Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires
CE QUI DEVAIT ARRIVER
Le lendemain, je conduisis Edith à la station de Waterloo, pris son billet, lui remis cinquante livres et ne quittai la gare que lorsque j'eus vu le train disparaître. Nos adieux furent touchants et je puis dire que de part et d'autre les paroles que nous échangeâmes étaient sincères.
Il ne me restait plus qu'à regagner le Humbug. Le capitaine ne m'attendait qu'à la fin de l'après-midi, mais je jugeai plus prudent de monter à bord avant l'heure fixée, car une fois sur le bâtiment, je n'aurais plus à redouter les mauvaises rencontres.
C'est souvent—j'en ai fait la constatation—à l'heure où l'on se croit à l'abri de tout danger qu'une tuile vous tombe sur la tête et j'en avais reçu trop, depuis quelque temps, pour ne pas chercher à protéger ma triste personne.
Le capitaine Wright me reçut avec cordialité...
—Ah! vous voilà, fit-il;... à la bonne heure... Au moins, vous, vous n'êtes pas en retard. Vous allez voir que les autres ne seront pas si pressés... mais, à propos... puisque vous êtes là, je vais vous charger d'une commission... Vous connaissez Pensylvania road?...
—Oui... très bien...
—Il y a là un hôtel... au numéro 16 ou 18... le «Swan Hôtel»... pas moyen de se tromper... Vous entrerez et direz au patron: «Je viens de la part du capitaine Wright... est-ce que les cailles sont arrivées?» Il saura ce que cela veut dire et vous répondra oui ou non... S'il vous dit non, vous lui demanderez quand elles arriveront et s'il faut que je retarde mon départ... Vous avez bien compris?... J'allais envoyer un commissionnaire, mais puisque vous êtes là, il est inutile que je dépense trois shillings.
Je partis immédiatement, mais comme depuis ma «villégiature» à Reading, j'étais devenu très mauvais marcheur, je hélai un taxi, à une centaine de mètres des quais, et jetai au chauffeur l'adresse que m'avait donnée le capitaine Wright.
J'avais pris une voiture fermée, jugeant que cela était plus sûr. J'allais être obligé de passer dans le quartier qu'habitait Manzana, et je ne tenais pas à rencontrer mon ancien associé. J'étais, il est vrai, très documenté sur son compte et pouvais le faire arrêter; mais lui, de son côté, avait une arme contre moi, et bien qu'elle fût un peu émoussée, elle ne laissait pas d'être encore dangereuse.
J'eus la chance d'arriver sans incident au «Swan Hôtel».
J'entrai au 16 de Pensylvania road. Il y avait là un débit borgne, à la devanture duquel un cygne aux ailes éployées s'ébattait dans un lac bleu.
Avisant un gros homme qui se tenait derrière un comptoir, je lui demandai poliment «si les cailles étaient arrivées».
Il eut un mouvement de surprise, puis répondit, après m'avoir toisé:
—Qui vous envoie?
—Le capitaine Wright.
Sa figure s'éclaira:
—Ah! très bien, fit-il... vous comprenez, on tient à savoir à qui on a affaire... Non... les cailles ne sont pas encore arrivées... mais Bill Sharper, qui est allé les chercher, sera sans doute ici dans un instant... Voulez-vous l'attendre?
—Merci... il faut que je regagne le Humbug...
—Ah! c'est fâcheux... oui... bien fâcheux... vous devriez attendre une demi-heure... comme cela, nous serions fixés... Supposez qu'il y ait un retard... que la cargaison n'arrive que demain...
—Je repasserai, si vous le voulez bien...
—C'est cela, revenez dans une demi-heure, nous serons certainement fixés.
J'allais sortir, quand une auto s'arrêta devant la porte. Un homme vêtu d'un complet gris clair sortit de la voiture et pénétra dans le café.
C'était Bill Sharper...
—Ça y est, dit-il... les voilà!... Manzana me suit, il les amène!...
Je flageolais sur mes jambes... une sueur froide coulait le long de mes tempes... Bill Sharper me dévisageait, mais je voyais bien qu'il ne me reconnaissait pas...
Il lança un coup d'œil au patron qui répondit:
—C'est un matelot du Humbug... Il venait voir si les cailles étaient arrivées...
Bill Sharper me regardait toujours.
—C'est curieux, dit-il enfin, il me semble que je vous ai vu quelque part.
—C'est possible, répondis-je en prenant l'accent gallois... mais moi, je ne me rappelle pas votre physionomie...
—Dites donc ma «gueule», allez! A quoi bon faire des façons entre nous... Allons, patron, deux verres de gin... et du bon!
Afin de dérouter Bill Sharper qui s'obstinait à me dévisager, je tenais l'œil droit à moitié fermé et m'efforçais de prendre un air ahuri.
Nous trinquâmes, Bill Sharper avala sa consommation d'un trait et je crus devoir, par politesse, offrir une autre tournée...
Une voiture, suivie presque immédiatement d'une autre, venait de stopper le long du trottoir.
Cette fois, j'étais perdu, car j'allais me trouver en présence de Manzana et le drôle me reconnaîtrait bien, lui...
Il ouvrit la porte du bar et je l'entendis qui disait, de son affreuse voix cuivrée:
—Mesdames, donnez-vous la peine d'entrer... Je vous offre une collation avant de vous conduire à bord...
Cinq malheureuses femmes en toilettes fripées firent leur apparition... et je compris tout. C'étaient là les «cailles» dont parlait le capitaine Wright. Bill Sharper était allé les chercher à Paris et Manzana en avait pris livraison à la gare.
Ces pauvres filles, alléchées par la promesse d'une situation lucrative à l'étranger, et poussées par l'amour des voyages qui sommeille au cœur de toute femme, avaient répondu à l'annonce lancée par les «trafiquants» et allaient dans quelques heures s'embarquer pour des régions inconnues, où les attendaient sans doute les pires surprises.
On voit à quel degré d'avilissement en était arrivé Manzana pour oser faire un commerce semblable.
Mais que penser aussi de ce capitaine Wright qui devait sans doute, lui aussi, toucher une jolie commission sur les «cailles»...
Décidément, quoique je ne fusse pas ce que l'on appelle un parangon de vertu, je m'estimais cependant bien au-dessus de tous ces misérables... Ce qui prouve que l'on peut être un cambrioleur sans avoir pour cela cessé d'être, au fond, un brave homme.
Après avoir fait asseoir ses cinq cailles devant une petite table de marbre, Manzana leur servit des sandwiches, des pickles et de la bière, puis il s'approcha de Bill Sharper toujours debout, avec moi, devant le comptoir...
—Et la traversée?... elle a été bonne, demanda-t-il.
—Ne m'en parle pas... répondit le cornac de ces dames... une mer épouvantable!... Mes cailles débecquetaient à plein gosier et demandaient qu'on les débarque... A présent, les voilà un peu calmées, mais j'crois qu'elles commencent déjà à se méfier des voyages...
Manzana me regardait d'un air soupçonneux.
J'avais toujours mon béret à la main et je continuais à cligner de l'œil. Il faut croire que j'étais méconnaissable avec ma tête rasée, mon teint plombé, mon visage émacié, car mon ex-associé ne parut plus s'occuper de moi.
Je cherchais un prétexte pour brusquer compagnie à ces tristes personnages, mais n'en trouvant point, je me contentai de saluer et de me diriger vers la porte.
—Eh! matelot! s'écria Bill Sharper... c'est comme ça qu'on largue les amis... Encore un verre, que diable!...
Je fus obligé de revenir devant le comptoir et d'accepter une nouvelle consommation...
J'étais horriblement inquiet car je venais de remarquer que Bill Sharper et Manzana avaient échangé un coup d'œil...
—Tu ne trouves pas, dit soudain Sharper, que ce matelot-là ressemble comme deux gouttes d'eau à quelqu'un que nous avons bien connu?
—J'avais déjà fait cette remarque, répondit Manzana en souriant... oui, la ressemblance est frappante, en effet... c'est peut-être son frère...
Et Manzana vint se planter devant moi pour m'examiner encore.
Soudain, je le vis sourire; son affreuse figure eut une expression de joie indicible.
Je me sentis perdu et m'élançai vers la porte.
—Arrête-le!... arrête-le!... hurlait Manzana en s'adressant à Bill Sharper... arrête-le!... Je suis sûr maintenant que c'est lui!
J'étais déjà dans la rue.
Oubliant complètement que mon taxi m'attendait toujours, je me ruai au milieu de la foule, assez dense dans Pensylvania à cette heure du jour.
J'avoue que, cette fois, je perdis la tête.
Au lieu de me jeter dans une rue, puis dans une autre, afin de dépister mes deux ennemis, je filai tout droit comme un imbécile, poursuivi par Bill Sharper et cet horrible Manzana.
Les drôles n'osaient point crier: «Au voleur!... au voleur!...» car ils avaient de sérieuses raisons pour ne pas appeler la police à leur aide.
Les pas se rapprochaient derrière moi; un rapide claquement de semelles m'avertissait que j'étais serré de près.
Bientôt, j'arrivais devant la grille d'un square. J'étais essouflé, je ne tenais plus sur mes jambes et je fus obligé de m'arrêter. Le séjour prolongé que j'avais fait à Reading m'avait considérablement affaibli et je n'étais décidément plus qu'une loque humaine. Je trouvai encore la force d'entrer dans le square, de m'enfoncer dans une allée, mais déjà Manzana arrivait.
Alors, je pris une résolution héroïque... Tirant mon diamant de ma poche, je le portai à ma bouche et l'avalai!
Avaler un diamant de cent trente-six carats, cela n'est point aussi facile qu'on pourrait le supposer... Je dus m'y reprendre à trois fois avant d'engloutir le Régent dans les profondeurs de mon œsophage. J'y parvins cependant, mais au prix de quels efforts!
Manzana était devant moi.
—Ah! canaille! s'écria-t-il, enfin, je te tiens!
—Oui... et on le tient bien, grinça Bill Sharper, en me posant son énorme patte sur l'épaule...
X
UN MAUVAIS ARRANGEMENT VAUT MIEUX QU'UN BON PROCÈS
Je regardai fixement mes ennemis.
—Que me voulez-vous? demandai-je.
Bill Sharper et Manzana se mirent à rire aux éclats...
—Ah! ah! ah!... elle est bien bonne, s'écria mon ex-associé, il demande ce que nous lui voulons... On va te le dire, fripouille... Allons, suis-nous...
—Vous suivre?... et pourquoi?
—On te le dira.
—Non... je ne vous suivrai pas...
Bill Sharper me mit son poing devant la figure...
—Si tu veux faire de la rouspétance, grogna-t-il... je t'assomme...
—Et après? fis-je d'un ton calme...
Sharper parut surpris de mon sang-froid, mais Manzana lui dit aussitôt:
—Tiens-le bien, je vais le fouiller.
—Si vous faites cela, j'appelle, dis-je avec force... Je n'ai rien à craindre, moi... j'ai payé ma dette, tandis que vous autres vous avez plus d'un compte à régler avec la justice...
—Possible, répliqua Manzana, mais toi aussi tu as des comptes à rendre...
Je haussai dédaigneusement les épaules.
Mes deux ennemis s'impatientaient.
—Allons!... finissons-en, dit Bill Sharper, nous n'allons pas rester ici jusqu'à ce soir...
Et brusquement, il me saisit les poignets. Je tentai de me dégager, mais ce fut en vain, j'étais pris comme dans un étau. Déjà, Manzana explorait mes poches... Tant pis, pensai-je, advienne que pourra.
Et par trois fois, je criai:
—A moi!... A moi!... Au secours!
Le gardien du square accourut, suivi de deux courageux citoyens.
—Canaille! va, rugit Bill Sharper, en desserrant son étreinte, tu nous le paieras!
Et il s'enfuit avec Manzana, poursuivi par une bande de gens qui hurlaient à leurs trousses:
—Arrêtez-les!... Arrêtez-les!...
Ils n'allèrent pas bien loin, car deux policemen et trois soldats se jetèrent sur eux près de la grille du square.
Comme Sharper qui, on le sait, était d'une force herculéenne, résistait avec fureur, l'un des agents de police lui appliqua sur le bras droit un coup sec, avec son bâton d'ébène[8] et le bandit fut ainsi réduit à l'impuissance.
Quelques minutes après, nous étions tous réunis dans un bureau de police où un constable procédait immédiatement à notre interrogatoire...
—Où est le plaignant? demanda-t-il.
Je m'avançai, un peu troublé:
—C'est moi...
—Bien, fit le constable... parlez sans acrimonie, dites la vérité, rien que la vérité... levez la main droite et jurez...
Je jurai en répétant les mots conventionnels que me soufflait un vieux scribe à tête de vautour, assis devant une table de bois noir.
Le constable dit alors d'un ton bref:
—Cuckold, recevez la plainte de ce marin...
Comme j'hésitais, le constable, très obligeamment, me tendit la perche:
—Voyons, mon ami, ne vous troublez pas... vous êtes ici devant des hommes qui ne demandent qu'à vous soutenir, si vous êtes réellement dans votre droit... Les agents affirment que vous avez été attaqué... S'agit-il d'une vengeance ou d'une tentative de vol? Connaissez-vous vos agresseurs?
—Non, monsieur.
—Alors, il s'agit d'une tentative de vol... écrivez, Cuckold... tentative de vol dans un lieu public sur la personne de... votre nom, plaignant?
—Jim Perkins, répondis-je avec aplomb.
—Bien... sur quel bâtiment êtes-vous embarqué?
—Sur le Humbug, captain Wright...
Manzana, qui maintenant comprenait l'anglais et le parlait assez couramment, s'avança vers le constable:
—Cet homme ment, dit-il... Il ne s'appelle pas Perkins, mais Edgar Pipe... Il sort de la prison de Reading... c'est un escroc, un cambrioleur... Si vous voulez avoir des renseignements sur lui, vous n'avez qu'à vous adresser au bureau de police de Coventry...
—Parfaitement, appuya Bill Sharper d'une voix dolente, en soutenant avec sa main gauche son bras tuméfié.
Le constable me regarda fixement et demanda:
—Qu'avez-vous à répondre?
—Ces gens mentent effrontément, dis-je avec aplomb... Ce sont d'affreux drôles qui se livrent à un commerce infâme... Si vous en doutez, vous n'avez qu'à envoyer un agent au Swan Hotel, dans Paddington, et vous ne tarderez pas à être fixé...
—Cela ne m'explique pas pourquoi ils vous ont attaqué...
—Pour me voler, monsieur...
Le constable, qui ne comprenait absolument rien à toute cette histoire, roulait des yeux effarés et répétait, en frappant du pied:
—Tout cela est louche... vous m'avez tous l'air de fieffés gredins... d'affreux voleurs et...
—S'il y a un voleur ici, s'exclama Bill Sharper, il est dans la peau de M. Edgar Pipe, le plaignant... Demandez-lui donc pourquoi il a été enfermé à la prison de Reading... Demandez-lui aussi ce qu'il a fait du diamant...
—Cet homme est fou, répliquai-je en haussant les épaules... Il me prend pour un autre... Moi, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je m'appelle Jim Perkins, matelot à bord du Humbug, captain Wright... J'ajoute que ces gredins ont essayé de me dévaliser et je porte plainte contre eux... Je les accuse, en outre, de se livrer à un commerce que la loi poursuit avec rigueur...
—Le diamant!... Dites-nous ce que vous avez fait du diamant! hurlait Manzana en me montrant le poing...
Le constable était littéralement ahuri... Il consulta un agent, puis le scribe à tête de vautour, et conclut:
—Cette affaire n'est pas de mon ressort, elle est trop embrouillée... Je crois d'ailleurs qu'il y a lieu de se livrer à une enquête pour établir l'identité du plaignant et celle des accusés... Signez-moi trois bulletins, d'incarcération, Cuckold... et que l'on conduise ces gaillards-là au poste central de la Cité.
Je crus devoir protester.
—Pardon, fis-je, mon identité est facile à établir... Il n'y a qu'à envoyer un agent à bord du Humbug...
—Taisez-vous, rugit le constable... Je n'ai pas de leçons à recevoir de vous... Allons, que l'on me débarrasse au plus vite de toute cette racaille...
Il n'y avait rien à dire. Il fallait se soumettre.
Pendant que je montais, en compagnie de Bill Sharper et de Manzana, dans l'omnibus de police où quatre agents avaient déjà pris place, je roulais dans ma tête les projets les plus extravagants.
A force d'envisager sous toutes ses faces ma triste situation, je finis par me convaincre que la fuite seule pouvait me sauver, car les dépositions de Bill Sharper et de Manzana allaient faire revenir sur l'eau l'affaire du diamant. Bien qu'ils ne pussent rien prouver, on n'en ouvrirait pas moins une enquête, et, finalement, je serais remis entre les mains de magistrats curieux qui s'aboucheraient avec la police française. Je nierais, bien entendu, mais le «corps du délit»—le diamant—que je portais sur moi (ou plutôt en moi) finirait bien par me trahir.
Ah! ils étaient loin de se réaliser, les beaux rêves que j'avais formés! L'horizon, au lieu de s'élargir, se resserrait de plus en plus autour de moi, et la prison m'attendait, au bout de l'impasse où m'avait acculé la fatalité!
Tout le long du trajet, Sharper et Manzana me décochèrent d'affreux regards chargés de haine et, de temps à autre, mon ancien associé qui était mon plus redoutable ennemi laissait échapper des paroles de menace. La lutte, cela était certain, s'engagerait surtout entre lui et moi... Mes moyens de défense seraient bien précaires et je finirais par succomber.
Nous arrivâmes au poste central.
Là, on nous enferma dans un cabanon obscur, en attendant que le chief-inspector voulût bien nous interroger... Or, il se trouva que, par hasard, le chief-inspector était absent. Il avait été appelé dans la banlieue de Londres et ne devait rentrer que le lendemain matin.
J'étais donc condamné à subir pendant près de douze heures l'odieuse compagnie de Bill Sharper et de Manzana qui ne cessaient de m'injurier. Bill Sharper, que son bras faisait horriblement souffrir, se montrait le plus acharné contre moi...
—Chien de malheur, grogna-t-il, tu me le paieras, va!... Je veux te faire pendre ou perdre mon nom... Si la justice ne s'en charge pas, c'est à moi que tu auras affaire!...
—Cela ne vous avancera guère, répliquai-je à cette brute... Si vous pouvez me perdre, n'oubliez pas que, moi aussi, j'ai en main de quoi vous envoyer au Tread-Mill...
Et je lui énumérai, avec force détails, les différents méfaits qu'il avait commis, durant mon incarcération, de complicité avec Manzana.
Il parut étonné que je fusse si bien documenté, mais il ne tenta pas de nier... comprenant sans doute que je tenais ces renseignements de source sûre...
Il se contenta de murmurer:
—C'est bon!... c'est bon!... il faudra prouver...
—J'ai un témoin, répondis-je, un témoin qui n'hésitera pas, je vous en réponds, à déposer, sous la foi du serment, et à vous confondre tous les deux... Ah!... vous ne vous attendiez pas à cela, hein? Vous voyez que, moi aussi, j'ai ma police.
—On la connaît «votre police», glapit Manzana... oui, on la connaît, elle s'appelle Edith... mais elle aura son compte, elle aussi.
—J'en doute...
—Ah! vraiment?
—Oui... car vous en aurez tous deux pour dix ans au moins... et vous savez, dix ans de hard-labour... cela équivaut à la pendaison... Si l'on peut supporter cinq ans de Tread-Mill, c'est tout... Je puis vous en parler savamment, moi qui viens d'en tâter...
Il y eut un silence.
Bill Sharper et Manzana étaient désagréablement impressionnés.
Profitant astucieusement de leur trouble, je repris:
—Ah! c'est qu'ils sont impitoyables, les geôliers de Reading... J'ai vu un prisonnier qui n'était plus qu'un squelette ambulant qui n'avait plus que le souffle; eh bien! ils l'ont forcé à tourner la roue jusqu'au bout... c'est-à-dire jusqu'à ce que le moulin lui broie les jambes... Ainsi, vous voyez à quoi vous aurez abouti... Pour vous venger de moi, vous aurez tout simplement signé votre arrêt de mort...
Manzana eut un cri de rage:
—Nous ne sommes pas encore condamnés, misérable!
—Non, répondis-je avec calme, mais vous le serez sûrement.
—Alors, rugit Bill Sharper, c'est bien vrai, vous parlerez...
—Oui... et non seulement je parlerai, mais je fournirai des preuves...
—Nous nierons...
—La «personne» qui vous a accompagnés dans vos expéditions viendra témoigner...
—Elle n'osera pas...
—Ah! vous croyez?... Eh bien! détrompez-vous, elle viendra... je n'aurai qu'un mot à dire et elle m'obéira... Vous voyez, votre cas est plus grave que le mien... L'affaire du diamant n'est qu'une bagatelle à côté du cambriolage d'Euston Road, de celui de Haymarket, du vol avec effraction de Portland Place, de la tentative de meurtre de London-Bridge et des affaires louches du Swan Hôtel...
Bill Sharper et Manzana, en m'entendant énumérer, par ordre chronologique, leurs différents méfaits, demeurèrent atterrés.
—Je vois, dit Bill Sharper, au bout d'un instant, que l'on vous a fait des confidences, mais celle qui vous a renseigné a exagéré... Si elle était, en ce moment, en face de nous, vous verriez qu'elle serait moins affirmative.
—Devant vous, peut-être, car elle vous sait capables de tout, mais quand vous serez tous deux devant les juges et qu'elle n'aura rien à redouter, je vous garantis bien qu'elle ne craindra pas de parler... Qu'a-t-elle à risquer?
—Pardi! la prison, comme nous...
—Elle n'a pas été votre complice... Vous l'avez forcée à vous accompagner, mais elle prouvera que vous l'aviez terrorisée... D'ailleurs, quand la justice saura à quel affreux métier vous l'avez contrainte, quand elle aura fait citer les locataires de la maison que vous habitiez, les juges auront pitié d'elle et s'ils la condamnent, la peine sera légère... En tout cas, elle est prête à tout risquer... par vengeance... et vous savez comment les femmes se vengent lorsqu'on les a poussées à bout...
Manzana et Bill Sharper réfléchissaient. Ils comprenaient à présent la «gaffe» qu'ils avaient commise et ils regrettaient sans doute la petite scène du square...
J'appuyai mon argumentation d'un aveu qui les déconcerta tout à fait:
—Quels gens stupides vous êtes, messieurs... Ainsi, vous vous figurez que j'ai encore le diamant!... Eh bien, détrompez-vous... on me l'a pris dès que j'ai été arrêté. Il y a eu une enquête... j'ai affirmé qu'on me l'avait donné pour le vendre... Il y a eu échange de télégrammes entre Paris et Londres... des agents de la Sûreté française sont venus m'interroger... Bref, on a jugé prudent d'étouffer l'affaire... Du moment que le gouvernement français rentrait en possession du Régent, il n'y avait pas lieu de soulever un scandale...
—Alors, fit Manzana d'un air incrédule, le diamant est aujourd'hui en France?
—Oui, et si vous voulez vous payer le voyage de Paris, vous pourrez le voir au Louvre, sur son écrin, dans la vitrine où sont exposés les bijoux de la Couronne.
A ce moment, comme pour protester contre ce mensonge, le Régent me tenaillait sournoisement l'estomac.
—Je ne crois pas un mot de toute cette histoire, dit Manzana. Vous êtes un roublard, et vous avez dû mettre le diamant en lieu sûr, avant d'être arrêté...
Bill Sharper intervint:
—Voyons... c'est pas tout ça, dit-il, le diamant... on s'en moque. Il y a une chose plus sérieuse...
Je le voyais venir, mais je feignais de ne pas comprendre.
—Oui, reprit-il... il y a une chose plus sérieuse... et si vous voulez m'écouter...
—Parlez, lui dis-je.
—Eh bien, voici: nous nous sommes tous les trois engagés dans une vilaine passe d'où nous sortirons sans doute, mais en y laissant des plumes... Voulez-vous que je vous donne mon avis, mais là, franchement...
Il s'arrêta, un peu gêné, puis laissa, d'un ton grave, tomber ces mots:
—Il ne tient qu'à nous d'arranger cette affaire-là... Si Pipe a eu des torts, nous en avons eu aussi... Quand cette maudite question d'argent est en jeu, cela fait toujours du vilain... Donc, écoutez bien ce que je vais vous dire... vous verrez que je parle en homme raisonnable... Si je ne sais pas très bien m'exprimer, je sais voir juste... et de loin... Or, en continuant à nous jeter à la tête des paquets d'ordures, nous agissons tout simplement comme des serins... Nous faisons le jeu de la police, voilà tout... Ne croyez-vous pas qu'il serait préférable de s'entendre?
Il se tut pour nous permettre sans doute de donner notre avis, mais comme nous demeurions silencieux, il reprit, d'un ton conciliant:
—Moi, vous savez, c'est mon avis que je vous donne... et si je le donne, c'est parce que je le crois bon... Suivez-moi bien... Si vous ne m'approuvez pas, vous me le direz. Il ne tient qu'à nous de sortir d'ici, mais pour cela, il s'agit de s'entendre... Ne croyez pas que j'aie peur... non, pas du tout, car les accusations qu'Edgar Pipe veut lancer contre nous ne reposent sur rien de sérieux... Ce sont des inventions de femme hystérique et rien de plus... Néanmoins, aux yeux des magistrats qui voient partout des coupables, les choses peuvent traîner en longueur et, jusqu'à ce que notre innocence soit démontrée, on nous gardera en prison... Ne vaudrait-il pas mieux faire la paix? Nous renoncerions, Manzana et moi, à accuser Edgar Pipe, et lui, de son côté, ne tenterait rien contre nous. Nous dirions que nous l'avions attaqué parce que nous croyions le reconnaître, mais que nous avons été trompés par une ressemblance... Ce sont des choses qui arrivent tous les jours, cela... Pipe, et c'est son intérêt, dira qu'il ne nous reconnaît pas, et l'affaire sera terminée... Voyez, je suis bon garçon... je ne demande qu'à arranger les choses...
XI
COMMENT ON SÈME LES GÊNEURS
Je n'étais pas dupe du «bon garçonnisme» de Bill Sharper et je savais très bien que le drôle ne pensait pas un mot de ce qu'il disait, mais comme ce qu'il nous proposait servait mes intérêts aussi bien que les siens, je déclarai me rallier à sa proposition. Quant à Manzana, fourbe comme toujours, il se fit tirer l'oreille, prétendit qu'il n'avait pas très bien compris, mais finit par accepter. Alors, nous dressâmes nos batteries et préparâmes les réponses que nous ferions au chief-inspector.
Les choses se passèrent comme nous l'espérions. Manzana et Bill Sharper avouèrent s'être trompés et m'avoir attaqué à tort, et moi, de mon côté, je retirai ma plainte. Le chief-inspector, après nous avoir adressé un petit speech aigre-doux, nous fit remettre en liberté.
Dès que nous nous retrouvâmes tous trois dans la rue, Bill Sharper et Manzana, au lieu de me quitter, m'emboîtèrent le pas avec insistance, sous prétexte que de bons camarades comme nous ne devaient plus se séparer.
Je devinai immédiatement quel était leur but. Les misérables voulaient m'entraîner dans quelque bouge et là renouveler sur moi la tentative qui avait échoué la veille.
L'expérience m'avait rendu prudent et je me tenais sur mes gardes.
—Voyez-vous, me dit Bill Sharper, le tout est de s'entendre, camarade. Maintenant que la paix est faite, nous allons dîner ensemble.
—Avec plaisir, répondis-je, mais il faut auparavant que j'aille retrouver le capitaine Wright qui doit certainement se demander ce que je suis devenu...
—Le capitaine Wright! s'écria Bill Sharper, je le connais, c'est un de mes meilleurs amis... J'irais bien le voir avec vous, mais je suis obligé de retourner à Pensylvania Road. Vous me retrouverez au Swan Hôtel, où je vous attendrai avec Manzana.
—C'est cela, dis-je... dans une heure, je serai au Swan...
Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.
J'avais à peine fait une centaine de mètres que je m'arrêtai soudain: je venais de remarquer que j'étais suivi. Je m'en doutais, d'ailleurs, car j'avais, l'instant d'avant, remarqué que Manzana avait fait un petit signe à deux affreux mendiants.
Il y a entre les malfaiteurs de Londres une sorte de franc-maçonnerie; ils se soutiennent et se reconnaissent à certains gestes, ou même à un simple coup d'œil.
Mes ennemis me faisaient «filer».
M'approchant brusquement des ignobles individus qui m'emboîtaient le pas, je leur dis en les menaçant du doigt:
—Vous autres, si vous continuez à me suivre, je vous signale à un policeman...
Les deux drôles jouèrent l'étonnement et jurèrent leurs grands dieux qu'ils ne me suivaient pas...
Pendant qu'ils se répandaient en protestations, je hélai un taxi, jetai une adresse quelconque au cabman et les laissai, tout interdits, au milieu de la rue.
Lorsque j'eus roulé pendant une demi-heure, je descendis, réglai le chauffeur et m'enfonçai dans la première rue qui se trouva devant moi.
Mon intention n'était pas, comme on le suppose, de retourner à bord du Humbug... Je ne savais pas encore ce que j'allais faire, mais j'étais résolu à quitter Londres coûte que coûte... Par bonheur, Bill Sharper et Manzana n'étaient point parvenus à me «subtiliser» mon portefeuille. Je pouvais donc monter dans un train quelconque et mettre plusieurs dizaines de kilomètres entre mes ennemis et moi.
Comme je me trouvais dans les environs de Waterloo-Station, je résolus de prendre un billet pour Southampton. Une fois dans ce port, je tâcherais de me faire embarquer sur quelque bâtiment en partance pour l'étranger.
Après avoir jeté un rapide coup d'œil derrière moi, je m'apprêtais à entrer dans la gare, quand un gentleman vêtu à la dernière mode me posa familièrement la main sur l'épaule, en disant:
—Tiens! M. Edgar Pipe!...
C'était Allan Dickson, le roi des détectives, celui qui, on se le rappelle, m'avait arrêté quelques années auparavant, dans cet hôtel de Kensington où je me croyais si bien caché.
Je saluai le gentleman et allais continuer mon chemin, quand il me retint:
—Eh quoi! monsieur Pipe, dit-il, vous ne semblez pas satisfait de me revoir... Est-ce que vous me garderiez rancune au sujet du petit incident du Victoria Palace? Si cela était, vous auriez tort, car si je vous ai arrêté, avouez que c'était un peu votre faute... Vous m'avez demandé, alors, je suis venu...
—C'est vrai, dis-je en souriant, excusez-moi... mais vous comprenez...
—Oui... oui... je comprends... on n'aime guère revoir les gens qui... enfin... vous n'avez plus rien à craindre, maintenant, puisque vous avez payé votre dette... J'avoue que le tribunal vous a un peu «salé», mais vous êtes malheureusement tombé sur des juges très sévères... Une semaine plus tard, vous auriez eu la chance de vous en tirer avec deux ans, car c'était M. Serey, le bon Juge, comme nous l'appelons, qui présidait les audiences... Que voulez-vous?... on ne peut pas toujours avoir de la chance... Mais à propos, il paraît que vous êtes un héros?
—Moi?
—Oui, vous...
Et, comme j'avais l'air étonné:
—Quel homme modeste vous faites, monsieur Pipe, et moi qui vous croyais vaniteux en diable... Voyez comme on se trompe parfois... Ainsi, vous ne vous souvenez même plus de l'acte de courage qui vous a valu récemment une réduction de peine...
—Ah! oui, l'incendie de Reading...
—Il paraît que vous avez été merveilleux...
—J'ai fait mon devoir, voilà tout.
—Vous avez fait plus que votre devoir, mon ami, car rien ne vous forçait à vous jeter au milieu des flammes pour sauver vos camarades... Je suis au courant, le directeur m'a tout raconté et je vous avoue que j'ai été émerveillé de votre audace... oui, là, sérieusement... et, tenez, je vais vous faire un aveu: maintenant que je vous connais mieux, je serais désolé d'avoir à vous arrêter de nouveau.
—Je pense que vous n'aurez pas cette peine, car je suis décidé à redevenir un honnête homme.
Allan Dickson me regarda en souriant, et me frappant sur l'épaule:
—C'est très bien cela, dit-il... et je suis heureux de vous voir adopter cette belle résolution... Que faites-vous, à présent?... vous êtes marin, ce me semble?... Très bien, cela... Rien de tel que les voyages pour vous changer les idées... Et vous partez bientôt?
—Je devais partir, mais le bateau à bord duquel j'étais engagé a eu une avarie...
—De sorte que vous êtes encore à Londres pour quelque temps?
—A moins que je ne trouve un autre bâtiment prêt à appareiller...
Pendant que je parlais, Allan Dickson regardait de temps à autre autour de lui, d'un air méfiant...
—Est-ce que ce n'est pas un de vos amis qui vous attend là-bas?... demanda-t-il, en me désignant d'un coup d'œil un individu de mauvaise mine qui se tenait près du guichet des billets...
—Non... répondis-je, personne ne m'attend... et, d'ailleurs, je n'ai plus d'amis...
—Cependant, cet homme semble singulièrement s'intéresser à vous...
—Possible!... mais je ne le connais pas... à moins... mais, oui, j'y songe...
—A moins? fit Allan Dickson en me regardant fixement...
—Ecoutez, lui dis-je, vous pouvez me rendre un grand service et, du même coup, débarrasser Londres de deux gredins dangereux.
—Je suis tout oreilles... De quoi s'agit-il?
—Voici: Je vous ai dit, tout à l'heure, que je m'efforçais de redevenir un honnête homme...
—Et je vous félicite de cette résolution...
—Oui... mais c'est plus difficile que je ne croyais...
—Et pourquoi?
—Parce que, lorsqu'on a vécu, comme moi, au milieu de gens sans aveu, on retrouve toujours sur sa route des misérables prêts à vous faire chanter... On est rempli de bonnes intentions, on s'efforce de reprendre sa place dans la société, de vivre honnêtement de son travail, mais on a compté sans les gredins qui vous ont connu autrefois et qui se dressent toujours devant vous, au moment où l'on voudrait les savoir à dix pieds sous terre... Depuis que je suis sorti de prison, je n'ai pas eu, je vous l'assure, une minute de tranquillité...
—Mais, objecta Allan Dickson, qu'avez-vous à craindre des gens dont vous parlez?... Vous avez payé votre dette, la justice n'a rien à vous reprocher...
—C'est vrai, mais supposez que demain, je trouve une situation honorable, ces misérables ne manqueront pas de faire savoir à celui qui aura consenti à m'employer que je suis un ancien pensionnaire de Reading...
—Vous n'ignorez pas que la loi punit les calomniateurs...
—Oh... si peu!... et puis ceux qui emploient de pareils moyens demeurent, la plupart du temps, introuvables... n'empêche que leur coup a porté... Un beau matin, on est congédié, sans motif, et on doit se mettre à la recherche d'un nouvel emploi... Pendant ce temps, on tombe souvent dans la misère et on en arrive à perdre tout courage...
—Mon cher Pipe, me dit Allan Dickson, vous m'avez l'air, en ce moment, de voir tout en noir... Il faut vous remonter, by God!
—Hélas! je le voudrais, mais la fatalité me poursuit...
—N'employez donc pas de ces grands mots-là... Est-ce que ça existe, la fatalité?... Allons, au revoir... tâchez de persévérer dans vos bonnes intentions et si quelqu'un cherche à vous nuire, venez me trouver... j'aurai vite fait de vous débarrasser de ce gêneur...
—Merci... il se pourrait que j'eusse besoin de vous avant peu...
—Tout à votre disposition, mon cher Pipe, vous savez où je demeure?... Non?... tenez, voici ma carte... Je suis toujours chez moi le matin, de dix heures à midi... Allons, good bye!... et bon courage!
Et le détective, tournant les talons, disparut dans une des salles d'attente de la gare.
Resté seul, je réfléchis un instant et j'étais, je l'avoue, assez perplexe.
Devais-je quitter Londres avant d'avoir dénoncé à Allan Dickson Bill Sharper et Manzana? J'avais eu un moment l'idée de raconter au détective les petites expéditions de ces deux bandits, mais l'affaire du diamant m'avait retenu.
Je me dirigeai donc vers le ticket-office et pris modestement un billet de troisième. Un train partait pour Southampton à six heures trente... Il était six heures, j'avais par conséquent une demi-heure devant moi. J'entrai dans un petit restaurant situé en face de la gare et me fis servir un «ox-tail soup», une tranche de roast-beef et une bouteille de bière. J'avais à peine absorbé mon «ox-tail» que la porte du restaurant s'ouvrait tout à coup, livrant passage à deux hommes: Bill Sharper et Manzana!
Etait-ce le hasard qui les avait conduits dans l'établissement où je me trouvais? M'avaient-ils fait suivre? Cette dernière hypothèse était la plus admissible.
Ils s'avancèrent vers moi, d'un air grave, comme des gens qui ont une importante mission à remplir, et, arrivés devant ma table, s'arrêtèrent brusquement, en me regardant de façon inquiétante. Ils étaient tous deux très pâles et je remarquai que les mains de Manzana étaient agitées d'un tremblement convulsif.
—Tiens! vous voilà, dis-je, sans paraître remarquer le trouble de mes ennemis... mais asseyez-vous donc, je vous en prie... Voulez-vous accepter quelque chose?
—Il ne s'agit pas de cela, répondit Bill Sharper... nous avons une explication à vous demander...
—Une explication?... parlez... je vous écoute.
—Non... pas ici... sortons.
—Comme vous voudrez... mais laissez-moi au moins achever cette tranche de roast-beef...
—Non... sortons immédiatement.
J'affectais toujours le plus grand calme, mais je sentais mon cœur battre à coups précipités dans ma poitrine.
—Très bien, dis-je, je suis à vous.
Et, après avoir réglé ma note, je me levai et suivis Bill Sharper et Manzana.
Ils m'entraînèrent dans la gare de Waterloo et là, en un coin désert, ils s'expliquèrent enfin. Ce fut Manzana qui prit la parole. Sa voix tremblait et il avalait la moitié de ses mots:
—Monsieur Pipe, me dit-il, d'un ton qu'il s'efforçait de rendre solennel, vous êtes un traître.
—Un traître?
—Oui, ne faites pas l'étonné, vous savez parfaitement ce que je veux dire.
—Je vous assure...
—N'assurez rien... je vous répète que vous êtes un traître... et je le prouve...
—Oui, parfaitement... nous pouvons le prouver, appuya Bill Sharper de sa grosse voix de basse...
—Je le prouve, reprit Manzana, qui devenait de plus en plus nerveux... Vous vous êtes sans doute imaginé que nous sommes des imbéciles auxquels on peut monter le coup comme à des conscrits... mais nous sommes plus malins que vous, monsieur Pipe... oui, dix fois plus malins que vous... Nous avons aussi plus d'honnêteté, car lorsque nous donnons notre parole, nous avons l'habitude de la tenir...
—Parfaitement, grogna Sharper...
—Mais vous, monsieur Pipe, poursuivit Manzana, vous ignorez ce que c'est qu'une parole d'honneur...
Ces circonlocutions ridicules commençaient à m'agacer...
—Au fait, dis-je... où voulez-vous en venir?
—Ne faites pas votre petit saint Jean, railla mon ex-associé... vous savez très bien ce que je veux dire...
—Pas le moins du monde... expliquez-vous... je commence à perdre patience...
—C'est dommage... oui, c'est vraiment dommage!... Ah! monsieur Edgar Pipe perd patience... Monsieur Edgar Pipe est devenu bien irritable.
Et, tout en parlant, Manzana se rapprochait de moi, menaçant, agressif... Bill Sharper ricanait en balançant son énorme tête...
—Vous voulez des explications, dit Manzana... eh bien! nous allons vous en donner, canaille... traître! mouchard!... Oui, nous sommes fixés sur votre compte... vous êtes un «indicateur»... vous renseignez les détectives... on vous a vu faire vos confidences à Mr Allan Dickson... mais je vous préviens que vous êtes «filé»... que vous aurez continuellement quelqu'un à vos trousses et—retenez bien ceci—si vous avez le malheur de revoir Allan Dickson... eh bien... nous vous saignerons comme un poulet... vous entendez... comme un poulet...
—Parfaitement, grinça Bill Sharper en tirant à demi de sa poche un énorme couteau à cran d'arrêt...
Je consultai l'horloge de la gare... Il était exactement six heures vingt-neuf, le train de Southampton partait dans une minute et quelques retardataires piquaient, dans la direction du quai d'embarquement un pas de gymnastique effréné.
—Au revoir, messieurs, m'écriai-je subitement.
Et plantant là mes deux ennemis, je pris ma course vers le train... Manzana et Sharper se lancèrent à ma poursuite, mais quand ils arrivèrent à l'entrée du quai, la grille se referma brusquement. Pendant qu'ils couraient à la porte de la salle des bagages, le train se mit en marche et j'aperçus de loin Manzana qui me montrait le poing.
XII
«LE SEA-GULL»
J'avais «semé» mes ennemis, mais je n'étais pas encore sauvé. Les drôles étaient bien capables de me signaler à la police et de me faire arrêter, au débarcadère de Southampton. Il leur suffisait d'aller trouver le chef de gare, de lui raconter une histoire quelconque et la farce était jouée. On me ramènerait à Londres et c'était tout ce que désiraient les affreux chenapans qui avaient juré d'avoir ma peau.
Je résolus donc de descendre en cours de route.
A Byfleet, la première station à laquelle s'arrêtait le train, j'ouvris la portière et sautai sur le quai. Ce n'est que le surlendemain seulement que je me risquai à gagner Southampton.
Maintenant, il s'agissait de quitter l'Angleterre le plus vite possible et je m'abouchai immédiatement avec quelques matelots qui m'indiquèrent les bâtiments en partance.
Je m'étais imaginé que j'arriverais facilement à m'embarquer, mais je m'aperçus bientôt que tous les capitaines n'étaient pas aussi «coulants» que le capitaine Wright. Tous me demandèrent des papiers, exigèrent des références et je me vis blackboulé partout où je me présentai.
Je commençais à perdre courage, quand un matelot qui fumait sa pipe, assis sur une borne, me donna un renseignement utile:
—Ecoutez, camarade, me dit-il, si vous tenez absolument à trouver un engagement, je connais un bateau sur lequel on vous prendra sans doute, mais vous savez, c'est un bateau bizarre...
—Qu'importe... comment s'appelle-t-il?
—Le Sea-Gull... Tenez, c'est ce voilier blanc qui est amarré à quai, entre le paquebot de France et la malle de Jersey.
—Vous pourriez me recommander?
—Oh! pour ça, non!... Je ne connais personne à bord... Présentez-vous vous-même, vous verrez bien ce qu'on vous dira... Le patron de ce Sea-Gull recrute en ce moment son équipage... Il y a quatre garçons qui ont déjà été engagés. Essayez toujours, vous verrez.
—Merci, dis-je, je vais suivre votre conseil.
Et je me dirigeai vers le Sea-Gull.
C'était un grand yacht blanc gréé en brick-goélette; le mât de misaine était à phares carrés; le grand mât avait une voile à corne et un «flèche». A l'arrière, on voyait un capot vitré sur les côtés duquel étaient accrochées deux bouées.
Aucune passerelle ne reliait le yacht au quai.
—Pourrais-je parler au patron? demandai-je à un matelot qui était en train de briquer avec ardeur le tillac du bateau...
L'homme me regarda d'un air ahuri... puis mit son index à son oreille et secoua négativement la tête, pour me faire comprendre qu'il était sourd.
Je m'adressai à un autre marin, un grand diable, maigre comme une flamme de sémaphore, et jaune comme un citron.
Il fit un geste auquel je ne compris rien et disparut par une écoutille.
Ils sont bizarres, en effet, pensai-je, les gens du Sea-Gull...
Après avoir interpellé encore deux autres matelots, sans obtenir de réponse, j'allais battre en retraite, quand un gros homme vêtu d'un complet de molleton bleu et coiffé d'une casquette galonnée, apparut sur le pont.
—Pardon, monsieur, lui criai-je... je désirerais parler au patron du Sea-Gull.
—Le patron du Sea-Gull, c'est moi... Que me voulez-vous?
—J'ai entendu dire que vous cherchiez des hommes d'équipage... et... je viens me proposer.
—J'ai en effet besoin de matelots... mais ce qu'il me faut surtout, ce sont de bons gabiers... êtes-vous gabier?
—Oui, patron...
—Il y a longtemps que vous servez?
—Oh! dix ans au moins.
—C'est bien, embarquez...
Je crus que l'on allait m'envoyer la passerelle, mais personne ne bougea à bord du yacht...
—Eh bien? avez-vous entendu?
—Oui, patron... mais...
—Mais quoi?
—La passerelle?...
—La passerelle... est-ce que vous supposez qu'on va la placer exprès pour vous?... Sautez dans les haubans...
Au risque de me rompre le cou, je pris mon élan, fis un bond de deux mètres, parvins à saisir un des haubans de bâbord et me laissai glisser sur le pont du bateau. Je m'étais affreusement écorché les mains, mais il faut croire que la petite gymnastique à laquelle je venais de me livrer avait émerveillé le gros homme, car il dit en hochant la tête:
—Parfait!... vous jouez la difficulté, à ce que je vois... vous avez voulu m'épater... approchez un peu...
Je m'avançai, joignis les talons et demeurai immobile...
Le patron m'examina pendant quelques instants, envoya par-dessus bord un jet de salive noire et me dit:
—Vous avez toujours servi sur les bâtiments de commerce?
—Oui, patron...
—Appelez-moi capitaine...
—Oui, capitaine.
—Etes-vous déjà allé aux Indes?
—Oui, capitaine.
—Par le canal ou par le Cap?
—Plaît-il?
—Je vous demande si c'est par Suez ou par le Cap?
—Par Suez...
—Bien entendu!... par Suez!... Ils sont tous les mêmes... Ça ne pense qu'à se faire remorquer ces cocos-là... Eh bien, moi, tel que vous me voyez... j'ai trente ans de navigation... vous entendez... trente ans... et je ne l'ai seulement jamais vu votre sale canal... Moi, ma route, c'est le Cap... oui, mon ami... Southampton, Lisbonne, Madère, Bonne-Espérance, Zanzibar, les Maldives et Ceylan... Voilà la vraie route des Indes et celui qui me dirait le contraire, je lui enverrais immédiatement ma botte dans le bas des reins... Il n'y a que les marins d'occasion qui passent par le canal...
Le capitaine cracha de nouveau et reprit d'un ton méprisant:
—Oui, les marins d'occasion... ceux qui apprennent la navigation dans les écoles... mais les vieux routiers comme moi doublent toujours le Cap...
—Le fait est, approuvai-je, que par le Cap...
—C'est bon... montrez-moi un peu vos papiers...
—Mes papiers?... Je vais vous dire... hier soir, je les avais encore, mais ce matin, en me réveillant...
—Oui, je vois... vous vous êtes saoulé hier comme un Ecossais et vous vous êtes fait dévaliser... Ah! bougre d'ivrogne, vous vous en êtes envoyé des verres de gin et de whisky, hein? Combien?
—Je ne sais... une vingtaine, peut-être.
—Une vingtaine!... seulement... et c'est ça qui vous a tourné la tête... Ah! ah! ah! les voilà bien les marins d'aujourd'hui, ça se saoule avec vingt petits verres!... De mon temps, mon garçon, il fallait deux pintes de schnick pour nous coucher par terre... oui, deux pintes et il y en avait même qui allaient jusqu'à trois... Décidément, il n'y a plus d'hommes aujourd'hui... Enfin, ça n'est pas tout ça... vous n'avez pas de papiers... pas même un simple certificat... Sur un navire de commerce, on vous ferait arrêter, mais moi, je m'en moque... Ce ne sont pas les papiers qui font les bons marins. Si je vous ai demandé les vôtres, c'était pour la forme... Ici, à mon bord, personne n'a de papiers... Je ne sais même pas le nom de mes hommes... Ils se présentent, je les accepte, et les baptise aussitôt... Passons aux conditions. Nous allons aux Indes... c'est vingt-cinq livres pour la traversée... autant pour le retour... ça vous va?
—Oui, capitaine.
—Bon... maintenant, on ne descend pas à terre aux escales...
—Cela m'est égal.
—La discipline ici est très sévère... Comme je suis le maître, le seul maître, entendez-vous, à bord du Sea-Gull, j'ai tenu à y maintenir les anciennes traditions de la marine à voiles... Je vous donnerai d'ailleurs une copie du règlement. Donc, nous sommes d'accord, n'est-ce pas?
—Oui, capitaine.
—Eh bien, vous êtes des nôtres... à partir d'aujourd'hui, vous vous appelez «Colombo»... chaque marin du Sea-Gull porte le nom d'une ville maritime... Venez, je vais vous présenter à Cardiff, le maître d'équipage.
Le capitaine s'engagea dans une écoutille et je descendis derrière lui. Nous suivîmes la coursive d'entrepont et arrivâmes dans une petite pièce carrée qui prenait jour par un hublot.
Un homme gigantesque, assis sur une caisse, se dressa à demi, dès que nous pénétrâmes dans la chambre. C'était Cardiff. Jamais de ma vie je n'ai vu pareil colosse. Je ne puis mieux comparer Cardiff qu'à un gorille du Gabon. Sa tête énorme, au front bas, ses yeux gris mobiles et perçants, enfouis sous des sourcils broussailleux, sa poitrine vaste et velue, ses bras démesurément longs, ses jambes torses reposant sur deux gros pieds plats, tout en lui rappelait le singe anthropoïde de l'Afrique Equatoriale.
—Cardiff, dit le capitaine, voici un nouveau gabier... Il ne nous manque plus que trois hommes... Dès que je les aurai trouvés, nous appareillerons...
—Hon!... fit l'homme-gorille.
—Pour l'instant, gardez-le près de vous et faites-lui lire le règlement du bord.
—Hon!...
—Ensuite, vous lui ferez préparer les feux.
—Hon!...
—Vous pourrez aussi lui faire faire quelques épissures...
—Hon!...
Lorsque le capitaine eut disparu, Cardiff s'assit sur son coffre, alluma une petite pipe en terre, en tira quelques bouffées et prit dans sa poche un carnet tout crasseux qu'il me tendit en disant:
—Règlement...
Il était plutôt dur, le règlement... mais bah!... j'étais prêt à tout accepter pour échapper à Bill Sharper et à Manzana. Tant que nous n'aurions pas quitté Southampton, je ne serais pas tranquille. Mes ennemis pouvaient encore me découvrir. Il leur suffisait pour cela de questionner quelques marins du port...
Bien que Manzana et Bill Sharper ne fussent point très perspicaces, ils ne manqueraient pas quand même, en apprenant qu'il y avait à quai un navire suspect, de venir s'informer si je ne faisais point partie de l'équipage. Dans quel navire, en effet, pouvais-je me réfugier, si ce n'était dans un navire suspect?
Je tremblais, à chaque instant, de voir apparaître mes deux gredins.
Quand j'eus parcouru le fameux règlement que Cardiff m'avait présenté, je demandai au colosse s'il désirait que je lui rendisse quelque service.
Il secoua négativement la tête.
Pendant près d'une heure, nous demeurâmes en face l'un de l'autre, sans parler. Cardiff, toujours assis sur sa caisse, moi, debout devant lui. De temps à autre il me décochait un regard en dessous, puis retombait dans son assoupissement de brute.
Quel singulier type que ce maître d'équipage sous les ordres duquel j'allais me trouver désormais! Tout d'abord, je l'avais pris pour un Gallois, mais à quelques mots qu'il prononça enfin je reconnus qu'il était Ecossais.
Lorsqu'il eut fumé deux pipes, il se leva, mais il était tellement grand qu'il était obligé de marcher en baissant la tête, car l'endroit où nous nous trouvions n'avait pas plus d'un mètre soixante-quinze de hauteur et Cardiff, je l'ai dit, était un géant. Après avoir tourné dans la chambre, il sortit d'un équipet une grosse bouteille verte, la déboucha lentement, puis en porta le goulot à ses lèvres. Quand il remit le bouchon, une forte odeur de gin se répandit dans la pièce. Cardiff me regarda; ses yeux gris luisaient comme des projecteurs et son affreux visage avait maintenant une expression étrange.
Il ralluma sa pipe et reprit son impassibilité de Bouddha.
Je commençais à trouver le temps long en compagnie de ce marin silencieux, lorsqu'un coup de sifflet retentit soudain sur le pont du navire.
Cardiff eut un grognement, s'étira en faisant craquer ses énormes membres, puis se dressa, comme à regret, en disant:
—Come, mate![9]
Et il me poussa doucement devant lui.
Ce qui me surprit, ce fut que Cardiff m'appelât mate. Ce mot, en argot maritime, signifie camarade, et n'est guère employé qu'entre matelots de même grade ou de même spécialité. Il est très rare qu'un maître d'équipage appelle ainsi un subordonné.
J'en conclus que Cardiff, malgré son apparence bestiale, n'était pas au fond un méchant homme... c'était un ours, un ours mal léché sans doute, mais avec lequel il serait peut-être possible de s'entendre.
Sur le pont du Sea-Gull, nous trouvâmes tout l'équipage réuni... et quel équipage, grand Dieu! Il y avait là des nègres, des Malais, des Hindous, des Chinois et des hommes de race indécise.
L'Europe était représentée par le capitaine, Cardiff, trois matelots et moi.
Tous ces marins semblaient très dociles, et rompus à la plus sévère discipline. L'appareillage se fit avec un ensemble parfait; les ordres étaient exécutés avec une merveilleuse précision et dans le plus profond silence.
On eût cru assister à une de ces scènes de féerie magistralement réglées comme on en voit quelquefois à l'Olympia de Londres.
J'aidai mes nouveaux camarades à étarquer la grand'voile, pendant que d'autres hissaient le foc et le grand foc.
Le capitaine, sûr de sa manœuvre, avait refusé l'aide d'un remorqueur.
Sur les quais, une foule de curieux assistaient à l'appareillage, se demandant sans doute comment le Sea-Gull arriverait à se déhaler, au milieu de tous les bateaux qui encombraient le port.
Les amarres furent larguées et le navire, plein vent arrière, glissa doucement sur le Southampton Water. Le capitaine se tenait à la barre, attentif, le sourcil froncé, modifiant insensiblement, pour éviter un empannage, la direction de son bâtiment. Lorsque nous atteignîmes la pointe de Calshot, comme nous avions maintenant de l'espace devant nous, il lança un coup de sifflet. Tous les hommes de l'équipage se rangèrent au pied des haubans de bâbord et de tribord attendant les ordres.
Je m'étais joint à eux, mais j'avoue qu'à ce moment mon cœur battait plus vite que l'habitude... Je comprenais que nous allions monter dans la mâture et je me sentais plutôt mal à l'aise, car c'était la première fois que je remplissais les délicates et périlleuses fonctions de gabier.
J'aurais préféré faire partie de l'équipe du grand mât qui, elle, n'était astreinte à aucune gymnastique et n'avait qu'à peser sur les drisses de grand'voile et de flèche, mais j'étais désigné pour la misaine où il y avait cinq vergues à guinder: le cacatois, le perroquet, le volant, le fixe et la vergue basse. Il faudrait assujettir les voiles d'étai et, pour cela, demeurer en équilibre sur les barres, au risque de piquer une tête dans le vide.
Le capitaine, qui tenait le gouvernail d'une main et son sifflet de l'autre, lança un nouveau commandement et les matelots s'accrochant aux échelles de haubans montèrent dans la mâture. J'eus la chance d'être désigné pour la vergue basse et me tirai assez bien de l'effort que l'on exigeait de moi. S'il m'eût fallu grimper jusqu'au cacatois, je crois bien que je n'aurais pas tardé à décrire dans l'espace une fâcheuse trajectoire.
Lorsque les vergues furent brassées, un coup de sifflet nous rappela tous sur le pont et je commençai à respirer plus librement.
Maintenant, Cardiff avait remplacé le capitaine à la barre. Nous étions dans le Solent et le navire filait grand largue avec un petit clapotement qui devenait de plus en plus bruyant à mesure que la vitesse augmentait.
A présent, j'étais libre: bientôt plusieurs milles me sépareraient de la Grande-Bretagne et comme nous n'avions pas la T. S. F. à bord, nous allions nous trouver pour longtemps sans communication aucune avec la terre. Manzana et Bill Sharper n'étaient décidément plus à craindre.
Edgar Pipe et son diamant fuyaient vers les régions lointaines!...
XIII
PASSAGERS MYSTÉRIEUX
J'avais entendu dire que nous allions aux Indes, mais je n'en étais pas sûr. Je cherchai à me renseigner auprès des trois matelots européens qui étaient à bord. L'un d'eux, un Français, affirma que nous allions tout simplement en Espagne; l'autre, un Anglais, soutint que nous ne dépasserions point le Cap de Bonne-Espérance; quant au troisième, un Irlandais, il avoua qu'il ne savait rien.
La curiosité qui me poussait à m'informer de notre itinéraire était assez ridicule, en somme, car le but du voyage serait toujours le même pour moi. Que nous allions aux Indes ou en Chine, cela importait peu. Le principal était que je m'éloignasse le plus possible de l'Angleterre et le Sea-Gull semblait aussi pressé que moi de fuir la côte.
Dès que nous eûmes dépassé les «Needles», récifs dangereux qui se trouvent, comme on sait, à la pointe extrême de l'île de Wight, nous mîmes le cap au sud-quart-sud-ouest.
Malheureusement, le vent qui jusqu'alors avait été favorable, changea brusquement, et nous fûmes obligés de louvoyer, ce qui retarda beaucoup notre marche.
Néanmoins, le Sea-Gull tenait merveilleusement le «près» et faisait, avec le vent, un angle de quatre quarts, soit quarante-cinq degrés. Il avait cependant un défaut, il gîtait beaucoup et, à certains moments, le pont offrait une déclivité telle que nous devions nous cramponner à la lisse et aux superstructures pour ne pas être envoyés par-dessus bord. Ce brick-goélette, comme tous les bateaux de plaisance, était très fin de formes, et il y avait lieu de s'étonner que le capitaine eût choisi un tel bâtiment pour faire de longs voyages. D'ailleurs, tout était mystère sur le Sea-Gull. J'avais cru jusqu'alors que celui qui le commandait en était le propriétaire, mais j'appris bientôt par le matelot irlandais que nous avions deux passagers à bord: un homme et une femme.
Il me semblait en effet étonnant que le capitaine voyageât pour son seul plaisir.
La première journée que je passai sur le Sea-Gull fut des plus calmes. On ne m'employa qu'à des manœuvres insignifiantes et j'eus la chance, lorsque la brise fraîchit et qu'il fallut carguer perroquet et cacatois, de ne pas faire partie de la bordée de service.
A la nuit, le capitaine—je ne sais si j'ai dit qu'il s'appelait Ross—fit, selon la vieille coutume maritime, à laquelle certains navigateurs sont restés fidèles, prendre un ris dans la voilure et il ne resta plus sur le pont que le marin de quart, la bordée de tribord et l'homme de barre.
Mes camarades et moi, après avoir pris notre repas, nous nous réfugiâmes dans le gaillard d'avant et installâmes nos hamacs.
Cardiff, son éternelle pipe aux dents, assista à notre coucher, puis, quand il vit que tout était en ordre, il se retira dans sa chambre.
Dès qu'il eut disparu, quelqu'un ralluma la camoufle, la voila prudemment avec l'étamine bleue d'un pavillon et une partie de l'équipage se mit à jouer aux cartes. Je remarquai que les plus acharnés parmi les joueurs étaient les nègres et les Chinois. Ces gens ne se comprenaient pas entre eux, mais ils suppléaient aux paroles par une mimique étrange, coupée de temps à autre, d'interjections rauques et traînantes. Je fus assez étonné de ne pas voir circuler d'argent, mais l'Irlandais, qui était mon voisin de hamac, m'apprit qu'ils jouaient sur parole et qu'ils régleraient leurs comptes à la fin de la traversée, lorsqu'ils auraient touché leur solde.
Il y eut, à un certain moment, une vive discussion qui se termina par un assaut de boxe entre un nègre et un Chinois. Le nègre mit son adversaire knock out et la partie recommença, pendant que deux matelots relevaient le Chinois, qui était quelque peu meurtri et le couchaient dans son hamac.
Mon voisin de lit, l'Irlandais (je me rappelle qu'il s'appelait Solway), bavard comme tous ses compatriotes, avait fait glisser sur leur tringle les garcettes de son hamac et s'était rapproché de moi.
—Sur quel bateau étiez-vous avant de venir ici? demanda-t-il.
—Sur le Black-Star, répondis-je...
—Un long courrier?
—Oui...
—Moi, j'étais sur le Newcastle, un vieux bâtiment plein de rats qui repose maintenant par le fond, dans le canal de Saint-Georges.
—C'est la première traversée que vous faites sur le Sea-Gull?
—Oui... d'ailleurs tout l'équipage est dans mon cas... nous sommes tous nouveaux à bord...
—Pas possible?
—Quoi?... vous ne le saviez pas?
—Non, je vous assure... mais à qui appartient le bateau sur lequel nous sommes?
—A personne... ou du moins si, il appartient à un armateur anglais qui l'a loué aux deux passagers qui sont à bord... Ce sont eux qui ont engagé le capitaine Ross et l'ont chargé de recruter l'équipage.
—Ah!... et sait-on quels sont ces gens?
—On dit—mais je ne pourrais rien affirmer—que c'est un lord qui voyage avec sa maîtresse... Je l'ai aperçu avant-hier, quand il a embarqué... Il a une drôle de tête...
—Et la femme?
—Elle était tellement emmitouflée qu'on ne lui voyait que les yeux et le bout du nez...
—Ils ont des domestiques avec eux?
—Non...
—Comment... pas même un groom?
—Je ne crois pas...
—Et depuis leur embarquement, ils n'ont point paru sur le pont?
—Non... ils ne bougent pas de leur appartement... il n'y a que le capitaine et le steward qui les approchent...
—Bizarre!...
—Oui... bizarre, comme vous dites... moi, j'ai dans l'idée que ces particuliers-là ont fait quelque sale coup et qu'ils ont frété le Sea-Gull pour échapper à la police...
—Mais avant le départ, il y a eu une visite à bord?
—Oui... j'y ai même assisté, mais le capitaine avait eu soin de cacher les deux passagers dans la cale avec tous leurs bagages...
—Alors, le capitaine est de mèche avec eux?
—Probable!
Cette conversation fut interrompue par l'arrivée brusque de Cardiff. En apercevant le falot qui était toujours allumé, il poussa un hurlement de fauve, se précipita sur les joueurs, leur administra une volée de coups de poings, déchira les cartes, puis éteignit la lumière et disparut. Cardiff, on le voit, s'y entendait à maintenir l'ordre à bord. Quand il eut refermé la porte, les nègres et les Chinois regagnèrent à tâtons leurs hamacs et jusqu'à la relève de minuit le silence le plus complet régna dans la chambrée.
Au matin, quand je parus sur le pont, le capitaine Ross m'appela:
—Venez dans ma cabine, j'ai à vous parler...
Je le suivis en tremblant.
Quelle nouvelle tuile, pensai-je, vais-je encore recevoir sur la tête?...
Dès que nous fûmes seuls, le capitaine me dit:
—Je vous ai observé hier pendant toute la journée et j'ai pu me convaincre que vous êtes marin, comme moi je suis évêque... vous vous tenez sur les barres comme un dromadaire sur une balançoire et vous ne savez même pas déborder la vergue de la hune et frapper les palans sur les galhaubans... Je pensais que vous pourriez faire un gabier supplémentaire de basse-voile, mais vous ne seriez même pas capable de larguer le dormant de l'écoute... et d'amarrer le conducteur sur les cosses d'empointure lorsqu'elles sont larguées...
Tout ce que me disait le capitaine était pour moi de l'hébreu, mais comme j'avais l'air de protester, il s'écria:
—Un gabier, vous?... Jamais de la vie!...
—Cependant, je vous assure qu'à bord du Black-Star...
—Quoi?... que faisiez-vous à bord du Black-Star?... vous briquiez la poulaine, hein?... c'est tout ce que vous pouvez faire... Tenez, je vais vous prouver que vous êtes nul en navigation... que vous n'avez jamais mis les pieds sur un navire à voiles... Je suppose que le hale-bas du foc soit cassé... par quoi le remplacez-vous?... Ha! vous restez là comme un cachalot qui a avalé une gaffe... vous ne savez pas!... Et quand un hunier se déchire, comment vous y prenez-vous pour le réparer sans le carguer?... Vous voyez, vous demeurez bouche bée... Vous êtes gabier comme la tige de mes bottes et vous m'avez monté le coup, quand vous vous êtes présenté!... Je ne sais ce qui me retient de vous débarquer séance tenante...
Le capitaine Ross, d'un tour de langue changea sa chique de côté, puis après avoir juré tout ce qu'il savait, et m'avoir prodigué un tas de noms qu'un horse-guard n'eût pas entendus sans rougir, il parut se calmer un peu...
—C'est bien, dit-il... cela m'apprendra à engager un matelot sans lui faire faire un petit voyage dans les vergues... Je vous avais promis vingt-cinq livres pour la traversée... je vous diminue de moitié... et dorénavant, au lieu de grimper dans la mâture, vous resterez à la cuisine, avec le maître-cook... Vous savez éplucher les oignons et les pommes de terre, je suppose?... Allez, rompez, et que je ne vous voie plus... descendez trouver Zanzibar et dites-lui de ma part que, comme vous étiez trop bête pour faire un gabier, je vous ai nommé laveur de vaisselle...
Je saluai et sortis, affectant d'être navré de ma disgrâce, mais très heureux, au fond, de ce changement de situation... J'étais maintenant certain de ne pas me rompre le cou en tombant des hunes.
Je m'engageai dans le petit escalier à pente roide qui conduisait à la cuisine et, cinq minutes après, je me présentais à M. Zanzibar, un nègre du plus beau noir dont la peau humide luisait comme celle d'un phoque sortant de l'onde.
Lorsque j'entrai, Zanzibar était en train de moduler sur un énorme ocarina de métal blanc une mélodie tropicale. Tout en jouant, il remuait la tête, roulait de gros yeux blancs et, de ses pieds nus, frappait le sol en cadence. Dès qu'il me vit, il ôta l'ocarina de ses lèvres et demanda:
—Qui tu veux-ti, missié?
A défaut de lettre d'introduction, je lui exposai de vive voix le but de ma visite.
Il m'écouta en souriant, puis, quand j'eus terminé:
—Mi, bi content, dit-il... Oui bi content d'avoir camarade... Triste ici!... Tous deux nous rigoli, nous joui ocarina, pi dansi... Comment ti t'appelles?
—Colombo, répondis-je (on se rappelle que c'était le nom que m'avait donné le capitaine).
—Mi, Zanzibar... mais pas vrai... mi pas Zanzibar... Mi Batouala.
Nous nous serrâmes la main et Zanzibar, pour fêter ma bienvenue, déboucha une fiole de rhum.
Au bout de quelques jours nous étions les meilleurs amis du monde et nous passions notre temps à nous raconter des histoires et à jouer de l'ocarina. J'avais autrefois pratiqué cet instrument stupide et j'en jouais assez bien, mais pour Zanzibar j'étais un artiste.
Quand je voulais le charmer, je lui disais de chanter sa mélodie et je l'accompagnais à la tierce.
Alors, il ne se tenait plus de joie et nous recommencions vingt fois de suite le même air. Cependant, ce concert déplut aux passagers mystérieux dont l'appartement se trouvait situé au bout de la coursive d'entrepont. Ils se plaignirent au capitaine et celui-ci, non content de confisquer l'ocarina, fit donner vingt-cinq coups de corde à Zanzibar.
Je revois encore le malheureux garçon quand il revint à sa cuisine après avoir subi ce châtiment barbare. Il avait les épaules et le dos zébrés de grandes raies bleuâtres et souffrait atrocement. Je le pansai du mieux que je pus et m'efforçai de le consoler.
Pauvre Zanzibar!
Ce qui l'affectait surtout, c'était d'être privé de son ocarina.
Je promis de lui confectionner un instrument plus harmonieux, et il fallut qu'immédiatement je me misse au travail.
Avec une boîte à cigares, sur laquelle je tendis des fils de fer de diverses grosseurs, je fabriquai une sorte de cithare d'une sonorité parfaite. J'en fis aussi une pour moi et nous reprîmes enfin nos duos que personne, cette fois, ne vint interrompre, car le bruit ne parvenait point jusqu'aux oreilles des passagers.
A quelques jours de là le matelot qui remplissait les fonctions de steward s'étant cassé le bras en tombant dans la cale, c'est moi qui fus désigné par le capitaine pour le remplacer. Mon service consista donc à servir à table les deux mystérieux personnages qui étaient, on le sait, les vrais maîtres du navire.
La première fois que je parus devant eux, mes plats à la main, ils me regardèrent avec méfiance. A la longue, ils s'habituèrent à moi et devinrent même très familiers, ce qui dénotait chez eux un manque complet d'éducation. Sûrement, ce gentleman n'était pas un lord, comme le prétendait l'Irlandais. C'était un individu quelconque, aux gestes gauches, à la physionomie commune et totalement dépourvu d'élégance bien qu'il soignât beaucoup sa personne et se parfumât à outrance. On voyait du premier coup d'œil que cet homme-là n'avait pas toujours eu de la fortune. Il avait dû s'enrichir tout d'un coup, soit par quelque spéculation heureuse, soit par quelque entreprise louche... ou peut-être par une colossale escroquerie.
Quant à la femme qui était assez jolie, mais maquillée comme une fille, elle était digne de son seigneur et maître. Elle fumait les coudes sur la table et bavardait à tort et à travers, avec une voix cassée de noceuse.
Ils m'appelèrent d'abord M. Colombo, puis Colombo tout court, et enfin «mon petit Colombo».
Ils devinrent même avec moi d'une telle liberté que je fus, une fois ou deux, obligé de leur faire respectueusement observer qu'ils allaient un peu loin. Ils n'en continuèrent pas moins à plaisanter avec moi de façon stupide. Ils me posaient une foule de questions indiscrètes, me forçaient à boire avec eux et bientôt, après leur dîner, ils me retinrent à jouer aux cartes. Dès lors ce furent d'interminables parties et je devins le commensal de ces gens louches.
J'avais d'abord résisté à leurs sollicitations, par crainte du capitaine, mais quand je m'aperçus que ce dernier me traitait avec plus d'égards, depuis que j'étais l'ami de ses passagers, je profitai largement de leur hospitalité et ne vécus que très peu à la cuisine, au grand désespoir de Zanzibar qui en était réduit à jouer seul de la cithare...
Nous étions maintenant en vue des côtes de Portugal, mais contrairement à ce que je croyais, le Sea-Gull ne s'arrêterait pas à Lisbonne. Ainsi en avaient décidé M. et Mme Pickmann—c'était le nom que se donnaient les deux étranges passagers dont j'étais devenu le familier. Ils ne semblaient pas tenir à descendre à terre, du moins pour le moment.
XIV
OU JE MANŒUVRE AVEC ASSEZ D'HABILETÉ
Un jour, M. Pickmann, qui maintenant me consultait sur tout, me posa quelques questions qui me parurent bizarres. Il me demanda entre autres quelles étaient les formalités de débarquement dans les ports et, quand je lui eus dit que tout navire était soumis à la visite, il parut singulièrement troublé... et regarda sa femme d'un air inquiet.
Je ne tardai pas à acquérir la preuve que mes deux «amis» n'avaient pas la conscience bien nette et je me mis à les surveiller de près. L'homme, depuis quelque temps, était plus réservé, mais la femme, très loquace, surtout après les repas, laissait parfois échapper des paroles imprudentes.
C'est ainsi qu'un soir, tandis que nous émettions quelques idées sur la vie et ses surprises, elle murmura tristement:
—Ah!... mon petit Colombo, la fortune ne fait pas le bonheur, allez... et une bonne petite existence bien tranquille, exempte de soucis, est cent fois préférable à une existence de luxe et de plaisirs comme celle que nous pouvons mener maintenant, M. Pickmann et moi.
—Certes, répondis-je... vous avez bien raison... Ce que nous devons rechercher avant tout, c'est la tranquillité d'esprit.
M. Pickmann lança à sa femme un regard furieux, mais il était trop tard, le coup était porté... Je commençais à comprendre pourquoi, à certains moments, les deux passagers du Sea-Gull étaient si tristes et si préoccupés. Evidemment, le remords ou plutôt la crainte de l'avenir commençait à les torturer. Je résolus d'user de diplomatie et de provoquer des confidences.
Pendant quelques jours, M. et Mme Pickmann se tinrent sur leurs gardes, et affectèrent une réserve qui ne pouvait durer. Ces gens étaient trop exubérants, trop bavards pour cesser brusquement de raconter des histoires. Peu à peu, ils redevinrent aussi loquaces, la femme surtout, et nous reprîmes, en jouant aux cartes, nos petites conversations.
Mme Pickmann adorait le poker et tous les soirs, après dîner, me provoquait à ce jeu, au grand mécontentement de son mari qui aurait préféré faire une partie d'échecs...
Tout en taquinant les cartes, nous buvions, bien entendu et vers minuit, Mme Pickmann—ma petite Dolly, comme l'appelait son époux—était généralement grise. Alors, elle bavardait comme une pie borgne et me documentait peu à peu sur son existence passée... J'appris ainsi que son mari (ou du moins l'homme à qui elle donnait ce nom) avait occupé une situation dans une grande banque de Londres. A cette époque, le couple ne devait pas rouler sur l'or, puisqu'il habitait dans les environs de Soho Square, quartier qui n'a rien d'aristocratique. Ils n'avaient même pas de bonne et c'était Dolly qui faisait la cuisine et lavait la vaisselle...
Cette dernière confidence, qui était au moins imprudente, valut à Mme Pickmann, de la part de son mari, un coup d'œil irrité, mais la bavarde, très allumée par le whisky, n'en continua pas moins à étaler devant moi les petites misères de sa vie d'antan.
—A quoi bon se gêner devant Colombo, dit-elle, n'est-il pas notre ami? D'ailleurs nous n'avons pas à nous en cacher, nous n'avons pas toujours été riches... Avant de devenir millionnaires, nous avons joliment tiré le diable par la queue...
—Vous avez probablement fait un héritage? interrogeai-je, tout en battant les cartes...
—Oui... répondit M. Pickmann... oui, nous avons eu la chance de faire un héritage... Une vieille tante que nous voyions rarement nous a laissé sa fortune...
—Et une jolie fortune, allez, s'écria Mme Pickmann... c'est à n'y pas croire...
—Tous mes compliments, dis-je... Il y a bien des gens qui voudraient être à votre place... mais comment se fait-il qu'au lieu de manger cette belle fortune à Londres, vous alliez vous fixer à l'étranger?...
Cette question parut embarrasser beaucoup Mme Pickmann, aussi laissa-t-elle son mari répondre.
—Vous comprenez, dit Pickmann qui ne manquait pas d'esprit d'à-propos, à Londres, beaucoup de gens nous ont connus pauvres... Il nous serait bien difficile, du jour au lendemain, de faire figure dans la haute société... tandis qu'à l'étranger...
—Oui... vous avez raison... mais cela ne vous ennuie pas un peu de quitter l'Angleterre?
—Certes. Mais nous y reviendrons dans quelques années...
—Pour l'instant, vous allez aux Indes?
—Non, à Madagascar...
—Tiens, quelle idée!
—Ah! tu vois, dit Mme Pickmann en regardant son mari, Colombo est de mon avis... Il trouve étonnant que nous allions à Madagascar, dans un pays de sauvages...
—J'ai mes raisons pour aller à Madagascar... répliqua sèchement Pickmann... c'est une île ravissante, le climat y est très sain...
—Hum!... fis-je.
—Vous connaissez Madagascar?
—Oh! très bien, mentis-je avec aplomb.
—Ah! vraiment! s'écria Mme Pickmann vivement intéressée... donnez-nous donc quelques détails, alors?... mon petit Colombo...
—Volontiers... mais je crains de vous désillusionner un peu...
—Ça ne fait rien... dites toujours.
—Eh bien, Madagascar n'est point, à mon avis, le pays rêvé pour des gens riches comme vous et qui désirent profiter de la vie... Le climat y est très rude, c'est plein de moustiques dont la piqûre donne des fièvres et les habitants sont loin d'être hospitaliers. Ils sont méfiants, détestent l'étranger et ne savent quelles vexations lui faire subir... Tenez, un exemple... Il y a cinq ans, j'étais à Majunga...
—Tiens! glapit Mme Pickmann, c'est justement à Majunga que nous allons...
Je secouai tristement la tête et continuai:
—Oui... j'étais à Majunga. Le bateau sur lequel je me trouvais avait fait escale dans ce port à la suite d'une avarie de machine, et comme la réparation devait prendre au moins quinze jours, j'avais obtenu, ainsi qu'une partie de l'équipage, l'autorisation de descendre à terre et de vivre à l'hôtel... Ah! les hôtels de Majunga!... Mais cela n'est rien encore... Figurez-vous qu'à peine débarqué, je me vois suivi par deux grands escogriffes qui, finalement, m'arrêtent et me demandent mes papiers... Je les leur montre et je croyais en avoir fini avec les formalités... ah bien oui!... ça ne faisait que commencer... On m'emmène au bureau de police et l'on me fouille... J'avais beau protester, affirmer que je faisais partie de l'équipage du Quickly, les policiers ne voulaient rien entendre... Ils prétendaient que j'étais un individu de sac et de corde, venu à Majunga pour échapper à la justice de mon pays... Bref, mon incarcération dura deux jours et, sans l'intervention du Consul britannique, je crois que je moisirais encore dans les prisons de Madagascar... Je ne suis pas le seul, d'ailleurs, à qui pareille mésaventure soit arrivée... le second de notre bâtiment, un Anglais comme moi, fut aussi arrêté et maintenu au secret, pendant huit jours... Ah! ne me parlez pas de Madagascar, mes amis, c'est le pays de la méfiance et du soupçon... Il suffit qu'on soit Anglais pour qu'immédiatement on devienne suspect... Cela tient à ce que l'île est en butte aux querelles religieuses... Les catholiques et les protestants, qui sont à couteaux tirés, ne savent quelles niches se faire... Si l'on est sujet du Royaume-Uni, immédiatement on a contre soi tous les prêtres de l'île qui sont heureux d'embêter les pasteurs...
Pendant que je débitais cette histoire imaginée de toutes pièces, j'observais attentivement M. et Mme Pickmann et je voyais leurs figures changer à vue d'œil... J'avais touché juste... mes deux nouveaux riches ne tenaient pas à faire connaissance avec la justice... C'étaient deux escrocs, deux voleurs plutôt et ils étaient loin de se douter que leur ami Colombo, qui les renseignait si complaisamment sur Madagascar où il n'avait jamais mis les pieds, était un confrère...
—Alors, demanda Pickmann, quelle région me conseilleriez-vous?
—Ma foi, je ne sais, répondis-je... Cela dépend de vous... Puisque vous avez loué un yacht, c'est que vous désirez voyager, voir du pays...
—Ah! oui, dit Mme Pickmann d'un ton grincheux, parlons-en du yacht! Ce qu'on s'y ennuie, grand Dieu!
—Pourquoi avoir loué ce bateau, où vous êtes plutôt à l'étroit, au lieu de prendre quelque bon paquebot sur lequel vous auriez eu de belles cabines et une nourriture de choix?...
Cette question parut gêner M. et Mme Pickmann...
—Nous voulions être seuls, déclara enfin le mari... Nous désirions aussi éviter un tas de formalités...
—En ce cas, vous avez fait un mauvais calcul, car un yacht est soumis à plus de formalités qu'un paquebot... Vous allez voir ça quand vous débarquerez...
Pour le coup, Pickmann se troubla et je vis sa femme pâlir... Mes soupçons se précisaient de plus en plus... J'avais bien affaire à deux filous cherchant—assez maladroitement d'ailleurs—à dépister la police.
—Vraiment! s'écria Mme Pickmann, qui ne pouvait tenir sa langue, ce n'était pas la peine de payer si cher la location de ce maudit yacht...
—Serait-il indiscret, dis-je, de vous demander combien vous avez loué ce bateau?
—Un prix fou, monsieur... un prix fou... tenez, vous ne devineriez jamais...
—Cinq mille livres?
—Ah! vous n'y êtes pas... Quinze mille, monsieur... oui, quinze mille... pour deux mois...
—C'est un peu cher, en effet...
—Parbleu, mon mari s'est fait rouler... Si encore pour ce prix, nous étions dispensés de toutes les formalités de douane et de police.
—N'y comptez pas...
—Cependant, si nous nous faisions débarquer dans quelque petit port?...
—Vous auriez encore plus d'ennuis...
Il y eut un silence.
Ce fut M. Pickmann qui reprit:
—Ecoutez, Colombo, vous m'avez l'air d'un brave garçon... vous avez pu constater que nous sommes pour vous des amis... que nous vous traitons en camarade...
—Et je vous en sais gré, répondis-je...
—Eh bien! donnez-nous un conseil... Vous êtes très au courant, en votre qualité de marin, des différents usages de la navigation... Comment pourrions-nous débarquer sans être importunés par les douaniers, les officiers de port et les inspecteurs de police?... Cela va vous paraître bizarre, mais je suis d'une nervosité telle que je ne puis me soumettre, sans devenir fou furieux, à toutes les chinoiseries administratives auxquelles sont astreints les voyageurs ordinaires... C'est stupide, direz-vous, mais on ne se refait pas...
Je pris un air grave et parus réfléchir longuement...
M. et Mme Pickmann ne me quittaient pas des yeux, attendant avec une visible inquiétude les paroles que j'allais prononcer.
—Ma foi, dis-je enfin, la question est très embarrassante, et j'avoue...
—Voyons, voyons! cherchez bien, supplia Mme Pickmann, vous êtes un homme de ressource et je suis sûre que vous allez trouver quelque chose...
Je demeurai silencieux pendant quelques secondes, puis laissai tomber ces mots:
—Il y aurait peut-être un moyen de tout arranger, mais il faut que je m'informe... Patientez un jour ou deux... surtout ne consultez pas le capitaine.
—Nous ne lui dirons rien, répondit Mme Pickmann, d'ailleurs, il me déplaît souverainement ce bonhomme-là...
—Bien... fiez-vous à moi...
Pickmann me prit les mains et me dit d'une voix qui tremblait un peu:
—Ecoutez, Colombo..., il y a mille livres pour vous, si vous arrivez à nous éviter les formalités du débarquement...
Je pris un air indigné:
—Je ne fais jamais payer mes services, quand il s'agit d'obliger des amis... Vous êtes de braves gens, vous avez eu pour moi trop de bontés pour que j'accepte quoi que ce soit... Je ne suis qu'un simple marin, mais j'ai du cœur... et quand je me dévoue, c'est sans arrière-pensée...
M. et Mme Pickmann étaient ébahis. Jamais ils ne se seraient attendus, c'est certain, à rencontrer tant de désintéressement chez un vulgaire matelot...
Ils me serrèrent les mains avec effusion, les larmes aux yeux, en me comblant de bénédictions.
Les deux nigauds étaient pris au piège et j'étais, maintenant, le maître de la situation.
A quelques jours de là, au moment où nous approchions des Canaries, je simulai tout à coup une vive inquiétude, et Mme Pickmann, remarquant mon air soucieux, me demanda avec intérêt:
—Qu'avez-vous donc, mon bon Colombo, vous serait-il arrivé quelque chose?
—Non... répondis-je... non... rien du tout...
—Mais vous paraissez préoccupé?
—En effet... il y a en ce moment de vilains nuages à l'horizon.
—Grand Dieu!... allons-nous avoir une tempête?
—Non... il ne s'agit pas de cela. Demeurez dans votre cabine... N'en bougez pas surtout avant que je revienne...
Et je sortis, laissant mes deux oiseaux dans les transes.
Suivant ma tactique habituelle, je graduais savamment mes effets, sachant par expérience que c'est le meilleur moyen d'affoler ceux que l'on veut perdre.
Au bout d'une heure, je reparus, complètement rasséréné.
—Tout va bien, maintenant, dis-je d'un ton joyeux...
—Que s'est-il donc passé, mon bon Colombo? demanda Mme Pickmann...
—Oh! rien, répondis-je, mais j'ai craint un moment que nous n'ayons une visite... Une chaloupe à vapeur venait droit sur nous... Il paraît que ceux qui la montaient se sont contentés des signaux que leur a faits le capitaine car ils ont immédiatement viré de bord... Puissions-nous être aussi heureux une autre fois...
M. et Mme Pickmann étaient maintenant tranquillisés... Ils se mirent à table et firent honneur au repas que je leur servis.
Certes, ces repas étaient loin d'être succulents!... Ils étaient, comme on sait, préparés par Zanzibar, et le brave nègre nous confectionnait des plats qui eussent sans doute flatté le palais des Canaques mais qui n'avaient rien pour flatter celui des Européens... C'étaient toujours des salmis épicés, pimentés, où dominait un affreux goût de cannelle et de clou de girofle...
Heureusement M. et Mme Pickmann, comme tous les gens habitués aux tristes nourritures de Soho Square, n'étaient pas difficiles. Ils mangeaient comme quatre, buvaient comme six et se déclaraient satisfaits du régime du bord. Moi qui étais plus délicat, je préparais mes plats moi-même, au grand désespoir de ce pauvre Zanzibar qui multipliait ses mélanges, persuadé qu'un jour ou l'autre, je finirais bien par le féliciter sur sa cuisine.
Brave Zanzibar! c'était un bon celui-là et il s'était sincèrement attaché à moi. Il n'y a que dans ces cœurs simples que l'on trouve une réelle affection. Il était aux petits soins pour moi et s'ingéniait à m'être agréable.
C'était le seul être que je fréquentasse à bord—hormis M. et Mme Pickmann, bien entendu.
D'ailleurs, je ne me trouvais point en contact avec les hommes de l'équipage, car je ne couchais même plus dans mon hamac. J'occupais avec Zanzibar une cabine d'entrepont où il y avait deux lits—deux cadres plutôt. Le capitaine avait bien fait quelques difficultés avant de m'autoriser à prendre un de ces lits qui était celui du steward, mais enfin, il y avait consenti en maugréant. Master Ross n'ignorait point que j'étais au mieux avec ses deux passagers et, bien que cela lui déplût souverainement, il avait assez d'esprit pour ne rien laisser paraître de sa mauvaise humeur.
Un jour, cependant, il me fit appeler et me dit:
—J'ai remarqué que M. et Mme Pickmann vous traitent, non pas en domestique, mais en ami. Vous êtes un roublard, vous avez su les empaumer... Moi, je m'en fiche... du moment qu'ils sont satisfaits de vous, je n'ai rien à dire... Cependant, puisqu'ils vous ont pris tout à fait à leur service, il est assez naturel qu'ils vous paient... Arrangez-vous avec eux comme vous l'entendrez, mais moi, je vous supprime votre solde.
—C'est bien, dis-je, je m'entendrai avec eux...
Je me gardai, bien entendu, de rapporter cette conversation à mes amis... D'ailleurs, je m'en moquais de ma solde... N'était-ce pas moi le plus riche du bateau? Il est vrai que ma fortune reposait uniquement sur un diamant dont je ne pouvais me débarrasser, mais j'espérais bien qu'avant peu ma situation se modifierait sérieusement et que je jouirais enfin d'une tranquillité bien gagnée.
Oh! ce diamant! Quelles tortures il m'avait fait endurer! Ce n'est qu'à force d'émétique que j'étais parvenu à le «désingurgiter», mais il avait dû sérieusement me détériorer l'estomac, car j'étais parfois pris d'atroces douleurs, qui me faisaient pousser des hurlements.
XV
LA MALLETTE EN PEAU DE PORC
Le Sea-Gull filait toujours et se comportait à la lame de façon merveilleuse. Il est juste de dire aussi qu'il était supérieurement gouverné, car le capitaine Ross était un maître ès-navigation. Quant à Cardiff, malgré son apparence de brute, il possédait aussi de réelles qualités de marin. Certes, tous deux ne valaient pas cher et je les soupçonnais d'avoir quelques «pavés» sur la conscience, mais qui n'en a pas?... L'équipage, lui, était un ramassis de vagabonds, de coureurs de quais, de forbans et je crois bien que le seul honnête homme du bord, c'était Zanzibar.
Oui... parmi tous ces blancs, ces jaunes et ces «peaux cuivrées», c'était sûrement mon ami Zanzibar qui détenait le record de l'honnêteté. Il m'avait, un jour, raconté sa vie, une vie simple, exempte de complications, une vraie vie d'enfant, et j'avais été ému jusqu'aux larmes de la candeur et de l'innocence de ce colosse de six pieds...
Il était originaire du Congo et n'avait qu'une ambition: amasser quelques milliers de francs et retourner en Afrique auprès de sa vieille mère Maouda dont il me parlait sans cesse.
J'avais décidé M. et Mme Pickmann à monter, de temps à autre, sur le pont quand la mer était belle et le vent presque nul. Je ne les accompagnais point, car on eût pu s'étonner de l'intimité qui existait entre deux richards et un simple matelot... Bientôt, ils prirent goût à ces cures d'air et il arrivait souvent qu'ils demeurassent sur le pont du Sea-Gull des journées entières enfouis dans leurs rocking-chairs.
Nous ne nous retrouvions que le soir, et c'étaient alors d'interminables parties de poker, coupées de confidences et d'interrogations. Jusqu'alors, ils ne m'avaient dit de leur vie que ce qu'ils en pouvaient livrer sans se compromettre, et c'était vraiment trop peu pour moi qui suis curieux de nature et avais, en outre, de sérieuses raisons pour me documenter complètement sur ces deux mystérieux personnages.
Un jour, profitant de ce qu'ils étaient mollement étendus dans leurs confortables fauteuils, le long du rouf arrière, je résolus d'opérer dans leur appartement une petite perquisition. J'aime à savoir à qui j'ai affaire, à être «renseigné» sur ceux que je fréquente.
Je pénétrai donc chez eux, après avoir eu soin de semer des coquilles de noix dans la coursive de l'escalier d'entrepont de façon à être prévenu de leur arrivée, dans le cas où ils abrégeraient leur sieste en plein air.
L'appartement qu'ils occupaient, à bord du Sea-Gull, se composait de quatre pièces: salle à manger, drawing-room, chambre à deux lits et cabinet de toilette. La porte de la salle à manger était grande ouverte, celle du drawing-room aussi, mais la chambre (je m'en doutais un peu) était fermée à clef. Je me glissai alors jusqu'à la lampisterie où j'avais remarqué, au cours d'une brève visite, des trousseaux de clefs accrochés à la cloison. Je fis mon choix parmi ces trousseaux et revins à l'appartement de mes amis, en ayant bien soin de ne pas écraser les coquilles de noix de la coursive.
A bord des yachts, les clefs ouvrent généralement toutes les portes—j'ai souvent fait cette remarque—et cela tient à ce que les propriétaires n'emportant jamais en croisière d'objets de valeur n'ont point besoin de fermer leur «rooms», si ce n'est pendant la nuit, et encore se servent-ils plutôt de verrous intérieurs appelés «safety-locks».
Après deux ou trois essais infructueux, j'ouvris enfin la porte de la chambre. Celle-ci ne contenait, en fait de bagages, qu'une valise bon marché, une serviette de maroquin munie d'une serrure et une petite mallette rigide en peau de porc.
Seules, la serviette et la mallette m'intéressaient, mais il eût été de la dernière imprudence de les forcer. Je les secouai et constatai qu'elles contenaient des papiers. Je songeai bien, un moment, à dévisser les serrures, mais je reconnus que cela était impossible. Alors, l'idée me vint de fouiller dans le tiroir d'une table fixée à la cloison et je fus bien inspiré, car, sous un amas de chiffons, je sentis deux petites clefs réunies entre elles par un anneau brisé. C'étaient les clefs de la serviette et de la mallette. J'ouvris d'abord la serviette. Elle contenait divers papiers et des coupures de journaux. Je pris au hasard deux ou trois de ces coupures et les mis dans ma poche. Cela fait, j'ouvris la mallette.
O stupéfaction!
Elle était remplie de bank-notes!... J'en fis à la hâte le dénombrement et en comptai dix liasses de chacune vingt mille livres!... soit environ deux cent mille livres! une fortune... une fortune colossale!... de quoi mener jusqu'à la fin de ses jours une existence de nabab!
Je fus sur le point d'enfouir ces billets dans ma poche, mais je me ravisai. Agir de la sorte eût été stupide... il y avait mieux à faire. Je refermai serviette et mallette, remis les clefs où je les avais prises et sortis de la chambre après avoir donné un tour de clef.
J'avoue que j'étais un peu troublé... la vue de ces bank-notes m'avait ébloui et mille pensées confuses se heurtaient dans mon esprit.
Comme mon diamant que je sentais là, dans la pochette de ma chemise, me semblait maintenant misérable et mesquin à côté de ces jolis billets que je venais de voir et dont je croyais encore sentir sous mes doigts le papier doux et satiné...
Je me ressaisis enfin et, m'approchant d'un hublot, me mis à lire les coupures de journaux que j'avais dérobées.
La première contenait ces quelques lignes:
«Le vol de la Banque d'Angleterre.
«Un vol considérable a été commis samedi dernier au préjudice de la Banque d'Angleterre. Une liasse de billets représentant environ deux cent mille livres a disparu du coffre où l'avait serrée le caissier principal. A la dernière heure, on affirme que l'auteur de ce vol serait un nommé Richard Stone, sous-caissier adjoint, jusqu'alors très bien noté par ses chefs.»
L'autre coupure annonçait que les soupçons qui pesaient sur Richard Stone venaient de se préciser et que la police était sur les traces du voleur qui, en compagnie de sa maîtresse, avait précipitamment quitté son domicile de Russel Street.
J'étais maintenant fixé sur l'identité du ménage Pickmann.
Ainsi, comme je m'en étais douté du premier coup, Pickmann était un voleur, mais j'avoue que depuis que j'avais vu la mallette aux bank-notes, j'éprouvais pour lui une réelle admiration... Deux cent mille livres! En voilà un, ma foi, qui n'y allait pas avec le dos de la cuiller. Quand il s'y mettait, c'était sérieux... Pour son coup d'essai, il avait eu la main heureuse. Au moins, lui, avait eu l'esprit de faire main basse sur des valeurs solides, facilement négociables et cela lui avait coûté moins de peine que de subtiliser un diamant au Musée du Louvre. Il n'avait eu qu'à allonger le bras, enfouir les liasses dans ses poches, prendre son chapeau et quitter la banque. Maintenant, fier comme un lord, il voguait sur mer, dans un yacht frété pour la circonstance, vers des régions lointaines et s'il n'avait pas eu le malheur de rencontrer Edgar Pipe sur sa route, son bonheur était assuré.
Malheureusement, il avait rencontré Edgar Pipe, comme Edgar Pipe lui-même avait rencontré Manzana! Ce qui prouve que l'on n'est jamais complètement heureux et qu'il faut toujours que, dans la vie, on trouve un caillou sur son chemin.
Je me sentais tout joyeux et je me mis à chanter.
Zanzibar qui m'entendit sortit aussitôt de sa cuisine et me dit avec un large sourire qui découvrait ses dents blanches:
—Ti, content, Missié Colombo... ti chanti, je crois... Veux-tu faire misique?...
—Si je le veux, mais certainement, mon bon Zanzibar... Tu es un ami, toi... je ne puis rien te refuser...
—Oh! ti bi gentil, Colombo... ti bi bon pour pauvre nègre...
—Et je serai meilleur encore, mon ami, sois-en persuadé...
—Oh! s'écria le noir enthousiasmé, ti pas un homme, Colombo... ti le bon Dieu, pour sûr!...
Zanzibar prit sur une étagère les deux boîtes à cigares, me tendit la mienne et nous commençâmes à jouer sur ces cithares improvisées qui rendaient un petit son aigre d'épinette.
Nous jouâmes une heure, nous jouâmes deux heures et je crois bien que nous ne nous serions pas arrêtés, si je ne m'étais aperçu que c'était l'heure du dîner et que M. et Mme Pickmann devaient attendre leur repas.
Zanzibar remisa, bien à regret, les deux boîtes à cigares et s'occupa de sa cuisine. Ce jour-là, les plats que je servis à mes «amis» étaient plutôt étranges, mais le grand air leur avait donné de l'appétit et ils ingurgitèrent sans broncher les ragoûts innommables de Zanzibar.
Après le dîner, ils me retinrent, comme d'habitude, pour faire la partie, et nous parlâmes surtout des ports où les fameuses formalités de débarquement seraient le moins compliquées.
—Je crois, leur dis-je, que le Congo français serait assez sûr...
—Oh! déclara Pickmann, pour rien au monde, je ne débarquerai au Congo... Je veux un pays civilisé où il y ait des distractions... Vous comprenez que si je me paye un voyage, ce n'est pas pour aller m'enterrer dans une région peuplée de nègres...
—Et le Cap... que diriez-vous du Cap?
—Le Cap est une ville anglaise... et vous savez comme les Anglais sont formalistes.
—Alors le Japon?
—Oh! non... pas le Japon, s'écria Mme Pickmann...
—Ma foi, fis-je... je ne vois pas... alors... Où sommes-nous, maintenant?
—Le capitaine disait tantôt que nous étions à proximité du golfe des Canaries.
—Eh bien... il n'y a qu'à dire au capitaine que vous avez changé d'avis et, qu'au lieu d'aller à Madagascar, vous préférez vous diriger sur le Brésil... Cela simplifiera même votre voyage.
—Oui, en effet, vous avez raison... c'est curieux que je n'aie pas songé plus tôt au Brésil... Hein? qu'en dis-tu, Dolly?
Mme Pickmann approuva mon idée.
—D'autant plus, reprit Pickmann, que du Brésil on peut se rendre facilement dans la République Argentine... Il faudrait tout de suite prévenir le capitaine...
—Si vous voulez, proposai-je, je vais aller le chercher?
—Oui, c'est cela, Colombo, allez le chercher.
Quelques minutes après, j'étais devant Master Ross:
—Eh bien, qu'y a-t-il?
—Capitaine, les passagers veulent vous parler.
La figure du gros homme se rembrunit...
—Me parler? fit-il, et pourquoi? Ils ont à se plaindre de quelque chose à bord?
—Non, capitaine, je ne crois pas...
—Alors?
—Je crois qu'ils veulent vous demander un conseil.
—Bien..., dites-leur que je descends...
J'allai retrouver M. et Mme Pickmann...
—Le capitaine vient tout de suite, leur dis-je... je vous laisse...
—Et pourquoi cela? protesta Pickmann... mais non, pas du tout, vous allez rester... Est-ce que nous ne sommes pas libres d'avoir qui nous voulons avec nous?... Il ne manquerait plus que le capitaine nous adressât une observation à ce sujet... Nous payons assez cher pour avoir le droit de faire ce qu'il nous plaît... Restez, Colombo..., restez...
Il y eut bientôt à la porte un petit coup discret:
—Entrez! dit Pickmann d'un ton bref.
Master Ross entra.
Pour se présenter devant ses passagers, il avait revêtu sa tenue numéro un.
Il se balançait gauchement, roulant sa casquette entre ses gros doigts noueux, déformés par les rhumatismes.
M. et Mme Pickmann avaient pris un air digne... Ces parvenus apparaissaient maintenant dans toute leur goujaterie et tenaient à faire sentir à cet homme qu'il était à leurs ordres.
Habitué, depuis son enfance, à respecter ceux qui payent, Master Ross conservait la position militaire.
—Capitaine, dit enfin Pickmann, après avoir allumé un cigare... je vous ai fait demander pour vous ordonner de modifier notre itinéraire...
—A votre gré, monsieur, répondit le capitaine avec une légère inclination de tête.
—Oui, décidément, Madagascar est trop loin... et puis, c'est un pays malsain... Maintenant, nous allons au Brésil.
—A votre gré, monsieur...
—Et nous voulons y arriver vite, vous entendez...
—Cela dépendra du vent, monsieur... c'est lui notre maître...
—Oui... oui, je sais, mais en admettant qu'il nous soit favorable, combien mettrons-nous de temps pour atteindre Rio-de-Janeiro?
—Environ vingt jours... peut-être moins, peut-être plus... mais si nous avons le vent contre nous, nous mettrons trente jours au moins...
—C'est une vraie maringote votre bateau.
—Il est bon marcheur, monsieur, mais comme tous les navires à voiles, il est soumis aux caprices du vent...
—Enfin! il faut en prendre son parti... eh bien, changez votre route dès maintenant.
—Cela ne m'est pas possible, monsieur.
—Pas possible! et pourquoi cela?
—Parce que je n'ai plus d'eau douce à bord et que je dois aussi me réapprovisionner...
—Et où comptez-vous donc vous réapprovisionner?
—A Santa-Cruz... c'est le point le plus proche...
—Et vous pensez y arriver quand?
—Demain soir, si le vent le permet...
—Le diable soit du vent... Ah! on ne m'y reprendra plus, je vous assure, à prendre passage sur des navires à voiles...
—En ce cas, répondit humblement Master Ross... je n'aurai plus l'honneur de vous transporter... et je le regrette...
—Bah!... avec l'argent que je vous ai donné, vous aurez presque de quoi vivre de vos rentes...
—Monsieur oublie sans doute que mon équipage ne travaille pas pour rien.
J'aurais pu donner un cinglant démenti au capitaine Ross, mais, je me gardai bien de le faire... Lui, de son côté, craignait sans doute que je ne protestasse, car pour m'amadouer, il daigna sourire...
—C'est bien, trancha Pickmann... faites pour le mieux...
—Monsieur peut compter sur moi... c'est moi-même qui tiendrai la barre, afin de tracer la route au plus juste... C'est tout ce que monsieur avait à me dire?
—Oui...
Le capitaine Ross salua et il allait se retirer quand Pickmann le retint.
—Ah! à propos, dit-il... vous savez, je n'aime pas à être dérangé... j'espère qu'à notre arrivée à Santa-Cruz vous m'éviterez les désagréments d'une visite à bord...
—Je ne puis vous le promettre, monsieur... Tout dépendra des autorités maritimes... Si elles jugent à propos de venir à bord, je ne pourrai pas les en empêcher...
—Mais je suis chez moi ici... Personne n'a le droit de venir voir ce qui se passe sur mon bateau...
—Les autorités maritimes ont toujours le droit de visiter un navire...
—Même un yacht?
—Oui, monsieur...
—Et si vous refusiez?
—On nous enverrait d'abord un coup de canon à blanc, puis, si nous n'obtempérions pas aux ordres de ces messieurs, on nous canonnerait pour de bon et on nous coulerait.
—Mais ce sont là des mœurs de sauvages?
—Ce sont les lois en usage sur mer...
—Et quelle est donc la brute qui les a faites, ces lois?
—Je l'ignore, monsieur.
—C'est bien... allez!... Cent livres pour vous si vous, parvenez à évincer les gêneurs...
—J'essaierai, monsieur.
Quand le capitaine fut sorti, Pickmann me regarda en souriant:
—Hein? dit-il, vous avez vu comme je lui ai parlé, à votre capitaine?
—Oui, vous l'avez un peu secoué...
—Il faut les mener comme ça, ces gaillards-là... sans quoi, ils n'auraient aucun respect pour vous...
Pickmann et sa femme, j'en avais la certitude, étaient des malappris.
Vraiment de telles gens ne sont pas dignes d'êtres riches...
XVI
UNE VOIX DANS LA NUIT
Le lendemain soir, comme l'avait annoncé le capitaine Ross, le Sea-Gull mouillait à un mille de Santa-Cruz. Le canot était armé aussitôt et se dirigeait vers la côte. Il fit quatre voyages, puis quand le réapprovisionnement eut été effectué, on leva l'ancre et l'on se remit en route.
Pickmann était rayonnant.
—Vous voyez, me dit-il, personne n'est venu nous déranger... Je crois, mon cher Colombo, que vous exagériez un peu... Les autorités maritimes n'en finiraient pas, si elles devaient visiter tous les navires qui s'arrêtent dans les ports.
—Il n'en sera pas de même à Rio-de-Janeiro, je vous l'assure...
—Vous croyez?
—Je puis vous l'affirmer.
—Ah!...
Pickmann devint songeur. Il se ressaisit cependant et proposa un poker, mais au bout d'une demi-heure, il posa les cartes et se remit à bavarder. Il fallait à tout prix que cet homme parlât... Il avait besoin de s'étourdir pour chasser les noires pensées qui l'assaillaient sans trêve. Il parla à tort et à travers, raconta des histoires stupides qui faisaient rire Mme Pickmann aux éclats, lança des plaisanteries de table d'hôte, puis éprouva le besoin de s'occuper un peu de l'avenir.
—Une fois à Rio-de-Janeiro, dit-il, je louerai une villa, quelque chose de grand, de luxueux et je donnerai des soirées... J'aurai une auto, des chevaux et de nombreux domestiques... Je ne sais pourquoi, mais il me semble que je me plairai au Brésil... J'ai entendu dire que Rio était une ville très agréable et que l'on y menait la grande vie... Vous resterez avec nous, Colombo... vous serez notre intendant et je vous payerai grassement...
—Je vous remercie, répondis-je... mais je ne puis accepter votre offre...
—Et pourquoi cela?
—Parce que j'ai en Angleterre une femme et quatre enfants...
—Une femme, passe encore, mais quatre enfants... je vous plains!... Enfin, on peut arranger cela... Vous ferez venir votre femme... elle sait coudre, au moins?
—Oui.
—Eh bien, nous lui confierons la direction de la lingerie... quant à vos enfants, je trouverai bien le moyen de les employer.
—Nous verrons, dis-je... je réfléchirai.
—C'est cela, Colombo, réfléchissez... rien ne presse. Nous avons encore vingt jours devant nous... un mois peut-être... Allons, je crois qu'il est temps de se mettre au lit... Bonsoir!
En rentrant dans ma chambre, je trouvai Zanzibar tout en larmes.
—Qu'as-tu donc? demandai-je...
Le pauvre nègre ne parvenait pas à articuler une parole. Enfin, il finit par me faire comprendre que, pendant mon absence, Cardiff était venu, l'avait surpris en train de jouer de la «misique» et avait brisé nos deux boîtes à cigares... La perte de ces instruments mettait le désespoir dans l'âme de l'infortuné Zanzibar. J'arrivai cependant à le consoler en lui promettant de lui confectionner un banjo.
—Oh! soupira-t-il... un banjo!
Et il sauta de son lit pour venir m'embrasser les mains. Il fallut que je lui expliquasse comment je le fabriquerais ce banjo, avec quoi, et c'est seulement quand j'eus satisfait sa curiosité qu'il consentit à se recoucher.
Pauvre garçon! Sa vie n'était pas compliquée à celui-là... Pourvu qu'il eût une «misique» et qu'on ne lui donnât pas de coups de corde, il était heureux comme un roi.
Pendant qu'il reposait en rêvant sans doute de banjo, moi dont la tête était bourrée de projets, j'étais plongé dans de ténébreuses méditations.
Soudain, une idée me vint à l'esprit et je résolus immédiatement de la mettre à exécution.
Je me levai, ouvris sans bruit la porte de la chambre et, pieds nus, me glissai dans la coursive. Arrivé devant la cloison de pitchpin derrière laquelle je savais que se trouvait le lit de Pickmann, je donnai deux grands coups de poing dans le panneau...
—Qu'y a-t-il?... qu'y a-t-il? demanda Pickmann réveillé en sursaut.
Alors, collant ma bouche contre le bois, je prononçai d'une voix nasillarde:
—Richard Stone!...
—Qui m'appelle? bégaya Pickmann encore à moitié endormi.
—Richard Stone! répétai-je en haussant le ton... m'entendez-vous?
Cette fois, Pickmann ne répondit pas.
Le coup était porté. Je regagnai ma chambre à pas de loup et me remis au lit.
J'étais sûr maintenant que Richard Stone, le voleur de la Banque d'Angleterre, habitait bien dans la peau de Pickmann. En répondant «qui m'appelle?» le misérable s'était trahi. Il s'était ensuite ressaisi, mais trop tard. Je m'étais donc assuré de la véritable identité du personnage. A présent, je le tenais. Avant huit jours, il serait à ma merci.
Le lendemain, quand je servis le déjeuner de mes deux «amis», je remarquai qu'ils étaient très pâles. C'est à peine s'ils touchèrent aux plats que je leur présentai... Eux qui d'ordinaire étaient si loquaces demeurèrent muets pendant tout le repas.
—Que vous est-il donc arrivé? demandai-je, vous êtes tout drôles aujourd'hui?...
Pickmann jeta un coup d'œil à sa femme, puis répondit, en s'efforçant de sourire:
—Nous avons mal reposé, cette nuit! la mer était un peu dure et nous avons encore le cœur tout barbouillé!
—Ce ne sera rien, dis-je en regardant fixement Pickmann... Allez vous étendre au grand air, là-haut, sur le pont, et vous verrez que, dans une heure, vous ne ressentirez plus rien... Voulez-vous que j'aille vous préparer vos rockings-chairs?
—Non, c'est inutile, je vous remercie.
—Vous avez tort... l'air vous ferait du bien...
Pickmann ne voulut rien entendre... Il était bien décidé à rester dans sa cabine.
—Ce sera comme vous voudrez, lui dis-je... en tout cas, si vous avez besoin de quelque chose, je suis à votre disposition... vous n'aurez qu'à me sonner...
Et je fis un pas vers la porte.
—Non... ne vous en allez pas, Colombo, s'écria Pickmann... restez...
Mme Pickmann avait regagné sa chambre.
Son mari s'était étendu sur le sopha du salon et s'efforçait de fumer un cigare qu'il rallumait à chaque instant. Pour m'occuper, je frottais avec un chiffon de laine les meubles en acajou qui garnissaient la pièce.
Tout à coup, Pickmann se leva, fit quelques pas de long en large, puis vint se planter devant moi. Il voulait me demander quelque chose, cela était visible; pourtant, il hésitait.
—Mon cher Colombo, dit-il enfin... vous devez être au courant de tout ce qui se passe sur ce navire?
—Ma foi... pas plus que ça, car je vis presque continuellement dans l'entrepont.
—Oui... je sais... mais avant d'être à mon service, vous faisiez partie de l'équipage... vous circuliez partout...
—A peu près.
—Par conséquent, vous avez dû voir l'autre passager.
—L'autre passager?
—Oui, il paraît qu'il y a à bord un gentleman qui ne bouge pas de sa cabine...
—Qui vous a dit cela?
—Quelqu'un qui est bien renseigné.
—Le capitaine?
—Non...
Je voyais bien que Pickmann était gêné. Il plaidait le faux pour savoir le vrai, mais il s'y prenait d'une façon stupide.
Il reprit, d'un petit air entendu:
—Hein? Colombo, vous ignoriez que nous eussions un étranger à bord... Je ne sais quel est cet individu, ni pourquoi il se cache avec tant de soin... Ce doit être quelque original... à moins que ce ne soit un malfaiteur... Informez-vous donc... tâchez de savoir quelque chose... Il serait vraiment scandaleux que le capitaine eût embarqué un homme sans me prévenir!... J'entends être seul à bord de ce bateau... seul, entendez-vous... J'ai payé assez cher pour avoir le droit d'être le maître ici...
—Evidemment, approuvai-je...
—Ne perdez pas un instant, Colombo, faites une enquête... au besoin, donnez quelque argent aux matelots pour provoquer leurs confidences... Tenez...
Et Pickmann me glissa dans la main une poignée de livres.
—Non... non! m'écriai-je, gardez cela... je les ferai bien parler... soyez-en sûr...
Et je rendis à Pickmann les pièces d'or qu'il m'avait données.
Bien entendu, je ne fis aucune enquête, et pour cause. Après avoir quitté mon «voleur», j'allai retrouver Zanzibar et me mis à confectionner le banjo que je lui avais promis. Cela me prit près de quatre heures, mais je fis un instrument très présentable qui avait, de plus, une sonorité merveilleuse.
Le nègre ne se tenait plus de joie... Il s'empara du banjo et se mit à en jouer avec amour...
J'avais fait un heureux!
Quand je revis Pickmann, je le trouvai un peu plus calme.
—Et alors? demanda-t-il en me frappant sur l'épaule.
—Rien!
—Le passager?
—Il n'y a pas de passager.
—Cependant... je vous affirme...
—J'ai visité le bateau de fond en comble... du pont à la cale, et je puis vous assurer que Mme Pickmann et vous êtes les seuls maîtres à bord...
Pickmann me regardait avec deux yeux inquiets... Supposait-il que je ne lui disais pas la vérité?... Se méfiait-il de moi?
Il crut devoir, pour se concilier mes bonnes grâces, jouer une petite scène d'attendrissement qui était assez nature.
—Mon bon Colombo, dit-il, vous savez l'amitié que Mme Pickmann et moi avons pour vous... nous sommes prêts à tous les sacrifices pour assurer votre avenir et celui de votre famille... Voyons, parlez-moi franchement, comme à un ami... Ne craignez pas de vous confier à moi... Je sais que Master Ross est votre chef et que vous lui devez obéissance, mais cet homme ne fera jamais pour vous ce que je suis disposé à faire... Il vous donne des gages ridicules, il abuse de vous...
Ici, Pickmann s'interrompit, cherchant ses mots, puis, il reprit:
—Entre le capitaine et moi, vous ne devez pas hésiter... Il est votre maître, mais moi, je suis votre ami... Dites-moi la vérité, toute la vérité, et je vous jure que ce que vous me confierez ne sera point répété... Master Ross vous a défendu de parler, n'est-ce pas?...
—Je vous assure...
—Si... si, il vous a défendu de parler, il vous a intimidé, menacé, mais vous n'avez rien à craindre... vous pouvez tout me dire... Qu'il y ait un passager à bord, cela m'est égal, mais je veux le connaître...
—Je vous donne ma parole que personne ne se cache sur ce navire... on vous a mal renseigné... ou plutôt on a cherché, dans un but que je ne puis comprendre, à jeter le trouble dans votre esprit...
Pickmann parut très embarrassé.
—C'est bien, dit-il... mais, vous savez, vous ne m'avez pas convaincu...
—Je le regrette.
—Malgré tout, vous êtes encore mon ami, n'est-ce pas?
—Pouvez-vous en douter?
—Et... si, par hasard, vous appreniez qu'il se trame quelque chose contre moi, vous m'avertiriez, je suppose?
—Je vous le promets.
—Bien, Colombo, merci!... Je vois que vous êtes un brave garçon et que je puis compter sur vous... Ouvrez l'œil, écoutez ce qui se dit... répétez-moi tout... un mot qui pour vous n'aurait aucune importance peut être pour moi une indication précieuse... Plus tard, vous comprendrez... Je ne vous en dis pas plus pour l'instant...
Pickmann, en parlant, avait les larmes aux yeux et j'avoue qu'il me fit pitié, mais je ne pouvais plus revenir sur la décision que j'avais prise.
La partie était engagée, j'avais de sérieux atouts dans mon jeu, il s'agissait de ne pas perdre la tête...
Avant huit jours, je serais le maître de la situation...