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Mémoires d'un cambrioleur retiré des affaires

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OU APPARAIT UN ONCLE QUI ME PORTE UN VIF INTÉRÊT

Les idées sont ou géniales ou lumineuses: elles sont géniales quand elles sortent du cerveau, après de longues et laborieuses méditations, mais quand elles vous sont suggérées par un incident imprévu, elles sont simplement lumineuses.

Celle que je venais d'avoir pouvait être rangée dans cette dernière catégorie... La chute d'une pomme orientait l'esprit de Newton vers les lois de la pesanteur... la simple vue d'un talon de bottine me fit pousser en anglais le mot qu'Archimède prononça en grec...

Oui... j'avais trouvé!...

La solution que je cherchais et qui me fuyait avec obstination se présentait à moi dans toute sa simplicité... et je me mis à rire comme un fou, tout en continuant d'aplatir mon clou avec le pied de la chaise.

Edith qui se trouvait dans le cabinet de toilette accourut, étonnée:

—Eh bien! demanda-t-elle, qu'y a-t-il donc, Edgar, est-ce que vous avez perdu la raison?

Et tout en parlant, elle regardait d'un air inquiet, la bouteille de whisky posée devant moi sur la table...

Quand elle eut constaté que le liquide était toujours au même niveau, elle parut plus inquiète encore, ne pouvant plus mettre sur le compte de l'ivresse l'étrangeté de ma conduite...

—Ah! my darling, lui dis-je... Excusez-moi, mais je songe à une chose si drôle... Figurez-vous qu'hier... au moment où je traversais Fleet Street, une grosse dame a glissé sur la chaussée et est tombée d'une façon si comique que tout le monde s'est mis à rire... oui, tout le monde, même un austère Révérend qui était arrêté devant la station d'omnibus...

—Vraiment, Edgar, vous n'êtes guère généreux... ainsi, voilà ce qui vous fait rire... une femme qui tombe!

—Oh! rassurez-vous... j'ai été le premier à la relever... et à la conduire chez un pharmacien, car elle s'était légèrement blessée en prenant un peu trop brutalement contact avec le sol...

—Vous êtes comme les paysans du Pays de Galles, mon cher, vous riez huit jours après d'un événement qui n'est pas bien comique, en somme.

Je me gardai de protester contre cette appréciation qui n'était rien moins que flatteuse... J'aimais mieux passer pour un lourdaud du Pays de Galles, que de livrer mon secret.

Le soir, quand Edith me proposa de sortir pour respirer un peu, je prétextai une terrible migraine. Elle sortit seule, ce qui lui arrivait quelquefois, et je profitai de son absence pour me livrer à un petit travail qui n'était pas des plus faciles. Je pris une de mes bottines—la droite, je m'en souviens—et commençai à enlever, avec la grosse lame de mon couteau, les plaques de cuir superposées qui formaient le talon. Je creusai ensuite dans la partie demeurée intacte une sorte de petite niche rectangulaire dans laquelle je logeai mon diamant, puis je replaçai par-dessus les lamelles de cuir que j'avais détachées, l'instant d'avant, et les assujettis solidement, au moyen de vis de cuivre et de petits clous à tête plate.

Maintenant, le Régent ne me quitterait plus... et personne n'aurait l'idée de venir le chercher dans mon talon.

Je recouvrais donc un peu de tranquillité... c'était tout ce que je désirais pour l'instant.

Je me laissai donc vivre, pendant une huitaine, puis je songeai sérieusement à mon voyage en Hollande. J'avais d'abord eu l'intention d'emmener Edith avec moi, mais je jugeai que cela serait non seulement maladroit, mais encore très imprudent. Il valait mieux que je partisse seul, mais quel prétexte invoquer pour prendre congé de ma maîtresse, sans la froisser, et aussi sans rompre définitivement avec elle? Je tenais encore à Edith, malgré le petit tour qu'elle m'avait joué à Paris et qu'elle s'était d'ailleurs ingéniée à se faire pardonner... Certes, ce n'était plus de ma part un amour fou, mais enfin elle était bien la femme qu'il me fallait. J'avais déjà eu pas mal de maîtresses et, quand je comparais à Edith tous ces anciens «collages», je trouvais que, décidément, elle était bien supérieure, comme talents et comme esprit, à toutes les pécores qui avaient, pendant de longs jours et de plus longues nuits encore, empoisonné ma vie. Je tenais donc à conserver Edith... et j'étais prêt (ce qui est une preuve d'attachement) à lui passer bien des caprices et à excuser bien des fautes.

Je crois qu'elle m'aimait aussi, mais son amour était malheureusement subordonné à l'état de mes finances... Je ne me faisais aucune illusion sur ce chapitre et j'étais persuadé que, le jour où je ne pourrais plus l'entretenir convenablement, elle chercherait aussitôt un autre protecteur.

Les femmes ne sont des héroïnes que dans les romans, et il ne faut pas les soumettre à trop rude épreuve. L'amour dans un grenier, c'était bon en 1830. Aujourd'hui, la moindre maîtresse veut un petit salon, avec un piano et le rêve qu'elle poursuit, avec l'espoir de le réaliser un jour, c'est de trouver un bon gros capitaliste qui la couvre de bijoux et lui paye une auto. En général (et il y a heureusement des exceptions) la fidélité des femmes est en raison directe du bien-être qu'on leur procure et ceux qui s'imaginent être aimés pour eux-mêmes sont souvent des niais ou des outrecuidants.

L'homme qui n'apporte que sa personne dans une association amoureuse risque fort de se voir adjoindre à bref délai des collaborateurs plus «sérieux».

Or, comme je ne puis souffrir la collaboration en amour, je m'efforçais de trouver une raison pour conserver Edith à moi seul et la persuader que, bientôt, j'allais rouler sur l'or. Je lui confiai notamment que j'avais, à Amsterdam, un vieil oncle, riche à millions, qui m'aimait comme si j'eusse été son fils et qui me laisserait en mourant son énorme fortune.

Ces discours avaient le don d'intéresser prodigieusement Edith et je suis convaincu qu'elle souhaitait in petto la mort rapide de l'oncle de Hollande. Je m'aperçus aussi que je grandissais dans son estime et qu'elle paraissait, chaque jour, m'aimer davantage.

Quand je l'eus bien préparée, je m'arrangeai pour que l'oncle imaginaire me donnât de ses nouvelles.

Rien n'était plus facile. Il existe, à Londres, dans Augustin's street, une agence qui s'intitule «Tsit» et qui se charge, moyennant quelques shillings, de vous expédier, à volonté, une lettre timbrée de New-York, de Singapour ou de Nouka-Hiva.

Un mari veut-il filer tranquillement le parfait amour avec une petite poule, il s'adresse à l'agence «Tsit».

Trois semaines après, l'épouse délaissée reçoit de son volage époux une lettre des plus tendres dans laquelle il lui dit qu'il vient d'arriver en Amérique où les affaires s'annoncent bien.

Un caissier qui a dévalisé son patron veut-il dépister la police, il envoie des îles Hawaï une longue lettre dans laquelle il fait son mea culpa et où il annonce qu'il se fera un devoir de rembourser un jour la somme qu'il a été obligé de prélever dans la caisse confiée à sa garde, afin de se livrer en grand à l'élevage des moutons mérinos.

Je connaissais depuis longtemps le directeur de l'agence «Tsit»; je puis même dire qu'il était mon ami. Je lui remis donc une lettre qu'il se chargea de me faire parvenir, timbrée et datée d'Amsterdam.

Le soir même, en tête à tête avec ma maîtresse, je préparai mes batteries. Je parlai beaucoup de l'oncle Chaff (c'était le nom que j'avais donné à ce parent de fantaisie).

Il sait votre adresse, au moins? demanda Edith.

—Oui... je lui ai écrit, il y a quelques jours...

—Vous avez bien fait... Voyez-vous qu'il meure et que personne ne vous avertisse?

—Oh! de toute façon, je serais prévenu!

Jusqu'alors Edith ne m'avait jamais interrogé sur ma famille, mais ce soir-là, elle me posa une foule de questions auxquelles je répondis de la meilleure grâce du monde. Je me confectionnai même une généalogie des plus huppées et m'apparentai sans vergogne aux plus grandes familles d'Angleterre.

Edith était éblouie.

—Je me suis bien doutée, dit-elle, la première fois que je vous ai vu, que vous deviez appartenir à la haute société... d'ailleurs, quand quelqu'un a de la race, cela se voit tout de suite... et vous, vous avez de la race...

Ce compliment ne me parut pas exagéré... J'ai de la race, en effet, et bien des gens se sont laissé prendre à mon grand air de distinction.

Cela prouve que bien que l'on soit issu du peuple, on peut néanmoins avoir de l'allure... Cela donne aussi un sérieux démenti aux affirmations de certains savants qui prétendent que l'aristocratie a sa marque spéciale et qu'un roturier ne peut point prétendre à cette élégance de manières, à cette distinction naturelle que possèdent seuls les gens bien nés.

Quelle erreur!

Mon père était valet de chambre et ma mère fille de taverne en Irlande.

Il est vrai que je suis un enfant de l'amour et l'on sait que ces enfants-là sont toujours bien faits de leur personne.

Bref, Edith était subjuguée... c'était tout ce que je désirais. J'étais sûr qu'elle ne se lancerait point, durant mon absence, dans quelque aventure galante... ou que, tout au moins, si elle le faisait, ce serait avec discrétion.

A quelques jours de là, je recevais d'Amsterdam la lettre suivante:

«Mon cher monsieur Edgar,

«Votre oncle est en ce moment dangereusement malade et les médecins qui le soignent se montrent fort inquiets... Il parle souvent de vous et je crois qu'il désirerait vous embrasser. Vous savez comme il vous aime, le cher homme, et combien il souffre de ne plus vous voir. Je n'ose affirmer que votre présence le guérira, mais elle adoucira au moins ses derniers moments, car il se pourrait qu'il n'en eût plus pour bien longtemps, si j'en crois ce que dit le docteur Oldenschnock, qui ne quitte pas son chevet. J'espère, mon cher monsieur Edgar, qu'au reçu de cette lettre, vous vous mettrez immédiatement en route, et que nous aurons le plaisir de vous voir cette semaine.

«Croyez à mon respectueux dévouement.

«Cornélie Fassmosch.»

En lisant cette lettre, je feignis une émotion qui n'échappa point à Edith.

Elle demanda d'un air apitoyé:

—Mauvaises nouvelles de votre oncle?

—Hélas! oui... et je crains bien...

—Ne vous désolez pas d'avance... Quel âge a-t-il?

—Soixante-treize ans...

—Ce n'est pas un âge exagéré!

Rien n'était plus comique que cet apitoiement qui n'était pas plus sincère de la part d'Edith que de la mienne, au sujet d'un bonhomme qui n'existait pas.

J'avais une envie folle de rire, mais comme ma maîtresse m'observait toujours, je fis le geste d'écraser une larme au coin de ma paupière.

Il fut convenu que je m'embarquerais le lendemain soir dans le train qui part de Charing-Cross pour Douvres, à 9 h. 55. De Douvres, je gagnerais Ostende, et de là Amsterdam.

Edith semblait navrée à l'idée de ce départ précipité, mais, pour la consoler, je lui promis que si la maladie de mon oncle se prolongeait, je la ferais venir en Hollande et la perspective de ce voyage lui rendit toute sa gaieté.

XVII

UNE OMBRE SUR LE PAYSAGE

Ce soir-là, nous fîmes ce que les Français appellent la «bombe», mot qui vient de bombance, très probablement. J'emmenai Edith dîner à l'«Alexandra», Saint-George's Place, et là, je lui payai un souper qu'un lord ne lui eût certainement pas offert: oysters, anchory, salmon, trout, filled steak, minced lamb, vegetables marrow, water cress, apple turnover, vanilla ice, le tout arrosé de Champagne, de claret et de porto... La note se montait à cinq livres six pence exactement. Edith et moi nous étions très gais et nous décidâmes d'aller finir notre soirée à l'Olympia.

Je sifflai un taxi qui vint immédiatement se ranger le long du trottoir. Un mendiant dont la figure était aussi noire que celle d'un nègre se précipita pour ouvrir la portière. J'aidai galamment Edith à monter dans le cab et j'allais prendre place à côté d'elle, quand soudain, mes yeux rencontrèrent ceux du mendiant qui se tenait toujours là, semblant attendre un pourboire...

Le drôle me regardait avec un mauvais sourire.

Au moment où j'allais mettre le pied dans la voiture, il m'empoigna par le bras, me fit brusquement décrire un demi-tour et me dit, en approchant sa figure sale de la mienne:

—Non, monsieur Pipe..., non, vous ne m'échapperez pas... une fois passe, mais deux, jamais!

Manzana!... c'était Manzana!...

Je ne l'avais pas reconnu tout d'abord, sous la couche de crasse qui recouvrait son visage, mais je le reconnaissais maintenant à sa vilaine voix métallique.

J'essayai de payer d'audace:

—Monsieur, répondis-je, en prenant un accent étranger, vous vous trompez certainement... Veuillez me lâcher... ou j'appelle un policeman...

—Eh bien, appelez, dit mon terrible associé, je ne demande pas mieux... nous irons au poste et, là, je dirai qui vous êtes...

Dans l'intérieur du taxi, Edith s'affolait:

—Oh! Edgar! Edgar!... criait-elle appelez un agent... qu'on nous débarrasse de ce vilain homme!

—Rassurez-vous, ma chère, dis-je en m'efforçant de paraître calme... ce monsieur fait certainement erreur... je vais m'expliquer avec lui... rentrez à la maison, je vous rejoins dans un instant...

Et, à voix basse, je glissai notre adresse au chauffeur qui partit sur-le-champ.

Quand il eut disparu, je donnai à Manzana une petite tape sur l'épaule et lui dis d'un ton conciliant:

—Voyons, mon ami, à quoi bon faire du scandale... et affoler une femme... Je vous croyais plus galant, ma parole...

—Il s'agit bien de galanterie... je voudrais vous voir à ma place... Ah! c'est ainsi que vous m'avez plaqué!

—Pardon, mon cher, s'il y en a un des deux qui a plaqué l'autre, c'est vous ce me semble...

—Oh! n'essayez pas de jouer sur les mots... je ne suis pas un imbécile... Vous croyez donc que je n'ai pas deviné votre manège?... Vous vous êtes tout simplement entendu avec cette canaille de capitaine pour me faire expulser du bateau...

—Vous dites des bêtises, Manzana... la fureur vous égare... Vous vous êtes conduit comme un niais.

—Soyez poli, n'est-ce pas? Je ne suis point d'humeur à me laisser insulter par un gredin de votre espèce...

—Calmez-vous, je vous prie, et raisonnez un peu... Grâce à moi, vous étiez embarqué sur un bateau qui nous emmenait en Angleterre... or, vous vous rappelez à quelles conditions on nous avait acceptés, vous et moi. Nous n'étions pas des passagers, mais de simples matelots... bien moins, des manœuvres, des domestiques... Vous, vous étiez affecté au service de la cale, moi, à celui du pont.

—Oui, bien entendu, vous m'aviez fait reléguer à fond de cale, afin de pouvoir vous enfuir plus facilement, au premier arrêt...

—Vous dites des stupidités, Manzana... Si j'avais eu vraiment l'intention de fuir, je me serais esquivé après notre séparation... au lieu de cela, je me suis aussitôt mis au travail... Il fallait faire comme moi, mais non, méfiant comme vous êtes, vous n'avez pas pu demeurer au poste qui vous avait été assigné, il a fallu que vous remontiez pour voir un peu ce qui se passait sur le pont... le capitaine vous a aperçu et vous a immédiatement signifié votre congé... que pouvez-vous me reprocher?

—En quittant le bateau, je vous ai appelé, vous ne m'avez pas répondu.

—Je n'ai rien entendu, je vous l'assure, sans quoi je me fusse fait un devoir de partir avec vous... Nous étions associés, vous aviez ma parole et vous avez pu constater que, jusqu'alors, j'avais respecté mes engagements.

—Mots que tout cela!... Je sais que vous n'êtes jamais embarrassé pour trouver de bonnes raisons... Bientôt, c'est moi qui vais avoir tous les torts...

—Mais voyons, sérieusement, que me reprochez-vous?... Est-ce moi qui vous ai lâché, oui ou non?

—Vous étiez quand même bien content d'être séparé de moi?

—Qu'en savez-vous?

—Vous vous disiez: cet idiot de Manzana ne me retrouvera jamais...

—J'étais, au contraire, certain de vous revoir... Vous saviez que le Good Star allait à Londres... si j'avais voulu vous plaquer, comme vous dites, je ne serais pas venu en Angleterre...

Manzana ne trouva rien à répondre à ce dernier argument. Je voyais qu'il était furieux.

Tout à coup il éclata:

—Oui... oui... hurla-t-il, tout cela c'est très joli... c'est moi qui ai tort, c'est entendu... En attendant, vous vous payez des dîners de plusieurs livres dans les plus grands hôtels, vous avez des maîtresses, vous ne vous déplacez plus qu'en taxi... Et moi... moi, votre associé, j'en suis réduit à ouvrir les portières pour gagner quelques pence... Tel que vous me voyez, voilà, deux jours que je me nourris de croûtes de pain...

—Si une livre peut vous obliger...

—Je ne demande pas l'aumône, répliqua Manzana d'un air digne... J'entends que vous respectiez nos conventions... Jusqu'à ce que nous ayons pu vendre notre diamant (et le drôle appuya sur ce mot) nous devons faire bourse commune... Tout ce qui est à vous m'appartient...

—Même ma maîtresse?

—Pourquoi pas?

—Vraiment, mon cher, vous allez un peu fort... D'ailleurs, je vais vous apprendre une chose qui va singulièrement vous refroidir... Je n'ai plus le diamant...

—Quoi?... qu'est-ce que vous dites?... Vous n'avez plus le diamant?... Vous... n'avez plus le diamant. Alors vous l'avez vendu, vendu à vil prix! Eh! parbleu, ça n'est pas étonnant... J'aurais dû m'en douter du premier coup... vous êtes un gredin... un ignoble individu... un...

Manzana n'acheva pas.

Un policeman s'était approché, attiré par le bruit de la dispute.

Comme nous passions à ce moment sous un bec de gaz, il nous dévisagea tous deux et parut fort étonné de voir un gentleman comme moi en compagnie d'un individu d'aspect aussi minable que Manzana...

—Voyez, dis-je, quand l'agent se fut éloigné, un peu plus, vous vous faisiez arrêter...

—Possible... Je m'en moque, mais j'espère bien que l'on vous eût arrêté avec moi... et alors...

—Alors?...

—J'aurais dit...

—Vous n'auriez rien dit du tout, car si vous croyez me tenir, je vous tiens aussi... Je ne suis pas un assassin, moi.

—Un assassin!... un assassin!... il faudrait le prouver...

—Ce sera très facile.

—Ah! vraiment? fit Manzana, d'une voix sourde.

—Oui... très facile... vous savez la dame de l'avenue des Champs-Elysées... eh bien, elle est ici... je l'ai rencontrée hier...

—Vous cherchez à m'intimider, mais ça ne prend pas, mon cher.

—Voulez-vous que je vous conduise chez elle?

Manzana me regarda fixement. Nous étions arrivés à Regent's Street. Les candélabres électriques placés au milieu de la chaussée nous inondaient de leur clarté bleue.

—Eh bien, oui, articula mon associé d'un ton sec... oui... j'accepte... conduisez-moi chez elle...

—Vous le voulez?

—Je l'exige... même.

—C'est bien, suivez-moi... quoiqu'il soit déjà tard, je suis sûr que son secrétaire ne demandera pas mieux que de vous recevoir...

—Son... secrétaire?

—Oui...

Manzana semblait avoir perdu de son assurance.

Il faut croire que, tout en bluffant, j'avais touché juste.

Il reprit cependant un peu d'aplomb et s'efforça de railler:

—Je suis dans une tenue bien négligée, dit-il, pour me présenter devant cette dame... Nous irons la voir demain, si cela ne vous fait rien... En attendant, entrez donc avec moi dans ce grill-room... Je suis mort de faim.

J'acquiesçai à son désir.

Le drôle, évidemment, n'était pas rassuré; j'avais donc été bien inspiré en évoquant à brûle-pourpoint le souvenir de la dame des Champs-Elysées.

Cependant, l'apparition de Manzana dans le grill-room avait soulevé un tollé général.

Deux gentlemen s'écrièrent, en s'adressant au gérant:

—Vous n'allez pas, je suppose, recevoir cet affreux «beggar»...

—Nous ne sommes pas à Whitechapel ici!

Le gérant s'approcha de mon triste compagnon:

—Sortez!... Sortez! lui dit-il.

Manzana voulut protester, mais deux garçons l'empoignèrent et le jetèrent hors de l'établissement.

J'aurais pu profiter de cet incident pour m'esquiver, mais je reconnus que cela eût été maladroit. Il valait mieux en finir une fois pour toutes avec ce gredin.

Je l'entraînai dans un bouge des environs de Soho Square.

L'établissement dans lequel nous nous trouvions était rempli de vagabonds et de miséreux, de sorte que, maintenant, c'était moi qui me trouvais déplacé dans ce milieu. On me regardait avec méfiance et un farceur qui s'était approché me dit d'une affreuse voix canaille:

—Vous savez... si vous cherchez quelqu'un pour faire un coup, je suis à votre disposition... avec moi, jamais d'ennuis... J'opère en douceur et à des prix modérés... Quand vous aurez besoin de mes services, vous n'aurez qu'à demander Bill Sharper... tout le monde me connaît ici...

Lorsque je fus parvenu à me débarrasser de ce gêneur, je m'assis à côté de Manzana à qui je fis servir une ample portion de «minced lamb» et une pinte de stout.

Tout en mangeant, il parlait et ne cessait de m'accabler de reproches... Il en revenait toujours à son expulsion du Good Star et cherchait à rejeter sur moi toutes les responsabilités.

—Comme je ne parle pas anglais, dit-il, vous en avez profité pour raconter sur mon compte quelque vilaine histoire au capitaine et c'est pour cela qu'il m'a débarqué. Enfin, n'en parlons plus. Je vous ai retrouvé, c'est le principal... causons un peu de choses sérieuses... Et notre diamant?

—Je vous ai déjà dit que je ne l'avais plus.

Les yeux de Manzana eurent un éclat sinistre.

—Vous mentez, dit-il.

—Je vous jure que je dis la vérité.

—Racontez ça à d'autres, mais pas à moi...

—Je ne l'ai plus, répétai-je avec force.

—Alors, vous l'avez vendu?

—Non... on me l'a pris...

—On vous l'a pris... on vous l'a pris... et qui donc?

J'eus un geste vague.

—Et vous croyez, fit Manzana d'une voix grinçante, que vous allez vous en tirer comme ça?... Vous croyez qu'il suffit de dire «on me l'a pris» pour que tout soit fini entre nous... Ah! vous ne me connaissez pas, Edgar Pipe... Si demain, vous ne me montrez pas le diamant, je vais à l'ambassade de France et je dis que c'est vous qui avez volé le Régent.

—Et moi, répondis-je d'un ton calme, je vais à Scotland Yard avec la dame que vous connaissez...

Manzana s'efforça de rire, mais je vis bien qu'il était quand même troublé...

Il avala une large lampée de stout et dit, après s'être essuyé les lèvres avec sa manche:

—Vous ferez ce que vous voudrez, mais croyez bien que moi aussi je saurai agir... Tant pis pour vous!... Je vous avais prévenu. Dans toute cette affaire, j'ai été un imbécile... je n'aurais pas dû vous laisser le diamant... Vous êtes une affreuse petite canaille et je suis sûr maintenant que si vous aviez pu me supprimer, vous n'auriez pas hésité un instant.

—Vous me prêtez là vos propres intentions...

—Oui... oui, c'est bon, je suis fixé... Je me suis laissé rouler, mais ne supposez pas que vous aurez le dernier mot...

—Bah! fis-je d'un air indifférent, dénoncez-moi, je m'en moque... J'attraperai cinq ans, voilà tout... mais vous...

Manzana avait pâli.

Le drôle avait peur, je le voyais bien... Il s'agissait de le dominer... de le tenir sous la menace d'une dénonciation...

Il reprit, au bout d'un instant:

—Allons, parlez-moi nettement... Vous prétendez que l'on vous a pris le diamant... Qui vous l'a pris?

—Je l'ignore.

—Ainsi, on est venu comme cela vous le chiper pendant que vous dormiez?...

—Pendant que j'étais évanoui...

—Ah! vraiment!... Vous ne m'aviez jamais dit que vous étiez sujet aux évanouissements...

—J'aurais voulu vous voir à ma place.

—Expliquez-vous, si vous le pouvez...

—A quoi bon? Vous ne me croirez pas.

—Dites toujours... Nous allons voir.

—Eh bien! voici... A bord du Good Star, j'étais chargé du nettoyage... Je devais laver le pont, les bancs, les panneaux et je vous prie de croire que j'avais de l'ouvrage... Quand nous fûmes en mer, le capitaine voulut absolument me faire nettoyer l'extérieur de la lisse. Pour effectuer ce travail, j'étais obligé de me cramponner à tout ce que je trouvais sous ma main. Tout à coup, j'ai perdu l'équilibre et suis tombé à la mer... Je me suis débattu un instant, puis j'ai perdu connaissance... Quand je suis revenu à moi, j'étais à Gravesend, dans un hôpital... Je demandai aussitôt où se trouvaient mes effets, et l'on me répondit qu'on me les rendrait à ma sortie...

—Et on vous les a rendus?

—Oui, mais le diamant que je croyais retrouver dans la petite poche de mon gilet... le diamant avait disparu!

Manzana me regarda fixement:

—Comme roman, dit-il, c'est assez bien imaginé, mais ça ne prend pas avec moi... D'ailleurs, le diamant n'était pas du tout, comme vous le prétendez, dans la poche de votre gilet... il était dans le gousset de votre chemise de flanelle... Je ne crois pas un mot de ce que vous venez de me raconter... pas un traître mot... Vous avez tout simplement vendu notre diamant à quelque marchand sans scrupules... Vous l'avez vendu au rabais, bien entendu, mais vous pouviez consentir à ce sacrifice, puisque vous n'aviez plus à partager avec moi... Allons, Edgar Pipe, parlez franchement: «Combien l'avez-vous vendu?...»

XVIII

OU LE NOMMÉ BILL SHARPER COMMENCE A DEVENIR GÊNANT

Pendant près d'un quart d'heure, Manzana s'efforça de me faire avouer, mais avec une ténacité qui le mit, à certains moments, hors de lui, je maintins la version que j'avais adoptée et qui allait devenir mon suprême argument.

—C'est bien, dit-il à la fin, nous verrons demain... Pour l'instant, je tombe de fatigue... emmenez-moi coucher chez vous...

—Impossible, je n'ai qu'une pièce et qu'un lit...

—Vous mettrez un matelas par terre...

—N'y comptez pas...

—Et pourquoi cela?

—Parce que je ne suis pas seul.

—Ah!... c'est vrai... vous n'êtes pas seul... à présent que vous êtes en fonds, vous vous payez des femmes... Monsieur mène la grande vie, il dîne dans les grands restaurants... Vous ne me ferez tout de même pas accroire que c'est avec les six cents francs du pasteur que vous pouvez mener ce train-là. Vous allez peut-être me dire que vous avez fait un bon petit cambriolage qui vous a remis à flot... Racontez cela à d'autres!... Vous vivez sur l'argent du diamant, voilà tout!...

—Je vous jure...

—Jurez tant que vous voudrez, je maintiens ce que j'ai dit... Vous êtes une canaille.

—Ah! en voilà assez, n'est-ce pas?

—Quoi?

Nous nous regardions tous deux. Mon associé allait bondir sur moi, quand plusieurs consommateurs s'interposèrent... En leur qualité d'Anglais, ils étaient prêts à me défendre contre Manzana.

Je profitai très habilement de ce courant de sympathie et, m'adressant à eux:

—Délivrez-moi de cet ivrogne, m'écriai-je.

L'homme qui, l'instant d'avant, s'était présenté à moi sous le nom de Bill Sharper, me glissa à l'oreille:

—Une demi-livre et je vous débarrasse de cet oiseau-là...

—Entendu.

—Payez d'avance.

Je laissai négligemment tomber une petite pièce d'or de dix shillings.

Manzana qui ne comprenait pas un mot d'anglais, continuait de gesticuler. A un moment, au comble de la fureur, il bondit sur moi, mais le nommé Bill Sharper qui était un hercule, l'empoigna par le col de son pardessus, le fit pivoter comme un toton et le colla sur une table où il le maintint, en lui appliquant délicatement un genou sur la poitrine.

Je profitai de ce que mon ennemi était immobilisé pour m'esquiver en douce.

Une fois dans la rue, je hélai un taxi et me fis conduire chez Edith.

Ouf!... J'étais donc enfin débarrassé de ce bandit de Manzana, et je me promettais bien de ne plus retomber entre ses mains. D'ailleurs, j'étais résolu à tout...

Je n'hésiterais pas, au besoin, à faire supprimer Manzana par ce Bill Sharper, qui me faisait l'effet d'un garçon très expéditif en affaires.

Je trouvai Edith encore toute bouleversée par la scène à laquelle elle avait assisté.

—Ah! vous voilà, s'écria-t-elle, en se jetant dans mes bras. Alors, vous êtes parvenu à faire entendre raison à ce vilain homme...

—Oui... je l'ai fait arrêter et son compte est bon...

—Il vous connaissait donc?

—C'est un individu qui a été autrefois domestique chez mon père... un individu de sac et de corde que nous avions été obligés de livrer à la justice... Le hasard a voulu qu'il me retrouvât et il a essayé de m'intimider pour obtenir quelque argent. Je l'ai remis entre les mains d'un policeman et l'ai accompagné au poste... Il était justement recherché pour une affaire de vol avec effraction...

—Quelle affreuse figure il avait... il m'a fait une peur!...

—Tranquillisez-vous, ma chère, vous ne le reverrez pas de sitôt...

—Vous croyez?

—J'en suis sûr.

—Ah! tant mieux.

La conversation en resta là. Je ne sais si Edith ajouta foi à ce que je lui racontai. Elle parut, en tout cas, absolument rassurée.

Quant à moi, je l'étais moins, car je craignais de retomber encore sur ce brigand de Manzana. Il ignorait mon adresse, mais si vaste que soit la ville de Londres, on arrive toujours à s'y rencontrer. D'ailleurs, il était certain que mon ennemi ferait tout pour me retrouver. Il n'y avait qu'un moyen de lui échapper: c'était de passer vivement en Hollande et d'emmener Edith avec moi.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure avec l'intention de me rendre à la gare pour y prendre mes billets.

Au moment où je mettais le pied sur le trottoir, un homme, qui se tenait dissimulé derrière un kiosque à journaux, se dressa soudain devant moi.

C'était Bill Sharper!

—Pardon, m'sieu Pipe, me dit-il en portant la main à son chapeau graisseux, est-ce que je ne pourrais pas causer avec vous un instant?...

—Mais comment donc, mon cher, répondis-je avec un sourire que je m'efforçai de rendre le plus aimable possible... Parlez... Qu'y a-t-il pour votre service?

Et, tout en disant cela, je continuais mon chemin.

Bill Sharper m'emboîta le pas.

Lorsque nous fûmes arrivés au coin de Coventry et de Leicester Square, il se rapprocha et me dit:

—Ici, m'sieu Pipe, nous serons tranquilles pour causer... Nous pourrions bien entrer dans ce bar, mais je crois qu'il est préférable que nous restions dehors... les bars, c'est toujours plein de gens qui écoutent les conversations et en font souvent leur profit...

—Parlez, mon ami, fis-je en dissimulant à grand'peine l'inquiétude qui m'agitait.

—Eh bien, voici, m'sieu Pipe... Un service en vaut un autre, n'est-ce pas? Or, je vous ai débarrassé hier d'un individu gênant...

—Et je vous en remercie infiniment...

—Je suis très sensible à vos remerciements, m'sieu Pipe, mais vous savez, les affaires sont les affaires et, moi, je suis un business-man... Hier soir, j'avais jugé que dix shillings étaient suffisants pour le service que je voulais bien vous rendre, mais depuis... j'ai réfléchi... je trouve que c'est un peu maigre...

—En effet, répondis-je, cela valait au moins une livre...

Bill Sharper me regarda en souriant, puis reprit d'une voix éraillée, après avoir balancé la tête de droite et de gauche:

—Vous êtes bien aimable, mais une livre c'est encore trop peu... Vous seriez un «purotin»... je ne dis pas... mais un homme qui est riche à millions...

—Vous plaisantez...

—Non... non... Je sais ce que je dis... Je suis renseigné...

—Celui qui vous a renseigné a menti...

—Nous verrons ça... En attendant, m'sieu Pipe, comme j'ai, ce matin, un effet de dix livres à payer, je vous serais obligé de vouloir bien m'ouvrir un crédit de pareille somme...

—Dix livres, m'écriai-je... dix livres! mais je ne les ai pas sur moi...

—En ce cas, m'sieu Pipe, remontez chez vous les chercher, je vous attendrai devant la porte...

Il n'y avait pas à discuter, je le comprenais bien. Manzana avait parlé... il s'entendait peut-être avec ce Bill Sharper... On voulait me faire chanter.

Un honnête homme, lorsqu'il tombe entre les mains de pareils aigrefins, n'a qu'à demander à la police aide et protection, mais moi, pour les raisons que le lecteur connaît, je ne pouvais user de ce moyen. Je devais donc «chanter», sans me faire prier, et c'est ce que je fis.

Je remontai mon escalier, mais comme il était inutile que je misse Edith au courant de cette nouvelle aventure, je m'arrêtai au deuxième étage, tirai mon portefeuille de ma poche, y pris deux bank-notes de cinq livres et redescendis lentement trouver Bill Sharper.

—Voici, dis-je, en lui glissant les billets dans la main...

Le drôle se confondit en remerciements.

—Merci, m'sieu Pipe!... M'sieu est bien bon... on voit qu'il comprend les affaires... Je suis tout à sa disposition, car moi, je sers fidèlement ceux qui me payent... Je déteste les gens qui lésinent et se font tirer l'oreille pour sortir leur argent... Si monsieur a encore besoin de moi, qu'il n'oublie pas que je suis à son entière disposition...

J'aurais pu congédier sur-le-champ ce répugnant personnage, mais je jugeai qu'il était plus habile de le ménager et de le mettre dans mon jeu, du moins pour quelque temps.

—Ecoutez, dis-je, en lui posant familièrement la main sur l'épaule. Vous êtes un garçon intelligent... Je crois que nous pourrons nous entendre... La façon dont vous avez trouvé mon adresse prouve que vous ne manquez pas de «prévoyance»... Voyons, maintenant que nous sommes des amis, vous pouvez bien me dire ce qui s'est passé hier soir, dans le bar du Soho, après mon départ...

—Volontiers, m'sieu Pipe... du moment qu'vous payez vous avez bien le droit d'savoir, s'pas? Donc, hier soir, votre associé...

—Mon associé?

—Oui... celui dont je vous ai débarrassé... Il se prétend votre associé... Il affirme que vous êtes très riche... et que, lui, est ruiné par votre faute... Moi, vous comprenez, j'ai rien à voir là-dedans... S'il a été assez poire pour se laisser rouler, ça le regarde...

—Cet homme ment, affirmai-je avec une indignation qui devait paraître sincère... il ment effrontément... C'est lui qui m'a ruiné, au contraire, et aujourd'hui, il essaie de se raccrocher à moi pour se faire entretenir.

—Moi, vous savez, repartit Bill Sharper, je n'ai pas à entrer dans toutes ces histoires-là... ce que je cherche, c'est à gagner honnêtement ma vie, en rendant service à l'un et à l'autre... Votre associé n'a pas le sou, par conséquent, il ne m'intéresse pas...

—Méfiez-vous de cet homme... il est de la police...

—Vous croyez?

—J'en suis sûr...

—Alors, on l'aura à l'œil, mais comme il ne comprend pas un mot d'anglais, il n'est pas bien dangereux... On peut sans crainte parler devant lui.

—Ne vous y fiez pas...

Nous étions arrivés devant Trafalgar Square.

—Excusez-moi, me dit Bill Sharper, mais je suis obligé de vous quitter... Si par hasard, j'apprenais du nouveau, je vous préviendrais immédiatement...

—Oui... c'est vrai... vous connaissez mon adresse... Mais, dites-moi, comment l'avez-vous découverte?

—En vous faisant suivre, parbleu...

—Vous êtes très habile, monsieur Sharper...

—Non... Je connais mon métier, voilà tout...

—Vous auriez fait un excellent détective...

—On me l'a souvent dit.

—Vous m'avez l'air aussi d'un garçon décidé...

—Ça dépend comme vous l'entendez.

—Je veux dire que vous savez, quand il le faut, prendre une résolution énergique.

—Pour ça... oui!

—Voulez-vous gagner cent livres?...

—Qui ne voudrait pas gagner cent livres?

—Oh! minute!... il faut d'abord savoir si vous acceptez ce que je vais vous proposer...

—Proposez toujours... allez! Il y a de fortes chances pour que j'accepte... De quoi s'agit-il?

J'eus l'air de réfléchir, puis je laissai, d'un ton grave, tomber ces mots:

—Je ne puis rien vous dire pour le moment... Voulez-vous que nous nous retrouvions demain matin?

—Si vous voulez... Où cela?

—Chez moi.

—Arundell street?

—Oui.

—A quelle heure?

—Vers onze heures du matin...

—Entendu... J'y serai.

Nous nous serrâmes la main et nous nous quittâmes devant le Guild Hall.

Lorsque Bill Sharper eut disparu au coin de King street, je me dirigeai rapidement vers la gare de Charing Cross.

Une fois là, au lieu de prendre un seul billet pour Douvres, j'en pris deux... puis je regagnai mon domicile—ou plutôt celui d'Edith.

Ma maîtresse n'était pas encore levée.

—Eh! quoi, dit-elle en m'apercevant, vous voilà déjà?

—Est-ce un reproche?

—Non... mon cher, mais je ne vous attendais pas avant midi...

—J'ai terminé mes courses plus tôt que je ne pensais...

—Alors, nous déjeunons en ville?

—Oui, Edith, si vous voulez... quoique j'eusse préféré que notre logeuse nous servît à déjeuner dans notre chambre... Vous allez avoir beaucoup d'ouvrage aujourd'hui, et peut-être ferions-nous bien de ne pas perdre de temps.

Edith s'était dressée sur sa couche et, la tête entre les mains, me regardait d'un air étonné.

—Beaucoup d'ouvrage... dites-vous?...

—Oui... nos malles...

—La vôtre...

—Et la vôtre aussi, Edith, car je vous emmène...

—Vrai?

—Ai-je l'air de quelqu'un qui plaisante?...

Ma maîtresse se leva d'un bond et me jetant ses bras autour du cou, me couvrit de baisers, en sautant de joie, comme une petite fille à qui on promet une poupée...

—Oh! Edgar!... ça, c'est bien! vous êtes gentil comme tout... Alors, nous allons en Hollande! Quel bonheur! On dit que c'est si joli, la Hollande... J'ai reçu dernièrement une carte postale d'une de mes amies qui est à Rotterdam... une jolie carte postale où l'on voit des petits moulins et des boys avec des casquettes de fourrure, des culottes rouges et des sabots de bois... Oh! vrai! Je suis contente, Edgar, mon petit Edgar chéri! oui, bien contente! Pour une surprise, en voilà une!... et une belle!... Oui, oui, il faut déjeuner ici... Je vais sonner miss Mellis pour qu'elle nous prépare des côtelettes pendant que je vais m'habiller... C'est le moment d'étrenner ma robe beige et mon manteau de «cross-crew»...

Et elle disparut, riant aux éclats, dans le cabinet de toilette.

XIX

VISITEURS IMPRÉVUS

Peut-être le lecteur s'étonnera-t-il que j'aie pris brusquement la résolution d'emmener Edith en Hollande. Quelques mots d'explication me semblent nécessaires.

L'ignoble individu qui s'appelait Bill Sharper connaissait mon adresse... Si je laissais Edith à Londres, le bandit, furieux d'avoir été joué, trouverait certainement le moyen de s'introduire auprès de ma maîtresse.

De complicité avec Manzana, il la terroriserait, la menacerait et finirait par lui faire avouer que j'étais parti pour la Hollande, Bill Sharper ne comprendrait pas grand'chose à cette disparition, mais Manzana comprendrait, lui.

Il songerait immédiatement au lapidaire d'Amsterdam dont je lui avais souvent parlé et il s'arrangerait pour venir me retrouver... Dans le cas où il lui serait impossible d'entreprendre ce voyage, il me dénoncerait à la police et je serais «cueilli» avant d'avoir pu vendre mon diamant... ce précieux diamant que je tenais toujours caché dans le talon droit de ma bottine...

En m'enfuyant avec Edith, j'enlevais à mes ennemis le seul témoin qui pût les renseigner. Le lendemain, quand Bill Sharper viendrait au rendez-vous que je lui avais assigné, il trouverait visage de bois.

Pendant qu'il me chercherait dans Londres, en compagnie de Manzana, je voguerais tranquillement vers la Hollande. Bien entendu, je ne reviendrais pas de sitôt en Angleterre. Lorsque j'aurais touché mes millions, je m'embarquerais pour l'Amérique et m'arrangerais là-bas, avec Edith, une jolie petite existence...

Pour l'instant, Londres était dangereux, il fallait fuir au plus vite.

Nous déjeunâmes tranquillement, Edith et moi, puis nous fîmes nos malles, ce qui ne nous prit pas beaucoup de temps car nous avions très peu de choses à mettre dedans.

Ma garde-robe, comme celle d'Edith, avait besoin d'être considérablement augmentée et je me promettais bien de le faire, dès que j'aurais enfin converti en bank-notes ce maudit diamant qui commençait à devenir terriblement embarrassant.

Pendant que nous procédions à nos préparatifs, Edith, aussi joyeuse qu'une petite pensionnaire qui part en vacances, me posait une foule de questions auxquelles je répondais parfois par quelque plaisanterie, car j'étais très gai, ce jour-là, et j'avoue que j'étais aussi impatient que ma maîtresse de quitter l'Angleterre.

Je dois dire aussi que la perspective de ne pas être séparé d'Edith m'était fort agréable... Je déteste la solitude. Quand je suis seul, j'ai souvent des idées noires; avec une petite folle comme Edith, je n'aurais pas le temps de m'ennuyer.

J'avais d'abord décidé de l'emmener à Amsterdam, mais je me ravisai. Il était préférable de la laisser soit à La Haye, soit à Haarlem, car les femmes sont curieuses et je ne tenais pas à ce qu'elle me suivît et arrivât à découvrir l'adresse de mon lapidaire. J'avais inventé l'histoire de l'oncle Chaff, il fallait que, jusqu'au bout, Edith fût persuadée que c'était lui mon bailleur de fonds. Je pouvais donc jouer de l'oncle Chaff tant qu'il me plairait et le faire mourir au moment opportun.

Ah! misérable Manzana, comme vous alliez être roulé!

Peut-être que si vous vous étiez mieux comporté envers moi, j'aurais fait votre fortune, mais maintenant, j'eusse mieux aimé jeter cent mille livres dans la Tamise que de vous donner un shilling. Edith aurait votre part, et il était plus naturel qu'il en fût ainsi.

Vers trois heures de l'après-midi, je réglai la note d'hôtel et priai notre logeuse d'envoyer chercher un taxi.

Quelques instants après, une maid vint nous avertir que le taxi était en bas, mais que le chauffeur refusait de monter pour prendre les bagages. Ils n'étaient pas bien lourds, à la vérité, mais j'hésitais à les charger sur mon dos; on a beau ne pas être fier, il y a des cas où l'on tient à conserver sa réputation de gentleman, surtout devant une maîtresse qui vous croit fils de millionnaires.

—Trouvez-moi quelqu'un pour enlever cela, dis-je d'un ton bref... il ne manque pas de gens dans la rue qui ne demandent qu'à gagner une couronne...

La maid descendit immédiatement et, quelques instants après, elle remontait en disant:

—J'ai trouvé quelqu'un, sir.

Un pas lourd résonna dans l'escalier, puis une silhouette énorme s'encadra dans le chambranle de la porte.

—On a demandé un porteur, fit une affreuse voix grasseyante, me voilà!

Et l'homme qui venait de prononcer ces mots me regardait d'un œil narquois.

C'était Bill Sharper!

Il salua avec affectation, eut un petit rire qui ressemblait au bruit que fait une poulie mal graissée, puis s'avançant au milieu de la pièce, s'écria, au grand effarement d'Edith:

—Ah! ah! les amoureux, vous vous apprêtiez à nous quitter, à ce que je vois... Et les rendez-vous... les affaires importantes?...

Voulant à tout prix éviter un scandale, je m'approchai de Bill Sharper et lui glissai à l'oreille:

—Pas un mot de plus... il y a cent livres pour vous...

—Cent livres. C'est bon à prendre, répondit la brute à haute voix, mais j'marche pas...

—Cependant...

—Oh!... y a pas de cependant... quand Bill Sharper dit qu'il ne marche pas... y a rien à faire... Faudrait tout d'même pas m'prendre pour un «cockney», monsieur Edgar Pipe!...

—Voyons, mon ami!

—Y a pas d'ami qui tienne... moi, j'aime pas qu'on s'paye ma tête... Ce matin, vous me donnez rendez-vous pour le lendemain, sous prétexte que vous avez une affaire à me proposer et pssst!... Monsieur s'apprêtait à me glisser entre les doigts... Voyons, monsieur Edgar Pipe, c'est-y des procédés honnêtes, ça?... Moi, j'suis c'que j'suis, mais quand j'donne ma parole, ça vaut un écrit...

—Mais, insinuai-je... vous vous trompez... je ne quitte pas Londres... c'est madame qui s'en va et je l'accompagnais à la gare...

—Non... voyez-vous, on ne me fait pas prendre un bec de gaz pour la lune... Monsieur Pipe, cette malle est bien la vôtre, n'est-ce pas? Et, d'ailleurs, la meilleure preuve que vous étiez près de filer, c'est que vous aviez pris deux billets à Charing Cross. Avouez que ma police est bien faite...

Je vis tout de suite que j'étais perdu... J'avais échappé à Manzana pour tomber sur une bande de maîtres chanteurs qui ne me lâcheraient pas facilement.

Edith qui ne comprenait rien à cet imbroglio, commençait à se fâcher:

—C'est ridicule tout cela, s'écria-t-elle... attendez, je vais appeler un policeman.

—Allons, ma belle, dit Sharper, tâchez de vous tenir tranquille, ou sans cela...

Et il la repoussa au fond de la pièce.

—Edgar! Edgar! suppliait ma maîtresse, vous n'allez pas me laisser brutaliser par ce rustre... Il est ivre, vous le voyez bien...

Bill Sharper éclata de rire...

Les choses allaient se gâter, il fallait absolument que je sortisse de là, mais comment?

M'attaquer à Bill Sharper, il n'y fallait pas songer. Cet homme était un hercule et il n'eût fait de moi qu'une bouchée.

Il ne me restait qu'une solution: parlementer, mais cela était bien délicat, surtout devant Edith.

Je m'approchai du drôle et lui glissai rapidement ces mots:

—Descendons... nous nous expliquerons en bas.

—Mais pas du tout, répliqua-t-il... Nous sommes très bien ici pour causer... Ah! oui, je comprends, vous ne voulez pas mettre madame au courant de vos petites histoires, mais bah! elle les apprendra tôt ou tard. Elle doit bien se douter d'ailleurs que vous n'êtes pas le prince de Galles...

Edith, toute troublée, me regardait d'un air effaré.

Evidemment... tout cela devait lui sembler étrange. Ma rencontre avec Manzana pouvait, à la rigueur, s'expliquer mais comment lui faire admettre que Bill Sharper ne m'avait jamais vu? D'ailleurs, le gredin avait plusieurs fois prononcé mon nom et maintenant, il devenait plus précis:

—Voyons, Edgar Pipe, disait-il (il ne m'appelait déjà plus monsieur), il s'agit de s'entendre. Votre ami Manzana prétend que vous l'avez volé et que vous détenez indûment un gage qui est sa propriété autant que la vôtre...

—C'est un affreux mensonge, m'écriai-je, Manzana veut me faire chanter...

Edith crut devoir prendre ma défense.

—Oui... oui... s'écria-t-elle, il y a là-dessous une vilaine affaire de chantage... M. Edgar Pipe, mon ami, est un honnête homme, incapable de conserver par devers lui ce qui ne lui appartient pas... Si ce M. Manzana a quelque chose à réclamer, pourquoi ne vient-il pas lui-même?

Pauvre petite Edith! si elle avait pu se douter!...

Bill Sharper, sans paraître entendre ce qu'elle disait continuait de discourir...

—M. Manzana, dit-il, n'a aucune raison pour me tromper. Je le crois sincère... En tout cas, il a remis sa cause entre mes mains et je dois me renseigner... D'abord Edgard Pipe, puisque vous prétendez n'avoir rien à vous reprocher, pourquoi vous apprêtiez-vous à quitter Londres?... Le temps n'est guère propice aux villégiatures... Vous ne pouvez donc pas invoquer l'excuse d'un petit voyage d'agrément...

—M. Pipe, répondit vivement Edith, a un oncle qui est très malade, et il allait lui rendre visite... Voyons, Edgar, montrez donc à monsieur la lettre que vous avez reçue de Hollande...

—Mauvaise excuse, ricana Sharper... Puisque M. Pipe savait qu'il allait s'absenter, pourquoi m'a-t-il donné rendez-vous pour demain?

J'expliquai à Sharper qu'au moment où je lui fixais ce rendez-vous, je n'avais pas encore reçu la lettre en question.

—Il fallait me faire prévenir, murmura-t-il.

—Et où cela? fis-je en haussant les épaules... j'ignore votre adresse.

—Vous n'aviez qu'à déposer un mot à mon nom au bar du Soho où nous avons fait connaissance...

—C'est vrai, je n'y ai pas songé...

—Allons! trêve de discours... nous perdons notre temps en ce moment...

—Certainement... et je dois vous prévenir, mon cher Sharper, que vous vous occupez là d'une affaire qui ne vous rapportera absolument rien...

—Vous croyez?... Moi, je ne suis pas de cet avis...

—Vous verrez... et si j'ai un conseil à vous donner, vous feriez mieux d'accepter les cent livres que je vous ai offertes tout à l'heure...

—Non... je préfère attendre... Je suis sûr que ces cent livres-là feront des petits.

—Vous vous illusionnez.

—C'est possible... nous verrons... En attendant, il serait peut-être bon que nous consultions M. Manzana... Il est justement en bas... Je vais le prier de monter...

Edith en entendant ces mots se mit à pousser des cris terribles:

—Non! non!... hurlait-elle, je ne veux pas voir cet homme, il me fait peur!... Je ne veux pas qu'il monte... Je suis ici chez moi!... Miss Mellis!... Miss Mellis! allez chercher la police!...

—Vous... si vous appelez... dit Bill Sharper...

Et il fit avec ses énormes mains le geste d'étrangler quelqu'un.

Edith, plus morte que vive, s'était blottie contre moi.

—Rassurez-vous, lui dis-je, pendant que Bill Sharper descendait l'escalier... il ne vous arrivera rien... Je suis victime d'une bande de gredins qui, me sachant riche, ont inventé une affreuse histoire pour me perdre... Ne vous étonnez de rien... avant peu tous ces gens-là seront arrêtés et nous en apprendrons de belles sur leur compte... Faites-moi confiance, Edith... vous savez que je vous aime et que mon seul désir est de vous rendre heureuse.

Ma maîtresse me serra la main avec force et cette étreinte me redonna du courage.

Déjà Bill Sharper revenait, accompagné de Manzana et d'un autre individu à figure patibulaire, qu'il me présenta comme un interprète.

—Ah! traître! ah! bandit! s'écria Manzana dès qu'il m'aperçut... vous menez vie joyeuse... vous vous payez des femmes...

D'un geste, Bill Sharper l'invita à se taire, mais comme Manzana qui était fou de rage continuait de m'insulter, il lui imposa silence en lui envoyant un coup de coude dans les côtes.

Mon associé se calma.

—Messieurs, dit Bill Sharper, après avoir refermé la porte à double tour, il ne s'agit pas en ce moment de se disputer comme des portefaix... M. Manzana, ici présent, a porté contre M. Edgar Pipe une accusation grave... il faut que nous sachions si M. Manzana a raison... oui ou non. Interprète, traduisez mes paroles au plaignant.

Lorsque cet ordre eut été exécuté, Manzana commença de parler et, au fur et à mesure que les mots sortaient de ses lèvres, l'homme à figure patibulaire traduisait d'une voix enrouée.

Manzana prétendit que nous étions associés pour la vente d'un diamant, que ce diamant lui appartenait comme à moi, mais que je m'étais enfui subitement afin de garder pour moi seul l'objet qui était notre «commune propriété».

J'arguai, pour ma défense, que l'on m'avait dérobé le diamant. Manzana soutint ou que je l'avais vendu à vil prix ou que je l'avais encore sur moi.

—Je vois, dit Bill Sharper, que ces messieurs ne pourront jamais s'entendre... Ce qu'il y a de certain (d'ailleurs personne ne le conteste) c'est qu'il y avait un diamant... Il semble peu probable que M. Edgar Pipe se le soit laissé prendre... Quand on porte sur soi un diamant de plusieurs millions on le cache soigneusement... Pour ma part, je ne crois pas un traître mot de ce que M. Pipe nous a raconté... De deux choses l'une: ou il a bazardé l'objet, ou il l'a encore sur lui... S'il l'a bazardé, il doit nous montrer l'argent... s'il l'a conservé, il doit nous présenter le gage.

Manzana s'écria:

—Il portait toujours le diamant dans la poche de côté de sa chemise... fouillez-le.

—C'est une excellente idée, en effet, approuva Bill Sharper.

XX

LES AMIS DE MANZANA

Ce fut Bill Sharper lui-même qui se chargea de me fouiller et je dois reconnaître qu'il le fit avec une habileté qui dénotait une longue pratique. Il s'appropria, sans même s'excuser, mon portefeuille, mon canif et mes clefs... puis, après avoir exploré une à une toutes mes poches, avoir soigneusement tâté la doublure de mon veston et celle de mon gilet, il promena ses énormes mains sur ma poitrine...

—Oh! oh! s'écria-t-il... je sens quelque chose là...

—C'est le diamant! s'écria Manzana... Je vous disais bien qu'il l'avait encore sur lui...

Bill Sharper souleva délicatement la petite patte de ma chemise de flanelle et s'empara du sachet qui avait autrefois contenu le Régent, mais qui ne renfermait plus maintenant que la pierre de lune-fétiche dont j'avais donné un morceau à Edith.

Bill Sharper, d'une main fiévreuse, ouvrit immédiatement le petit sac, en tira la pierre et la présentant à Manzana:

—Est-ce là votre diamant? demanda-t-il avec une affreuse grimace.

—Non!... Non!... répondit Manzana qui avait pâli subitement... Non... vous voyez bien que c'est un caillou.

—Alors?

Il y eut un silence.

Mes deux ennemis—Manzana surtout—ne comprenaient rien à cette substitution...

Ils me regardaient fixement, attendant sans doute que je leur donnasse l'explication du mystère.

Ce fut Bill Sharper qui rompit le silence.

—Monsieur Edgar Pipe, dit-il, veuillez nous expliquer comment une pierre précieuse a pu dans votre poche, se changer en caillou.

—C'est bien simple, répondis-je; ceux qui m'ont dérobé le diamant ont mis cette pierre à la place...

—En manière de plaisanterie?

—Probablement...

—Et vous conserviez cela?

—Je n'avais pas songé à m'en défaire...

Bill Sharper demanda à Manzana, par l'intermédiaire de l'interprète:

—Quel est votre avis?

—Parbleu, le gredin se moque de nous. Edgar Pipe, vous êtes un rusé compère, mais il faudra bien, coûte que coûte, que vous me disiez où vous avez caché le Régent.

—Je vous répète qu'on me l'a volé.

—Ah! et d'où vient l'argent que vous avez en portefeuille?...

—Cet argent n'est pas à moi... il est à madame...

—Oui... affirma Edith en saisissant la balle au bond... cet argent m'appartient et vous allez me le rendre, je suppose...

—Certainement, répondit Bill Sharper, mais à une condition... c'est que vous nous en indiquiez la source...

—Insolent!

—Ah! vous voyez... vous ne pouvez répondre... Cet argent est bien à Edgar Pipe... cela ne fait aucun doute...

Se tournant alors vers moi, Bill Sharper me dit d'une voix grave:

—Monsieur Edgar Pipe, puisque vous ne voulez pas vous expliquer de bonne grâce, nous allons être obligés de vous emmener avec nous...

—M'emmener, m'écriai-je, et où cela?

—Vous le verrez...

—Mais à quel titre vous substituez-vous à Manzana? Si quelqu'un a des comptes à me demander, c'est lui... lui seul, entendez-vous!

Bill Sharper laissa d'un ton gouailleur tomber ces mots:

—M. Manzana est aujourd'hui mon client!... n'est-il pas naturel que je prenne ses intérêts? Je m'y entends assez en affaires litigieuses... j'ai été autrefois clerc chez un solicitor.

Je vis bien en quelles mains j'étais tombé. Ces gens ne me lâcheraient point que je n'eusse avoué où se trouvait le diamant, mais j'étais bien résolu à ne leur céder jamais. D'ailleurs, si étroitement surveillé que je fusse par ces bandits, il arriverait bien un moment où je leur glisserais entre les mains.

Ma situation était cependant des plus graves, et je devais m'attendre à toutes les surprises.

Bill Sharper et l'ignoble individu qui lui servait d'interprète se livrèrent dans notre domicile à une perquisition en règle, pendant que Manzana, appuyé contre la porte, me défiait du regard. Lorsqu'ils eurent tout bouleversé, puis ouvert nos malles, sans rien découvrir d'ailleurs, ils se consultèrent un instant et Bill Sharper, s'approchant d'Edith, lui dit d'une voix qu'il s'efforçait d'adoucir:

—Madame, il faut vous prêter à une petite formalité que nous jugeons nécessaire.

Et, comme Edith le regardait d'un air effaré, ne comprenant pas où il voulait en venir:

—Oui, une formalité... une toute petite formalité, expliqua le bandit... Je dois m'assurer que vous ne cachez pas sur vous le diamant, et si vous le permettez, je vais vous fouiller.

—Me fouiller!... me fouiller! s'écria Edith avec indignation... mais je ne veux pas! Je refuse... vous n'avez pas le droit de me toucher... Je vous préviens que si vous approchez, j'appelle...

Bill Sharper fit un signe à l'interprète et celui-ci, passant vivement derrière Edith, lui comprima la bouche au moyen d'un foulard sale.

La pauvrette eut beau se débattre, elle dut subir les odieux attouchements de Bill Sharper qui la dépouilla sans pudeur de tous ses vêtements.

Bien entendu, il ne trouva rien qu'un petit sachet de soie dans lequel Edith avait cousu le morceau de pierre de lune que je lui avais donné et qu'elle conservait comme fétiche.

Pendant que les trois misérables examinaient avec attention ce caillou qui les intriguait, d'un bond, Edith se précipita vers la fenêtre, l'ouvrit et, se penchant dans le vide, appela désespérément, d'une voix glapissante:

—A moi! à moi!... à l'assassin!

En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, Manzana et ses deux complices avaient disparu.

J'en étais débarrassé, mais je n'étais cependant pas au bout de mes peines, car maintenant, j'allais avoir affaire à la police, ce qui, pour moi, n'était pas sans danger.

Déjà, on entendait, en bas, un bruit de voix dans le vestibule.

—A moi! à moi!... ne cessait de crier Edith tout en se rhabillant.

Guidé par ses cris, un énorme policeman accompagné d'un chauffeur de taxi, monta jusqu'à notre palier.

—Eh bien... qu'y a-t-il? s'écria l'agent en se précipitant sur moi... vous voulez faire violence à madame?...

J'eus toutes les peines du monde à lui faire entendre qu'il faisait erreur. Il fallut qu'Edith s'en mêlât, mais alors le policeman qui n'avait pas l'esprit très ouvert ne comprit plus rien du tout... Quand il commença à saisir quelque chose de cette histoire, le chauffeur embrouilla tout...

—Venez avec moi au poste, dit l'agent... nous allons voir à tirer cette affaire-là au clair.

J'essayai de persuader à ma maîtresse que ma présence était inutile et compliquerait tout, mais elle insista pour que je vinsse déposer avec elle.

Le poste se trouvait tout près de là, dans Wardour Street. Un constable grincheux reçut la déposition d'Edith, puis la mienne, et il avoua ne rien comprendre à cette affaire... Il finit par en déduire que je vivais en concubinage avec Edith et que le mari de cette dernière, me croyant riche, avait, en compagnie de deux malandrins, essayé de me faire chanter.

Pendant qu'il inscrivait mes réponses sur un registre placé devant lui, un gentleman des plus corrects, au visage rasé, aux habits d'une coupe impeccable, était entré dans la pièce et s'était assis sur une chaise, tout près de la porte. Il avait déplié un numéro du Times et demeurait immobile, la moitié du corps cachée par le journal. Il faut croire cependant que notre affaire le captivait plus que la lecture du Times, car lorsque nous nous apprêtâmes à sortir, Edith et moi, il se leva brusquement et, après nous avoir salués avec la plus exquise politesse, me dit en souriant:

—C'est très curieux cette aventure... oui, très curieux... elle m'intéresse énormément et je vais m'en occuper... Vous avez affaire, monsieur Pipe, à de rusés gredins dont le signalement correspond exactement à celui de deux malfaiteurs de ma connaissance... Quant au troisième, il me semble jouer, dans tout cela, un rôle assez singulier... Rentrez chez vous... Je vais vous suivre et si, comme je le crois, vos ennemis rôdent toujours autour de votre maison, je saurai bien les reconnaître. En tout cas, continuez à vaquer à vos affaires comme si de rien n'était... je veille sur vous.

Et l'inconnu, après avoir prononcé ces mots, s'inclina galamment devant ma maîtresse, me serra la main et sortit du poste.

—Vous connaissez ce gentleman? demanda Edith, une fois que nous fûmes dans la rue.

—Non... pas le moins du monde, c'est la première fois que je le vois.

—Il est très bien, n'est-ce pas?

—Oui, en effet.

—Et vous croyez qu'il va réellement s'occuper de nous?...

—Je ne sais.

—Oh! Edgar, quelle épouvantable scène! Si elle devait se renouveler, je crois que j'en mourrais...

—Tranquillisez-vous... nous ne reverrons pas ces gens-là... Ils n'ont plus rien à faire chez nous.

—Avouez quand même que cette affaire est bien étrange.

—Je vous l'expliquerai en détail, Edith, et vous verrez qu'elle est des plus simples, au contraire.

Nous étions arrivés devant notre maison. Je m'effaçai pour laisser Edith pénétrer dans le vestibule. Elle était toute tremblante.

—Si nous allions, dit-elle, trouver encore dans notre chambre un de ces vilains hommes?

—Ne craignez rien, répondis-je... d'ailleurs, je passe devant vous.

Au premier étage, une femme courroucée sortit d'un petit salon. C'était miss Mellis, notre logeuse.

—Vous comprenez, me dit-elle, c'est la première fois qu'un tel scandale se produit dans la maison... et comme je ne veux point qu'il se renouvelle, je vous serai obligée de partir le plus vite possible...

—C'est ce que nous allions faire, ce n'est pas notre faute s'il est venu ici des cambrioleurs... vous devriez vous estimer heureuse qu'ils aient choisi notre logement plutôt que le vôtre... Si votre maison était mieux gardée, pareille chose ne se serait pas produite...

La logeuse, sans répondre, rentra dans la pièce qui lui servait à la fois de salon et de bureau.

Dès que nous fûmes rentrés dans notre chambre, Edith, en voyant le désordre qui y régnait, se mit à pleurer à chaudes larmes et j'eus toutes les peines du monde à la consoler.

—Bah! lui dis-je, en l'aidant à replacer dans l'armoire le linge que Bill Sharper et son acolyte avaient éparpillé sur le parquet... bah!... le mal n'est pas bien grand!... vos chemises et vos jupons sont un peu chiffonnés, mais avec un coup de fer, il n'y paraîtra plus... Le plus à plaindre dans toute cette affaire, c'est moi...

—Vraiment?

—Mais oui... N'avez-vous pas remarqué que ces misérables m'ont pris mon portefeuille?

—Et vous n'avez plus d'argent?

—Plus un penny.

—Vous en serez quitte pour retourner chez votre oncle de Richmond.

—Cette fois, il ne voudra rien entendre.

—Vous lui direz que vous avez absolument besoin d'argent pour aller en Hollande.

—Oh! si j'avais le malheur de prononcer devant lui le nom de mon oncle Chaff, il me mettrait immédiatement à la porte...

—Alors?

—Alors, je vais voir... il vous reste bien quelques livres, Edith?

—Oh! une... tout juste...

—Ce sera suffisant pour aller jusqu'à demain soir... d'ici là, j'aviserai.

—Vous ont-ils pris aussi vos billets de chemin de fer?

—Evidemment, puisqu'ils ont emporté mon portefeuille et que les tickets étaient dedans...

Edith s'était assise et demeurait songeuse, pendant que je replaçais soigneusement dans ma malle divers objets épars sur le tapis...

—Edgar, dit-elle au bout d'un instant, plus je réfléchis à cette aventure, plus je la trouve étrange... Comment se fait-il que ces vilains hommes vous connaissent?... Quelles relations de tels bandits peuvent-ils avoir avec un gentleman comme vous?

—C'est pourtant bien simple, Edith... oui, c'est tout ce qu'il y a de plus simple... Le nommé Manzana a été, comme je vous l'ai déjà dit, domestique chez mes parents et comme il avait dérobé dans la chambre de ma mère un superbe diamant, nous l'avons fait arrêter... Or, savez-vous ce que le drôle a dit devant le juge d'instruction?... Il a prétendu que c'était moi qui étais le voleur... Faute de preuves, on l'a relâché, mais le misérable a juré de me faire chanter et, chaque fois qu'il me retrouve, il me réclame le diamant afin de le rendre à mon père, prétend-il... Vous saisissez la petite combinaison, n'est-ce pas?

—Pas très bien... car Manzana sait parfaitement que l'on ne trouvera pas ce diamant sur vous...

—Bien sûr... mais il espère ainsi m'intimider et me tirer de l'argent... et vous voyez, son truc réussit, puisqu'il est parvenu aujourd'hui à me chiper mon portefeuille... Il joue du diamant comme d'un appât... c'est un prétexte, voilà tout... c'est de cette façon qu'il amorce la convoitise de ses complices. Chaque fois qu'il me retrouve dans une ville, il recrute quelques malfaiteurs et leur dit: «Je connais un homme qui a sur lui un diamant évalué à plusieurs millions... voulez-vous m'aider à le lui prendre?» Bien entendu, il trouve toujours des amateurs et, à défaut de diamant, il me soulage des bank-notes que j'ai sur moi.

—Mais ce misérable peut vous poursuivre toute votre vie... Pourquoi n'avez-vous pas raconté cela au constable?

—Parce qu'on eût commencé une enquête et que ces formalités judiciaires eussent retardé, sinon compromis, mon voyage en Hollande...

—Cependant, l'enquête se fera quand même?

—Oui, mais elle ne nécessitera pas ma présence continuelle à Londres... On classera l'affaire dans la catégorie des cambriolages ordinaires... tandis que si je me prétendais victime d'une bande de maîtres chanteurs, les interrogatoires n'en finiraient plus.

—Cependant, le constable qui a reçu notre déposition a bien écrit sur son registre «Tentative de chantage»...

—Vous en êtes sûre?...

—Oh! oui... pendant qu'il écrivait, je lisais par-dessus son épaule...

—Bah! nous verrons... le principal c'est que je puisse passer en Hollande le plus tôt possible...

Avais-je convaincu Edith? Cela était douteux, car je crois qu'en lui fournissant toutes ces explications, j'avais bafouillé quelque peu. J'étais, en ce moment, dans la situation d'un homme que se noie et se débat furieusement.

On reconnaîtra qu'il me fallait une jolie présence d'esprit, pour ne pas perdre la tête, au milieu de toutes ces tribulations... Jamais, peut-être, je n'avais été si menacé... Toutes les complications fondaient sur moi, dru comme grêle... J'étais pris dans un filet qui se resserrait peu à peu... D'un bond je pouvais encore me dégager, peut-être, mais qui sait si ce bond n'aurait pas pour résultat de me faire trébucher et tomber dans un nouveau piège ouvert sous mes pas!

XXI

UNE EXPÉDITION ASSEZ AUDACIEUSE

Le plus cuisant de mes soucis, celui qui me hantait à présent, c'était la question d'argent... J'avais eu la chance, quelques jours auparavant, de dévaliser une bonne dame victime d'un accident, mais il ne fallait plus compter sur semblable aubaine.

D'ailleurs, j'étais surveillé... Outre Manzana et ses deux acolytes, je serais certainement filé par l'élégant gentleman qui avait bien voulu si spontanément s'intéresser à moi.

Celui-là était sans doute un détective.

Si d'un côté, il me protégeait contre mes ennemis, de l'autre, il m'enlevait tous moyens d'existence, puisqu'il m'empêchait d'exercer le petit métier auquel je devais le plus clair de mes ressources.

Et pourtant, il me fallait de l'argent si je voulais passer en Hollande.

Edith qui me supposait pourvu d'oncles généreux ne se montrait pas trop inquiète, mais moi, au fur et à mesure que les heures filaient, je sentais grandir mon angoisse.

Je ne sais si quelqu'un de mes lecteurs s'est jamais trouvé dans une situation analogue à la mienne (ce que je ne crois pas), mais s'il en existe un, celui-là pourra comprendre ma détresse.

Il y a vraiment des heures dans la vie où l'on souhaiterait que la foudre vous tombât sur la tête et vous pulvérisât, mais ces accidents-là n'arrivent généralement qu'à ceux qui ne les souhaitent pas.

Edith ayant manifesté le désir d'aller dîner au restaurant, je lui fis comprendre que cela serait imprudent.

—Mes ennemis me guettent peut-être en bas, lui dis-je... A quoi bon nous exposer à une nouvelle aventure?

—Alors, demanda-t-elle, nous ne pourrons plus nous risquer dehors?

—Je n'ai pas dit cela... Je tiens simplement à vous mettre en garde contre ce qui pourrait nous arriver aujourd'hui... Demain, il y aura du nouveau...

—Et du bon?

—Je l'espère...

J'avais dit cela machinalement, pour dire quelque chose, car, à ce moment, ma pensée était ailleurs... Oui, je venais d'avoir une idée, mais une idée qui n'avait rien à voir avec les préoccupations d'Edith... et je me demandais comment je pourrais bien la mettre à exécution. C'était tellement fou, tellement audacieux que je la repoussai tout d'abord, mais peu à peu, je finis par la trouver plus réalisable...

Je me gardai bien de faire part à Edith du projet que je roulais dans ma tête, car ma maîtresse n'était point une confidente. J'étais obligé de lui cacher tout de ma vie et de mentir continuellement avec elle. Peut-être est-ce à ce manque de sincérité que je devais le vif amour qu'elle avait pour moi—car Edith m'aimait, j'en étais sûr... Dire que cet amour serait allé jusqu'à un sublime dévouement, cela paraîtrait sans doute exagéré, mais enfin ma maîtresse avait pour moi une réelle affection, surtout depuis qu'elle connaissait l'existence de l'oncle Chaff, ce brave homme qui voulait, avant de mourir, remettre toute son immense fortune entre mes mains. Des oncles comme ceux-là ne se douteront jamais combien ils sont chéris non seulement de leurs neveux mais encore des maîtresses de ces derniers.


La nuit était maintenant complète. Je tournai le commutateur et une éblouissante clarté emplit notre chambre.

—Je crois, dis-je à Edith, qu'il serait temps de dîner...

—C'est aussi mon avis, Edgar, mais je n'oserai jamais, après ce qui s'est passé, descendre commander notre repas à miss Mellis.

—Et pourquoi cela?... Ne l'avons-nous pas payée ce matin? Attendez, je vais aller la trouver, moi, et vous allez voir qu'elle fera absolument ce que nous voudrons. Nous ne lui devons rien, en somme; je ne vois pas pourquoi nous hésiterions à lui demander quelque chose.

Edith ne paraissait pas convaincue.

Quant à moi, je n'étais rien moins que rassuré, car je m'étais déjà aperçu que miss Mellis, notre logeuse, était plutôt froide avec moi. Je serais obligé de déployer tous mes talents de séduction pour l'amadouer.

Réussirais-je?

Je trouvai miss Mellis dans son petit salon. Elle était assise devant un bureau d'acajou et serrait dans un petit sac de toile des pièces et des bank-notes.

En m'apercevant, elle glissa vivement le sac dans un tiroir et me regarda par-dessus ses lunettes.

Miss Mellis était une petite femme au teint fade, aux cheveux très blonds bien qu'elle approchât de la soixantaine. Son unique œil bleu—elle était borgne—avait la fixité inquiétante d'un œil de serpent.

—Que désirez-vous? demanda-t-elle d'un ton sec.

—Madame, fis-je en m'inclinant de quarante-cinq degrés, je tenais à vous présenter mes excuses, bien que je ne sois pour rien dans le pénible incident que vous savez... Il a pu m'échapper, tantôt, quelques mots un peu vifs, et croyez que je le regrette sincèrement. Néanmoins, comme cela était décidé, nous quitterons demain notre logement.

—J'y compte bien, répondit la désagréable petite femme... si c'est tout ce que vous aviez à me dire...

—Je voulais vous dire aussi que nous avons l'intention de dîner dans notre chambre.

—C'est bien, quand Mary sera rentrée, je vous ferai monter à dîner... Il y a ce soir du fillet-steak et des cauliflowers...

Miss Mellis, qui ne tenait point sans doute à prolonger la conversation, remit ses lunettes qu'elle avait posées à côté d'elle sur un tabouret et se plongea dans la lecture d'un livre de religion.

—Et alors? fit Edith lorsque je reparus...

—Tout s'est bien passé, répondis-je... nous aurons notre dîner...

Et je me laissai tomber dans un fauteuil, pendant qu'Edith attachait avec des faveurs les pièces de lingerie que les grosses mains de Bill Sharper avaient quelque peu froissées.

Nous demeurâmes longtemps silencieux; ma maîtresse eût bien voulu causer, mais moi j'avais besoin de me recueillir un peu.

L'idée dont j'ai parlé plus haut m'obsédait de plus en plus.

La bonne apporta le dîner. Je remarquai que miss Mellis nous avait réduits à la portion congrue. Décidément, il était temps que nous quittions sa pension.

Pendant tout le repas, Edith ne me parla que du diamant. A présent qu'elle était plus calme, elle commençait à raisonner et ses questions ne laissaient pas que de m'embarrasser un peu. Quand les femmes se mettent à vous interroger, elles deviennent insupportables. Je répondis comme je pus, mais je vis bien qu'un doute subsistait dans l'esprit de ma maîtresse.

A la fin, elle laissa tomber ces mots:

—Vous êtes, mon cher, un être bien énigmatique...

—Ah! fis-je en m'efforçant de rire, vous vous en apercevez aujourd'hui...

—Oui, aujourd'hui seulement.

—Cela prouve alors que vous êtes peu perspicace...

La discussion s'envenima. Edith me décocha une épithète qui me déplut; je ripostai par une autre. Alors, elle se monta:

—C'est bien, dit-elle, je vous connais maintenant... Vous cachiez votre jeu, mais votre mauvais naturel a quand même repris le dessus... Je sais ce qui me reste à faire.

Elle prit son chapeau, l'épingla dans sa chevelure d'une main nerveuse, jeta son manteau sur ses épaules et me dit en me regardant fixement:

—Inutile de m'attendre, vous savez!

—Voyons, Edith, insistai-je, cherchant à la retenir... Si je vous ai dit quelque chose de blessant, je le regrette sincèrement et je vous fais toutes mes excuses...

—Non!... non! laissez-moi!

—Allons! soyez raisonnable... Vous avez dit tout à l'heure que j'étais un être énigmatique... c'est possible, mais vous voudrez bien reconnaître cependant que je ne suis pas un mauvais diable... et si l'un de nous deux a des raisons pour se plaindre de l'autre, il me semble que c'est moi...

—Que voulez-vous dire?

—Voyons... vous le savez bien...

—Non... je ne saisis pas...

—Vous oubliez vite...

Edith avait certainement compris à quoi je faisais allusion, car elle devint toute rouge et ne répondit pas.

—Allons, fis-je en l'embrassant, soyez raisonnable... j'ai tout oublié...

Elle résistait encore, mais mollement et je me montrai si tendre, si câlin, si caressant qu'elle finit par jeter son manteau sur une chaise et par ôter son chapeau.

La paix était faite et nous la scellâmes d'un long baiser...

Je n'étais plus maintenant un être énigmatique mais un amour d'homme... un petit Edgar chéri... le plus parfait des amants.

La soirée s'acheva en délicieuses causeries, en projets, en espoirs. Je promis à Edith de l'emmener le lendemain à Douvres, puis de là en Hollande et je lui jurai que sur le premier argent provenant de l'héritage de l'oncle Chaff, je lui paierais un joli collier de perles et une superbe aigrette en diamants... Bref, je l'éblouis, et la pauvre petite, fascinée par l'éclat des cadeaux que je faisais miroiter, je ne dirai pas à ses yeux, mais à son esprit, tomba dans mes bras en murmurant:

—Oh! Edgar! Edgar! que vous êtes gentil et comme je vous aime!...

J'étais à peu près sûr de mon effet, car je sais par expérience que les femmes ne résistent jamais à l'appât d'un bijou... Edith était vaincue... du moins je l'avais reconquise... C'est tout ce que je désirais. Il n'eût plus manqué qu'elle devînt une ennemie, elle aussi!

Manzana, Bill Sharper et Edith, c'eût été trop vraiment et j'eusse fatalement succombé sous le poids de tant d'inimitiés.

Je la déshabillai et la mis au lit comme un petit enfant. Elle ne tarda pas à s'assoupir et à rêver sans doute de colliers de perles et d'aigrettes de diamants...

Quand j'eus acquis la certitude qu'elle était bien endormie, je pris mon canif et, tout doucement, fis une profonde entaille dans le fauteuil d'où je retirai une grosse poignée de crin noir. Passant ensuite dans le cabinet de toilette, je procédai, sans bruit, à un camouflage des plus habiles.

Au moyen des diverses pâtes dont Edith se servait pour sa toilette, je me teignis la peau en rouge, dessinai un cercle noir autour de mes yeux, puis éparpillant le crin sur ma tête, je me fis une perruque frisée (une vraie perruque de Papou). Je me confectionnai ensuite une barbe et une moustache que je collai sur mon visage avec un peu de seccotine.

Afin que ma tignasse de crin ne pût tomber, je coiffai une casquette de voyage, puis, après avoir retourné mon veston qui était doublé d'une étoffe à carreaux verts et rouges, et l'avoir endossé à l'envers, je relevai mon pantalon jusqu'aux genoux, ôtai mes bottines et mis des pantoufles de feutre.

Ainsi camouflé, j'étais horrible, tellement horrible qu'en me regardant dans la glace je me fis peur... oui, là, sérieusement.

Le lecteur se demandera sans doute ce que signifiait cette mascarade...

On va voir qu'elle avait un but... un but utile.

Edith dormait toujours; j'entendais à travers le rideau du cabinet de toilette sa respiration régulière et douce.

J'éteignis alors l'électricité, revins dans la chambre, gagnai la porte à pas de loup, et m'engageai dans l'escalier, mon étui de pipe à la main.

Arrivé sur le palier où se trouvait le salon de miss Mellis, je m'arrêtai. Par la baie vitrée, j'aperçus la logeuse. Elle était assise devant son bureau et je crus tout d'abord qu'elle lisait, mais l'ayant observée plus attentivement, je remarquai que, de temps à autre, sa tête s'inclinait brusquement, puis se relevait de même comme si elle saluait quelqu'un.

Miss Mellis dormait.

J'ouvris la porte du salon et m'avançai vers la logeuse, le bras tendu, comme prêt à faire feu sur elle... avec mon étui de pipe.

Elle se réveilla en sursaut, m'aperçut, voulut crier, mais les mots s'étranglèrent dans sa gorge; elle se dressa, battit l'air de ses mains et tomba évanouie.

Sans perdre une seconde, j'ouvris le tiroir de son bureau, y pris le sac de toile dans lequel je l'avais vue serrer son argent, quelques heures auparavant, puis d'un pas léger, je regagnai ma chambre.

Edith ne s'était pas réveillée.

Passant dans le cabinet de toilette, j'ouvris la fenêtre, lançai dans le vide ma perruque et ma barbe de crin, me débarbouillai à grande eau, puis quand j'eus fait disparaître les dernières traces de mon horrible maquillage et remis un peu d'ordre dans ma tenue, j'ouvris doucement le sac de miss Mellis et fis l'inventaire de ce qui s'y trouvait...

Il contenait quatre-vingts livres en bank-notes, dix couronnes et vingt-cinq shillings...

On voit que ma petite expédition n'avait pas été inutile.

J'eus un moment l'idée de jeter par la fenêtre le sac de toile, mais je jugeai plus prudent de le brûler dans la cheminée où flambait un bon feu de houille.

—Que faites-vous donc, Edgar, bredouilla Edith qui s'était à demi réveillée, vous ne vous couchez donc pas?

Elle n'entendit probablement point la réponse que je lui fis, car elle se rendormit presque aussitôt.

Je venais de passer mon pyjama et je m'apprêtais à boire un peu de whisky, quand des cris affreux retentirent dans l'escalier...

Cette fois, Edith se dressa d'un bond sur son lit.

—Mon Dieu!... s'écria-t-elle... qu'y a-t-il donc?... Le feu est-il à la maison?

Courageusement, je m'étais précipité vers la porte.

—Oh! Edgar! Edgar! où allez-vous?

—Mais porter secours à la personne qui appelle... il me semble reconnaître la voix de miss Mellis... Si elle est menacée, puis-je la laisser assassiner?

Et malgré les supplications de ma maîtresse, je me lançai dans l'escalier.

Je trouvai miss Mellis sur le palier du premier étage. Sa bonne Mary se tenait à côté d'elle. Toutes deux tremblaient affreusement et poussaient des cris perçants.

Dès qu'elles m'aperçurent, elles se précipitèrent dans mes bras.

Pour elles, j'étais le sauveur, et il fallait voir comme elles me serraient.

Ce fut miss Mellis qui recouvra la première l'usage de la parole:

—Oh! monsieur! s'écria-t-elle... oh! monsieur! si vous saviez! c'est affreux... je... je...

Elle s'arrêta, suffoquant, puis reprit, en proie à une terreur folle:

—Je suis sûre qu'il est encore ici... oui... j'en suis sûre... j'ai entendu marcher dans la cuisine...

Pour la rassurer, j'allai explorer l'office, la cuisine et une petite lingerie qui donnait sur le palier, mais comme on doit s'y attendre, je ne découvris point le malfaiteur...

—Il faudrait prévenir la police, bégaya la maid... allez-y vous... Monsieur.

Une voix venant du rez-de-chaussée prononça ces mots:

—La police est prévenue, rassurez-vous.

Et un homme qui montait lentement l'escalier s'arrêta bientôt devant nous.

XXII

OU JE PRENDS UNE RAPIDE DÉCISION

C'était un gentleman de taille moyenne, solidement charpenté, vêtu avec élégance. Son regard était si aigu que quelque chose persistait encore de cette acuité, quand il ne vous regardait plus. Ses joues glabres, très fermes, semblaient usées par le rasoir. Les maxillaires en saillaient, plus robustes, agités vers les apophyses d'un petit tic rapide et régulier.

Je le reconnus immédiatement, car il avait une de ces figures que l'on n'oublie jamais lorsqu'on les a vues une fois. J'avais fait sa rencontre, le jour même, au poste de police et c'était lui qui avait paru s'intéresser si vivement à moi.

Il se présenta:

—Allan Dickson, détective.

A ce nom, je sentis mes jambes fléchir sous moi... et un petit frisson me courut le long des reins...

Ainsi, c'était donc lui, lui dont le nom était dans tous les journaux... cet homme terrible à qui on devait la capture de tant de malfaiteurs. Jamais, fort heureusement, nous ne nous étions trouvés face à face... Jamais, malgré toute son habileté, il n'avait eu l'honneur de m'appréhender. S'il avait pu se douter qu'il avait devant lui le «cambrioleur masqué d'Euston Road», le «voyageur invisible de Gravesend», le «faux clergyman de Winchester», le «vagabond de Ramsgate», et aussi le «possesseur du Régent»! Dans un ordre différent, mes titres valaient certes les siens; nous étions deux adversaires dignes l'un de l'autre...

Il s'agissait de jouer serré, car la moindre imprudence de ma part pouvait me livrer à Allan Dickson.

Miss Mellis un peu revenue de son émotion avait fait entrer le détective dans le salon et commençait à lui expliquer ce qui s'était passé.

Comme, par discrétion, j'avais voulu me retirer, Allan Dickson me retint:

—Non... non, restez, dit-il... vous habitez la maison... vous pourrez peut-être me donner quelques précieuses indications.

Le ton avec lequel il avait prononcé ces mots me troubla légèrement... Se douterait-il? Mais non, cela était impossible... mon coup avait été trop bien combiné!

Une chose me tracassait toutefois. J'avais laissé les bank-notes de miss Mellis dans ma chambre, mais les livres et les shillings se trouvaient dans les deux poches de mon gilet et cliquetaient doucement dès que je faisais le moindre geste.

Je pris le parti de faire le moins de mouvements possible.

—Voyons, articula Allan Dickson, vous dormiez, dites-vous, quand cet homme est entré dans la pièce où nous sommes en ce moment?

—Oui, monsieur, répondit miss Mellis... je dormais en effet... ici les journées sont très dures et quand arrive le soir...

—Vous avez cependant pu l'apercevoir?

—Oh! oui, monsieur... Comme je vous vois en ce moment... et... tenez... rien que d'y penser, je suis près de m'évanouir...

—Rassurez-vous, voyons... vous savez bien que vous n'avez plus rien à craindre maintenant...

—Je le sais, monsieur... mais c'est, plus fort que moi... tant que je vivrai, j'aurai toujours présente à l'esprit la figure de cet affreux individu...

—Voyons, donnez-moi un signalement...

—Oh!... quelque chose d'horrible, de fantastique, de diabolique... Si j'étais superstitieuse, je croirais que c'est Satan en personne qui s'est introduit chez moi ce soir...

—Ce n'est pas un signalement que vous me donnez là... précisez, je vous prie.

—Je précise... Il avait une affreuse figure rouge... et ses yeux formaient comme deux trous noirs au milieu de son visage... Quant à ses cheveux et à sa barbe, ils étaient noirs et frisés, mais bizarres... on aurait dit des cheveux de nègre...

—Et son costume?

—Etrange aussi... un veston à carreaux... quelque chose comme un habit d'arlequin...

—Cet homme vous a-t-il parlé?

—Non, monsieur... il m'a seulement regardée avec des yeux terribles qui brillaient comme ceux d'un chat enragé.

—Y a-t-il une double issue dans cette maison?

—Non, monsieur... il n'y en a qu'une...

—Alors, le malfaiteur est ici... car je suis en faction depuis huit heures, dans la rue, et n'ai vu sortir personne...

—Cependant, fit miss Mellis, cet homme a bien dû entrer par la porte?

—Avant huit heures, alors... Et encore, non, car l'agent que j'avais posté devant votre maison n'a vu qu'une vieille dame et une bonne pénétrer ici.

—La vieille dame est ma locataire du second... quant à la bonne, c'est la mienne... la voici.

—Donc, pas d'homme... Votre agresseur se trouvait par conséquent dans la maison depuis longtemps...

J'admirais, malgré moi, l'imperturbable logique du détective et je commençais à être sérieusement inquiet...

Parfois il me regardait, comme pour me demander mon avis et je hochais affirmativement la tête, d'un petit air entendu.

—Où se trouvait le sac que l'on vous a dérobé? continua Dickson.

—Ici, répondit Miss Mellis en désignant l'un des tiroirs de son petit bureau d'acajou.

—Quelqu'un savait-il que vous le placiez là d'ordinaire?

—Mes locataires pouvaient le savoir...

Allan Dickson se tourna vers moi, mais je ne bronchai pas.

J'étais décidément mal à l'aise...

Il demanda tout à coup:

—Combien avez-vous de locataires?

—Cinq, monsieur... la vieille dame que vous avez aperçue, un officier qui est en ce moment aux environs de Londres, un rentier paralysé qui ne sort jamais de chez lui... puis monsieur Pipe ici présent et... sa femme... miss Edith...

Allan Dickson demeura un instant pensif, puis braquant sur moi ses yeux gris qui avaient l'éclat de l'acier:

—Que pensez-vous de cela, monsieur Pipe?

—Puisque vous voulez bien me demander mon avis, répondis-je, je crois, comme vous, que le malfaiteur devait être caché dans la maison... Il m'a d'ailleurs semblé, pendant que je dînais dans ma chambre, entendre quelqu'un descendre l'escalier...

—Ah! voyez-vous... fit le détective... En tout cas, l'homme est encore ici...

—Si c'était... le rentier paralysé? dis-je à l'oreille d'Allan Dickson... On a souvent vu des gens qui simulent des infirmités, afin de mieux dérouter la police...

—Peut-être, mais... pour l'instant, je ne vois rien à tenter... demain, au jour, j'aviserai et je crois, monsieur Pipe que vous pourrez m'être très utile... En attendant, voulez-vous m'accorder quelques minutes d'entretien... en particulier?

—Avec plaisir... où cela?

—Chez vous, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

—Mais comment donc! Permettez cependant que je monte prévenir ma femme... elle est couchée... je crois, et vous comprenez...

—Oui... oui, c'est tout naturel.

Je montai quatre à quatre les escaliers, en proie à une agitation que le lecteur devinera sans peine. Je me voyais perdu...

Les réticences de Dickson, ses sous-entendus et aussi cette entrevue qu'il voulait absolument avoir avec moi, tout cela n'était pas naturel. Le drôle me soupçonnait et il espérait, en venant chez moi, trouver la preuve ou tout au moins l'indice qu'il cherchait. A cette minute, j'étais décidé à tout, même à sauter du troisième étage dans la rue.

—Qu'avez-vous donc, Edgar? demanda Edith en me voyant si troublé.

—Rien... rien... ah! j'ai eu bien tort de courir au secours de cette vieille folle de miss Mellis... un détective l'a interrogée—vous savez ce gentleman que nous avons rencontré au poste—et il va monter ici pour causer un peu avec moi... Tirez les rideaux du lit, Edith... il ne serait pas convenable que cet homme vous vît au lit.

Et tout en parlant, j'enfilais à la hâte mes bottines, ces précieuses bottines dont l'un des talons contenait une fortune. J'étais, on le sait, en pyjama mais j'avais conservé en dessous ma chemise de jour et mon gilet dans les poches duquel j'entendais sonner les pièces d'or de miss Mellis. Quant au portefeuille contenant les bank-notes, j'avais eu soin, avant de descendre, de le glisser sous le lit. Je le ramassai vivement sans attirer l'attention d'Edith et l'introduisis entre mon gilet de flanelle et ma peau. J'étais prêt aussi à endosser mon pardessus, quand Allan Dickson entra sans frapper, et cette incorrection me prouva qu'il ne me considérait déjà plus comme un simple témoin, mais comme un inculpé envers qui toute politesse est superflue.

—Monsieur Pipe, dit-il en entrant, nous avons à causer sérieusement.

Et aussitôt, il s'assit dans l'unique fauteuil qui garnissait notre chambre.

—Oui, reprit-il, il faut que nous tirions au clair cette affaire-là... et vous allez m'y aider, j'en suis sûr. Voyons... vous avez une autre pièce que celle-ci?...

—Oh! un simple cabinet de toilette.

—Il donne sur la rue?

—Oui... sur la rue...

—Bien... Vous habitez ici avec Mme Pipe?

—Oui...

—Personne n'est venu vous rendre visite ce soir?

—Personne...

—Ah!... Voilà qui est curieux... Figurez-vous, monsieur Pipe, que j'ai, de la rue, aperçu à l'une de vos fenêtres, un homme qui allait et venait...

—C'était moi, assurément...

—Alors, c'est vous qui avez ouvert tout à coup la fenêtre et lancé ceci dans la rue?

Et Allan Dickson, tirant de sa poche la poignée de crin qui avait servi à mon camouflage, me la présenta en disant:

—Quelle idée vous avez eue, cher monsieur, d'arracher le crin de ce fauteuil... Tenez, on voit très bien, ici, l'ouverture que vous avez pratiquée dans l'étoffe...

J'étais perdu, je le sentais bien, mais j'essayais quand même de conserver mon calme.

Allan Dickson fixait sur moi son œil d'acier, cet œil terrible, aigu et térébrant comme une mèche de scalpel, cet œil qui avait déjà percé tant de consciences et extirpé des aveux à tant de malfaiteurs...

—Vous avez eu tort, ajouta-t-il en riant, d'abîmer ainsi ce fauteuil... votre logeuse vous fera certainement payer cette dégradation...

Je ne trouvais rien à répondre et Allan Dickson jouissait de ma confusion... Il me tenait et jouait avec moi comme un chat avec une souris.

Je crus devoir payer d'audace:

—Pardon, monsieur, fis-je d'un ton sec, est-ce un interrogatoire que vous avez l'intention de me faire subir?

—Peut-être, répondit le détective... Mon devoir est de me renseigner... et vous seul pouvez me donner les éclaircissements dont j'ai besoin. Vous êtes un habile homme, monsieur Pipe, malheureusement pour vous, les imprudences auxquelles vous vous êtes livré pourraient très bien vous attirer des ennuis... et, croyez-le, c'est dans votre intérêt que je vous pose toutes ces questions afin que vous soyez préparé à vous défendre dans le cas où la justice vous demanderait des comptes...

—Et pourquoi me demanderait-elle des comptes?... N'a-t-on pas le droit d'arracher, si cela vous plaît, une poignée de crin à un fauteuil?

—Evidemment, mais on a aussi le droit de vous demander quel usage vous vouliez faire de ce crin? Etait-ce pour vous fabriquer une perruque ou une fausse barbe?

Un rire nerveux s'empara de moi et je balbutiai, en regardant fixement le détective:

—Ah! ah! ah!... une perruque!... une fausse barbe!... et pourquoi?... oui, pourquoi, je vous le demande?

Allan Dickson avait maintenant une mine sévère:

—Allons, dit-il, n'essayez pas de plaisanter, monsieur Pipe... Défendez-vous, au contraire, cela vaudra mieux... ou sinon...

—Sinon?

—Je me verrai obligé de vous arrêter.

—M'arrêter... moi! vous voulez rire, monsieur... on n'arrête que les malfaiteurs... M'arrêter, parce que j'ai arraché une poignée de crin à un fauteuil... ah! ah! ah!... je crois que vous cherchez à m'intimider.

—Ecoutez, reprit le détective...

—Je vous écoute.

—Avez-vous quelquefois, de la rue, observé la maison où nous sommes, en ce moment?

—Ma foi, j'avoue que...

—Eh bien, si, un soir, vous vous étiez posté sur le trottoir d'en face, vous auriez pu vous convaincre que, malgré les rideaux qui garnissent vos fenêtres, on voit tout ce qui se passe ici... Votre cabinet de toilette, surtout, est très lumineux...

Je compris qu'Allan Dickson m'avait aperçu au moment où je procédais à la petite opération que l'on sait..., je compris qu'il me tenait... que le fil conducteur qu'il avait dans la main allait bientôt se changer en lasso et que je serais bel et bien à la merci de cet homme.

—Défendez-vous, mais défendez-vous donc, me cria Edith, à travers les rideaux du lit, vous ne voyez donc pas que l'on cherche à vous compromettre...

Je ne le voyais que trop, mais tout ce dont j'aurais pu arguer pour ma défense n'eût servi absolument à rien.

En ce moment, je songeais à autre chose...

Allan Dickson qui lisait sans doute dans ma pensée, s'était levé brusquement. Je le vis mettre la main à sa poche, pour y prendre sans doute son revolver, mais avant qu'il eût achevé ce geste, je m'étais précipité vers la porte dont la clef était demeurée à l'extérieur, et l'avais vivement refermée à double tour.

Avant que le détective eût pu faire sauter la serrure, j'étais déjà dans la rue.

Soudain, une silhouette se dressa devant moi, puis une autre, un policeman émergea de l'ombre... une affreuse voix hurla à deux ou trois reprises: «Arrêtez-le!... arrêtez-le!» Une balle siffla à mon oreille, mais j'échappai aux mains tendues qui essayaient de me saisir, je glissai entre les gens qui s'efforçaient de me barrer le chemin, et bientôt je m'enfonçais dans une rue obscure, puis dans une autre et réussissais à faire perdre ma trace à ceux qui me poursuivaient.

Je suis sûr qu'il ne s'était pas écoulé deux minutes entre le moment où j'avais si brusquement lâché Allan Dickson et celui où je me retrouvai, seul, essoufflé, flageolant sur mes jambes devant un grand bâtiment au fronton duquel je pouvais lire, à la lueur d'un réverbère clignotant dans la nuit:

Robinson brothers and Co

Je n'étais pas encore sauvé. Mes ennemis étaient sans doute parvenus à retrouver ma piste, car j'entendis bientôt, au bout de la rue, un bruit de pas précipités. J'étais à ce moment en pleine lumière et si je me mettais à fuir, on m'apercevrait certainement.

Ma décision fut vite prise. Je longeai le mur du bâtiment contre lequel je m'adossais et apercevant une petite porte couronnée d'une imposte que l'on avait laissée ouverte, je me hissai jusqu'à cette baie, à la force du poignet, et me glissai dans l'intérieur de la maison.

XXIII

LA MAISON DU BON DIEU

J'étais maintenant dans un couloir encombré à droite et à gauche, de caisses et de ballots symétriquement rangés et sur lesquels on avait étalé une grande bâche de toile cirée.

Je demeurai un instant immobile, craignant que mes bottines en touchant un peu trop brutalement le sol n'eussent éveillé dans ce couloir des échos inquiétants, mais rien ne bougea autour de moi.

Ceux qui me cherchaient ne tardèrent pas à passer devant la maison, et j'entendis ces mots prononcés par une grosse voix enrouée: «Il a dû filer par Wardour Street».

A n'en pas douter, c'était la voix de Bill Sharper... Ainsi, je n'avais pas seulement à mes trousses le détective Allan Dickson... J'étais aussi poursuivi par les acolytes de Manzana. Si je parvenais à échapper à tant d'ennemis, j'aurais vraiment de la veine!

Pendant près d'un quart d'heure, je demeurai blotti contre les marchandises qui s'entassaient dans le couloir, puis, certain que l'on avait perdu ma trace, je commençai à envisager avec plus de calme la situation.

Deux solutions s'offraient à moi: ou repasser par l'imposte et revenir dans la rue, ou demeurer jusqu'au jour dans le magasin qui me servait momentanément de refuge. Je le connaissais bien ce magasin, pour y être venu souvent, lorsque j'avais besoin de quelque objet de toilette. Je savais où étaient situés tous les rayons auxquels je m'étais, maintes fois, approvisionné, sans bourse délier, bien entendu.

Après m'être orienté un instant, je finis par m'y reconnaître... J'étais dans la partie affectée à la quincaillerie. En montant un étage, j'arriverais à l'ameublement et au deuxième, je trouverais le rayon de confections pour hommes. Je venais de m'apercevoir que j'étais en pyjama et que je ne pourrais m'exhiber en cette tenue dans les rues de Londres... Mon signalement avait dû déjà être donné à tous les postes de police et il convenait que je fisse choix d'un complet plus décent.

Tout en gravissant à pas de loup un large escalier recouvert d'un tapis rouge, je me félicitais d'être justement tombé dans une maison où je pourrais réparer, à peu de frais, le désordre de ma toilette. Il y a vraiment des hasards providentiels et j'étais encore une fois servi par la chance. J'étais déjà arrivé au premier étage, quand j'entendis soudain un bruit de voix. Je me jetai à plat ventre le long d'un meuble et demeurai immobile. Deux veilleurs de nuit passèrent près de moi. Ils tenaient chacun une petite lampe électrique qui mettait sur le parquet un long cône lumineux. Quand ils eurent disparu, je continuai mon ascension et arrivai enfin au rayon de confections pour hommes... Là, s'ouvraient, à droite et à gauche, de petits couloirs où j'apercevais à la lueur d'une ampoule électrique en verre dépoli des rangées d'habits suspendus à une longue tringle. Çà et là, un mannequin sinistre dans son immobilité se dressait à l'extrémité d'une travée, pareil à un malfaiteur méditant un mauvais coup. Je faillis en renverser un qui gémit lamentablement sur son socle. En le remettant d'aplomb, je constatai qu'il avait absolument la même taille et la même carrure que moi. Je le pris à bras-le-corps, l'étendis doucement sur le parquet et commençai de le déshabiller, mais chaque fois que je le remuais un peu fort, il faisait entendre un petit grincement qui ressemblait à une plainte... Je lui enlevai sans difficulté sa jaquette et son gilet, mais je mis au moins un quart d'heure à lui retirer son pantalon.

Par bonheur, le rayon était très mal gardé ce soir-là, de sorte que je ne fus point dérangé pendant cette opération. Lorsque j'eus complètement déshabillé le mannequin, je le repoussai sans bruit sous un comptoir et revêtis les habits que je lui avais volés. Ils m'allaient dans la perfection. Je glissai dans une des poches de ma jaquette le portefeuille qui contenait les bank-notes de miss Mellis et que j'avais eu, comme on sait, la précaution de dissimuler entre ma chemise et ma peau, fis passer de mon ancien gilet dans le neuf les livres et les shillings que j'avais répartis dans les deux goussets de côté, puis je me mis en quête d'un pardessus.

Ici, je me le rappelle, se place un incident qui faillit m'être fatal. Un gardien que je n'avais pas entendu venir, se montra tout à coup. Il arrivait droit vers moi et il m'était impossible de l'éviter. Fort heureusement, je ne perdis pas mon sang-froid. Je demeurai immobile, les bras raides, les deux talons réunis, la tête légèrement inclinée à droite et le veilleur me prenant pour un mannequin, passa près de moi sans s'arrêter. L'alerte avait été vive et j'eus quelques secondes de terrible émotion. Je redoublai de prudence et atteignis enfin le rayon des pardessus. J'en avais déjà essayé plusieurs, quand je tombai sur une magnifique pelisse qui m'allait comme un gant. Je pensai qu'une fourrure me serait plus utile qu'un overcoat de drap, aussi gardai-je la pelisse sans hésiter. Autant que j'en pouvais juger, elle devait être doublée de loutre et l'étoffe qui la recouvrait était soyeuse et douce au toucher. Il ne me manquait plus qu'un chapeau, mais je mis bien une demi-heure à trouver le rayon de chapellerie. Je le découvris enfin et arrêtai mon choix sur un chapeau mou. J'étais maintenant équipé de pied en cap, il ne me restait plus qu'à attendre l'ouverture du magasin pour me glisser dehors. J'ignorais quelle heure il était, car j'avais laissé ma montre chez moi... Cet oubli était heureusement réparable. Au rayon de la bijouterie, je choisis un superbe chronomètre en or avec une chaîne de même métal et passai à mes doigts quatre ou cinq bagues qui me parurent d'un bon poids. Pendant que j'y étais, je fis aussi ample provision de bijoux de femme... Je ne savais pas, à ce moment, si je reverrais jamais Edith, mais si ce bonheur m'était refusé, je ferais facilement accepter à une remplaçante cette orfèvrerie de luxe.

Mes «emplettes» terminées, je me blottis sous un comptoir et attendis le jour.

Quelques veilleurs de nuit se montrèrent bientôt et je les entendis, pendant près de vingt minutes, ouvrir et refermer les «boîtes de ronde».

Dix minutes plus tôt, je me serais sans doute fait prendre, mais j'avais eu la chance de pénétrer dans le magasin au moment où les hommes de garde venaient justement de finir leur tournée.

Je n'avais plus qu'une inquiétude. Parviendrais-je sans être remarqué à sortir de la maison Robinson and Co?

A l'heure de l'ouverture des magasins, les employés se précipiteraient en foule dans les différents rayons... Comment les éviter?

Je songeai à descendre dans les sous-sols, mais à la réflexion, je compris que cela ne m'avancerait à rien. On me découvrirait aussi bien en bas qu'en haut. Le plus simple était de me dissimuler sous un comptoir, le plus près possible de la porte, et c'est ce que je fis.

Dieu que cette nuit me parut longue!

Enfin le jour parut, un jour terne et triste d'hiver. Le magasin fut éclairé d'une lueur grise et froide qui filtrait à travers les stores, puis, dans la rue, les voitures des laitiers commencèrent à rouler...

Bientôt, des garçons se mirent en devoir d'enlever les housses qui recouvraient les vitrines et les comptoirs, pendant que d'autres roulaient de petits chariots qui faisaient un vacarme de tous les diables... Là-bas, dans la lumière plus vive d'un hall vitré, je distinguais un homme galonné qui donnait des ordres d'une voix tonitruante.

Soudain, j'entendis remuer à quelques pas de moi et j'aperçus un jeune homme qui me regardait avec de gros yeux ronds. Il était accroupi sous le même comptoir que moi et je ne l'avais pas remarqué tout d'abord car le coin où il se trouvait était très sombre...

Il parut d'abord effrayé, puis voyant que j'étais aussi étonné que lui, il se rapprocha doucement et me dit à voix basse:

—Vous attendez l'ouverture?

—Oui.

—Encore dix minutes... C'est la première fois que vous venez «travailler» ici?

—Oui...

—Alors, je vais vous donner un conseil... Ne vous pressez pas de sortir... Ici, nous sommes en sûreté... nous sommes sous le comptoir des emballages et il est bien rare que l'on commence les paquets avant neuf heures... Quand vous entendrez sonner la cloche, vous n'aurez qu'à me suivre, mais par exemple, il faudra enlever votre chapeau et le tenir à la main.

—Et pourquoi cela? demandai-je, un peu méfiant.

—Parce que, de la sorte, on vous prendra pour un employé... D'ailleurs, fiez-vous à moi, voilà quinze jours que je viens ici... j'ai l'habitude de la maison...

J'admirai le sang-froid de ce jeune homme.

Je l'avais d'abord pris pour un détective, mais son superbe complet, ses bottines neuves, son chapeau neuf et le joli pardessus qu'il tenait roulé sous son bras prouvaient suffisamment qu'il venait comme moi, de se vêtir, sans bourse délier, aux rayons si bien assortis de la maison Robinson and Co. Il avait, ma foi, une figure des plus sympathiques.

—Vous comprenez, me dit-il sur un ton de confidence, ils gagnent assez d'argent dans cette boîte-là, ils peuvent bien, de temps en temps, nous offrir quelques vêtements...

Ce débutant avait, comme on le voit, de bons principes. J'en eusse certainement fait un habile «opérateur» si j'avais pu m'occuper de lui, mais d'autres préoccupations m'assiégeaient... j'avais trop d'affaires sur les bras. Tout ce que je souhaitais pour l'instant, c'était de sortir du magasin et de m'éloigner de Londres le plus vite possible. Je n'avais pas encore de plan bien arrêté, mais je mettrais tout en œuvre pour échapper à Allan Dickson.

Celui-là seul était à craindre, car avec lui, il était impossible de ruser, tandis qu'avec Manzana et Bill Sharper, je pouvais encore m'en tirer.

—Attention! me dit soudain mon «confrère»... on ouvre les portes.

Il y eut un roulement prolongé, puis un bruit de pas rapides, qui s'accentua, devint formidable.

Une cloche se mit à tinter.

Et, peu à peu, le silence se fit, troublé seulement de temps à autre par un ordre lancé à haute voix, un chiffre annoncé à la caisse.

—C'est le moment, me dit le jeune homme... ôtez donc votre chapeau.

Nous sortîmes tous deux de dessous notre comptoir.

—Tiens, s'écria un employé qui nous avait aperçus, d'où viennent-ils ceux-là... Vite! Vite! Mac Ferson, appelez un policeman!

Mais, avant que le nommé Mac Ferson, un gros lourdaud d'inspecteur qui était en train de rajuster sa cravate blanche devant une glace, eût eu le temps de se retourner, mon compagnon et moi étions déjà sur le trottoir.

Un taxi passait, je le hélai et laissant là le jeune homme qui semblait fort désireux de faire plus ample connaissance avec moi, je disparus en moins de dix secondes, roulant à toute allure vers un quartier plus sûr.

J'avais jeté une adresse quelconque au chauffeur, mais quand nous eûmes atteint Trafalgar Square, je lui dis:

—East Finchley, faites vite... bon pourboire!

East Finchley se trouve dans la banlieue de Londres, au-dessus de Middlesex, c'est-à-dire fort loin de l'hôtel de miss Mellis et des magasins Robinson.

Je voulais, comme on dit, me donner de l'air, et j'en avais besoin, après les terribles émotions que je venais d'avoir.

Maintenant, j'étais libre... il s'agissait de ne plus retomber sous la coupe d'Allan Dickson.

J'avais de l'argent en poche, j'étais vêtu de neuf, je pouvais donc envisager l'avenir avec quelque confiance... A moins de jouer tout à fait de malheur, je devais réussir à quitter l'Angleterre qui, décidément, devenait trop dangereuse. J'étais forcé de renoncer à Edith, mais pouvais-je faire passer l'amour avant ma sécurité personnelle?

XXIV

UN MAUVAIS RÊVE

Le taxi venait de quitter Marylebone Road et s'engageait dans Albany street, quand je crus remarquer qu'une auto rouge nous suivait. C'était peut-être une idée, mais, pour en avoir le cœur net, je commandai à mon chauffeur de tourner brusquement à droite, ce qu'il fit à la première rue qui se présenta.

L'auto rouge tourna également et je ne tardai pas à la revoir, à cent mètres environ derrière moi.

—Activez... activez!... dis-je au chauffeur... il y a deux livres pour vous si vous semez la voiture qui nous suit.

L'homme mit toute l'avance à l'allumage, mais je voyais bien que l'auto rouge gagnait sur nous.

Il y avait dans mon taxi, dissimulées dans un petit coffre, trois bouteilles que le cabman avait mises en réserve. Je les pris les unes après les autres et les lançai par la portière de façon qu'elles tombassent presque au milieu de la rue. Elles se brisèrent avec fracas, semant sur le sol de gros éclats de verre...

L'un d'eux fut fatal à l'auto rouge.

Bientôt, je la vis qui ralentissait, puis s'arrêtait.

—Ça y est! s'écria mon chauffeur... ça y est!... Ils ont crevé!

—Marchez... marchez toujours!

J'avais décidément plaqué ceux qui me suivaient, car, le doute n'était pas possible, on s'était mis à ma poursuite.

Probablement qu'un détective m'avait pris en filature à la sortie des magasins Robinson, et cela, sur les indications de l'inspecteur à cravate blanche qui avait tenu à faire montre de zèle. En tout cas, le détective en était pour ses frais. Ce gentleman ne ferait jamais ma connaissance.

Arrivé à East Finchley, je réglai mon chauffeur et lui donnai un royal pourboire. Quand il eut disparu, je me dirigeai rapidement vers la gare du métro, pris le train pour une destination quelconque, roulai pendant trois quarts d'heure, changeai de ligne deux ou trois fois, puis, finalement, m'arrêtai à Kensington.

Là, j'entrai dans un grill-room, ingurgitai un beefsteak arrosé d'une pinte d'ale, puis je me mis en quête d'un hôtel.

Elégant comme je l'étais, depuis ma visite aux magasins Robinson, je ne pouvais loger dans un bouge, aussi fus-je obligé de prendre une chambre au Victoria Palace.

Allan Dickson et Bill Sharper n'auraient certes pas l'idée de venir me chercher là!

Je n'y séjournerais pas longtemps d'ailleurs, car mon intention était de quitter Londres le plus tôt possible.

J'avais pensé tout d'abord à me rendre en Hollande, mais pouvais-je risquer ce voyage, maintenant que Manzana, Bill Sharper, Allan Dickson et Edith allaient être ligués contre moi. Ma maîtresse, en apprenant quel genre d'individu j'étais, n'hésiterait point, pour s'innocenter et prouver qu'elle ignorait mes louches trafics, à raconter l'histoire de l'oncle Chaff. Manzana, de son côté, parlerait du lapidaire d'Amsterdam, et Allan Dickson, qui n'était pas un imbécile, comprendrait sans peine pourquoi je tenais tant à passer en Hollande.

Ah! je n'étais pas encore près de le vendre, mon diamant!

Ereinté, fourbu, n'en pouvant plus, je me couchai, après avoir vérifié la petite cachette où reposait le Régent. Comme une vis du talon de ma bottine s'était un peu desserrée, je la fixai avec la pointe de mon canif.

Un quart d'heure après, je dormais comme un bienheureux.

Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Un rayon de soleil, semblable à une longue flèche d'or, se jouait sur mon lit... et ce rayon de soleil si rare à Londres, surtout en hiver, me parut d'heureux augure. Il symbolisait pour moi l'espérance et la réussite, il semblait me dire: «Ta vie jusqu'alors si triste va enfin s'éclairer pour toujours».

Je me levai, procédai avec soin à ma toilette, puis sonnai pour me faire monter à déjeuner.

Le garçon qui répondit à mon appel avait l'air tout drôle... Il me regardait comme si j'eusse été une bête curieuse.

—Eh bien, lui dis-je... avez-vous entendu?

Il ne répondit pas.

Quelques instants après, il revenait avec un plateau sur lequel il y avait deux tasses et des toasts.

Cette fois encore il me regarda de façon bizarre.

—Vous croyez me reconnaître, sans doute? lui dis-je d'un ton sec.

Il s'inclina et sortit.

«C'est un fou», pensai-je... Et, sans plus me soucier de lui, je m'attablai et me versai du thé.

Tout en croquant mes rôties, je regardais ma jaquette et ma pelisse que j'avais étalées sur le dossier d'un fauteuil. J'avais eu décidément la main heureuse en choisissant ces habits. Le complet était d'une couleur discrète, agréable à l'œil. Quant à la pelisse, c'était une vraie pelisse de millionnaire. Au lieu d'être doublée en loutre d'Hudson (c'est-à-dire en rat d'Amérique), elle l'était en vraie loutre et devait valoir au moins dans les cinq à six mille francs. Il ne me manquait plus qu'un peu de linge, et j'eus un moment l'idée d'aller visiter, durant la nuit, quelques-uns des rayons de la maison Robinson, mais je renonçai à ce projet. Puisque j'avais de l'argent en poche, à quoi bon risquer une expédition semblable qui pouvait très mal finir? Maintenant que j'étais délivré de mes ennemis, il s'agissait de manœuvrer avec prudence jusqu'à ce que j'eusse mis entre eux et moi plusieurs centaines de kilomètres.

J'en étais là de mes réflexions, quand il me sembla entendre dans la chambre voisine de la mienne un bruit étouffé. Je prêtai l'oreille et perçus une sorte de bredouillement confus; par instants, une porte s'ouvrait sur le palier; des gens allaient et venaient dans le couloir, d'un pas rapide et feutré. Je pensai tout d'abord qu'il y avait un malade dans l'hôtel, mais bientôt des rires étouffés se firent entendre.

Une porte condamnée se trouvait à gauche de la table devant laquelle j'étais assis, et je crus remarquer que, de temps à autre, une ombre venait intercepter le petit filet de lumière qui passait par la serrure.

J'étais très inquiet. Quand on a, comme moi, la conscience un peu chargée, on se tient continuellement sur ses gardes.

J'allais sonner pour demander ma note, quand on frappa à la porte.

C'était le garçon.

—Monsieur, me dit-il avec une politesse que l'on sentait de commande, il y a quelqu'un qui voudrait vous parler.

—A moi?

—Oui, monsieur.

—Je n'attends personne... il y a certainement une erreur... que celui qui veut me voir fasse passer sa carte.

—La voici, monsieur, le visiteur m'a justement prié de vous la remettre.

Et en disant ces mots, il me tendait un petit carré de bristol que je pris d'un geste brusque et sur lequel je lus avec effarement: Allan Dickson, détective.

Ce fut, on peut le dire, un terrible coup de foudre que je supportai assez vaillamment.

Je passai ma jaquette, rectifiai le nœud de ma cravate, puis dis au garçon qui attendait toujours, balançant son plateau, d'un air stupide:

—Faites entrer ce gentleman!

Allan Dickson parut. Il était d'une élégance impeccable et j'admirai la belle assurance avec laquelle il pénétrait dans ma chambre. Au lieu de se jeter sur moi, et de me passer les «handcuffs» il s'assit tranquillement dans l'unique fauteuil qui garnissait la pièce, croisa sans façon ses jambes, et me dit, en enroulant autour de son index, d'un petit tournoiement rapide, le cordon de son monocle:

—Monsieur Edgar Pipe, vous êtes un habile homme... tous mes compliments!... C'est la première fois, je l'avoue, qu'un «client» me brûle ainsi la politesse...

Ce détective était vraiment un homme bien élevé... D'autres eussent dit «malfaiteur», mais lui, par un euphémisme charmant dont je lui sus gré, me qualifiait indulgemment de «client»...

J'eus une légère inclination de tête et répondis, d'un ton dégagé:

—Je crois, mon cher maître, qu'il y a entre nous un petit malentendu... et si vous le permettez... je vais, en deux mots...

—Inutile... cher monsieur... ce serait du temps perdu... Vous vous expliquerez devant le constable..., lui seul a qualité pour vous entendre... moi, je dois simplement me borner à vous conduire à Bow Street.

Il n'y avait qu'à se soumettre et c'est ce que je fis... J'eus bien, un moment, l'idée de sauter dans la rue par la fenêtre qui était grande ouverte, mais ma chambre se trouvait au quatrième étage et je n'eus pas le courage de tenter un pareil saut.

Je pris donc mon chapeau et ma pelisse et m'avançai vers la porte...

Allan Dickson s'était levé d'un bond et m'avait empoigné par la manche.

—Oh! ne craignez rien, dis-je en souriant, je n'ai nullement l'intention de vous fausser compagnie... Mon unique désir est de comparaître le plus tôt possible devant la justice, afin de me laver de l'accusation qui pèse sur moi... Vous voyez que je suis un «client» raisonnable... Cependant, en raison de la docilité même dont je fais preuve, j'ose espérer que vous aurez pour moi quelque indulgence et ne refuserez pas de répondre à une question qui me brûle les lèvres... Comment avez-vous pu me découvrir ici?...

—Oh!... c'est bien simple, Monsieur Pipe, répondit Allan Dickson... J'avais, je l'avoue, tout à fait perdu votre piste et je n'espérais même plus vous retrouver, quand j'ai reçu, à mon bureau, un coup de téléphone... C'est vous-même qui me demandiez, paraît-il... alors, je suis venu.

—Vous voulez rire, je suppose?

—Non... pas du tout... c'est l'exacte vérité... vous m'avez appelé, sans vous en douter, peut-être. Alors, une personne obligeante qui vous a entendu a bien voulu me prévenir... Ah! monsieur Pipe, il est parfois dangereux de rêver et surtout de parler en rêvant... On laisse ainsi échapper certaines confidences qui vous trahissent, car il y a toujours, derrière les murs, des oreilles indiscrètes... surtout dans les hôtels... Vous comprenez, maintenant?

Hélas! oui... Je ne comprenais que trop! Je m'étais dénoncé moi-même...

Décidément, la fatalité me poursuivait.

J'avais cru, un instant, pouvoir remonter le courant; mais tous mes efforts avaient été vains et j'étais, à l'heure présente, entraîné vers l'abîme!!...

DEUXIÈME PARTIE

I

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