← Retour

Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

16px
100%
OU JE QUITTE LE MONDE POUR ME RETIRER A READING

Je juge inutile de rappeler ici les diverses péripéties de mon procès. Il a fait d'ailleurs assez de bruit.

Je fus condamné pour cambriolage à main armée, bien que le solicitor désigné d'office pour me défendre eût essayé de prouver que l'arme dont je m'étais servi n'était qu'un vulgaire étui de pipe, mais la déposition de miss Mellis fut accablante. Cette respectable personne soutint, avec un acharnement féroce, qu'elle avait parfaitement vu le canon d'un revolver de gros calibre braqué sur elle, et le tribunal la crut. Malgré l'éloquence un peu théâtrale de mon solicitor je me vis donc octroyer cinq ans de «hard labour»! Par bonheur pour moi, il n'avait pas été question de l'affaire Robinson...

A la fin de l'audience, on me conduisit au «Justice box» et, le lendemain, après une foule de formalités odieuses et ridicules, j'étais transféré à la geôle de Reading.

Nombre de touristes français connaissent Reading, cette charmante localité des environs de Londres, située entre Maidenhead et Basingstoke, dans un site agréable, presque au bord de la Tamise.

C'est là que l'été, les «clerks» et les «shopkeepers» de Londres vont se remettre des fatigues de la semaine, avec leurs petites amies ou leurs épouses. Au temps de ma prime jeunesse, j'étais souvent venu à Reading avec mes parents, mais, à cette époque, le paysage n'était pas encore gâté par la silhouette imposante et hostile d'un pénitencier. La campagne s'étendait verdoyante, coupée, çà et là, de larges allées de sable, que bordaient de riants cottages. Il paraît que c'est lord Strange, un philanthrope de la nouvelle école, qui a eu l'idée de faire édifier une prison à Reading, parce que l'air y est très pur, et que l'on doit prendre soin de la santé des criminels. Cette fausse humanité n'est-elle pas révoltante? Quelle influence peut avoir sur la santé des détenus un air salubre qu'ils ne respirent jamais, puisqu'ils sont continuellement confinés dans une cellule où le jour ne pénètre que par un étroit vasistas ouvrant la plupart du temps sur les cuisines, la buanderie ou l'usine servant à produire la lumière électrique?

Toutefois, il est juste de reconnaître que les cellules de ce «home forcé» sont des mieux aménagées.

Outre l'éclairage électrique, elles comportent une table, une chaise en bambou et une crédence où voisinent, avec des commentaires de la Bible, quelques livres de voyage et d'histoire.

Le lit très simple, monté sur un sommier métallique, a cet aspect d'élégance sobre que donnent l'extrême propreté et le luisant du cuivre soigneusement entretenu.

C'est, en réalité, un asile confortable et je comprends très bien maintenant que de pauvres diables préfèrent cette hospitalité à l'abri précaire des garnis borgnes ou des logis de rencontre. Cependant, ce luxe «pénitentiaire» a quelque chose d'ironique. Il semble dire aux malheureux qui viennent échouer dans la geôle de Reading: «Voyez comme on est bien ici...» Mais une trappe aux ferrures énormes, qui se dessine sur le parquet, ne tarde pas à refroidir l'enthousiasme des détenus et à leur rappeler les anciens supplices imaginés par les bourreaux de la Tour de Londres...

Cette trappe, par les rainures de laquelle monte une affreuse odeur de catacombes, c'est la trappe du «Tread Mill», et l'on verra bientôt ce que signifient ces deux mots, qui évoquent à l'esprit du profane la reposante vision d'un spectacle champêtre!...


Dès que j'arrivai à Reading, un gardien galonné, qui semblait m'attendre, me conduisit au «Record Office» où je trouvai un gentleman imposant, lequel consigna sur un grand registre à coins de cuivre mes nom, prénoms et qualité. Il écrivait lentement, les lèvres et l'œil gauche plissés avec effort, comme s'il eût été pris soudain d'une violente colique.

—Pipe! Edgar Pipe!... répéta-t-il plusieurs fois...

Le gardien galonné lui remit alors l'argent que l'on avait trouvé sur moi et que la loi anglaise voulait bien considérer comme «ma propriété». J'en allais payer les intérêts à un taux assez élevé, et il me semblait juste qu'on le portât à mon actif.

—On vous rendra cette somme à votre sortie, me dit le comptable... mais le règlement vous autorise à prélever sur ce dépôt deux shillings par semaine... sur lesquels on vous retiendra six pence pour l'entretien de la chapelle...

Mon geôlier m'emmena ensuite dans un petit vestibule aux murs blanchis à la chaux, et là, me pria poliment de lui remettre mes bottines et mes bretelles... Je lui tendis mes bretelles, sans hésiter, mais quand il s'agit de lui donner mes bottines, j'eus un petit tremblement dont on devine la cause...

Je m'exécutai cependant:

—Voici, fis-je, d'une voix émue, en lui présentant mes chaussures... ces chaussures précieuses dont l'une contenait des millions... Et, à cette minute, je sentis mes yeux se mouiller...

Ainsi, c'était fait de mon avenir... le beau rêve que j'avais caressé s'envolait pour toujours!...

Le gardien prit les bottines et avec de la craie inscrivit à la hâte sur les deux semelles le chiffre 33. C'était mon matricule!... Maintenant Edgar Pipe n'existait plus... il serait, pendant cinq ans, rayé du nombre des humains... Il n'était plus qu'un numéro!

—On vous les rendra, quand vous sortirez...

—Vraiment? fis-je incrédule.

—Mais bien sûr... les effets des détenus demeurent leur propriété... Bien plus... comme ces bottines sont usées, on vous les ressemelera dans les ateliers... à vos frais, bien entendu...

Je ressentis un choc au cœur... et l'espoir que j'avais eu, un moment, fit place à un accablement profond...

J'essayai, néanmoins, de soutenir que mes bottines étaient encore en très bon état et qu'il était inutile de les réparer.

L'homme les examina, puis répondit, avec un hochement de tête:

—L'administration jugera... moi, ça ne me regarde pas...

Et jetant les chaussures dans un coin, il ouvrit une petite porte et me poussa devant lui. Nous suivîmes un long couloir, montâmes un petit escalier en colimaçon et arrivâmes devant une grille à travers les barreaux de laquelle on apercevait un petit homme chauve qui empilait sur un large comptoir des paquets numérotés...

—Eh! père Bowspritt, cria mon geôlier, un complet pour ce gentleman, s'il vous plaît!

Le petit homme chauve leva la tête, me toisa un instant, puis articula d'une voix aigre:

—Taille numéro 2, carrure moyenne... J'ai justement là quelque chose qui fera l'affaire...

Et il ajouta, en riant:

—C'est presque neuf... car celui qui l'a porté ne l'a pas gardé longtemps... Certes, il eût sans doute préféré l'user, mais M. John en a jugé autrement... Voici le complet... je n'ai plus qu'à coudre le matricule. Si je ne me trompe, c'est le numéro 33...

—C'est bien cela, dit le gardien.

Le petit homme, sans se presser, enfila une aiguille, chercha pendant un instant dans un tiroir, puis fixa au vêtement qui allait devenir le mien une étiquette de toile. Cela fait, il prit dans une armoire une calotte de drap qui ressemblait au polo des Horse guards et passa le paquet à travers la grille.

—Déshabillez-vous, me dit le gardien.

J'obéis, et troquai l'élégant costume que je devais à la générosité de MM. Robinson and Co contre l'affreuse houppelande des détenus, une sorte de «combinaison» de toile grise parsemée d'as de trèfle[3].

J'étais maintenant métamorphosé en clown, et je suis sûr que j'eusse obtenu un joli succès en figurant, sous cet accoutrement, dans une pantomime de l'Olympia.

Je fus ensuite conduit chez le «hair dresser» qui me rasa le visage et la tête à la tondeuse, puis, après avoir assisté à un office que marmotta exprès pour moi l'aumônier de la prison (coût: un shilling six pence), je fus «incarcerated» dans la cellule 33 qui devait, pendant cinq années, abriter feu Edgar Pipe!

Seul... j'étais seul!...

A partir du moment où j'avais franchi le seuil de ma geôle, je demeurerais séparé du monde... Le seul être que j'apercevrais—et encore à travers un judas—serait un gardien indifférent et maussade. Je devrais souffrir en silence, ronger mon frein dans l'isolement le plus complet, oublier jusqu'à la voix humaine... Les printemps succéderaient aux hivers, les automnes aux étés, et je serais toujours là, entre ces quatre murs, pendant qu'au dehors, sur les jolies pelouses de Reading, les bourgeois de Londres, ivres de soleil et le cœur en fête, célébreraient joyeusement les jours de repos avec leurs familles ou leurs maîtresses...

Je me jetai sur mon lit et pleurai comme un enfant...

En adoptant la dangereuse profession de cambrioleur, je savais certes à quoi je m'exposais... Je n'ignorais pas qu'un jour ou l'autre la société me contraindrait à une villégiature forcée dans quelque geôle du Royaume-Uni, mais je ne m'étais jamais imaginé que la claustration fût une chose aussi pénible.

D'abord, je fus en proie à une sorte d'anéantissement, de stupeur, puis une rage folle s'empara de moi et je me demandai un moment si je n'allais pas me briser la tête contre la muraille.

A la nuit tombante, je retrouvai cependant un peu de calme et fis honneur au maigre repas qu'on me passa par un guichet.

Je me déshabillai dès que retentit la cloche du coucher et me glissai sous ma couverture, mais il me fut impossible de fermer l'œil.

Quand neuf heures sonnèrent à l'horloge de Reading Gaol qui possède, par parenthèse, un carillon des plus sonores, je me levai, en proie à une impatience fébrile et me mis à arpenter, pieds nus, ma cellule. Je montai ensuite sur une chaise et cherchai à jeter un coup d'œil par la fenêtre. Au prix de difficultés inouïes, je parvins à me hisser jusqu'à l'entablement et y demeurai suspendu.

Des ombres passaient et repassaient dans une grande cour à demi obscure; c'étaient probablement des gardiens qui allaient prendre leur service de nuit.

De temps à autre j'entendais de longs appels, un grand bruit de verrous et, par-dessus tout cela, le ronflement sourd et régulier de la machine à vapeur qui distribue l'électricité dans la prison.

Enfin, vers dix heures, les couloirs et les fenêtres des cellules furent moins lumineux et un silence relatif remplaça le vacarme de tout à l'heure.

Je me recouchai. Mille idées plus confuses les unes que les autres se heurtaient dans mon cerveau, et parmi elles, il en était une qui m'obsédait, me revenait continuellement à l'esprit: «Si je m'évadais?»

La chose ne me semblait pas impossible, en somme. Ma cellule était au rez-de-chaussée, et j'avais remarqué que les barreaux de la fenêtre étaient très espacés... l'un d'eux n'avait même pas l'air bien solide...

Pendant quelques instants, j'élaborai tout un programme d'évasion, que le raisonnement me fit bientôt repousser.

M'enfuir? Est-ce que je le pouvais?

Et mon diamant?...

Bien que je ne fusse pas certain de le retrouver à l'expiration de ma peine, rien ne m'autorisait non plus à supposer qu'on le découvrirait... Mes bottines n'avaient nullement besoin d'être ressemelées et il se pouvait très bien qu'on les laissât telles qu'elles étaient. De plus, si les semelles étaient un peu usées, les talons n'étaient même pas tournés... Il faudrait vraiment que les cordonniers de la prison manquassent de travail pour entreprendre une réparation qui n'avait rien d'urgent... J'avais peut-être tort de m'alarmer ainsi... et puis... et puis...

Le sommeil finit par me terrasser, mais il fut hanté d'affreux cauchemars... Je voyais Edith, au bras d'Allan Dickson... Tous deux me regardaient en riant et me prodiguaient les plus basses injures; ensuite, c'était l'horrible visage de Manzana qui m'apparaissait... Le gredin avait en main une de mes bottines et je le voyais qui, avec un tournevis, s'apprêtait à enlever la petite rondelle de cuir qui cachait le diamant. Il clignait de l'œil d'un air narquois et chantonnait une romance ridicule que j'avais entendue autrefois, à Londres, dans un music-hall... Puis, Edith revenait, appuyée cette fois sur l'épaule de Manzana. Elle avait mis le diamant dans ses cheveux et j'étais ébloui par les feux qu'il jetait... La figure de ma maîtresse était rayonnante et, parfois, après un bruyant éclat de rire, elle attirait vers elle l'ignoble Manzana, et le baisait sur les lèvres.

Je dus, à cette minute, me lever d'un bond et pousser des cris épouvantables, car le guichet de ma geôle s'ouvrit avec un bruit sec, et je vis l'œil sévère d'un gardien qui me regardait fixement...

Je me laissai retomber sur mon lit et m'assoupis de nouveau, mais pour être aussitôt repris par une affreuse vision... Mr John Ellis, le bourreau de Londres, tressait délicatement une énorme corde de chanvre et me la montrait de temps à autre, en faisant le geste de se la passer autour du cou...

Le lendemain, quand sonna la cloche du réveil, j'étais brisé, moulu, anéanti. Je me levai cependant, et endossai mon horrible livrée. Comme je l'avais mise à l'envers, je la retirai pour la retourner, et une petite étiquette que je n'avait pas remarquée la veille frappa mes regards. Sur cette étiquette, je lus un nom qui me fit frissonner: «Calcraft!...»

Le précédent propriétaire de ma houppelande avait lui-même écrit son nom sur l'étroite bande de toile, et ce nom était celui d'un dangereux malfaiteur pendu récemment à Reading.

Les journaux avaient longuement parlé de cette exécution qui avait été très mouvementée, car Calcraft, qui tenait à la vie, s'était débattu avec fureur entre les mains du bourreau...

Je comprenais maintenant pourquoi le petit homme chauve avait tenu à faire remarquer que ce vêtement avait été «très peu porté», et je me souvenais de la plaisanterie macabre qu'il avait lancée en faisant allusion à M. John...

Ainsi, je portais la défroque d'un condamné à mort!

On avouera que c'était jouer de malheur... et que je ne pouvais vraiment pas conserver cette «tunique de Nessus» qui me brûlait le corps. On a beau ne pas être superstitieux, il y a quand même des coïncidences fâcheuses bien faites pour jeter le trouble dans le cerveau le mieux équilibré.

Je me mis à cogner à la porte de ma cellule, fis un vacarme de tous les diables et exigeai que l'on me donnât un autre vêtement... On finit par y consentir, mais cela prit plus de deux heures. Il fallut qu'on en référât au gardien-chef, que celui-ci allât trouver le surveillant général, lequel exposa l'affaire au directeur, et enfin, après une longue suite de pourparlers, on m'apporta un «complet neuf».

Le scandale que j'avais provoqué dans la prison me fit considérer comme un détenu «rebellious» et je fus, à partir de ce moment, regardé d'un mauvais œil par mes gardiens...

Hélas! tout cela était de peu d'importance, en comparaison de ce qui allait m'arriver...

Pendant huit jours, je mangeai, comme on dit, mon pain blanc...

L'heure du supplice allait bientôt sonner!

II

LE SUPPLICE DE LA ROUE

J'ai parlé plus haut de cette trappe mystérieuse qui s'ouvre dans les cellules des prisons anglaises. Les planches dont elle est formée sont au nombre de quatre, solides, rugueuses, et offrent un contraste frappant avec les lamelles de parquet qui l'entourent.

Ceux qui la voient pour la première fois la regardent avec effroi, même s'ils ignorent à quoi elle sert... Quand on l'a vue s'ouvrir, hélas! on y songe toute la vie!...

Cette trappe est celle du «Tread-Mill», cet instrument de torture digne du moyen âge et que la barbarie des lois anglaises a conservé dans son arsenal judiciaire.

J'avais souvent entendu parler du Tread-Mill, mais, ne faisant pas ma société habituelle des malfaiteurs, je n'avais pu recueillir aucun renseignement sur cette terrible punition. Je m'imaginais qu'elle devait manquer d'agrément, mais j'étais loin de supposer qu'elle pût être aussi cruelle.

J'allais bientôt, moi, Edgar Pipe, le gentleman élégant, à qui tout travail manuel répugnait, faire connaissance avec le fameux «moulin de discipline»... J'allais savoir ce que c'est que la torture physique, après avoir enduré, sans faiblir, toutes les tortures morales.

S'il est vrai que l'on doive tout pardonner à ceux qui ont beaucoup souffert, je pense que le lecteur, dès qu'il aura lu le récit de mon douloureux séjour à Reading, aura pour moi quelque pitié. Jusqu'alors, il n'a connu qu'un Edgar Pipe assez insouciant, parfois même un peu cynique, se riant de tout et plein d'une folle confiance en soi... Bientôt, il verra un Edgar Pipe déprimé, affaibli, désespéré, terrassé... un Edgar Pipe qui ne sera plus que l'ombre de lui-même, une sorte de brute aux yeux caves, aux gestes endoloris, un spectre ambulant insensible à tout, un déchet d'humanité... une épave!...

Et je suis sûr que les gens de cœur seront, malgré eux, amenés à se dire: «Un simple cambrioleur méritait-il pareil châtiment?»

C'est généralement à l'heure où l'homme qui a souffert recommence à espérer que la lourde main de la destinée s'abat de nouveau sur lui.

Depuis huit jours que j'étais à Reading, je commençais à prendre mon mal en patience et à m'accoutumer au régime cellulaire si dur pour ceux qui, comme moi, aiment la société bruyante, quand un matin, à huit heures vingt exactement, la cloche de la prison résonna comme un glas.

A ce tintement lugubre, j'avais tressailli malgré moi, comme à l'approche d'un malheur.

Bientôt, des pas lourds retentirent dans les couloirs, une sonnette s'agita, et une affreuse voix enrouée que j'entends encore se mit à répéter sur un ton monotone:

Tread-Mill... Tread-Mill... Look out there[4].

Aussitôt, la porte de ma cellule s'ouvrit avec fracas, je fus poussé vers la trappe par des mains brutales, et je me trouvai assis sur une sellette de fer pendant que mes pieds reposaient sur une large lame de bois à demi inclinée. Instinctivement je jetai un coup d'œil dans le trou noir qui béait au-dessous de moi, et je distinguai une énorme solive munie de palettes, qui ressemblait absolument à la roue d'un moulin à eau.

—Gare à vous, me dit un gardien. C'est la première fois que vous faites du Tread-Mill... pédalez, pédalez ferme! Surtout, ne manquez par les aubes!... Si vous vous arrêtez une seconde, vous vous faites accrocher les jambes...

Take care! hurla quelqu'un... forwards[5].

La roue commença à tourner doucement. Elle était dure à mettre en marche et, bien que des centaines de pieds appuyassent à la fois sur les palettes fixées dans l'arbre de couche, le démarrage ne se faisait que difficilement.

Peu à peu, le mouvement s'accentua, devint plus rapide, et l'on entendit un ronflement sonore pareil à celui d'un volant de machine.

Je sentais sous mes pieds tourner les aubes et, dès que l'une avait passé, je rattrapais vivement l'autre, tremblant à chaque seconde de la manquer et de me faire broyer les jambes.

Je ne sais si je me fais bien comprendre, car en écrivant ces lignes je suis encore si troublé que ma plume tremble dans ma main et que ma tête s'égare.

Ceux qui n'ont pas vu fonctionner un Tread-Mill ne peuvent se rendre compte du danger qu'à chaque seconde court le malheureux détenu astreint à ce travail d'écureuil.

Je suais sang et eau et je m'attendais toujours à manquer pied, mais, à la longue, j'acquis plus d'habileté. J'avais à peu près «attrapé» ce que les prisonniers appellent la «cadence»... et je menais régulièrement le «train».

J'étais cependant à la merci d'une défaillance...

Qu'un malaise me prît, qu'une faiblesse ou une crampe immobilisât mes muscles et c'était la catastrophe...

Mes oreilles tintaient, j'entendais un grand bruit de cloches et des papillons de feu dansaient devant mes yeux... Les veines de mon cou étaient gonflées à éclater et il me semblait que je ne pourrais plus tenir longtemps. Néanmoins, je pédalais toujours, machinalement pour ainsi dire, et je me demandais avec angoisse quand ce supplice allait prendre fin.

Pour qu'il cessât immédiatement, j'eusse donné mon diamant... que dis-je... vingt ans de ma vie.

Soudain, dans une des cellules retentit un cri sinistre, un de ces cris qui glacent d'effroi ceux qui les entendent... puis ce fut le silence...

Le Tread-Mill s'arrêta, il y eut, un instant, un bruit de pas précipités, de sourds gémissements, puis le calme se rétablit et le surveillant-chef lança de nouveau son lugubre avertissement:

Take care!... Forwards!...

Et la roue se remit à tourner.


J'apprenais, quelques instants après, par une conversation entre gardiens, qu'un vieux détenu, un vétéran de la geôle, s'était fait couper les jambes par le Tread-Mill...

Le lendemain, on l'enterrait quelque part et tout était dit.

Est-ce qu'on a le temps à Reading de s'apitoyer sur ceux qui s'évadent par la mort de la prison modèle de lord Strange?

Chaque jour, nous devions «tourner la roue» pendant vingt minutes, le matin, et une demi-heure, l'après-midi.

Le lecteur a pu se rendre compte par la courte description que j'ai faite du «moulin de discipline» de l'effet que ce supplice quotidien doit avoir sur l'organisme déjà affaibli des détenus. Les solides, les robustes résistent; les faibles succombent.

Un de moins! dit la justice...

Une victime de plus, répond l'humanité!

La justice anglaise est certes une belle institution... Je dirai même que notre code, qui n'est point tout à fait up to date, protège assez le criminel, et s'efforce d'éviter les condamnations injustes... On peut aussi affirmer qu'en Angleterre, lorsqu'un homme est condamné, il l'est presque toujours justement.

Ce qu'il y a d'horrible, dans nos institutions, c'est la répression.

Les juges condamnent un homme au «hard labour» pour vol et à la pendaison pour crime. Or, cette dernière peine est la plupart du temps moins cruelle que la première... et il vaut souvent mieux être pendu que de tourner la roue pendant cinq ans...

A l'heure où j'écris ces lignes, dans ma villa d'été de Ramsgate, face à la mer, devant un joli bureau d'acajou, je me demande si c'est bien moi, Edgar Pipe, qui suis encore là, et si je ne suis pas la réincarnation du malheureux détenu qui «pédalait» à Reading, matin et soir, en compagnie de deux cents autres camarades, sous l'œil placide du surveillant Ruggle...

Oh! ce Ruggle!... je le revois encore et je ne puis songer à lui sans un mouvement de colère. C'était un être impitoyable qui n'avait jamais dû s'émouvoir de sa vie.

Il me rappelle ces froids inquisiteurs qui regardaient torturer les gens avec une impassibilité de statue.

Nous l'avions surnommé «Jack Ketch» et nous le haïssions tous, de ce qui nous restait de cœur et d'âme.

J'avais eu, un jour, affaire à lui. Je me sentais malade et craignais de m'évanouir en tournant la roue. Eh bien, le misérable me força à me lever et, comme je lui faisais remarquer que je n'aurais certainement pas la force de faire marcher mes jambes, il répondit, avec un affreux ricanement:

—Tant pis, alors, vous serez broyé... des individus de votre espèce, il y en a trop ici.

Je ne sais à quelle espèce appartenaient mes codétenus, mais je ne crois pas me vanter en soutenant que je valais mieux que la plupart d'entre eux, qui étaient tous des chevaux de retour, et appartenaient à cette basse pègre que les Londoniens désignent avec mépris sous la nom de «Black Rascals».

Ce jour-là, je faillis bien me faire broyer les tibias, mais la Providence veillait sans doute sur moi, car j'eus la force d'accomplir jusqu'au bout ma pénible tâche.

Je ne cherche pas à me faire plaindre, loin de là, et que le lecteur ne s'imagine point que je dose à dessein mes effets, dans le but de l'émouvoir sur ma triste personne, mais puisque j'écris mes mémoires, j'estime que je dois tout dire.

Avouez qu'il ne serait pas juste tout de même que je me donnasse continuellement le vilain rôle... Il faut bien que, de temps à autre, je parle de mes souffrances... c'est même nécessaire, je dirai plus, très moral, car, en me lisant, les jeunes gens qui auraient l'intention de mal faire seront certainement retenus sur la pente fatale, par la crainte de terribles répressions.

Au bout d'un an de Tread-Mill, je n'étais plus que l'ombre de moi-même. J'étais devenu un véritable squelette, et le médecin de la prison jugea prudent de m'envoyer à l'infirmerie...

Quelle ne fut pas ma surprise en retrouvant là le jeune homme au complet neuf et aux bottines vernies dont j'avais fait, une nuit, la connaissance, sous un des comptoirs de la maison Robinson and Co.

—Eh! quoi, lui dis-je, vous êtes ici?

—Vous le voyez...

—Pour longtemps?

—Deux ans.

—Seulement?

—Vous trouvez que ce n'est pas suffisant?... Deux ans de «hard labour» pour une paire de boucles d'oreilles, je trouve au contraire que c'est bien payé.

Et le jeune homme, profitant de ce que le gardien qui nous surveillait s'était approché de la fenêtre, me confia brièvement son aventure...

—Certes, dit-il à voix basse, depuis que je «travaille», j'ai bien mérité vingt ans de Tread-Mill, mais on ne m'a jamais inquiété pour les autres «affaires»... Il a fallu que je me fasse prendre bêtement chez un bijoutier de Russel street, un vieux juif rusé comme un renard... Je dois vous dire que j'ai une petite amie, une ravissante «girl» qui a nom Maisie... Je l'aime à la folie, ce qui est assez naturel, et lui fais de temps à autre quelques petits cadeaux, sans bourse délier, bien entendu. Mais vous, qui êtes de la partie, vous savez comme moi que ces cadeaux-là coûtent souvent fort cher... et la preuve, c'est que je suis ici pour deux ans!... Bref, j'étais entré chez ce juif qui s'appelle Manassé, dans l'intention de choisir un cadeau pour Maisie, dont c'était la fête, le lendemain. Après m'être fait montrer des bracelets, des bagues et des pendentifs, j'arrêtai mon choix sur une superbe paire de boucles d'oreilles et, profitant d'un moment où le marchand avait le dos tourné, je la mis vivement dans ma poche. Par malheur, le vieux grigou avait aperçu mon geste dans une glace. Il ne dit rien, mais m'enferma dans sa boutique et alla chercher un policeman.

—Vous n'avez pas eu l'idée de vous débarrasser des boucles d'oreilles?

—Non... car cela a été si vite fait que je n'y ai vu que du «bleu». D'ailleurs, je croyais toujours le père Manassé derrière moi, dans une petite pièce attenant à la boutique... J'ai donc été pris, en flagrant délit... jugé, condamné... et voilà...

—Le châtiment est dur, en vérité!...

—Oui, mais jusqu'à présent je suis parvenu à couper au Tread-Mill.

—Ah! et comment cela?

—En entretenant une plaie que j'ai à la jambe...

—Et vous restez couché toute la journée?

—Non... Dans l'après-midi, on m'emploie à la cordonnerie...

—Ah!... et vous ressemelez les chaussures?

—Non... je mets des pièces invisibles... c'est ma spécialité... Je travaille même pour les surveillants...

—De sorte que vous tirerez vos deux années de «hard labour» sans avoir tâté du moulin?

—Je l'espère... mais, je crains bien qu'on ne me fasse redoubler...

—Ah!

—Oui... il en est déjà question...

Il y eut un long silence... Le gardien s'était rapproché. Nous prîmes tous deux des poses alanguies et quand il se fut éloigné de nouveau, je dis à mon «camarade»:

—Il est presque certain que l'on vous fera faire ce qu'ils appellent du «rabiot»... le mieux, voyez-vous, serait de vous évader.

—Vous en parlez à votre aise, vous!... Si vous croyez que c'est facile...

—Et si je vous en donnais les moyens?

—Vous?

—Oui, moi...

—Je vous bénirais jusqu'à la fin de mes jours... mais c'est sérieux, ce que vous dites?

—Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

—Oh!... expliquez-moi cela!

—Plus tard... Pour le moment, il faut que vous me rendiez un service...

—Si je le puis, je ne demande pas mieux... De quoi s'agit-il?

J'hésitai un instant, puis me rapprochant du lit de mon compagnon:

—Allez-vous tous les jours à la cordonnerie?

—Oui, dans l'après-midi...

—Bien... écoutez attentivement ce que je vais vous dire...

—J'écoute...

—Pourriez-vous retrouver une paire de bottines qui portent sous chaque semelle le numéro 33 et me les apporter ici?

—Oh! oh!... ce que vous me demandez là est bien difficile... enfin, j'essaierai... Vous tenez beaucoup à rentrer en possession de ces chaussures?

—Oui... car c'est grâce à elles que nous pourrons nous évader...

—Pas possible?

—Je vous l'affirme.

—Je vous promets d'essayer... mais deux bottines, c'est difficile à dissimuler... Peut-être pourrai-je en apporter une d'abord...

—Dans ce cas, apportez le pied droit...

—Entendu...

III

HORRIBLE VISION

Je regrettai, quelques instants après, ce que je venais de dire, mais, tant pis! le sort en était jeté...

D'ailleurs, qu'avais-je à craindre?... De deux choses l'une: ou mon codétenu parviendrait à s'emparer de mes bottines, ou cela lui serait impossible... Il n'aurait certainement pas l'idée de regarder dans le «talon droit»... Il n'y avait qu'une chose à craindre: c'était qu'il ne se fît pincer, mais il saurait probablement déjouer la surveillance des gardiens. Une fois en possession de ma précieuse chaussure, je retirerais du talon le diamant qui s'y trouvait caché et le dissimulerais habilement dans quelque coin de ma cellule...

Quant au projet d'évasion, j'y songerais ensuite, mais rien n'était moins sûr que sa réussite.

Ma foi, tant pis!... le principal était, pour l'instant, de rentrer en possession de mon diamant!

Ah! avec quelle joie je le palperais de nouveau!... Avec quel bonheur je le regarderais, la nuit, dans ma cellule, à la lueur de la petite ampoule placée près de mon lit!... Cette fois, j'en étais sûr, personne ne viendrait me le prendre, car je lui trouverais une petite cachette bien close, une petite niche invisible...

Il me semblait que je supporterais tout sans me plaindre, que je «pédalerais» même avec une joie féroce, si je pouvais retrouver mon Régent...

Ce serait certes la première fois que l'on verrait un «détenu millionnaire» faire tourner la roue de Reading...

Oui, mais voilà!... si toute évasion était impossible, aurais-je la force de supporter quatre ans encore les tortures du «hard labour»?

Chaque jour, j'encourageais mon codétenu, qui s'appelait Crafty, en faisant allusion à notre fuite prochaine... Je lui tenais, comme on dit, la dragée devant les lèvres et il était prêt à tout tenter pour s'emparer de mes chaussures. Malheureusement, le temps passait, je voyais arriver le moment où on me renverrait en cellule et les recherches de Crafty n'avaient encore donné aucun résultat.

Enfin, l'avant-veille du jour où l'infirmier-chef allait signer mon exeat, Crafty me dit, le soir, à son retour des ateliers:

—Je sais enfin où sont vos bottines, mais il m'est impossible de m'en emparer... car on les a enfermées à clef dans un casier à claire-voie...

—Forcez la serrure...

—Vous n'y pensez pas... D'ailleurs, c'est une serrure énorme... il faudrait un merlin pour en venir à bout...

—Alors, fis-je d'un air désappointé, vous êtes encore ici pour deux ans et moi pour quatre... Vous ne tenez donc pas à revoir votre Maisie?

—Si j'y tiens!... pouvez-vous me demander cela... mais j'en meurs d'envie, j'en deviens fou...

—Alors, de l'audace... et de la ruse... Ah! si je pouvais m'introduire dans les ateliers, je vous assure que j'arriverais bien à forcer cette maudite serrure...

—Non... vous n'y arriveriez pas, je vous l'affirme.

—Alors... j'essaierais d'un autre moyen.

—Je voudrais bien vous y voir...

—Où se trouvent les ateliers de cordonnerie?

—Comment? vous ne savez pas? Ils sont juste au-dessous de nous...

La conversation en resta là.

Deux jours après, j'étais de nouveau en cellule et j'avais une fois encore perdu confiance.

Crafty, malgré toute l'audace qu'il avait pu déployer, n'avait abouti à rien...

Avant que nous nous quittions, il m'avait serré la main d'un air désolé, puis m'avait dit:

—J'ai fait tout ce que j'ai pu... j'essayerai encore... mais si je m'emparais des bottines, que devrais-je en faire?

Je n'avais pas eu le temps de répondre à cette question, car déjà un gardien m'entraînait.

Rentré dans mon box, je fis plutôt de tristes réflexions.

Quelle imprudence j'avais commise en chargeant Crafty d'une mission qu'il ne pouvait véritablement point mener à bien. Maintenant, il était capable de commettre quelque «gaffe», de vouloir quand même s'emparer des bottines, dans l'espoir d'y trouver quelqu'un de ces menus outils qui servent aux détenus à scier les barreaux de leur cellule...

Et puis, je ne le connaissais pas plus que cela, ce Crafty... N'était-ce pas un de ces individus que les gardiens placent auprès des autres détenus, dans le but de provoquer leurs confidences? S'il allait parler?

Cette histoire de bottines paraîtrait assez bizarre... On rechercherait les chaussures numéro 33, et on en examinerait semelles et talons, afin de s'assurer qu'elles ne recélaient rien de suspect... Cette minutieuse inspection amènerait certainement les gardiens à découvrir le diamant et non seulement je me trouverais privé d'une fortune sur laquelle je comptais pour «m'établir honnête homme», mais je serais sous le coup de nouvelles poursuites... et il était possible que cette autre affaire me valût encore quelques années de prison...

Il est vrai que ces années-là seraient plus douces, puisque je les passerais en France où les prisons, au dire des criminalistes anglais, sont plutôt des «sanatoria» que des geôles de punition...

Ces réflexions que je ressassais chaque jour eurent pour résultat de me décourager tout à fait... Je tombai dans le marasme, et il m'arrivait souvent de ne plus pouvoir marcher... J'avais les jambes comme paralysées et elles ne retrouvaient leur vigueur que lorsque j'étais obligé de les appuyer sur les «aubes» du Tread-Mill. Bientôt, je n'eus même plus la force de penser. Je devenais stupide et demeurais plusieurs heures à la même place, sans faire un mouvement, les yeux fixés sur une fissure du plafond ou une lame du parquet. Je m'étais amusé, au début de mon incarcération, à marquer sur la muraille, avec la pointe d'une épingle, les jours que j'aurais à passer dans la geôle de Reading... Cela faisait 1.825 jours... mais j'avais fini par m'embrouiller au milieu de cette multitude de signes gravés sur la pierre et avais abandonné le petit travail qui consistait, chaque soir, à biffer un chiffre.

C'était maintenant l'indifférence la plus complète de ma part... Je vivais comme un animal... comme une brute. Je n'avais même plus la notion du temps... Les heures sonnaient, mais je ne les entendais pas.

Je me demandais parfois, quand une lueur de lucidité traversait ma pauvre cervelle, si je vivais encore, si tout ce que je voyais autour de moi était bien réel, et si, parti pour un autre monde, je ne poursuivais pas un mauvais rêve commencé sur la terre.

Cet état d'hébétude, cette «asthénie» persistante avaient cependant une heureuse influence sur mon état général, car elles me maintenaient dans une sorte de somnolence qui apaisait mes nerfs... J'ai reconnu d'ailleurs que, si j'étais resté à Reading l'homme que j'étais lorsque j'y entrai, je n'aurais pu supporter plus de deux mois la vie terrible qui m'était faite.

L'individu s'habitue à tout.

Prenez un élégant de Londres, emmenez-le dans le bouge le plus sordide et dites-lui: «Tu vivras ici, pendant deux ans». Il vous répondra immédiatement: «Vivre ici deux ans?... Jamais... j'aimerais mieux me tuer!» Supposez qu'on le laisse croupir dans ce bouge, il ne se tuera pas et s'accoutumera même peu à peu à cette ambiance de pourriture et de misère.

S'il en était autrement, les hôtes de la geôle de Reading pourraient-ils résister cinq ans... et même dix ans, à leur terrible claustration?

Je recevais parfois, comme les autres détenus, la visite de l'aumônier, le révérend Mac Laughan, mais tout ce qu'il me disait, au lieu de me réconforter, me plongeait dans une tristesse profonde. Sa voix monotone, ses gestes pleins d'onction, ses révérences, sa façon même de lever l'index vers le plafond, en prononçant le nom du Très Haut, finissaient par m'horripiler, et j'attendais avec impatience le moment où il regagnerait la porte.

On voit à quel point d'affaiblissement j'étais arrivé... J'eusse préféré quelques ronds de saucisson et un verre de stout à tous les conseils spirituels du brave homme.

Il remarqua sans doute le peu d'attention que je prêtais à ses discours, car il ne revint plus et je m'aperçus qu'à partir du jour où il cessa ses visites, les gardiens se montrèrent immédiatement plus sévères et plus injustes. Sans doute leur avait-il confié que j'étais un individu de la plus basse espèce, un de ces criminels endurcis que la religion elle-même est impuissante à relever.

Je fus dès lors classé dans la catégorie des «sauvages» et traité comme un vulgaire Botocudo.

Un jour, je m'en souviens, le directeur de la prison vint me voir dans ma cellule.

C'était un gentleman en jaquette noire et gilet blanc, très haut sur jambes et affligé d'un tic ridicule de la face.

—Numéro 33, me dit-il, en clignant de l'œil et en ramenant sa bouche vers son oreille... vous êtes, paraît-il, un incorrigible...

Son œil reprit sa place normale, mais sa bouche fut agitée d'un petit mouvement de gauche à droite qui me fit pouffer de rire.

Il me regarda sévèrement, cligna de l'œil encore une fois et s'en alla furieux, en disant:

—Numéro 33..., vous êtes un cynique personnage et... vous finirez mal... je vous le prédis...

Good bye! lui criai-je, en continuant de rire aux éclats...

Je ne devais certainement pas jouir de toute ma raison, car autrement, j'eusse reçu avec plus de courtoisie ce pauvre homme qui remplissait, somme toute, une pénible mission...

Le soir, je me vis réduit au quart de portion, et cette privation de nourriture dura huit jours.

Le directeur s'était vengé.

N'eût-il pas été plus sage de me faire examiner par un médecin?


Je devenais sale et n'avais même plus le courage de me débarbouiller, ce qui est un signe certain de déchéance physique... J'encourus deux ou trois punitions pour ma mauvaise tenue et un jour—c'était en hiver—deux gardiens m'entraînèrent dans la cour, à demi nu, et me frictionnèrent pendant un quart d'heure avec une brosse de chiendent, ce qui amusa beaucoup les autres geôliers qui formaient le cercle autour de moi...

Je contractai une fluxion de poitrine et fus, pendant plusieurs jours, entre la vie et la mort. J'aurais pu essayer de faire punir les deux brutes, mais j'étais si heureux d'être exempt de Tread-Mill, que je ne dis rien... D'ailleurs, à quoi cela eût-il servi de porter plainte? A Reading, les détenus ont toujours tort! Est-ce que les procédés dont on use envers les condamnés dans cette prison modèle ne sont pas tous empreints de la plus grande bienveillance et de la plus large humanité?

Ceux qui en douteraient n'auraient, pour s'en convaincre, qu'à consulter la grande affiche apposée dans le couloir du lavabo et qui est signée et approuvée par trois des plus grands philanthropes d'Angleterre.

Je ne connais pas ces trois gentlemen, mais je ne serais pas étonné qu'ils eussent fait installer chez eux un Tread-Mill à côté d'une pelouse de tennis, pour développer leurs muscles, ainsi que ceux de leurs enfants et de leurs épouses.

Et même, je ne désespère pas de voir un jour ces grands philanthropes préconiser, par raison d'hygiène, le Tread-Mill à domicile.

Ma fluxion de poitrine me fut très «salutaire», car elle me permit de me reposer un bon mois dans un lit beaucoup plus moelleux que celui de ma cellule. Je lus beaucoup, pendant ce mois-là, et mon cerveau qui était presque vide recommença à se meubler un peu. L'aumônier qui s'était décidé à revenir me voir me trouva dans de meilleures dispositions d'esprit, et attribua ce brusque changement à la lecture des livres saints.

A dater de ce jour, il multiplia ses visites et fut tellement touché de mon attitude pieuse et recueillie qu'il me prit sous sa protection et promit de faire abréger ma peine.

—Combien avez-vous encore de temps à faire? me demanda-t-il un jour.

—Je l'ignore, répondis-je.

—Est-ce possible?

—Hélas! c'est la vérité...

Cette étonnante amnésie parut le troubler.

—C'est bien, dit-il, je m'informerai.

Le lendemain, il m'apprenait que j'avais déjà tiré quatre cents jours et qu'il m'en restait encore quatorze cent vingt-cinq à faire...

Et il ajouta:

—L'année prochaine, à l'occasion des fêtes du «New-Year's Day», Sa Majesté le Roi graciera quelques condamnés... je tâcherai d'attirer sur vous sa Très Haute bienveillance...

Je remerciai comme il convenait le digne révérend, bien que je n'eusse qu'une médiocre confiance en sa promesse. La guigne me poursuivait et je ne supposais pas qu'elle dût m'abandonner, tant que je serais à Reading.

Je crois à l'influence des milieux, et suis persuadé qu'ils exercent sur notre individu une sorte «d'envoûtement» que peuvent seuls combattre les voyages et l'éloignement, car plus on reste dans un endroit où l'on n'a eu que du malheur, plus on attire autour de soi ce que j'appellerai les mauvais «fluides».

Je sortis de l'infirmerie un lundi matin, et, quand je traversai l'étroite cour pavée qui conduisait au bâtiment où se trouvait ma cellule, je fus singulièrement impressionné par un spectacle auquel j'étais loin de m'attendre. Un détenu, encadré de deux hommes en noir, s'avançait d'un pas chancelant. Derrière lui venaient le pasteur, le directeur en redingote sombre, deux surveillants et un individu à mine sinistre qui tenait à la main une petite valise verte.

En m'apercevant, le détenu me fit un signe de tête et s'écria d'une voix vibrante:

—Adieu! camarade!... adieu! Priez pour moi! Je sentis un frisson m'envahir.

—Où donc conduit-on cet homme? demandai-je au gardien qui m'accompagnait.

—A la chambre de justice, dit-il en se découvrant. Je me découvris aussi et demeurai cloué sur place, mon bonnet à la main.

Au fond de la cour, une petite porte s'ouvrit en grinçant et une cloche se mit à tinter.

M. John Ellis, le bourreau de Londres, venait de prendre livraison du condamné...

IV

OU JE LE REVOIS ENFIN!

Rentré dans ma cellule, je songeai longtemps au pauvre garçon que je n'avais fait qu'entrevoir et je dis même pour lui une courte prière.

J'aurais bien voulu savoir quel était cet homme, et pourquoi on l'avait condamné à mort, mais le gardien que j'interrogeai me répondit d'un ton brutal:

—Cela ne vous regarde pas... C'était un numéro dans votre genre, et vous pourriez bien, un jour, suivre le même chemin que lui...

Je n'insistai pas.

Pendant plusieurs jours, je demeurai très troublé.

L'adieu que m'avait lancé cet inconnu, au seuil de la mort, m'avait profondément remué et je regrettai de ne pas lui avoir adressé les paroles de paix que l'on dit au chevet des agonisants.

Cet homme, était mon frère, après tout, un frère malheureux, que la fatalité avait sans doute poursuivi dès sa naissance!

Je revois toujours son visage pâle et ses grands yeux qui ressemblaient à deux trous noirs. J'ai su plus tard, en consultant les journaux de l'époque, qu'il s'appelait Gulf, un nom prédestiné!

Avec un nom pareil pouvait-il aller autre part qu'à l'abîme...


Mal remis de ma fluxion de poitrine, anémié par la manque de nourriture, épuisé par le travail meurtrier du Tread-Mill, je n'avais plus figure humaine. En dehors des heures de travail, j'étais toujours étendu sur mon lit...

A force de vivre dans l'isolement et d'arrêter mon attention sur les moindres bruits, mon oreille était devenue d'une finesse extraordinaire, et cela au point que je ne pouvais presque plus dormir, car le plus léger frôlement me réveillait.

Un soir, après une journée terriblement fatigante, je commençais à fermer les yeux, quand un petit coup sec, suivi immédiatement de trois autres, puis de trois autres encore, attira mon attention. Cela était assez rapide, mais toujours très régulier, rythmé selon une certaine cadence.

—Toc... toc, toc, toc!...

Celui qui frappait devait se servir de ses doigts et le bruit était tout proche, il semblait venir de la cellule qui se trouvait à ma droite...

J'avais souvent entendu dire que, parfois, les détenus, dans les maisons centrales, s'entretiennent entre eux au moyen d'un «abécé» appelé Correspondance Knock.

A tout hasard, je me mis à compter les coups en les faisant correspondre dans mon esprit aux lettres de l'alphabet. Tout d'abord, je n'obtins que des phrases confuses qui n'avaient aucun sens, mais comme les frappements continuaient, je parvins à en assembler quelques-unes parmi lesquelles je distinguai très nettement les mots suivants: «Ami... ami... écoutez... vous aussi... répondez».

Je me levai, m'approchai de la muraille, et, avec mon index replié, tapai plusieurs coups qui voulaient dire: «Qui êtes-vous?»

On répondit aussitôt, et je déchiffrai un nom: «Crafty?»...

Eh quoi! c'était mon compagnon d'infirmerie qui voulait causer avec moi!... Qu'avait-il à me dire?

Au moment où il allait frapper de nouveau, un gardien qui faisait sa ronde passa dans le couloir... Peut-être avait-il entendu quelque chose, car il demeura assez longtemps immobile, devant ma cellule.

Il s'éloigna enfin et, quand la lueur jaune de son falot eut cessé d'éclairer la petite ouverture circulaire placée au-dessus de ma porte, je repris avec mon voisin la conversation interrompue.

J'eus, pendant un certain temps, beaucoup de peine à saisir ce que Crafty voulait me dire, mais j'y arrivai enfin, grâce à cette curieuse faculté d'intuition que les prisonniers arrivent à acquérir.

Et voici ce que m'apprit mon camarade:

Il était parvenu à s'emparer de mes bottines et les avait rapportées de l'atelier. Pour les cacher, il avait soulevé la trappe qui faisait communiquer sa cellule avec le Tread-Mill... Il était sûr que l'on ne pouvait les découvrir, car elles étaient placées dans une anfractuosité de la muraille, au niveau de l'arbre de couche du moulin.

Il me donna ces indications, moitié en frappant, moitié en collant sa bouche à la muraille et en parlant très bas.

Ainsi, mon diamant était là, à deux mètres de moi à peine... une planche seule m'en séparait!... mais était-il sûr que j'allais le retrouver?... N'avait-il pas disparu du talon qui le contenait?... Pourvu, au moins, que les cordonniers de la prison n'aient pas eu l'idée de ressemeler mes chaussures!

On devine l'angoisse qui s'était emparée de moi...

Je demandai à Crafty comment il s'y était pris pour ouvrir la trappe, et il me donna aussitôt le moyen de soulever la mienne, mais soit que le système de fermeture ne fût pas le même dans les deux cellules, soit que je ne susse point m'y prendre, je n'arrivai pas à faire jouer la ferrure qui supportait l'énorme bloc de chêne...

Je passai une nuit épouvantable et je me relevai même plusieurs fois pour me livrer à de nouveaux essais qui ne donnèrent aucun résultat.

Pour la première fois, depuis que j'étais à Reading, j'attendis avec une impatience folle le coup de cloche qui annonçait le Tread-Mill.

Enfin, il retentit et nos boxes s'ouvrirent.

Au lieu de m'installer sur la sellette de fer, comme je le faisais chaque jour, je me glissai entre la muraille et la roue et parvins, en m'aplatissant, comme un chat qui passe sous une porte, à atteindre l'endroit où Crafty avait caché mes bottines. Je les saisis d'une main prompte, et les glissai entre ma chemise et ma peau, puis je m'apprêtai à regagner ma place, mais à ce moment, le surveillant lançait son terrible: Take care, forwards!

La roue allait se mettre en mouvement!

J'eus l'idée de crier, d'appeler à l'aide, mais je compris que tout était inutile. Déjà l'énorme treuil démarrait en grinçant, actionné par les pieds des détenus.

Aujourd'hui encore, quand je songe à cette minute terrible, affolante, je me demande comment j'arrivai, sans me faire broyer, à atteindre l'extrémité inférieure de ma sellette, à m'y hisser et à reprendre avec les autres condamnés «la cadence du Moulin». Cela est pour moi une énigme. Tout ce que je me rappelle, c'est que, quand le supplice eut pris fin, j'avais les mains et les genoux en sang.

Mais, à ce moment, j'étais insensible à tout... j'eusse été écorché vif que je ne m'en serais même pas aperçu... Je n'avais qu'un désir: retrouver mon diamant, le prendre dans ma main, le contempler longuement à la lumière diffuse qui passait par mon vasistas.

Cette minute arriva enfin et j'oubliai toutes mes souffrances, toutes mes angoisses...

Les ouvriers de la cordonnerie n'avaient pas touché à mes chaussures... elles étaient intactes et je retrouvai la petite rondelle de cuir vissée sous le talon droit telle que je l'avais laissée... Cependant, elle tenait bien, et, pour l'arracher, il m'eût fallu un outil.

Je la rongeai avec mes dents et parvins à extraire le diamant de sa gangue...

Dieu! qu'il me parut beau!... Comme il brillait!... quels feux il jetait. On eût dit un soleil! Je le baisai à plusieurs reprises dans une sorte de joie fébrile, et telle était mon exaltation que je n'entendais plus rien de ce qui se passait autour de moi... Je n'entendais même point ce pauvre Crafty qui frappait au mur comme un sourd, pour me demander si j'avais retrouvé mes bottines.

Quand je fus enfin revenu à la raison, je lui répondis, mais comme il avait l'air de vouloir prolonger la conversation, je prétextai un malaise subit, pour qu'il me laissât en paix.

Cependant, la première effervescence calmée, je me sentis de nouveau en proie à une mortelle inquiétude...

Où cacher mon diamant?

L'administration de la geôle de Reading n'a pas jugé à propos de mettre des poches à nos vêtements et les sandales qu'elle nous alloue n'ont même pas de talon. Je ne pouvais donc replacer le Régent dans sa «niche», car, pour cela, j'eusse été obligé de conserver mes bottines, et il n'y fallait pas songer.

Toute la nuit, je réfléchis, tenant mon diamant dans ma main.

Enfin, au jour, je trouvai une cachette provisoire.

Je le glissai dans mon traversin et logeai mes bottines dans ma paillasse.

Au coup de cloche annonçant le Tread-Mill, j'étais le premier installé sur ma sellette et... je pédalai ce jour-là avec une ardeur juvénile... J'aurais, je crois, pédalé toute la journée sans éprouver la moindre fatigue.

Tant il est vrai que le moral commande en maître au physique, et que les défaillances du corps proviennent presque toujours d'une mauvaise disposition d'esprit.

Une subite transformation s'était opérée en moi: j'avais rajeuni de dix ans!

Il faut croire que la joie que j'avais au cœur se reflétait sur mon visage, car le gardien Jimb qui m'apportait, chaque jour, ma cruche d'eau, s'écria dès qu'il ouvrit la porte:

—Peste! trente-trois, vous avez l'air joliment heureux aujourd'hui, est-ce que votre libération serait proche?

—Hélas! non, répondis-je... j'ai encore, je crois, plus d'un millier de jours à tirer... mais j'ai reconnu qu'il était stupide de se faire du mauvais sang...

—Bien sûr... bien sûr... murmura le gardien, en jetant autour de lui un coup d'œil méfiant... Il y a des détenus ici qui se minent et ils ont bien tort... aussi, ils tombent malades et finissent par se laisser «glisser»... Encore deux, ce matin, qui sont allés dormir sous la pelouse de Green-Park... C'est effrayant ce que ça se dégarnit ici... Bientôt, il n'y aura plus assez de monde pour faire marcher le Tread-Mill.

Et le gardien sortit en chantonnant.

C'était la première fois que cet homme m'adressait la parole, et j'en conclus que s'il ne me parlait jamais, c'était à cause de mon air maussade et triste.

On n'aime guère les «faces ténébreuses», et souvent, au lieu d'attirer la pitié, elles n'inspirent à certaines gens que du dédain et parfois de la haine.

Depuis que j'étais en possession de mon diamant, je vivais une vie nouvelle faite de résignation et d'espoir... d'espoir surtout!

Les beaux projets que j'avais naguère abandonnés, je les reprenais l'un après l'autre et je me remettais à penser à Edith... Oui, à mesure que mon sang recommençait à bouillonner, je songeais à l'amour que je croyais avoir enterré définitivement, le jour où j'avais franchi le seuil de la geôle de Reading.

Edith, à présent, occupait avec le diamant toutes mes pensées, et je ne désespérais pas de la reconquérir.

Maintenant, je pourrais tout lui dire, lui révéler mes fautes passées.

D'abord, elle me repousserait, cela était à peu près certain; cependant, quand je ferais miroiter à ses yeux (non pas mon diamant, car les femmes sont trop bavardes), mais la radieuse existence que je pouvais lui offrir, elle serait sans doute désarmée.

Son rigorisme ne tiendrait point devant des millions.

Ce qui d'ailleurs m'incitait à supposer que je ne lui faisais pas tout à fait horreur c'est que, lors de mon procès, où elle avait été, bien entendu, citée comme témoin, elle ne m'avait point chargé... Je me rappelle même qu'à une question d'un des juges qui lui demandait ce qu'elle pensait de moi, elle avait répondu: «M. Edgar Pipe est peut-être un malhonnête homme, mais je suis obligée de reconnaître qu'il a un cœur d'or.»

Or, une femme qui trouve que l'on a un cœur d'or, ne peut vous tenir rigueur de quelques peccadilles.

Cependant, le temps avait marché depuis que j'avais quitté Edith... Elle avait certainement rencontré un nouveau protecteur, car elle détestait la solitude, et elle devait avoir oublié déjà le malheureux Edgar Pipe.

Je me trouverais donc en face d'un rival qu'il serait pourtant, je crois, assez facile de supplanter, à moins qu'il ne fût un nabab, ce qui me paraissait peu probable. Enfin, nous verrions... Il était possible aussi que je rencontrasse une autre Edith, qui me ferait vite oublier la première.

J'avais d'ailleurs l'intention de quitter l'Angleterre et d'aller faire un séjour aux Indes, où j'espérais vendre mon diamant à quelque maharadjah «multimillionnaire».

Une ombre, cependant, obscurcissait ces jolis projets d'avenir: Manzana!!

Le drôle pouvait me guetter à ma sortie de prison, s'attacher à mes pas et empoisonner de nouveau mon existence. Comme il n'avait pas été question du diamant au procès et que, depuis, aucun journal n'avait annoncé qu'on l'eût découvert sur le condamné de Reading, il demeurerait persuadé que je l'avais vendu, que j'avais caché l'argent quelque part et, de complicité avec cet affreux Bill Sharper, il essayerait encore de me faire chanter.

Qui sait même, si, en désespoir de cause, il ne me dénoncerait pas à la police française... La prescription ne m'était pas encore acquise et l'on m'arrêterait sûrement.

Il est vrai qu'il faudrait prouver que c'était moi le voleur du Régent... Or, qui m'accuserait? Manzana?... Testis unus, testis nullus...

Toutes ces noires réflexions finirent par influer sur mon moral et me rendirent de nouveau taciturne et maussade. Je ne retrouvais un peu de tranquillité que lorsque je songeais à cette fameuse fête du New Year's Day, dont m'avait parlé le pasteur.

Si, à cette occasion, j'avais la chance de bénéficier d'une réduction de peine, j'étais sauvé, car Manzana, qui me croyait condamné pour cinq ans, me «manquerait» à la sortie.

Au moment où j'aurais eu besoin de toute ma tranquillité d'esprit, voilà que justement j'étais tracassé, tourmenté par mon ami Crafty, qui me demandait à chaque instant, à travers la muraille:

—A quand notre évasion?... Vous en occupez-vous?... Je ne puis plus résister au Tread-Mill... Si nous ne quittons pas cette maudite prison je serai mort avant un mois.

J'essayai de le rassurer, et j'y réussis, pendant quelques jours, mais le pauvre garçon devenait de plus en plus pressant.

—Hâtez-vous, disait-il... Je suis décidé à tout...

Certes, moi aussi, j'étais décidé à tout... mais pas pour l'instant. Le pasteur, dont je recevais la visite trois fois par semaine, s'occupait toujours de moi et se faisait fort d'obtenir ma grâce, en raison de ma bonne conduite et de mon sincère repentir.

Devais-je, par une tentative d'évasion qui avorterait sans doute, compromettre une affaire qui s'annonçait si bien? Devais-je, pour tenir parole à Crafty, m'exposer à voir ma peine doublée, et laisser mes os à Reading?

Cependant, le pauvre Crafty s'impatientait.

—Voyons... pour quand? demandait-il... Je vous assure que je n'en puis plus... Mes forces sont à bout!

Pendant plusieurs jours, il frappa furieusement au mur, exigeant une réponse que je donnais immédiatement et qui tenait toujours dans ces quatre mots: «Patience!... l'heure est proche!»... puis les coups cessèrent, la cellule devint silencieuse...

J'appris que Crafty avait été transporté à l'infirmerie...

—Bah! me dis-je, il se reposera pendant quelques semaines.

Au fond, je n'étais point fâché de ne plus être obligé de lui répondre... J'avais cru m'apercevoir qu'un gardien que nous avions surnommé «Œil de crabe» s'arrêtait souvent dans le couloir entre la cellule de Crafty et la mienne, sans doute pour nous épier.

Un jour où l'autre, il nous aurait surpris, et mes notes de conduite eussent été diminuées de plusieurs points, ce qui était la façon de punir les condamnés qui attendaient leur «conditionnelle».

La fête du New Year's Day approchait et ce n'était pas le moment de se faire signaler au surveillant général.

V

PAUVRE CRAFTY!

Ma seule préoccupation, pour l'instant, était de me débarrasser de mes bottines; nous aurions sûrement, avant peu, une visite de literie, et il était temps que je les fisse disparaître.

Je les déchirai donc à coups de dents, roulai les semelles, les aplatis en pesant dessus de tout mon poids, et en fis une sorte de boule que je lançai, à l'heure du travail, dans le trou du Tread-Mill.

Si l'on retrouvait quelque jour ce paquet informe, on supposerait qu'il avait été déchiqueté par les rats, très nombreux à Reading, à cause du voisinage de la Tamise.

Restait mon diamant.

Je le roulai dans le pan de devant de ma chemise, et l'attachai solidement au moyen de deux ou trois lisières arrachées à mes sandales. Bien malin serait celui qui viendrait le chercher là!...

D'ailleurs, ce n'était qu'une cachette provisoire, car j'avais l'intention de soulever une lame de parquet et de l'introduire dessous, mais cela demanderait de longues heures de travail.

J'étais à peu près tranquille pour le moment, cependant la fatigue ne tarda pas à me reprendre et j'eus de fréquents étourdissements. Une fois même, je dus m'évanouir, car je me retrouvai couché sur le plancher de ma cellule, la tête près de la porte. Par bonheur, aucun gardien ne m'avait aperçu.

Si «Œil-de-Crabe» avait eu la malencontreuse idée de regarder par le guichet de mon box, il aurait aussitôt appelé, croyant que j'avais voulu me donner la mort, et on m'eût incontinent transporté à l'infirmerie. Là, on m'aurait aussitôt déshabillé pour me mettre au lit et mon diamant eût certainement été découvert.

Je devais, sans tarder, le mettre en lieu sûr, et c'est ce que je fis, mais comme je n'arrivais pas à soulever la lamelle du parquet, je le calai solidement dans la partie inférieure de la planche inclinée qui garnissait la fenêtre de ma cellule.

Maintenant, je pouvais m'évanouir tout à mon aise, le diamant était en sûreté. Je n'avais plus qu'une crainte—je devenais méfiant en diable—c'était qu'on ne me transportât à l'infirmerie, que je n'y demeurasse plusieurs semaines et qu'une fois que je serais rétabli on ne me changeât de cellule, mais cette éventualité ne se produirait certainement point.

Je dépérissais de jour en jour, et les troubles que j'ai signalés devenaient plus fréquents. Il m'arrivait parfois de tomber brusquement comme si j'avais reçu un coup de massue, et je perdais connaissance pendant quelques minutes. Quand je revenais à moi, j'y voyais à peine et mes oreilles bourdonnaient avec une telle force que je n'entendais plus rien... J'étais en outre agité d'un tremblement convulsif des jambes et me trémoussais de façon désordonnée.

—Quand vous aurez fini de danser, me dit un jour «Œil-de-Crabe» qui m'observait par le guichet.

Lorsqu'il vit que, malgré son avertissement, je n'en continuais pas moins à gigoter, il appela le surveillant-chef.

—Vous ne voyez donc pas, dit le gradé, que cet homme est atteint de «quaker's dance»... allez vite chercher le docteur Murderer.

J'appris bientôt par ce digne praticien, un petit vieillard paternel et doux, que le «quaker's dance», qui a beaucoup d'analogie avec le delirium tremens des alcooliques, est une maladie très commune à Reading. Elle est, paraît-il, provoquée par l'anémie des prisons, et le tremblement qui l'accompagne est dû au travail épuisant du Tread-Mill. Lorsque l'on a «tourné le moulin» on conserve, toute sa vie, dans les jambes, un petit sautillement auquel les gens de police ne se trompent jamais.

Pour ma part, j'ai eu la chance d'échapper à cette dégradante infirmité, parce que j'étais jeune et vigoureux, mais combien de pauvres détenus en sont restés affligés!

—Mon ami, me dit le bon docteur Murderer, tous les médicaments que je pourrais vous donner ne vous procureraient aucun soulagement... il n'y a qu'un remède... la liberté... Néanmoins, comme le règlement m'autorise à vous exempter de Tread-Mill, un jour sur deux, je vais donner des ordres en conséquence...

Et il me quitta en hochant tristement la tête.

La liberté!... oui, je le savais aussi bien que lui! Il n'y avait qu'elle qui pût me guérir, mais arriverait-elle assez vite?

Le lendemain, je n'allai pas au «moulin» et je profitai de ce jour de repos pour demeurer étendu sur mon lit. J'aurais bien voulu dormir, mais depuis longtemps, le sommeil me fuyait.

Je m'assoupissais pendant quelques minutes, puis me réveillais en sursaut, trempé de sueur, en proie à une soif ardente que je ne parvenais pas à apaiser, bien que je vidasse régulièrement ma cruche, chaque jour. Ce qui m'était surtout désagréable, c'était d'entendre le maudit carillon de Reading, qui, toutes les heures, répétait les premières mesures d'un hymne intitulé Nearer to Thee, my God[6] et qui me rappelait ce que l'homme cherche toujours à oublier, c'est-à-dire «le grand saut dans l'éternité».

Je trouve vraiment que les philanthropes qui ont présidé à l'installation de la geôle modèle de Reading auraient pu se dispenser d'ajouter cette note lugubre à tout leur arsenal de torture.

Pour le prisonnier, l'heure qui sonne est une distraction... elle apporte aussi avec elle un espoir... Une de moins!... songe le malheureux détenu! Et cette fuite du temps, trop lente à son gré, lui semble malgré tout bien douce, puisqu'elle le rapproche insensiblement du jour où il quittera sa défroque de clown pour retourner parmi les vivants.

Pourquoi faut-il qu'un horrible carillon vienne, toutes les soixante minutes, égrener ses tintements sinistres comme pour dire au prisonnier avec une cruelle ironie: «Tu peux compter les heures, va, mais il en est une que, bientôt, tu entendras pour la dernière fois.»

La loi anglaise est bien dure pour ceux qu'elle frappe, et il ne serait pas trop tôt qu'elle s'humanisât un peu et marchât avec le progrès... Je crois que cela arrivera lorsque les juges renonceront enfin à siéger en perruque poudrée et remiseront parmi les curiosités des siècles défunts leurs oripeaux ridicules.

Y renonceront-ils jamais?

Le code britannique aurait certes besoin d'être remanié, car il retarde vraiment trop. Au moment où, dans le monde entier, tout est en marche vers un système social plus en rapport avec les moeurs actuelles, où chez tous les peuples les lois ont été «retouchées», pourquoi l'Angleterre continue-t-elle à marquer le pas avec tant d'indolence?...


Le nouveau régime auquel j'avais été soumis, grâce au docteur Murderer, apaisa un peu mes nerfs; les tremblements qui m'agitaient devinrent moins violents, mais les étourdissements persistèrent, et c'étaient eux qui m'inquiétaient le plus, car je craignais qu'ils ne me prissent au moment où je serais en train de tourner le «moulin». De plus, je faisais de la neurasthénie, ce qui n'a rien d'étonnant avec un régime pareil, et la confiance que j'avais eue en l'avenir m'abandonnait peu à peu...

Ce qu'il m'eût fallu, c'était une cure d'air mais peut-être deviendrait-elle inutile si mon incarcération se prolongeait.

Un matin que j'étais exempt de Tread-Mill, la cloche de notre chapelle se mit à sonner tristement, à petits coups étouffés, comme honteuse d'avoir encore à annoncer la mort d'un détenu...

C'est effrayant ce qu'il mourait de monde à Reading, depuis quelques semaines!

En entendant ce glas, je me mis à pleurer.

Pourquoi? Je n'aurais pu le dire. Ce n'était pas la première fois que j'entendais tinter la «gloomy» (c'est ainsi que l'on appelait la cloche du temple) et jamais je ne m'étais senti ému comme ce jour-là.

Etait-ce pressentiment, crainte ou pitié? Je n'aurais pu le dire. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'étais troublé au delà de toute expression et que je souffrais le martyre.

Quand le geôlier vint m'apporter ma pitance, je ne pus résister au désir de l'interroger. C'était un brave garçon qui ne dédaignait pas, à certains moments, de tailler une bavette avec moi. Il avait fait la guerre en Afghanistan et aimait à raconter ses exploits, comme la plupart des militaires qui ont vu le feu de près ou même de loin.

—Savez-vous qui est mort ce matin, lui demandai-je.

—Oui, dit-il à voix basse (car Œil-de-Crabe rôdait dans les environs), c'est le numéro 34...

—Le 34?...

—Oui, celui qui était votre voisin de cellule, il y a quelques jours encore... Il paraît qu'il a eu une mort affreuse... Il était devenu comme fou et on a été obligé de lui mettre la camisole de force... Ah! certes, le pauvre diable est plus heureux «comme ça»... Au moins, il ne souffre plus...

Et le geôlier qui avait encore conservé la faculté de s'émouvoir, sortit en disant:

—Il avait pourtant l'air d'un bon garçon!... c'était doux comme une petite fille... et si poli!... Sûr qu'on lui pardonnera là-haut!

Je me jetai sur mon lit et me mis à sangloter...

Pauvre Crafty!... Pauvre Crafty!...

Ainsi, c'était lui!... Ah! je m'expliquais maintenant pourquoi cette maudite cloche m'avait tant troublé!... Il y avait entre Crafty et moi un lien que la mort elle-même n'était point parvenue à rompre, et, par une sorte de télépathie indéniable, nos deux âmes communiaient étroitement dans la religion du souvenir... Sa pensée était venue à moi, à travers les murs de la prison, et la mienne maintenant allait à lui!...

Pauvre Crafty!... Il ne me trompait pas quand il disait qu'il n'en avait plus pour longtemps... et me suppliait de «hâter notre évasion». Il sentait déjà venir la mort et croyait l'éviter en fuyant, comme si l'on échappait jamais à la «Rôdeuse» de Reading, lorsqu'elle vous a une fois marqué de son doigt fatal!

Ainsi, mon camarade était mort, mort sans que je pusse rien faire pour lui, moi qui aurais tant désiré lui être utile! Et c'était à ce malheureux que je devais ma fortune. C'était grâce à lui que j'avais retrouvé mon diamant!...

A quelques jours de là, le directeur, suivi du surveillant général et d'un gardien, entra dans ma cellule.

Ces trois visiteurs avaient la mine sévère et je vis tout de suite qu'il allait se passer quelque chose...

—Fouillez partout, commanda le directeur.

Immédiatement, le surveillant et le gardien se mirent à bouleverser mon lit, à palper ma paillasse et mon traversin, puis, ils examinèrent le parquet, introduisant la lame de leur couteau entre chaque rainure. Ensuite, ils cherchèrent derrière la planche qui garnissait la fenêtre et je tremblais qu'ils ne découvrissent mon diamant, mais il était tellement bien dissimulé qu'il échappa à leurs regards.

Le directeur vint alors se planter devant moi et demanda d'un ton dur:

—Où sont vos bottines?

Je feignis le plus profond ahurissement, puis, ôtant une de mes pantoufles, je la lui montrai, en disant:

—Voilà, monsieur le Directeur...

Il eut un haussement d'épaules:

—Ce ne sont pas vos sandales que je veux voir, ce sont vos bottines...

Je pris un air complètement idiot et répondis en roulant des yeux stupides:

—Je n'ai pas de bottines, monsieur le Directeur... j'en ai eu, autrefois, mais on me les a enlevées quand je suis entré ici...

—Oui... c'est de celles-là que je veux parler... elles ont disparu... un complice les a volées dans le magasin et vous les a remises...

—Comment, fis-je, aurait-il pu me les remettre sans qu'on l'aperçût... et puis, qu'en aurais-je fait?

—Elles contenaient sans doute quelque objet que vous teniez à ravoir?

—Monsieur le Directeur, je ne comprends rien à tout cela.

—Cependant, vos bottines ont disparu.

—Alors, je ne sais pas plus que vous ce qu'elles sont devenues...

Le directeur qui ne m'avait jamais pardonné de lui avoir ri au nez, lors de notre première entrevue, me regarda en clignant de l'œil et en faisant aller sa bouche d'une oreille à l'autre (tic qui lui était familier et que la colère semblait exagérer encore) puis, il me menaça gravement de son index en bégayant:

—Prenez garde!... sacripant!... prenez garde!...

Je courbai la tête sans répondre.

Il sortit, suivi de ses deux subordonnés, et je l'entendis qui disait, dans le couloir:

—Ce n'est pas fini, cette affaire-là... non, ce n'est pas fini... Il faudra bien que je la tire au clair...

Je devinai sans peine ce qui s'était passé. Le pauvre Crafty, dans son délire, avait dû parler, un gardien avait surpris ses paroles et «en avait référé» au directeur, qui avait immédiatement ordonné une enquête. Elle avait abouti à la constatation que l'on sait et, maintenant, tout le personnel de Reading cherchait mes bottines...

Cet incident n'était pas fait, on le suppose, pour hausser la moyenne de mes notes et me valoir la «cote d'amour» sur laquelle comptait le pasteur. Je m'aperçus que l'on redoublait de surveillance et qu'un œil était continuellement fixé sur moi, un œil vert, sans éclat, mauvais et sinistre, qui me donnait le frisson.

—Cela va mal pour vous, mon fils, me dit le pasteur à quelque temps de là... Je viens de consulter votre dossier et je me suis aperçu qu'on y avait ajouté quelques lignes vraiment regrettables... Je doute que, maintenant, nous puissions obtenir facilement votre libération conditionnelle... C'est dommage!... Oui, c'est vraiment dommage, car l'affaire était en bonne voie, et vous arriviez presque en tête de liste... Ah! quel malheur, mon Dieu, quel malheur!... vous n'aviez plus que quelques mois à attendre!...

Le plus navré, c'était certainement moi, et je tombai, à partir de ce jour, dans un douloureux abattement...

Ainsi, je sombrais au moment d'atteindre le port!... J'étais, brusquement, replongé dans l'abîme.

Si cuirassé que je fusse contre l'adversité, je supportai difficilement ce coup-là!

Mon diamant ne suffisait même plus à me consoler et il y avait des moments où je le chargeais de toutes les malédictions!

Je n'avais eu que du malheur, depuis que je m'en étais emparé. Tout s'était effondré autour de moi et je finissais par croire qu'il était ensorcelé... Ah!... j'étais bien puni de mon ambition!... J'avais voulu conquérir la fortune, mener une vie calme, paisible, redevenir un honnête homme et j'avais chaque jour roulé, d'échelon en échelon, jusqu'au fond du gouffre où s'éteignent tous les espoirs.

Moi, qui avais réussi les plus dangereux cambriolages, moi qui avais toujours glissé avec une adresse merveilleuse entre les mains de la police, j'étais arrivé à me faire prendre, comme le dernier des débutants, à l'heure même où j'avais si vaillamment gagné ma retraite!

Je finissais par croire qu'il y a, sur terre, une somme de bonheur dont on peut disposer, à un certain moment de la vie, mais que l'on ne retrouve jamais, une fois qu'on l'a épuisée. J'avais, comme on dit, mangé mon pain blanc en premier... Maintenant, je goûtais au pain amer de l'adversité. Ma vie d'aventures avait pris fin, et au lieu des espaces ensoleillés prometteurs de délices infinies, dont je rêvais encore, quelques semaines auparavant, je voyais se dresser devant moi un grand mur sombre, infranchissable, dont la crête se perdait dans le ciel gris.

Ma pensée se reportait sans cesse au cimetière de Reading où dormait mon pauvre Crafty et il me semblait entrevoir, au milieu des herbes folles, une petite croix de bois noir avec cette courte inscription en lettres blanches:

Here lies Edgar Pipe[7]

Je me faisais l'effet d'un vieillard accablé d'infirmités, qui souhaite la mort afin de ne plus souffrir...

Quand on en est arrivé à ce fâcheux état d'esprit, rien ne saurait plus vous émouvoir.

Il y eut encore une exécution à Reading, celle d'un nommé «148», qui avait, dans un accès de rage, étranglé un geôlier. Eh bien! le croirait-on? j'enviai le sort de ce condamné.

Le pasteur m'avait pris en pitié. Il venait, chaque jour, me lire la Bible, mais cette lecture, au lieu de me consoler, me rendait fou furieux... On voit à quel degré de mécréance j'étais descendu.

—Mon fils, me dit un soir le ministre, je considère que mes visites sont inutiles...

Et il s'en alla navré, après un grand geste de suprême miséricorde...

Le lendemain, je le faisais appeler... C'était le seul être humain avec qui je pusse causer et si sa présence et ses lectures m'étaient pénibles, son absence l'était davantage encore...

Il me fallait quelqu'un à qui me raccrocher, car je sentais bien que si je ne voyais plus personne, j'allais finir par me tuer...

VI

LE «SINISTRE» PROVIDENTIEL

Le printemps était revenu, et le soleil qui visitait de temps à autre ma cellule (oh bien peu!... quelques minutes seulement) ne fit qu'aggraver ma peine... Sa lumière, au lieu de me réchauffer le cœur, me rendait plus triste que jamais, car elle me rappelait la vie... la vie que je cherchais à oublier!

Je me cachais la figure dans mes draps pour ne point le voir, mais je crois que jamais il ne brilla plus que ce printemps-là... L'Angleterre elle-même semblait s'être débarrassée de ses éternels brouillards...

Je me sentais «descendre» de jour en jour, et j'avais conscience d'être devenu complètement une brute, quand il se produisit, à Reading, un événement que les journaux enregistrèrent sous le mot de «sinistre» et qui eut sur ma destinée le plus heureux effet.

Une nuit, le feu prit à la prison. Il débuta par les magasins et les ateliers et, malgré les efforts des «fire-men» accourus de Londres et des environs, se propagea jusqu'aux bâtiments cellulaires.

On ouvrit aussitôt les portes de nos boxes, et le directeur donna l'ordre de nous conduire dans la cour. Je pris mon diamant, le fixai à la hâte, au moyen d'un nœud, dans le pan de devant de ma chemise et suivis mes compagnons.

Une fois que nous fûmes dans le grand «yard» pavé qui s'étend devant la chapelle, on s'aperçut tout à coup que l'on avait oublié d'évacuer les prisonniers qui se trouvaient à l'infirmerie. Il y eut alors une minute d'affolement parmi le personnel.

En présence du danger qui menaçait les pauvres malades, j'avais retrouvé toute mon énergie et j'étais redevenu, par un phénomène que j'attribue à une subite excitation nerveuse, l'Edgar Pipe des anciens jours.

Sans que personne me l'eût commandé, je m'élançai avec les «fire-men» dans la fournaise, gravis en courant un escalier que les flammes commençaient à lécher, empoignai dans mes bras un malheureux immobilisé dans son lit, le descendis rapidement dans la cour et retournai ensuite, au risque de me faire griller, en chercher un autre. A la fin, comme personne n'osait plus s'aventurer dans l'escalier en feu, je me dévouai, aux applaudissements de tous et fus assez heureux pour ramener le dernier malade, un vieillard paralysé que la terreur rendait fou et qui poussait des cris déchirants.

Je n'étais que légèrement brûlé aux mains et aux bras, car pour pénétrer dans le brasier, j'avais eu soin de m'envelopper d'une couverture mouillée. Je fus le seul, avec deux autres détenus, à coopérer au sauvetage et chacun s'accorda à reconnaître que j'avais été le plus audacieux...

De l'avis même des «fire-men» j'étais un héros... et mon numéro—j'allais dire mon nom—circula bientôt dans tous les groupes.

A cinq heures du matin, on était enfin parvenu à noyer l'incendie. Les magasins et les ateliers avaient été en partie détruits. Quant à la maison de détention proprement dite, ainsi que le pavillon où logeait le directeur, ils étaient intacts. Par contre, le hangar qui abritait la machinerie du Tread-Mill et celui où se trouvait la fameuse «chambre» de justice, avaient flambé comme un feu de paille et je soupçonne fort les détenus, qui faisaient la chaîne et se passaient les seaux d'eau, de n'avoir pas montré beaucoup d'empressement à protéger ces deux affreuses bicoques.

J'avais eu la chance, en opérant mes sauvetages, de ne pas perdre mon diamant... Je le sentais toujours sur mon abdomen... je le sentais d'autant plus qu'il s'était, sous l'effort que j'avais déployé, profondément enfoncé dans ma chair où il avait même, par endroits, produit de légères érosions.

Je m'apprêtais à prendre la file, à la suite de mes compagnons que l'on allait reconduire dans leurs cellules quand le directeur me fit appeler, ainsi que les deux autres détenus qui s'étaient en même temps que moi distingués par leur courage.

Il nous félicita et eut même quelques paroles émues assez «réussies», mais ce fut moi qui recueillis la plus grande part de cette gerbe d'éloges:

—Numéro trente-trois, me dit-il, vous venez, en quelques minutes, de racheter un passé regrettable et je ne veux plus voir en vous qu'un héroïque et brave garçon... Dès aujourd'hui, je vais rendre compte de votre belle conduite au lord Chief of Justice et je ne doute pas qu'il ne vous accorde à bref délai une sérieuse réduction de peine... et peut-être votre grâce... Allez!... Ayez confiance! Pour vous l'heure de la libération est proche.

Et, chose stupéfiante, inouïe, inimaginable, le directeur de la prison de Reading serra la main au numéro trente-trois...

C'était la première fois qu'on voyait chose pareille, et les gardiens, quand je passai devant eux, me saluèrent militairement.

Au déjeuner, j'eus double ration avec une pinte de pale-ale et une tasse de thé; au dîner, on me servit une excellente oxtail soup, du roast-beef avec des pickles, un pudding et du stout... et je recommençai à trouver la vie agréable.

De Tread-Mill, il n'en fut plus question, d'abord parce que le moulin ne fonctionnait plus, ensuite parce que j'étais en instance de libération et que, comme tel, je devais être dispensé de tout travail.

Quinze jours après, le 17 avril (j'ai retenu la date), le directeur me faisait appeler et me lisait un long factum duquel il ressortait que M. «Trente-Trois», condamné à cinq ans de Hard Labour pour cambriolage à main armée, bénéficiait d'une mesure de clémence et obtenait sa grâce immédiate «eu égard au grand courage et à la parfaite abnégation de soi-même qu'il avait montrés en sauvant lors de l'incendie de la prison de Reading, et ce dans des circonstances particulièrement périlleuses, les numéros 29, 56 et 127, tous trois en danger de mort.»

L'Association d'Assistance aux Condamnés Repentants que dirigeait le pasteur de la maison pénitentiaire m'allouait, en outre, afin de me permettre de reprendre ma place dans la société, une somme de cinquante livres, payable à la caisse de l'économat, le jour de ma sortie... De plus,—oh! ce n'est pas fini—la Fondation Evangélique de Londres me faisait don de vingt autres livres et l'Armée du Salut de cinq, total soixante-quinze livres qui, ajoutées à ma masse, laquelle se montait à seize livres et aux quatre-vingts livres de miss Mellis dont je gardais la propriété, portaient mon avoir à cent soixante et onze livres!...

Je trouvai que ce petit dédommagement était assez juste et que, somme toute, il y avait encore de braves gens en Angleterre.

La santé m'était revenue tout d'un coup et j'attendais avec une impatience que comprendront tous ceux qui ont, comme moi, tâté de la prison, l'heure de ma levée d'écrou.

Elle arriva enfin!...

On me rendit les effets que j'avais, on s'en souvient, achetés à si bon compte aux magasins Robinson and Co, mais comme je n'avais plus de bottines, le pasteur voulut bien me faire cadeau d'une paire qu'il ne mettait plus et je me trouvai de nouveau habillé en «gentleman».

Je devais, à la vérité, avoir plutôt triste mine avec ma tête rasée, mon chapeau défoncé, mes habits chiffonnés et mes larges chaussures à bouts carrés, mais quand on a porté, pendant près de trois ans, la combinaison ornée de fleurs de trèfle qui est l'uniforme des prisons anglaises, on n'a pas le droit de se montrer difficile. D'ailleurs on arrive, après un long séjour en cellule, à ne plus avoir, faute de glace, la notion de l'élégance.

Lorsque je franchis le seuil trop hospitalier de la prison de Reading et que je me trouvai dans la rue, que je vis autour de moi des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des chevaux, des autos, je demeurai un instant ébloui, comme un hibou surpris par l'aurore, mais presque aussitôt, je me ressaisis et jetai un rapide coup d'œil autour de moi.

Bientôt, j'eus un soupir de satisfaction... car je venais d'acquérir la certitude que Manzana n'était point parmi les passants qui m'environnaient... Cela m'encouragea à me rendre à Londres. C'était encore là, ma foi, que je serais le plus en sûreté.

—Pardon!... la gare?... demandai-je avec une extrême politesse à un gros policeman qui trônait au milieu d'un refuge, comme un Bouddha sur un piédestal.

L'homme eut un regard ironique et répondit en me toisant des pieds à la tête:

—Ah! ah!... on sort du bocal, hein?... Riche idée... voici la belle saison!... Et alors, comme cela, on retourne à Londres voir ses amis!... et on va s'en donner tant que ça pourra jusqu'à ce qu'on revienne ici.

—Pardon, sir, répondis-je très digne, je vous ai demandé le chemin de la gare...

Le policeman s'inclina cérémonieusement:

—Gentleman... excusez-moi... vous êtes sans doute le prince de Galles... pardon!... je m'étais mépris... tout le monde n'est pas physionomiste... La gare?... elle est là, devant vous, mais je dois prévenir Votre Excellence que le train de Londres vient de partir... et que le prochain est à cinq heures cinquante-quatre...

«Imbécile!» pensai-je en tournant les talons...

Ainsi, à peine rendu à la liberté, j'étais déjà la risée des gens de police!...

Ce premier contact avec le monde «civilisé» m'avait désagréablement impressionné, mais je n'étais pas au bout de mes surprises.

Un peu plus loin, un bon bourgeois tenant par la main un petit garçon me désigna au gamin qui fixa sur moi des yeux effarés. Sur le pas des portes, les boutiquiers me regardaient avec mépris, et j'entendis l'un d'eux dire à son voisin:

—On les relâche donc tous à la prison de Reading... cela promet... la rubrique des faits divers ne chômera pas...

—Je trouve, répondit un autre, que l'on est trop indulgent pour ces oiseaux-là... Si j'étais quelque chose dans le gouvernement, je proposerais une bonne loi qui nous débarrasserait pour longtemps de canailles pareilles...

La voilà bien la charité sociale! Un homme sort de prison, il ne trouvera personne pour lui tendre la main... personne ne l'aidera à se relever. Il expiera sa réhabilitation plus durement que son crime. Et l'on s'étonne après cela qu'il y ait tant de récidivistes!...

J'étais, je l'avoue, quelque peu refroidi, et moi qui avais quitté Reading avec de bonnes pensées plein la tête, je commençais à sentir la haine s'amasser dans mon cœur.

En passant devant la glace d'une devanture, je me regardai à la dérobée et j'eus peine à me reconnaître.

Comment! c'était moi, cet individu grotesque et repoussant... C'était moi cet affreux chemineau, à la peau couleur safran, aux yeux caves et farouches, à l'allure minable et inquiétante... Ah! je comprenais maintenant pourquoi tout le monde me regardait... Je mettais une tache sombre sur la gaieté de la ville... Pour ces gens paisibles, j'étais le vagabond dont il faut se méfier, le spectre du Mal, l'homme prêt à tout, le fauve redoutable sorti de la Ménagerie de Reading!...

A la gare, dès que j'eus pris mon billet, un employé m'invita poliment à ne pas stationner dans la salle d'attente, et comme je m'étais réfugié sur le trottoir, un policeman m'ordonna de descendre sur la chaussée.

Un autre détenu qui avait été libéré en même temps que moi arpentait librement, la pipe à la bouche, la cour de la gare, et personne ne faisait attention à lui. Cela m'étonna tout d'abord, mais je finis par comprendre...

Cet homme portait un costume d'ouvrier, et il y en avait vingt comme lui qui attendaient le train... Rien ne le différenciait de ceux qui l'entouraient et il avait l'air d'être de leur compagnie, tandis que moi, avec ma pelisse sous le bras, ma jaquette chiffonnée, mon chapeau déformé, ma chemise fripée qui, faute de doubles boutons, bâillait sur la poitrine, j'attirais immédiatement l'attention des passants.

Des centaines d'yeux étaient braqués sur moi et je sentais le rouge de la honte me monter à la face.

Si jamais j'ai désiré voir la nuit arriver, ce fut bien ce jour-là!...

Ce jour-là aussi je pus mesurer la profondeur de la muflerie humaine!...

VII

OU JE DEVIENS L'AMI DE Mme CORA ET DE M. BOBBY

Quand j'arrivai à Londres, mon premier soin fut de courir chez un chemisier et chez un bottier, puis j'allai ensuite chez un petit tailleur de Commercial Road qui consentit, moyennant deux shillings, à donner un coup de fer à mes habits.

Cet homme aussi vit bien que je sortais de prison, mais il se garda de me questionner...

Il y avait chez lui une glace dans laquelle je pus me regarder à loisir et je remarquai que ce qui me rendait surtout affreux c'était ma tête rasée, sur laquelle oscillait un chapeau trop grand. J'eus l'idée d'acheter une perruque que je porterais jusqu'à ce que mes cheveux eussent repoussé. Je fus longtemps à la découvrir, cette perruque, mais enfin j'y parvins et celui qui me la vendit, un vieux receleur de Johnson Street, me la fit payer très cher, car il me prit sans doute pour quelque malfaiteur qui voulait échapper à la police. Je coiffai aussitôt ce «postiche» d'occasion qui s'adaptait assez exactement à ma tête et pris congé du «broker» qui crut devoir me serrer la main et me décocher un petit coup d'œil malicieux.

Je me mis ensuite à la recherche d'un logement et cela me prit deux bonnes heures. Je ne pouvais, on le comprend, m'installer dans un bouge, et ma mauvaise mine m'empêchait d'arrêter mon choix sur un hôtel de second et même de troisième ordre. Fort heureusement, le hasard vint à mon secours, une fois encore.

Dans une petite rue de Limehouse, un des bas quartiers de Londres, un écriteau attira mes regards:

Bedroom to let.

J'hésitai un instant, puis me décidai à entrer. La maison avait plutôt mauvaise apparence.

C'était une affreuse bâtisse aux murs fendillés sur la façade de laquelle on avait récemment passé une couche de badigeon rouge qui s'effritait déjà par endroits.

Je suivis un étroit couloir et arrivai dans une petite cour vitrée où j'aperçus une servante qui lavait du linge.

—C'est ici, demandai-je, qu'il y a une chambre à louer?

La maid me regarda un instant avec de gros yeux ronds, essuya ses mains à son tablier et répondit, avec un affreux accent gallois:

—Attendez, j'vas chercher Mme Cora.

J'attendis près du baquet de la laveuse, les pieds dans l'eau.

Soudain, un joyeux éclat de rire retentit près de moi. Je me retournai vivement mais je n'aperçus personne... Presque aussitôt une horrible voix canaille qui rappelait celle des beggars de Whitechapel entonna une chanson de matelots ordurière et stupide.

J'allais fuir, quand une grosse dame parut.

C'était Mme Cora. Elle avait une perruque rousse; sa bouche était d'un rouge exagéré et ses yeux que surmontaient des sourcils d'un noir de jais décrivaient deux courbes tellement régulières qu'on les devinait tracées avec un pinceau. Quant à son teint, il avait cet incarnat factice que donne à la peau le «crayon Primrose» et son visage luisait comme un phare. Elle était vêtue d'un peignoir de soie bleue sous lequel ballottait une poitrine molle, maintenue par un large ruban de faille.

En m'apercevant, elle inclina légèrement la tête, esquissa un sourire et demanda, d'une petite voix d'enfant:

—Monsieur désire?

—J'ai vu que vous aviez une chambre à louer, madame, et je désirerais en connaître le prix.

—C'est quinze shillings par semaine... ameublement confortable, vue sur la rue...

A ce moment, les éclats de rire se firent entendre de nouveau.

—Ne faites pas attention, me dit Mme Cora, c'est Bobby qui s'amuse... Nous disions donc: vue sur la rue... tranquillité parfaite... On peut sortir et rentrer à volonté... mais vous savez, je ne veux pas de chiens ici... je les ai en horreur car ils font peur à Bobby... Il est si impressionnable, ce pauvre Bobby... Figurez-vous que l'autre jour, il a été pris d'une crise terrible et j'ai bien cru que j'allais le perdre... Un maudit bull s'était introduit dans cette cour et aboyait avec fureur... il a même eu l'audace de monter au premier, dans la chambre où se trouve Bobby... Mais je suis là qui vous parle de mon coco adoré, et j'oublie de vous montrer la chambre... Voulez-vous prendre la peine de me suivre, monsieur?

Et Mme Cora s'engagea dans l'escalier. Elle avait pour gravir plus facilement les marches, retroussé son peignoir bleu et me montrait des mollets énormes emprisonnés dans des bas transparents, de couleur claire.

—Oh! oh!... faisait Bobby de sa vilaine voix nasillarde...

Je l'aperçus enfin, ce Bobby. C'était un gros perroquet gris qui circulait librement dans une pièce du premier étage, semant sans pudeur sur le grand tapis rouge des ordures larges comme des shillings.

—Croyez-vous qu'il est joli, s'extasia Mme Cora. Un connaisseur me disait dernièrement qu'il n'en avait jamais vu de pareil... et je le crois sans peine... Bobby vaut au moins cent livres... oui, monsieur... mais pour mille, je ne le céderais pas... Et si vous saviez comme il est intelligent... il comprend tout... je n'ai qu'à lui donner un ordre pour qu'il m'obéisse aussitôt...

Je pensai, à part moi, que Mme Cora aurait bien dû donner à son perroquet l'ordre de respecter un peu plus le tapis rouge.

Nous arrivâmes à la chambre. Elle était, je dois le dire, presque confortable, quoique d'une propreté douteuse.

La grosse dame fit glisser sur leur tringle les doubles rideaux afin que sans doute je pusse mieux voir la poussière qui garnissait les meubles et les taches répandues sur le fauteuil et le couvre-lit, puis elle me demanda si «je me décidais».

Je répondis affirmativement, car je ne me sentais plus le courage de chercher un autre logement.

Alors, elle devint aimable, presque provocante...

—Vous serez très bien ici, dit-elle... et si vous vous ennuyez, je pourrai de temps en temps vous tenir compagnie... Chez moi, vous savez, c'est la vie de famille et tous mes locataires sont un peu mes enfants.

—Vous avez d'autres locataires?

—Oui, quatre, mais des garçons très sérieux qui partent le matin et ne rentrent que le soir. Deux sont employés aux Docks.

—Ah!... et les deux autres?

—L'un est commis voyageur, et l'autre coiffeur pour dames... Vous les verrez, d'ailleurs, car le samedi soir, nous avons l'habitude de nous réunir pour jouer au poker... Ce sont des locataires tout ce qu'il y a de plus comme il faut... le commis voyageur surtout...

Et, tout en me donnant ces explications, la grosse dame me frôlait légèrement en me faisant les yeux doux, mais voyant que je ne répondais pas à ses avances, elle me dit brusquement:

—Nous sommes d'accord, n'est-ce pas? La chambre vous plaît... eh bien, c'est une affaire entendue... quinze shillings par semaine et payables d'avance...

Je lui tendis une livre, et comme elle n'avait pas de monnaie sur elle, je lui dis de remettre les cinq shillings à la bonne...

J'avais absolument besoin de repos et désirais me débarrasser au plus vite de cette logeuse un peu trop familière.

Elle me laissa enfin.

Dès qu'elle fut partie, je donnai un tour de clef et m'assis dans l'unique fauteuil qui, avec deux chaises de velours grenat, garnissait la pièce.

Mon séjour prolongé à la geôle de Reading m'avait fait perdre l'habitude de la marche et j'étais tellement éreinté, tellement fourbu que je m'endormis presque aussitôt.

Quand je me réveillai, il faisait nuit. La lueur d'un réverbère placé en face, dans la rue, éclairait ma chambre. Une faim atroce me tenaillait l'estomac. Je me levai, assujettis ma perruque qui s'était un peu dérangée pendant mon sommeil, m'assurai que mon diamant était toujours dans la pochette de ma chemise de dessous, puis, je mis mon chapeau, ouvris la porte et m'engageai à tâtons dans un escalier obscur. En m'entendant descendre, le maudit perroquet se mit à pousser des exclamations auxquelles se mêlaient quelques mots de «slang»...

—Ah! vous voulez probablement dîner, me dit Mme Cora, en s'avançant sur le palier... Vous savez, je donne également à manger... c'est deux shillings six par repas.

J'acceptai l'offre de la grosse dame et, quelques instants après, j'étais installé entre elle et Bobby devant une petite table recouverte d'une nappe à carreaux jaunes et rouges.

Mme Cora faisait elle-même le service et s'efforçait à des gestes gracieux qui la rendaient parfaitement ridicule.

Qu'était-ce au juste que cette logeuse? Malgré ses petits airs de franchise et d'abandon, elle ne m'inspirait qu'une médiocre confiance. J'étais, à n'en pas douter, tombé dans une de ces maisons louches comme il y en a tant à Whitechapel, et si j'étais relativement tranquille au sujet de ma personne, je l'étais beaucoup moins pour ma bourse.

Tout en mangeant, avec des minauderies de petite maîtresse, Mme Cora me posait une foule de questions qui ne laissaient pas que de m'embarrasser un peu. Quand serré de trop près, je ne savais que répondre, je passais mon doigt sur la tête de Bobby, lequel s'était pris pour moi d'une subite affection. Il me regardait continuellement de son gros œil rond, en se tortillant maladroitement sur son perchoir et se rapprochait de plus en plus. Au dessert, il grimpa sur mon épaule et se mit à tirer les cheveux de ma perruque, tout en laissant tomber sur ma jaquette les shillings qu'il posait d'ordinaire sur le tapis.

La grosse dame était dans le ravissement.

—Croyez-vous qu'il est mignon, disait-elle... Regardez donc comme il est drôle... il veut jouer avec vous... c'est la première fois que je le vois si familier avec un étranger... Sans doute que vous lui plaisez... les bêtes ont parfois un flair étonnant... Bobby a compris que vous étiez un brave homme, et il est tout de suite devenu votre ami. Ah! ce n'est pas à M. Bill Sharper qu'il ferait une fête pareille! Je ne sais pourquoi, il ne peut pas le souffrir... et pourtant, ce n'est pas un mauvais garçon!...

Bill Sharper!

Ce nom me fit courir par tout le corps un long frisson, et Mme Cora dut s'apercevoir de mon trouble, car elle demanda:

—Vous êtes indisposé?

—Non... non... répondis-je vivement, c'est Bobby qui vient de me tirer les cheveux...

La grosse dame partit d'un bruyant éclat de rire.

—Ah! le gredin!... fit-elle en pouffant... ah! le petit espiègle... Il veut sans doute s'assurer que vos cheveux tiennent bien... Alors, c'est vrai?... il vous a fait mal?... Ah! ça, c'est curieux, par exemple!... c'est même extraordinaire!...

Et Mme Cora se trémoussait sur sa chaise comme une petite folle.

Evidemment, elle s'était aperçue que j'avais une perruque...

Je ne savais plus quelle contenance prendre... je me sentais profondément grotesque et ne trouvais rien à répondre.

—Bah!... dit la logeuse, il est bien permis à un homme de porter de faux cheveux... les femmes en portent bien... En tout cas, permettez-moi de vous dire que cela vous va très bien. Vous ressemblez à Rico, un tzigane que j'ai beaucoup connu et avec lequel...

Elle s'arrêta subitement, craignant sans doute de se laisser glisser sur la pente des confidences...

Mme Cora ne parut pas s'étonner outre mesure que je portasse une perruque; d'ailleurs, elle ne s'étonnait de rien... C'était une personne très avertie dont les clients s'étaient employés sans doute à parfaire l'éducation. Peut-être même avait-elle déjà deviné d'où je sortais, mais elle était trop bien élevée pour faire allusion à un petit «accident» qui devait être assez commun dans le monde qu'elle fréquentait.

Elle me comblait d'amabilités—peut-être en souvenir de Rico—et Bobby qui avait décidément renoncé à me tirer les cheveux s'acharnait après le bout de mon oreille...

Très habilement, je ramenai la conversation sur un sujet qui m'intéressait plus que tout autre.

—Alors, dis-je, Bobby n'aime pas M. Bill Sharper...

—Oh, pas du tout, et cela est même assez singulier, car M. Bill Sharper ne sait quelles gentillesses lui faire... il lui donne souvent des friandises et je gage qu'à son retour de voyage, il va encore lui apporter quelque chose...

—Ah! M. Bill Sharper est en voyage?

—Oui... jusqu'à la fin de la semaine... il se déplace beaucoup en ce moment... c'est d'ailleurs son métier qui veut cela... C'est vraiment dommage que Bobby ne l'aime pas, car c'est un bon garçon, et si drôle, si amusant!... D'ailleurs, vous le verrez et je suis sûre qu'il vous plaira tout de suite.

—Je n'en doute pas. Il revient, avez-vous dit à la fin de la semaine?

—Oui, il sera ici samedi... ou dimanche, au plus tard...

—Je serai fort heureux de faire sa connaissance...

Le repas s'achevait. Bobby, que la chaleur avait fini par engourdir, dormait, la tête sous son aile.

La bonne, que nous n'avions pas vue de la soirée, ouvrit tout à coup la porte de la pièce et fit un signe à sa maîtresse.

—Je vous demande pardon, dit Mme Cora, mais on a besoin de moi... Je reviens dans un instant.

A travers la baie vitrée, j'avais aperçu la longue silhouette d'un horse-guard qui titubait légèrement et, à côté de lui, l'ombre menue d'une femme coiffée d'un grand chapeau à plumes.

Il y eut dans l'escalier un bruit de pas, un murmure confus parvint jusqu'à moi, puis le silence se rétablit.

Cinq minutes après, Mme Cora, encore tout essoufflée, avait repris sa place en face de moi.

Elle m'offrit un verre de whisky que j'acceptai, mais cette liqueur exquise dont j'avais perdu le goût à Reading, ne tarda pas à me tourner la tête et, bien que la conversation de la logeuse, qui avait rapproché sa chaise de la mienne, commençât à devenir intéressante, je me vis obligé de prendre congé, en prétextant—ce qui était vrai d'ailleurs—un léger étourdissement.

Cette brusque retraite parut contrarier vivement Mme Cora qui aurait voulu causer plus longuement sans doute, mais j'étais vraiment trop malade pour accéder à son désir.

Une fois dans ma chambre, je me passai immédiatement un peu d'eau sur le visage, me déshabillai, après avoir fermé ma porte à double tour et jeté un coup d'œil sous le lit et derrière les doubles rideaux, puis j'essayai de dormir, mais le horse-guard et sa compagne faisaient un tel vacarme dans la chambre voisine qu'il me fut à peu près impossible de fermer l'œil de la nuit. Je croyais, à chaque instant que le bruit avait cessé, mais bientôt il reprenait de plus belle!

Un peu avant le jour, je m'assoupis cependant, puis ne tardai pas à m'endormir profondément.

Quand je me réveillai, les douze coups de midi sonnaient à une église voisine. Je me levai et, tout en procédant à ma toilette, je réfléchis sur ma situation présente. L'asile que j'avais momentanément choisi n'était décidément pas sûr; il me fallait en trouver un autre. Pour ma première démarche, je n'avais vraiment pas de chance, car avouez que c'était jouer de malheur que d'avoir arrêté mon choix sur une maison meublée qu'habitait justement Bill Sharper!

La logeuse ne m'avait nommé que celui-là, mais qui sait si je n'allais pas apprendre que Manzana logeait aussi dans cet hôtel borgne. Il fallait que je déguerpisse au plus vite, car j'étais exposé, à chaque minute, à faire chez Mme Cora de mauvaises rencontres.

D'ailleurs, de toute façon, je ne serais pas resté dans ce boarding-house. La propriétaire était trop aimable, et cette amabilité, que j'attribuais à ma ressemblance avec le regretté Rico, m'eût obligé à des sacrifices vraiment trop héroïques.

J'annonçai donc à Mme Cora que je ne rentrerais probablement pas dîner, et je partis après avoir amicalement serré la patte à Bobby.

J'allai déjeuner dans un restaurant italien tenu, comme toujours, par un Allemand, puis je me mis à la recherche d'un nouveau logement.

VIII

CELLE QUE JE N'ATTENDAIS PAS

Une heure après, je m'arrêtais devant un énorme bâtiment sur la façade duquel courait une longue bande de calicot avec ces mots: «Caledonian Hotel».

C'était une sorte de caravansérail fréquenté par le peuple des docks, les mariniers de la Tamise et les matelots en congé... On entrait là-dedans et on en sortait sans que personne vous remarquât. L'hôtel avait deux cents chambres, ainsi que l'attestait la petite notice collée sur la vitre du bureau et il était, on en conviendra, bien difficile au logeur de surveiller tant de locataires.

Je résolus donc de m'établir au Caledonian Hotel, mais avant d'y pénétrer, je me rendis chez un fripier de Shadwell et troquai contre une vareuse, un caban, un béret et un pantalon de matelot, les effets trop élégants que je portais et qui compromettaient ma sécurité. J'abandonnai aussi ma perruque au marchand, qui me la paya deux shillings.

Quand je sortis de chez lui, personne n'eût pu reconnaître sous son costume de marin le gentleman ridicule qui, la veille, dînait en tête à tête avec la logeuse de Limehouse.

J'avais enfin trouvé le seul déguisement qui me convînt, celui qui me permettrait de passer partout sans me faire remarquer.

Je ne pouvais plus rester à Londres, où j'étais exposé à rencontrer Bill Sharper et peut-être Manzana. Mon seul désir était de m'embarquer, de gagner les régions lointaines, de vendre mon diamant et de redevenir un honnête homme.

Je m'engagerais à bord d'un bateau quelconque comme soutier, comme aide-chauffeur, ou comme graisseur, mais ce que je souhaitais, c'était quitter au plus vite le sol de l'Angleterre.

Je me présentai donc au Caledonian Hôtel, m'inscrivis sur le livre de police sous le nom de Jim Perkins, et obtins, sans autres formalités, une chambre au quatrième étage. Pour la première fois depuis ma sortie de Reading, je me sentis enfin tranquille et pus dormir tout à mon aise. Je prenais mes repas dans la salle commune de l'hôtel, en compagnie de matelots et de mariniers et ne tardai pas à me lier avec quelques braves garçons qui promirent de me trouver un engagement. En attendant, j'errais sur les quais, causant avec les dockmen, m'intéressant à l'arrivée et au départ des navires, m'offrant même parfois pour un coup de main, lorsque j'en trouvais l'occasion.

Un soir, un de mes nouveaux camarades m'annonça que le capitaine du Humbug, un voilier de trois cent cinquante tonneaux, en partance pour l'Amérique du Sud, cherchait à compléter son équipage. Je me présentai à ce capitaine qui s'appelait Wright et j'eus la chance d'être accepté.

—Jeudi le départ, me dit le capitaine Wright... A la tombée de la nuit, il faudra rallier le bord.

Je promis d'être exact au rendez-vous et retournai au Caledonian Hotel.

J'avais encore une journée à passer à Londres, et je résolus de me payer un peu de bon temps. En compagnie de deux nouveaux amis nommés Dick et Funny, j'allai dîner à la «Tortue Volante», un restaurant de matelots réputé pour ses «sheep's trotters», et ensuite, nous résolûmes de finir notre soirée au concert.

Il y a dans Pennington street un music-hall très mal famé où les marins en bordée vont faire un peu de boucan avant de se rembarquer. C'est une étroite construction précédée d'un long couloir dans lequel on rencontre les demi-mondaines du Wapping. La salle, garnie de bancs à dossier solidement scellés au parquet, est flanquée d'une galerie, sorte de promenoir demi-circulaire où l'on peut consommer pour six pence des boissons frelatées.

Ce soir-là, c'était «great event»... On annonçait les débuts d'une chanteuse qui avait modestement pris le nom de «miss Nightingale», c'est-à-dire «Mlle Rossignol».

Des affiches la représentaient avec un corps d'oiseau et les boniments les plus outranciers la désignaient à la curiosité des spectateurs, comme «une des étoiles les plus brillantes du firmament artistique».

En compagnie de Dick et de Funny, je pris place aux premiers rangs et, comme le spectacle ne commençait pas assez vite, nous donnâmes le signal du «branle-bas».

Immédiatement, des centaines de pieds chaussés de gros souliers à clous se mirent à frapper en cadence les planches du parquet, d'où monta bientôt une poussière jaune, aussi opaque, aussi épaisse qu'un brouillard londonien.

L'orchestre préluda enfin par la «Marche des Joyeux Garçons de Southwark», et toute la salle reprit en chœur le refrain:

With his nancy on his knee,
And his arm around her waist...

Une gaieté folle s'était emparée de la salle entière, et les spectateurs hurlaient avec une telle force que l'on n'entendait plus la musique dans laquelle cependant dominaient les instruments de cuivre.

Enfin, la partie de concert commença. Le public emballé par le nom de «Miss Nightingale» la réclamait à grands cris et les modestes chanteuses qui précédaient la grande étoile ne parvenaient pas à se faire entendre.

Soudain je tressaillis. Je venais d'apercevoir dans une travée voisine de la mienne une femme à la toilette minable, une de ces pauvres roulures comme on en rencontre dans les rues de Whitechapel, et cette femme, je ne me trompais point... c'était Edith!

Quel contraste offrait aujourd'hui la malheureuse fille avec la belle, l'éblouissante, la brillante Edith que j'avais, trois années auparavant, retrouvée dans un des plus grands concerts de Londres...

Que lui était-il donc arrivé?... Quel terrible événement avait ainsi précipité sa chute?

Le sentiment qui s'empara de moi, à cet instant, fut celui de la pitié...

Sans plus me soucier de mes camarades que s'ils n'existaient pas, je me levai et allai m'asseoir à côté de mon ancienne maîtresse.

Tout d'abord, elle ne me reconnut pas et comme je m'étais approché d'elle, mon épaule contre la sienne, elle me repoussa d'un geste rageur en m'appelant «ivrogne».

Alors, je la regardai bien en face et d'une voix dans laquelle je m'efforçai de mettre toute la douceur possible, je l'appelai par son nom:

—Edith!

Elle eut un petit soubresaut, suivi d'un mouvement de recul, puis, me reconnaissant enfin, murmura tristement:

—Edgar!...

Et je vis qu'elle pleurait.

—Venez, lui dis-je...

Elle obéit et nous allâmes nous asseoir dans le pourtour à un endroit qui était à peu près désert...

Dans la salle, le boucan était à son comble et le régisseur avait dû paraître sur la scène, pour annoncer que si le bruit continuait on allait suspendre la représentation...

—Edith!... fis-je, en prenant les mains de la jeune femme... vous ne m'en voulez pas?

Elle leva vers moi ses grands yeux bleus embués de larmes:

—Vous en vouloir, Edgar... et pourquoi?

—Mais... à cause de... l'affaire...

—Oh! non... je ne vous en veux pas... vous avez pu avoir des torts... mais vous avez toujours été bon pour moi... tandis que...

Elle n'acheva pas.

—Que voulez-vous dire?... voyons... parlez...

—Je vous assure, Edgar, que je n'en ai pas la force...

—Vous êtes malade?...

—Non... j'ai faim...

Cela avait été dit d'une voix si basse que c'est à peine si je pus entendre ce navrant aveu...

—Que dites-vous, Edith... que dites-vous?... Vous avez faim?...

—Oui...

Et elle ajouta, honteuse, en détournant la tête:

—Voilà deux jours que je n'ai pas mangé...

—Cependant, vous êtes venue au concert... vous avez dû payer votre place?

—Ici... les femmes comme moi... ne payent pas.

J'étais ému plus que je ne saurais le dire et je sentais mes yeux se mouiller.

Je pris Edith par le bras et l'entraînai hors de la salle, au moment même où miss Nightingale commençait ses roulades.

Il y avait, en face du music-hall, un petit restaurant brillamment éclairé.

Je voulus y faire entrer Edith, mais elle me saisit vivement le bras, en disant:

—Oh non... non! pas ici!

Et elle me guida vers une rue sombre, m'entraîna dans une autre et enfin, s'arrêtant devant une petite boutique peinte en rouge:

—Là! si vous voulez, dit-elle.

Nous entrâmes. La salle était presque vide. Nous nous assîmes, dans le fond et je commandai à dîner... Edith ne mangeait pas, elle dévorait.

Ainsi, c'était donc vrai, la malheureuse mourait de faim!

J'aurais voulu connaître immédiatement son histoire, apprendre comment elle avait pu tomber dans une telle misère, mais je n'osais l'interroger.

Quand elle eut terminé son repas, elle demanda:

—Où allez-vous maintenant? Edgar.

—Mais chez vous, si vous voulez...

—Chez moi! fit-elle tristement... chez moi!... mon domicile maintenant, c'est la rue!...

Je n'en pouvais croire mes oreilles... Etait-il possible que mon Edith en fût arrivée là?

—Venez à mon hôtel.

Et je l'emmenai au Caledonian.

Lorsque nous fûmes seuls, je la fis asseoir et lui prenant les mains:

—Edith!... Edith!... je vous en prie... dites-moi tout, confiez-vous à moi... Vous savez que je suis votre ami, moi... que je vous ai bien aimée... que je vous aime toujours.

Elle éclata en sanglots.

J'attendis que la crise fut calmée, puis la suppliai de parler.

Elle y consentit enfin, d'une voix hésitante:

—Aussitôt après votre malheur, dit-elle, j'ai été obligée de quitter le petit appartement que nous occupions chez miss Mellis... et de me réfugier dans le Strand. J'étais encore toute bouleversée par cette «histoire»... Et d'abord, je vous ai maudit, Edgar... mais depuis... depuis que j'ai appris à mieux connaître la vie, je vous ai excusé...

Elle s'arrêta un instant, comme si elle cherchait à rassembler ses idées, et poursuivit:

—Oui... je vous ai excusé... car, en somme, si à Paris, je n'avais pas pris les deux mille francs qui se trouvaient dans votre secrétaire... peut-être bien que...

—Ne parlons plus de cela, Edith, je vous en prie... Ne vous ai-je point pardonné depuis longtemps?...

—Oui, je sais... mais j'ai honte de cette vilaine action... j'étais heureuse, à ce moment, vous ne me refusiez rien...

—Mais puisque c'est oublié, vous dis-je... Continuez votre récit...

—Mon... récit!... ah oui!... Où en étais-je donc?...

—Au moment où vous avez quitté le logement de miss Mellis...

—Ah! oui... c'est vrai... J'étais donc allée m'installer dans un boarding-house du Strand... quand, un jour, en descendant de chez moi, je me suis trouvée nez à nez dans la rue avec cet horrible individu qui nous a fait une telle peur, vous savez... ce Bill Sharper...

—Oui... oui... je me souviens de ce bandit.

—Oh!... un bandit, vous pouvez le dire, mais en comparaison de l'autre... c'est encore un gentleman...

—L'autre?...

—Oui, vous savez bien, Manzana...

—Le gredin! en voilà un qui a fait mon malheur!

—Et le mien aussi, Edgar...

—Comment cela?

—Attendez, vous allez tout savoir et si vous avez souffert, vous verrez que, moi aussi, j'ai été bien malheureuse... Donc, Bill Sharper a commencé par m'intimider. «Ah! vous voilà, vous, m'a-t-il dit... vous ferez bien de vous cacher, car la police vous recherche... vous allez probablement être arrêtée... Votre amant a parlé... Il paraît que vous étiez sa complice et que c'est à votre instigation qu'il a commis le vol que vous savez...»

Je me récriai, naturellement, mais il insista et me terrorisa à tel point que je m'enfuis de mon logement pour me réfugier dans celui qu'il m'avait offert...

—Comment? vous êtes allée chez Bill Sharper?

—J'étais folle... je ne savais plus ce que je faisais, et la crainte d'être arrêtée m'eût fait commettre les pires folies... Chez lui, je trouvai l'autre... Manzana, celui qui prétend que vous l'avez volé... Ils me parlaient toujours de mon arrestation prochaine et semblaient s'efforcer de me soustraire à la justice... Bref, je suis devenue leur chose... ils ont fait de moi ce qu'ils ont voulu... Après m'avoir terrorisée, ils m'ont compromise en m'emmenant avec eux dans leurs expéditions et, finalement, je suis restée seule avec Manzana. Vous dire ce que ce misérable m'a persécutée, non, c'est à n'y pas croire... Il me battait, oui. Edgar, ce misérable a osé me battre... Il me faisait horreur... mais je n'osais le quitter, car il m'avait menacée de me tuer si je tentais de fuir... Il me surveillait continuellement et... même quand je descendais dans la rue pour exercer l'infâme métier auquel il m'avait contrainte, je le voyais toujours derrière moi, avec ses yeux brillants qui me donnaient le frisson...

—Ainsi, malheureuse, depuis le jour où j'ai été arrêté...

—Oh! Edgar! Edgar! je vous en supplie, pardonnez-moi... je vous l'ai dit, j'étais folle. Cet homme m'avait terrorisée, compromise, et une fois dans l'engrenage...

—Et vous êtes toujours avec lui?

—Non... Edgar... non, j'ai enfin eu le courage de le quitter... J'étais malade, ceci se passait avant-hier... il m'a quand même obligée à me lever pour aller faire dans le Strand ma triste promenade quotidienne... Alors, profitant d'un moment où il était entré dans un débit de tabac... je me suis enfuie... Je me suis mise à courir droit devant moi. Arrivée sur les quais, j'ai eu un moment l'idée de me jeter dans la Tamise et si je ne l'ai pas fait, c'est parce qu'un policeman qui m'avait aperçue m'a forcée à m'en aller... Depuis, j'ai erré comme une âme en peine, m'écartant le plus possible du quartier où se trouve Manzana... Voilà deux nuits que je passe dehors... et, quand vous m'avez rencontrée, j'étais entrée au music-hall pour me reposer un peu, car je ne tenais plus sur mes jambes... Je savais que là on ne me chasserait pas, puisque les rôdeuses des quais sont admises gratuitement dans ces affreux endroits, pour servir d'amusement aux matelots... Vous le voyez, Edgar, j'ai bien souffert... Condamnez-moi si vous voulez, mais c'est la fatalité qui m'a conduite là!...

Pour toute réponse, j'attirai Edith contre moi et déposai sur son front pâle un baiser de pardon...

C'était moi, en réalité, qui avais fait le malheur de cette femme... c'était moi qui l'avais poussée au bord de l'abîme... Manzana avait fait le reste!

Il y eut entre Edith et moi un long silence; elle avait appuyé sa tête sur mon épaule et sanglotait doucement.

J'évitais de prononcer un mot, craignant de raviver sa douleur. Enfin, quand elle parut plus calme, je lui dis:

—Et maintenant, Edith, qu'allez-vous faire?

Elle me regarda avec étonnement, puis comme je demeurais silencieux, elle se remit à pleurer...

J'avais lu dans ses yeux la question qu'elle n'osait me poser, et je souffrais autant qu'elle...

—Ne vous ai-je pas dit, fis-je doucement, que je quittais l'Angleterre... Je m'embarque demain pour l'Amérique du Sud.

La secousse avait été trop violente, je le vis bien au geste de désespoir d'Edith, et je repris aussitôt:

—Mais, soyez tranquille... je ne vous abandonnerai pas. Ecoutez moi, je vous en prie, et vous allez voir que je ne veux que votre bien... Je suis, pour des motifs que vous comprendrez plus tard, forcé de m'expatrier... Vous, de votre côté, vous ne pouvez demeurer à Londres... Il n'y a qu'un endroit où vous puissiez être en sûreté... et cet endroit, c'est Paris, car Manzana a de sérieuses raisons pour ne pas retourner dans cette ville... Or, vous allez, dès demain, partir pour la France... et vous prendrez une chambre dans notre ancien quartier... Dans un mois, ou plutôt non, un mois et demi, vous irez tous les jours à la poste restante de la place des Abbesses... vous y trouverez bientôt une lettre à votre adresse... Je vous apprendrai où je suis, vous me répondrez, et quand je le pourrai, ou je vous dirai de venir me rejoindre, ou c'est moi qui viendrai... De temps à autre, je vous enverrai quelque argent... Je compte cependant que vous redeviendrez une honnête femme... comme moi je tâcherai de redevenir un honnête homme... Il y a entre nous un fossé de boue... il faut laisser au soleil le temps de le dessécher peu à peu... Lorsque nous nous retrouverons, le passé sera oublié, et nous vivrons heureux... Peut-être reviendrons-nous en Angleterre, car c'est notre pays à tous deux et si misérable, si criminel qu'on ait été, on n'oublie jamais son pays...

Edith leva vers moi ses grands yeux que l'espoir rendait plus brillants et balbutia ce simple mot:

—Merci!

IX

Chargement de la publicité...