Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires
UNE EXPLICATION ORAGEUSE
J'ai toujours eu pour habitude de ne jamais désespérer de la Fortune, même quand elle semble devoir m'abandonner tout à fait. Le lecteur a déjà dû s'en apercevoir, et j'ose espérer qu'il n'a pas suivi, sans éprouver à mon endroit quelque inquiétude, les diverses péripéties de ce récit ou plutôt de cette confession. Il a dû remarquer aussi que, jusqu'à présent, le personnage sympathique dans toute cette histoire, c'est moi... moi, Edgar Pipe... un cambrioleur!
Puissé-je jusqu'au bout mériter cette sympathie!
Mon seul crime a été de vouloir m'enrichir aux dépens d'autrui et j'attends que celui qui n'a pas eu cette intention, au moins une fois dans sa vie, me jette la première pierre. Certes, je ne me fais pas meilleur que je ne suis, mais quand je me compare à certaines gens, je ne me trouve guère plus méprisable qu'eux. Seulement, voilà, il y a la manière... Le vol a ses degrés... Celui qui prend carrément dans la poche ou le domicile d'autrui, au risque de se faire tuer d'un coup de revolver, celui-là est considéré comme un bandit. Par contre, l'homme qui vole avec élégance, en y mettant des formes et, sans exposer sa peau, se trouve, au bout d'un certain temps, absous par l'opinion.
Drôle de société tout de même que celle où nous vivons! Enfin!
Que l'on me pardonne cette digression... mais j'estime que, lorsqu'on écrit ses mémoires, il ne faut rien celer de ses sentiments... On doit livrer au public toute sa vie, quitte à froisser certains puritains qui prêchent très haut la morale et sont pourtant, dans le privé, de bien tristes personnages.
J'ai dit qu'après l'acte de violence auquel il s'était livré sur moi, Manzana s'était radouci. Il me remit même les deux cent cinquante francs que nous devions à la complaisance du marchand.
—Vous êtes, dès maintenant, me dit-il, le caissier de notre association.
—Et vous le principal actionnaire, n'est-ce pas?
Un vilain sourire plissa sa face jaune et il me frappa sur l'épaule en s'extasiant sur mon esprit de repartie.
Peut-être espérait-il par la flatterie se concilier mes bonnes grâces, mais la façon plutôt rude dont avaient commencé nos relations m'interdisait toute familiarité avec ce rasta colombien.
Comme nous passions au coin de la rue d'Orchampt et de la rue Lepic, je lui dis à brûle-pourpoint:
—Accompagnez-moi donc chez moi où j'ai besoin de prendre quelques papiers...
—Vous habitez par ici? fit-il interloqué.
—Oui, à deux pas... au 37 de la rue d'Orchampt.
—Soit, allons-y, dit-il... il n'y a personne chez vous?
—Pas que je sache, à moins qu'un cambrioleur n'ait eu l'idée de venir explorer mon appartement.
Le concierge était sur le pas de la porte.
—Tiens! monsieur Pipe! s'écria-t-il... alors, vous êtes revenu de voyage?
—Oui, vous le voyez... mais je vais repartir pour quelques jours. S'il vient des lettres pour moi, vous les garderez...
Nous montâmes. J'avais voulu faire passer Manzana devant, mais il s'y refusa obstinément.
Une fois chez moi, je mis dans ma valise un complet, des bottines et quelques chemises, puis après avoir jeté un coup d'œil sur ce home assez misérable où j'avais cependant vécu avec ma maîtresse des heures délicieuses, j'entraînai Manzana.
—Vous êtes un malin, vous, me dit-il. Vous me faites vendre les objets qui garnissaient mon appartement, mais vous conservez précieusement les vôtres.
—Mon cher, répliquai-je assez sèchement, si vous aviez un peu de flair, vous auriez deviné tout de suite que je suis comme vous, en meublé!... Vous supposez bien que si je m'étais arrangé un intérieur, je l'eusse fait avec un peu plus de goût...
—En effet, accorda-t-il... ce n'est guère luxueux...
Et il ajouta, narquois:
—Vous viviez ici avec une petite femme, hein?... J'ai vu sur le lit un gracieux kimono... Alors, vous la plaquez comme cela, sans remords... Pourquoi ne l'emmenez-vous pas?... Une femme, c'est souvent utile... dans votre profession... Elle peut servir de rabatteuse et... dans les moments difficiles.
Je lui décochai un tel regard qu'il n'osa pas achever.
Décidément, ce gaillard-là était encore plus méprisable que je ne le supposais.
—Voyons, lui dis-je... où allez-vous? rentrons-nous boulevard de Courcelles ou filons-nous directement à la gare.
—J'ai besoin, répondit-il, de rentrer chez moi... mais ne croyez-vous pas que nous pourrions déjeuner?...
—C'est une idée...
Nous entrâmes dans un restaurant de la place Clichy et choisîmes une petite table placée tout au fond de la salle. Avant d'accrocher mon pardessus, je glissai sournoisement le revolver qui s'y trouvait dans la poche de derrière de ma jaquette. Manzana voulut évidemment faire comme moi, mais soudain je le vis pâlir et rouler des yeux en boules de loto...
—Vous avez perdu quelque chose? demandai-je vivement.
—Oui... répondit-il d'un ton bourru.
—Serait-ce le diamant, grands dieux?
Cette question éveillant en lui un nouveau soupçon, il porta aussitôt la main à son gilet.
—Non, grogna-t-il... j'ai toujours l'objet...
—Ah! tant mieux!... vous m'avez fait une de ces peurs...
Durant tout le repas, Manzana ne dit pas un mot. Il était furieux, cela se voyait à sa figure, mais il était aussi fort inquiet. Il n'osa point me parler du revolver, bien qu'il fût à peu près sûr que c'était moi qui l'avais pris.
Quand nous en fûmes au café, il alluma une cigarette et me dit d'un ton mi-plaisant, mi-sérieux:
—Croyez-vous, Pipe, qu'il soit bien utile de retourner boulevard de Courcelles?
—Ma foi, ce sera comme vous voudrez... Ne m'avez-vous pas dit tout à l'heure que vous aviez besoin de passer chez vous?
—Oui, mais j'ai réfléchi... Il est préférable que nous ne remettions pas les pieds dans cet appartement...
—Cependant, vous avez besoin de votre valise... Vous ne pouvez pas vous embarquer sans linge de rechange.
—J'achèterai en route ce qui me sera nécessaire.
—Acheter... acheter!... et avec quoi?... Vous semblez oublier que lorsque nous aurons payé notre déjeuner, il nous restera environ deux cent trente francs sur lesquels il faudra prélever nos frais de voyage. A notre arrivée à Londres, nous aurons à peine une vingtaine de francs... avec cela, nous n'irons pas loin.
—Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez des amis là-bas?
—Oui, mais je ne puis aller comme cela, tout de go, leur emprunter de l'argent, le revolver sur la gorge.
A ce mot de revolver, Manzana pâlit et une lueur mauvaise passa dans ses yeux.
—Je croyais... balbutia-t-il.
—Avouez, lui dis-je en riant, que dans notre association, je joue un rôle plutôt ridicule... Je vous «procure» un diamant qui doit vous assurer la fortune et je suis encore obligé de subvenir à tous les frais. Vous ne trouverez pas souvent, cher ami, un garçon aussi complaisant que moi...
—N'était-ce pas convenu ainsi?
—Oui, je ne dis pas, mais permettez-moi de m'étonner que vous ayez encore la prétention de renouveler votre garde-robe avec l'argent de notre voyage... Pourquoi ne voulez-vous pas rentrer chez vous pour y prendre ce qui vous est nécessaire?...
—Je ne veux pas rentrer chez moi parce que je crains de me faire arrêter...
—Mauvaise excuse, mon cher Manzana, mauvaise excuse!... Si l'on doit vous arrêter, vous le serez plutôt à la gare que boulevard de Courcelles.
—C'est possible... mais je vous le répète, je ne retournerai pas à mon appartement.
—Libre à vous, mais, en ce cas, ne comptez point sur moi pour vous acheter même une chemise...
—Tant pis! je m'arrangerai comme je pourrai.
Je vis bien qu'il était inutile d'insister. Manzana refusait de remettre les pieds boulevard de Courcelles, parce qu'il voulait éviter un petit drame dans lequel, cette fois, il n'aurait pas le premier rôle. Il se doutait bien que c'était moi qui avais pris son browning et il craignait que je ne me fisse rendre le diamant, en usant de l'argument péremptoire qu'il avait employé avec moi.
Je réglai la note qui se montait à dix-neuf francs cinquante et demandai au garçon l'indicateur des chemins de fer.
A ce moment, Manzana voulut s'absenter.
—Un instant, dit-il, et je reviens...
—Pas du tout, lui dis-je... je vous accompagne...
—Mais, puisque je laisse ici mon chapeau et mon pardessus...
—Ils ne valent pas le Régent, mon cher... je serais refait...
Il n'insista pas, mais je vis bien qu'il était de plus en plus furieux.
Avait-il réellement l'intention de «filer à l'anglaise» comme Edith? Je ne le crois point, mais je n'étais pas fâché de lui donner une petite leçon.
Pour l'instant, je le tenais... c'était moi qui avais l'avantage, mais il fallait que je le conservasse, et jusqu'au bout.
Il était environ trois heures quand nous quittâmes le restaurant.
Que faire jusqu'au départ du train de Londres?
Manzana qui ne tenait guère, et pour cause, à se promener dans la rue, parlait déjà de se réfugier dans une brasserie... J'eus toutes les peines du monde à l'entraîner sur les boulevards extérieurs... sous prétexte de lui faire prendre l'air.
Tout en cheminant, nous causions, ou plutôt non, c'est moi qui causais, car Manzana n'était guère loquace.
Il était devenu morose et mâchonnait un cigare éteint. Il songeait évidemment à son revolver, à ce bon petit browning avec lequel il espérait me diriger à sa guise.
—Tiens, lui dis-je tout à coup, nous sommes à deux pas de votre domicile... Pourquoi n'attendrions-nous pas dans votre appartement l'heure du dîner... Il fait un froid de canard dans la rue et cette valise que je porte me coupe le bras.
—Je vous ai déjà dit, répliqua-t-il sèchement, que j'avais des raisons sérieuses pour ne pas retourner chez moi...
—Oui... vous avez peur...
—C'est possible...
—Auriez-vous peur de moi, par hasard?
Cette question lancée à brûle-pourpoint—un peu imprudemment, je l'avoue—amena sur le visage de Manzana un petit tressaillement.
Il me regarda fixement, les dents serrées, l'œil luisant et d'une voix grinçante, laissa tomber ces mots:
—Vous ne réussirez pas, mon cher, à m'attirer dans un guet-apens.
—Est-ce que vous devenez fou?
—Oui... oui... je sais ce que je dis.
—Je ne vous comprends pas...
—Moi... je me comprends, cela suffit...
Il jeta son cigare, bredouilla quelques mots que je n'entendis point, puis fit brusquement demi-tour.
—Ah! bien, dis-je, la vie va être gaie avec vous, si vous continuez ainsi à faire la tête... Vous n'avez pourtant aucune raison d'être mécontent. Il y a deux jours, vous étiez dans une purée noire et songiez peut-être au suicide, quand je suis apparu... pour vous offrir un diamant...
—Un diamant que nous ne placerons peut-être jamais!
—Certes, s'il n'y avait que vous pour le placer, nous aurions le temps de crever de misère. Heureusement que je suis là.
Mon associé eut un geste vague.
—Alors, dis-je, vous croyez que vous allez vous promener éternellement avec le Régent dans votre poche?
—J'en ai peur.
—Manzana, vous n'êtes pas raisonnable... car dans toute cette affaire, si quelqu'un a le droit de se plaindre, c'est moi. Comment, je vous apporte la fortune, je consens à partager avec vous le produit de mon travail et, au lieu de me remercier, de sauter dans mes bras, vous avez l'air de me traiter en ennemi. Ah! on a bien raison de dire que cette maudite question d'argent amène toujours la brouille entre les meilleurs camarades.
—Ne faites donc pas le bon apôtre... Est-ce que vous croyez que je n'ai pas deviné le fond de votre pensée?... Voyons... me prenez-vous pour un idiot?
—Mon cher, vous me prêtez là des sentiments qui me froissent, je vous l'assure... J'ai fait un pacte avec vous et je suis toujours prêt à tenir mes engagements...
—Oui, grogna Manzana... le revolver à la main...
—Que voulez-vous dire?
—Vous le savez aussi bien que moi.
—Mon cher, vous divaguez...
—Vraiment...
La conversation en resta là.
Nous étions arrivés en haut de la rue d'Amsterdam. La nuit tombait; un petit vent du nord soufflait sans interruption. Nous pressâmes le pas. Comme les passants étaient fort nombreux, à cette heure, et que nous risquions de nous trouver séparés, je repris le bras de Manzana.
—Ah! encore, fit-il d'un ton brutal... Vous avez donc peur que je m'envole?
—On ne peut pas savoir, mon cher...
—Alors, prenez-moi le bras gauche... pas le droit...
—Ah!...
—Oui, j'ai mes raisons pour cela.
—Comme vous voudrez, cher ami... un bras ou l'autre, cela n'a pas d'importance...
Manzana haussa les épaules et je remarquai, qu'à partir de ce moment, il tint obstinément sa main droite collée contre sa poitrine.
Il craignait évidemment que je ne cherchasse à lui subtiliser notre diamant. J'y avais déjà songé, mais je n'avais pas tardé à reconnaître que cette tentative serait impossible.
Ceux qui nous voyaient passer bras dessus, bras dessous, ne se doutaient certes pas que ces deux hommes, qui avaient l'air si fraternellement unis, n'attendaient qu'une occasion pour se jeter l'un sur l'autre.
Je jouissais intérieurement de la colère de Manzana et j'envisageais déjà l'avenir avec moins d'inquiétude. Manzana était maintenant mon prisonnier et c'est ce qui le mettait en rage.
Avouez que cet homme était réellement trop exigeant.
Heureusement que le hasard se charge toujours d'arranger les choses.
Comme nous longions la rue de Londres, Manzana me dit tout à coup:
—Au fait, pourquoi me conduisez-vous à la gare Saint-Lazare... c'est généralement par la gare du Nord que l'on se rend en Angleterre... Par Calais, le voyage est bien plus court...
—Evidemment, mais il est aussi moins sûr... Tous les malfaiteurs qui s'enfuient en Angleterre passent généralement par Calais, aussi cette ligne est-elle étroitement surveillée... Si j'étais seul, comme je n'ai rien à redouter, je partirais par le Nord, mais avec vous...
—Oui... vous êtes un petit Saint Jean et moi une affreuse canaille...
—Je ne vous l'aurais pas dit...
—Mais vous le pensez... c'est tout comme...
—Franchement, mon cher, que voulez-vous que je pense de vous après la petite scène des Champs-Elysées?... Et puis, ne m'avez-vous pas dit que vous vous attendiez à être arrêté?... Si vous croyez que cela m'amuse de voyager en compagnie d'un individu aussi compromettant que vous...
Manzana ne releva pas cette dernière phrase. Il se contenta de marmonner quelques injures. Je compris cependant que j'avais été un peu loin, aussi cherchai-je immédiatement à atténuer le mauvais effet produit par mes blessantes allusions:
—C'est votre faute, mon cher, si nous arrivons à nous dire des choses désagréables. Vous êtes, depuis quelques heures, d'une humeur de dogue...
—Ah! vous trouvez?
—Certes... et j'avoue que je ne m'explique pas ce brusque revirement de votre part. Je ne vous ai rien fait, en somme. Hier, vous disiez que j'étais votre Providence, et maintenant vous me traitez en ennemi...
Manzana fixa dans les miens ses yeux luisants:
—Je vous traite en ennemi, prononça-t-il lentement... parce que vous en êtes un et que vous cherchez à vous débarrasser de moi.
—Oh! quelle idée!...
—Je sais ce que je dis... mais, prenez garde... tâchez de ne pas me manquer, car moi, je vous préviens, je ne vous raterai pas... Vous m'avez chipé mon revolver, mais j'ai fort heureusement pour moi deux poings... et deux poings solides, je vous assure.
—Il ne tient qu'à vous de ne pas en venir à cette pénible extrémité... Oui, je vous ai pris votre revolver, je le confesse, mais si vous voulez raisonner un peu, mon cher, vous serez obligé de reconnaître qu'il n'était pas juste que l'un eût à lui seul tous les atouts dans son jeu. Vous aviez le diamant... Vous aviez aussi le revolver, c'était vraiment trop, vous en conviendrez. J'ai voulu tout simplement égaliser les chances. Tant que vous respecterez vos engagements, vous n'aurez rien à craindre, mais si, par malheur, vous tentiez de vous enfuir, ma foi, tant pis pour vous!... je vous brûlerais la cervelle sans hésiter.
—Et qui me prouve que vous n'avez pas l'intention de le faire, même si je respecte mes engagements?
—Oh! mon cher, je crois que vous me prêtez là vos propres sentiments... Vous ne me supposez tout de même pas assez bête pour risquer un coup pareil sans y être forcé. Le malheur a voulu que je tombe entre vos mains, mais je ne songe même plus à cela. Mon but est de me débarrasser du diamant le plus vite possible et de vous tirer ma révérence. Je ne suis pas gourmand, un petit million me suffira, et ne supposez pas que je convoite votre part... Vous, au contraire, et j'ai tout lieu de le croire, vous voudriez vous attribuer la totalité de la vente, mais cela ne sera pas... Je m'y opposerai par tous les moyens, même quand je devrais sacrifier ma liberté.
Manzana parut troublé par ce raisonnement et m'affirma la pureté de ses intentions, mais avec un gredin pareil, il fallait s'attendre à tout.
C'était maintenant la paix... la paix armée, à vrai dire, et j'avais lieu d'espérer que cette trêve se prolongerait assez longtemps pour me permettre de mener à bien—c'est-à-dire au mieux de mes intérêts—cette triste aventure.
Nous allâmes retenir deux places de coin pour le train du Havre qui partait à cinq heures; il était quatre heures un quart, nous avions donc quarante-cinq minutes devant nous. Nous en profitâmes pour aller manger un morceau sur le pouce, aux environs de la gare Saint-Lazare, car nous n'étions pas assez riches pour nous payer le luxe du wagon-restaurant.
X
LA JEUNE DAME EN DEUIL ET LES DEUX VIEUX MESSIEURS
Vingt minutes avant le départ du train, nous étions confortablement installés, l'un en face de l'autre, dans un wagon de première classe.
Le compartiment dans lequel nous nous trouvions était occupé par trois voyageurs seulement: deux vieux messieurs décorés et une jeune femme en deuil.
Ces trois personnes, je l'appris en cours de route, étaient ensemble et devaient descendre à Rouen.
Un peu après Mantes, à propos de je ne sais plus quoi, l'un des vieux messieurs adressa la parole à Manzana. Celui-ci répondit d'abord, par monosyllabes, et finit par donner libre cours à son habituelle faconde.
Il se présenta comme attaché d'ambassade, puis se mit à parler de la Colombie, du Venezuela, de l'Uruguay. A l'entendre, il avait là-bas d'immenses propriétés, employait plus de mille travailleurs et se proposait d'acheter prochainement plusieurs centaines d'hectares à la Guyane.
Les voyageurs l'écoutaient avec intérêt et l'un des vieux messieurs, qui était un peu sourd, s'était même rapproché pour mieux l'entendre.
Mis en verve par les exclamations admiratives de ses voisins, Manzana pérorait, pérorait, lançait de grandes phrases ronflantes et semblait prendre plaisir à s'écouter parler. Dans le but d'émerveiller ses auditeurs et surtout la jeune dame qui buvait ses paroles, il tira de sa poche plusieurs parchemins portant les en-têtes de diverses ambassades et exhiba des photos de personnages officiels sud-américains.
—Tiens, s'écria tout à coup l'un des vieux messieurs, voici un gentleman que je crois bien reconnaître...
—C'est un de mes meilleurs amis, le senor José de Ravendoz, président de la République de San-Benito... répondit Manzana, tout heureux d'étaler ses relations... Nous avons été élevés ensemble au collège de Ricuerdo...
Le vieux monsieur prétendit connaître très bien ce Ravendoz et ce fut pendant près de vingt minutes, entre Manzana et lui, un étourdissant dialogue auquel finirent par se mêler la jeune dame et l'autre voyageur.
Je ne sais si vous êtes comme moi, mais lorsque je suis préoccupé, je ne puis entendre les gens bavarder autour de moi...
Bien que sollicité à plusieurs reprises, j'avais répondu évasivement à mes compagnons de voyage et, comme ils insistaient pour avoir mon avis tantôt sur une question, tantôt sur une autre, je pris le parti de me renfoncer dans mon coin et de faire semblant de dormir.
Manzana continuait de discourir, entassant mensonges sur mensonges, heureux de se voir admiré par des gens de distinction.
Il s'était accoudé sur la banquette, dans une pose nonchalante, et ne se souciait pas plus de moi que d'une datte. Il apparaissait bien là sous son vrai jour et je pouvais l'étudier à loisir.
C'était un être vide, prétentieux, adorant la flatterie, mais d'un esprit très borné et d'une éducation douteuse.
Quel triste compagnon j'avais là, et comme il me tardait d'en être débarrassé!
A Rouen, nos compagnons de voyage prirent congé de nous.
Ce fut entre eux et Manzana un échange de politesses outrées. Mon associé, qui tenait décidément à passer pour un hidalgo, baisa galamment la main de la jeune femme et remit sa carte aux deux messieurs, en leur donnant rendez-vous à Monte-Carlo pour le mois suivant.
—Quel bavard vous faites, lui dis-je, lorsque les gêneurs eurent disparu...
—Mon cher, répondit Manzana, un homme du monde comme moi éprouve toujours un véritable plaisir à se retrouver avec des gens de sa condition.
—Merci du compliment, mais permettez-moi de vous dire que ces gens m'ont tout l'air d'affreux rastas... Les deux vieux messieurs, malgré leurs grands airs et leurs gestes arrondis, n'ont rien d'aristocratique... Il suffit de regarder leurs mains et leurs pieds... Quant à la femme, c'est tout simplement une petite grue...
Manzana devint pourpre:
—Une grue! s'écria-t-il... une grue la senora Mariquita de Rosario!... Vous êtes fou, mon cher... On voit bien que vous n'avez pas souvent fréquenté des femmes du monde...
—Possible; mais je suis assez physionomiste pour voir tout de suite à qui j'ai affaire... vous vous êtes tout simplement laissé empaumer par des aigrefins... et...
Je n'achevai pas. Une idée m'était soudain venue à l'esprit.
—Et le diamant? m'écriai-je... vous l'avez toujours, le diamant?
Manzana eut un sourire méprisant, mais porta malgré tout la main à la poche de son gilet.
—Oh... oooh! s'écria-t-il... c'est trop fort!... Ils...
Je m'étais précipité sur lui et le secouais par les épaules en hurlant:
—Ils vous l'ont pris, n'est-ce pas?... Nous sommes refaits!... vous vous êtes peut-être entendu avec eux, misérable!... Vite! vite! lançons-nous à la poursuite de ces bandits et je vous promets bien que si nous ne les retrouvons pas vous aurez affaire à moi... triple idiot! crétin! rastaquouère!
Le train qui s'était arrêté pendant cinq minutes se remettait en marche. Nous bondîmes dans le couloir, bousculant les voyageurs, nous frayant un chemin à coups de coude.
J'avais poussé Manzana devant moi et m'en servais comme d'un bélier pour dégager le passage.
Enfin, au risque de nous rompre le cou, nous sautâmes sur le quai, au grand effroi des employés.
Comme nous étions descendus presque à l'entrée du tunnel qui se trouve au bout du débarcadère, nous fûmes obligés de revenir sur nos pas pour gagner la sortie.
Là, je questionnai à la hâte un employé qui me regarda d'un air niais.
—Voyons! criai-je exaspéré... deux vieux messieurs... et une jeune femme... ils sont bien descendus ici... vous avez dû les voir?...
—Sais pas!... répondit l'homme avec un accent traînant... adressez-vous au bureau de renseignements, moi j'suis là pour recevoir les billets... m'occupe pas d'la tête des gens!...
Comprenant que je ne tirerais rien de ce butor, j'entraînai Manzana. Il avait maintenant perdu de sa belle assurance et se laissait conduire comme un enfant...
Devant la gare, il y a une petite place qui va en montant vers la ville.
Des fiacres archaïques avec des cochers rubiconds et malpropres stationnaient là dans l'attente des voyageurs. Quelques taxis qui avaient déjà été retenus disparaissaient les uns après les autres, mettant sur le sol des étincellements rapides.
—Parbleu! pensai-je, nos gredins ont pris un taxi... mais nous les retrouverons... dussions-nous bouleverser toute la ville...
Cependant, je restais là, planté devant la station de voitures, incapable d'une décision quelconque.
Pour une fois, Manzana eut une bonne idée.
—Nous n'avons qu'une chose à faire, dit-il, c'est de prendre une voiture et de nous faire conduire dans les principaux hôtels de Rouen... nous finirons bien par savoir où nos gens sont descendus...
La colère m'étouffait! Je n'étais plus maître de moi et j'avais envie d'étrangler mon compagnon.
Ah! si jamais je le retrouvais, le diamant, je me promettais bien de le garder pour moi seul et de faire ainsi payer à ce stupide Manzana les tortures que j'endurais à cause de lui...
Je le poussai dans un fiacre, après avoir jeté ces mots au cocher:
—Nous cherchons quelqu'un, menez-nous dans les grands hôtels de la ville.
—Bien, monsieur, répondit l'homme..., mais c'est qu'il y a beaucoup d'hôtels ici...
—Commencez par ceux de premier ordre...
—Compris.
Le fiacre partit à petite allure. Il était tiré par un pauvre cheval boiteux qui buttait à chaque pas et s'arrêtait, par instants, pour souffler. Dans la descente de la rue Jeanne-d'Arc, il accéléra un peu son train, mais nous n'allions guère plus vite que si nous avions suivi un convoi funèbre.
A toute minute, je passais la tête par la portière et stimulais le zèle du cocher par la promesse d'un bon pourboire. Il avait beau cingler sa rosse, nous n'avancions pas.
Et, dans mon exaspération, je déchargeais ma bile sur Manzana qui, blotti dans un coin de la voiture, me regardait d'un air ahuri...
Je lui prodiguais toutes les injures que je savais et parfois, pris d'une rage subite, je lui empoignais les bras et lui enfonçais mes doigts dans la chair.
Il ne disait rien... ce n'était plus un homme, c'était une vraie loque. J'allai même jusqu'à l'accuser d'être de complicité avec les rastas du wagon, mais je compris bientôt que cette accusation était ridicule. Il avait trop de raisons de tenir, lui aussi, au diamant, et il n'eût pas été assez naïf pour le partager avec trois personnes.
Il s'était laissé rouler, voilà tout!
Le fiacre s'arrêta enfin devant un hôtel situé au fond d'un jardin minuscule. Je me précipitai au bureau et interrogeai rapidement la caissière.
Les renseignements qu'elle me fournit furent des plus vagues. Elle avait vu beaucoup de monde dans la soirée, des jeunes gens, des vieillards, quelques femmes, mais aucun de ces voyageurs ne répondait au signalement que j'en donnais.
Nous visitâmes encore cinq hôtels. Partout ce furent les mêmes réponses ambiguës, jetées d'un ton sec, désagréable, et quand sonnèrent deux heures du matin, nous n'étions pas plus avancés qu'à notre sortie de la gare.
Comme nous ne pouvions garder le cocher toute la nuit, je le fis stopper sur la place de la Cathédrale et demandai ce que je lui devais.
—C'est dix-huit francs, répondit-il... et le pourboire en plus.
Je me fouillai, mais au moment où j'introduisais la main dans la poche de côté de ma jaquette, un petit frisson me courut le long des reins... Mon portefeuille avait disparu!
Ceux qui avaient dérobé le diamant à Manzana avaient aussi pris mon portefeuille!
J'eus la présence d'esprit de ne rien laisser paraître de mon trouble en présence du cocher. Tirant de ma poche un papier quelconque, je dis avec aplomb:
—Avez-vous la monnaie de cinq cents francs?
Le bonhomme roula des yeux effarés.
—Non?... fit-il... Vous croyez comme cela que l'on se promène avec la monnaie de cinq cents francs.
—Où pourrait-on en faire?
—Nulle part... tout est fermé maintenant...
Et, comme je demeurais indécis:
—Votre ami a peut-être de la monnaie, lui?...
—Non... répondit Manzana, je n'en ai pas...
Le cocher s'impatientait:
—Oh! vous savez, cria-t-il, faut pas m'la faire, j'connais l'coup. Vous m'devez dix-huit francs, plus le pourboire... payez-moi... ou venez avec moi au poste de police...
—C'est cela, dis-je... allons au poste... est-ce loin d'ici?
—Non, là, à deux pas... place de l'Hôtel-de-Ville. Nous remontâmes en voiture, Manzana et moi. Le cocher fouetta son cheval.
—Vraiment, questionna mon associé en se penchant à mon oreille, vous avez un billet de cinq cents francs?
—Vous ne voyez donc pas que c'est de la frime?... Mon billet de cinq cents francs est une simple feuille de papier... Je suis sans un sou... vos amis m'ont dévalisé.
—Comment! vous aussi!... Mais alors, qu'allons-nous dire en arrivant au poste?
—Vous pensez bien que nous n'allons pas être assez stupides pour y aller... Ouvrez doucement la portière de votre côté, moi je vais faire de même... La voiture va assez lentement pour que nous puissions sauter à terre sans danger... Attention!... y êtes-vous?
Nous arrivions, à ce moment, au coin d'une rue obscure. Nous quittâmes le fiacre si prestement et avec une telle légèreté que le pauvre cocher ne s'aperçut point de notre disparition. Quand le brimbalement des portières que nous avions laissées ouvertes l'avertit enfin de notre fuite, il poussa un juron formidable, mais nous étions déjà loin.
Après avoir couru pendant environ un quart d'heure, en faisant le plus de détours possible, nous nous trouvâmes sur les quais. Il tombait une pluie glaciale et le vent qui soufflait par bourrasques faisait clignoter la flamme des réverbères.
Nous nous mîmes à l'abri derrière un hangar et bientôt un douanier, qui nous prit sans doute pour des chapardeurs, nous chassa en nous accablant d'injures. Nous tentâmes de nous réfugier sous la porte d'un dock qui était demeurée entr'ouverte, mais un veilleur de nuit nous reçut comme des chiens errants.
Enfin, grâce à la complaisance d'un employé de chemin de fer, nous trouvâmes un refuge dans un wagon réformé que l'on avait commencé à démolir. Une partie de la toiture en avait été enlevée et il faisait dans cette roulotte un froid sibérien. Manzana et moi nous blottîmes dans la paille et attendîmes ainsi le jour...
Je ne sais à quoi songeait mon compagnon, mais moi, je sais que je fis, cette nuit-là, de bien tristes réflexions.
Lorsque l'on est malheureux, comme je l'étais, le moindre souvenir vous attriste et l'on a envie de pleurer en se rappelant les heures heureuses que l'on a vécues autrefois. Je me revoyais à Ramsgate, tranquille, la poche bien garnie, à la suite d'une opération fructueuse, flirtant avec Edith que j'avais rencontrée au «Royal Oak». Puis nous partions pour Paris. C'était alors la lune de miel, de longues soirées d'amour devant un bon feu de bois, la vie joyeuse, les rêves sans fin que forment les amoureux... Je me souvenais aussi, avec une émotion délicieuse, de la nuit où je m'étais emparé du Régent et, je me mis à pleurer à chaudes larmes en songeant à ces deux disparus: Edith et le diamant...
Manzana essaya de me consoler, mais je le rembarrai si brutalement qu'il ne dit plus un mot.
Parfois, je l'injuriais sans mesure, puis, le voyant aussi malheureux que moi, je finissais par m'apitoyer sur son compte.
C'était là, je le reconnais, de la pitié bien mal placée, mais on a pu remarquer, au cours de ce récit, que je suis, à certaines heures, d'une sensibilité exagérée.
Quand parut le jour, un jour terne, maussade, mon compagnon et moi nous nous concertâmes. Nous allions rôder aux abords des hôtels; peut-être aurions-nous la chance d'y rencontrer un de nos voleurs. Nous irions aussi dans les gares, à l'heure du départ des trains, mais nous nous écarterions avec prudence de tout véhicule conduit par un cocher rubicond et traîné par une rosse clopinante.
De dix heures du matin à midi, nous errâmes par les rues, l'estomac vide, les jambes molles, et je songeais déjà à vendre le revolver de Manzana, quand mon attention fut attirée soudain par un individu qui marchait devant nous... Il me semblait avoir déjà vu cette «charpente»-là quelque part...
J'allais devancer l'homme afin d'apercevoir son visage quand une occasion s'offrit qui me permit de l'examiner à loisir. Il entra chez un bijoutier et, dès qu'il se présenta de profil, je le reconnus.
C'était l'un des vieux messieurs de la veille.
Ah! décidément, cette fois encore, le hasard faisait bien les choses!
Le drôle était probablement venu dans cette boutique pour s'assurer, auprès du marchand, que le diamant n'était pas en toc.
—Vite! dis-je à Manzana... faites comme moi, baissez votre chapeau sur vos yeux... s'il nous reconnaît tout est perdu.
Postés tous deux au coin de la devanture, nous ne perdions pas un des gestes de notre voleur. Nous le vîmes tirer quelque chose de sa poche, le développer et le présenter au bijoutier qui eut une exclamation de surprise. Parbleu! il n'avait pas souvent vu des diamants comme le Régent. Il le regarda à la loupe, puis le posa sur une petite balance de cuivre, hocha longuement la tête et finalement le rendit au vieux monsieur.
Celui-ci replaça le Régent dans le petit sac que l'on connaît, puis s'entretint un moment avec le bijoutier. Il cherchait évidemment à expliquer comment il se trouvait en possession d'une telle pierre précieuse...
J'eus à ce moment l'idée de faire irruption dans la boutique, en compagnie de Manzana, de me donner comme inspecteur de la Sûreté, d'arrêter l'homme et de saisir le diamant, mais je compris tout de suite que cette façon de procéder n'amènerait pas le résultat que j'en attendais. Le marchand nous accompagnerait pour servir de témoin et, au commissariat, on confisquerait l'objet. Nous ne serions pas plus avancés que devant.
—Attention! dis-je à Manzana... ouvrez l'œil... nous allons filer cet individu-là quand il va sortir, mais n'oubliez pas que si nous le laissons échapper, si nous perdons sa piste, nous perdons aussi notre diamant.
—Soyez tranquille... il ne nous échappera pas...
Et mon compagnon traversa rapidement la rue.
L'homme était maintenant sur le pas de la porte. Il causait avec le bijoutier, et je remarquai que celui-ci semblait chercher quelqu'un, un agent probablement, afin de lui signaler le particulier, mais en province, comme à Paris, quand on a besoin d'eux, les agents ne sont jamais là.
Je m'étais tourné à demi pour que le vieux monsieur ne pût me reconnaître. Quand enfin il quitta le bijoutier, je fis à Manzana un signe d'intelligence et me lançai sur les traces de notre voleur.
Le filou marchait d'un bon pas et il me parut que, pour un vieillard, il avait le jarret joliment élastique. Il descendit la rue Grand-Pont, tourna à droite, s'arrêta un instant pour acheter des journaux, puis s'installa sur le quai de la Bourse, à la terrasse d'un café.
Manzana et moi, nous nous dissimulâmes derrière un kiosque.
—Je crois que nous le tenons, dis-je.
—Oui, répondit mon associé, mais nous ne pouvons nous jeter sur lui, en plein jour. Si encore nous savions à quel hôtel il est descendu.
—Nous le saurons bientôt, soyez tranquille.
Un quart d'heure s'écoula. Notre gredin lisait toujours son journal, mais il devait certainement attendre quelqu'un, car, de temps à autre, il jetait un rapide coup d'œil dans la direction de la Bourse.
Déjà, cela était visible, il commençait à s'impatienter, quand une femme s'approcha vivement de lui.
—Voici votre senora, dis-je à Manzana.
—Oui... oui, je l'ai bien reconnue... la garce!...
Dès que la jeune femme se fut assise, notre individu se mit à lui expliquer quelque chose, en lui parlant à l'oreille. Il lui racontait évidemment la visite qu'il venait de faire au bijoutier et ce que celui-ci lui avait dit.
Je m'étonnai cependant de ne pas voir arriver l'autre vieux monsieur, celui qui, la veille, avait entamé la conversation avec Manzana. Sans doute était-il parti en expédition, car ces gens que je considérais maintenant comme des bandits étaient des confrères... des cambrioleurs comme moi.
Je devais même reconnaître qu'ils étaient très habiles et, en toute autre circonstance, j'aurais eu pour eux de l'admiration. Leur façon de travailler, quoique différant sensiblement de la mienne, n'en était pas moins très ingénieuse. Ils exerçaient probablement depuis longtemps, bien qu'ils ne fussent pas aussi vieux qu'ils s'efforçaient de le paraître. Ils avaient dû, pour inspirer plus de confiance, se coller une perruque et une barbe blanches, car rien n'impose le respect comme un vieillard à la chevelure de neige, décoré de la Légion d'honneur, même lorsqu'il s'est, de son propre chef, décerné cette haute distinction.
La foule est gobeuse, elle aime ce qui est vénérable et ne se méfie presque jamais d'un vieux monsieur décoré.
Quant à moi, ma façon de travailler est tout autre, je crois l'avoir déjà dit. Au lieu d'arborer des complets extravagants et des cravates multicolores, je préfère une mise simple et modeste qui permet de passer partout sans être remarqué.
Ne pas être remarqué, c'est aussi une force, et je crois l'avoir suffisamment prouvé.
Tout en me livrant à ces réflexions cambriolo-philosophiques, je ne quittais pas de l'œil mon voleur et la jeune femme qui était assise à côté de lui. Cet homme portait ma fortune sur lui et j'étais prêt à tout tenter pour la lui reprendre... à tout, même au crime... Il est vrai que je pourrais, pour ce qui était de cette dernière solution, avoir recours à Manzana qui ne devait pas être un novice en la matière, si je m'en référais à l'opinion de la dame au manteau de loutre, entrevue aux Champs-Elysées.
XI
OU JE ME DÉCIDE A BRUSQUER LES CHOSES
Lorsque le vieux monsieur et la jeune dame se levèrent, je fis un signe à Manzana et nous leur emboitâmes le pas.
Ils n'allèrent pas loin. A cinquante mètres du café se trouve l'hôtel d'Albion. Ils y entrèrent.
La «filature» devenait difficile, car nous ne pouvions, Manzana et moi, sales comme nous l'étions, pénétrer dans le hall où l'on apercevait un domestique en culotte courte, raide et grave comme un bonhomme en cire.
J'eus par bonheur une inspiration. Roulant à la hâte mon mouchoir dans un journal, je confectionnai un petit paquet que je tins ostensiblement à la main, et me précipitai vers le bureau de l'hôtel, en disant:
—C'est bien le locataire du 21 qui vient de rentrer avec une jeune femme, n'est-ce pas?... J'ai là quelque chose pour lui...
—Non, répondit d'un ton maussade une vieille caissière aux cheveux acajou, ce n'est pas le no 21 qui vient de rentrer... C'est le 34... vous faites erreur... En tout cas, si vous avez un paquet à remettre au 21, laissez-le à la caisse.
—Merci, dis-je, en esquissant un gracieux sourire, je reviendrai.
Manzana m'attendait devant la porte.
—Eh bien? demanda-t-il.
—Eh bien... j'ai déjà une indication... Je sais quel est le numéro de la chambre de notre voleur... c'est le 34...
—Et son nom?...
—Je l'ignore... mais qu'importe? Du moment que je sais où trouver l'homme...
—Vous avez l'intention de vous introduire chez lui?
—Mais... oui... et avec vous, je suppose.
—C'est grave cela...
—Et la perte de notre diamant, croyez-vous que ce ne soit pas plus grave?
—Certes... mais le coup est dangereux à tenter... encore plus dangereux à réussir.
—Nous tâcherons de ne pas le manquer... Voyez-vous une autre solution?
—Pour le moment, non...
—Il n'y en a pas d'autre, allez...
—Et nous essayerions cela en plein jour?
—Oui, ce serait préférable...
—Et si nous sommes pris?
—On ne nous prendra pas...
—J'admire votre confiance... mais si cependant cela arrivait?
—Nous perdrions notre diamant, mais nous ne serions pas inquiétés... Au contraire, on nous adresserait des félicitations.
Manzana ouvrait des yeux larges comme des hublots.
—Je ne vous comprends plus.
Je fouillai dans ma poche et en tirai un carré de carton que je tendis à mon associé.
—Une carte d'agent de la Sûreté, fit Manzana stupéfait... Ce n'est pas à vous, je suppose?...
—Bien sûr... je l'ai prise à un grand dadais de policier qui habitait, à Paris, la même maison que moi...
—Ah! très bien... et vous allez vous servir de cette carte pour pénétrer chez notre voleur?
—Peut-être.
—Mais moi?...
—Vous?... vous êtes mon collègue... Du moment que je montre ma carte, cela vous dispense d'exhiber la vôtre...
—Parfait... et ensuite?
—Ensuite... ensuite!... je ne sais pas moi... tout dépendra des circonstances... il est bien difficile, dans ces sortes d'affaires, de prévoir comment cela tournera... Je n'ai qu'une crainte.
—Laquelle?
—C'est que le patron de l'hôtel ne nous fasse accompagner à la chambre 34.
—Vous devez vous y attendre...
—Cela gâterait tout...
—Et si nous arrêtions l'homme quand il sortira?
—Non, c'est stupide ce que vous proposez là... La foule s'amasserait, nous serions obligés d'aller au poste... là, on fouillerait notre voleur et le diamant serait confisqué.
—Alors, si nous abordions carrément le type dans la rue en le menaçant, s'il ne nous rend pas le diamant, de le conduire au commissariat.
—Toujours la même chose, mon cher... Au bruit de la discussion des gens nous entoureraient et l'affaire serait manquée...
—Il faudrait pincer ce vilain individu, le soir, dans une rue déserte.
—Oui, mais nous n'aurons pas cette chance, croyez-le.
Tout en parlant, nous faisions les cent pas devant l'hôtel.
—Ma foi, dis-je... risquons le coup maintenant; nous allons bien voir... vous êtes prêt à me seconder?
—Il le faut bien, puisque nous sommes associés.
—Oh! ne me le faites pas à l'association, n'est-ce pas? Vous voulez votre diamant... moi aussi, et si nous le retrouvons, j'espère que, cette fois, vous ne chercherez plus à me l'enlever.
—Mon cher Pipe, je vous le jure...
—Et vous me le laisserez? C'est moi qui en aurai la garde.
—Voilà déjà que vous voulez tirer toute la couverture à vous...
—J'ai bien le droit de me méfier après ce qui est arrivé... Si j'avais eu le diamant dans ma poche, nous n'en serions point où nous sommes...
—C'est peut-être vrai... mais avouez que le diamant et le revolver, c'était vraiment trop pour vous et pas assez pour moi... Tenez, je vais vous proposer une combinaison... Si nous avons la chance de rentrer en possession de notre Régent, nous le porterons sur nous, à tour de rôle, une semaine chacun, mais celui qui en aura la garde cédera le revolver à l'autre, est-ce entendu?
—Moi, je vais vous proposer autre chose. Dès que nous aurons trouvé quelque argent, et nous y arriverons sûrement là-bas, en Angleterre, nous louerons un coffre-fort dans une banque et y déposerons notre diamant, dans une boîte cachetée; mais il sera bien convenu avec le directeur de la banque, que nous ne pourrons retirer notre dépôt que tous les deux ensemble et en présence d'un employé... Comme cela, nous vivrons au moins tranquilles et ne serons pas continuellement à nous épier comme deux Peaux-Rouges sur le sentier de la guerre.
—Ma foi, répondit Manzana, si vous voulez mon avis, je préfère encore la première solution.
—Soit, accordai-je. C'est convenu...
—Vous voyez qu'entre gens raisonnables, on finit toujours par s'entendre.
—Mais oui... mais oui, j'en étais persuadé.
J'ignorais quelles étaient réellement les intentions de Manzana, mais je savais bien que, moi, j'étais fermement décidé à lui enlever de force ce que je considérais comme mon bien. Lui, de son côté, devait avoir la même idée.
En somme, nous avions discuté en pure perte; nous avions cherché à bluffer l'un et l'autre, mais nous restions sur nos positions.
J'ajouterai qu'à la minute où avaient lieu ces pourparlers, j'étais prêt à céder sur tous les points, car pour le coup de force que nous allions tenter, j'avais absolument besoin de Manzana.
Nous nous serrâmes la main.
—Allons, dis-je, de l'audace!
—Comptez sur moi, répondit mon associé.
—Si personne ne nous accompagne à la chambre 34, nous entrons, je menace le voleur avec mon revolver, pendant que vous vous jetez sur la femme et la bâillonnez... Ensuite vous faites subir la même opération à l'homme, nous le ligotons et le fouillons aussitôt.
—Je vous ferai remarquer que dans cette entreprise, c'est moi qui aurai la partie la plus difficile.
—Si j'avais votre musculature, mon cher, j'assumerais volontiers cette tâche. Maintenant, réfléchissez bien... Si vous avez peur, dites-le...
—Peur?... moi... allons donc... Une fois que j'y serai, vous verrez... le tout est de se mettre en train, mais attention, pas de blagues, hein? Si vous voyez, du premier coup, que l'affaire ne colle pas, ne commettez point d'imprudence.
—Soyez tranquille, je n'opérerai qu'à bon escient.
—Oui, je vois que vous avez bien tout combiné, tout prévu. Cependant permettez-moi de vous faire observer que vous avez oublié une chose.
—Ah! et laquelle?
—Vous avez supposé que l'on vous ouvrirait, dès que vous auriez frappé... et si notre homme, qui doit être un malin, se méfiait de quelque chose et refusait d'ouvrir, que feriez-vous?
—Alors, nous trouverions une autre combinaison... nous attendrions qu'il sorte et, dès qu'il paraîtrait, nous le repousserions aussitôt dans la chambre en lui mettant le revolver sous le nez.
—Et s'il a aussi un revolver?
—On n'a pas pour habitude de sortir d'un appartement avec une arme à la main... Croyez-m'en, mon cher Manzana, ne nous livrons pas d'avance à des suppositions qui finiraient par émousser notre courage... Allons-y carrément, comme si nous étions de vrais agents de la Sûreté... La chose la plus fâcheuse qui puisse nous arriver, je vous l'ai déjà dit, c'est que nous soyons obligés d'aller au poste et de voir notre diamant passer de la poche de notre voleur dans celle du commissaire... et encore, peut-être bien que je trouverais un truc pour le ravir au commissaire.
—Vous avez réponse à tout... eh bien essayons... Je suis votre homme.
Nous pénétrâmes dans le hall de l'hôtel et, à notre grande surprise, personne ne s'avança à notre rencontre pour nous demander ce que nous désirions.
Froidement, je traversai le vestibule et m'engageai dans l'escalier en compagnie de Manzana.
Au premier étage, je consultai la liste des numéros. Le 34 se trouvait justement sur le palier où nous étions.
—Cela va trop bien, pensai-je.
Et je me sentis envahi par une indéfinissable inquiétude. J'écoutai, pendant quelques instants. Un homme toussa dans la chambre où je m'apprêtais à pénétrer. Je tirai mon revolver, fis un signe à Manzana et frappai légèrement à la porte.
—Entrez, dit une voix enrouée.
J'entrai en coup de vent, le revolver à la main. Mais, à ma grande surprise, au lieu de me trouver en présence du vieux monsieur que je croyais bien rencontrer, j'étais en face d'un homme de quarante ans environ, très blond et le visage entièrement rasé.
J'allais me retirer, en m'excusant comme je pourrais, quand Manzana s'écria tout à coup:
—Allez-y!... allez-y!... c'est lui, je le reconnais!
En effet, moi aussi, je venais de reconnaître mon voleur... Au lieu d'avoir les cheveux blancs, il était blond et la barbe vénérable qu'il arborait la veille avait disparu, mais ce qu'il n'avait pu changer, c'étaient ses yeux, deux yeux noirs étranges et brillants dont l'un était un peu plus petit que l'autre.
D'ailleurs, si j'avais pu conserver encore quelques doutes, la jeune femme de la veille se fût chargée de les dissiper, car elle venait soudain de sortir du cabinet de toilette attenant à la chambre.
J'avais refermé la porte et je tenais mon arme braquée sur notre voleur. Je remarquai aussitôt que cet individu ne brillait point par le courage. Il me regardait avec un effarement ridicule et tremblait comme un chien mouillé.
Déjà mon associé s'était jeté sur la femme, l'avait bâillonnée avec une serviette et roulée dans une couverture dont il avait solidement noué les deux extrémités.
—A celui-là, maintenant! commandai-je.
Manzana, avec une habileté qui dénotait une longue pratique, bâillonna également l'homme et lui attacha bras et jambes avec les embrasses des rideaux.
Nous étions maîtres de la situation. Notre premier soin fut de fouiller le drôle, mais nous eûmes beau explorer ses poches, nous ne trouvâmes sur lui qu'un portefeuille dont je m'emparai, un porte-cigares en acier bruni et un trousseau de clefs.
Parbleu! le gredin avait dû cacher le diamant dans sa valise. Nous ouvrîmes celle-ci, mais nous eûmes beau tourner et retourner tout ce qui s'y trouvait, nous ne découvrîmes absolument rien.
Et pourtant, j'étais bien sûr que le misérable, lorsqu'il était rentré à l'hôtel, avait le diamant dans sa poche.
Où l'avait-il caché?
Je le fouillai de nouveau, regardai même dans ses bottines, le palpai en tous sens, mais rien!
Manzana, qui suivait cette opération avec un intérêt que l'on devine, me souffla tout à coup:
—Il l'a sans doute «refilé» à la femme.
Nous démaillotâmes cette dernière, mais au moment où je commençais à explorer les poches de sa jupe, quelqu'un frappa à la porte trois petits coups rapides.
Nous demeurâmes immobiles, retenant notre respiration. On frappa encore une fois, et une grosse voix demanda: «Ludovic... êtes-vous là?»
Quelques secondes s'écoulèrent, puis le visiteur n'obtenant pas de réponse—et pour cause—se décida à s'en aller.
Nous l'entendîmes descendre l'escalier, et quand le bruit de ses pas se fut éteint tout à fait, je continuai ma «fouille».
Peut-être n'y mis-je point toute la réserve qu'un gentleman doit observer à l'égard d'une femme, mais bien m'en prit, car je découvris enfin, cousu à la jarretelle de la dame le petit sac en peau de daim qui contenait le diamant.
Après m'être assuré que c'était bien mon Régent qui était enfermé dans ce sac, je glissai celui-ci dans la poche de mon gilet, aidai Manzana à reficeler la «senora», et nous nous dirigeâmes vers la porte.
Je reconnais qu'à ce moment mon cœur battait une furieuse chamade et j'aurais bien donné dix ans de ma vie pour être dehors.
Nous écoutâmes. Un petit craquement nous fit tressaillir et nous crûmes un moment que quelqu'un se tenait en arrêt, derrière la porte. Ce fut ensuite le martèlement rapide et léger d'une bottine de femme sur le tapis du couloir, puis le pas lourd d'un homme qui descendait l'escalier.
En bas, on entendait un tintement de verres et d'assiettes et parfois la sonnerie tremblotante du téléphone qui couvrait tous les bruits.
Je jetai un coup d'œil sur nos deux «victimes»: elles n'avaient pas bougé de place et je me demandai si leurs bâillons ne les avaient pas étouffées.
Pris d'un remords, je m'approchai doucement de l'homme. Il respirait à peu près normalement. Quant à la femme, son souffle était imperceptible et je constatai qu'elle était évanouie. Je desserrai un peu la serviette qui lui comprimait le visage, puis revins près de la porte devant laquelle Manzana se tenait accroupi. Je lui touchai l'épaule, il se retourna et nous nous consultâmes du regard. Il eut un petit signe de tête affirmatif et tourna doucement la clef.
Deux secondes après, nous étions dans le couloir. Il était absolument désert. Sans nous presser, de l'air de deux paisibles voyageurs à la conscience tranquille, nous nous engageâmes dans l'escalier.
Au moment où nous atteignions les dernières marches, un vieux monsieur que nous reconnûmes parfaitement, arrivait, accompagné d'un garçon d'hôtel, et nous l'entendîmes qui disait: «Ce n'est pas naturel... Je vous dis qu'ils sont dans leur chambre, je les ai entendus remuer.»
J'avais, rapidement, en apercevant le vieux monsieur, tourné la tête du côté de la muraille et Manzana avait porté la main à son visage.
Cette précaution était, je crois, bien inutile, car le voyageur n'eut même pas l'air de nous remarquer.
Nous traversâmes à pas comptés le vestibule encombré de bagages et de porteurs, mais une fois dehors, nous nous mîmes à courir comme des fous, dans la direction d'un pont, et cinq minutes après, nous étions de l'autre côté de la Seine.
Alors, seulement, nous respirâmes et, ce fut plus fort que nous, nous nous mîmes à rire aux éclats. Une grosse dame qui passait se figura sans doute que nous nous moquions d'elle et nous traita d'insolents en nous décochant un regard indigné, mais nous ne crûmes pas nécessaire de nous excuser. Nous engageant rapidement dans une rue bordée de docks et de magasins, nous pûmes enfin échanger nos impressions.
—Hein? me dit Manzana, je crois que cela a été bien joué.
—Supérieurement, mon cher... et je tiens à vous adresser tous mes compliments pour la façon merveilleuse dont vous avez bâillonné et ficelé nos voleurs... Sans vous, je le reconnais, je n'aurais pu mener à bien cette petite expédition.
—Bah! J'ai fait ce que j'ai pu... Il ne s'agissait pas de lambiner... nous jouions notre liberté.
—Et notre fortune...
—Oui... et notre fortune... mais je crois qu'il serait bon de nous tenir sur nos gardes, car la police va s'occuper de cette affaire et commencer une enquête...
—Evidemment... A Paris ce petit drame passerait presque inaperçu, mais ici, il va prendre des proportions colossales. La ville va être sens dessus dessous...
—Que comptez-vous faire?
—Mais partir et le plus vite possible encore...
—Et de l'argent?
—Attendez... nous en avons peut-être...
Et, tirant de ma poche le portefeuille que j'avais dérobé à ma «victime», je me mis à l'explorer rapidement.
Hélas!... il ne contenait en tout et pour tout qu'un billet de cinquante francs!
—C'est maigre! fit Manzana... Quels purotins que ces gens-là... Et pourtant, ça en faisait des manières! on aurait dit qu'ils étaient les fils d'un nabab! après tout, c'était sans doute l'autre qui avait la galette, vous savez, celui qui est venu frapper à la porte...
—Peut-être... En ce cas, il est fâcheux que nous ne soyons pas tombés aussi sur lui... Mais dites donc, mon cher, je ne sais si vous êtes comme moi, j'ai l'estomac dans les talons... Allons déjeuner... nous verrons ensuite à quitter la ville.
Un caboulot portant comme enseigne «Aux Débardeurs» étalait devant nous sa façade malpropre, aux glaces étoilées. Nous y entrâmes et nous fîmes servir à une petite table, mais à peine fûmes-nous assis que je regrettai d'avoir choisi ce restaurant de cinquième ordre. Les gens qui étaient là nous regardaient avec étonnement.
Nous mangeâmes, néanmoins, sans nous presser, un brouet infect que nous arrosâmes d'un cidre sur, puis nous nous levâmes. La salle était à ce moment presque vide. Seuls, quatre ou cinq pochards attablés devant une bouteille d'eau-de-vie jouaient aux cartes en s'injuriant comme des portefaix qu'ils étaient.
Je me présentai au comptoir où trônait une grosse commère au visage couperosé et lui demandai combien je lui devais. Elle jeta un coup d'œil sur la table que nous venions de quitter, fit un rapide calcul et répondit:
—C'est six francs huit sous.
Je lui tendis le billet de cinquante francs. Elle le prit, le retourna un moment entre ses doigts, l'examina devant la fenêtre, puis s'écria soudain en me foudroyant du regard:
—Il est faux, votre billet!
Il ne nous manquait plus que cela. Que pouvions-nous faire? discuter? cela n'eût avancé à rien.
Je compris que le plus sage était de battre en retraite. Manzana était déjà dehors, moi, tout près de la porte. Avec la rapidité d'un zèbre poursuivi par un chasseur, je m'élançai dans la rue et pris ma course vers les quais, suivi de mon associé.
Avant que la grosse débitante fût revenue de sa surprise et eût pu lancer quelqu'un à notre poursuite, nous avions disparu parmi l'encombrement des barriques et des balles de coton arrimées sur le port. Néanmoins, comme nous ne nous sentions pas en sûreté au milieu des débardeurs et des calfats qui allaient et venaient, nous enfilâmes une rue, puis une autre, marchâmes pendant près d'une heure, et nous arrêtâmes enfin devant un jardin public.
—Entrons là, dis-je à Manzana.
XII
LA FACHEUSE NUIT
Une large allée sablée, bordée de plantes exotiques, s'ouvrait devant nous et aboutissait à un grand bâtiment blanc flanqué à droite et à gauche d'énormes caisses peintes en vert où s'obstinaient à pousser des arbustes rachitiques. Un parc avec des parterres de fleurs d'hiver s'étendait à perte de vue, bordé dans le fond par une ligne d'arbres géants. Un bassin parsemé de nénuphars miroitait au soleil; des enfants accompagnés de leurs nounous jouaient sur le sable devant une rotonde garnie de bancs et de chaises.
Un grand écriteau placé au coin d'une allée nous apprit que nous étions au Jardin des Plantes de Rouen.
—Je crois, murmura mon compagnon, que l'on ne viendra pas nous chercher ici...
—Je ne le pense pas... Asseyons-nous donc un peu au soleil pour nous reposer.
Un banc était libre: nous y prîmes place et, tout en laissant errer notre regard sur les pelouses et les massifs de fusains, nous envisageâmes froidement la situation.
—Nous ne pouvons retourner en ville, dis-je à Manzana.
—Bah! et pourquoi? Rouen est vaste et c'est encore là que nous serons le plus en sûreté. Que voulez-vous que nous fassions par ici? Nous sommes en pleine campagne et nous ne tarderons pas à être remarqués. D'ailleurs, vous avez assez d'expérience pour savoir que c'est dans les villes que les gens comme nous arrivent le mieux à se débrouiller...
—Vous oubliez que nous avons plusieurs ennemis à nos trousses; d'abord le cocher que nous avons si brusquement lâché, ensuite la débitante qui doit promener partout le faux billet de cinquante francs et enfin «nos victimes» de l'hôtel d'Albion... Vous supposez bien que cette dernière affaire a dû s'ébruiter...
—C'est vrai, mais personne ne nous a vus. Qui donc nous accusera? Nos voleurs?... Ils ne peuvent donner de nous qu'un vague signalement... Nous n'avons à craindre que le cocher et la marchande de vins, mais il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que nous ne les rencontrions pas...
—La marchande de vins, possible, mais le cocher? Vous pensez bien qu'il doit traîner par toute la ville avec son affreuse guimbarde.
—Il est assez facile de l'éviter... D'ailleurs, s'il nous apercevait, nous aurions le temps de nous enfuir avant qu'il nous ait désignés à un agent...
—Vous devenez tout à fait optimiste, mon cher.
—Ma foi, cela ne vaut-il pas mieux que de voir tout en noir?
—Certes, répliquai-je, et il est probable que je serais dans le même état d'esprit que vous, si j'avais seulement deux petits billets de cent francs en poche, mais ce qui m'inquiète, ce qui me désespère, c'est cette maudite question d'argent!...
—Il est vrai que c'est assez inquiétant... mais pour résoudre cette question-là, vous êtes sans contredit bien plus habile que moi...
Je ne relevai pas l'allusion.
Il y eut un assez long silence entre nous. Ce fut Manzana qui le rompit.
—Tout cela, dit-il, ne doit pas nous faire oublier nos conventions.
—Quelles conventions?
—Comment!... vous ne vous en souvenez déjà plus?
—Expliquez-vous.
—Eh bien, n'avait-il pas été entendu que si nous retrouvions le diamant nous en aurions la garde à tour de rôle... or, c'est vous qui l'avez en ce moment... Vous le garderez donc une semaine, mais moi, je dois avoir le revolver...
—Ah! c'est vrai, je n'y pensais plus... Oui, vous avez raison, mon cher, ce qui est convenu est convenu... je ne me dédis jamais... Voyons, nous sommes aujourd'hui jeudi... je garderai donc le diamant jusqu'à jeudi prochain...
Et tout en parlant, je manipulais doucement le revolver qui était dans la poche de mon pardessus.
—Oui... oui, mon cher associé, vous avez parfaitement raison... il ne doit plus y avoir aucune contestation entre nous... vous avez droit au revolver... le voici!
Manzana prit l'arme que je lui passai d'un geste discret et l'enfouit précipitamment dans la poche gauche de sa jaquette.
Juste à ce moment, un vieux monsieur vint s'asseoir à ma droite sur le banc. Il était vêtu d'une longue redingote noire montante que recouvrait un ample pardessus et coiffé d'un chapeau de feutre aux bords rigides.
Je vis tout de suite que c'était un pasteur anglais et, sous un prétexte quelconque, j'engageai la conversation avec lui dans ma langue natale.
Comme tous les clergymen, il était très bavard et ne tarda pas à se lancer dans de longues dissertations sur la corruption des mœurs et la navrante mentalité de la jeunesse d'aujourd'hui.
Je l'écoutais d'un air recueilli et approuvais de la tête chaque fois qu'il s'interrompait pour me donner le temps de savourer toute la justesse de ses paroles.
Je lui servis d'auditeur pendant environ trois quarts d'heure, mais comme il devenait passablement rasoir, et que le froid commençait à pincer dur, depuis que le soleil avait disparu, je pris congé du brave Révérend avec une onctueuse politesse et entraînai Manzana vers la sortie du jardin.
—Qu'est-ce qu'il vous racontait donc, cet espèce d'English? demanda mon associé en riant.
—Des choses très intéressantes, mon cher... Ah! c'est un excellent cœur, je vous assure, et il serait à souhaiter que nous rencontrions tous les jours de braves gens comme lui... Tenez, il m'a donné sa carte... Il s'appelle le Révérend Patterson... Retenez bien ce nom, Manzana, car c'est celui d'un excellent et digne homme... Mais hâtons le pas, si vous le voulez bien... car j'ai de sérieuses raisons pour ne plus me rencontrer avec lui.
Nous étions sur une large avenue. Un tramway jaune arrêté à une station, devant nous, allait partir pour Rouen.
—Montez, dis-je à Manzana en le poussant sur la plate-forme du véhicule.
—Mais... fit-il en me regardant d'un air inquiet... avez-vous?...
—Ne vous inquiétez pas de cela, montez vite.
Le tramway partit. Lorsque le receveur vint demander le prix des places, je tirai de ma poche un gros porte-monnaie en cuir noir, l'ouvris d'un geste solennel et en tirai une pièce blanche.
—Voyez, dis-je tout bas à Manzana, il est bien garni. Il y a de l'or et des billets... nous ferons le compte tout à l'heure. N'avais-je pas raison de vous dire que ce Révérend était un brave et digne homme?
—Vous êtes un type épatant, murmura mon associé en me donnant une petite tape dans les côtes.
Brave pasteur Patterson!... Si ces lignes vous tombent par hasard sous les yeux, veuillez, je vous prie, vous rappeler ces belles paroles de l'Ecriture: «Ce qu'on vous ravit, ne le réclamez point» et pardonnez à celui qui vous a, dans un moment de gêne, emprunté votre bourse. Elle me fut bien utile, je vous l'assure, et j'ai plus d'une fois remercié le ciel de vous avoir placé sur ma route.
Lorsque le tramway arriva à Rouen, il faisait déjà nuit. Les flammes des becs de gaz miroitaient dans le brouillard, comme des petites étoiles dans de l'eau trouble.
A l'endroit où nous descendîmes l'agitation était intense. C'est vraiment une ville très animée que la ville de Rouen... C'est aussi une bien belle ville et je regrette que le temps m'ait manqué pour en visiter les monuments, qui sont célèbres, paraît-il, dans le monde entier.
Nous nous mîmes en quête d'un hôtel et finîmes par en découvrir un qui, pour n'être point très luxueux, était du moins des plus pittoresques.
Il se trouvait dans un quartier assez misérable et une rivière aux eaux noires en léchait les fondations. Pour y parvenir il fallait, comme à Venise, traverser un petit pont en dos d'âne et l'on pénétrait alors sous une voûte étroite, décorée de sculptures anciennes et de peintures à demi rongées se craquelant par places et formant en plein cintre de petites stalactites que les courants d'air balançaient mollement.
Cet hôtel s'appelait—si j'ai bonne mémoire—l'hôtel de l'Eau-de-Robec.
La chambre qu'on nous donna était vaste et aérée—un peu trop aérée même—car, bien que la porte et les fenêtres fussent fermées, les rideaux, jadis blancs, mais à présent couleur isabelle, se gonflaient de temps à autre comme les voiles d'un navire. Quant à l'ameublement, il était d'une sobriété monastique et la table, de style Louis XIV, boiteuse comme Mlle de La Vallière.
Le lit, dissimulé au fond d'une alcôve, nous parut assez confortable, bien qu'environné de toiles d'araignée qui ressemblaient à des nids de salanganes.
Une odeur de cuisine mal tenue flottait dans la pièce.
—Pas très chic, notre logement, dit Manzana, lorsque le domestique, un gnome hydrocéphale qui nous avait accompagnés, eut pris congé de nous.
—Bah! fis-je... le principal est que nous y soyons tranquilles et je ne pense pas que le Révérend Patterson vienne nous chercher ici... Mais, voyons, faisons un peu l'inventaire de la bourse que le plus heureux des hasards a fait tomber entre nos mains.
Je la vidai sur la table et constatai qu'elle contenait exactement six cent huit francs... une fortune!
Grâce à cet argent, nous allions pouvoir enfin gagner l'Angleterre, et peut-être la Hollande.
Décidément, la Providence veillait sur nous.
Après avoir absorbé, non sans répugnance, un horrible repas que nous fîmes monter dans notre chambre, nous nous disposâmes à nous mettre au lit.
A ce moment, mes inquiétudes me reprirent.
Devais-je partager le lit avec Manzana?
J'hésitai longtemps, puis finalement, je trouvai une solution. Il y avait deux matelas, j'en mis un par terre, pris une couverture et m'installai le plus loin possible de la porte, sous laquelle passait un vent glacial.
Je m'étais couché tout habillé, Manzana aussi d'ailleurs, et nous avions laissé la lampe allumée.
Malgré les serments que nous avions échangés, nous continuions à nous regarder en ennemis.
J'avais le diamant, Manzana le revolver, mais j'avais eu soin, lorsque je lui avais rendu cette arme, de la rendre inoffensive.
—Dites donc, Pipe, me cria soudain mon associé, est-ce que vous avez chaud, vous?
—Ma foi, non, pas précisément.
—Si nous faisions allumer du feu... nous allons attraper la crève ici...
—Du feu... du feu!... c'est facile à dire, mais n'avez-vous pas remarqué que la cheminée est condamnée...
—Quelle turne de malheur, bon Dieu!... pourquoi aussi sommes-nous venus ici... Il ne manque pas d'hôtels où nous aurions été mieux et tout aussi tranquilles...
—Bah! une nuit est vite passée!
A une église voisine dix coups s'égrenèrent lentement.
—Dix heures! dix heures seulement, grogna Manzana...
Il se tut cependant et je crus qu'il s'était endormi, mais m'étant soulevé sur ma couche, je vis ses deux yeux qui brillaient dans l'alcôve.
—Ah! ah! s'écria-t-il, vous regardiez si je dormais... Je parie que vous voulez encore me chiper le revolver.
—Vous êtes malade, mon ami...
—Alors, pourquoi me regardiez-vous?
—Et vous?... Je pourrais vous retourner la question... est-ce que vous ne chercheriez point, par hasard, à me reprendre le diamant?
—Ah!... Dieu de Dieu! cela devient énervant à la fin... Si nous continuons à nous méfier ainsi l'un de l'autre, nous finirons par devenir fous tous deux...
—Cette situation est ridicule, j'en conviens, aussi la combinaison que je vous proposais, hier, serait-elle de beaucoup préférable...
—Oui, le dépôt dans une banque... Ça, jamais!
—Vous serez cependant obligé d'en venir là, je vous assure.
—Non... je ne crois pas... D'ailleurs, j'espère que nous n'allons pas moisir en Angleterre. C'est un pays qui ne me dit rien... mais rien du tout.
—Vous y avez séjourné longtemps?
—Oh! une quinzaine, tout au plus.
—Alors, vous n'avez pas pu apprécier le charme de la vie anglaise... Là-bas, ce n'est point comme ici la vie bruyante, extérieure... c'est la bonne petite vie de famille dans un cottage bien clos, devant un feu de houille et une bouteille de whisky.
—Alors, quand nous... aurons réalisé notre fortune, c'est en Angleterre que vous vous retirerez?
—Oui, si vous ne me tuez pas avant...
Manzana se dressa sur son lit:
—Non... mais à la fin, pour qui me prenez-vous? Je commence à en avoir assez de ces plaisanteries-là...
—Calmez-vous... calmez-vous, ce n'était qu'une plaisanterie, comme vous dites; je n'en pense pas un mot.
—A la bonne heure... car vous savez, moi, j'ai la tête près du bonnet.
—Allons, dormons, cela vaudra mieux...
—Dormir... dormir! est-ce que c'est possible avec vous... Ah! tenez, j'aimerais mieux perdre cinq cent mille francs sur notre affaire et avoir la paix tout de suite... Depuis que je vous connais, je n'ai pas fermé l'œil une minute...
—Je suis absolument dans le même cas...
—Si cela continue, nous tomberons malades...
—Mais non, mon cher, mais non!... Quand nous nous connaîtrons mieux, nous n'aurons plus de ces soupçons ridicules... il faut bien que nous nous habituions l'un à l'autre...
—Je crois que nous y mettrons le temps...
—Que voulez-vous, nos relations ont commencé de façon si... imprévue! Avouez tout de même que vous avez eu une sacrée veine... car, somme toute, vous bénéficiez simplement d'une erreur... Si au lieu de me tromper d'étage comme je l'ai fait, j'étais allé chez M. Bénoni, aujourd'hui je serais probablement en Hollande et vous...
—Moi... mais je me serais débrouillé... j'ai des relations...
—En ce cas, vous auriez bien dû vous en servir au lieu de vendre les bibelots de votre propriétaire... Mais à propos, c'est demain qu'elle revient... Elle va en faire une tête quand elle va voir son appartement dévalisé...
—Ah! en voilà assez, à la fin... Savez-vous que vous commencez à m'échauffer les oreilles... Depuis une heure, vous semblez prendre un malin plaisir à me tarabuster...
—Mais non... vous voyez bien que c'est pour rire... il faut bien s'amuser un peu, que diable! Allons, bonne nuit, mon cher associé, je vous promets que je vais essayer de dormir... c'est là une preuve que j'ai confiance en vous.
—A la bonne heure! j'aime mieux cela... eh bien, dormons! mais c'est cette sacrée lumière aussi qui m'empêche de fermer l'œil...
—S'il ne faut que cela pour vous faire plaisir...
Et j'éteignis la lampe.
Avant de m'endormir, comme j'en avais réellement l'intention, je pris le diamant et le plaçai sur ma poitrine, dans la petite poche de ma chemise de flanelle...
J'étais à peu près rassuré sur le compte de Manzana, mais je jugeai que cette précaution n'était peut-être pas inutile. Si pendant mon sommeil, il s'avisait de vouloir fouiller dans mes poches, il en serait pour ses frais. Je ne supposais pas qu'il voulût me tuer—cela l'eût entraîné trop loin—mais il était bien capable de me voler et je devais me tenir sur mes gardes.
Déjà je commençais à sommeiller, quand un épouvantable vacarme se fit entendre dans l'hôtel. On ouvrait des portes, les marches craquaient sous des pas pesants et il y avait, par instants, comme un cliquetis de sabres.
—Que se passe-t-il donc? demanda mon associé... est-ce que le feu serait à la maison, par hasard? Il ne nous manquerait plus que ça.
Je n'eus pas le temps de répondre.
Un coup violent appliqué contre le panneau de la porte retentit soudain, en même temps qu'une voix dure, impérieuse, lançait ces mots effarants:
—Au nom de la loi, ouvrez!
Nous nous étions levés et, dans l'obscurité, nous nous interrogions, à voix basse.
A l'heure du danger, nous nous retrouvions unis. Fraternellement, nos deux mains s'étaient rencontrées.
—C'est pour l'affaire de l'hôtel d'Albion, me souffla mon associé... Nous sommes fichus!... Avalez le diamant!
Il en avait de bonnes, lui! Est-ce qu'on avale comme un noyau de cerise un diamant de cent trente-six carats!
—Au nom de la loi, ouvrez!
Il fallait se décider.
—Nous aggravons notre cas, dis-je à Manzana. Ouvrons.
Mais déjà la porte, cédant sous une violente poussée, s'abattait avec fracas et quatre hommes, dont l'un tenait une lampe à la main, faisaient irruption dans notre chambre. Derrière eux, des sergents de ville aux mines sévères formaient un barrage sombre.
Un petit monsieur ceint d'une écharpe tricolore s'avança vers nous, menaçant:
—Ah! ah!... dit-il, voici deux gaillards qui ne tenaient guère à faire notre connaissance. Je crois que nous avons eu la main heureuse... Eclairez-moi, Brindavoine, que je voie un peu leurs papiers!...
Comprenant que, cette fois, je jouais mon dernier atout, j'avais repris mon aplomb.
—Dieu! messieurs, que vous êtes pressés! m'écriai-je... Vous ne donnez même pas aux gens le temps de s'habiller... Alors, ce sont nos papiers que vous voulez... parfaitement! nous allons vous les montrer...
Et, tirant de ma poche la carte d'agent de la Sûreté que l'on connaît, je la tendis froidement au commissaire, qui lut à haute voix:
Préfecture de Police... Casimir Bonneuil, inspecteur.
L'effet fut exactement celui que j'attendais.
Le commissaire partit d'un bruyant éclat de rire et, me frappant familièrement sur l'épaule:
—Monsieur Casimir Bonneuil, fit-il, vous êtes un joyeux vivant, je vois ça!... mais permettez-moi de vous dire que vous poussez tout de même la plaisanterie un peu loin... Etait-il bien nécessaire de nous laisser enfoncer la porte?
—Je vous assure, répondis-je, que nous n'avions pas entendu la première sommation... nous étions éreintés et nous dormions comme des loirs.
—Vous êtes probablement d'origine anglaise, monsieur Bonneuil... Je vois ça à votre accent...
—Moi?... pas du tout... Je suis Français... ce qu'il y a de plus Français... mais j'ai vécu longtemps en Angleterre et, vous savez, l'accent anglais, ça se prend vite... C'est comme l'accent du Midi.
—En effet... Et vous êtes ici pour une affaire sérieuse?
—Très sérieuse... un vol de plusieurs millions.
—Le vol de la Banque des Cotonniers Havrais, sans doute?
—Non, mieux que cela...
—Seriez-vous sur une piste?
—Oui... depuis hier... et, je crois bien que, demain, je tiendrai mes «types».
—Ah! ah!... et dans quel quartier pensez-vous les pincer?
—Dans celui-ci, probablement...
—Cela tombe à merveille... c'est donc à mon bureau que vous amènerez vos gens. Je vais prévenir les journalistes... Ils se plaignent justement qu'il n'y ait jamais «d'affaires» chez moi... Je compte sur vous, hein? Vous pourriez même me requérir, au besoin... Un coup de téléphone et j'accours... Mon commissariat est tout près d'ici, place Saint-Hilaire.
—Je vous le promets... quel est votre numéro de téléphone?
—5e canton, 123... Cela vous est bien égal, n'est-ce pas, que je vous aide dans cette opération?... C'est vous, bien entendu, qui en aurez tout l'honneur, mais il en rejaillira quand même quelque chose sur moi et le Fanal de Rouen qui, depuis quelques mois, mène contre moi une odieuse campagne sous prétexte que je n'opère jamais d'arrestations, sera bien obligé de reconnaître que, le cas échéant, je n'hésite pas à payer de ma personne et à empoigner les malfaiteurs au collet.
Le commissaire avait prononcé ces derniers mots d'un ton confidentiel, et il y avait dans son regard une sorte de supplication.
Pour ce brave fonctionnaire en butte aux mesquines tracasseries de province, j'étais le Deus ex machina, celui sur qui il comptait pour relever son prestige aux yeux de ses chefs.
Avouez qu'il y a tout de même de curieuses coïncidences!
Il me remit sa carte, puis, après m'avoir serré la main:
—A bientôt, me dit-il... il faut que je continue ma petite visite domiciliaire... Je ne sais pourquoi, j'ai reçu brusquement l'ordre d'opérer une descente dans tous les hôtels borgnes de mon district et il paraît que mes collègues accomplissent, en ce moment, la même mission... Je crois savoir que l'on tient à pincer des escarpes dangereux qui ont fait, hier, un mauvais coup dans la ville... Voyez-vous que l'on aille justement arrêter vos «gredins» et vous couper l'herbe sous le pied... ça serait une sale blague, hein?
—Non... il n'y a pas de danger, mes gredins ne logent pas dans un hôtel borgne.
—C'est juste... Des gens qui ont des millions en poche!... Allons, au revoir, mon cher monsieur Bonneuil!... N'oubliez pas la promesse que vous m'avez faite et... excusez-moi d'avoir si brusquement interrompu votre sommeil...
—Oh!... dans notre métier, ne sommes-nous pas habitués à ces petites surprises!
Le commissaire s'en alla, accompagné de son secrétaire Brindavoine.
Les agents le suivirent, indolents et maussades. Cependant, l'un de ces derniers qui était, à ce qu'il nous dit, menuisier de son état, revint quelques instants après, rafistoler notre porte. Il replaça le panneau qui était tombé et revissa tant bien que mal la gâche de la serrure.
Manzana avait rallumé la lampe.
Lorsque nous fûmes seuls, il me donna une petite tape sur le ventre et, pouffant de rire:
—Hein? elle est bonne, celle-là! fit-il. C'est égal, vous lui avez monté un joli bateau à ce gobeur de commissaire! Bien joué, monsieur Bonneuil! Bien joué!... Toutes mes félicitations! vous êtes vraiment un type merveilleux...
J'acceptai avec modestie le compliment que voulait bien m'adresser Manzana...
XIII
OU MANZANA DEVIENT INQUIET
Quelques instants après, nous nous recouchions et, pour la première fois depuis notre rencontre, nous dormîmes comme deux braves bourgeois qui n'ont rien à se reprocher.
Lorsque nous nous éveillâmes, il faisait grand jour. Après m'être tâté pour m'assurer que le diamant était toujours dans le gousset de ma chemise de flanelle, je commandai deux cafés au lait avec des petits pains. Dès que le gnome hydrocéphale qui remplissait à l'hôtel l'office de valet de chambre eut installé devant nous deux tasses ébréchées, nous nous assîmes et, tout en croquant des rôties de pain beurré, nous élaborâmes un plan de campagne.
Je dois dire toutefois que ce plan, ce fut moi qui le dressai, car Manzana qui semblait avoir maintenant pour moi une admiration sans bornes, approuvait tout ce que je proposais. Il comprenait qu'à présent j'étais l'âme de cette association qui avait si mal débuté, et menaçait peut-être de finir plus mal encore.
—Mon cher ami, dis-je enfin, si vous le voulez bien, nous allons quitter le plus vite possible cette bonne et hospitalière ville de Rouen, mais vous devez supposer que nous n'allons pas être assez naïfs pour prendre le train du Havre qui passe ici, matin et soir... Ce serait le plus sûr moyen de se faire pincer, car la police, à la suite du drame de l'hôtel d'Albion, a dû établir une surveillance dans les gares. Nous allons tout simplement, gagner une petite station que nous n'aurons pas de peine à trouver sur l'indicateur et là, nous nous embarquerons dans un modeste train omnibus.
—Vous pensez à tout, mon cher Pipe! s'exclama mon associé... mais, dites donc, avez-vous songé à notre arrivée au Havre? Il y aura de la police, là-bas, et pour peu que nous ayons été signalés...
—J'ai prévu cela, mon cher, aussi descendrons-nous à la première gare avant Le Havre... D'ailleurs, je réfléchis, il est possible que nous ne prenions pas le train...
—Ah!... vous songeriez à louer une auto?
—Non... Je vous dirai cela tout à l'heure... j'ai besoin de me renseigner...
—Faites-le vite, alors, car je ne me sens pas en sûreté.
—Et moi donc? J'ai hâte de filer, croyez-le... nous commençons à connaître trop de monde ici: le cocher, la débitante, le pasteur, le commissaire de police...
Nous nous apprêtions à sortir, quand je fis remarquer à Manzana qu'il serait peut-être prudent de lire un peu les journaux.
Il approuva cette idée et nous envoyâmes chercher, par le groom à grosse tête, le Fanal de Rouen. J'étais curieux de savoir si cette feuille parlait de notre petite expédition de la veille. Je ne tardai pas à être fixé, mais ce que je lus me plongea dans un abîme d'étonnement.
—Ecoutez, dis-je à Manzana.
Sous le titre: «Le Mystère de l'hôtel d'Albion», on racontait ce qui suit:
«Hier, dans notre ville d'ordinaire si paisible, depuis que les nombreux indésirables qui l'habitaient se sont réfugiés au Havre, un drame mystérieux s'est déroulé à l'Hôtel d'Albion, où l'on a découvert, dans la chambre no 34, un homme et une femme bâillonnés et ligotés, à n'en pas douter, par des mains expertes...»
Je regardai Manzana:
—Voilà, dis-je, un compliment à votre adresse...
—Oui... oui... continuez, fit mon associé d'un ton bourru.
«... par des mains expertes. Délivrés immédiatement et soignés par un médecin que l'on avait fait appeler, ils ont déclaré avoir été attaqués par deux individus dont ils ont donné un signalement détaillé et sur la piste desquels notre intelligent chef de la Sûreté s'est lancé aussitôt. Grâce aux renseignements précis qu'il n'a pas tardé à recueillir, nous avons tout lieu d'espérer que les deux bandits seront arrêtés aujourd'hui.»
Cet article inséré en première page, était suivi d'une petite note en italiques: Dernière heure.
Et voici ce que disait cette note: «L'affaire de l'hôtel d'Albion se complique étrangement. Les deux personnes qui avaient été victimes de l'agression dont nous parlons plus haut et que M. Feuardent, juge d'instruction, avait convoquées à son cabinet, ont disparu subitement et, malgré les recherches opérées par le service de la Sûreté, il a été jusqu'alors impossible de retrouver leur trace.»
—Parbleu...! m'écriai-je, ces gens-là ne tenaient pas plus que nous à dialoguer avec un juge d'instruction. Ils doivent avoir, eux aussi, la conscience terriblement chargée... Allons, tout cela est très bon pour nous...
—Ah! vous croyez? fit Manzana.
—Mais certainement, pendant que l'on recherchera les locataires de l'hôtel d'Albion, nous aurons le temps de filer... Cette affaire est trop compliquée pour des policiers de province... vous verrez qu'ils embrouilleront tout et n'aboutiront à rien... Profitons de leur affolement pour leur tirer notre révérence.
—Vous avez toujours l'intention de gagner Le Havre?
—Bien sûr... n'a-t-il pas été décidé que nous passerions en Angleterre...?
—Nous n'y sommes pas encore.
—Mais nous y serons bientôt...
—Je le souhaite, mais je suis loin d'être aussi optimiste que vous... Les gares doivent être surveillées...
—Mais puisque je vous ai déjà dit que nous ne prendrions pas le train... Combien faut-il vous le répéter de fois?...
Manzana ne répliqua point, craignant sans doute de s'attirer quelqu'une de ces algarades que je ne lui ménageais guère depuis la veille.
Il hocha lentement la tête, d'un air résigné, puis répondit simplement:
—Je remets mon sort entre vos mains.
Un autre se fût peut-être laissé prendre aux airs doucereux de Manzana, mais moi qui connaissais le drôle, je ne croyais plus un mot de ce qu'il disait. La soumission qu'il montrait n'était point sincère et je le sentais toujours aussi hostile. Je lisais au fond de sa pensée comme dans un livre et il devait bien s'en apercevoir, car chaque fois que je le regardais fixement, il paraissait gêné. Son plan, je ne le devinais que trop!... Il espérait me supprimer purement et simplement et rester seul propriétaire du diamant, mais il avait affaire à forte partie et, d'ailleurs, j'étais bien décidé à ne plus lui confier le Régent.
Jusqu'alors j'avais échafaudé une foule de projets, tous plus insensés les uns que les autres, et, comme cela arrive généralement, au moment où je désespérais de tout, une inspiration m'était venue: J'avais trouvé le moyen de quitter Rouen, sans bourse délier... bien plus j'espérais, en cours de route, gagner quelque argent.
L'idée n'avait rien de génial, mais elle ne fût certainement pas venue à l'esprit de Manzana.
Après avoir réglé la note d'hôtel, je sortis avec mon associé. Il faisait un temps épouvantable. La pluie tombait à flots et il n'y avait pas un chat dans les rues.
Nous nous mîmes un instant à l'abri sous un porche, mais comme l'averse continuait, nous relevâmes le col de notre pardessus et nous nous remîmes en route, courbés en deux, ruisselants d'eau, à demi aveuglés.
Nous atteignîmes enfin les quais et là, nous pûmes nous mettre à l'abri dans une baraque en planches qui servait de bureau à une compagnie de navigation.
Manzana ignorait toujours ce que j'avais l'intention de faire, mais il n'osait m'interroger, de peur de se faire encore rembarrer.
De temps à autre, il me jetait un regard à la dérobée, mais je demeurais impassible, jugeant inutile de le mettre au courant de mes projets.
Enfin, comme la pluie avait cessé, je lui touchai légèrement le bras:
—Venez, lui dis-je.
—Où cela?
—A deux pas d'ici.
Quelques minutes après, je m'arrêtais devant un grand cargo amarré à quai et dans lequel des hommes étaient en train d'empiler à fond de cale des balles de coton.
Ce cargo était anglais; il s'appelait le Good Star, ce qui signifie Bonne Etoile.
Ce nom me plaisait car, on a pu le voir, je suis assez superstitieux et m'imagine à tort ou à raison que certains noms doivent avoir sur notre destinée une réelle influence.
M'approchant d'un gros homme à casquette galonnée, qui surveillait l'embarquement des marchandises, je lui dis en anglais:
—Pardon, capitaine, n'auriez-vous point besoin, par hasard, de deux hommes de peine?...
Le capitaine me toisa pendant quelques secondes, puis après avoir tiré deux ou trois bouffées de sa courte pipe en merisier, répondit d'un ton brusque:
—Qu'est-ce que vous savez faire?
—Oh! beaucoup de choses, captain...
—Savez-vous arrimer une cargaison?
—Oui, captain...
—Pouvez-vous aussi tenir convenablement la barre?
—Je le crois.
—Savez-vous lover chaînes et filins?
—Parfaitement, captain...
—Vous pourriez, je le suppose, faire aussi un peu de cuisine?
—Certes... captain.
—Bien... quelles sont vos prétentions?
—Ma foi... j'estime que trois livres par semaine...
—Je vous en offre deux, pas un shilling de plus... c'est à prendre ou à laisser... Maintenant, je dois vous prévenir que je vous engage pour un voyage seulement... Une fois que nous serons arrivés à destination et que l'on aura procédé au déchargement, je n'aurai plus besoin de vos services... Acceptez-vous?
—J'accepte, captain... mais à une condition.
—Laquelle?
—C'est que vous preniez aussi mon camarade...
Et ce disant, je désignais Manzana qui se tenait près de nous...
Le capitaine dévisagea mon associé, puis fronçant le sourcil:
—Il a une sale tête, votre camarade... ce n'est sûrement pas un Anglais, cet oiseau-là...
—Non, captain...
—Il a l'air solide... on pourrait tout de même l'employer à vider les escarbilles et à charger les foyers... C'est entendu, je le prends... mêmes conditions que pour vous, mais dites-lui que s'il ne fait pas mon affaire, je le débarque au Havre... je n'aime pas les flémards, moi...
Je transmis ces paroles à Manzana qui demeura tout interloqué.
—Eh quoi, dit-il, vous m'avez engagé à bord de ce bateau sans me consulter?
—Mon cher, répondis-je, il n'y avait pas à hésiter... d'ailleurs, je vous eusse consulté que cela n'eût avancé à rien. Il y a des situations que l'on doit accepter coûte que coûte... Nous sommes menacés, traqués comme de mauvaises bêtes, il faut absolument quitter cette ville. Or, pouvions-nous trouver une meilleure solution que celle-là?
Mon associé ne répondit point. L'argument était, en effet, sans réplique, mais Manzana, paresseux comme une couleuvre, se lamentait déjà à la pensée qu'il allait être obligé de travailler, chose qui ne lui était peut-être jamais arrivée, car cet être au passé nébuleux avait dû exercer tous les métiers, excepté ceux qui exigent un effort physique trop violent.
Je n'étais pas fâché de voir un peu la tête qu'il ferait quand le capitaine lui commanderait de porter des sacs de charbon ou de laver le pont à grande eau. L'épreuve serait dure, mais elle aurait sur mon triste compagnon un effet salutaire.
J'ignorais où allait le Good Star. Je savais seulement qu'il ferait escale au Havre pour, de là, se diriger vers quelque port d'Angleterre.
Il devait quitter Rouen à la marée descendante, c'est-à-dire à deux heures de l'après-midi, mais il n'était encore que dix heures du matin et qui sait si, avant le départ, quelque stupide policier ne viendrait pas nous rendre visite. Le Good Star, en sa qualité de navire marchand, était dispensé des formalités de police auxquelles sont soumis les vapeurs transportant des passagers, mais après la petite histoire de l'hôtel d'Albion, il était possible que le chef de la Sûreté de Rouen s'avisât de perquisitionner à bord des bateaux en partance.
J'insistai auprès du capitaine pour prendre immédiatement mon service. Il y consentit.
—Venez, dit-il.
Et il nous présenta immédiatement au maître d'équipage, un gros homme aussi large que haut qui répondait au nom de Cowardly.
On nous assigna immédiatement nos postes.
—Here, me dit Cowardly, en me désignant le pont du bateau...
Et prenant Manzana par le bras, il le poussa vers une écoutille où se trouvait un petit escalier de bois conduisant à l'entrepont.
Comme mon associé demeurait immobile, ne sachant ce qu'il devait faire, Cowardly lui dit d'un ton brusque:
—Downstairs!
Je m'approchai:
—Mon camarade, expliquai-je au maître d'équipage, ne comprend pas l'anglais.
Et je traduisis à Manzana l'ordre que l'on venait de lui donner:
—On vous dit de descendre.
—Où cela?
—Mais dans la cale, parbleu!
—Et vous?
—Moi, jusqu'à nouvel ordre, je reste ici, sur le pont...
—Ah! non, par exemple. Je n'accepte pas cela... Le truc est bien combiné, mais ça ne prend pas avec moi... pendant que je serai à fond de cale, vous filerez avec le diamant... Vraiment, mon cher, vous me prenez pour un imbécile...
Le capitaine était derrière nous. Il ne comprenait rien à ce que nous disions, mais au ton de Manzana, il n'eut pas de peine à deviner que celui-ci faisait des difficultés pour descendre dans l'intérieur du navire. D'une violente poussée, il l'envoya rouler en bas de l'escalier et d'un coup de pied referma le panneau de l'écoutille...
—Retenez bien, me dit-il, que vous n'êtes pas ici pour tenir des conversations... Au travail, et vivement!... Tenez, joignez-vous à cet homme et aidez-le à rouler cette balle de coton...
J'obéis, sans murmurer, et cette docilité me valut tout de suite la confiance du capitaine. Il faut savoir se plier aux exigences de la vie et accepter toutes les situations, quelles qu'elles soient, du moment que l'on travaille à son salut.
Quelle brute que ce Manzana! Pourvu qu'il n'aille point, par quelque extravagance, attirer sur nous l'attention de la police!
XIV
LA PREMIÈRE RENCONTRE QUE JE FIS SUR LE SOL ANGLAIS
Le Good Star devait, je l'ai dit, partir à deux heures de l'après-midi. En causant avec quelques matelots, anglais comme moi, j'appris qu'il se rendait directement à Londres, après escale au Havre.
Décidément, j'étais servi à souhait.
J'attendais cependant avec une inquiétude que l'on devine le moment où on larguerait les amarres et, tout en m'employant à bord le plus activement possible, je jetais de temps à autre un regard vers le quai.
C'était là que pouvait surgir l'ennemi, sous forme d'un détective ou d'un agent de la police officielle.
Par bonheur, la pluie s'était remise à tomber et les quais étaient absolument déserts.
Un peu avant midi, j'eus une vive émotion. Deux hommes d'apparence assez louche s'étaient présentés à bord et avaient demandé le capitaine. Enfin, ils quittèrent le bateau, et ce furent les deux seuls visiteurs que nous eûmes sur le Good Star.
Manzana, comme bien on pense, n'était pas tranquille à fond de cale et il éprouva le besoin de passer la tête par une écoutille, afin de s'assurer que j'étais toujours sur le pont.
Le capitaine l'aperçut.
Il eut un geste de colère, puis appelant le maître d'équipage, lui donna rapidement quelques ordres. Bientôt, Manzana reparaissait en compagnie du second qui, sans un mot, le conduisait à la passerelle et l'invitait à quitter le bord.
Mon associé qui ne tenait pas à partir sans moi protestait avec la dernière énergie et m'appelait d'une voix désespérée, mais je me gardai bien de me montrer. Il fut enfin expulsé un peu brutalement par le maître d'équipage qui n'était rien moins que patient et, dès qu'il fut sur le quai, deux marins, sur un ordre, retirèrent la passerelle.
Caché derrière une des cheminées du bateau, je voyais Manzana s'agiter comme un fou. De temps à autre, il mettait ses deux mains en porte-voix devant sa bouche et hurlait à tue-tête:
—Pipe!... Edgar Pipe!... Vous savez bien que nous ne pouvons pas nous quitter ainsi... Rappelez-vous nos conventions... C'est mal ce que vous faites là!... Prenez garde!...
Déjà le Good Star se mettait en marche et le bruit de ses hélices frappant l'eau à coups saccadés couvrait les appels de mon associé... Je l'apercevais toujours gesticulant sous la pluie, mais peu à peu, il diminua, et ne fut bientôt plus qu'une petite silhouette noire trépignante et grotesque.
Le hasard, on le voit, me servait à souhait une fois encore.
Depuis près de cinq jours, je cherchais le moyen de me débarrasser d'un affreux rasta sans usages qui était de plus fort compromettant et voici que le capitaine du Good Star dénouait, d'un simple geste, une situation qui menaçait de tourner au tragique.
Ah! on a bien raison de dire que la vie n'est qu'une boîte à surprises.
Tout ce que l'homme prépare, élabore avec soin en vue de cette chose insaisissable qu'on appelle le bonheur, tout cela s'écroule en un clin d'œil, au moindre souffle, et c'est presque toujours ce que l'on n'a pas prévu qui finit par s'imposer à nous en bouleversant tous nos projets.
Parfois, ce changement subit nous est funeste... Souvent aussi il nous est favorable, comme c'était le cas ici.
Un étranger s'était fait mon auxiliaire. Ah! comme je le bénissais, ce brave capitaine du Good Star!...
Cependant, je finis, à la réflexion, par m'apercevoir que, pour s'être modifiée de façon assez satisfaisante, ma situation n'en restait pas moins dangereuse.
En effet, Manzana, qui sans être un aigle n'était pas tout à fait un imbécile, ne me lâcherait pas comme cela... et il y avait des chances pour qu'il me retrouvât, soit au Havre, notre première escale, soit en Angleterre, au moment de l'accostage du Good Star... S'il me manquait à cette dernière relâche, j'avais tout lieu de supposer qu'il ne me rejoindrait jamais.
D'ailleurs, où trouverait-il de l'argent pour payer son voyage?
Le Good Star marchait bon train... C'était un superbe cargo, dernier modèle, qui pouvait, en pleine mer, filer ses quinze nœuds, mais en ce moment, il modérait son allure, afin de ne point soulever derrière lui trop de remous. Lorsque nous atteignîmes Villequier, un pilote monta à bord, et nous guida à travers les bancs de sable qui s'égrènent çà et là, sur la Seine, jusqu'à son embouchure.
Après avoir aidé à arrimer la cargaison dans la cale, je m'occupai de la cuisine de l'équipage. Je devais, aux termes de nos conventions avec le capitaine, remplacer momentanément le maître-coq. C'était la première fois de ma vie que je remplissais les délicates fonctions de cuisinier, et je dois dire que je ne m'en tirai pas trop mal. Au lieu de confectionner de ces plats classiques que les connaisseurs apprécient trop facilement, j'improvisai des ragoûts étranges qui échappaient à la critique, et les matelots, à quelques exceptions près, se déclarèrent satisfaits de mes salmigondis. Le maître d'équipage Cowardly daigna même me complimenter sur certaine blanquette sauce poivrade, que je croyais bien avoir affreusement ratée et qui mit le feu au gosier de tous les marins.
Ce que l'on but ce jour-là à bord du Good Star, on ne peut s'en faire une idée.
La manœuvre s'exécuta néanmoins sans trop d'à-coups. Les hommes furent plus gais que de coutume, voilà tout.
Quand nous atteignîmes la mer, nous commençâmes à danser fortement et je ne tardai pas, hélas! à éprouver ce que mes compatriotes appellent le sea-sickness. Je fus horriblement malade et ne me rappelle rien de ma traversée... Je crois toutefois pouvoir affirmer que le capitaine et le maître d'équipage, furieux d'être privés de cuisinier, m'accablèrent d'injures et s'oublièrent même jusqu'à me frapper. Cependant, si abattu, si prostré que je fusse, je trouvais encore la force de palper de temps à autre la pochette qui contenait mon diamant...
Lorsque nous entrâmes enfin dans la Tamise, je retrouvai tous mes moyens, et crus devoir m'excuser auprès du capitaine, mais le charme était rompu; je n'étais plus à ses yeux qu'un être ridicule, une sorte de fantoche encombrant, aussi m'annonça-t-il d'un ton bourru qu'il me retranchait une livre sur ma solde. J'eus l'air navré de cette diminution de salaire, mais au fond, je m'en moquais comme d'une guigne, puisque j'avais toujours en poche la bonne et solide bourse en cuir noir du Révérend Patterson.
Certes, je me retirais bien de l'association que j'avais été obligé d'accepter, le revolver sous la gorge, et j'estimais comme le nommé Pangloss que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Ah! il devait en faire une tête, en ce moment, le Senor Manzana!
Je me le représentais courant à travers les rues de Rouen, comme un chien perdu, dans la boue, et ma foi, j'avoue qu'il ne m'inspirait nulle compassion.
Bien que je m'efforçasse de me rassurer complètement, une crainte finit cependant par me hanter et par s'incruster dans ma cervelle avec l'obstination d'une idée fixe.
Si Manzana s'était fait prendre!...
Qui sait si un agent de police ne l'avait point arrêté! Si cela s'était produit, j'étais sûr de mon affaire. Le gredin me dénoncerait et peut-être serais-je «cueilli» en débarquant sur le sol anglais.
J'avais remarqué que le Good Star avait un poste de T. S. F., et que l'on avait reçu plusieurs radios depuis notre départ. Je ne serais vraiment tranquille que lorsque j'aurais franchi la passerelle du cargo et j'aspirais à cet heureux moment, avec une émotion que l'on comprendra.
Il arriva enfin!
Le Good Star s'amarra à quai, dans le bassin Sainte-Catherine, en amont de Tower-Bridge, et l'on procéda immédiatement au débarquement des marchandises.
Nul agent ne m'attendait au ponton d'accostage... Manzana, en admettant qu'il eût prévenu la police, s'y était pris trop tard... J'étais maintenant dans mon pays, libre de mes mouvements, libre de mes actes et avec de l'argent en poche... Rien ne m'empêchait plus de passer en Hollande pour y vendre mon diamant.
L'incident Manzana ne m'avait, en somme, retardé que de quelques jours.
Ah! quelle riche idée j'avais eue de conserver le Régent sur moi après la petite expédition de l'hôtel d'Albion!
Je procédai au déchargement du Good Star avec un courage et un entrain extraordinaires... Jamais je n'avais eu tant de cœur au travail. Il me semblait qu'une vie nouvelle s'ouvrait devant moi. Tout en «coltinant» les caisses et les balles qu'un treuil à vapeur extrayait des flancs du cargo, je chantais éperdument et Cowardly dut, à deux reprises, me prier de mettre une sourdine à mon «gueuloir» pour employer sa propre expression.
Le débarquement terminé, je touchai ce qui me revenait, puis je pris congé du capitaine et du maître d'équipage.
Je cessais d'être marin pour redevenir gentleman, mais quelques instants plus tard, en passant devant la glace d'une boutique, je m'aperçus que je ressemblais plutôt à un «beggar» qu'à un gentleman.
Mon linge n'était plus douteux, il était franchement sale. Quant à mes habits, ils auraient eu besoin d'un sérieux coup de fer.
Je ne pouvais songer, vêtu comme je l'étais, à me risquer dans un quartier trop fréquenté où j'eusse immédiatement attiré l'attention des promeneurs et peut-être aussi celle des gens de police. A Londres, je n'avais rien à craindre, n'ayant aucun méfait connu sur la conscience, mais il arrive fréquemment que les individus suspects sont «raflés», conduits au poste, interrogés, fouillés, puis remis ensuite en liberté, avec des excuses.
Ces sortes d'arrestations qui ne sont jamais maintenues, en Angleterre, sont, par un joyeux euphémisme, appelées «présentations». Elles ne tirent pas à conséquence et constituent ce que l'on pourrait appeler une «mesure préventive», mais j'avais de sérieuses raisons pour ne point me laisser englober dans une de ces rafles dont l'issue eût été désastreuse pour moi. Un gentleman, de si bonne famille soit-il, n'a point pour habitude de se promener avec un diamant de cent trente-six carats dans sa poche...
Réfrénant, pour l'instant, les idées de luxe et de confort qui ont toujours exercé sur moi une irrésistible attraction, je choisis, dans un quartier de troisième ordre, un hôtel assez misérable qui portait pour enseigne: «Au Poisson Bleu». Il était situé dans Caledonian Road et fréquenté (je le constatai bientôt) par des gens assez louches aux professions multiples et à la mine plutôt inquiétante. Je ne fis, bien entendu, que poser le pied dans cet hôtel: juste le temps de passer une chemise neuve achetée dans un magasin des environs, de me donner un coup de brosse et de me faire cirer. Je me rendis ensuite chez le coiffeur, puis chez le chapelier et enfin chez un vieux tailleur juif qui consentit à donner sur l'heure un coup de fer à mes vêtements. Après ces diverses opérations, dont, le lecteur appréciera la nécessité, je me risquai gaillardement dans le centre de Londres.
Quelques instants après, j'étais confortablement installé dans un restaurant de Leicester Square, et pour la première fois depuis la nuit de Noël, je pouvais enfin dîner tranquille.
Mon repas terminé, j'allumai un superbe «cubanola», sirotai quelques liqueurs, puis sortis après avoir réglé ma note qui se montait à deux livres six shillings. Je me traitais bien, comme on voit, mais j'avais droit, ce me semble, à ce petit «dédommagement» après les heures sinistres que j'avais passées en compagnie de Manzana.
Dehors, sur la place, des rampes électriques fulguraient dans la nuit, au-dessus des larges baies d'un music-hall...
—Tiens, me dis-je, pourquoi pas?
Et le cigare à la bouche, le chapeau en arrière, la figure aussi rouge que la tunique d'un horse-guard, j'entrai à l'Alhambra.
La musique jouait, à ce moment, une scie en vogue que le public reprenait en chœur au refrain, et dont les paroles étaient celles-ci, à une légère variante près:
Nous avons, Symphorien,
Une veine... une veine,
Une veine de chien!
Cet air et ce couplet étaient pour moi de bon augure et, en m'acheminant vers le promenoir, je fredonnais tout guilleret: «Une veine... une veine... une veine de chien», quand, brusquement, je demeurai cloué sur place, bouche bée, bras ballants.
Une femme en toilette tapageuse était là, devant moi, me regardant avec effarement, et cette femme, c'était Edith... cette petite dinde d'Edith, cause de tous les tourments que j'avais endurés depuis ma visite nocturne au musée du Louvre.
Elle s'attendait sans doute à un éclat de ma part, mais quand elle vit qu'au lieu de prendre une mine courroucée, j'avais le sourire aux lèvres, elle se jeta dans mes bras, en murmurant:
—Oh! Edgar! Edgar! pardonnez-moi!...
Le public amusé par cette petite scène qui, en tout autre endroit eût paru scandaleuse, battait des mains, trépignait de joie et hurlait en me désignant:
Il a une veine de chien...
J'entraînai Edith au vestiaire, l'aidai à mettre son manteau et nous sortîmes.
XV
OU LE HASARD SE MET ENCORE UNE FOIS DE LA PARTIE
Vous n'attendez point, n'est-ce pas, que je vous décrive par le menu les diverses phases de cette nouvelle lune de miel...
Elle fut ce qu'elle est ordinairement dans ces rabibochages amoureux: ardente, enivrante, affolante...
Edith repentante sut racheter ses torts et se les faire pardonner... Elle arriva même, pendant quelques jours, à me faire oublier le Régent.
Hélas!... il fallut vite déchanter!
Un beau matin, en fouillant dans mon portefeuille, je m'aperçus qu'il n'y restait plus qu'une pauvre petite bank-note de cinq livres...
Nous avions vécu, ma maîtresse et moi, sur ce qu'elle avait conservé de mes deux mille francs et aussi sur la bourse du Révérend Patterson. Il fallait absolument que je trouvasse de l'argent. Un cambriolage seul pouvait me tirer d'affaire, mais je dois dire que le souvenir de ma dernière expédition me rendait très circonspect.
Je n'osais pas avouer ma gêne à Edith, car les femmes, si aimantes soient-elles, acceptent assez mal ces confidences.
Je résolus, encore une fois, de m'en remettre au hasard. J'annonçai à ma maîtresse que je serais absent toute la journée...
Edith me regarda d'un air tout étonné:
—Eh quoi, dit-elle, voilà que vous m'abandonnez déjà?
—Pour jusqu'à ce soir seulement, chérie... il faut absolument que j'aille chez un de mes oncles qui habite Richmond...
—Et cela vous a pris tout d'un coup... vous ne pouvez pas remettre cette visite?
—Non, Edith... c'est très sérieux... il s'agit d'une question d'argent...
—Oh! alors, allez... Il ne faut jamais, Edgar, remettre ces visites-là... Mais, au fait, j'y songe, je pourrais bien vous accompagner?... il y a longtemps que j'ai envie d'aller à la campagne... Pendant que vous vous rendriez chez votre oncle je vous attendrais quelque part.
—Non, Edith... cela est impossible... mon oncle est très formaliste... S'il apprenait que l'on m'a vu à Richmond, en compagnie d'une femme, il ne me recevrait plus.
—C'est donc un clergyman, votre oncle?...
—Non... c'est un magistrat... un coroner.
Edith n'insista plus.
Je l'embrassai et partis.
Où allais-je? Je n'en savais rien.
Je venais d'atteindre Fleet Street, rue très fréquentée, comme on sait, et je m'étais engagé sur la chaussée pour changer de trottoir, quand une grosse dame, qui marchait devant moi, glissa soudain sur l'asphalte humide et, avec un bruit mat, s'étala sur le sol.
Galamment, je l'aidai à se relever, mais elle avait dû se blesser en tombant, car elle était incapable de mettre un pied devant l'autre.
Aidé de deux aimables citoyens, je la transportai chez un pharmacien et disparus prestement. J'étais, en effet, très pressé de voir ce que contenait le petit sac à main que j'avais, sans qu'elle s'en aperçût, subtilisé à la dame, et enfoui dans la poche de côté de mon pardessus.
Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure, dans l'allée déserte d'un square, que je pus enfin satisfaire ma curiosité.
Pour une fois, j'avais eu la main heureuse. Le sac contenait exactement quatre billets de cinquante livres et deux de dix... au total deux cent vingt livres... La grosse dame était une propriétaire du nom de Dorothy Coxcomb. Une petite note épinglée à l'un des billets indiquait l'usage qu'elle voulait faire de son argent... et je dois reconnaître que ce placement était absolument ridicule, car les valeurs qu'elle se proposait d'acheter sombrèrent deux mois après, lors du fameux krach de la Banque Tymson and Co. De toute façon, la grosse dame eût été refaite et il valait encore mieux que ce fût Edgar Pipe qui profitât de son argent, plutôt que des banquiers sans scrupules qui sont la honte du Royaume-Uni et dont les victimes se comptent par milliers.
Je jetai le sac dans un massif et plaçai soigneusement les bank-notes dans mon portefeuille qui n'était plus habitué à recevoir pareils locataires.
Ce que c'est que l'argent, tout de même, et quelle heureuse influence il exerce sur notre esprit! Il n'y a qu'un instant, tout me paraissait gris et triste, maintenant, je voyais tout en rose et j'avais une envie folle de sauter, de gambader, de me jeter au cou des gens dans la rue.
Bien entendu, au lieu de continuer à marcher à l'aventure, je rentrai chez moi—ou plutôt chez Edith.
Elle s'apprêtait à sortir.
—Comment? dit-elle, vous voilà déjà?
—Vous voyez... j'ai eu la chance de rencontrer mon oncle dans Fleet Street et cela m'a épargné la peine d'aller à Richmond.
—Vous paraissez tout joyeux...
—Le plaisir de vous revoir, Edith...
—Vraiment?
—Pouvez-vous en douter?
Je ne sais si Edith crut à la sincérité de mes sentiments; en tout cas, si elle pouvait avoir des doutes à ce sujet, elle n'en laissa rien paraître.
Je l'emmenai à Regent's Park, puis de là chez Monico, dans Piccadilly.
Nous allions mener la grande vie pendant quelques jours, puis, je partirais pour la Hollande.
Je m'étais bien gardé de dire à Edith que j'avais sur moi un diamant de plusieurs millions; cependant, un jour ou plutôt une nuit, elle avait failli le découvrir. J'avais placé le Régent dans la petite poche de côté de ma chemise de flanelle et ma maîtresse l'avait, par hasard, senti sous sa main.
—Tiens! demanda-t-elle, qu'est-ce que vous avez là, Edgar?
—Oh! rien... répondis-je...
—On dirait une petite pierre.
—C'en est une, en effet...
—Un souvenir?
—Non... un fétiche...
Edith éclata de rire.
—Eh quoi? dit-elle, vous êtes comme les nègres... vous avez sur vous un gris-gris.
—Vous le voyez.
—C'est curieux... Je ne vous aurais pas cru si superstitieux.
—Que voulez-vous, Edith, on ne se refait pas.
—Et sérieusement... vous croyez au pouvoir de cette amulette?... Vous a-t-elle déjà porté bonheur, au moins?
—Mais oui, Edith, puisque après vous avoir perdue, j'ai eu la joie de vous retrouver.
—Grâce à votre gris-gris?
—Grâce à mon gris-gris.
—Et comment est-ce fait, cet objet-là?
—Je vous l'ai déjà dit, c'est une simple pierre, mais une pierre qui ne vient pas des régions terrestres...
—Je crois, Edgar, que vous vous moquez de moi, fit Edith en me donnant une petite tape sur la joue.
—Mais non... je vous assure... Vous avez bien entendu parler des aérolithes?...
—Non... qu'est-ce que c'est que ça?
—Ce sont des pierres... des pierres qui tombent du ciel...
Edith n'était pas très convaincue. Elle me regardait avec méfiance, mais n'osait mettre en doute ma parole...
—En effet, conclut-elle. Si ces pierres tombent du ciel, comme vous dites, elles doivent évidemment porter bonheur... Montrez-moi donc un peu comment c'est fait ces pierres-là?
—Une autre fois, Edith... Mon gris-gris est cousu dans une double enveloppe très dure... c'est toute une affaire que de le développer... Je vous promets de vous le montrer demain...
—Vous m'en donnerez bien un petit morceau?
—Si vous y tenez...
—Bien sûr que j'y tiens... une pierre qui vient du ciel!
Edith était tenace et je savais bien qu'elle ne me laisserait point de répit que je ne lui eusse donné un morceau de mon amulette.
Je me procurai donc un caillou quelconque que je lui présentai le lendemain.
—Oh! ce n'est que cela, s'écria-t-elle. Ce n'est pas bien beau... Enfin, puisque ça porte chance.
Je cassai le caillou au moyen d'un marteau et j'obtins ainsi deux éclats. J'en donnai un à ma maîtresse et serrai l'autre précieusement dans le petit sachet d'où j'avais préalablement enlevé le diamant.
J'avais mis le Régent dans mon porte-monnaie, mais il était indispensable que je trouvasse une cachette plus sûre, car Edith, curieuse comme toutes les femmes, ne manquerait certainement pas de le découvrir...
Où le mettre, grand Dieu!
J'eus l'idée de le coudre dans la doublure de mon gilet ou dans la ceinture de mon pantalon, mais j'y renonçai... la doublure pouvait se déchirer, s'user au frottement, et je risquais de perdre mon trésor.
Je songeai aussi à le dissimuler, dans notre chambre, sous une lame de parquet, à l'introduire entre deux briques de la cheminée ou à le loger tout en haut de l'armoire à glace, mais je reconnus que ces cachettes n'offraient aucune sécurité. Une bonne de l'hôtel pouvait le découvrir, et il était à présumer qu'elle ne m'aviserait point de sa trouvaille.
Et pourtant, il fallait le dissimuler, coûte que coûte.
Le lecteur s'étonnera sans doute de ce surcroît de précautions et se demandera probablement pourquoi je n'avais point jugé à propos de tout révéler à Edith.
Hélas! l'expérience m'a appris que les femmes sont incapables de garder un secret. De plus, je ne pouvais avouer à ma maîtresse, qui me croyait un gentleman, que je n'étais qu'un vulgaire cambrioleur.
Edith avait des principes. Elle se disait la nièce d'un pasteur, et bien qu'elle eût suivi une voie que la morale réprouve, elle n'en demeurait pas moins très «honnête»—au sens large du mot. Elle n'admettait point que l'homme qui doit, en toute chose, donner l'exemple à la femme, pût se laisser aller à commettre une mauvaise action, même pour conquérir la fortune.
Je suis certain que si à cette époque Edith avait su quel genre d'individu j'étais, elle m'eût immédiatement dénoncé à la police.
Plus tard, elle en arriva heureusement à changer d'avis, mais n'anticipons pas!... Il y avait là, n'est-il pas vrai? un curieux cas psychologique, une mauvaise interprétation des conventions sociales, mais le rigorisme ridicule de cette petite perruche est commun à nombre d'Anglaises.
En France, j'en ai fait la remarque, les femmes sont beaucoup plus indulgentes, et aussi plus justes. Si elles aiment un cambrioleur, elles arrivent assez facilement à se laisser endoctriner par leur amant et se gardent bien de le dénoncer, surtout s'il leur procure, grâce à sa petite industrie, une vie facile, exempte de soucis, des toilettes et des bijoux.
La générosité, d'où qu'elle vienne est toujours une qualité très appréciée des femmes et elles pardonnent tout à celui qui donne beaucoup.
Il n'y a pas de sots métiers, il n'y a que de sottes gens, dit un proverbe français, et rien n'est plus vrai.
Certes, si tout le monde était honnête sur terre, il serait criminel de raisonner ainsi, mais quand on voit, chaque jour, des aigrefins ruiner des milliers de gogos, il n'est pas téméraire d'admettre que le cambrioleur est bien moins méprisable que ces gens-là.
Je ne reviendrai plus sur ce sujet, que j'ai déjà sommairement traité, mais que l'on me permette une dernière réflexion que je crois nécessaire. Il y a deux catégories de cambrioleurs: ceux qui opèrent en petit et ceux qui opèrent en grand.
Les premiers, qui dévalisent ordinairement des chambres de bonnes et de modestes logements de travailleurs, n'ont droit à aucune indulgence, et si j'étais juge, je les «salerais» sans pitié.
Les seconds, ceux qui ne s'en prennent qu'aux riches (et je m'honore d'appartenir à cette catégorie), ne causent en somme qu'un préjudice insignifiant à leurs victimes. C'est, en réalité, une sorte d'impôt sur le revenu qu'ils prélèvent, indûment, j'en conviens, mais qui m'objectera que les taxes votées par les Chambres soient toutes équitables?
Ceci dit, je reviens à mes moutons qui s'étaient, je crois, un peu égarés.
Ma seule préoccupation pour l'instant était de dérober mon diamant aux yeux d'Edith tout en le conservant sur moi.
Le problème était délicat, et m'occupa l'esprit pendant de longues heures.
J'imaginai les moyens les plus stupides, les plus extravagants... J'envisageai même comme dernière ressource l'ingestion quotidienne du Régent!!!
Furieux de ne trouver aucune solution, je donnai soudain un grand coup de talon sur le parquet... Aïe!... un clou qui se trouvait dans ma bottine m'entra dans les chairs et me causa une douleur atroce... J'ôtai aussitôt ma chaussure, et me mis, avec le pied d'une chaise, à aplatir ce clou malencontreux.
Pendant que je me livrais à cette opération, une idée que je qualifierai de lumineuse m'était venue tout à coup à l'esprit.