté des Français. S'il en avait été autrement, Sire, nous serions toujours morts à vos pieds pour la défense de votre personne sacrée; mais nous n'aurions plus été que vos soldats, nous aurions cessé d'être vos conseillers et vos ministres..................

«Sire, nous partageons dans ce moment votre royale tristesse; il n'y a pas un de vos conseillers et de vos ministres qui ne donnât sa vie pour prévenir l'invasion de la France. Sire, vous êtes Français, nous sommes Français! Sensibles à l'honneur de notre patrie, fiers de la gloire de nos armes, admirateurs du courage de nos soldats, nous voudrions, au milieu de leurs bataillons, verser jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour les ramener à leur devoir ou pour partager avec eux des triomphes légitimes. Nous ne voyons qu'avec la plus profonde douleur les maux prêts à fondre sur notre pays.»

Ainsi, à Gand, je proposais de donner à la charte ce qui lui manquait encore, et je montrais ma douleur de la nouvelle invasion qui menaçait la France: je n'étais pourtant qu'un banni dont les vœux étaient en contradiction avec les faits qui me pouvaient rouvrir les portes de ma patrie. Ces pages étaient écrites dans les États des souverains alliés, parmi des rois et des émigrés qui détestaient la liberté de la presse, au milieu des armées marchant à la conquête, et dont nous étions, pour ainsi dire, les prisonniers: ces circonstances ajoutent peut-être quelque force aux sentiments que j'osais exprimer.

Mon rapport, parvenu à Paris, eut un grand retentissement; il fut réimprimé par M. Le Normant fils, qui joua sa vie dans cette occasion, et pour lequel j'ai eu toutes les peines du monde à obtenir un brevet stérile d'imprimeur du roi. Bonaparte agit ou laissa agir d'une manière peu digne de lui: à l'occasion de mon rapport on fit ce que le Directoire avait fait à l'apparition des Mémoires de Cléry, on en falsifia des lambeaux: j'étais censé proposer à Louis XVIII des stupidités pour le rétablissement des droits féodaux, pour les dîmes du clergé, pour la reprise des biens nationaux, comme si l'impression de la pièce originale dans le Moniteur de Gand, à date fixe et connue, ne confondait pas l'imposture: mais on avait besoin d'un mensonge d'une heure. Le pseudonyme chargé d'un pamphlet sans sincérité était un militaire d'un grade assez élevé: il fut destitué après les Cent-Jours; on motiva sa destitution sur la conduite qu'il avait tenue envers moi; il m'envoya ses amis; ils me prièrent de m'interposer afin qu'un homme de mérite ne perdît pas ses seuls moyens d'existence: j'écrivis au ministre de la guerre, et j'obtins une pension de retraite pour cet officier[533]. Il est mort: la femme de cet officier est restée attachée à madame de Chateaubriand avec une reconnaissance à laquelle j'étais loin d'avoir des droits. Certains procédés sont trop estimés; les personnes les plus vulgaires sont susceptibles de ces générosités. On se donne un renom de vertu à peu de frais: l'âme supérieure n'est pas celle qui pardonne; c'est celle qui n'a pas besoin de pardon.

Je ne sais où Bonaparte, à Sainte-Hélène, a trouvé que j'avais rendu à Gand des services essentiels: s'il jugeait trop favorablement mon rôle, du moins il y avait dans son sentiment une appréciation de ma valeur politique.

Je me dérobais à Gand, le plus que je pouvais, à des intrigues antipathiques à mon caractère et misérables à mes yeux; car, au fond, dans notre mesquine catastrophe j'apercevais la catastrophe de la société. Mon refuge contre les oisifs et les croquants était l'enclos du Béguinage: je parcourais ce petit univers de femmes voilées ou aguimpées, consacrées aux diverses œuvres chrétiennes; région calme, placée comme les syrtes africaines au bord des tempêtes. Là aucune disparate ne heurtait mes idées, car le sentiment religieux est si haut, qu'il n'est jamais étranger aux plus graves révolutions: les solitaires de la Thébaïde et les Barbares, destructeurs du monde romain, ne sont point des faits discordants et des existences qui s'excluent.

J'étais reçu gracieusement dans l'enclos comme l'auteur du Génie du christianisme: partout où je vais, parmi les chrétiens, les curés m'arrivent; ensuite les mères m'amènent leurs enfants; ceux-ci me récitent mon chapitre sur la première communion. Puis se présentent des personnes malheureuses qui me disent le bien que j'ai eu le bonheur de leur faire. Mon passage dans une ville catholique est annoncé comme celui d'un missionnaire et d'un médecin. Je suis touché de cette double réputation: c'est le seul souvenir agréable de moi que je conserve; je me déplais dans tout le reste de ma personne et de ma renommée.

J'étais assez souvent invité à des festins dans la famille de M. et madame d'Ops, père et mère vénérables entourés d'une trentaine d'enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants. Chez M. Coppens, un gala, que je fus forcé d'accepter, se prolongea depuis une heure de l'après-midi jusqu'à huit heures du soir. Je comptai neuf services: on commença par les confitures et l'on finit par les côtelettes. Les Français seuls savent dîner avec méthode, comme eux seuls savent composer un livre.

Mon ministère me retenait à Gand; madame de Chateaubriand, moins occupée, alla voir Ostende, où je m'embarquai pour Jersey en 1792. J'avais descendu exilé et mourant ces mêmes canaux au bord desquels je me promenais exilé encore, mais en parfaite santé: toujours des fables dans ma carrière! Les misères et les joies de ma première émigration revivaient dans ma pensée; je revoyais l'Angleterre, mes compagnons d'infortune, et cette Charlotte que je devais apercevoir encore. Personne ne se crée comme moi une société réelle en invoquant des ombres; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire: on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouveront une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer à mes foyers; il ne me quitte plus. À mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche: je ne m'aperçois même pas de leur existence.

Ma toison d'or n'était pas encore à Bruges[534], madame de Chateaubriand ne me l'apporta pas. À Bruges, en 1426, il y avait un homme appelé Jean, lequel inventa ou perfectionna la peinture à l'huile: remercions Jean de Bruges[535]; sans la propagation de sa méthode, les chefs-d'œuvre de Raphaël seraient aujourd'hui effacés. Où les peintres flamands ont-ils dérobé la lumière dont ils éclairent leurs tableaux? Quel rayon de la Grèce s'est égaré au rivage de la Batavie?

Après son voyage d'Ostende, madame de Chateaubriand fit une course à Anvers. Elle y vit, dans un cimetière, des âmes du purgatoire en plâtre toutes barbouillées de noir et de feu. À Louvain elle me recruta un bègue, savant professeur, qui vint tout exprès à Gand pour contempler un homme aussi extraordinaire que le mari de ma femme. Il me dit: «Illus ...ttt ...rr ...;» sa parole manqua à son admiration et je le priai à dîner. Quand l'helléniste eut bu du curaçao, sa langue se délia. Nous nous mîmes sur les mérites de Thucydide, que le vin nous faisait trouver clair comme de l'eau. À force de tenir tête à mon hôte, je finis, je crois, par parler hollandais; du moins je ne me comprenais plus.

Madame de Chateaubriand eut une triste nuit d'auberge à Anvers: une jeune Anglaise, nouvellement accouchée, se mourait; pendant deux heures elle fit entendre des plaintes; puis sa voix s'affaiblit, et son dernier gémissement, que saisit à peine une oreille étrangère, se perdit dans un éternel silence. Les cris de cette voyageuse, solitaire et abandonnée, semblaient préluder aux mille voix de la mort prêtes à s'élever à Waterloo.

La solitude accoutumée de Gand était rendue plus sensible par la foule étrangère qui l'animait alors, et qui bientôt s'allait écouler. Des recrues belges et anglaises apprenaient l'exercice sur les places et sous les arbres des promenades; des canonniers, des fournisseurs, des dragons, mettaient à terre des trains d'artillerie, des troupeaux de bœufs, des chevaux qui se débattaient en l'air tandis qu'on les descendait suspendus dans des sangles; des vivandières débarquaient avec les sacs, les enfants, les fusils de leurs maris: tout cela se rendait, sans savoir pourquoi et sans y avoir le moindre intérêt, au grand rendez-vous de destruction que leur avait donné Bonaparte. On voyait des politiques gesticuler le long d'un canal, auprès d'un pêcheur immobile; des émigrés trotter de chez le roi chez Monsieur, de chez Monsieur chez le roi. Le chancelier de France, M. Dambray, habit vert, chapeau rond, un vieux roman sous le bras, se rendait au conseil pour amender la charte; le duc de Lévis allait faire sa cour avec des savates débordées qui lui sortaient des pieds, parce que, fort brave et nouvel Achille, il avait été blessé au talon. Il était plein d'esprit, on peut en juger par le recueil de ses pensées[536].

Le duc de Wellington venait de temps en temps passer des revues. Louis XVIII sortait chaque après-dînée dans un carrosse à six chevaux avec son premier gentilhomme de la chambre et ses gardes, pour faire le tour de Gand, tout comme s'il eût été dans Paris. S'il rencontrait dans son chemin le duc de Wellington, il lui faisait en passant un petit signe de tête de protection.

Louis XVIII ne perdit jamais le souvenir de la prééminence de son berceau; il était roi partout, comme Dieu est Dieu partout, dans une crèche ou dans un temple, sur un autel d'or ou d'argile. Jamais son infortune ne lui arracha la plus petite concession; sa hauteur croissait en raison de son abaissement; son diadème était son nom; il avait l'air de dire: «Tuez-moi, vous ne tuerez pas les siècles écrits sur mon front.» Si l'on avait ratissé ses armes au Louvre, peu lui importait: n'étaient-elles pas gravées sur le globe? Avait-on envoyé des commissaires les gratter dans tous les coins de l'univers! Les avait-on effacées aux Indes, à Pondichéry, en Amérique, à Lima et à Mexico; dans l'Orient, à Antioche, à Jérusalem, à Saint-Jean-d'Acre, au Caire, à Constantinople, à Rhodes, en Morée; dans l'Occident, sur les murailles de Rome, aux plafonds de Caserte et de l'Escurial, aux voûtes des salles de Ratisbonne et de Westminster, dans l'écusson de tous les rois? Les avait-on arrachées à l'aiguille de la boussole, où elles semblent annoncer le règne des lis aux diverses régions de la terre?

L'idée fixe de la grandeur, de l'antiquité, de la dignité, de la majesté de sa race, donnait à Louis XVIII un véritable empire. On en sentait la domination; les généraux mêmes de Bonaparte la confessaient; ils étaient plus intimidés devant ce vieillard impotent que devant le maître terrible qui les avait commandés dans cent batailles. À Paris, quand Louis XVIII accordait aux monarques triomphants l'honneur de dîner à sa table, il passait sans façon le premier devant ces princes dont les soldats campaient dans la cour du Louvre; il les traitait comme des vassaux qui n'avaient fait que leur devoir en amenant des hommes d'armes à leur seigneur suzerain. En Europe il n'est qu'une monarchie, celle de France; le destin des autres monarchies est lié au sort de celle-là. Toutes les races royales sont d'hier auprès de la race de Hugues Capet, et presque toutes en sont filles. Notre ancien pouvoir royal était l'ancienne royauté du monde: du bannissement des Capets datera l'ère de l'expulsion des rois.

Plus cette superbe du descendant de saint Louis était impolitique (elle est devenue funeste à ses héritiers), plus elle plaisait à l'orgueil national: les Français jouissaient de voir des souverains qui, vaincus, avaient porté les chaînes d'un homme, porter, vainqueurs, le joug d'une race.

La foi inébranlable de Louis XVIII dans son sang est la puissance réelle qui lui rendit le sceptre; c'est cette foi qui, à deux reprises, fit tomber sur sa tête une couronne pour laquelle l'Europe ne croyait pas, ne prétendait pas épuiser ses populations et ses trésors. Le banni sans soldats se trouvait au bout de toutes les batailles qu'il n'avait pas livrées. Louis XVIII était la légitimité incarnée; elle a cessé d'être visible quand il a disparu.

Je faisais à Gand, comme je fais en tous lieux, des courses à part. Les barques glissant sur d'étroits canaux, obligées de traverser dix à douze lieues de prairies pour arriver à la mer, avaient l'air de voguer sur l'herbe; elles me rappelaient les canaux sauvages dans les marais à folle avoine du Missouri. Arrêté au bord de l'eau, tandis qu'on immergeait des zones de toile écrue, mes yeux erraient sur les clochers de la ville; l'histoire m'apparaissait sur les nuages du ciel.

Les Gantois s'insurgent contre Henri de Châtillon, gouverneur pour la France; la femme d'Édouard III met au monde Jean de Gand, tige de la maison de Lancastre; règne populaire d'Artevelle: «Bonnes gens, qui vous meut? Pourquoi êtes-vous si troublés sur moi? En quoi puis-je vous avoir courroucés?»—Il vous faut mourir! criait le peuple: c'est ce que le temps nous crie à tous. Plus tard je voyais les ducs de Bourgogne; les Espagnols arrivaient. Puis la pacification, les sièges et les prises de Gand.

Quand j'avais rêvé parmi les siècles, le son d'un petit clairon ou d'une musette écossaise me réveillait. J'apercevais des soldats vivants qui accouraient pour rejoindre les bataillons ensevelis de la Batavie: toujours destructions, puissances abattues; et, en fin de compte, quelques ombres évanouies et des noms passés.

La Flandre maritime fut un des premiers cantonnements des compagnons de Clodion et de Clovis. Gand, Bruges et leurs campagnes fournissaient près d'un dixième des grenadiers de la vieille garde: cette terrible milice fut tirée en partie du berceau de nos pères, et elle s'est venue faire exterminer auprès de ce berceau. La Lys[537] a-t-elle donné sa fleur aux armes de nos rois?

Les mœurs espagnoles impriment leur caractère: les édifices de Gand me retraçaient ceux de Grenade; moins le ciel de la Vega. Une grande ville presque sans habitants, des rues désertes, des canaux aussi déserts que ces rues ... vingt-six îles formées par ces canaux, qui n'étaient pas ceux de Venise, une énorme pièce d'artillerie du moyen-âge, voilà ce qui remplaçait à Gand la cité des Zegris, le Duero et le Xenil, le Généralife et l'Alhambra: mes vieux songes, vous reverrai-je jamais?

Madame la duchesse d'Angoulême, embarquée sur la Gironde, nous arriva par l'Angleterre avec le général Donnadieu et M. Desèze, qui avait traversé l'Océan, son cordon bleu par-dessus sa veste. Le duc et la duchesse de Lévis vinrent à la suite de la princesse: ils s'étaient jetés dans la diligence et sauvés de Paris par la route de Bordeaux. Les voyageurs, leurs compagnons, parlaient politique: «Ce scélérat de Chateaubriand, disait l'un d'eux, n'est pas si bête! depuis trois jours, sa voiture était chargée dans sa cour: l'oiseau a déniché. Ce n'est pas l'embarras, si Napoléon l'avait attrapé!...»

Madame la duchesse de Lévis[538] était une personne très belle, très bonne, aussi calme que madame la duchesse de Duras était agitée. Elle ne quittait point madame de Chateaubriand; elle fut à Gand notre compagne assidue. Personne n'a répandu dans ma vie plus de quiétude, chose dont j'ai grand besoin. Les moments les moins troublés de mon existence sont ceux que j'ai passés à Noisiel, chez cette femme dont les paroles et les sentiments n'entraient dans votre âme que pour y ramener la sérénité. Je les rappelle avec regret, ces moments écoulés sous les grands marronniers de Noisiel! L'esprit apaisé, le cœur convalescent, je regardais les ruines de l'abbaye de Chelles, les petites lumières des barques arrêtées parmi les saules de la Marne.

Le souvenir de madame de Lévis est pour moi celui d'une silencieuse soirée d'automne. Elle a passé en peu d'heures; elle s'est mêlée à la mort comme à la source de tout repos. Je l'ai vue descendre sans bruit dans son tombeau au cimetière du Père-Lachaise; elle est placée au-dessus de M. de Fontanes, et celui-ci dort auprès de son fils Saint-Marcellin, tué en duel. C'est ainsi qu'en m'inclinant au monument de madame de Lévis, je suis venu me heurter à deux autres sépulcres; l'homme ne peut éveiller une douleur sans en réveiller une autre; pendant la nuit, les diverses fleurs qui ne s'ouvrent qu'à l'ombre s'épanouissent.

À l'affectueuse bonté de Madame de Lévis pour moi était jointe l'amitié de M. le duc de Lévis le père: je ne dois plus compter que par générations. M. de Lévis écrivait bien; il avait l'imagination variée et féconde qui sentait sa noble race comme on la retrouvait à Quiberon dans son sang répandu sur les grèves.

Tout ne devait pas finir là; c'était le mouvement d'une amitié qui passait à la seconde génération. M. le duc de Lévis le fils,[539] aujourd'hui attaché à M. le comte de Chambord, s'est approché de moi; mon affection héréditaire ne lui manquera pas plus que ma fidélité à son auguste maître. La nouvelle et charmante duchesse de Lévis[540], sa femme, réunit au grand nom de d'Aubusson les plus brillantes qualités du cœur et de l'esprit: il y a de quoi vivre quand les grâces empruntent à l'histoire des ailes infatigables!

À Gand, comme à Paris, le pavillon Marsan[541] existait. Chaque jour apportait de France à Monsieur des nouvelles qu'enfantait l'intérêt ou l'imagination.

M. Gaillard, ancien oratorien, conseiller à la cour royale, ami intime de Fouché[542], descendit au milieu de nous; il se fit reconnaître et fut mis en rapport avec M. Capelle.

Quand je me rendais chez Monsieur[543], ce qui était rare, son entourage m'entretenait, à paroles couvertes et avec maints soupirs, d'un homme qui (il fallait en convenir) se conduisait à merveille: il entravait toutes les opérations de l'empereur; il défendait le faubourg Saint-Germain, etc., etc. Le fidèle maréchal Soult était aussi l'objet des prédilections de Monsieur, et, après Fouché, l'homme le plus loyal de France.

Un jour, une voiture s'arrête à la porte de mon auberge, j'en vois descendre madame la baronne de Vitrolles: elle arrivait chargée des pouvoirs du duc d'Otrante. Elle remporta un billet écrit de la main de Monsieur, par lequel le prince déclarait conserver une reconnaissance éternelle à celui qui sauvait M. de Vitrolles. Fouché n'en voulait pas davantage; armé de ce billet, il était sûr de son avenir en cas de restauration. Dès ce moment il ne fut plus question à Gand que des immenses obligations que l'on avait à l'excellent M. Fouché de Nantes, que de l'impossibilité de rentrer en France autrement que par le bon plaisir de ce juste: l'embarras était de faire goûter au roi le nouveau rédempteur de la monarchie.

Après les Cent-Jours, madame de Custine me força de dîner chez elle avec Fouché. Je l'avais vu une fois, cinq ans auparavant, à propos de la condamnation de mon pauvre cousin Armand. L'ancien ministre savait que je m'étais opposé à sa nomination à Roye, à Gonesse, à Arnouville; et comme il me supposait puissant, il voulait faire sa paix avec moi. Ce qu'il y avait de mieux en lui, c'était la mort de Louis XVI: le régicide était son innocence. Bavard, ainsi que tous les révolutionnaires, battant l'air de phrases vides, il débitait un ramas de lieux communs farcis de destin, de nécessité, de droit des choses, mêlant à ce non-sens philosophique des non-sens sur le progrès et la marche de la société, d'impudentes maximes au profit du fort contre le faible; ne se faisant faute d'aveux effrontés sur la justice des succès, le peu de valeur d'une tête qui tombe, l'équité de ce qui prospère, l'iniquité de ce qui souffre, affectant de parler des plus affreux désastres avec légèreté et indifférence, comme un génie au-dessus de ces niaiseries. Il ne lui échappa, à propos de quoi que ce soit, une idée choisie, un aperçu remarquable. Je sortis en haussant les épaules au crime.

M. Fouché ne m'a jamais pardonné ma sécheresse et le peu d'effet qu'il produisit sur moi. Il avait pensé me fasciner en faisant monter et descendre à mes yeux, comme une gloire du Sinaï, le coutelas de l'instrument fatal; il s'était imaginé que je tiendrais à colosse l'énergumène qui, parlant du sol de Lyon, avait dit: «Ce sol sera bouleversé; sur les débris de cette ville superbe et rebelle s'élèveront des chaumières éparses que les amis de l'égalité s'empresseront de venir habiter ........... Nous aurons le courage énergique de traverser les vastes tombeaux des conspirateurs ...... Il faut que leurs cadavres ensanglantés, précipités dans le Rhône, offrent sur les deux rives et à son embouchure l'impression de l'épouvante et l'image de la toute-puissance du peuple .............. Nous célébrerons la victoire de Toulon; nous enverrons ce soir deux cent cinquante rebelles sous le fer de la foudre.»

Ces horribles pretintailles ne m'imposèrent point: parce que M. de Nantes avait délayé des forfaits républicains dans de la boue impériale; que le sans-culotte, métamorphosé en duc, avait enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion d'honneur, il ne m'en paraissait ni plus habile ni plus grand. Les Jacobins détestent les hommes qui ne font aucun cas de leurs atrocités et qui méprisent leurs meurtres; leur orgueil est irrité, comme celui des auteurs dont on conteste le talent.

En même temps que Fouché envoyait à Gand M. Gaillard négocier avec le frère de Louis XVI, ses agents à Bâle pourparlaient avec ceux du prince de Metternich au sujet de Napoléon II, et M. de Saint-Léon, dépêché par ce même Fouché, arrivait à Vienne pour traiter de la couronne possible de M. le duc d'Orléans. Les amis du duc d'Otrante ne pouvaient pas plus compter sur lui que ses ennemis: au retour des princes légitimes, il maintint sur la liste des exilés son ancien collègue M. Thibaudeau[544], tandis que de son côté M. de Talleyrand retranchait de la liste ou ajoutait au catalogue tel ou tel proscrit, selon son caprice. Le faubourg Saint-Germain n'avait-il pas bien raison de croire en M. Fouché?

M. de Saint-Léon à Vienne apportait trois billets dont l'un était adressé à M. de Talleyrand: le duc d'Otrante proposait à l'ambassadeur de Louis XVIII de pousser au trône, s'il y voyait jour, le fils d'Égalité. Quelle probité dans ces négociations! qu'on était heureux d'avoir affaire à de si honnêtes gens! Nous avons pourtant admiré, encensé, béni ces Cartouche; nous leur avons fait la cour; nous les avons appelés monseigneur! Cela explique le monde actuel. M. de Montrond vint de surcroît après M. de Saint-Léon[545].

M. le duc d'Orléans ne conspirait pas de fait, mais de consentement; il laissait intriguer les affinités révolutionnaires: douce société! Au fond de ce bois, le plénipotentiaire du roi de France prêtait l'oreille aux ouvertures de Fouché.

À propos de l'arrestation de M. de Talleyrand à la barrière d'Enfer, j'ai dit quelle avait été jusqu'alors l'idée fixe de M. de Talleyrand sur la régence de Marie-Louise: il fut obligé de se ranger par l'événement à l'éventualité des Bourbons; mais il était toujours mal à l'aise; il lui semblait que, sous les hoirs de saint Louis, un évêque marié ne serait jamais sûr de sa place. L'idée de substituer la branche cadette à la branche aînée lui sourit donc, et d'autant plus qu'il avait eu d'anciennes liaisons avec le Palais-Royal.

Prenant parti, toutefois sans se découvrir en entier, il hasarda quelques mots du projet de Fouché à Alexandre. Le czar avait cessé de s'intéresser à Louis XVIII: celui-ci l'avait blessé à Paris par son affectation de supériorité de race; il l'avait encore blessé en rejetant le mariage du duc de Berry avec une sœur de l'empereur; on refusait la princesse pour trois raisons: elle était schismatique; elle n'était pas d'une assez vieille souche; elle était d'une famille de fous: raisons qu'on ne présentait pas debout, mais de biais, et qui, entrevues, offensaient triplement Alexandre. Pour dernier sujet de plainte contre le vieux souverain de l'exil, le czar accusait l'alliance projetée entre l'Angleterre, la France et l'Autriche. Du reste, il semblait que la succession fût ouverte; tout le monde prétendait hériter des fils de Louis XIV: Benjamin Constant, au nom de madame Murat, plaidait les droits que la sœur de Napoléon croyait avoir au royaume de Naples; Bernadotte jetait un regard lointain sur Versailles, apparemment parce que le roi de Suède venait de Pau.

La Besnardière[546], chef de division aux relations extérieures, passa à M. de Caulaincourt; il brocha un rapport, des griefs et contredits de la France à l'endroit de la légitimité. La ruade lâchée, M. de Talleyrand trouva le moyen de communiquer le rapport à Alexandre: mécontent et mobile, l'autocrate fut frappé du pamphlet de La Besnardière. Tout à coup, en plein congrès, à la stupéfaction de chacun, le czar demande si ce ne serait pas matière à délibération d'examiner en quoi M. le duc d'Orléans pourrait convenir comme roi à la France et à l'Europe. C'est peut-être une des choses les plus surprenantes de ces temps extraordinaires, et peut-être est-il plus extraordinaire encore qu'on en ait si peu parlé[547]. Lord Clancarthy fit échouer la proposition russe: sa seigneurie déclara n'avoir point de pouvoirs pour traiter une question aussi grave: «Quant à moi, dit-il, en opinant comme simple particulier, je pense que mettre M. le duc d'Orléans sur le trône de France serait remplacer une usurpation militaire par une usurpation de famille, plus dangereuse aux monarques que toutes les autres usurpations.» Les membres du congrès allèrent dîner et marquèrent avec le sceptre de saint Louis, comme avec un fétu, le feuillet où ils en étaient restés dans leurs protocoles.

Sur les obstacles que rencontra le czar, M. de Talleyrand fit volte-face: prévoyant que le coup retentirait, il rendit compte à Louis XVIII (dans une dépêche que j'ai vue et qui portait le no 25 ou 27) de l'étrange séance du congrès[548]: il se croyait obligé d'informer Sa Majesté d'une démarche aussi exorbitante, parce que cette nouvelle, disait-il, ne tarderait pas de parvenir aux oreilles du roi: singulière naïveté pour M. le prince de Talleyrand.

Il avait été question d'une déclaration de l'Alliance, afin de bien avertir le monde qu'on n'en voulait qu'à Napoléon; qu'on ne prétendait imposer à la France ni une forme obligée de gouvernement, ni un souverain qui ne fût pas de son choix. Cette dernière partie de la déclaration fut supprimée, mais elle fut positivement annoncée dans le journal officiel de Francfort. L'Angleterre, dans ses négociations avec les cabinets, se sert toujours de ce langage libéral, qui n'est qu'une précaution contre la tribune parlementaire.

On voit qu'à la seconde restauration, pas plus qu'à la première, les alliés ne se souciaient point du rétablissement de la légitimité: l'événement seul a tout fait. Qu'importait à des souverains dont la vue était si courte que la mère des monarchies de l'Europe fût égorgée? Cela les empêcherait-il de donner des fêtes et d'avoir des gardes? Aujourd'hui les monarques sont si solidement assis, le globe dans une main, l'épée dans l'autre!

M. de Talleyrand, dont les intérêts étaient alors à Vienne, craignait que les Anglais, dont l'opinion ne lui était plus aussi favorable, engageassent la partie militaire avant que toutes les armées fussent en ligne, et que le cabinet de Saint-James acquît ainsi la prépondérance: c'est pourquoi il voulait amener le roi à rentrer par les provinces du sud-est, afin qu'il se trouvât sous la tutelle des troupes de l'Empire et du cabinet autrichien. Le duc de Wellington avait donc l'ordre précis de ne point commencer les hostilités; c'est donc Napoléon qui a voulu la bataille de Waterloo: on n'arrête point les destinées d'une telle nature.

Ces faits historiques, les plus curieux du monde, ont été généralement ignorés; c'est encore de même qu'on s'est formé une opinion confuse des traités de Vienne, relativement à la France: on les a crus l'œuvre unique d'une troupe de souverains victorieux acharnés à notre perte; malheureusement, s'ils sont durs, ils ont été envenimés par une main française: quand M. de Talleyrand ne conspire pas, il trafique.

La Prusse voulait avoir la Saxe, qui tôt ou tard sera sa proie; la France devait favoriser ce désir, car la Saxe obtenant un dédommagement dans les cercles du Rhin, Landau nous restait avec nos enclaves; Coblentz et d'autres forteresses passaient à un petit État ami qui, placé entre nous et la Prusse, empêchait les points de contact; les clefs de la France n'étaient point livrées à l'ombre de Frédéric. Pour trois millions qu'il en coûta à la Saxe, M. de Talleyrand s'opposa aux combinaisons du cabinet de Berlin; mais, afin d'obtenir l'assentiment d'Alexandre à l'existence de la vieille Saxe, notre ambassadeur fut obligé d'abandonner la Pologne au czar, bien que les autres puissances désirassent qu'une Pologne quelconque rendît les mouvements du Moscovite moins libres dans le Nord. Les Bourbons de Naples se rachetèrent, comme le souverain de Dresde, à prix d'argent[549]. M. de Talleyrand prétendait qu'il avait droit à une subvention, en échange de son duché de Bénévent: il vendait sa livrée en quittant son maître. Lorsque la France perdait tant, M. de Talleyrand n'aurait-il pu perdre aussi quelque chose? Bénévent, d'ailleurs, n'appartenait pas au grand chambellan: en vertu du rétablissement des anciens traités, cette principauté dépendait des États de l'Église.

Telles étaient les transactions diplomatiques que l'on passait à Vienne, tandis que nous séjournions à Gand. Je reçus, dans cette dernière résidence, cette lettre de M. de Talleyrand:

«Vienne, le 4 avril.

«J'ai appris avec grand plaisir, monsieur, que vous étiez à Gand, car les circonstances exigent que le roi soit entouré d'hommes forts et indépendants.

«Vous aurez sûrement pensé qu'il était utile de réfuter par des publications fortement raisonnées toute la nouvelle doctrine que l'on veut établir dans les pièces officielles qui paraissent en France.

«Il y aurait de l'utilité à ce qu'il parût quelque chose dont l'objet serait d'établir que la déclaration du 31 mars, faite à Paris par les alliés, que la déchéance, que l'abdication, que le traité du 11 avril qui en a été la conséquence, sont autant de conditions préliminaires, indispensables et absolues du traité du 30 mai; c'est-à-dire que sans ces conditions préalables le traité n'eût pas été fait. Cela posé, celui qui viole lesdites conditions, ou qui en seconde la violation, rompt la paix que ce traité a établie. Ce sont donc lui et ses complices qui déclarent la guerre à l'Europe.

«Pour le dehors comme pour le dedans, une discussion prise dans ce sens ferait du bien; il faut seulement qu'elle soit bien faite, ainsi chargez-vous-en.

«Agréez, monsieur, l'hommage de mon sincère attachement et de ma haute considération,

«Talleyrand.

«J'espère avoir l'honneur de vous voir à la fin du mois.»

Notre ministre à Vienne était fidèle à sa haine contre la grande chimère échappée des ombres; il redoutait un coup de fouet de son aile. Cette lettre montre du reste tout ce que M. de Talleyrand était capable de faire, quand il écrivait seul: il avait la bonté de m'enseigner le motif, s'en rapportant à mes fioritures. Il s'agissait bien de quelques phrases diplomatiques sur la déchéance, sur l'abdication, sur le traité du 11 avril et du 30 mai, pour arrêter Napoléon! Je fus très reconnaissant des instructions en vertu de mon brevet d'homme fort, mais je ne les suivis pas: ambassadeur in petto, je ne me mêlais point en ce moment des affaires étrangères; je ne m'occupais que de mon ministère de l'intérieur par intérim.

Mais que se passait-il à Paris?

APPENDICE

I
L'ARTICLE DU MERCURE
[550]

L'article du Mercure fut un événement. Il parut le 4 juillet 1807. L'empire était à son apogée. Napoléon venait d'avoir à Tilsit son entrevue avec Alexandre. Si sa gloire n'avait jamais été plus haute, jamais son despotisme n'avait été plus absolu. L'attaquer en face à ce moment, faire entendre, au milieu du silence universel, une voix libre, fière, indépendante, dénoncer les vices du pouvoir absolu, rappeler à la France et à l'Europe ces Bourbons, dont le nom est presque aboli, mais dont le droit et les titres ne se peuvent prescrire, une telle entreprise était, à une telle heure, d'une intrépidité rare, et, seule, elle suffirait à rendre immortel le nom de Chateaubriand.

On a lu, dans le précédent volume, la page superbe, qui ouvre l'article: «C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde ...» Puis, c'est la Turquie, dont l'écrivain évoque l'image, à propos du despotisme impérial: «Si nous avions jamais pensé que le gouvernement absolu est le meilleur des gouvernements possibles, quelques mois de séjour en Turquie nous auraient bien guéri de cette opinion.» Et comme si le sens des allusions, éparses dans l'article, n'eût pas été assez clair, l'auteur parlait, avec un respect attendri, des princes de la Maison de France: «En quel lieu du monde, disait-il, nos tempêtes n'ont-elles point jeté les enfants de saint Louis? ... Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois[551], dont nous avions entendu prononcer l'oraison funèbre dans un grenier à Londres. Ah! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence; le bruit des pas d'un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme, à Versailles, n'eussent été rien pour des princesses; la prière d'un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes.» D'autres passages montraient l'auteur se complaisant à l'idée du génie en lutte contre la force. Il parlait de Sertorius en guerre contre Sylla, et il disait: «Il y a des autels, comme celui de l'honneur, qui, bien qu'abandonnés, réclament encore des sacrifices. Le Dieu n'est pas anéanti, quoique le temple soit désert.» Et, s'animant, à cette idée, il écrivait: «Après tout, qu'importent les revers, si notre nom prononcé dans la postérité va faire battre un cœur généreux deux mille ans après notre vie!» Et il ajoutait, pour plus de clarté dans l'allusion: «Nous ne doutons pas que, du temps de Sertorius, les âmes pusillanimes qui prennent leur bassesse pour de la raison ne trouvassent ridicule qu'un citoyen obscur osât lutter seul contre toute la puissance de Sylla.»

D'après Chateaubriand, quand l'article fut mis sous les yeux de l'Empereur, celui-ci se serait écrié: «Chateaubriand croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas! je le ferai sabrer sur les marches des Tuileries.»—Sainte-Beuve ne veut pas que Napoléon se soit laissé aller à cette violence de langage et qu'il ait proféré une telle menace. Il semble bien pourtant qu'ici encore Chateaubriand ne s'est pas départi de son habituelle exactitude. M. Villemain, qui avait été sous l'Empire, le disciple chéri et le confident de Fontanes, raconte, en effet, cet incident dans les mêmes termes que Chateaubriand, mais avec des détails plus précis, qu'il tenait évidemment de Fontanes lui-même: «Après le lourd et méticuleux silence, écrit-il, qu'imposait alors la police de l'Empire, Napoléon fut très irrité de cet article du Mercure. Il en parla lui-même dans sa cour avec impatience et menace. «Chateaubriand, dit-il à M. de Fontanes, devant le grand maréchal Duroc, croit-il que je suis un imbécile, que je ne le comprends pas? je le ferai sabrer sur les marches de mon palais[552]

Je trouve encore un écho de la grande et très réelle colère de Napoléon, dans la lettre qu'il écrivait de Saint-Cloud à M. de Lavallette, le 14 août 1807: «Il est temps enfin que ceux qui ont, directement ou indirectement, pris part aux affaires des Bourbons, se souviennent de l'Histoire sainte et de ce qu'a fait David[553] contre la race d'Achab. Cette observation est bonne aussi pour M. de Chateaubriand et pour sa clique[554].»

Et à quelques jours de là, le 1er septembre, Joubert, qui avait un instant tremblé pour son ami, écrivait à Chênedollé: «Le pauvre garçon (Chateaubriand) a eu pour sa part d'assez grièves tribulations. L'article qui m'avait tant mis en colère est resté quelque temps suspendu sur sa tête, mais à la fin le tonnerre a grondé, le nuage a crevé, et la Foudre en propre personne a dit à Fontanes que si son ami recommençait, il serait frappé. Tout cela a été vif et même violent, mais court...»

Napoléon, d'ailleurs, ne s'en tint point à une simple menace. Chateaubriand, nous l'avons vu, avait acheté la propriété du Mercure pour une somme de 20,000 francs. C'était à peu près toute sa fortune. Il en fut dépossédé. Au mois d'octobre 1807, le privilège du Mercure lui fut retiré, et ce recueil fut réuni à la Décade, organe du parti opposé, et qui s'intitulait alors: Revue philosophique, littéraire et politique[555].

Chateaubriand était ruiné; mais, outre que la chose pour lui n'était pas nouvelle, il se pouvait consoler en voyant le prodigieux succès de son article. On en multipliait les copies, on en apprenait par cœur les passages les plus significatifs, M. Guizot relate, à ce sujet, dans ses Mémoires, un curieux épisode de sa jeunesse:

En août 1807, dit-il, je m'arrêtai quelques jours en Suisse en allant voir ma mère à Nîmes, et dans le confiant empressement de ma jeunesse, aussi curieux des grandes renommées qu'encore inconnu moi-même, j'écrivis à Mme de Staël pour lui demander l'honneur de la voir. Elle m'invita à dîner à Ouchy, près de Lausanne, où elle se trouvait alors. J'étais assis à côté d'elle; je venais de Paris; elle me questionna sur ce qui s'y passait, ce qu'on y disait, ce qui occupait le public et les salons. Je parlai d'un article de M. de Chateaubriand dans le Mercure, qui faisait du bruit au moment de mon départ. Une phrase surtout m'avait frappé, et je la citai textuellement, car elle s'était gravée dans ma mémoire: «Lorsque, dans le silence de l'abjection, l'on n'entend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l'empire; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du maître du monde.» Mon accent était sans doute ému et saisissant, comme j'étais ému et saisi moi-même; Mme de Staël me prit vivement par le bras en me disant: «Je suis sûre que vous joueriez très bien la tragédie; restez avec nous et prenez place dans Andromaque.» C'était là, chez elle, le goût et l'amusement du moment. Je me défendis de sa bienveillante conjecture, et la conversation revint à M. de Chateaubriand et à son article, qu'on admira beaucoup en s'en inquiétant un peu. On avait raison d'admirer, car la phrase était vraiment éloquente, et aussi de s'inquiéter, car le Mercure fut supprimé précisément à cause de cette phrase. Ainsi, l'empereur Napoléon, vainqueur de l'Europe et maître absolu de la France, ne croyait pas pouvoir souffrir qu'on dît que son historien futur naîtrait peut-être sous son règne, et se tenait pour obligé de prendre l'honneur de Néron sous sa garde. C'était bien la peine d'être un si grand homme pour avoir de telles craintes à témoigner et de tels clients à protéger[556]!

II
LES MARTYRS ET M. GUIZOT
[557]

Les Martyrs, lors de leur apparition, furent l'objet de nombreuses et violentes critiques. Ces attaques ne restèrent pas d'ailleurs sans réponse. Le Bulletin de Lyon, dans une suite de sept articles, publiés à partir du 13 mai 1809, se livra à un examen approfondi de l'ouvrage et s'attacha à le défendre, surtout au point de vue du Christianisme. Ces articles, bientôt réunis en brochure[558], étaient anonymes; ils avaient pour auteur M. Guy-Marie Deplace, homme instruit et religieux, qui devait avoir l'honneur, quelques années plus tard, d'être chargé par Joseph de Maistre de préparer l'édition du Pape. Si remarquable qu'elle fût, la brochure de M. Deplace n'arriva point à Paris et n'y eut aucun écho. Heureusement, à cette même date, Chateaubriand allait trouver, à Paris même, un autre défenseur, dont les articles, pleins de vigueur et d'éclat, obtinrent un vif succès. Insérés dans le Publiciste, le journal de M. Suard, ils étaient signés G; leur auteur était M. Guizot, alors à ses débuts[559]. Chateaubriand en fut très touché et s'empressa de le témoigner au jeune écrivain. Un demi-siècle plus tard, M. Guizot relisait encore avec plaisir cette correspondance, et il a eu la bonne idée d'insérer dans ses Mémoires trois des lettres que l'auteur des Martyrs lui écrivit à cette époque[560]. Ces lettres sont trop intéressantes, elles seront ici trop bien à leur place, pour que nous hésitions à les reproduire.

I

Val-de-Loup, ce 12 mai 1809.

Mille remercîments, Monsieur; j'ai lu vos articles avec un extrême plaisir. Vous me louez avec tant de grâce et vous me donnez tant d'éloges que vous pouvez affaiblir celles-ci; il en restera toujours assez pour satisfaire ma vanité d'auteur, et toujours plus que je n'en mérite.

Je trouve vos critiques fort justes. Une surtout m'a frappé par la finesse du goût. Vous dites que les catholiques ne peuvent pas, comme les protestants, admettre une mythologie chrétienne, parce que nous n'y avons pas été formés et habitués par de grands poètes: cela est très ingénieux. Et quand on trouverait mon ouvrage assez bon pour dire que je commencerai pour nous cette mythologie, on pourrait répondre que je viens trop tard, que notre goût est formé sur d'autres modèles, etc., etc.... Cependant, il resterait toujours le Tasse et tous les poèmes latins catholiques du moyen âge. C'est la seule objection de fait que l'on trouve contre votre critique.

Véritablement, Monsieur, je le dis très sincèrement, les critiques qui ont jusqu'à présent paru sur mon ouvrage me font une certaine honte pour les Français. Avez-vous remarqué que personne ne semble avoir compris mon ouvrage, que les règles de l'épopée sont si généralement oubliées que l'on juge un ouvrage de sens et d'un immense travail comme on parlerait d'un ouvrage d'un jour et d'un roman? Et tous ces cris contre le merveilleux! ne dirait-on pas que c'est moi qui suis l'auteur de ce merveilleux? que c'est une chose inouïe, singulière, inconnue? Et pourtant nous avons le Tasse, Milton, Klopstock, Gessner, Voltaire même! Et si l'on ne peut pas employer le merveilleux chrétien, il n'y aura donc plus d'épopée chez les modernes, car le merveilleux est essentiel au poème épique, et je pense qu'on ne veut pas faire intervenir Jupiter dans un sujet tiré de notre histoire. Tout cela est sans bonne foi, comme tout en France. La question était de savoir si mon ouvrage était bon ou mauvais comme épopée, et voilà tout, sans s'embarrasser de savoir s'il était ou non contraire à la religion, et mille choses de cette espèce.

Je ne puis, moi, Monsieur, avoir d'opinion sur mon propre ouvrage; je ne puis que vous rapporter celle des autres. M. de Fontanes est tout à fait décidé en faveur des Martyrs. Il trouve cet ouvrage fort supérieur à mes premiers ouvrages, sous le rapport du plan, du style et des caractères. Ce qui me paraît singulier, c'est que le IIIe livre, que vous n'aimez pas, lui semble un des meilleurs de l'ouvrage. Sous les rapports du style, il dit que je ne l'ai jamais porté plus haut que dans la peinture du bonheur des justes, dans la description de la lumière du ciel et dans le morceau sur la Vierge. Il excuse la longueur des deux discours du Père et du Fils sur la nécessité d'établir ma machine épique. Sans ces discours plus de récit, plus d'action; le récit et l'action sont motivés par les discours des essences incréées.

Je vous rapporte ceci. Monsieur, non pour vous convaincre, mais pour vous montrer comment d'excellents esprits peuvent voir un objet sous dix faces différentes. Je n'aime point, comme vous, Monsieur, la description des tortures; mais elle m'a paru absolument nécessaire dans un ouvrage sur des martyrs. Cela est consacré par toute l'histoire et par tous les arts. La peinture et la sculpture chrétiennes ont choisi ces sujets; ce sont là les véritables combats du sujet. Vous qui savez tout, Monsieur, vous savez combien j'ai adouci le tableau et ce que j'ai retranché des Acta Martyrum, surtout en faisant disparaître les douleurs physiques et opposant des images gracieuses à d'horribles tourments. Vous êtes trop juste, Monsieur, pour ne pas distinguer ce qui est ou l'inconvénient du sujet ou la faute du poète.

Au reste, Monsieur, vous connaissez les tempêtes élevées contre mon ouvrage et d'où elles partent. Il y a une autre plaie cachée qu'on ne montre pas, et qui au fond est la source de la colère; c'est ce Hiéroclès qui égorge les chrétiens au nom de la philosophie et de la liberté. Le temps fera justice si mon livre en vaut la peine, et vous hâterez beaucoup cette justice en publiant vos articles, dussiez-vous les changer et les mutiler jusqu'à un certain degré. Montrez-moi mes fautes, Monsieur, je les corrigerai. Je ne méprise que les critiques aussi bas dans leur langage que dans les raisons secrètes qui les font parler. Je ne puis trouver la raison et l'honneur dans la bouche de ces saltimbanques littéraires aux gages de la police, qui dansent dans le ruisseau pour amuser les laquais.

Je suis à ma chaumière, Monsieur, où je serai enchanté de recevoir de vos nouvelles. Je serais trop heureux de vous y donner l'hospitalité si vous étiez assez aimable pour venir me la demander.

Agréez, Monsieur, l'assurance de ma profonde estime et de ma haute considération.

De Chateaubriand.

Val-de-Loup, près d'Aunay, par Antony, département de la Seine.

II

Val-de-Loup, ce 30 mai 1809.

Bien loin. Monsieur, de m'importuner, vous me faites un plaisir extrême de vouloir bien me communiquer vos idées. Cette fois-ci, je passerai condamnation sur le merveilleux chrétien, et je croirai avec vous que nous autres Français nous ne nous y ferons jamais. Mais je ne saurais, Monsieur, vous accorder que les Martyrs soient fondés sur une hérésie. Il ne s'agit point, si je ne me trompe, d'une rédemption, ce qui serait absurde, mais d'une expiation, ce qui est tout à fait conforme à la foi. Dans tous les temps, l'Église a cru que le sang d'un martyr pouvait effacer les péchés du peuple et le délivrer de ses maux. Vous savez mieux que moi, sans doute, qu'autrefois, dans les temps de guerre et de calamités, on enfermait un religieux dans une tour ou dans une cellule, où il jeûnait et priait pour le salut de tous. Je n'ai laissé sur mon intention aucun doute, car je fais dire positivement à l'Éternel, dans le troisième livre, qu'Eudore attirera les bénédictions du ciel sur les chrétiens par le mérite du sang de Jésus-Christ; ce qui est, comme vous voyez, Monsieur, précisément la phrase orthodoxe, et la leçon même du catéchisme. La doctrine des expiations, si consolante d'ailleurs, et consacrée par toute l'antiquité, a été reçue dans notre religion: la mission du Christ ne l'a pas détruite; et, pour le dire en passant, j'espère bien que le sacrifice de quelque victime innocente tombée dans notre révolution obtiendra dans le ciel la grâce de notre coupable patrie; ceux que nous avons égorgés prient peut-être en ce moment même pour nous; vous ne voudriez pas sans doute, Monsieur, renoncer à ce sublime espoir, fruit du sang et des larmes chrétiennes.

Au reste, Monsieur, la franchise et la noblesse de votre procédé me font oublier un moment la turpitude de ce siècle. Que penser d'un temps où l'on dit à un honnête homme: «Vous aurez sur tel ouvrage telle opinion; vous louerez ou vous blâmerez cet ouvrage, non pas d'après votre conscience, mais d'après l'esprit du journal où vous écrivez?» On est trop heureux, Monsieur, de retrouver encore des hommes comme vous qui sont là pour protester contre la bassesse des temps, et pour conserver au genre humain la tradition de l'honneur. En dernier résultat, Monsieur, si vous examinez bien les Martyrs, vous y trouverez beaucoup à reprendre, sans doute; mais, tout bien considéré, vous verrez que pour le plan, les caractères et le style, c'est le moins mauvais et le moins défectueux de mes faibles écrits.

J'ai en effet en Russie, Monsieur, un neveu appelé Moreau: c'est le fils du fils d'une sœur de ma mère; je le connais à peine, mais je le crois un bon sujet. Son père, qui était aussi en Russie, est revenu en France, il n'y a guère plus d'un an. J'ai été charmé de l'occasion qui m'a procuré l'honneur de faire connaissance avec mademoiselle de Meulan[561]: elle m'a paru, comme dans ce qu'elle écrit, pleine d'esprit, de goût et de raison. Je crains bien de l'avoir importunée par la longueur de ma visite: j'ai le défaut de rester partout où je trouve des gens aimables, et surtout des caractères élevés et des sentiments généreux.

Je vous renouvelle bien sincèrement. Monsieur, l'assurance de ma haute estime, de ma reconnaissance et de mon dévouement. J'attends avec une vive impatience le moment où je vous recevrai dans mon ermitage, ou celui qui me conduira à votre solitude. Agréez, je vous en prie, Monsieur, mes très humbles salutations et toutes mes civilités.

De Chateaubriand.

Val-de-Loup, près d'Aunay, par Antony, ce 30 mai 1809.

III

Val-de-Loup, ce 12 juin 1809.

J'ai été absent de ma vallée. Monsieur, pendant quelques jours, et c'est ce qui m'a empêché de répondre plus tôt à votre lettre. Me voilà bien convaincu d'hérésie; j'avoue que le mot racheté m'est échappé, à la vérité, contre mon intention. Mais enfin il y est; je vais sur-le-champ l'effacer pour la première édition.

J'ai lu vos deux premiers articles. Monsieur. Je vous en renouvelle mes remercîments: ils sont excellents, et vous me louerez toujours au delà du peu que je vaux.

Ce qu'on a dit, Monsieur, sur l'église du Saint-Sépulcre est très exact. Cette description n'a pu être faite que par quelqu'un qui connaît les lieux. Mais le Saint-Sépulcre lui-même aurait bien pu échapper à l'incendie sans qu'il y ait eu pour cela aucun miracle. Il forme, au milieu de la nef circulaire de l'église, une espèce de catafalque de marbre blanc: la coupole de cèdre, en tombant, aurait pu l'écraser, mais non pas y mettre le feu. C'est cependant une circonstance très extraordinaire et qui mériterait de plus longs détails que ceux qu'on peut renfermer dans les bornes d'une lettre.

Je voudrais bien. Monsieur, pouvoir aller vous donner moi-même ces détails dans votre solitude. Malheureusement, madame de Chateaubriand est malade, je suis obligé de rester auprès d'elle. Je ne renonce pourtant point à l'espoir d'aller vous chercher ni à celui de vous recevoir dans mon ermitage: les honnêtes gens doivent, surtout à présent, se réunir pour se consoler. Les idées généreuses et les sentiments élevés deviennent tous les jours si rares qu'on est trop heureux quand on les retrouve. Je serais enchanté, Monsieur, que ma Société pût vous être agréable, ainsi qu'à M. Stapfer, que je vous prie de remercier beaucoup pour moi.

Agréez de nouveau, Monsieur, je vous en prie, l'assurance de ma haute considération et de mon dévouement sincère, et, si vous le permettez, d'une amitié que nous commençons sous les auspices de la franchise et de l'honneur.

De Chateaubriand.

La meilleure description de Jérusalem est celle de Danville, mais le petit traité est fort rare; en général, tous les voyageurs sont fort exacts sur la Palestine. Il y a une lettre dans les Lettres édifiantes (Missions du Levant) qui ne laisse rien à désirer. Quant à M. de Volney, il est bon sur le gouvernement des Turcs, mais il est évident qu'il n'a jamais vu Jérusalem. Il est probable qu'il n'a pas passé Ramlé ou Rama, l'ancienne Arimathie.

Vous pourriez consulter encore le Theatrum Terræ Sancto d'Adrichomius.

III
ARMAND DE CHATEAUBRIAND[562]

M. le comte G. de Contades, dans son livre, Émigrés et Chouans[563], a consacré une intéressante et très complète étude à Armand de Chateaubriand. Si l'on rapproche son travail des pages des Mémoires d'outre-tombe, il ressort de cette comparaison que Chateaubriand, même dans les plus petits détails, est resté scrupuleusement exact, et que son récit ne renferme pas une seule erreur.

Du même âge que son cousin, et comme lui né à Saint-Malo en 1768, Armand de Chateaubriand était capitaine au régiment de Poitou, lorsqu'il émigra en 1790. À l'armée des princes il servit, en qualité de simple soldat, dans la même compagnie que le futur auteur du Génie du christianisme. Tous deux portèrent l'uniforme des gentilshommes bretons, couleur bleu de roi avec retroussis à l'hermine. Tous deux, après s'être battus sous les murs de Thionville, durent aller chercher un refuge à Jersey; mais tandis que François s'en éloignait bientôt pour aller à Londres, Armand restait dans l'île et s'y mariait. À l'époque de son mariage (1795), Armand de Chateaubriand était chargé de la correspondance des princes avec les royalistes de Bretagne. Nul service n'était plus périlleux. Armand de Chateaubriand le continua, une fois marié, avec le même zèle et la même audace. De 1794 à 1797, il ne fit pas moins de vingt-cinq voyages, des îles anglaises en France[564], bravant, avec une inconcevable témérité, et les périls de la mer et les dangers de la côte.

À la suite du traité de paix d'Amiens (25 mars 1802), le gouvernement français exigea de l'Angleterre que certains agents particulièrement actifs fussent éloignés de Jersey. Armand de Chateaubriand était de ceux-là, et il lui fallut se rendre à Londres. C'était, pour le proscrit, comme un second exil dans l'exil même.

Dès que la paix fut rompue, il reprit le chemin de Jersey, et demanda bientôt qu'il lui fût permis de reprendre son dangereux service, de courir de nouveau les périls d'autrefois. Ce fut seulement en 1808 que l'autorisation lui en fut donnée. Le 25 septembre, il s'embarquait à Jersey pour la côte de France. Le même jour, à 11 heures du soir, il abordait près de Saint-Cast. C'est à ce moment que le prend le récit des Mémoires, pour le conduire jusqu'à la plaine de Grenelle, le matin du 31 mars 1809.

Sainte-Beuve a pris texte de ce douloureux épisode pour adresser à Chateaubriand le plus sanglant des reproches. Il l'accuse de n'avoir rien fait pour empêcher l'exécution de son cousin, de s'être refusé à le sauver alors qu'il lui était facile de le faire. «Napoléon, dit-il, lui aurait très probablement accordé la grâce de son cousin, arrêté pour conspiration, qui n'aurait pas été fusillé, si l'écrivain qui se posait en adversaire avait consenti à la demander directement au maître et à lui en savoir gré. Les Mémoires laissés par Mme de Rémusat, s'ils sont publiés, nous diront un jour cela.»—Et plus loin, revenant sur ce sujet et insistant, Sainte-Beuve ajoute: «La vérité est que M. de Chateaubriand ayant fait parler à l'Empereur par Mme de Rémusat en faveur de ce cousin, l'Empereur répondit très nettement: «M. de Chateaubriand veut la grâce de son cousin? pourquoi ne la demande-t-il pas lui-même?» Mais M. de Chateaubriand, qui, apparemment, ne voulait pas en savoir gré ensuite ni contracter une obligation personnelle, ne fit point de demande en grâce toute franche et directe, et la condamnation eut son effet. Il tenait plus à son grief et à sa vengeance future qu'à son cousin[565]».

De telles et si odieuses accusations se doivent prouver. Où est la preuve de Sainte-Beuve? Elle se trouve, selon lui, dans les Mémoires de Mme de Rémusat: «Ils nous diront un jour cela», écrit-il avec assurance. De deux choses l'une: ou Sainte-Beuve n'avait pas lu les Mémoires de Mme de Rémusat, et alors comment osait-il être aussi affirmatif? ou il les avait lus, et alors il mentait. Ces Mémoires, en effet, ont été publiés en 1879, et nous savons maintenant qu'ils ne disent pas un mot du procès et de l'exécution d'Armand de Chateaubriand,—et cela pour une bonne raison: l'exécution est du mois de mars 1809, et les Mémoires de Mme de Rémusat ne vont pas au delà du mois de mars 1808.

La vérité est, n'en déplaise à Sainte-Beuve, que Chateaubriand fit l'impossible pour sauver la vie de son compagnon d'enfance. Il eut tout d'abord recours à Fontanes, et celui-ci s'adressa à l'Empereur; ce fut en vain. Il eut recours aussi à Mme de Rémusat, qui n'eut pas de peine à décider l'impératrice Joséphine et la reine Hortense à intervenir: elles ne purent rien obtenir. Chateaubriand alors se résolut à une démarche, qui dut singulièrement lui coûter. Il sollicita une audience de Fouché et implora de lui la grâce de son parent. De tout cela, Sainte-Beuve ne veut rien savoir. D'après lui, une seule démarche pouvait être utile: il fallait que Chateaubriand écrivît directement à l'Empereur, et il ne l'a pas voulu faire, il s'est refusé à cette démarche nécessaire. Or il se trouve que, contrairement à l'affirmation de Sainte-Beuve, Chateaubriand a fait cette démarche. Il a écrit directement à Napoléon, et Napoléon a jeté sa lettre au feu.

Mme de Chateaubriand, dans ses Souvenirs, partout si exacts et si sincères, a donné sur tous ces épisodes des détails, dont la précision ne saurait laisser place à aucun doute:

Nous apprîmes, dit-elle, que notre cousin Armand de Chateaubriand avait été arrêté sur les côtes de Bretagne et qu'il était déjà depuis treize jours en prison à Paris. Malgré sa répugnance, mon mari demanda une audience à Fouché et se rendit chez lui avec Mme de Custine qui le connaissait beaucoup. Fouché nia que notre cousin fût arrêté, et plus tard, quand il se vit obligé d'en convenir, il dit qu'il nous l'avait caché, parce que lui-même n'était pas sûr que le détenu fût M. de Chateaubriand. Il n'était déjà plus temps de sauver ce malheureux jeune homme: il fut condamné. Mon mari écrivit à Bonaparte, mais comme quelques expressions de la lettre l'avaient, dit-on, choqué, il répondit: «Chateaubriand me demande justice, il l'aura»; et Fouché ayant fait presser l'exécution, Armand fut fusillé le lendemain, jour du Vendredi-Saint, à 4 heures du matin, dans la plaine de Grenelle ... Mon mari fut averti du moment de l'exécution, mais seulement à 5 heures; quand il arriva dans la plaine de Grenelle, son malheureux cousin avait déjà payé sa dette à la fidélité; il était encore palpitant et couvert du sang qu'il venait de répandre pour les Bourbons ... Pendant le procès du malheureux Armand, l'impératrice Joséphine et la reine Hortense firent tout ce qu'elles purent pour le sauver; et en général, hors le cardinal Fesch, toute la famille fut admirable.

Chateaubriand porta le deuil de son cousin, et, le croirait-on? les entours de l'Empereur—sinon l'Empereur lui-même—lui en firent un crime. On lit dans les Mémoires du baron de Méneval, secrétaire de Napoléon:

M. de Chateaubriand saisit plus tard (l'auteur vient de parler de l'article du Mercure) une autre occasion de braver l'Empereur, en portant, avec une affectation insultante, le deuil d'un de ses cousins. Celui-ci, chargé d'une mission secrète des princes de la maison de Bourbon, avait été arrêté en état de flagrant délit et condamné à mort[566].

IV
LE DISCOURS DE RÉCEPTION À L'ACADÉMIE[567].

Marie-Joseph Chénier mourut le 10 janvier 1811. Sa mort laissait vacante une place à l'Institut, dans la seconde classe, affectée à la langue et à la littérature française. Il ne se pouvait guère que Chateaubriand songeât à le remplacer et qu'il posât sa candidature. Sans doute les plus grands écrivains avaient toujours tenu à honneur d'être membres de l'Académie française. Mais il convient ici de se rappeler qu'en 1811 l'Académie n'était pas ce qu'elle avait été avant 1789 et ce qu'elle est redevenue depuis 1816. La Convention avait supprimé l'Académie française le 8 août 1793. Lorsqu'elle avait créé l'Institut, le 25 octobre 1795, non seulement elle ne l'avait pas rétablie, mais elle s'était attachée à en abolir jusqu'aux derniers vestiges; elle s'était appliquée à en rendre le retour impossible. Dans le nouvel Institut, la Littérature—c'est-à-dire ce qui avait été autrefois l'Académie française—était reléguée au dernier rang, dans ce qu'on appelait la «troisième classe». Sur les huit sections dont se composait cette classe, on avait réservé aux lettres deux sections seulement, celles de Grammaire et de Poésie. Chacune de ces deux sections devait être composée de douze membres, dont six résidant à Paris et six résidant dans les départements. Vingt-quatre membres, dont douze obligatoirement pris parmi les grammairiens et les poètes de chefs-lieux de district, voilà ce qui restait des Quarante! Il est vrai que, pour rehausser leur prestige, la Convention leur donnait pour confrères des comédiens et des chanteurs, la déclamation étant mise sur la même ligne que la poésie. Comme les poètes de département, les comédiens de province avaient droit, eux aussi, à un certain nombre de places dans la troisième classe de l'Institut! Du reste, plus de secrétaire perpétuel, plus de discours de réception, plus de recrutement par les membres de la classe même; les choix étaient faits par l'Institut tout entier. Une vacance se produisait-elle dans la section de Poésie, c'étaient les mathématiciens et les chimistes, les géomètres et les comédiens qui décidaient de l'élection. L'œuvre de destruction était donc complète.

Lorsqu'il rétablit l'ordre en France, Napoléon Bonaparte fit, pour les lettres, les sciences et les arts, ce qu'il avait fait pour la religion, pour la magistrature, l'administration et les finances. Il rendit, le 23 janvier 1803, un arrêté signé de son nom, à l'exclusion de ceux de ses deux collègues[568]. Cet arrêté, sous couleur de réorganiser l'Institut n'allait à rien moins qu'à détruire l'œuvre de la Convention: il mettait à néant le décret du 25 octobre 1795.

L'arrêté du 23 janvier, en effet, supprimait la classe des sciences morales et politiques.

Il rétablissait l'Académie des inscriptions et belles-lettres sous le nom de classe d'histoire et de littérature ancienne.

Il donnait à la classe des sciences mathématiques et physiques l'ancienne forme de l'Académie royale des sciences.

Il faisait, dans une certaine mesure, revivre l'Académie française sous le nom de classe de la langue et de la littérature française.

Il rétablissait les secrétaires perpétuels.

Il rétablissait au profit du chef du gouvernement le droit de confirmer ou non les élections.

Il supprimait les 144 associés pris dans les départements, et les remplaçait par des «correspondants», qui ne porteraient pas le titre de membres ni l'habit de l'Institut.

Il supprimait la section de Déclamation et fermait les portes de l'Institut aux comédiens et aux chanteurs.

Il supprimait les élections faites en commun par l'Institut tout entier et y substituait les nominations faites par chacune des classes où des places viendraient à vaquer.

Il supprimait l'interdiction faite aux membres de l'Institut d'être de plusieurs classes à la fois.

Il supprimait les quatre séances publiques annuelles dans lesquelles toutes les classes étaient réunies.

Ce décret réparateur avait été préparé par Chaptal, alors ministre de l'Intérieur, dont le rapport n'est rien moins qu'un très habile et très éloquent réquisitoire contre l'œuvre de la Convention. Sur deux points cependant, Bonaparte n'avait pas accepté les propositions de Chaptal. Il avait bien consenti à restaurer les anciennes académies, mais il n'avait pu se décider à leur rendre leur nom. Ce nom les faisait dater du règne des Bourbons, et c'est ce qu'il ne voulait pas. De plus, l'Académie française rétablie avec son nom, c'était la littérature replacée au premier rang et au-dessus des sciences, ce qui n'était pas conforme à ses idées. «C'était surtout, dit M. Paul Mesnard dans son excellente Histoire de l'Académie française, la littérature reconnue comme une puissance et cherchant peut-être à ressaisir cette direction de l'opinion publique qui, au XVIIIe siècle, l'avait rendue si redoutable»[569]. Bonaparte ne l'entendait pas ainsi. L'arrêté consulaire du 23 janvier maintint la division de l'Institut en classes. Les sciences physiques et mathématiques restèrent dans la première. La langue et la littérature française furent placées dans la seconde. Par le nombre de ses membres, par son mode d'élection, par plusieurs de ses prérogatives, cette seconde classe était bien la reproduction de l'ancienne Académie française, mais elle n'en portait pas le nom, et cela suffisait pour qu'elle ne recouvrât ni son autorité ni son prestige. Membre de l'Académie française, il n'y avait presque rien au-dessus de ce titre. Membre de la IIe Classe, cela ne disait rien au public. Chateaubriand était donc médiocrement soucieux d'un honneur qui n'ajouterait rien à son illustration. Et dans tous les cas il ne pouvait lui convenir de remplacer Chénier, puisqu'aussi bien il lui faudrait alors faire l'éloge d'un homme qui n'avait pas seulement poursuivi de ses railleries Atala et le Génie du christianisme,—ce qui, après tout, se pouvait pardonner,—mais qui avait voté la mort de Louis XVI, qui avait bafoué le pape et traîné le catholicisme dans la boue. Ses amis pensèrent autrement. Ils estimèrent que l'Institut serait pour lui un abri protecteur, et comme un lieu d'asile où il serait moins exposé aux tracasseries de la police. Et pendant que ses amis le pressaient ainsi de poser sa candidature, il se trouva que, dans les plus hautes régions du pouvoir, et au ministère même de la police, on travaillait à lui ouvrir les portes de l'Académie. Bourrienne[570], dont le témoignage est appuyé par celui du duc de Rovigo[571], raconte que tous deux s'intéressaient à sa nomination; Rovigo se chargeait de vaincre les difficultés qui pourraient venir de l'empereur. Mais, loin de rencontrer de ce côté aucune opposition, la candidature de Chateaubriand était, au contraire, accueillie très favorablement par le souverain. D'après le baron de Méneval, secrétaire de Napoléon, ce serait l'Empereur lui-même qui aurait désigné l'auteur du Génie du christianisme aux suffrages de l'Académie. Le témoignage de Méneval est ici confirmé par celui de Las Cases, dans le Mémorial de Sainte-Hélène[572], où il est raconté qu'un jour, aux Tuileries, Napoléon, après une lecture de quelques pages du grand écrivain, aurait dit tout d'un coup: «Comment se fait-il que Chateaubriand ne soit pas de l'Institut?»

Amis et adversaires s'unissaient donc pour poser sa candidature, et il lui devenait impossible de s'y soustraire. Les adversaires étaient même plus pressants que les amis, s'il en faut croire une lettre de Chateaubriand lui-même, écrite à M. Abel le 29 septembre 1815, et où nous trouvons ces lignes: «J'avais reçu l'ordre du duc de Rovigo de me présenter pour candidat à l'Institut, sous peine d'être renfermé à Vincennes pour le reste de mes jours.»[573]

Il commença donc ses visites. Il y a plus d'une manière de faire les visites académiques. On peut les faire, par exemple, à la façon de Sainte-Beuve, façon si bien décrite par Théodore Pavie, dans une lettre à son frère Victor:

«.... À travers la fumée d'un long et noir cigare de Tuti-Corin, j'avisai dans la rue un petit monsieur en lévite brune, élégamment taillée; sur la tête un étroit chapeau placé comme le tien, sur le sommet du crâne, mais reposant sur une espèce de chiendent roux et collé aux tempes. Il précédait à pied un cabriolet de remise auquel il signalait de la main la route à suivre, tandis que lui-même s'arrêtait à toutes les bornes,

Comme fait un toutou qu'on lâche le matin.

C'était ce cher Delorme, en visite d'académicien, joufflu et rouge comme une pomme d'api avant les gelées, pareil en tout à celui qui, d'après la chanson badine de Musset, serait grand chantre à Saint-Thomas d'Aquin. Quand il est en tenue, notre ami ressemble un peu trop à un instituteur primaire ou à un notaire de campagne...»[574]

Chateaubriand fit ses visites d'une façon plus cavalière, en gentilhomme. Un contemporain, le député Auguis, rédacteur en son temps du Journal de Paris et du Courrier français, aimait à raconter comment les choses se passèrent. Chateaubriand se rendit à cheval chez ses futurs confrères. Aux renommés et aux puissants, il faisait la visite entière. Au fretin, il remettait sa carte et ne descendait point du fougueux coursier. «Quand on en vint à la délibération, ajoutait M. Auguis, M.*** vota pour le cheval du nouveau confrère, disant que c'était de lui seul qu'en bonne conscience il avait reçu visite.»[575]

En ce temps-là du reste on ne laissait pas les candidats se morfondre pendant des semestres entiers. Quarante jours révolus après la mort de Chénier, le mercredi 20 février 1811, la seconde classe procéda à l'élection. Chateaubriand fut nommé à la presque unanimité des votants; ces derniers, il est vrai, n'étaient que vingt-cinq. Les abstentions avaient été nombreuses, Combien, parmi les Quarante de 1811, à qui certains souvenirs de la Révolution ou leurs opinions philosophiques ne permettaient pas de voter pour l'auteur du Génie du christianisme!

De même que les élections, à cette époque, suivaient de près les vacances, de même aussi il s'écoulait peu de temps entre le jour de l'élection et celui de la réception. Dès le milieu d'avril, Chateaubriand prévint l'Académie que son discours était fait. Une commission de cinq membres, désignés par le sort, fut chargée d'en entendre la lecture. C'étaient MM. François de Neufchâteau, le comte Regnaud de Saint-Jean d'Angély, Lacretelle aîné, Laujon, Legouvé. Le mercredi 24 avril, la commission déclara que, divisée d'opinion sur la question de savoir si le discours pouvait être approuvé, elle en référait au jugement de la Classe. Le discours fut aussitôt lu, devant l'Académie, non par l'auteur lui-même, comme quelques voix l'avaient demandé, mais en son absence, et par l'un des membres de la Commission. Puis, après un court débat, demeuré secret, il y eut un scrutin décidant, à la majorité, que le discours ne pouvait être admis. Chateaubriand, qui attendait dans une pièce voisine, fut aussitôt prévenu de cette décision.[576]

Regnaud de Saint-Jean-d'Angély, l'un des familiers de l'Empereur, courut l'avertir de cet incident, plus politique à ses yeux que littéraire. Il était porteur du discours, dont Napoléon prit immédiatement connaissance. Grande fut son irritation. Tout le discours lui parut dirigé contre lui. Le comte de Ségur, grand maître des cérémonies et membre de la seconde classe, était de ceux qui avaient opiné pour que le discours fût admis. Ce fut lui qui reçut le premier les éclats de la colère du Maître. Son fils, le général Philippe de Ségur, nous a conservé, dans ses Mémoires, tous les détails de cet incident. C'était le 24 avril, le soir, à Saint-Cloud. Il y avait spectacle. L'Empereur, au sortir de sa loge, rencontrant le grand maître des cérémonies, lui dit assez brusquement: «Venez au coucher, monsieur!» Le comte de Ségur l'y suivit. Napoléon, dès qu'il l'aperçut en avant de la foule nombreuse d'officiers de sa cour rangés en cercle autour de sa personne, vint droit à lui. «Monsieur, s'écria-t-il aussitôt, les gens de lettres veulent donc mettre le feu à la France! J'ai mis tous mes soins à apaiser les partis, à rétablir le calme, et les idéologues voudraient rétablir l'anarchie! Sachez, monsieur, que la résurrection de la monarchie est un mystère. C'est comme l'arche! Ceux qui y touchent peuvent être frappés de la foudre! Comment l'Académie ose-t-elle parler des régicides quand moi, qui suis couronné et qui dois les haïr plus qu'elle, je dîne avec eux et je m'asseois à côté de Cambacérès?—Votre Majesté, répondit M. de Ségur, veut sans doute parler de la commission de l'Institut, mais je ne vois pas en quoi elle a pu mériter de pareils reproches.—Elle en a mérité de plus graves, repartit l'Empereur, et vous et M. de Fontanes, comme conseiller d'État, et comme grand-maître de l'Université, vous mériteriez que je vous misse à Vincennes!» M. de Ségur répliqua: «Je ne vous crois point capable, sire, de cette injustice. On peut trouver naturel d'entendre blâmer la condamnation à mort de Louis XVI sans croire contrarier un gouvernement qui vient de dresser à Saint-Denis des autels expiatoires!» À ces mots, l'Empereur en colère, frappant du pied, s'écria: «Je sais ce que je dois faire, et quand et comment je dois le faire! Ce n'est point à vous de le juger, vous n'êtes point ici au Conseil d'État, et je ne vous demande point votre avis!—Je ne le donne pas, répondit M. de Ségur, je me justifie!—Et comment, reprit l'Empereur, justifiez-vous une pareille inconvenance?—Sire, M. de Chateaubriand, dans son discours, compare Chénier à Milton, qui était un grand homme, et, quand il le condamne, c'est en ne traitant que d'erreur d'une âme élevée le républicanisme et le vote de Chénier. Je n'ai vu à cela rien d'inconvenant.—Enfin, ajouta Napoléon, au lieu de faire l'éloge de son prédécesseur, il a condamné tous les régicides, dont une partie est dans l'Institut. L'auriez-vous osé comme lui en face d'eux?—Et c'est justement, sire, dit M. de Ségur, ce que j'ai fait dans le Tableau politique de l'Europe[577], quand ils gouvernaient encore, sous la République, et là, ce que M. de Chateaubriand appelle seulement une erreur, je l'ai appelé un crime! Ces messieurs ne m'en ont pas su mauvais gré, ils sont plus accoutumés que vous ne le pensez aux discussions politiques.—Monsieur, reprit l'Empereur, on lit froidement un ouvrage dans son cabinet, il n'en est pas de même d'un discours prononcé en public, cela aurait fait un scandale honteux.—En le permettant, répondit M. de Ségur, ç'aurait été tout au plus un scandale de vingt-quatre heures; en le défendant, ce sera peut-être celui d'un mois!—Je vous répète, Monsieur, reprit rudement l'Empereur, que je ne demande pas de conseils. Vous présidez la seconde classe de l'Institut, je vous ordonne de lui dire que je ne veux pas qu'on traite de politique dans ses séances.—En ce cas, sire, ajouta M. de Ségur, je dois renoncer à l'éloge de Malesherbes, qu'elle m'a chargé de faire.—Je n'y vois pas un très grand mal, répondit Napoléon. Puis, de sa voix brève et la plus impérieuse:—Exécutez mes ordres! Allez, et songez bien que, si la classe désobéit, je la casserai comme un mauvais club[578]

Lorsque, deux jours après, le comte Daru, ministre de la secrétairerie d'État et membre de la seconde classe, comme M. de Ségur, vint chercher l'arrêt définitif du Maître sur le discours, il dut traverser le salon, où attendaient quelques grands dignitaires, des généraux, des sénateurs. Entré dans le cabinet de l'Empereur, il le trouva tenant en main le discours, plus calme, mais cependant toujours irrité. Cette fois, ce ne fut plus un dialogue, comme l'avant-veille avec M. de Ségur, mais un monologue, au cours duquel il arriva, par moments, à Napoléon, de parler d'une voix retentissante: «Je ne puis rien souffrir de tout cela, disait-il, ni ces souvenirs imprudents, ni ces reproches au passé, ni ce blâme secret du présent, malgré quelques louanges; je dirais à l'auteur, s'il était là, devant moi: Vous n'êtes pas de ce pays-ci, monsieur. Votre admiration, vos vœux sont ailleurs. Vous ne comprenez, ni mes intentions, ni mes actes. Eh bien! si vous êtes mal à l'aise en France, sortez de France; sortez, monsieur, car nous ne nous entendons pas; et c'est moi qui suis le maître ici. Vous n'appréciez pas mon œuvre; et vous la gâteriez, si je vous laissais faire; sortez, monsieur, passez la frontière, et laissez la France en paix et en union sous un Pouvoir dont elle a besoin[579]

Quelques-unes de ces paroles, plus fortement accentuées, les mots: «Sortez, monsieur!» trois fois répétés sur un ton de colère, avaient traversé la double porte du cabinet et étaient arrivés au salon voisin. Lorsque M. Daru y repassa, chacun s'écarta de lui; on semblait ne pas le voir, ou craindre de l'aborder. À un de ses amis, qui le regardait avec tristesse, il demanda ce que signifiait cet accueil, et son ami de lui répondre: «Mon Dieu! c'est l'effet de quelques paroles qu'on a trop entendues ici. L'Empereur paraît bien irrité: il semble qu'il vous a destitué, qu'il vous exile, comme M. de Marbois, ou le duc d'Otrante; cela consterne vos amis et tient tout le monde à distance et en observation.» M. Daru rassura son interlocuteur, lui dit qu'on avait mal entendu ou mal compris; qu'il s'agissait seulement d'exiler un académicien; que cela même n'aurait pas lieu, et que l'orage serait passé dans deux jours; puis, saluant de bonne grâce quelques personnes qui, voyant sa sérénité, se rapprochèrent de lui, il sortit en riant[580].

Sur un petit mot du comte Daru, Chateaubriand se rendit à Saint-Cloud le 28 avril, et reçut des mains du ministre son manuscrit, raturé en plusieurs passages de la main même de Napoléon.

Plusieurs de ses confrères auraient voulu qu'il fît un nouveau discours. Il s'y refusa, et, dans la séance du mercredi 2 mai, on lut de sa part, à l'Académie, la lettre que voici:

«Monsieur le Président,

Mes affaires et le mauvais état de ma santé ne me permettant pas de me livrer au travail, il m'est impossible, dans ce moment, de fixer l'époque à laquelle je désirerai avoir l'honneur d'être reçu à l'Académie.

Je suis, avec respect, etc...

De Chateaubriand.

29 avril 1811.

Son élection ne fut pas annulée; mais les effets en demeurèrent suspendus. Il ne fut point admis, sous l'Empire, à prendre place parmi ses confrères.

Non prononcé, le discours de Chateaubriand eut plus de retentissement que s'il avait été lu en séance publique. Au témoignage de l'auteur, dans ses Mémoires, j'ajouterai ici celui de deux de ses contemporains. «On en discuta beaucoup, dans quelques salons, dit M. Villemain; on se communiqua des copies, et on fit des lectures à petit bruit de cette œuvre interdite[581].» M. de Marcellus dit, de son côté: «Je conserve encore moi-même une copie du discours, tel qu'il circula furtivement dans nos provinces, tout de suite après l'époque où il devait être prononcé. Je l'avais transcrit en entier de ma main au collège, entre une leçon de rhétorique et l'autre. J'ai confronté les deux textes (après la publication du discours dans les Mémoires); il y a dans le mien, en plus: «Un Français fut toujours libre au pied du trône.»

Cet épisode de la nomination de Chateaubriand à l'Académie a donné lieu, dans des Mémoires récemment publiés, ceux du comte Ferrand, à une étrange accusation. Parlant de la publication de la Monarchie selon la Charte (septembre 1816) et du Post-Scriptum, où le roi Louis XVIII était personnellement mis en cause, le comte Ferrand écrit ce qui suit:

Le Roi, quoique personnellement offensé, ne voulut point user de l'avantage que lui donnait sur Chateaubriand un fait antérieur et dont la preuve était dans les cartons de la police. Plusieurs années avant, il avait été question de le nommer à l'Académie française. Cette question se traita comme si c'eût été une grâce qu'on eût attendue de lui, et ce fut ainsi qu'il la présenta lui-même. Pour consentir à être nommé, il demanda que l'on payât ses dettes; elles montaient à 70,000 francs. Le paiement fut convenu et effectué en deux termes par Maret, duc de Bassano. La nomination fut faite[582].

À l'appui de sa singulière et monstrueuse accusation, il eut peut-être été séant que M. le comte Ferrand produisît ses preuves. Elles étaient, à l'en croire, «dans les cartons de la police», à l'époque où parut la Monarchie selon la Charte, c'est-à-dire en 1816. Elles y étaient donc également en 1815. Mais alors comment expliquera-t-on que le gouvernement des Cent-Jours ne les ait pas fait sortir des «cartons» où elles étaient déposées? Chateaubriand avait publié, en 1814, contre Bonaparte le plus sanglant et le plus terrible des pamphlets. Une telle et si furieuse attaque légitimait, certes, toutes les représailles. On devait d'autant moins hésiter à y recourir, en 1815, qu'à ce moment l'auteur de Bonaparte et les Bourbons était à Gand, auprès de Louis XVIII, avec le titre de ministre de l'Intérieur, et qu'il venait, dans son Rapport au Roi, de renouveler ses attaques contre l'Empereur. Le gouvernement impérial ne laissa point son nouvel écrit sans réponse. Plusieurs brochures furent lancées contre lui. Elles étaient les plus injurieuses du monde et les plus perfides; quelques-unes sortaient des bureaux de la police. Dans aucune, il n'est fait allusion aux 70,000 francs versés par M. Maret. M. Maret est redevenu ministre d'État; il peut déshonorer le plus redoutable ennemi de son maître; il n'a pour cela qu'un mot à dire; et ce mot, il ne le dit pas! La Police a entre les mains, contre le ministre de Louis XVIII, une arme terrible, et elle refuse de s'en servir! À qui fera-t-on croire ces choses, et que de tels scrupules aient arrêté un seul instant la Police des Cent-Jours?

Mais il y a mieux, et nous avons la preuve qu'en 1811, au moment de sa nomination à l'Académie, Chateaubriand n'avait pas reçu 70,000 francs des mains de M. Maret, et que le gouvernement n'avait pas payé ses dettes. Cette preuve, elle se trouve dans sa correspondance, dans ses lettres à ses amis les plus intimes, lettres qui apparemment n'étaient pas écrites en vue de la publicité.

Le 10 mai 1811, il écrit à son ami M. Frisell, alors en Italie:

J'ai reçu votre lettre, mon cher ami, datée de la ville où j'aimerais le mieux vivre et mourir. Je suis bien aise que vous ayez reçu la même impression que moi de cette belle Italie. Quel soleil! quelle lumière! quels souvenirs! Combien nous sommes barbares en deçà des Alpes! Si j'étais riche et que je pusse voyager à mon aise, l'Italie me verrait tous les deux ans, et peut-être finirais-je par me fixer au milieu des ruines de Rome. Mais je deviens vieux; je n'ai pas un sou, et ne pouvant plus parcourir le monde, je ne cherche plus qu'à le quitter. Il faut faire une fin, et je vous attends pour savoir si c'est la Trappe ou la rivière qui doit finir la tragi-comédie.....

Et quelques jours plus tard, le 31 mai, il écrit à la duchesse de Duras, à celle qu'il appelle sa sœur:

Il faut qu'Ussé[583] soit bien loin, car la réponse de ma sœur a été bien longtemps en route. J'attendais avec impatience le premier mot écrit du château de la belle cousine. Je suis désolé de voir que ma cousine est très triste. Je ne suis pas gai non plus. Mes affaires vont très mal. Rien ne s'arrange; et j'ai devant moi un avenir si trouble et si noir que je ne sais comment j'échapperai à la catastrophe qui me menace...

Les dettes de Chateaubriand ont été si peu payées en 1811, que Mme de Duras a dû prendre, au commencement de 1812, l'initiative de régler les créanciers du grand écrivain. M. Bardoux, dans son livre sur la Duchesse de Duras, nous a fourni sur cet incident de précieux détails. Chateaubriand, pressé par la gêne, avait engagé à un créancier son manuscrit du Dernier Abencerage; M. de Tocqueville lui procura l'argent nécessaire pour le dégager. Quant à Mme de Duras, elle travaillait à constituer une société de dix actionnaires qui paieraient les dettes et rendraient ainsi à l'auteur d'Atala la liberté d'esprit nécessaire pour composer de nouvelles œuvres. L'emprunt qu'il allait ainsi contracter serait gagé sur son travail. Les premiers souscripteurs furent, avec la duchesse de Duras, Adrien de Montmorency et son aimable femme que Chateaubriand, dans sa correspondance, appelle familièrement l'Adrienne. Ses deux neveux, Louis et Christian de Chateaubriand, offrirent de leur côté, de prendre deux actions[584].

Tandis que sa vaillante amie, sa sœur dévouée poursuit la conclusion de cet emprunt, il lui écrit: «J'attends une offre sérieuse d'un pays étranger, et j'espère trouver une autre patrie moins ingrate et plus généreuse.»

Le 29 juin 1812, il écrit à Mme de Duras qu'il est allé à Chartres chercher un nouvel actionnaire, et il ajoute: Si je puis parvenir à garder mon champ et mes livres, je serai la plus heureuse personne de la terre. Je vais entreprendre quelque long ouvrage[585] qui puisse m'occuper plusieurs années. Rien ne fait mieux sentir le charme de la solitude et ne calme mieux la tête et le cœur que le travail. Cet été, j'irai peut-être voir mes amis, je dis peut-être, car je suis si pauvre que je ne sais si j'aurai les moyens de me déplacer...»

Le chiffre de ses dettes s'élevait à une quarantaine de mille francs. Mme de Duras courut au plus pressé et put lui prêter quelques milliers de francs pour éteindre des dettes criardes. Elles n'avaient donc pas été payées par le gouvernement, malgré le dire de ce bon M. Ferrand, dont la caution ici, décidément, n'est pas bourgeoise.

À force de démarches, Mme de Duras parvint à réunir le nombre d'actionnaires désiré. Le pauvre grand homme n'en restait pas moins dans une situation très embarrassée. Il écrivait à la chère sœur: «Vous êtes la seule personne à qui je peux dire: N'oubliez pas le trimestre; au lieu qu'avec tout autre, je me tairai. Dans ce temps-ci, on n'a pas le sou; si ce n'était pas ce temps-ci, je n'aurais besoin de personne. Je suis si las de toutes ces misères, que je vous prie de n'en plus parler.» Et l'année suivante encore, en 1813, il est si peu sorti de ses misères et de ses embarras, qu'il écrit, toujours à Mme de Duras: «Faute d'argent, j'ai renoncé aux eaux et à tous les projets de voyage. Je suis confiné dans mon désert. Je travaille à l'histoire ... Il est singulier comme cette histoire de France est toute à faire, et comme on s'en est jamais douté.» Et puis sa tristesse le reprend, il veut quitter la France: «C'est bien dommage, chère sœur, qu'il faille abandonner cette belle entreprise pour aller mourir en Russie. Je ne sais que vous dire de notre petite société. Je n'entends plus parler de personne, si ce n'est de quelques créanciers qui me donnent de temps en temps signe de vie. On passe très bien une heure ou deux avec cela, comme avec la torture

Il me semble bien qu'il ne reste rien de l'étrange allégation du comte Ferrand. Encore un mot cependant.

Chateaubriand, nous l'avons vu tout à l'heure, écrivait à Mme de Duras: «Si je puis parvenir à garder mon champ et mes livres, je serai la plus heureuse personne de la terre.» À la fin de 1816, à la date où M. Ferrand écrit que l'auteur des Martyrs s'est vendu à l'Empire pour 70,000 francs, Chateaubriand fait sans hésiter, alors que rien ne l'y oblige, le sacrifice de son titre de ministre d'État, qui représentait pour lui un traitement annuel de 24,000 francs. Il se condamne volontairement à une telle gêne, qu'il est forcé de vendre son champ et ses livres. Le Journal des Débats du 12 avril 1817 annonce la mise aux enchères de la Vallée-aux-Loups, et le même journal annonce, le 29 avril, que «la bibliothèque de M. de Chateaubriand sera vendue ce jour-là et les jours suivants, à la salle Sylvestre, rue des Bons-Enfants, par le ministère de M. Merlin.»

V
LES PRIX DÉCENNAUX ET LE «GÉNIE DU CHRISTIANISME»
[586].

Par un décret daté d'Aix-la-Chapelle 24 fructidor an XII (10 septembre 1804), Napoléon avait établi: «qu'il y aurait de dix ans en dix ans, le jour anniversaire du 18 brumaire, une distribution de grands prix donnés de sa propre main.» La première de ces solennités était fixée au 18 brumaire an XVIII (9 novembre 1810). Ces prix, connus sous le nom de prix décennaux, et destinés à récompenser les meilleurs ouvrages et les plus utiles inventions qui auraient honoré les sciences, les lettres et les arts dans la période de dix années, écoulée au moment de la distribution, devaient être au nombre de vingt-deux, neuf de 10,000 francs, treize de 5,000 francs. Un décret du 28 novembre 1809, au lieu de vingt-deux prix, en institua trente-cinq, dix-neuf de première classe, seize de seconde. La classe de langue et de littérature française avait pour sa part à porter son jugement sur cinq des grands prix de première classe, sur quatre des grands prix de seconde classe. Ces neuf prix devaient être attribués au poème épique, à la tragédie, à la comédie, à l'ouvrage de littérature qui réunirait au plus haut degré la nouveauté des idées, le talent de la composition et l'élégance du style; au meilleur ouvrage de philosophie en général, soit de morale, soit d'éducation; au meilleur poème didactique ou descriptif; aux meilleurs petits poèmes dont les sujets seraient tirés de l'histoire de France; à la traduction en vers de poèmes grecs ou latins; au meilleur poème lyrique mis en musique.

À qui serait confiée la tâche délicate d'assigner à chacun sa place et son rang. Voici quelles étaient à cet égard les dispositions des décrets de l'an XII et de 1809. Un jury composé des présidents et des secrétaires perpétuels de chacune des classes de l'Institut était appelé à donner son avis sur les ouvrages présentés au concours. Ce jugement, en quelque sorte préliminaire, devait être soumis aux diverses classes, chargées chacune, en ce qui était de sa compétence, de l'examiner et de le réformer s'il y avait lieu. Mais cet arrêt des classes n'était pas lui-même en dernier ressort; à l'empereur seul, juge suprême, était réservé le droit de rendre une sentence définitive; en matière de science, de littérature et de beaux-arts, comme en toutes choses, il était l'arbitre souverain: c'était lui qui, par décret impérial, devait décerner les prix.

Le jour approchait cependant où la solennité, projetée en l'an XII, à Aix-la-Chapelle, dans le palais de Charlemagne, allait avoir lieu à Paris dans le Louvre de François Ier, de Louis XIV et de Napoléon. Le 12 décembre 1809, dans l'Exposé de la situation de l'Empire lu au corps législatif, le ministre de l'Intérieur, M. de Montalivet, parla en termes pompeux de la fête brillante qui se préparait: «La première de ces époques mémorables faites pour exalter les plus nobles ambitions est arrivée», lisons-nous dans cet Exposé dont l'auteur ajoute aussitôt: «Les prix décennaux vont être distribués par la main même de celui qui est la source de toute vraie gloire.»

Au mois de juillet 1810, le Moniteur[587] publia les rapports du jury de l'Institut, jury composé, nous l'avons vu, des présidents et des secrétaires perpétuels de chacune des classes. Ils étaient signés de Bougainville, président, et de Suard, secrétaire. Vint le 9 novembre 1810, date fixée dès l'an XII pour la solennité: elle n'eut pas lieu. Le 28 novembre seulement le Moniteur commença, pour la continuer jusqu'au 13 décembre[588], la publication du Rapport de la Commission nommée par la classe de la langue et de la littérature française pour examiner les propositions du jury de l'Institut.

Que s'était-il donc passé, et pourquoi l'Empereur renonçait-il, pour cette année du moins, à la distribution des prix décennaux? Plusieurs motifs sans doute le déterminèrent. Peut-être trouva-t-il bien minces, bien pâles, non pas peut-être dans les sciences, mais dans la littérature, les productions dont pouvaient s'honorer les premières années de son règne. Parmi les livres désignés pour un grand prix, un seul était vraiment remarquable, le Lycée de la Harpe; mais, par la date de sa composition, il appartenait réellement à un autre temps, au règne de Louis XVI beaucoup plus qu'au règne de Napoléon.

On a supposé encore d'autres motifs de mécontentement. Le haut jury de l'Institut avait présenté, pour le grand prix de philosophie morale l'ouvrage publié en 1798 par Saint Lambert sous ce titre: Principes des mœurs chez toutes les nations, ou Catéchisme universel, résumé froid et sénile des théories matérialistes du XVIIIe siècle, où l'auteur s'efforçait d'établir que les vices et les vertus ne sont que des choses de convention. Proposer de décerner à un tel livre le grand prix de philosophie morale était un véritable scandale. On protesta dans les journaux; on s'indigna à la cour: le jury de l'Institut se tira d'affaire par une question préjudicielle, et reconnut que l'ouvrage de Saint-Lambert se trouvait par la date en deçà de l'époque décennale. Tout en écartant, puisqu'on l'y obligeait, le Catéchisme universel, le jury présenta, pour le même prix, l'ouvrage de Cabanis sur les Rapports du physique et du moral de l'homme, produit de la même école, où le système sensualiste était poussé à ses dernières conséquences et où la pensée était définie une sécrétion du cerveau.

À côté de ce scandale, il s'en était produit un autre. Un des grands prix était destiné à l'ouvrage de littérature qui réunirait au plus haut degré la nouveauté des idées, le talent de la composition et l'élégance du style. Un ouvrage avait paru, en ces dix dernières années, qui réunissait, au plus haut degré, toutes ces qualités: c'était le Génie du christianisme. Le jury de l'Institut et la Classe de la langue et de la littérature française s'étaient trouvés d'accord pour n'en pas parler. Ils avaient passé à côté du chef-d'œuvre sans le voir. Cette exclusion, dans l'esprit des membres de l'Institut, était destinée peut-être à flatter le Pouvoir. En ce cas ils n'atteignirent pas leur but. Napoléon comprit que l'institution des Prix décennaux n'avait plus sa raison d'être, si elle devait servir à consacrer de si monstrueuses injustices. Par son ordre, le ministre de l'Intérieur adressa, le 9 décembre 1810, au directeur de la Classe de la langue et de la littérature française, une lettre où il était dit: «Sa Majesté désire connaître pourquoi l'Institut n'a pas fait mention dans son rapport sur les Prix décennaux, à l'occasion du dixième, ou onzième grand prix, du Génie du christianisme, par M. de Chateaubriand, ouvrage dont on a beaucoup parlé, et qui est à la septième ou huitième édition. Je vous prie de bien vouloir convoquer la Classe, pour qu'elle indique les motifs qui l'ont déterminée à garder le silence sur cet ouvrage.»

L'Académie consulta les deux commissions spéciales chargées de l'examen préparatoire pour les catégories du dixième et onzième grand prix; et après de nouveaux rapports et une discussion intérieure elle répondit que le silence de la Classe était motivé sur la nature même du Génie du christianisme, qui ne pouvait être considéré, ni comme un ouvrage de littérature proprement dite, ni comme un ouvrage de philosophie générale, appartenant à la morale ou à l'éducation[589].

Tenant avec raison cette réponse pour peu satisfaisante, le ministre fit observer que l'ouvrage de Chateaubriand rentrait incontestablement dans les termes du programme dressé par le décret qui avait institué les Prix décennaux. Puis, il insista pour qu'il fût répondu à la note de l'Empereur, objet de sa première lettre, par une opinion motivée sur le Génie du christianisme.

À la suite de cette seconde lettre de M. de Montalivet, l'Académie nomma une commission nouvelle de cinq membres, MM. Morellet, Arnault, Lacretelle aîné, Daru et Sicard.

Le rapport fut fait par l'abbé Morellet, classique endurci et philosophe impénitent, l'un de ceux qui avaient jadis critiqué le plus vivement Atala. L'abbé n'avait nul goût pour l'imagination et pour les idées de Chateaubriand. Son rapport fut modéré cependant et, sur quelques points, très favorable au Génie du christianisme.

Il n'en fut pas de même de quelques opinions lues dans la séance secrète de l'Académie. M. Villemain qui a eu sous les yeux le texte de ces opinions et le procès-verbal de la séance, les a très fidèlement analysés[590].

Népomucène Lemercier se montra nettement hostile. Après avoir établi «qu'un ouvrage littéraire est mauvais, s'il n'a pas la raison pour objet fondamental, un langage propre et juste pour expression, et des figures vraies pour ornement» il concluait que le Génie du christianisme, péchant contre ces trois conditions, ne pourrait, sans une petite teinte de ridicule, occuper plus longtemps l'Académie.

Le comte Regnaud de Saint Jean d'Angély se plaça surtout au point de vue politique. Il reprocha à l'auteur les choses les plus disparates, l'irrévérence envers la Révolution, la froideur pour l'Empire, d'avoir appelé l'Encyclopédie une Babel des sciences et de la raison, d'avoir blâmé le divorce comme portant le désordre au sein des familles, d'avoir dit qu'une des fêtes du culte catholique, la bénédiction de la terre, choqua «cette Convention qui avait fait alliance avec la mort, parce qu'elle était digne d'une telle société.» Ailleurs, le comte Regnaud s'étonnait des éloges décernés par Chateaubriand au pape Pie VII, tandis «que cet auteur, ajoutait-il, n'a encore parlé nulle part, que je sache, de la bienveillance et de la bonté du Monarque qui lui a rendu sa patrie et lui a permis la célébrité, en attendant qu'il obtînt la gloire!» Ailleurs encore il se plaignait que, dans plusieurs chapitres, «l'amertume de cruels souvenirs ne fût adoucie par aucun retour reconnaissant vers le Pouvoir régénérateur qui, dès lors, avait relevé les autels et permis à l'étendard sacré de la Religion de marcher, entouré de respect, au milieu des aigles françaises triomphantes, et faisant hommage de la victoire au Dieu des armées.» M. Regnaud terminait en ces termes ces considérations, que l'esprit de parti avait seul dictées: C'est un droit pour l'Académie d'examiner si l'esprit de parti n'a pas eu une part considérable dans le succès de l'auteur et un devoir pour elle de le déclarer, si elle le reconnaît.»

M. Lacretelle aîné—ce qui ne surprit personne,—M. l'abbé Sicard—ce qui avait lieu d'étonner—se prononcèrent tous les deux contre le Génie du christianisme avec une extrême sévérité, et dans un style qui n'était même pas un style de seconde classe.

Le comte Daru fut mieux inspiré. Il ne ménagea pas les critiques à l'ouvrage, mais il reconnut le talent. Il s'honora en notant avec complaisance les supériorités si diverses dont le livre abonde: «dans telle partie, parce que toutes les pensées sont d'un ordre élevé, les sentiments nobles, les vues littéraires neuves et pleines de sagacité, l'élocution libre et fière; dans une autre partie, parce que l'ouvrage mérite, pour l'ordre, la clarté, la justesse, des éloges presque sans restrictions, et qu'on y trouve, à la fois, plus de simplicité et plus d'éloquence, de belles formes de style, des tableaux de la nature riches de couleurs, les peintures énergiques de nos passions, des descriptions charmantes, des pensées aussi vraies que profondes, des sentiments élevés et des passages admirables.»

L'Académie termina le débat le 13 février 1811. Sa résolution portait «que le Génie du christianisme avait paru à la classe défectueux, quant au fond et au plan; que, malgré les défauts remarqués dans le plan et aussi dans l'exécution de l'ouvrage, la classe avait reconnu un talent très distingué de style, de nombreux morceaux de détail remarquables par leur mérite, et, dans quelques parties, des beautés du premier ordre; qu'elle avait trouvé toutefois que l'effet du style et la beauté des détails n'auraient pas suffi pour assurer à l'ouvrage le succès qu'il a obtenu, et que ce succès est dû aussi à l'esprit de parti et à des passions du moment qui s'en sont emparées, soit pour l'exalter à l'excès, soit pour le déprimer avec injustice.» L'Académie concluait que l'ouvrage tel qu'il est lui paraissait mériter une distinction de Sa Majesté.

Cette résolution maintenait, sous une autre forme, pour le Génie du christianisme, l'exclusion du concours. Chateaubriand du reste n'y perdit rien, puisque les fameux Prix décennaux n'ont jamais été distribués. La solennité fut ajournée en 1811, comme elle l'avait été en 1810, et en 1812 il était trop tard. Plus un seul jour maintenant jusqu'à la chute de l'Empire, il n'y aura place pour les fêtes de la paix.

VI
PETITE GUERRE PENDANT LA CAMPAGNE DE RUSSIE[591].

Le 4 septembre 1812, l'armée française, partagée en trois colonnes, partit de Gjatz et de ses environs. Napoléon marchait à la rencontre de Kutusof, qu'il devait trouver trois jours après dans les champs de la Moskowa. Ce même jour, 4 septembre, Chateaubriand recevait l'ordre de s'éloigner de Paris. La disgrâce du grand écrivain était complète, et les scribes aux gages du ministre de la police multiplièrent contre lui leurs attaques. Elles avaient du reste commencé dès 1811, à la suite de l'épisode du discours de réception. Chateaubriand était coupable d'indépendance. C'était là un «crime abominable». On le lui fit bien voir.

Ce fut, pendant quelques mois, une pluie de brochures. Il y eut l'Itinéraire de Pantin au Mont-Calvaire[592] en passant par la rue Mouffetard, le faubourg Saint-Marceau, le faubourg Saint-Jacques, le faubourg Saint-Germain, les quais, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne, Neuilly, Suresnes, et revenant par Saint-Cloud, Boulogne, Auteuil et Chaillot, etc.; ou Lettres inédites de Chactas à Atala, ouvrage écrit en style brillant et traduit pour la première fois du bas-breton sur la 9e édition, par M. de Châteauterne (René Perrin);—Monsieur de la Maison-Terne.Les Persécuteurs.Esprit, Maximes et Principes de M. de Chateaubriand.Itinéraire de Lutèce au Mont-Valérien en suivant le fleuve séquanien et en revenant par le Mont des Martyrs, etc., etc. Dans cette dernière brochure, on voyait les aventures de M. de Saint-Géran, le pèlerinage de M. de Maisonterne et l'entrevue de ce dernier avec Madame Bélise, comtesse de Mascarillis (la comtesse de Genlis).

L'auteur des Martyrs n'avait fait que rire des pasquinades dirigées contre M. de Châteauterne et M. de Maisonterne. Il dut s'émouvoir le jour où l'on essaya de mettre en cause non plus son style et son talent, mais son caractère et son honneur. Au mois de novembre 1812, parut une brochure intitulée: Lettre à M. le comte de B..., pendant son séjour aux eaux d'Aix-la-Chapelle[593]. Elle était due à la plume d'un certain Charles His, qui avait rédigé pendant la Révolution un journal appelé le Républicain français, et qui allait devenir sous la Restauration un royaliste zélé, si bien que, sous Charles X, il fut un moment question de l'anoblir. Un peu plus, il se serait appelé Charles d'His, comme le Roi! En attendant, le pauvre diable était aux gages du duc de Rovigo. Celui-ci lui avait remis un exemplaire de l'Essai sur Les Révolutions, et Charles His, à l'aide de citations tronquées, avait présenté l'auteur du Génie du christianisme comme un hypocrite et un athée.

La meilleure réponse à faire à ces prétendus extraits, était de réimprimer l'Essai en entier. En conséquence, Chateaubriand écrivit la lettre suivante au baron de Pommereul, directeur général de l'imprimerie et de la librairie:

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