Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires
UN COUP DE TRAFALGAR
Je ne sais à combien de milles nous étions des Canaries, quand un matin, nous commençâmes à danser de façon inquiétante. J'ouvris le hublot de ma chambre et observai la mer. La brise s'était levée. Le ciel, qui s'assombrissait de plus en plus à l'horizon, passait rapidement du gris plombé à la nuance terne de l'étain.
Par instants, de petites langues de feu couraient entre les nuages; des vagues marbrées d'écume blanche se poursuivaient sans relâche et l'eau prenait une teinte sinistre.
C'était le gros temps qui s'annonçait.
Bientôt, le vent se mit à chanter, puis à ronfler comme un orgue géant, chassant devant lui des fumées d'embruns. Les lames s'élevaient de plus en plus, et venaient s'abattre en claquant contre la coque du Sea-Gull.
Je refermai le hublot par lequel venait de pénétrer un paquet de mer.
—Ça beaucoup mauvais, missié Colombo, me dit Zanzibar, qui se tenait derrière moi... ti vas voir tout à l'heure.
Sur le pont, on entendait des pas précipités et la voix du capitaine Ross qui hurlait comme un fou:
—Up stairs, topmen! haul down topsails... lash up! Make haste!
La goélette courait au plus près en faisant des sauts de carpe, et, trop chargée de toile dans les hauts, gîtait sur bâbord, avec une bande terrible.
Zanzibar et moi étions obligés, pour conserver notre équilibre, de nous cramponner à l'épontille de notre cabine.
Le bon nègre, qui naviguait depuis longtemps, et avait déjà essuyé pas mal de coups de Trafalgar, riait comme un enfant, et ne cessait de répéter:
—Ti vas voir, missié Colombo... ça joli fox-trott tout à l'heure...
J'étais loin de partager la confiance du brave garçon, car je me demandais avec angoisse si le Sea-Gull résisterait à la tempête... C'était, en somme, un bateau de plaisance, et bien qu'il parût robuste, il était à craindre que la bourrasque ne l'endommageât sérieusement... Il ne me manquerait plus que ça: faire naufrage en plein Atlantique, et couler par le fond avec mon Régent.
Et la prophétie d'une vieille tireuse de cartes de Russel Street que j'avais consultée quelques années auparavant me revenait à l'esprit. Cette bonne femme, qui s'appelait miss Mowlouse, m'avait en effet prédit que j'étais menacé de périr par immersion et que, par conséquent, je devais redouter les «voyages sur l'eau».
Si tout de même elle avait dit vrai?...
Cependant, une chose me rassurait: ne m'avait-elle pas dit aussi que je finirais mes jours dans l'opulence... Laquelle de ces deux prédictions était la vraie? Je ne crois guère aux prophéties des tireuses de cartes, mais le vieux fonds de superstition qui sommeille au cœur de tout homme se réveillait en moi au moment du danger. On a beau jouer à l'esprit fort, il y a des moments dans la vie où l'on est, malgré soi, hanté par ces influences singulières que M. Lloyd George, lecteur passionné du grand Will, et mystique comme tous les Gallois, désigne dans ses mémoires (encore un qui écrit ses mémoires!) sous le vocable assez abscons d'«advertisement».
Zanzibar, lui, qui n'était pas du pays de Galles, et n'avait jamais lu Shakespeare, ne s'embarrassait pas de semblables futilités.
Il riait, imitait le bruit du vent, celui des vagues heurtant la coque du Sea-Gull, et se livrait à des contorsions grotesques chaque fois qu'une secousse menaçait de lui faire perdre l'équilibre.
Il y eut soudain une violente rafale suivie bientôt d'un claquement sinistre. Le vent, comme je l'appris, quelques instants plus tard, venait de déchirer un hunier que l'on n'avait pas eu le temps de carguer, et la voile en lambeaux battait maintenant dans l'espace, comme un énorme pavillon «fouettant» au bout de sa drisse. Je ne sais rien de plus impressionnant que le crépitement d'une voile humide qui, n'étant plus retenue par ses écoutes, se tourmente en tous sens pour se débarrasser de sa vergue.
—Du monde au cargue-point des basses voiles! commandait le capitaine Ross d'une voix aiguë, qui se confondait parfois avec le sifflement des cordages.
Le Sea-Gull gémissait dans toute son armature, et la voile déchirée continuait de battre avec un bruit d'ailes formidable. Ce qui devait arriver, arriva. Le mât, sous la pression de la toile, se rompit et tomba sur bâbord avec un fracas terrifiant.
—Oh! ça mauvais! cria Zanzibar qui ne riait plus.
Le Sea-Gull s'était incliné de telle façon que sa lisse effleurait l'eau. Il demeura dans cette position critique l'espace de trente secondes environ, puis se redressa sous un coup de barre et, lentement, vira de bord.
Maître Ross mettait le yacht debout au vent, afin de pouvoir prendre des ris dans la voilure, manœuvre qui s'exécuta rapidement, mais la brise fraîchissait de plus en plus, et on fut bientôt forcé de «capeyer».
Les matelots qui, je dois le reconnaître, avaient fait preuve d'une habileté merveilleuse, pendant tout le temps que dura cette manœuvre, essayèrent ensuite de ramener sur le pont le mât qui pendait, retenu par ses haubans, en dehors du Sea-Gull et dont la partie supérieure, toujours garnie de ses vergues, faisait fortement gîter le bateau. Le capitaine Ross fit couper les haubans et les étais, et l'on parvint, aux prix de difficultés inouïes, à ramener le maudit mât sur le pont.
Poussé par la curiosité, je m'étais hissé jusqu'au panneau avant. Une vive agitation régnait parmi les matelots, qui après avoir tenté une réparation de fortune, finirent par y renoncer. Sur un petit bateau, on peut à la rigueur remplacer un mât par un espars, mais sur un bâtiment d'un tonnage un peu élevé, cela est impossible.
Tout ce que l'on pouvait faire, c'était de résister à la bourrasque, «d'étaler le coup», comme on dit, mais ensuite, il serait impossible de continuer le voyage. Il faudrait rallier quelque port, afin de se procurer un nouveau mât, ce qui demanderait au moins une huitaine, et peut-être davantage.
Maître Ross était furieux, il s'en prenait à tous les hommes de l'équipage, comme s'ils eussent été solidairement responsables de l'accident, mais j'entendis son second qui disait, d'un ton maussade: «On a cargué trop tard».
La vérité, c'est que ce jour-là maître Ross, qui était légèrement pris de boisson (cela lui arrivait cinq jours sur sept), avait totalement manqué de présence d'esprit, et soit que sa vue fût troublée, soit qu'il pensât à autre chose, n'avait pas vu venir le grain... Quand il avait commandé «d'arriser», il n'était plus temps.
Heureusement qu'il avait eu la précaution de faire, quelques heures auparavant, rouler les hautes voiles, car sans cela nous n'aurions pas pu éviter la catastrophe.
Pour le moment, nous fuyions vent arrière, et refaisions, par conséquent, la route que nous avions déjà parcourue après avoir quitté les Canaries. Quand la tempête se fut calmée, j'allai rejoindre M. et Mme Pickmann, qui devaient être dans les transes. Je les trouvai, en effet, très émus, et aussi très malades. Ils étaient étendus sur le tapis de leur salle à manger, en proie à de terribles nausées. Tous deux étaient encore en costume de nuit: le mari en pyjama, la femme en chemise, et c'est à peine s'ils relevèrent la tête, lorsque j'entrai.
—Ah! c'est vous, mon bon Colombo, bégaya Mme Pickmann... Que s'est-il passé? grand Dieu!...
—Nous avons eu une avarie, répondis-je...
—Grave? demanda Pickmann.
—Oui... notre mât de misaine s'est rompu.
—Alors?
—Alors!! Je ne sais ce que va faire le capitaine.
—Ah! soupira la femme, il n'y a qu'à nous que ces choses-là arrivent... Tout avait si bien marché jusqu'ici...
—Espérons, dis-je, que ça s'arrangera...
Mme Pickmann, qui semblait moins malade que son mari, était parvenue à se mettre debout. Elle était dans un état pitoyable. Ses faux cheveux avaient glissé sur son oreille gauche, et sa chemise, déjà très échancrée, avait glissé de ses épaules, découvrant une opulente poitrine que j'aurais crue moins ferme...
—Voyons, mon petit Colombo, me dit-elle, parlez-nous franchement... que va-t-il arriver? Nous ne sommes pas en danger, au moins? Vous avez l'air inquiet, je suis sûre que vous ne dites pas tout ce que vous savez...
Elle redressa ses faux cheveux, remonta vivement sa chemise, et reprit:
—Ne nous cachez rien... M. Pickmann et moi nous voulons tout savoir.
—Aucun danger ne vous menace, répondis-je.
—Bien sûr?
—Je vous l'affirme.
Pickmann s'était assis sur le divan et se tenait la tête à deux mains... Il souffrait, cela était visible, et n'avait même pas la force de m'interroger... Il me rappelait ce personnage d'opérette qui, terrassé par le mal de mer, répond à un chef de pirates: «Pendez-moi, mais ne me remuez pas.»
La femme, plus énergique, s'inquiétait de la situation. Elle me posait, d'une voix entrecoupée de hoquets, des questions rapides dans lesquelles cette même phrase revenait sans cesse:
—Si nous sommes en danger, dites-le...
Je la rassurai du mieux que je pus, et j'allais me retirer, quand on frappa à la porte.
—Entrez, dit Mme Pickmann sans même prendre la peine de jeter un manteau sur ses épaules.
La porte s'ouvrit doucement et la grosse figure rougeaude du capitaine Ross apparut dans l'entre-bâillement.
—Pardon, dit-il, un peu confus... Je croyais...
Et il allait battre en retraite, quand Mme Pickmann le rappela:
—Voyons, capitaine... parlez... Qu'y a-t-il?
Le vieux loup de mer, sa casquette galonnée à la main, salua gauchement:
—Je voulais dire à M. Pickmann, fit-il, que notre mât de misaine s'est rompu, et que nous ne pouvons continuer notre route...
—Et alors?... et alors?... s'écria Pickmann, qui avait subitement retrouvé son énergie.
—Alors, monsieur, nous allons être obligés de regagner les Canaries... et de nous réfugier dans le port de Santa-Cruz afin de réparer l'avarie... Cela demandera une huitaine de jours environ...
—Huit jours! murmura Pickmann...
—Oui, au moins... à condition, toutefois, que nous puissions trouver des charpentiers qui exécutent immédiatement le travail...
—Et si nous n'en trouvons pas?...
—Oh! ce ne sont pas les charpentiers qui manquent à Santa-Cruz... mais ce port est très fréquenté!... Peut-être y a-t-il dans les cales d'autres bateaux que la tempête a endommagés... Dans ce cas, nous serions obligés d'attendre notre tour...
—C'est bien, dit sèchement Pickmann, en se reprenant la tête entre les mains.
L'effort qu'il venait de faire l'avait anéanti, et il se laissa retomber sur son divan, où il demeura inerte.
Comme personne ne lui adressait plus la parole, le capitaine se retira.
—Tout cela ne vous semble pas louche? me demanda Mme Pickmann.
—Ma foi non, répondis-je... Maître Ross est bien obligé de relâcher dans un port... Comme Santa-Cruz est le port le plus rapproché, c'est celui-là qu'il a choisi... Ne vous tourmentez pas... Reposez-vous, je reviendrai vous voir avant le déjeuner.
J'avais déjà la main sur le bouton de la porte, quand Pickmann lança d'une voix pâteuse:
—Rien... à part ça, Colombo?
—Non... rien...
—Vous n'avez toujours pas vu l'autre passager?
—Vous y tenez, décidément...
—Cherchez bien... car je suis sûr...
Une violente nausée l'empêcha de continuer.
—Ce pauvre homme, dit Mme Pickmann, voyez comme il est malade... Vous ne connaissez pas un remède contre le mal de mer, mon bon Colombo... Je souffre horriblement, moi aussi... c'est affreux... Ce mauvais temps ne va donc pas cesser!
—Couchez-vous, dis-je... dans une heure je vous apporterai du thé... D'ailleurs, nous serons bientôt en eau calme...
—Vous croyez?
—Oui... lorsque nous aurons atteint le port de Santa-Cruz...
—Ah!
Mme Pickmann ne paraissait pas convaincue... Elle eût voulu sans doute m'interroger encore, mais les forces lui manquèrent, et elle se laissa tomber sur le divan, à côté de son mari...
XVIII
OU JE MURIS MON PLAN
J'allai retrouver Zanzibar qui préparait en chantant une horrible mixture destinée à l'équipage.
—Ti sais pas, dit-il... Bateau retourni Canaries... Ça bon, Canaries... plein de bananes... moi m'en coller plein le fisil... Là-bas, chez nous, bananes plus jolies encore, ti verras ça si ti viens avec moi... et pis beaucoup de dattes aussi... et noix de coco... tout plein... tout plein... Ti verras, Colombo, ti verras...
Je n'écoutais point... Trop de pensées, pour l'instant, se heurtaient dans ma tête... Ce qui m'inquiétait surtout, c'était cette escale que nous allions être obligés de faire à Santa-Cruz... Toutes mes combinaisons, tous mes projets s'effondraient soudain... ou étaient pour le moins retardés...
Quelles nouvelles complications allaient surgir encore?
Ah! décidément, je n'étais pas au bout de mes peines...
Jamais je n'ai tant réfléchi que pendant les six heures que le Sea-Gull mit à atteindre Santa-Cruz. Et ces réflexions, comme on le verra bientôt, ne furent pas inutiles. Mon imagination un peu endormie depuis quelque temps s'était brusquement réveillée et avait échafaudé tout un scénario qui eût certainement émerveillé Allan Dickson. Cet homme qui m'avait tant fait souffrir, puisque c'était à cause de lui que j'avais tâté du «Tread Mill», allait sans doute devenir ma Providence...
Mais n'anticipons pas... J'estime que lorsque l'on écrit ses mémoires, on doit classer par ordre tous les événements qu'on y relate, et donner à chacun l'importance et la place qu'il convient. J'ai lu beaucoup de mémoires, dans ma vie: les Confessions du grand Jean-Jacques, les Mémoires du Chevalier de Grammont, ceux de Chateaubriand et de l'inimitable Berlioz, mais tout en admirant ces chefs-d'œuvre, je trouve que leurs auteurs, et M. de Chateaubriand surtout, ont trop insisté sur certains détails, qui eussent certainement gagné à être un peu écourtés... Je ne doute pas que cette appréciation d'un cambrioleur ne fasse sourire certains critiques, mais chacun juge à sa façon... avec son bon sens. Ce que j'apprécie surtout dans les mémoires, c'est la franchise. Or, à part Rousseau qui a tout avoué (même les choses les plus schocking) je suis obligé de reconnaître que les autres mémorialistes se sont un peu trop flattés, et n'ont pas hésité à allonger leur récit, pour nous faire mieux savourer les beautés de leur éloquence, et les brillantes qualités dont les avait doués la nature.
Je n'ai point l'outrecuidance de me comparer à ces maîtres, mais j'ai le mérite de ne rien céler de mes défauts et de ne point me regarder dans un miroir avec trop de complaisance. Je dis ce qui est, un peu brutalement parfois, et ne me fais jamais meilleur que je ne suis; j'ai le malheur d'être un triste individu et j'ai le courage de l'avouer.
Combien consentiraient à en faire autant?... Qu'on me pardonne encore cette petite digression, mais elle était, je crois, nécessaire, ne serait-ce que pour rappeler à mes lecteurs qu'Edgar Pipe leur livre sa vie tout entière, comme à des juges impartiaux. Puisse l'aveu que je fais de mes fautes me valoir quelque pitié de la part de ceux qui n'ont jamais cessé de suivre la belle ligne droite de l'honnêteté, et que l'amour du travail a préservés des «écarts» dont je me repens aujourd'hui...
Le Sea-Gull, sous son grand foc et sa voile d'artimon, filait en tanguant vers les Canaries. Il avait marché plus vite que nous ne nous y attendions, car avant la nuit il mouillait en rade de Santa-Cruz, en face de Ténériffe.
L'île de Ténériffe réunit, grâce à ses vallées, à son plateau et à ses côtes, tous les genres de température, excepté celle de l'hiver. Beaucoup d'Anglais préfèrent même le séjour de Ténériffe à celui de l'Italie, aussi Santa-Cruz est-elle très fréquentée. J'eus l'occasion de le constater, car le capitaine Ross, dès que nous fûmes stabilisés sur nos ancres, fit armer le canot et m'envoya à terre avec quelques matelots pour chercher des provisions.
La ville me parut agréable.
Ses rues droites, larges, aérées, ont des trottoirs pavés de pierres rondes et inégales que bordent des dalles de lave. On rencontre là nombre d'étrangers: des négociants des différentes parties du monde que distingue leur costume national.
Après avoir fait nos achats, nous nous offrîmes quelques «chiroutes» et plusieurs verres de vin de Madère, puis nous regagnâmes le bord.
Cette petite promenade n'avait pas été inutile. Elle m'avait permis de jeter un coup d'œil sur le port où de nombreux bâtiments, les uns chargés de bananes, les autres de tonneaux de vin, s'apprêtaient à prendre le large. Je vis aussi deux ou trois vapeurs dont l'un, qui portait le pavillon espagnol, allait se mettre en route pour Cadix, ainsi que me l'apprit un marin anglais qui fumait sa pipe à l'ombre d'une véranda, devant un flacon de whisky.
Dès que j'eus rallié le Sea-Gull, et rendu compte de ma mission à Maître Ross, j'allai porter à M. et Mme Pickmann le repas qu'avait préparé Zanzibar. Je les trouvai complètement remis de leur malaise. Ils avaient fait toilette, et semblaient m'attendre avec impatience.
—Ah! mon bon Colombo, s'écria Mme Pickmann dès que j'entrai dans la salle à manger, quelle aventure! Jamais je n'aurais cru que le mal de mer pût rendre si malade... Si cela devait recommencer, j'aimerais mieux débarquer tout de suite.
—Libre à vous, répondis-je... la ville est curieuse à visiter... et si vous voulez, après déjeuner, aller vous dégourdir un peu les jambes...
—Non... répondit sèchement Pickmann... D'ailleurs, je ne me sens pas bien...
Il s'assit avec sa femme devant la table où je venais de déposer un plat de poisson, et demanda soudain:
—Est-ce anglais, Santa-Cruz?
J'eus peine à réprimer un sourire devant tant d'ignorance.
—Non... répondis-je... c'est une possession espagnole...
—Ah! oui... c'est vrai... je ne sais où j'avais la tête... J'espère qu'on ne va pas venir à bord opérer une visite, au moins?
—Ma foi, je n'en sais rien... mais il est plus que probable que, lorsque nous serons amarrés à quai, la douane fera son apparition.
—Quoi! nous n'allons pas demeurer en rade?
—Non... dans quelques heures, nous allons gagner le port... c'est nécessaire... on ne peut pas «réparer» en pleine mer...
—Vous êtes sûr de ce que vous dites, Colombo?
—Oui...
Pickmann lança un coup d'œil à sa femme qui ne broncha pas.
Il y eut un silence, puis il reprit:
—Bah! la douane se contentera d'examiner les bagages... les grosses malles, les caisses. Je ne pense pas qu'elle ouvre les valises et les sacs à main...
—Qui sait? Les douaniers prennent parfois plaisir à ennuyer le monde... Ce sont des êtres maussades qui, furieux de voir les gens voyager et se payer des distractions, quand eux demeurent rivés à leur poste, se vengent en soumettant le touriste à une foule de formalités qu'ils compliquent à plaisir. J'ai connu un douanier anglais, du nom de Nasty, qui n'était jamais si heureux que lorsqu'il avait obligé une dame à déballer toutes ses toilettes, et jusqu'à son linge le plus intime.
—Cependant, nous ne faisons pas de contrebande... Si on nous a laissés partir d'Angleterre, c'est que nous étions en règle avec la douane...
—Avec la douane anglaise, oui... mais ici, n'oubliez pas que nous sommes en Espagne.
—Eh bien, dit Mme Pickmann, pour que ces messieurs du Custom-House n'aient pas le plaisir de chiffonner mes toilettes, je vais les étaler dans cette pièce.
Mme Pickmann exagérait évidemment quand elle parlait de ses toilettes, car sa garde-robe, comme la mienne, n'était pas des mieux «fournies».
Elle possédait en tout et pour tout une cape de drap noir, ornée d'arabesques grenat, un costume tailleur, une jupe foncée et quelques corsages aux tons criards. Quant à son mari, il n'avait que deux pauvres complets, celui qu'il portait tous les jours et un autre de teinte verdâtre, accroché dans une armoire. Et quels complets! grand Dieu!... Ils eussent tout au plus convenu à Bill Sharper ou à Manzana.
Comme on voyait bien que ces gens-là étaient dans une purée noire avant le coup qui devait les enrichir!... Tout ce qu'ils possédaient était neuf: malles, habits, linge, bottines... Ils s'étaient renippés vivement, au décrochez-moi ça, pressés qu'ils étaient de quitter Londres.
Il était même assez extraordinaire qu'ils fussent parvenus à fuir, puisque, avant leur embarquement, les journaux avaient déjà parlé d'eux... L'affaire avait fait beaucoup de bruit, beaucoup plus de bruit que celle du Régent, car les journaux français (que j'avais lus avec la plus grande attention) n'avaient pas soufflé mot de la disparition de mon diamant.
A quoi devais-je attribuer ce silence? Etait-ce un piège? Espérait-on ainsi donner confiance au voleur et le pincer plus facilement? Je crois plutôt que l'administration du musée du Louvre, après avoir prévenu la police, avait jugé inutile d'ébruiter un vol qui devait la «gêner» un peu, et qu'en attendant l'arrestation du coupable elle avait remplacé le Régent par un bouchon de carafe quelconque.
Tout en mangeant, Pickmann et sa femme continuaient de bavarder, mais on les sentait inquiets. Je m'efforçai d'ailleurs d'augmenter cette inquiétude. Cela faisait partie du plan que j'avais élaboré... Je dosais mes effets, avec l'habileté d'un Allan Dickson qui s'apprête à confondre un malfaiteur.
—Bah! qu'avez-vous à craindre, fis-je d'un petit air sournois, vos papiers sont en règle, n'est-ce pas?
—Oh!... certes... très en règle, bégaya M. Pickmann en devenant rouge comme un piment.
—Alors... tout est pour le mieux...
—D'ailleurs, les douaniers ne nous demanderont pas nos papiers...
—Les douaniers... non, mais les gens de police.
—Les gens de police! Ont-ils le droit de pénétrer ici?
—Pourquoi pas?
Pickmann sursauta:
—Mais je ne suis pas un malfaiteur! s'écria-t-il... je...
—Voyons, calmez-vous... y a-t-il là de quoi se monter?... Vous êtes un honnête homme, vous avez des papiers... Que pouvez-vous craindre?
—Rien... rien, assurément... Mais je me rappelle maintenant que je n'ai pas fait viser nos passeports...
—On ne les examinera pas à la loupe. Il suffira de les présenter, et si on s'apercevait, par hasard, qu'ils n'ont pas été timbrés au départ, vous diriez qu'en Angleterre certains personnages connus sont dispensés de cette formalité... Est-ce que vous croyez que M. Lloyd George lorsqu'il va de Londres à Cannes ou à Paris fait chaque fois viser ses passeports?...
—Je ne suis pas M. Lloyd George.
—Vous pouvez être un homme de qualité quand même... Il y a à Londres beaucoup de Pickmann... Il en existe même un qui, si je ne me trompe, est allié à la famille de Connaught... Ne seriez-vous pas celui-là?
—Non...
Mme Pickmann qui, jusque-là, était demeurée silencieuse, ce qui me surprenait fort, crut devoir ajouter:
—Nous sommes des gens de modeste condition...
Je le voyais bien, parbleu! elle n'avait pas besoin de le dire.
Décidément, ils étaient plus stupides encore que je ne le supposais, et j'avais la partie belle avec eux.
Comme ils s'étaient un peu rassurés, je crus devoir, avant de les quitter, leur donner un premier «coup d'assommoir».
—Ah! à propos, fis-je d'un air distrait, vous me souteniez l'autre jour qu'il y avait à bord de ce bateau un personnage mystérieux... Eh bien! c'est vous qui aviez raison...
—Vous l'avez vu? demanda Pickmann, d'une voix tremblante.
—Oui... Il y a une heure à peine.
—Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit plus tôt?
—Je n'y ai pas songé...
—Comment est-il?
—Grand... entièrement rasé... assez élégant, ma foi... Il me semble avoir déjà vu cette tête-là quelque part... à Londres, probablement...
—C'est lui! lança imprudemment Mme Pickmann.
Je la regardai.
Pour expliquer le trouble qui l'agitait, elle ajouta en me prenant le bras:
—Ecoutez, mon bon Colombo... Puisque vous êtes un ami, nous pouvons tout vous dire... Eh bien!... cet homme est un de nos parents...
—Ah!
—Oui... un affreux gredin qui nous a joué des tours pendables, et qui veut aujourd'hui s'emparer de notre fortune... Il est capable de tout, même de nous assassiner...
—Ne craignez rien... Je suis là.
—Ne pourriez-vous, demanda Pickmann, le faire expulser du bateau par le capitaine?... Si Maître Ross arrive à nous en débarrasser, d'une façon ou d'une autre, il y a mille livres pour lui.
—Non... c'est moi qui vous en débarrasserai...
—Oh! mon cher Colombo... que vous êtes gentil!... Alors, les mille livres seront pour vous... Je vous le promets... Voulez-vous un acompte?
—Non... j'ai confiance en vous.
—Et comment nous en débarrasserez-vous?
—Mais d'une façon bien simple... En lui faisant piquer une tête par-dessus bord.
Mme Pickmann se jeta dans mes bras, et me serrant à m'étouffer:
—A la bonne heure! s'écria-t-elle... au moins vous, vous êtes un homme!
—Oui, approuva Pickmann... et un homme de décision... mais prenez garde... le gaillard est habile... Et que dira le capitaine quand il s'apercevra de la disparition de ce passager?
—Soyez tranquille, je saurai m'y prendre... On croira à un accident... Il paraît que cet homme, qui reste tout le jour enfermé dans sa cabine, se promène, la nuit, sur le pont. Je me dissimulerai derrière le rouf et, au moment où il ne s'y attendra pas, je me précipiterai sur lui, et l'enverrai par-dessus le bastingage.
—C'est cela! c'est cela! fit Pickmann en battant des mains... par-dessus le bastingage... Ah! décidément, Colombo, vous êtes notre providence!... Et, tenez... ce n'est pas mille livres que je vous donnerai... mais deux mille... oui, deux mille, ma parole d'honneur.
Je pris congé des Pickmann, écœuré. Décidément, ces gens-là étaient d'affreuses canailles, et je n'avais plus à les ménager.
XIX
«ALEA JACTA EST»
Le soir même, le Sea-Gull entrait dans le port de Santa-Cruz, et s'amarrait à quai, en face d'un dock. Après l'allumage des feux de position, Maître Ross nous réunit tous et nous adressa le petit speech suivant:
—Vous savez, sans doute, que nous allons demeurer ici une huitaine... peut-être plus... Nous allons donc profiter de cette relâche pour briquer le pont, et faire les cuivres. Il faudra aussi laver les voiles et, quand la toilette de l'extérieur sera faite, nous nous occuperons de l'entrepont et de la cale. Je ne veux point cependant vous traiter en esclaves. Je suis un brave homme, moi, et tous mes matelots sont mes enfants... Je vais établir un roulement... Un jour, ce sera la bordée de tribord qui sera libre, un autre jour, celle de bâbord... Seulement, je vous préviens, celui qui rentrera en état d'ivresse sera bouclé jusqu'à l'appareillage... Quant aux cuisiniers (et il désigna Zanzibar et moi), ils seront exempts de service un jour sur deux, à tour de rôle... Ceux qui voudront toucher une avance sur leur décompte n'auront qu'à venir me trouver... Je sais ce que c'est que s'amuser, j'ai été jeune, moi aussi... Rompez, mes enfants.
Je n'avais jamais vu le capitaine Ross si aimable... Je crois qu'il avait peur que quelques-uns de ses marins ne le quittassent pour s'engager sur un «bananier». Les engagements contractés à bord du Sea-Gull n'avaient pas été visés par l'Inscription maritime, et il n'avait, par conséquent, aucun moyen de retenir ses hommes.
Je trouvai Zanzibar désolé. Il se faisait une fête, le pauvre nègre, de descendre à terre avec moi pour «rigoli un pitit peu», et voilà que le capitaine nous consignait l'un après l'autre à la cuisine. Cette décision n'était pas pour me déplaire, car j'avais besoin d'être seul, aussi bien à bord qu'à terre. Le grand coup que je méditais devait être préparé en secret. Zanzibar ne m'eût pas trahi, cela était certain, mais il m'eût gêné, et j'étais heureux de me sentir libre.
Il était facile maintenant d'aller à terre... Il suffisait pour cela de franchir la passerelle qui reliait le navire au quai. Je n'abusais cependant point des «sorties», car je craignais que, pendant mon absence, mes deux Pickmann ne commissent quelque imprudence.
Chaque fois que je les voyais, ils me demandaient si j'avais aperçu le passager qu'ils désignaient maintenant sous le nom de Dickie, et sur lequel ils me fournirent un tas de renseignements stupides. Ne fallait-il point qu'ils parussent documentés sur ce parent scélérat qui convoitait leur fortune?
Et les niais se figurant que je «donnais dans le panneau», comme on dit vulgairement, me bourraient le crâne avec ardeur. Ils allaient même un peu fort, surtout Mme Pickmann, qui s'était prise pour moi d'une chaude... trop chaude amitié et m'embrassait avec une passion vraie ou simulée dès que je me trouvais seul avec elle.
Allait-elle me proposer aussi d'assassiner son mari? Ma foi, je commençais à le croire.
Mme Pickmann était certes une assez jolie brune, bien qu'elle fût déjà un peu marquée, mais elle ne «m'inspirait» guère car j'aime les femmes avec lesquelles on peut encore causer, quand on a fini de rire, et la conversation de cette opulente lady était d'une banalité désespérante. Son mari lui était certainement supérieur, quoiqu'il n'eût rien d'un intellectuel. C'était un gros roublard, capable de rouler certaines gens, mais absolument sans défense lorsqu'il se trouvait en face de quelqu'un qui le dominait. Il était, de plus, dépourvu de sens moral, on en a eu la preuve. Trop lâche pour se débarrasser d'un ennemi, il n'hésitait pas à payer pour le faire supprimer. J'avais éprouvé, je l'avoue, quelque pitié pour lui, en le voyant effaré, larmoyant, tassé dans son fauteuil comme un impotent, mais à présent, il me dégoûtait, et sa vue même m'était odieuse.
Heureusement que j'allais bientôt lui tirer ma révérence.
En attendant que tous mes «préparatifs» fussent terminés, je continuais de le terroriser en lui parlant du passager imaginaire, ce Dickie qui faisait, paraît-il, le déshonneur de la famille Pickmann.
Chaque matin, je lui rendais compte des faits et gestes de Dickie... Tantôt, je l'avais aperçu en ville, tantôt je l'avais surpris rôdant dans la coursive d'entrepont.
—Ce misérable, me dit un soir Pickmann, a dû s'entendre avec le capitaine, et lui promettre une forte prime...
—C'est possible, répondis-je...
—Alors, ce Ross serait un affreux gredin... J'ai bien envie de le faire appeler et de lui demander de quel droit il a accepté un étranger sur un bateau qui m'appartient pour deux mois encore...
—Gardez-vous en bien... Si vous voulez tout compromettre, vous n'avez que ça à faire... Au lieu d'avoir un ennemi, vous en aurez deux à bord, et, ma foi, je ne réponds plus de rien...
—Oui, Colombo a raison, intervint Mme Pickmann, ce serait la dernière des gaffes... Laisse donc agir Colombo... C'est un homme intelligent, lui, et qui a de la décision.
Certes, j'avais de la décision, elle allait bientôt s'en apercevoir! Cependant, il fallait se hâter. Le capitaine Ross avait eu la chance de trouver un mât de goélette qui, une fois raboté à sa base, s'adapterait parfaitement dans l'emplanture de l'ancien, et sous deux jours au plus tard, le Sea-Gull serait en état de reprendre la mer.
Le lendemain (c'était mon tour de sortie), je fis dans une boutique de Santa-Cruz achat d'un revolver d'occasion, puis me rendis sur le quai, à un endroit où l'on procédait au chargement des bananes. Il y avait là deux vapeurs espagnols: la Dona-Isabelle et le Pescador... J'appris par un homme d'équipage, un Anglais comme moi, que ces deux bateaux se rendaient à Cadix, et que l'équipage de l'un, le Pescador, n'était pas au complet. Je me fis présenter au capitaine, un gros homme à la figure couturée de cicatrices, et qui baragouinait un peu d'anglais.
—Il me faut un soutier, un graisseur et un aide-chauffeur, me dit-il.
—Je puis, répondis-je, remplir l'office de soutier...
—Je le pense bien, dit-il en riant... ce n'est pas un métier qui exige un long apprentissage... Nous partons vendredi, c'est-à-dire dans trois jours... Apportez-moi vos papiers au moment de l'appareillage... Soixante-quinze pesetas par semaine... Ça vous va?
—Oui, capitaine.
—Bien... entendu... Au revoir!...
J'étais «embarqué». Il ne me restait plus qu'à trouver des papiers, mais j'espérais bien m'en procurer à bord du Sea-Gull. Il me suffirait pour cela d'aller faire une petite «perquisition» dans le gaillard d'avant.
Cette nuit-là, je dormis mal. Le plan que j'allais mettre à exécution était des plus audacieux, et aussi des plus délicats. Il s'agissait de ne rien laisser au hasard. Je répétai mentalement plus de dix fois la scène que j'allais jouer dans quelques heures, car j'avais appris en revenant à bord que le Sea-Gull, complètement réparé, se remettrait en route le lendemain dans l'après-midi. A côté de moi, Zanzibar ronflait comme un orgue, et j'enviai la sérénité de ce bon nègre. Moi, j'allais me relancer dans l'aventure, et Dieu seul savait comment tout cela finirait.
Vers le matin, je m'assoupis, et dormis une heure environ, mais quand je m'éveillai (j'ai toujours eu le réveil triste), je vis tout en noir... Je n'avais plus aucune confiance en moi, et une crainte que le raisonnement n'arrivait pas à vaincre me revenait continuellement à l'esprit.
Je me levai, et après avoir bu un thé fortement additionné d'alcool, je retrouvai un peu d'énergie.
—Ti pas bien gai ci matin, me dit le brave Zanzibar... Ti pas content quitti Santa-Cruz... Ti malade, peut-être?
—Non... mais j'ai mal dormi.
—Mi trop ronfli, s'pas? Ti fallait siffli, si ronflais trop fort...
Le bon Zanzibar avait une mine piteuse, mais sa gaîté naturelle reprit bien vite le dessus, et il s'efforça, par mille contorsions grotesques, de me dérider un peu.
Je m'étais attaché à ce brave garçon, et cela me faisait de la peine de l'abandonner. J'eus un moment l'idée de l'emmener avec moi, mais j'y renonçai... Seul, j'aurais sans doute bien du mal à me tirer d'affaire, mais avec un nègre pour compagnon, je risquais de compromettre ma manière qui est, on le sait, de «passer inaperçu».
Pendant deux heures, j'errai comme une âme en peine dans la coursive d'entrepont, puis, profitant d'un moment où les hommes étaient réunis en haut pour l'appareillage, je me glissai dans le gaillard d'avant. Il y avait là une dizaine de hamacs roulés sur leurs garcettes, et, en face de ces hamacs, le long de la cloison, des boîtes de bois noir portant toutes une étiquette, et dans lesquelles les matelots serraient leurs effets de petit équipement et leurs papiers.
Sur l'une de ces étiquettes, je lus un nom: Jim Corbett. J'ouvris la boîte qui était simplement fermée au moyen d'une petite lanière de cuir passée dans deux pitons, m'emparai des papiers de Corbett, que je mis vivement dans la poche de ma vareuse, et regagnai aussitôt la coursive. Il était temps. Déjà l'escalier du panneau avant craquait sous l'énorme poids de Cardiff.
J'allai retrouver Zanzibar, qui était en train de préparer le déjeuner de l'équipage... et celui de M. et Mme Pickmann.
—Ah! ti voilà, s'écria le nègre, ti sais, nous partir midi...
—Comment cela? m'écriai-je... De qui tiens-tu ce renseignement?
—De missié Cardiff... Li a dit faire déjeuner pour dix heures et demie...
Je regardai l'heure au coucou de notre cabine. Il était neuf heures vingt. Je m'habillai à la hâte, car j'étais encore en tenue de corvée, puis, quand je fus prêt, je pris un flacon de rhum, remplis deux petits gobelets d'étain que je pris sur une étagère, et dis à Zanzibar:
—A ta santé! mon vieux...
—A la tienne! missié Colombo, répondit le brave nègre en me regardant avec étonnement... Ti bois beaucoup de rhum aujourd'hui!
—Oui, Zanzibar... car je me sens un peu malade, et j'ai besoin de me redonner du cran... beaucoup de cran...
Nous trinquâmes. Zanzibar vida son gobelet d'un trait, le reposa sur la planchette placée à côté du fourneau, et me regarda longuement. On eût dit que le pauvre garçon devinait que j'allais le quitter...
—Ti tout drôle, missié Colombo, me dit-il... ti devrais ti couchi un peu...
Il était maintenant neuf heures et demie. Je m'assurai que mon revolver était toujours dans ma poche, tirai de mon carnet une carte que j'avais précieusement conservée, sans me douter qu'un jour elle me serait si utile, et je m'engageai dans le couloir cloisonné conduisant au logement de M. et Mme Pickmann.
Devant la porte, je me recueillis un instant, puis je frappai.
Ce fut Pickmann qui vint m'ouvrir.
—Ah! Colombo... mon cher Colombo, s'écria-t-il, quoi de neuf, ce matin?
Sans répondre, je fermai la porte au verrou, puis tendant à Pickmann la carte d'Allan Dickson, cette carte que le grand détective m'avait remise naguère à la station de Waterloo, je prononçai, d'un ton solennel:
—Richard Stone... au nom du Roi, je vous arrête!
XX
UNE SCÈNE NAVRANTE
Pickmann se retint à un meuble pour ne pas tomber... Il voulut parler, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge...
Ce fut sa femme qui, la première, parvint à articuler quelques paroles:
—Colombo... mon petit Colombo... Voyons... vous voulez plaisanter... vous savez bien que nous sommes d'honnêtes gens.
—Richard Stone, répétai-je... au nom du Roi, je vous arrête...
Pickmann se ressaisit:
—D'abord, pourquoi m'appelez-vous Richard Stone?... mon nom est Pickmann...
—Richard Stone, répliquai-je (et j'appuyai sur les syllabes), inutile de nier... je sais tout... C'est vous le voleur de la Banque d'Angleterre... Je vous ai reconnu, quand vous vous êtes embarqué à Southampton... J'avais en poche votre signalement ainsi que celui de votre maîtresse...
—Pardon, se récria la femme, je suis l'épouse légitime de M. Pickmann.
Je crus inutile de répondre... Posant ma main gauche sur l'épaule de Richard Stone, je repris, en enflant la voix:
—Préparez-vous à me suivre... Mais auparavant, veuillez me remettre les clefs de vos malles...
—Voici, fit Stone d'une voix blanche, en me tendant un trousseau de clefs.
—C'est bien... passez devant moi... et vous aussi, madame...
—Oh! mon petit Colombo, gémit la triste compagne du voleur.
—Il n'y a plus de Colombo, répondis-je sèchement... vous avez devant vous M. Allan Dickson, détective... Allons, hâtons-nous...
—C'est dégoûtant d'agir ainsi, murmura Mme Pickmann.
—Il est encore plus dégoûtant, répliquai-je, en la regardant sévèrement, de s'approprier le bien d'autrui.
Pickmann ne disait rien. Tout à coup, il fit un signe à sa femme, mais j'avais deviné leurs intentions: ils voulaient se jeter sur moi.
Braquant sur l'homme le canon de mon revolver, je dis d'un ton sec:
—A la moindre velléité de résistance, je vous tue sans pitié... c'est mon droit.
Les Pickmann étaient atterrés.
—Allons... ouvrez-moi vos malles!
Nous étions maintenant dans la chambre à coucher.
Il y avait là une armoire en pitchpin encastrée dans la cloison et formant placard.
Mes anciens «amis» avaient maintenant une mine si bouleversée que, vraiment, ils me faisaient de la peine, mais ce n'était pas le moment de se laisser apitoyer... Il fallait mener cette affaire vite... et bien.
Docilement, avec des gestes maladroits, l'homme sortait d'une malle de pauvres nippes toutes fripées, du linge commun, sans marque, et qui avait encore la raideur du neuf. La femme s'était jetée dans un fauteuil, et sanglotait, la tête entre les mains.
J'étais de plus en plus ému devant cette détresse, et dus me faire violence pour continuer à jouer mon rôle... Ces gens, après tout, avaient été bons pour moi, ils me considéraient comme leur ami, et je les avais trahis.
Oh! argent! maudit argent! quelles vilenies tu nous fais parfois commettre!
Les malles étaient vides... Pickmann—ou du moins Richard Stone—tourna vers moi une pauvre figure décomposée:
—Voyez... il n'y a rien, dit-il.
—Bon... les valises, maintenant...
Les sanglots de la femme redoublèrent. Richard Stone, toujours à genoux sur le parquet, demeurait immobile.
—Eh bien!... avez-vous entendu... répétai-je, vos valises!
—Je n'en ai qu'une... elle contient seulement des papiers sans importance.
—Ouvrez-la.
Le malheureux se mit debout. En chancelant, il se dirigea vers un coin de la pièce, et faisant glisser un rideau sur sa tringle, découvrit un petit réduit qui servait de cabinet de débarras. Il y avait là une valise toute neuve, une de ces valises en pégamoïd comme en ont les gens modestes qui vont en villégiature dans les «petits trous pas chers».
Cependant Richard Stone ne parvenait pas à l'ouvrir. Je lui donnai un coup de main et arrivai assez facilement à faire jouer la serrure récalcitrante—l'habitude!...
—Je vous l'avais bien dit, murmura le malheureux Stone... elle ne contient que des papiers... et des faux-cols sales.
—C'est bien... à l'autre...
—Quelle autre?
—Mais votre mallette en peau de porc.
Stone devint blême... sa bouche s'agita comme s'il mâchait du caoutchouc... Quant à sa femme, elle se laissa glisser de son fauteuil, et s'agenouilla en bégayant:
—Oh! Colombo!... pardon... monsieur Allan Dickson, ayez pitié de nous... Vous savez bien que nous ne sommes pas de méchantes gens... Nous vous l'avons prouvé... Nous avions pour vous beaucoup d'amitié... nous...
—La mallette! fis-je d'un ton impératif... Si vous ne voulez pas me la remettre, je vais la prendre moi-même.
Stone comprit que tout était perdu. Il s'exécuta.
—Oh! oh! fis-je, après avoir ouvert la mallette coffre-fort, voilà des papiers qui ressemblent joliment à des bank-notes... Mais vous en avez une vraie collection... By God, quand vous vous y mettez, Richard Stone... c'est pour de bon... Combien cela représente-t-il de livres?
—Je ne sais... balbutia le malheureux.
—Ah! vous ne savez pas?... Eh bien! nous allons compter un peu... Si j'en crois les journaux, il doit y avoir là deux cent mille livres... Voyons... Vous avez eu soin de faire des liasses... c'est une bonne précaution... Richard Stone. On voit que vous avez l'habitude de manier des fonds... Si je ne me trompe, vous étiez sous-caissier adjoint à la Banque d'Angleterre... Ah! il est fort heureux que la banque n'ait pas plusieurs employés comme vous... car elle serait vite à sec... Permettez-moi de vous dire cependant que vous avez eu la main un peu lourde... Ne pouviez-vous vous contenter d'une vingtaine de mille livres?... Vous vous êtes dit sans doute que lorsque l'on prend on ne saurait trop prendre... mais vous avez fait un faux calcul... Le «trou» était vraiment trop considérable, aussi s'en est-on aperçu tout de suite... Il est vrai que vous eussiez «payé» autant pour vingt mille livres que pour deux cent mille... Cinq ans de «hard labour» pour le moins... plus peut-être, car on vous refusera certainement le bénéfice des circonstances atténuantes... Ah!... la cellule, le moulin de discipline!... le mal de mer n'est rien à côté de cela... Vous résisterez peut-être à la terrible vie de Reading... mais votre complice... quel sort sera le sien!... pauvre femme!
Et, en disant ces derniers mots, je regardais d'un air attendri Mme Richard Stone, qui, debout, au milieu de la pièce, semblait ne plus avoir conscience de ce qui se passait.
Pourtant, elle entendit ce que je venais de dire, un long frisson l'agita, elle poussa un cri rauque, et vint de nouveau se jeter à mes pieds, en bégayant:
—Oh! pitié!... monsieur... pitié!... Si vous nous arrêtez... c'est la mort pour mon mari et pour moi...
Stone, ahuri, ne disait rien. Son regard était celui d'un fou.
—Pitié! continuait la femme en m'embrassant les genoux... Nous sommes des misérables... et je me repens de ce que nous avons fait... Vous êtes, je le sais, obligé d'accomplir votre devoir, car vous êtes un honnête homme, vous, mais je vous en supplie... laissez-vous attendrir... Vous avez du cœur, n'est-ce pas?... Vous ne voudriez pas envoyer à la mort deux pauvres êtres qui ont cédé à un moment de folie... Nous étions si malheureux, mon mari et moi!... Il se tuait à travailler pour arriver à peine à gagner de quoi nous faire vivre... J'avais beau faire mon ménage moi-même, dépenser le moins possible, il nous était impossible de joindre les deux bouts... On est si peu payé à la Banque d'Angleterre... Si les grands chefs s'allouent des traitements scandaleux, les pauvres petits employés comme mon mari ont des appointements dérisoires... Tenez, monsieur, vous ne le croiriez pas. Il y a quelques mois, j'ai été malade, eh bien! nous n'avons pas pu acheter des médicaments... c'est la vérité, je vous le jure... Richard souffrait, car c'est un brave homme que Richard... Un jour, il a perdu la tête... Alors... alors! Oh! c'est affreux!... Je vous en supplie, monsieur Dickson, au nom de l'amitié que nous avions pour vous quand nous vous considérions comme un simple matelot... épargnez-nous. Prenez-le, ce maudit argent... rendez-le à la Banque d'Angleterre, mais ne nous arrêtez pas... J'en mourrais... et Richard aussi...
J'étais ému... je sentais mes yeux se mouiller... Quel homme ne se fût pas apitoyé devant une telle détresse?... J'avais honte de ma conduite à l'égard de ces malheureux que j'avais indignement trompés... C'était lâche ce que j'avais fait... c'était ignoble... Pour un peu, j'eusse tout avoué à ces pauvres gens, mais le sens pratique qui ne m'abandonne jamais, même dans les circonstances les plus graves, refréna le mouvement de générosité auquel j'étais près d'obéir... Moi aussi j'avais souffert... et j'allais souffrir encore si je ne profitais pas de l'occasion qui m'était offerte de m'enrichir enfin...
Je relevai la femme, toujours prostrée à mes pieds, la regardai longuement, et laissai tomber ces mots:
—Croyez, madame, que je souffre autant que vous... Jamais, depuis que j'exerce le métier de détective, je n'ai été si troublé que je le suis en ce moment... Moi aussi, je m'étais attaché à vous, et j'ai hésité longtemps avant de me décider à accomplir ce que je considère comme mon devoir... Je vous plains, oui, je vous plains de tout mon cœur... et, tenez, dussé-je un jour payer cher ce geste d'humanité, je consens...
Richard Stone s'était approché. Sa femme m'embrassait les mains en bégayant:
—Oh! je savais bien que vous étiez bon... je savais bien que vous aviez du cœur... monsieur Dickson...
—Je consens, repris-je, presque à voix basse, en courbant la tête comme un homme écrasé par l'aveu qu'il va faire... je consens à vous sauver...
—Oh! merci!... merci!... s'écria Stone. Je vous dois plus que la vie... et tenez... cet argent... eh bien! je vous en donne la moitié... oui, la moitié... ce n'est pas trop, pour récompenser un tel service.
Je pris un air offensé:
—Vous ne m'avez pas compris... et la proposition que vous me faites me blesse profondément... Je croyais que vous m'aviez mieux jugé...
—Pardon... fit Mme Stone... mon mari supposait...
—Que j'étais un de ces individus que l'on peut acheter... il s'est grossièrement trompé... Si je cède en ce moment à la pitié, je ne saurais le faire au détriment de ma dignité... et ternir, par un acte indélicat, toute une vie d'honneur et de droiture. Les fonctions que j'exerce me mettent parfois dans des situations bien pénibles, et il me faut souvent une réelle volonté pour les remplir. Cependant, si je suis impitoyable quand je me trouve en présence de bandits professionnels, je sais aussi faire preuve d'indulgence à l'égard des malheureux qui, dans une heure d'égarement, ont commis une lourde faute...
M. et Mme Stone me regardaient, anxieux.
—Je vous remercie avec reconnaissance, dit Stone, en s'inclinant.
Il ignorait où je voulais en venir, mais il avait quand même repris confiance.
—Oui, monsieur Dickson... nous vous remercions du fond du cœur, ajouta la femme d'une voix sanglotante.
Je conservais toujours un air grave, l'air qui sied à l'homme de police obligé d'accomplir une pénible mission.
—Je dois, repris-je, après avoir réfléchi un instant, prendre avant tout les intérêts de ceux dont je suis le représentant... Or, ici, je représente la Banque d'Angleterre... Elle a été lésée... Deux cent mille livres manquent dans ses caisses... Vous me direz qu'elle est assez riche pour supporter une pareille perte, mais si l'on raisonnait ainsi, où irions-nous? grand Dieu!... Du moment que la Banque rentrera dans son argent, elle devra s'estimer satisfaite, mais la sanction sur laquelle elle compte pour inspirer à ceux qui seraient tentés de vous imiter une crainte que j'appellerai salutaire... cette sanction lui échappera. Il faut que vous disparaissiez à jamais...
Stone roulait des yeux égarés.
Je ménageais mes effets, comme l'avait fait avec moi Allan Dickson, et je crois que si le grand détective avait pu me voir et m'entendre, il n'eût rien trouvé à reprendre à ma façon de procéder. La leçon qu'il m'avait donnée—et qui m'avait coûté si cher—n'avait pas été inutile.
—Oui, Stone, repris-je... vous allez disparaître... Pour tout le monde, mais surtout pour la Banque d'Angleterre, il faut que vous soyez rayé du nombre des vivants...
—Comment, monsieur Dickson! s'écria le pauvre Stone effaré... vous voulez...
—Laissez-moi donc achever, voyons... Oui, il faut que vous disparaissiez... A partir de ce jour, vous n'existez plus... Je dirai qu'au moment où je me suis présenté pour vous arrêter, vous vous êtes donné la mort... et que votre femme affolée, s'est jetée à la mer... et s'est noyée, bien entendu... Voilà donc une première question réglée. Les voleurs ont, par le suicide, échappé à la Justice, mais reste la question d'argent. Si je vous enlève la totalité de la somme qui se trouve ici, il vous sera impossible de payer la location du Sea-Gull, et le capitaine vous fera arrêter... La police officielle s'emparera de l'affaire et le vol de la Banque reviendra sur l'eau... Vous serez jugés, condamnés, et je ne pourrai point vous sauver, cette fois... Donc, voici ce que j'ai décidé... Je rendrai à la Banque d'Angleterre cent cinquante mille livres, et vous en laisserai cinquante mille... Avec cela, vous pourrez vous tirer d'affaire, et mener au Brésil ou ailleurs, sous le nom de Pickmann, une petite vie tranquille...
—Oh! merci! merci! monsieur Dickson, s'écria Mme Stone en couvrant mes mains de baisers... Vous êtes un brave cœur... Oui, cinquante mille livres nous suffiront... Nous avons des goûts modestes... vous le savez bien.
Richard Stone me remerciait, lui aussi, et appelait sur ma tête toutes les bénédictions du ciel... Il alla prendre dans la mallette en peau de porc les cent cinquante mille livres que je devais rendre à la Banque d'Angleterre, et me les remit, en disant:
—Voici, monsieur Dickson... Veuillez vérifier.
—Inutile, j'ai confiance en vous... Au moment où je vous sauve la vie, vous ne voudriez pas me tromper, je suppose.
Et j'enfouis les liasses dans les poches de ma vareuse, dans celles de mon pantalon, puis entre ma chemise et ma peau.
Cela fait, je dis à mes deux voleurs:
—Maintenant, vous allez continuer à faire route pour le Brésil, à bord de ce bâtiment...
—Et le capitaine... fit Stone... que dira-t-il?... Il sait que...
—Le capitaine ne sait rien... Vous pensez bien que je n'ai pas été assez sot, quand je me suis présenté à lui, pour lui révéler le but exact de ma mission... J'avais en main un ordre du lord chief of Justice et de l'inspecteur principal de Scotland Yard... Cet ordre porte simplement ces mots: «Allan Dickson, détective accrédité auprès des autorités judiciaires du Royaume-Uni, est à la recherche d'un malfaiteur... Tous ceux à qui il montrera la présente sont invités à le seconder et au besoin à lui prêter main-forte»... Le capitaine a bien cherché à savoir quel était l'homme que je soupçonnais. Je me suis retranché derrière le secret professionnel.
—Mais, demanda Stone... que lui direz-vous en quittant ce bateau?
—Je lui dirai que je croyais avoir découvert parmi les hommes de son équipage un récidiviste dangereux, mais que j'avais été trompé par une vague ressemblance...
—Et vous allez partir?
—Oui... aujourd'hui même... et si là-bas, vous lisez les journaux, vous apprendrez un jour que la Banque d'Angleterre est rentrée en possession de cent cinquante mille livres...
—Et comment expliquerez-vous la disparition des cinquante autres... celles que vous avez la générosité de me laisser?
—Je dirai qu'au moment où vous vous êtes donné la mort, vous aviez déjà dépensé cet argent... que vous l'aviez perdu au jeu dans un casino quelconque... cela se voit journellement...
—Oh! monsieur Dickson... quelle reconnaissance nous vous devons, ma femme et moi... et si, un jour, vous venez au Brésil...
—Il est possible que j'aille un jour vous rendre visite, car j'ai pour vous une réelle sympathie—je viens de vous le prouver d'ailleurs.—Puisse cette sympathie ne pas m'être funeste... Enfin!... La Banque recouvrera une partie des fonds volés... ce sera déjà quelque chose... Comme elle avait promis une prime de dix mille livres à celui qui retrouverait le voleur... ou l'argent, je toucherai cette prime... Ce sera ma commission dans cette affaire... et la Banque ne perdra donc que soixante mille livres au lieu de deux cent mille... Mais, attention! n'allez pas vous faire prendre... Voyez-vous que là-bas, en Angleterre, on ait les numéros des bank-notes volées...
—Rien à craindre, répondit Stone... c'est moi qui, à la Banque, comptais les liasses, et les serrais ensuite dans les coffres... Je suis sûr qu'on ne possède pas les numéros des bank-notes...
—Vous en êtes absolument sûr?
—Oui... vous pouvez me croire.
Cette réponse que j'avais provoquée à dessein me rassurait complètement.
On entendait dans le navire des pas précipités, des coups de sifflet, des appels et un long grincement de poulies. Le Sea-Gull appareillait. Il était temps que je file.
—Adieu, dis-je aux époux Stone... suivez bien exactement mes recommandations. N'oubliez pas que le moindre mot, la plus légère imprudence peuvent vous perdre. Si vous faisiez prendre, je ne pourrais plus rien pour vous.
—Vous retournez en Angleterre? demanda Stone.
—Oui, et le plus vite possible.
—Vous êtes bien heureux... Nous autres, nous voguons vers l'exil et nous ne reverrons jamais notre pays... c'est dur, croyez-le...
—Le «hard labour» est encore plus dur... Allons, séparons-nous...
Stone me serra la main et sa femme m'embrassa avec effusion.
Je brusquai la séparation, en disant:
—De la prudence, continuez à vivre sur ce bateau comme vous l'avez fait jusqu'alors et... méfiez-vous du capitaine...
J'allais sortir quand Stone me retint:
—Et l'autre? demanda-t-il.
—Quel autre?
—L'individu qui ne sort jamais de sa cabine et se promène la nuit sur le pont.
—Ne vous en inquiétez pas, je l'emmène avec moi. Adieu!
XXI
NOUVELLES INQUIÉTUDES
Au lieu de me diriger vers la cuisine où m'attendait ce pauvre Zanzibar, je montai sur le pont par l'escalier du panneau arrière, m'engageai sur la passerelle, et quittai pour toujours le Sea-Gull.
Libre! j'étais libre!... Libre avec cent cinquante mille livres en poche... et un diamant qui en valait bien autant... J'étais certainement, à l'heure actuelle, l'homme le plus riche de Santa-Cruz.
A peine sorti du Sea-Gull, j'allai m'installer sur un petit promontoire situé à gauche du port.
De cet endroit, j'apercevais très distinctement le bassin où était encore amarré le bâtiment du capitaine Ross. Je voyais les hommes courir sur le pont et procéder à l'appareillage. Le Sea-Gull allait sortir sans se faire remorquer. On avait déjà hissé les focs et la voile d'artimon.
Une demi-heure s'écoula, puis une heure...
La goélette était toujours à quai, et la passerelle n'avait pas encore été enlevée.
Que se passait-il donc?
Les Stone auraient-ils parlé? Non. Cela était impossible... Ils avaient tout intérêt à se taire... Alors?... Peut-être s'était-on aperçu de mon absence et le capitaine me faisait-il rechercher? Je ne vivais plus...
Enfin, les ailes blanches du Sea-Gull battirent au vent, et il glissa lentement le long du quai... Il allait prendre le large... Pourvu qu'il continuât sa route et ne s'arrêtât point en rade.
Je le suivais d'un œil inquiet.
Bientôt, il quitta le chenal et s'engagea en haute mer.
A cette minute, je me sentis rassuré. On hissait les huniers et le «flèche» arrière... La brise était faible et le capitaine Ross étalait toute sa toile...
Peu à peu, le Sea-Gull diminua, parut s'enfoncer dans la mer, et quand je n'aperçus plus à l'horizon que ses hautes voiles, je me mis à fredonner gaiement le Britannia, Britannia rules the waves, qui est, comme on sait, l'hymne de la marine anglaise. Maintenant, la goélette semblait s'être engloutie dans les flots... Richard Stone et sa femme, délestés de cent cinquante mille livres, voguaient vers le Brésil, terre hospitalière s'il en fût et l'une des plus belles contrées du monde.
De quoi pouvaient-ils se plaindre?... Ils avaient de l'argent, et pourraient là-bas, filer une bonne petite existence, à l'ombre des palmiers, des bambous et des cacaoyers... Ils n'avaient qu'une chose à redouter: c'était que la police avisée par T. S. F. ne les arrêtât au débarcadère de Rio... Mais cela était peu probable... En tout cas, si on les arrêtait, qu'avais-je à craindre?... Rien... absolument rien... Qui donc les croirait quand ils affirmeraient qu'un détective leur avait «soulevé» cent cinquante mille livres?
J'étais donc tranquille de ce côté... de l'autre, c'est-à-dire en ce qui concernait ma propre sécurité, je l'étais moins... J'allais de nouveau voyager, retourner en Europe, et Dieu seul savait quelles nouvelles surprises me réservait l'avenir... Il était à peu près certain que je ne rencontrerais plus Bill Sharper, ni Manzana... mais le hasard est si capricieux...
Enfin, je verrais bien... Ma situation s'était, en tout cas, sérieusement améliorée, puisque j'étais maintenant en possession de cent cinquante mille livres... Mon diamant me devenait inutile... qu'en ferais-je à présent? Cependant, une nouvelle inquiétude ne tarda pas à m'envahir.
S'il était facile de dissimuler le Régent, il était beaucoup moins facile de dissimuler les liasses de bank-notes dont mes poches étaient remplies. J'étais littéralement bourré de billets. J'en avais partout, dans ma vareuse, dans mon pantalon, sur ma poitrine. Comment pourrais-je, avec un pareil chargement, remplir mes fonctions de soutier à bord du vapeur espagnol qui devait m'emmener à Cadix?
Avant de descendre en ville, je m'efforçai de mieux «arrimer» sur mon individu le précieux «chargement» qui devait assurer mon existence future... Je glissai toutes mes bank-notes entre ma chemise de flanelle et ma peau, mais cela me donnait un tel embonpoint que je me vis de nouveau obligé de répartir ces jolis papiers dans mes poches.
Décidément, il m'était impossible de m'embarquer avec ce matelas de bank-notes... Que faire?
Jusqu'à la nuit, je demeurai sur le promontoire où je m'étais installé pour surveiller le départ du Sea-Gull. Quand l'obscurité se fit, assez brusquement, comme dans toutes les régions voisines des tropiques, je rentrai en ville.
Je venais de changer complètement mes batteries... Au lieu de me diriger vers le port où m'attendait le vapeur espagnol, je m'acheminai vers un quartier où l'on voyait de nombreuses boutiques. Des gens vêtus de costumes bizarres circulaient dans les rues: il y avait là des Arabes, des nègres, des Chinois... et des Anglais, bien entendu, car il n'est pas un endroit du monde où l'on ne rencontre un fils de la fière Albion avec son Baedeker à la main.
L'Anglais est un grand voyageur. Il est partout, excepté en Angleterre. Les Français, qui sont narquois, prétendent que nous voyageons beaucoup parce que notre pays manque de gaieté... et que nous allons chercher chez les autres ce que nous ne trouvons pas chez nous. C'est possible.
J'ai dit plus haut que j'avais renoncé à m'embarquer comme soutier... J'avais une idée (on a pu remarquer que j'ai quelquefois des idées, et je crois que j'aurais pu faire un romancier). Or, cette idée, qui n'avait rien de génial, devait, si elle réussissait, me conduire enfin au port où je ferais ma dernière escale.
Après avoir arrêté une chambre dans un hôtel espagnol tenu par un Bavarois, je fis emplette d'une belle valise en cuir, munie de solides serrures. Je rentrai à l'hôtel, mis mes bank-notes dans la valise, gardai celle-ci à la main, bien entendu, et me rendis dans divers magasins. J'achetai un veston gris à martingale avec plis dans le dos, une culotte bouffante, des bas de laine écossais, des souliers jaunes à larges semelles, une casquette de drap, un gilet en poil de chameau, des chemises de flanelle, et un manteau imperméable.
Mes emplettes terminées, je réintégrai ma «cuarto», me débarbouillai, et revêtis mon complet de touriste.
Au restaurant où j'allai ensuite (toujours avec ma valise), je fis la connaissance d'un pasteur anglais, qui était venu aux Canaries rendre visite à un de ses parents.
Ce révérend, qui était fort bavard, devint bientôt mon ami. Il m'apprit qu'il partait le lendemain pour Cadix. De là, il se rendrait à Madrid, pour assister à une course de taureaux; ensuite, il regagnerait l'Angleterre en traversant la France qu'il ne connaissait pas, et dont les nombreuses attractions excitaient sa curiosité.
La compagnie de ce pasteur m'était précieuse. Il ne me manquait plus que des papiers, car je ne pouvais songer à utiliser ceux que j'avais dérobés à Jim Corbett...
Je me les procurai assez facilement.
Il y avait à côté de nous, à table, un gros Anglais qui buvait portos sur portos et qui ne tarda pas à être complètement ivre. Le pasteur et moi le reconduisîmes à son hôtel, et je ne manquai pas, durant le trajet, d'explorer les poches de ce brave compatriote. J'étais maintenant «nanti» et je pouvais présenter aux agents de police et aux employés du bateau «les papiers du colonel George Flick, né à Birmingham, le 16 octobre 1880, titulaire de l'ordre de la Couronne des Indes et de la Military Cross».
La seule chose que j'eusse à craindre maintenant, c'était que cet intempérant colonel ne s'embarquât sur le même vapeur que moi, mais je me tiendrais sur mes gardes.
Par bonheur, le pasteur et moi le retrouvâmes le lendemain au même restaurant, et il nous raconta sa mésaventure. J'appris aussi qu'il resterait encore à Santa-Cruz une quinzaine de jours... Je ne risquais donc pas de le rencontrer sur le bateau.
Tout s'arrangeait au gré de mes désirs et je me sentais plus tranquille.
J'employai la journée qui me restait à parcourir la ville, toujours en compagnie du révérend, qui devenait passablement rasoir.
L'heure du départ arriva enfin. Je pris mes billets ainsi que ceux du pasteur (générosité qui me valut la bénédiction du brave homme) et n'eus à décliner ni mon nom ni celui de mon compagnon.
A Santa-Cruz, on est moins formaliste qu'en Angleterre. Du moment que l'on paie, on ne vous demande pas qui vous êtes, ni d'où vous venez...
Le paquebot sur lequel nous nous embarquâmes, s'appelait le Velasquez. Il était peint en bleu, un bleu cru, criard et commun qui eût fait hurler sans nul doute l'illustre parrain dont il avait pris le nom. Ses cabines étaient loin d'être confortables, mais quand on a, comme moi, habité des taudis infects, on ne se montre guère difficile.
Cependant, à peine à bord, je compris qu'il me serait impossible de me promener continuellement avec ma valise à la main. Je ne pouvais pourtant pas la laisser dans ma cabine. Je pris dont le parti de simuler un malaise, et pendant les trois jours que dura la traversée, je demeurai couché. Le pasteur venait me voir, et le steward m'apportait mes repas.
Nous atteignîmes enfin Cadix. Là, le révérend et moi nous nous séparâmes, et je pris aussitôt le train pour Algésiras. Je m'étais renseigné. Mon but était de gagner Gibraltar, et de prendre là le P. E. A. N. O., c'est-à-dire le Péninsulaire Oriental qui devait, en quarante-huit heures, me déposer à Marseille.
Il y a, à Cadix, un petit chemin de fer que l'on appelle la «Tortuga» et qui vous conduit quelquefois à Algésiras... Je dis quelquefois, car il arrive que le train s'arrête en route. Sa machine est très vieille et s'essouffle facilement. Elle a besoin de continuelles réparations, que l'on exécute souvent durant le trajet. Les voyageurs sont alors obligés de descendre, et de camper dans la plaine, en attendant que la «Tortuga» puisse repartir. J'eus la chance de ne pas m'arrêter en route et j'arrivai assez rapidement à Algésiras, ville de douze mille habitants, devant laquelle, en 1801, l'amiral Linois vainquit la flotte anglaise. Une baie sépare Algésiras de Gibraltar, et on la traverse en une demi-heure environ, à bord d'une vedette.
A Gibraltar, je me retrouvais chez moi, c'est-à-dire en Angleterre, et mon orgueil national qui venait d'être un peu humilié à Algésiras s'enflamma de nouveau devant le colossal rocher que nous avons transformé en forteresse, et qui commande l'entrée de la mer méditerranéenne.
Pourquoi faut-il, hélas! que lorsque je me retrouve en territoire anglais, il m'arrive toujours quelque mésaventure?
A Gibraltar, les difficultés commencèrent.
D'abord, on nous demanda nos papiers, puis les douaniers visitèrent nos valises. J'eus beau affirmer que la mienne ne contenait rien qui fût liable to duty, on me força à l'ouvrir, et l'on s'imagine sans peine la stupéfaction du douanier quand il vit mon matelas de bank-notes. Il appela son chef qui ne fut pas moins étonné que lui, puis me posa quelques questions auxquelles je répondis avec mon aplomb habituel:
—Cet argent est destiné au gouvernement anglais... Je suis le colonel George Flick, attaché d'ambassade...
Les douaniers s'inclinèrent et me firent même des excuses, mais ce petit incident m'avait mis, comme on dit, la puce à l'oreille.
Si je m'embarquais à bord du Péninsulaire Oriental, on me forcerait sans doute à ouvrir encore ma valise...
J'avoue que je me trouvais bien embarrassé. Comme le Péninsulaire ne passait que le lendemain à quatre heures de l'après-midi, j'avais tout le temps de réfléchir. Je songeai à déposer une partie de ma fortune dans une banque de Gibraltar, et à conserver sur moi l'autre moitié, mais cette solution ne me satisfaisait point.
Après m'être longtemps torturé l'esprit, je résolus de retourner à Cadix, et de prendre le train pour Madrid.
Là, je m'embarquerais dans le Sud-Express et filerais sur Saint-Sébastien... Après... dame!... après, je verrais...
XXII
OU TOUT COMMENCE A S'ARRANGER
Cependant, mon arrivée à Gibraltar avait déjà été signalée. Les douaniers avaient jasé, et le chef de police me faisait surveiller.
Partout où j'allais, ma valise à la main, je voyais, derrière moi, un grand escogriffe, chaussé de sandales à semelles de paille. Je résolus de le semer, et y parvins assez facilement, puis je me réfugiai dans un café où se trouvaient réunis une dizaine de soldats anglais. J'y demeurai jusqu'à la nuit tombante, et réussis à m'embarquer dans la dernière vedette qui fait le service entre Gibraltar et Algésiras.
A onze heures du soir, j'étais de nouveau à Cadix... Je pris une chambre dans un quartier populeux et, le lendemain, dès le lever du soleil, je sortais, ma valise à la main.
Cadix est, ma foi, une fort jolie ville. Ses maisons badigeonnées de nuances claires sont plaisantes à voir, et je me suis laissé dire que ses habitants sont réputés pour leur amour du plaisir, leur vivacité, leur talent de repartie et aussi leur élégance... Le port est en relations d'affaires avec le monde entier et expédie surtout en Angleterre de nombreux minerais.
Cette ville m'a beaucoup plu, et il est possible que j'y revienne un jour, avec Edith...
Pauvre Edith! qu'était-elle devenue?
Les quelques livres que je lui avais données lors de son départ devaient tirer à leur fin!...
Brusquement, de sombres pensées m'envahirent... Le passé d'Edith défila devant mes yeux. Je la revis rôdant dans le Strand, surveillée par Manzana... arpentant le trottoir comme ces «street-walkers» qui m'ont toujours fait horreur... et je me demandai si vraiment je devais aller la retrouver à Paris... Mais, bientôt, j'étais pris de pitié pour elle, au souvenir de ses malheurs et je la plaignais.
N'était-ce pas moi qui l'avais précipitée dans l'abîme?...
Nous étions deux malheureux que la fatalité avait poursuivis... Si Edith avait de lourdes fautes sur la conscience, avais-je le droit, moi, le numéro trente-trois de Reading Gaol, de lui adresser des reproches? Elle avait souffert, moi aussi... Le mieux était de tout oublier, car un homme comme moi doit être indulgent envers les autres... Quand on s'appelle Edgar Pipe, on ne peut guère s'instituer redresseur de torts.
Il est vrai que dans la vie ce sont généralement les gens les plus tarés qui posent à la vertu, mais moi, je déteste les faux bonshommes... Ne serait-ce pas ignoble de repousser aujourd'hui, parce que je suis riche, une pauvre fille qui a eu pour moi de l'amour, et qui en a encore—plus qu'avant peut-être, car elle a pu apprécier mon cœur.
D'ailleurs, je lui avais promis de ne pas l'abandonner, et je n'ai qu'une parole...
Tout en roulant ces bonnes pensées dans ma tête, j'étais arrivé à la gare. Je voulus m'informer de l'heure des trains, mais ne sachant pas un mot d'espagnol, je dus recourir à un interprète, un Allemand, qui prononçait l'anglais comme un juif de Russel street.
Il m'apprit qu'il y avait un train pour Madrid à huit heures quinze du soir... mais que l'on n'y acceptait que des voyageurs de première classe.
J'aimais mieux cela, au moins je pourrais me reposer dans un wagon bien capitonné... Je devenais difficile depuis que j'avais de la fortune... Ce luxe que j'avais toujours envié, j'allais donc enfin pouvoir me le payer!...
Ah! brave Richard Stone, quelle reconnaissance je vous devais, et comme je regrettais de vous avoir si odieusement trompé!
C'est vraiment une chose dégoûtante que ce que nous appelons en Angleterre le struggle for life. Comme cette maudite question d'argent rend parfois les hommes cruels et féroces... pas tous, cependant, car j'étais bien sûr que le pauvre Zanzibar, qui n'était qu'un nègre, eût été incapable d'une lâcheté.
Je pourrais vous raconter comment j'allai de Cadix à Madrid et de Madrid à Saint-Sébastien, mais j'écris des mémoires et non un roman de voyages.
Mon récit ne reprend d'ailleurs quelque intérêt qu'à Saint-Sébastien. J'étais là, tout près de la France, il ne s'agissait plus que de passer la frontière sans attirer l'attention des douaniers. Je résolus de me reposer quelques jours, avant de me remettre en route. J'avais besoin de réfléchir longuement, car j'arrivais à ma dernière escale, et il eût été stupide de tout compromettre par une imprudence au moment de toucher au port.
J'avais décidé, je crois l'avoir dit, de me fixer momentanément à Paris.
A Paris! quelle audace! diront certains lecteurs... Non, je savais ce que je faisais, on le verra plus loin... Avec moi, on va toujours de surprises en surprises.
Une fois à Paris, je déposerais petit à petit ma fortune dans plusieurs banques, mais il me fallait pour cela me procurer un état civil. Les papiers du colonel Flick ne pouvaient me servir, d'abord parce que le colonel pouvait un jour apprendre que j'usurpais son nom, ensuite, parce que ce nom qui est très bien porté en Angleterre, sonne très mal en France... J'arriverais bien, avec de l'argent (que n'a-t-on pas quand on y met le prix?) à faire établir toutes les pièces d'identité qui m'étaient nécessaires. Je sais que l'on peut très bien vivre dans une ville sans avoir à produire à chaque instant son acte de naissance ou son casier judiciaire, mais il faut toujours être muni de papiers... D'ailleurs, pour effectuer mes dépôts en banque, des pièces d'identité me seraient nécessaires.
J'avais pris une chambre sur la Concha, dans un splendide hôtel dont les fenêtres donnaient sur la mer. C'était la saison à Saint-Sébastien. Le roi et la reine venaient d'arriver, et toute l'aristocratie espagnole les avait suivis... Je profitai de mon séjour dans cette ville pour monter ma garde-robe. Je me fis faire plusieurs complets, un smoking, des chaussures, et redevins tout à fait un gentleman. Cependant, avec ma valise en cuir jaune que je traînais toujours avec moi, je finissais par me faire remarquer. On me prenait pour un marchand de diamants, et un jour, un client de l'hôtel me demanda si je n'avais pas quelques perles à vendre... Une autre fois, une vieille dame offrit de me céder des rubis, et un garçon d'hôtel me pria de lui expertiser une bague ornée de pierres fines qu'un voyageur lui avait laissée en gage. C'était à devenir fou.
Ce qui m'ennuyait aussi, c'était de voir les autres s'amuser et de ne pouvoir les imiter. Avec cette valise que je n'osais pas abandonner cinq minutes, je ne pouvais aller ni au casino, ni au théâtre, ni au dancing. Je trouvai, cependant, le moyen de m'en débarrasser, et voici comment... J'achetai deux grosses serviettes de maroquin, dans lesquelles je serrai mes précieuses bank-notes, et me rendis à la Banco de España. Là, je louai un coffre dont on me donna le clef, et je pus, dès lors, jouir un peu de la vie.
Je me fis inscrire au casino, taillai un petit bac, et gagnai cinquante mille pesetas. Le lendemain j'en gagnai soixante mille, et le surlendemain quatre-vingt mille... Cette veine insolente me rendit un moment suspect, et les inspecteurs ne me quittèrent plus des yeux... Je finis par perdre fort heureusement, et, dès lors, les joueurs me rendirent leur estime... Je perdis même assez gros, mais je sus m'arrêter à temps.
Tous les jours, j'allais à la banque, ouvrais mon coffre, m'y enfouissais à demi, et comptais mes bank-notes.
J'avais fait la connaissance au cercle d'un jeune Américain, nommé James Bruce, qui jouait un jeu d'enfer. J'avais beau lui conseiller de se modérer, il ne m'écoutait pas, et comme la guigne le poursuivait, il finit par se ruiner. Ce qui devait arriver arriva... Un soir qu'il avait joué sur parole, il perdit cent mille pesetas.
—C'est la fin, me dit-il.
—Comment cela? demandai-je.
—Oui, je suis arrivé au bout de mon rouleau... J'ai tenu un coup sur parole... Je n'ai plus qu'à me brûler la cervelle.
—Vous êtes fou, lui dis-je... Est-ce qu'on se brûle la cervelle pour cent mille pesetas... Venez me voir demain à mon hôtel, je vous prêterai cette somme.
—Merci, me dit-il...
Nous nous quittâmes.
Le lendemain, à mon réveil, le valet de chambre m'apportait une lettre. Je déchirai l'enveloppe et lus:
«Mon cher monsieur Flick,
«Hier soir vous avez bien voulu m'offrir cent mille pesetas. J'avais accepté, mais depuis, j'ai réfléchi... Ces cent mille pesetas, je les perdrai sûrement, car la déveine me poursuit. Je suis ruiné, et ne me relèverai jamais... Il ne me reste qu'à me brûler la cervelle, et c'est ce que je vais faire... Adieu!...
«Votre reconnaissant quand même,
«James Bruce.»
Je me levai, m'habillai à la hâte, et courus Calle del Retiro où habitait le malheureux. Je trouvai son domestique éploré, Bruce s'était tué. Pauvre garçon! Comme j'avais été son dernier ami, je m'occupai de le faire enterrer et payai tous les frais. Nous fûmes trois à suivre le convoi: son valet de chambre, sa logeuse et moi, car l'enterrement avait lieu à neuf heures du matin, et les joueurs, en général, se lèvent fort tard. Pendant qu'un corbillard traîné par deux chevaux maigres le transportait à sa dernière demeure, sous une pluie battante, ceux qu'il avait enrichis (car Bruce avait laissé plus de quatre millions de pesetas sur le tapis) dormaient tranquillement dans une chambre bien chaude.
Sur les instances de la logeuse, une brave femme que ce suicide avait affolée, je consentis à examiner les papiers laissés par Bruce. Il n'avait pour toute famille qu'un vieil oncle éloigné qui habitait Baltimore, et avec lequel, d'après ce qu'il m'avait confié, il n'entretenait plus de relations. Je jugeai inutile de prévenir le vieux Yankee...
Bruce n'avait pas d'héritiers. Il était donc assez naturel que je gardasse tout ce qu'il possédait: une montre marquée à ses initiales, deux bagues et divers papiers d'identité.
Je réglai la logeuse, ainsi que le valet de chambre, et regagnai mon hôtel. Si j'ai été guéri de la passion du jeu, c'est à ce pauvre ami que je le dois... Depuis cet affreux drame, je n'ai jamais touché une carte.
Après avoir longtemps réfléchi, je finis, non sans répugnance, par prendre une résolution qui s'imposait: me substituer au disparu... Une fois que je serais à Paris, je me ferais appeler James Bruce... Le signalement de ce joueur malheureux correspondait assez exactement au mien: même figure rasée, même taille, même corpulence, même couleur d'yeux et de cheveux... Si l'on me demandait des papiers lorsque j'effectuerais mon dépôt en banque, je pourrais au moins en fournir. J'eusse préféré user d'un autre moyen, mais en attendant que je changeasse encore «d'identité», j'adopterais le nom de Bruce.
Cette importante question réglée, il me fallait gagner la France. J'avais pour cela deux raisons que l'on connaîtra bientôt.
Depuis que je pouvais montrer des papiers, j'avais repris confiance, mais ce que je pouvais montrer plus difficilement, c'étaient mes bank-notes.
Les déposer dans une banque espagnole, il n'y fallait pas songer. D'autre part, les emporter dans ma valise, c'était bien compromettant. Il est vrai que j'étais maintenant sujet américain, et que les Américains passent à tort ou à raison pour des originaux, mais vraiment, c'était pousser l'originalité un peu loin que de voyager avec cent cinquante mille livres dans une valise!
A Hendaye, on visite les bagages, et les douaniers qui ouvriraient ma valise ne manqueraient pas de prévenir le commissaire spécial de service à la gare. Ces douaniers ont beau voir beaucoup de choses, dont ils ne s'étonnent pas, ils éprouveraient certainement quelque surprise en découvrant mon trésor... Un homme qui voyage sans le sou est toujours suspect, mais celui qui a trop d'argent sur lui ne l'est pas moins.
Je pris le parti de bourrer mes poches de bank-notes et d'en loger la plus grande partie dans la doublure de mon pardessus. J'allai donc chercher mes serviettes à la Banco de España, et de retour à l'hôtel, après avoir eu soin de boucher avec une cigarette le trou de la serrure, je procédai à mon «matelassage». Ce travail accompli, je me regardai dans l'armoire à glace, en tenant mon pardessus sous le bras, et certain que je pouvais circuler dans les rues sans me faire remarquer, je réglai ma note d'hôtel, hélai un cocher, et me fis conduire à la gare... Ce jour-là, c'était course de taureaux à Saint-Sébastien, et ma voiture se fraya difficilement un chemin à travers la foule qui se dirigeait vers la plazza. Enfin, j'arrivai à la station de chemin de fer... Un quart d'heure après, j'étais confortablement installé dans un wagon de première, et bientôt, je filais vers la France.
Il y avait dans mon compartiment deux messieurs qui m'avaient l'air d'affreux rastas et une dame très maquillée. Me rappelant la petite aventure qui m'était arrivée avec Manzana dans le train du Havre, je me gardai bien d'engager la conversation avec ces voyageurs. Dès que nous eûmes dépassé la frontière, les deux messieurs s'endormirent, et la dame se mit à lire un roman français... A Bayonne, ils descendirent, et je demeurai seul jusqu'à Bordeaux. Là montèrent trois gentlemen, qui, durant tout le trajet, ne parlèrent que des Balkans et de la question d'Orient. L'un d'eux, ainsi que je l'appris en écoutant leur conversation, était un ministre français, un petit barbu à binocle, dont j'ai oublié le nom. Les deux autres devaient être des députés. Avec de tels compagnons, je me sentais en sûreté. Je ne dormis point cependant, et quand on annonça le premier service du restaurant, je demeurai dans mon wagon.
Dieu! que le voyage me parut long. Il me semblait que jamais je n'atteindrais Paris... Enfin, le train s'arrêta. Nous étions à la gare d'Orsay.
J'arrêtai une chambre au Terminus et me fis servir à dîner, après avoir remis dans mes deux serviettes de maroquin mes précieuses bank-notes.
Paris comptait un millionnaire de plus!
Le lendemain, je pris un taxi, me fis conduire dans quatre banques, où j'effectuai le dépôt de ma fortune, et à midi j'étais enfin tranquille. J'avais gardé sur moi une centaine de livres.
Pour la première fois, depuis longtemps, je commençai à respirer. Je fis une promenade à pied, aux Champs-Elysées, déjeunai dans un grand restaurant, et me dirigeai ensuite vers Montmartre.
On se rappelle que j'avais recommandé à Edith de s'installer dans notre ancien quartier. J'espérais que peut-être le hasard me la ferait rencontrer, mais j'eus beau parcourir toutes les rues de la Butte, je ne l'aperçus point... Etait-elle à Paris?... Bien qu'elle m'eût promis de s'y rendre, ne s'était-elle pas ravisée à Southampton, au moment de s'embarquer?
Mais non, cela était impossible.
Il y avait trop de sincérité, trop d'amour dans son regard, lorsque nous nous étions séparés. D'ailleurs, ne désirait-elle pas échapper à ce Bill Sharper et à cet horrible Manzana qui la terrorisaient?
Je résolus donc de m'établir momentanément à Montmartre. C'est un quartier que j'ai toujours aimé. On y rencontre des artistes, des littérateurs et de jolies femmes... et l'on n'y voit point de ces bourgeois stupides qui s'offusquent de tout et se calfeutrent dans leurs appartements à partir de neuf heures du soir. Montmartre est le quartier de la joie, de l'esprit... et on y travaille aussi, quoi qu'en disent certains grincheux qui ont peiné toute leur vie pour n'arriver à rien.
XXIII
LA PETITE OUVRIÈRE QUI TROTTE SOUS LA PLUIE
Je m'installai rue de Maistre, dans une chambre meublée des plus modestes. De ma fenêtre, j'apercevais le cimetière Montmartre qui est, sans contredit, l'un des plus gais de Paris, avec ses arbres où chantent des milliers d'oiseaux, et ses jolies allées bordées de géraniums et de fusains... C'est aussi un cimetière «artistique» (si je puis m'exprimer ainsi). Là dorment J.-J. Henner, Paul Delaroche, Horace Vernet, A. de Neuville, Ary Scheffer, Berlioz, Henri Heine, Stendhal, Alfred de Vigny, les frères Goncourt et Emile Zola. Ces illustres défunts n'y sont pas enfermés entre deux murailles grises comme à Westminster... Ils ont au-dessus d'eux le grand ciel bleu, l'immensité.
Ceux qui trouvent que la vue d'un cimetière a quelque chose de triste sont, à mon avis, des gens primitifs qui ne comprennent rien, dont l'esprit obtus est incapable de penser... et de se souvenir.
Chaque jour, je faisais une longue promenade dans les rues qui montent vers le Sacré-Cœur, espérant enfin rencontrer Edith... Mais les jours succédaient aux jours, et je commençais à croire que, décidément, ma maîtresse n'avait pu se résoudre à quitter l'Angleterre. Ainsi, elle m'avait trompé, l'astucieuse créature! Ses pleurs, ses serments, tout cela c'était du «chiqué», comme on dit en France, et je rageais d'avoir, dans toute cette affaire, joué le rôle de M. Jobard.
Je finis cependant par me rassurer un peu. J'avais promis à ma maîtresse de lui écrire poste restante, mais la date que je lui avais fixée était bien vague... et bien lointaine encore... Tant que les délais ne seraient pas expirés, je n'avais pas le droit de maudire Edith...
Je lisais beaucoup les journaux anglais, non point pour y savourer l'éloquence mielleuse de M. Lloyd George, mais pour me tenir au courant des petits drames que nous appelons chez nous Diary misdeeds.
Or, un matin, en ouvrant la Morning Post, un titre en caractères gras attira soudain mon attention:
THE WHITE-TRACT
Et je lus:
«Notre grand détective Allan Dickson, qui, depuis quelques années, a remplacé le pauvre Herlokolms actuellement interné à Bedlam, vient de mettre la main sur deux ignobles trafiquants nommés Bill Sharper et Manzana. Cernés dans un bar de Pennsylvania, ces bandits ont opposé une résistance désespérée. Conduits au poste de police et interrogés par le Chief-Inspector, ils ont fini par entrer dans la voie des aveux et par reconnaître que, depuis plusieurs mois, ils se livraient à la «traite des blanches». Ce ne serait point, paraît-il, le seul méfait qu'on aurait à leur reprocher, car Allan Dickson a relevé contre eux des charges accablantes: attaques nocturnes, vol avec effraction, tentative d'assassinat... Il est probable qu'avant peu ces dangereux malfaiteurs seront pour longtemps logés à Reading. Allan Dickson, que nous avons vu ce matin, est persuadé que l'instruction de cette affaire durera plusieurs semaines, et qu'elle amènera la découverte d'un grand nombre de méfaits dont les auteurs avaient jusqu'à présent échappé à la justice.»
Tout s'arrangeait au gré de mes désirs. Je n'avais plus à craindre ni Bill Sharper, ni Manzana... Il est vrai que ce dernier n'était pas bien dangereux, puisque je ne risquais point—et pour cause—de le rencontrer à Paris, mais Bill Sharper, qui venait souvent en France pour y chercher des «cailles», aurait pu, un jour ou l'autre, se trouver en face de moi, et j'avais de sérieuses raisons pour l'éviter... du moins pour le moment.
De ces deux ennemis, celui que je haïssais le plus, c'était certainement Manzana, car cet homme m'avait trop fait souffrir. Sa vilaine figure jaune, ses yeux fourbes, son affreuse voix cuivrée, et jusqu'à sa façon de prononcer monsieur Pipe (au lieu de Païpe), tout en lui m'était odieux... Et puis... et puis... il y avait une chose qui me le rendait plus odieux encore: la façon dont il avait abusé d'Edith...
Ah! décidément, Allan Dickson venait de me rendre encore un fier service... Je dis encore, car si aujourd'hui j'étais riche, c'était grâce à lui... La carte qu'il m'avait remise à la gare de Waterloo avait été le talisman qui avait opéré sur le pauvre Richard Stone un si merveilleux effet... Si je devais à Allan Dickson trois ans de «hard labour», je lui devais aussi une fortune de cent cinquante mille livres... et j'estimais que la compensation était largement suffisante... «On n'a rien sans peine», dit un proverbe français dont j'ai pu, mieux que tout autre, vérifier la justesse.
Les jours passaient et je n'avais guère, jusqu'à présent, joui de mon énorme fortune. Je vivais modestement dans ma chambre de la rue de Maistre... Sur mon palier habitait un peintre du nom de Gerbier, un grand garçon sympathique et doux, que je voyais assez souvent, et que j'aidais parfois de ma bourse, car, comme tous les artistes qui se consacrent uniquement à l'Art, il était très pauvre. Plutôt que de faire du commerce et de vendre à l'Amérique des faux Corot et des faux Carrière, il préférait manger du pain sec et boire de l'eau. Il n'y a qu'en France que l'on voit de ces héroïsmes!... Gerbier n'était pas seulement un peintre de talent, c'était aussi un remarquable violoniste, et il ne refusait point, quand je l'en priais, de me jouer les sonates de Bach, les danses de Brahms ou les concertos de Wieniawski. Comme il se plaignait toujours d'avoir un mauvais violon, un jour, pour lui faire une surprise, je lui payai un Bergonzi qu'un luthier de la rue de Rome avait garanti excellent... Il l'était, en effet—trop peut-être—car à partir du jour où il eut cet instrument entre les mains, Gerbier laissa ses couleurs sécher sur sa palette... Je fus obligé, pour qu'il se remît au travail, de «confisquer» le violon. Je ne lui permettais plus de jouer qu'une heure le matin et deux heures le soir.
Jusqu'à présent, cet artiste était mon seul ami. Je lui dois beaucoup, car il m'a appris à aimer et aussi à apprécier des artistes tels que Cézanne, Renoir, Degas, Toulouse-Lautrec et Matisse...
Gerbier, je dois le reconnaître, n'abusa point de ma générosité. D'autres à sa place se fussent cramponnés à moi et m'eussent saigné à blanc, mais lui se montra très digne, et j'eus toujours beaucoup de peine à lui faire accepter quelque argent. Si ces lignes lui tombent sous les yeux, il ne sera peut-être pas très flatté d'avoir eu pour ami un cambrioleur, mais Gerbier a l'esprit large, et il... comprendra. L'homme n'est rien, c'est le geste qui est tout.
D'ailleurs, le cambrioleur qui oblige ses semblables est, à mon avis, plus estimable que le riche qui ne dénoue jamais les cordons de sa bourse...
Mon existence à Montmartre était celle d'un petit rentier, et les gens qui me voyaient passer ne se doutaient certes point que j'étais un millionnaire. Il est vrai que rien ne distingue le millionnaire des autres hommes.
Un jour que dans la rue Tholozé j'avais été surpris par la pluie, et me hâtais vers un café tout proche, j'aperçus devant moi une femme simplement mise, mais joliment bien tournée, ma foi. Elle portait une de ces enveloppes en serge noire que les Parisiennes appellent «une toilette»—je n'ai jamais pu savoir pourquoi—et cette toilette qui devait être pleine d'étoffes ou de lingerie paraissait fort lourde, car à chaque instant la femme la faisait passer d'un bras à l'autre. L'eau ruisselait sur la pauvre petite robe de l'ouvrière et dégouttait de son modeste chapeau dont les bords s'étaient à demi rabattus. Galamment, je m'avançai, avec mon parapluie (un bon Anglais, quand le temps n'est pas sûr, a toujours la précaution de prendre son parapluie et de relever le bas de son pantalon).
—Mademoiselle, dis-je d'une petite voix flûtée, voulez-vous me permettre de vous abriter?
—Vous êtes bien aimable, monsieur... je vous remercie beaucoup...
Et, en disant ces mots, la femme tournait vers moi son visage rose.
—Edith!... ma chère Edith!
—Edgar!... quoi... c'est vous!... Ah! quelle surprise!
—Ma petite Edith!...
Et, prenant sa «toilette», je la passai à mon bras...
La pluie redoublait, une pluie droite, maussade, qui claquait sur le pavé. On se serait cru à Londres.
—Entrons ici, dis-je en désignant un petit café de la rue des Abbesses où j'allais quelquefois prendre mon apéritif.
Quand nous pénétrâmes dans cet établissement, j'entendis le garçon qui disait à un consommateur: «Tiens, v'là l'Anglais de la rue de Maistre qui a fait un «levage»... pas mal, la petite poule!»
Nous nous assîmes, et je commandai deux grogs.
Edith et moi, nous étions si émus que nous ne trouvions rien à nous dire. Nous avions l'air aussi bête que deux jeunes amoureux à leur premier rendez-vous... Edith me regardait, j'avais pris sa petite main dans les miennes et la caressais doucement...
—Vous voyez, dis-je enfin... je suis venu...
—Je le savais bien, Edgar, que vous viendriez... Vous n'êtes pas allé en Amérique?
—Non...
—Et vous avez bien fait... Vous êtes tranquille,
—Tranquille?
—Oui... vous... ne craignez plus...
—Je ne crains plus rien, Edith...
—Quel bonheur!... Alors, nous allons pouvoir vivre heureux... En attendant que vous trouviez un emploi, je travaillerai... nous ne manquerons de rien...
Je serrai plus fort la petite main... Bonne et chère Edith! Elle offrait de travailler... pour me nourrir... Quel dévouement! C'est à ces choses-là que l'on juge vraiment les femmes...
J'aurais pu la rassurer, lui avouer tout de suite que «j'avais fait fortune», mais je préférais la laisser causer. Il m'était agréable de l'étudier un peu. La femme que je retrouvais était si différente de l'autre, de celle qui était partie un jour en emportant mes deux mille francs, que je ne la reconnaissais plus. Autrefois, Edith ne rêvait que luxe et toilettes, c'était une gentille maîtresse, très aimante à certains moments, mais avant tout préoccupée de son teint, de ses ongles et de ses cheveux... L'Edith de Londres était une poupée de luxe, celle que je retrouvais était vraiment une femme, et une femme admirable, embellie, purifiée grâce aux leçons de cette déesse si cruelle que l'on nomme l'Adversité... Au lieu de faire commerce de son corps, comme tant d'autres malheureuses, elle s'était mise à travailler... Ses jolis petits doigts étaient noirs de piqûres d'aiguilles, et sa pâleur, ses yeux rougis par les veilles, disaient le dur labeur auquel elle s'était astreinte...
Pauvre Edith!...
—Alors, lui dis-je, vous rentrez chez vous?
—Non, répondit-elle... quand vous m'avez rencontrée j'allais reporter mon ouvrage...
—Vous avez dû bien souffrir depuis que nous ne nous sommes vus...
—Oui... Edgar... les premiers temps ont été durs... et je vous avoue que j'ai été bien près de céder au découragement, mais Dieu m'a protégée... J'ai eu la chance de rencontrer une brave dame, qui m'a recommandée à un entrepreneur de confections, et on m'a donné tout de suite de l'ouvrage... Oh! cela n'a pas marché tout seul, les premiers jours... J'avais perdu l'habitude de coudre... Songez donc que je n'avais pas touché une aiguille depuis ma sortie de pension!... Je n'allais pas vite au début, mais maintenant je suis devenue assez habile... et gagne bien ma vie...
—Ah!... et qu'est-ce que cela vous rapporte, la couture?
—Cela dépend... il y a des travaux qui sont assez ingrats, mais d'autres qui sont meilleurs... Quand j'ai des blouses à faire, par exemple, comme celles que je reporte aujourd'hui, je puis me faire soixante francs par semaine...
Soixante francs par semaine et elle trouvait, la malheureuse, qu'elle gagnait bien sa vie!
—J'espère, reprit-elle, que l'on va avant peu me donner un travail plus soigné, alors, cela ira mieux encore... Mais je suis là qui parle de moi, et j'oublie de vous demander ce que vous avez fait depuis notre séparation... Et votre diamant?
—N'en parlons pas, Edith, il m'a causé trop d'ennuis...
—Alors, c'était sérieux... vous aviez un diamant? un vrai?...
—Oui... un vrai... Pour le moment, sachez, my darling, que je suis riche... riche à millions...
Edith me regardait, un peu inquiète, se demandant si le malheur ne m'avait pas troublé la raison...
—Oui... riche à millions, repris-je, et l'ouvrage que vous reportez maintenant à votre confectionneur sera le dernier... Bientôt, nous reprendrons la grande vie... Au lieu de végéter dans une chambre garnie, nous aurons notre hôtel, à nous, des domestiques, une auto... Vous serez une lady, Edith, car avant peu, vous deviendrez ma femme... Vous voulez bien, n'est-ce pas?
—Oh! Edgar... pouvez-vous le demander?... Mais tout cela est trop beau, et j'ai peur...
—Peur de quoi, Edith?
—Je ne sais... c'est ridicule ce que je dis là, mais...
—Rassurez-vous, Edith... Allons, venez... Nous allons prendre un taxi... Il faut que vous reportiez votre ouvrage... Plus tard, je vous expliquerai tout...
XXIV
RÉDEMPTION
La pluie avait cessé. Un joli soleil de printemps dorait la façade des maisons. L'air était doux, une brise molle courait par les rues. Je hélai un taxi, et après y avoir fait monter Edith, jetai au chauffeur l'adresse qu'elle m'avait donnée...
—Mais vous êtes toute trempée, remarquai-je... Vous allez prendre froid... Il faut rentrer chez vous pour vous changer.
Edith sourit tristement.
—Ce serait difficile, dit-elle... car je n'ai qu'une robe... celle que j'ai sur le dos... Mais ne craignez rien, je suis habituée à la pluie... Ce n'est pas la première fois que je reçois une averse... Je crois que décidément il pleut autant à Paris qu'à Londres... seulement (je ne sais si c'est une idée) la pluie de Paris me semble plus gaie que celle de Londres.
Nous arrivions au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, et le taxi allait s'engager dans le faubourg Montmartre, quand Edith me saisit vivement le bras, en disant:
—Oh! non... non... ne passons pas par là...
—Et pourquoi?
—Je vous le dirai tout à l'heure.
Je donnai l'ordre au chauffeur de prendre la rue Bourdaloue et la rue Laffitte...
—Figurez-vous, me dit Edith, au bout d'un instant, que l'autre jour... dans le faubourg Montmartre, devant un petit bar... j'ai aperçu Bill Sharper... Oui, Edgar... je l'ai vu comme je vous vois... et l'ai bien reconnu... Lui aussi m'a reconnue, car il m'a suivie aussitôt, mais je m'étais approchée d'un agent, et il n'a pas osé m'aborder... Il demeurait planté au bord du trottoir et attendait le moment où je me remettrais en route... J'ai profité d'un encombrement pour m'esquiver et me suis mise à courir comme une folle... Oh! cet homme!... si j'allais le rencontrer encore!
—Tranquillisez-vous, ma petite Edith, vous ne le reverrez plus...
—Est-ce possible?
—Puisque je vous le dis... Bill Sharper est en ce moment entre les mains de la justice...
—Oh! si vous pouviez dire vrai!
—C'est certain... Manzana aussi a été arrêté...
—Comment, ils étaient donc tous les deux à Paris?
—Non... on les a arrêtés à Londres... dans un établissement de Pennsylvania Street... C'est Allan Dickson qui les a capturés.
—Allan Dickson!... ce maudit détective qui avait l'air de tant s'intéresser à nous et qui, cependant, est cause de tous nos malheurs... Oh! ne me parlez jamais de cet individu-là, Edgar...
—Allan Dickson a fait son devoir, Edith.
Il y eut un silence.
Ma maîtresse me regarda un instant, puis, me pressant tendrement la main.
—Ne pensons plus à cela, dit-elle... Ne sommes-nous pas heureux, maintenant?
—Oui, Edith, nous sommes heureux... et vous avez raison, il faut oublier le passé... Figurons-nous que nous avons fait un mauvais rêve.
Nous étions devant la maison où ma maîtresse allait reporter ses blouses.
—Renvoyez votre taxi, dit-elle, car je vais peut-être en avoir pour un certain temps... Il m'arrive quelquefois de poser une heure avant de pouvoir remettre mon ouvrage... ensuite, il faut que je fasse établir mon bon pour passer à la caisse, et ces messieurs ne sont jamais pressés.
—Inutile de passer à la caisse, Edith... Laissez-leur les quelques francs que vous devez toucher... Nous n'avons plus besoin de cela maintenant.
—Non, Edgar... j'ai travaillé, j'entends être payée. Pourquoi laisser mon argent à ces gens-là?... Et puis, j'y tiens à cet argent... c'est le dernier que j'aurai gagné de mes mains, je veux le conserver... J'ai idée qu'il me portera bonheur...
—C'est bien... je vous attends.
—Renvoyez votre taxi.
Je me contentai de sourire... Est-ce qu'un millionnaire regarde à quelques misérables francs?
Edith pénétra dans la maison, s'engagea dans un long couloir... et je suivis un instant sa gracieuse silhouette... Quand je l'eus perdue de vue, je me calai dans la voiture, les pieds sur le strapontin, allumai un cigare et me pris à réfléchir.
Tout jusqu'à présent semblait me favoriser... J'étais riche, j'avais retrouvé ma maîtresse... que pouvais-je désirer de plus? Mais une ombre passa subitement sur mon bonheur... Je venais de sentir sous ma main le diamant maudit qui avait bouleversé ma vie...
Trois ans et demi s'étaient écoulés depuis la nuit où je l'avais enlevé de sa vitrine... Trois ans et demi!... Aucun journal n'avait, comme je l'ai dit, parlé de ce vol qui était pourtant d'importance... L'administration du musée du Louvre avait dû, cependant, avertir la police... des agents s'étaient évidemment livrés à une enquête qui n'avait pas abouti et l'affaire devait être aujourd'hui classée.
Néanmoins, on pouvait la rouvrir, cette enquête, d'un moment à l'autre, et cela pendant six ans et demi encore... puisqu'en France les vols de ce genre (vols avec effraction) se prescrivent par dix ans. Si Manzana, au cours de l'interrogatoire qu'on lui ferait subir allait parler de cette affaire? Bah! que dirait-il? Qu'un nommé Edgar Pipe avait dérobé le Régent... Mais où trouver Edgar Pipe? Il n'existait plus...
Tout cela ne laissait pas de m'inquiéter, bien que je m'efforçasse de trouver des raisons propres à me rassurer. Soudain, une idée me vint à l'esprit... une idée que j'avais eue déjà, mais que j'avais tout d'abord repoussée. Aujourd'hui, elle me paraissait moins saugrenue, et je m'y arrêtai avec complaisance, la triturai, la retournai, la mis au point, en un mot, et quand je l'eus bien envisagée sous toutes ses faces, je partis d'un bruyant éclat de rire...
J'avais trouvé...
Oui... j'avais trouvé le moyen de me débarrasser de mon diamant d'une façon assez originale, et l'on verra plus loin que le moyen était simple... très simple, même, et devait réussir... à la condition toutefois que je n'attendisse point trop longtemps...
Restait une autre question qui me semblait assez compliquée... Devais-je avouer à Edith l'origine de ma fortune? Ma maîtresse était, depuis quelque temps, devenue si honnête qu'elle pouvait prendre très mal cette révélation... Il valait mieux ne pas la mettre au courant du petit drame du Sea-Gull, drame dans lequel j'avais, somme toute, joué un rôle odieux... Et puis, en avouant, je donnais à Edith une arme contre moi. Une brouille pouvait, un jour ou l'autre, survenir entre nous, à la suite d'une de ces scènes si fréquentes dans les ménages irréguliers... et même dans les autres... Ma maîtresse, cédant à un coup de tête, pouvait me dénoncer...
Elle le regretterait ensuite, cela était certain, mais le coup serait porté... Il ne faut jamais être trop confiant avec les femmes qui sont des petits êtres charmants, mais impulsifs et auxquels la jalousie fait parfois commettre les pires sottises. Edith, il est vrai, connaissait maintenant la vie, et était renseignée sur mon passé, mais il me semblait inutile de lui apprendre cette nouvelle canaillerie... J'en avais déjà bien assez sur la conscience!... Réflexion faite, il n'y avait qu'un homme qui pût me tirer de là, c'était ce bon oncle Chaff, ce septuagénaire affectueux, sur le sort duquel Edith s'était si gentiment apitoyée, au moment où je devais partir pour la Hollande... Je dirais donc à ma maîtresse qu'après l'avoir quittée à Waterloo Station, je m'étais rendu en Hollande... Le reste était facile à imaginer—ce n'est pas l'imagination qui me manque, heureusement—et le petit roman que j'échafauderais dissiperait tous les doutes qui pourraient subsister dans l'esprit d'Edith. On peut être un cambrioleur et hériter d'un oncle généreux... S'il n'y avait que les honnêtes gens qui pussent hériter, on verrait certainement moins de millionnaires.
Ma conscience était maintenant en repos. Quand j'aurais mis à exécution le projet dont j'ai parlé tout à l'heure et qui devait me débarrasser du Régent, je serais à l'abri de tout danger.
Je consultai ma montre... Il y avait trois quarts d'heure qu'Edith m'avait quitté... Je descendis de taxi et me mis à arpenter nerveusement le trottoir... On la faisait poser, mais elle s'en doutait, la malheureuse... Enfin, elle reparut... Elle était toute rouge, et semblait très excitée...
—Qu'avez-vous donc? demandai-je...
—Oh! ne m'en parlez pas, Edgar... Ces gens-là ne sont pas seulement des malappris... ce sont...
Elle n'acheva pas.
—Voyons, expliquez-vous... qu'est-il arrivé?
—Rien, fort heureusement, mais c'est écœurant de voir des choses semblables... Non seulement M. Armand nous chicane sur l'ouvrage, et nous oblige à refaire sur place certains plis qu'il trouve mal faits, mais encore, il prend avec les ouvrières des privautés vraiment trop... comment dirai-je... je ne trouve pas le mot, Edgar... mais vous me comprenez...
—Est-ce qu'il aurait essayé?...
—Oui... mais je l'ai remis à sa place... et comme il insistait, je l'ai giflé...
—Ah! vous avez bien fait, par exemple!... Ce M. Armand n'a que ce qu'il mérite...
—Heureusement que je ne me retrouverai plus en face de lui... Je voyais bien que, depuis quelque temps, il tournait autour de moi, mais je n'avais pas l'air de m'en apercevoir... Enfin, aujourd'hui, il s'est enhardi... nous étions seuls, dans son bureau... Ah! Edgar, que les hommes sont dégoûtants!
—Pas tous, Edith...
—Non..., non, Edgar, fit Edith en souriant, pas tous... Comment voulez-vous qu'une femme seule et qui a besoin de travailler, ne succombe pas un jour ou l'autre... Tenez, justement, le voici ce goujat...
M. Armand sortait, en effet, de son magasin. C'était un petit homme obèse, au dos rond, au nez en forme de banane et à la figure eczémateuse. En nous apercevant, il hâta le pas, serrant les jambes, comme s'il s'attendait à recevoir un coup de pied quelque part. Je lui décochai deux ou trois épithètes plutôt malsonnantes, qu'il encaissa sans sourciller, puis, me tournant vers Edith:
—Nous retournons à Montmartre, n'est-ce pas?
—Oui... si vous voulez...
Nous remontâmes en taxi... Vingt minutes après, j'étais chez ma maîtresse... Elle habitait rue Girardon, une petite chambre... bien pauvrement meublée, mais d'une propreté merveilleuse... Sur la cheminée, entre deux vases bon marché, s'étalait ma photographie... une pauvre photo toute craquelée qui avait dû voyager beaucoup, elle aussi, et avoir pas mal d'aventures.
—Vous voyez, fit Edith, ce n'est pas très luxueux ici... mais j'aime cette petite chambre... J'y ai souvent pensé à vous, Edgar, et votre portrait m'a plus d'une fois redonné du courage... car c'est surtout depuis que je suis malheureuse que j'ai appris à vous aimer...
Un long baiser scella cet aveu qui... cette fois, partait du cœur.
XXV
OU J'ÉPROUVE UNE DERNIÈRE SURPRISE
Edith et moi nous habitâmes une huitaine la petite mansarde de la rue Girardon... C'était charmant... Edith était gaie comme un oiseau, et moi, je me sentais revivre. Quelquefois, quand venait la nuit, nous nous accoudions sur l'appui de la fenêtre, et regardions Paris qui, dans la brume, avec ses lumières, ressemblait à un lac immense dans lequel se refléteraient les étoiles. Autrefois, il nous avait fait horreur, ce grand et beau Paris, mais à présent, nous l'aimions, car c'était là qu'avait enfin commencé notre bonheur...
Un soir que nous venions d'ébaucher des projets d'avenir, comme Edith s'étonnait que je fusse devenu riche tout d'un coup, je lui dis, en lui prenant les mains:
—La malchance finit toujours par abandonner sa proie, Edith, et l'homme qui a beaucoup souffert trouve ici-bas sa récompense... Je ne sais si, dans l'autre monde, on nous demandera compte de nos actes, mais ce qu'il y a de certain, c'est que, sur cette terre, il y a déjà une justice...
—Edgar, me dit ma maîtresse, vous vous exprimez en ce moment comme un pasteur... et j'aime à vous entendre parler ainsi.
—Plût au ciel que j'eusse été un pasteur... au lieu d'être ce que j'ai été... un cambrioleur!
—Mais, en ce cas, Edgar, vous ne m'auriez pas connue...
—Qui sait?... Il y a des êtres qui sont nés pour se rencontrer... Je vous disais donc qu'il arrive toujours un moment où nos maux doivent prendre fin... et ce moment est arrivé... après l'affreux malheur qui m'a frappé si cruellement et m'a, pendant de longs mois, retranché du nombre des vivants... Quand je vous ai retrouvée à Londres, dans ce music-hall de Pennington, j'avais décidé de m'embarquer pour l'Amérique du Sud... Mais le hasard qui est notre grand maître—appelons-le la Providence, si vous préférez,—n'a point permis que je quittasse l'Europe... Le bateau qui devait m'emmener en Amérique, a eu subitement une avarie, et, comme je voulais fuir Londres le plus vite possible, je me suis fait engager sur le premier bâtiment venu... et savez-vous où il allait ce bâtiment?... Vous ne devineriez jamais, Edith... Il allait en Hollande... Peut-être comprenez-vous déjà...
—Oui... oui, s'écria ma maîtresse... je comprends... en Hollande, vous avez retrouvé votre oncle... et...
—Non, je ne l'ai pas retrouvé... Le pauvre homme était mort quand je suis arrivé, mais il avait laissé un testament en bonne et due forme...
—Et vous avez hérité?
—De toute sa fortune... oui, Edith.
—Alors, vous avez pu prouver que vous étiez réellement Edgar Pipe...
—Oui... j'ai pu le prouver... La vieille gouvernante de mon cher oncle, que j'ai d'ailleurs récompensée largement, a témoigné en ma faveur devant les officiers ministériels et les banquiers chez lesquels la fortune du de cujus était déposée...
—Du de cujus, dites-vous, je croyais que votre oncle s'appelait Chaff?
—Oui... Edith, il s'appelait Chaff... de cujus est un terme de droit qui sert à désigner le défunt dont on hérite... Bref, j'ai hérité... J'ai aujourd'hui une fortune qui nous permettra de mener la grande vie...
—C'est bien vrai, tout ce que vous me racontez là?... Vous pouvez tout m'avouer, Edgar, vous savez bien que je ne vous trahirai pas... Vous avez vendu votre diamant, n'est-ce pas?
Pour toute réponse, je tirai le Régent de ma poche et le montrai à ma maîtresse, en disant:
—Vous faut-il une preuve?
Edith, toute confuse, se jeta dans mes bras:
—Oh! pardonnez-moi, Edgar... Je n'aurais pas dû vous parler ainsi... Je suis folle... Mais voulez-vous me permettre de vous poser encore une question?...
—Parlez...
—Ce diamant?... Comment est-il tombé entre vos mains?...
—Je l'ai volé, Edith.
—Oh!... et vous êtes sûr qu'il est vrai?
—Regardez-le, plutôt.
Et, m'approchant de la petite lampe qui brûlait au fond de la pièce, je fis miroiter le Régent aux yeux de ma maîtresse... La pauvre alouette était éblouie, fascinée...
—Qu'il est joli! s'écria-t-elle, en se rapprochant doucement de moi.
—Je vous crois, Edith... Ce diamant est unique au monde... Songez donc, il a appartenu à la Couronne de France... Avec le Ko-I-Noor que les Anglais ont trouvé jadis, en pillant les trésors des Rajahs de Lahore, c'est un des plus beaux que l'on connaisse.
—Et vous allez le vendre?
—Y songez-vous, Edith?... Vous oubliez que je suis maintenant un honnête homme...
—C'est vrai... Alors, vous allez le rendre.
—Oui...
—C'est dommage!... Vous pourriez le faire scier... c'est facile, je crois... et vous obtiendriez ainsi quatre ou cinq éclats que l'on pourrait monter en boucles d'oreilles, en bagues et en pendentifs.
—Et qui porterait ces boucles d'oreilles, ces bagues et ces pendentifs?
—Mais... moi, Edgar... Vous savez bien que j'ai toujours aimé les diamants.
Je regardai ma maîtresse avec sévérité, puis, laissai d'un ton grave tomber ces mots:
—C'est vous, Edith, qui osez dire une chose pareille?...
Il y eut un silence... Je jouais merveilleusement mon rôle d'honnête homme outragé... Edith baissait la tête, et je voyais sa poitrine se soulever, à petits coups saccadés. Elle pleurait.
—Allons! lui dis-je en l'embrassant, oublions tout cela... Vous en aurez des bijoux... mais je ne les aurai pas volés... Il y a des diamants qui portent malheur, et le Régent est de ceux-là... Je ne serai vraiment tranquille que lorsque je l'aurai reporté au Louvre...
—Et si l'on vous arrêtait, fit Edith, en me regardant de ses grands yeux humides?
—Non... je n'ai rien à craindre... j'ai tout prévu.
J'avais tout prévu, en effet, mais l'objection d'Edith venait cependant de me troubler... Toute la nuit, je réfléchis, et pesai, comme on dit, «le pour et le contre»...
M'arrêter? le pouvait-on?
Je ne serais pas assez stupide pour avouer que j'étais le voleur du Régent, et que n'ayant pu le vendre, je venais le restituer à son propriétaire, c'est-à-dire à l'Etat... J'inventerais une histoire quelconque—je ne suis jamais en peine pour inventer—et ma démarche me vaudrait certainement les félicitations de l'administration du Musée... Qui sait même si l'on ne m'offrirait pas une récompense... que je refuserais, bien entendu, car lorsque l'on se met à devenir honnête, il faut le demeurer jusqu'au bout...
Le matin, quand je me levai, j'avais préparé le petit discours que je tiendrais au haut fonctionnaire qui voudrait bien me recevoir... J'avais prévu toutes les questions que l'on pourrait me poser et j'étais sûr d'y répondre sans embarras.
J'embrassai tendrement Edith, en lui donnant rendez-vous pour midi et demi à la station des omnibus du Pont des Saints-Pères, et j'allai chez moi faire toilette. Je revêtis mon plus beau complet, me pomponnai, me bichonnai, puis, après m'être longuement regardé dans la glace je pris mon chapeau et mes gants et descendis.
Une fois dans la rue, je hélai un taxi:
—Au musée du Louvre! dis-je au chauffeur.
—D'quel côté? demanda l'homme.
—Côté du quai...
—Bon...
Durant tout le trajet, je repassai dans ma tête le petit speech que j'allais débiter, mais au fur et à mesure que j'approchais du but, je me sentais de plus en plus inquiet...
Si tout de même?...
Mais non, je me forgeais des idées stupides... Depuis quand arrête-t-on un homme qui vient restituer un objet volé?... Et puis... et puis!... Ah! décidément, je devenais bien timoré depuis que j'étais entré dans, la peau d'un honnête homme... Je perdais tous mes moyens... je ne me reconnaissais plus...
Quand je descendis de taxi devant le Louvre, j'avais retrouvé tout mon aplomb. Je réglai le chauffeur et m'engageai dans la cour du Carrousel... L'idée m'était venue tout d'abord, de me rendre directement au cabinet du Conservateur, mais il n'était que dix heures et demie, et je savais qu'à Paris, comme à Londres, les fonctionnaires de l'Etat viennent très tard à leur bureau... quand ils y viennent.
Je résolus donc d'entrer au musée, en attendant onze heures... et j'éprouvai, je l'avoue, une petite émotion en pénétrant dans ces salles que j'avais parcourues trois ans et demi auparavant, la veille de Noël, avec, dans ma poche, un diamant qui ne ressemblait en rien à celui dont j'allais m'emparer...
Je montai au premier étage, longeai la galerie française du XVIIIe siècle, la salle des Primitifs, et arrivai au Salon Carré... Mon émoi grandissait. Je m'arrêtai un instant devant le Repas chez Simon le Pharisien, par Paul Véronèse, puis allai me planter devant la Mona Lisa, de Léonard de Vinci... Les visiteurs étaient assez rares, car depuis qu'il faut payer pour entrer dans les musées, nombre de gens s'abstiennent d'y venir... Il y avait là quelques Anglais, en complets gris ou beiges, et une dizaines d'Anglaises avec des chapeaux ridicules.
De temps à autre, on voyait des hommes, jeunes pour la plupart, coiffés de grands feutres mous, qui traversaient la salle, en habitués de la maison, et se répandaient dans la grande galerie des écoles étrangères... Des femmes d'âge mûr, le nez chevauché de lunettes, arrivèrent bientôt, munies, comme les hommes, de boîtes de couleurs. Tous ces gens s'installaient le long de la grande galerie et dressaient leurs chevalets. Les gardiens, empressés, sortaient des placards ménagés dans les plinthes des toiles où s'étalaient des ébauches plus ou moins avancées, les unes fort réussies, les autres hideuses ou ridicules.
Soudain, une bande d'étrangers, conduits par un interprète d'agence, fit irruption dans le Salon Carré. Les tableaux ne semblaient guère les intéresser, sauf les «Noces de Cana» qui, par leur dimension, étonnent toujours les profanes (songez donc, une toile de 6 m. 66 de haut sur 9 m. 90 de large). Je me mêlai aux groupes, qui bientôt arrivaient dans la salle où sont exposés les diamants de la Couronne.
Au centre de la galerie, la vitrine que je connaissais bien, hélas! ne manqua pas d'attirer leur attention. Mes touristes s'arrêtaient devant ces merveilles et les contemplaient avec des yeux de convoitise... Les femmes surtout étaient éblouies... Et les cris d'admiration se croisaient à la vue des solitaires reposant sur leurs écrins de peluche blanche, tandis que l'interprète psalmodiait, d'une voix de pasteur:
—Voici les diamants de la Couronne... Le Régent, le plus beau diamant connu... il pèse cent trente-six carats, c'est-à-dire environ vingt-huit grammes, et est estimé de douze à quinze millions...
Je ne pus m'empêcher de sourire, en voyant tous ces badauds s'extasier devant une pierre fausse, car l'administration du Louvre avait, comme je m'en doutais, remplacé par un fac-similé le diamant que j'avais dans ma poche. Je dus reconnaître cependant que l'imitation était parfaite, et faisait le plus grand honneur au talent de l'artiste qui avait taillé ce «strass».
—Cette épée est celle de Charles X, continuait l'interprète, la garde et la poignée sont en or ciselé. Remarquez, messieurs et dames, que tous les dessins que vous voyez sur la garde et la coquille sont faits de pierres enchâssées...
Des murmures approbateurs soulignaient la diction du guide, et couvraient par instants sa voix.
J'éprouvais une joie secrète à suivre cette foule de curieux qui bayaient d'admiration en contemplant un diamant faux... Mais il n'y avait donc pas un connaisseur parmi tous ces gens-là!...
Onze heures sonnèrent à l'église Saint-Germain-l'Auxerrois et le timbre vibrant de cette cloche, qui me rappelait ma triste nuit de Noël, me rappela aussi que j'avais une démarche, à accomplir...
Je m'approchai d'un gardien et lui demandai où se trouvait le cabinet du directeur.
—Oh! monsieur, répondit l'homme, le Directeur vient bien rarement, mais si vous voulez voir le Conservateur de service... il est peut-être là... Est-ce pour une affaire personnelle?
—Oui...
—Veuillez me suivre, je vais vous conduire.
Tout en emboîtant le pas au gardien, je pensais à part moi: «C'était peut-être celui-là qui était de garde dans la salle des Antiquités Egyptiennes, la nuit où j'ai volé le Régent...»
Nous suivîmes une galerie, puis une autre, et arrivâmes enfin dans un couloir où s'ouvraient plusieurs portes capitonnées. Un gardien en manches de chemise était en train de brosser sa redingote devant une fenêtre.
—Heurtebize, dit mon guide, voici un monsieur qui voudrait parler au Conservateur pour une affaire personnelle.
Le nommé Heurtebize endossa vivement sa redingote, et s'avançant vers moi:
—Si monsieur veut bien me donner sa carte...
Je fouillai dans mon portefeuille, mais je n'y trouvai point de carte, bien entendu, car j'avais oublié—on ne pense pas à tout—de faire graver une centaine de bristols au nom de James Bruce...
Le brave fonctionnaire voyant mon embarras me conduisit vers une petite table sur laquelle je trouvai des formules imprimées... J'inscrivis mon nom sur une de ces feuilles...
—Veuillez attendre, monsieur, dit le gardien.
Dix minutes après, j'étais devant M. le Conservateur, un petit vieillard très affable, qui était assis devant un grand bureau de chêne encombré de revues et de journaux. Il se souleva à demi sur son fauteuil et m'invita à m'asseoir.
—Monsieur, lui dis-je, je viens ici accomplir un devoir...
Il me regarda d'un air étonné.
—Oui... repris-je... un devoir... Il y a trois ans et demi, un misérable s'est rendu coupable d'un vol... A son lit de mort, il a tout avoué... et m'a prié de rapporter au Musée du Louvre l'objet qu'il avait dérobé...
—Et quel est cet objet? demanda le Conservateur dont les yeux s'étaient allumés.
—Voici, dis-je, en présentant le Régent à mon interlocuteur.
Celui-ci le prit, le posa sur sa table sans même l'examiner, puis me dit en souriant:
—Je vous remercie, monsieur... La démarche que vous venez de faire auprès de moi vous honore... mais permettez-moi de vous dire que ce diamant n'est pas le Régent...
—Pourtant! Monsieur...
—Non... ce n'est pas le Régent... Le Régent n'est jamais sorti du Louvre...
—Cependant... ce diamant?
—Est faux, monsieur... c'est un vulgaire strass, merveilleusement travaillé, il faut le reconnaître, mais qui ne vaut pas plus de cinq à six cents francs... Je le connais bien, car c'est moi-même qui l'ai commandé à un tailleur de pierres fines de Paris... Il y a trois ans... ou plutôt non, trois ans et demi, la châsse dans laquelle sont enfermés les diamants de la Couronne, et qui, comme vous le savez peut-être, descend chaque soir dans les sous-sols, cette châsse ne fonctionnait plus... Comme la réparation pouvait durer plusieurs semaines, l'administration du Louvre, par prudence, a cru devoir, en secret, remplacer le Régent par un diamant faux... et elle a sagement agi, vous en conviendrez, puisque, sans cette précaution, le Régent eût disparu... Je ne vous en remercie pas moins, monsieur, votre démarche est celle d'un galant homme.
Je ne trouvais rien à dire tant j'étais stupéfait... Pour une surprise, c'en était une, et une belle!...
Le Conservateur continuait:
—Le voleur, qui, à son lit de mort, vous a confié ce faux diamant, avait sans doute essayé de le vendre?...
—Peut-être... mais il n'en a pas soufflé mot. Il m'a dit simplement qu'il voulait, avant de mourir, libérer sa conscience...
—Voilà un vol audacieux qui n'aura guère rapporté à son auteur... Quel était cet homme?
—Un Anglais, du nom de Spring, qui était détenu à la prison de Pentonville... Il faut vous dire, monsieur, que je suis inspecteur des prisons, et que, comme tel, je puis m'entretenir avec les détenus... Maintenant, ce Spring a sans doute été arrêté, avant d'avoir pu proposer le diamant à quelque lapidaire... S'il avait su qu'il était faux, il me l'eût certainement avoué... Je ne suppose pas qu'un homme près de quitter la vie s'amuse à jouer les Mark Twain...
—Je ne le suppose pas non plus...
Il y eut un silence.
Le Conservateur reprit:
—Maintenant, nous avons deux faux Régent, car j'en avais fait tailler un autre... toujours par précaution... S'il vous était agréable, monsieur, de conserver celui que vous venez de me rapporter, je me ferais un plaisir de vous l'offrir.
—Merci... Qu'en ferais-je?...
—Je n'insiste pas...
L'entrevue prit fin sur ces mots. Je sortis complètement ahuri...
Ainsi, ce diamant qui avait, c'est le cas de le dire, empoisonné ma vie... ce diamant était faux!!! Si je n'avais pas eu la chance de rencontrer Richard Stone, je serais aujourd'hui plus misérable que devant!
Avouez tout de même que l'administration du Louvre est vraiment par trop facétieuse. Elle expose des richesses aux yeux des badauds... excite les convoitises, et qu'offre-t-elle aux audacieux qui risquent le plus hardi des cambriolages: un diamant faux!...
Mes compatriotes ont la réputation d'être des humoristes, mais je crois que les Français ne le sont pas moins... Je me suis aperçu aussi qu'ils n'étaient pas très connaisseurs, puisque le bijoutier de Rouen à qui s'était adressé le vieil escroc rencontré dans le train, avait paru s'extasier sur la beauté d'une pierre fausse. Manzana, lui aussi, s'y était laissé prendre...
Cette aventure m'a complètement désillusionné... et j'en suis arrivé à croire que les diamants en toc font autant d'effet que les vrais.
A quoi bon tenir tant à ces maudits cailloux qui font commettre les pires folies!...
Tout dans la vie n'est qu'illusion, hors l'amour... et les bank-notes... et encore, l'amour!... Je tiens les bank-notes... et je les tiens bien... Quant à l'amour, nous verrons... S'il me trahissait un jour, j'aurais encore pour me consoler de jolis petits papiers soyeux, aussi doux à caresser qu'une chevelure de femme...
Je sais que certains vont se gausser de moi, mais je ne m'en formalise pas, puisque je suis le premier à rire aujourd'hui de ma déconvenue.
Bien que les mémoires, si l'on s'en tient à la formule classique, ne comportent point d'épilogue, je crois cependant devoir ajouter quelques lignes à ce long récit de ma vie...
Edgar Pipe n'existe plus... James Bruce non plus... J'ai foi, comme le grand Balzac, en l'influence heureuse ou néfaste de certains noms... J'ai donc pris un pseudonyme... un pseudonyme ronflant, car le millionnaire qui se respecte ne peut afficher un nom vulgaire. Ce nom, vous le connaissez tous, et le voyez souvent dans les chroniques mondaines des journaux, mais je me garderai bien de le dévoiler ici... on comprendra pourquoi.
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère...
Qu'il suffise de savoir que je cherche à racheter par une existence exemplaire les fautes de jadis... Je suis devenu ce que l'on peut vraiment appeler un gentleman, et ma chère Edith est la plus fidèle et la plus adorable des épouses—car nous sommes mariés maintenant.
Je vis au milieu du luxe, mais comme je me rappelle mes tristes débuts, je sais être charitable au besoin.
Ah! C'est tout de même bon d'être un honnête homme!
Il est vrai que c'est si facile d'être honnête quand on
est riche!...
Fin