Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)
The Project Gutenberg eBook of Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)
Title: Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)
Author: duc de Raguse Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont
Release date: September 17, 2009 [eBook #30013]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy, Rénald
Lévesque (html version) and the Online Distributed
Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL MARMONT
DUC DE RAGUSE
DE 1792 À 1832
IMPRIMÉS SUR LE MANUSCRIT ORIGINAL DE L'AUTEUR
AVEC
LE PORTRAIT DU DUC DE REISCHSTADT
CELUI DU DUC DE RAGUSE
ET QUATRE FAC-SIMILE DE CHARLES X, DU DUC D'ANGOULÊME, DE L'EMPEREUR
NICOLAS ET DU DUC DE RAGUSE
DEUXIÈME ÉDITION
TOME TROISIÈME
PARIS
PERROTIN, LIBRAIRE-ÉDITEUR
41, RUE FONTAINE-MOLlÈRE, 41
L'éditeur se réserve tous droits de traduction et de reproduction.
1857
MÉMOIRES
DU MARÉCHAL
DUC DE RAGUSE
LIVRE DIXIÈME
1806-1807
SOMMAIRE.--Arrivée à Raguse.--L'amiral Siniavin à Cattaro.--Le pacha de Bosnie Kosrew.--Retour en Dalmatie.--Population de la Dalmatie. Détails: moeurs et habitudes.--Attaque de Corzola par les Russes.--Déclaration de guerre des Turcs contre les Russes.--Préparatifs d'une expédition en Turquie.--L'amiral Siniavin aux Dardanelles.--Habileté de Sébastiani.--Première idée de construction des routes.--Rapidité d'exécution.--Catastrophe de Selim.--L'amiral Siniavin revient à Cattaro.--Il entretient des intelligences en Dalmatie.--Le Pandour Danèse.--Mille Russes débarqués à Poliza--Révolte des habitants.--Moeurs et usages.--Une élection à coups de pierres.--Le knès.--Le général Launay achète les prisonniers vingt francs par tête.--L'envoyé d'Ali-Pacha de Janina: son histoire.--Paix de Tilsitt.--Remise des bouches de Cattaro par Siniavin.--Attitude des Bocquais.--Le vladiza de Monténégro: son portrait--Reprise des travaux de route.--Travaux des Romains comparés.--Population de la Dalmatie du temps des Romains.--Moyens financiers d'exécution appliqués aux travaux.--Clausel remplace Lauriston.--Marmont est créé duc de Raguse.
J'arrivai le 2 août à Raguse. Les Russes étaient rentrés à Cattaro, les Monténégrins et les Bocquais dans leurs villages. Un traité de paix, signé entre la France et la Russie le 20 juillet à Paris, ordonnait la remise de l'Albanie vénitienne à l'armée française et l'évacuation de Raguse. Tout semblait donc devoir se pacifier promptement; il ne me restait plus qu'à m'occuper des besoins de l'armée, qui étaient immenses.
L'administration de l'armée d'Italie avait été chargée de faire vivre les troupes françaises en Dalmatie: on ne peut exprimer sa conduite coupable envers ces pauvres soldats, dont le sort est toujours de devenir victimes de ce que l'armée renferme d'abject. Un commissaire des guerres, appelé Volant, envoyait de Venise des blés gâtés, qu'un autre coquin de commissaire, nommé Vanel, partageant sans doute avec lui, recevait à Zara. Le pain était infect, les hôpitaux étaient dans le plus grand abandon, les casernes sans fournitures; tout était dans l'état le plus déplorable; plus du quart de l'armée était aux hôpitaux, où la mortalité était effrayante: c'était pire que ce que j'avais trouvé deux ans et demi avant en Hollande.
L'Empereur me donna toute l'administration. Nous pourvûmes à nos besoins par nos propres moyens; des fonds suffisants nous furent envoyés régulièrement; la Bosnie donnait à bon marché le bétail dont nous avions besoin; la Pouille nous envoya des blés, et en quelques mois tout rentra dans l'ordre. La mortalité diminua très-sensiblement, le nombre des malades devint plus modéré, enfin il finit par être dans la plus faible proportion avec l'effectif des troupes. Je n'entrerai pas dans le détail de ce que je fis alors, ce récit serait de peu d'intérêt; mais je dirai cependant un mot sur les hôpitaux, pour raconter des faits dont la connaissance peut être utile et qui s'appliquent à des circonstances qui peuvent se représenter.
À l'armée, les grands accidents sanitaires, si je puis m'exprimer ainsi, sont presque toujours le résultat de la disproportion des moyens de traitement avec le nombre des malades. Les malades mal soignés ne guérissent pas; leur nombre augmentant toujours, il y a encombrement, et il en résulte des maladies épidémiques: alors se manifestent les accidents, chaque jour plus effrayants, qui détruisent une armée entière.
La première condition est donc de proportionner le nombre des lits des hôpitaux au nombre présumé des malades, et de placer les établissements à portée des troupes, pour dispenser des évacuations, dont les résultats sont toujours funestes, et qu'il ne faut autoriser que quand la guerre les rend nécessaires: les administrations militaires sont toujours prêtes à les provoquer, mais le général doit les refuser, quand les mouvements de l'ennemi et ceux de l'armée ne les rendent pas indispensables.
Les motifs véritables de ces évacuations intempestives sont d'abord de se débarrasser et de mettre à la charge des autres la besogne qu'on devrait garder pour soi; ensuite, d'avoir un moins grand nombre d'établissements, afin de diminuer le prix de la journée d'hôpital: charlatanisme commun à toutes les administrations pour plaire au ministre; comme si les évacuations, indépendamment des intérêts de l'humanité, n'étaient pas un supplément de dépense bien supérieur à l'économie apparente.
D'après ces habitudes coupables, on n'avait établi qu'un seul hôpital à Zara. Cet hôpital ayant été bientôt plein, les malades reçurent des soins imparfaits et ne sortirent pas de l'hôpital: l'encombrement arriva bientôt. Une longue maladie entraîne toujours une longue convalescence: ainsi, les soldats guéris étaient faibles en sortant de l'hôpital; une longue route dans un pays aussi difficile, sous un climat brûlant, les exténuait, et, arrivés à leur corps, ils retombaient malades, étaient de nouveau envoyés à Zara, où ils mouraient.
Je changeai tout ce système: les maladies légères étant généralement guéries par des secoure prompts, je fis établir de petits hôpitaux à une distance des corps telle, qu'en un jour les malades pouvaient y arriver: cette disposition prévint tout encombrement. Avec un peu d'industrie, toutes les localités fournissent des ressources pour quarante ou cinquante hommes malades. Les maladies légères, n'étant pas aggravées par un premier défaut de soins et une longue route, étaient promptement guéries; les soldats sortant de l'hôpital faisaient place à d'autres malades qui venaient y recevoir les mêmes soins; les soldats guéris, rejoignant immédiatement leurs régiments, n'étaient pas exténués par une longue route de retour, et, leur guérison étant définitive, la mortalité disparaissait.
Au moyen de ce système, l'année suivante, l'armée, qui avait reçu de jeunes soldats et dont l'effectif s'était élevé de plus de cinq mille hommes, n'eut jamais à la fois, à l'époque des plus fortes chaleurs, plus de cinq cents hommes aux hôpitaux; et cependant le relevé du mouvement général a constaté que les hôpitaux avaient reçu plus de dix mille individus. Cette multiplication d'hôpitaux avait élevé le prix de la journée d'hôpital; mais devant cette économie précieuse et réelle, l'économie de maladies et de malades, devait-on compter une légère augmentation de dépense?
Malgré la paix avec les Russes, signée par M, d'Oubril, le 20 juillet, on ne prenait aucune disposition pour nous faire la remise de Cattaro. L'amiral Siniavin avait répondu à mes communications d'une manière vague et incertaine; il devait, au surplus, attendre les ordres de sa cour pour exécuter un traité qui n'était pas encore ratifié. Cependant le bruit de la continuation de la guerre se répandit; l'amiral russe recevait, chaque jour, des renforts; des troupes de terre arrivaient de Corfou, sous les ordres du général Padapopoli. Ces dispositions ne paraissaient guère pacifiques. En supposant la paix, on soupçonnait les intentions de l'amiral Siniavin; on lui croyait des passions contre nous; on redoutait qu'il ne livrât Cattaro aux Anglais, comme les Autrichiens le lui avaient livré à lui-même: d'un moment à l'autre les Anglais pouvaient arriver et entrer dans les forts; tout était incertitude et obscurité.
Dans cet état de choses, je me hâtai de faire travailler aux fortifications de Raguse, et on construisit, avec la plus grande activité, un fort au sommet de Saint-Sergio, et un autre dans une première position. Je fis réunir de grands approvisionnements, afin d'être libre dans mes mouvements. Je me mis en rapport et en relations d'amitié avec les commandants turcs de la frontière, avec l'agah de Mostar, Hadgi-bey du Tovo; le pacha de Trébigne et le vizir de Bosnie, pour assurer des vivres à l'armée, si leur secours devenait nécessaire. Je reprochai au pacha de Trébigne d'avoir laissé les Monténégrins franchir son territoire pour se porter sur Raguse, et de n'avoir pas empêché des sujets grecs de son pachalik de se joindre à eux. Je fis des cadeaux d'armes et de canons de montagne à ceux qui me parurent bien disposés, et avec lesquels j'eus de bons rapports. Il s'établit, dès ce moment, entre le pacha de Bosnie et moi des relations véritablement amicales. Il avait été pacha d'Égypte; il en avait ramené de beaux chevaux, dont il me fit présent: je lui donnai cent fusils de munition et deux pièces de trois, avec lesquelles il combattit les Serviens. Ce pacha, Méhémet-Kosrev-Pacha, a été depuis capitan-pacha, et c'est son vaisseau que Canaris a fait sauter d'une manière si héroïque; aujourd'hui (1829) il est séraskier, c'est-à-dire chef suprême de la nouvelle armée turque, et l'homme de confiance de Mahmoud.
Je pressais sans cesse l'amiral de me remettre les bouches de Cattaro; mais, ses réponses, toujours dilatoires, montrant sa mauvaise foi, je devais m'en défier, et préparer d'avance les moyens d'en détruire les effets.
Je réunis des approvisionnements pour pouvoir les jeter à Cattaro au moment même où nous entrerions, et une artillerie convenable pour armer immédiatement la côte. En supposant l'amiral mal disposé pour nous, mais loyal, il pouvait nous remettre les bouches de Cattaro en présence des Anglais; ceux-ci auraient mis des obstacles à l'envoi par mer de ce qui était nécessaire à la défense du golfe. Je devais prévoir aussi la continuation de la guerre, et alors il pouvait être utile de rapprocher des bouches de Cattaro des moyens d'attaque, pendant le moment où les hostilités étaient suspendues et où la navigation n'éprouvait aucun obstacle.
À deux lieues environ de l'entrée du golfe de Cattaro, dans le pays de Raguse, une échancrure dans la côte forme un port presque fermé, où des bâtiments sont parfaitement en sûreté. Ce port s'appelle Molonta. J'y envoyai, sur de petits bâtiments, des approvisionnements en biscuit, eau-de-vie, riz, et une quinzaine de pièces de gros calibre, avec leurs armements et munitions. J'occupai en force le Canali, partie du pays de Raguse couvrant le port de Molonta, et mes avant-postes furent placés à la frontière de l'Albanie, attendant le moment où les portes de Castelnovo me seraient ouvertes.
Les négociations n'avançaient pas. Si, par sa résistance, l'amiral outre-passait ses ordres, une menace pouvait le décider; ou bien, si les hostilités devaient recommencer, l'offensive prise me serait utile. Je me décidai donc à agir: je fis embarquer pendant la nuit, à Molonta, sur des barques à rames, toute l'artillerie mise en dépôt; elle fut débarquée à la pointe du jour à la Punta d'Ostro, pointe ouest de l'entrée du golfe. Je déclarai en même temps que cette disposition ne devait point être regardée comme un acte d'hostilité, mais comme une opération préparatoire à la prise de possession des bouches, et dont l'objet était de mettre d'avance la côte en état de défense.
Aussitôt le matériel débarqué, je m'occupai de faire construire une grande batterie pour battre et fermer l'entrée. Si la guerre commençait, c'était la première opération du siége de Castelnovo. Les Russes, trouvant mauvaise cette entreprise, et en vérité ils avaient raison, vinrent tirer du canon sur mes travailleurs; mais les travaux continuèrent, et en cinq jours ma batterie fut achevée. L'amiral ne changea pas de langage, et déclara au contraire qu'il avait l'ordre de garder les bouches de Cattaro: c'était annoncer la continuation de la guerre. J'étais en pleine opération quand je reçus, avec la nouvelle que l'empereur de Russie avait refusé de ratifier le traité d'Oubril, l'ordre de rentrer en Dalmatie et de me tenir en observation devant les Autrichiens, après avoir pourvu à la défense de Raguse. Cet ordre positif, impératif, était commandé par les circonstances, et rendait impossible l'accomplissement des projets dont j'avais déjà commencé l'exécution. Je ne pouvais retirer mon matériel que du consentement de l'amiral. J'envoyai à son bord pour lui déclarer que, l'armement fait ayant été uniquement destiné à la défense des bouches sur la remise desquelles j'avais dû compter, et les circonstances ayant changé, je consentais à retirer mon artillerie de la Punta d'Ostro, à condition qu'il n'y mettrait aucun obstacle; il en prit l'engagement, et l'on se mit à la besogne. Quand les batteries furent démontées, et les canons dans des barques, il avait changé d'avis. Je fis jeter les canons à la mer, et emporter par terre les poudres, les boulets, et tout ce qui était de nature à être transporté facilement: le reste fut détruit.
Ce début de campagne ne valait rien; mais j'espérais voir Siniavin se décider à agir offensivement, et pouvoir saisir une occasion d'obtenir un succès assez marqué sur lui pour garantir Raguse d'un nouveau siége, avant d'exécuter le mouvement rétrograde qui m'était ordonné sur Zara: elle se présenta effectivement bientôt.
Je me retirai sur Raguse-Vieux, où j'avais des approvisionnements considérables et presque toute ma flottille. Je pris position à une lieue en avant de cette ville, et j'attendis les événements. Combattre des Monténégrins n'était rien pour moi: c'était à des troupes russes que je voulais avoir affaire, et, pour cela, il fallait qu'elles se missent en campagne.
Une partie de l'escadre russe croisait déjà entre Raguse et Raguse-Vieux; des bâtiments étaient stationnés au milieu du golfe. Cette escadre se composait de vingt-deux bâtiments de guerre, dont dix ou onze vaisseaux de ligne: l'amiral, avec le plus grand nombre des vaisseaux, était encore dans les bouches. Des troupes de débarquement venues de Corfou, réunies à des détachements formés avec l'équipage des vaisseaux, élevaient les forces qu'il pouvait mettre à terre à sept mille hommes environ. Les espérances de succès formées par Siniavin étaient partagées par ses soldats, et la conquête de Raguse et de toute la Dalmatie leur paraissait certaine. Le capitaine du génie Boutin, officier plein de talent, qui depuis a péri malheureusement dans une mission en Asie, et dont la mort fut vengée d'une manière éclatante par lady Stanhope, ayant été arrêté avant le commencement des hostilités par un bâtiment de guerre russe, et conduit à l'amiral, réclama hautement sa liberté comme ayant été pris contre le droit des gens, et avant la déclaration de la guerre. Siniavin la lui rendit en lui disant que, dans peu de jours, il regretterait le don qu'il lui faisait. Cette confiance de l'ennemi était tout mon espoir, et je ne négligeai rien pour l'augmenter, sans toutefois atténuer celle de mes troupes.
Le 26 septembre, je me retirai à Raguse-Vieux. J'envoyai d'abord des détachements contre des Grecs, sujets turcs, qui cherchaient à intercepter ma communication avec Raguse, et je plaçai sur les hauteurs de Breno le 5e régiment pour contenir ceux de Trébigne, qui menaçaient d'aller de nouveau piller les faubourgs de Raguse, brûler les moulins, détruire l'aqueduc et couper les eaux. Lorsque ce régiment parut, tout rentra dans l'ordre.
Le 27, les Bocquais et les Monténégrins, au nombre de mille environ, vinrent attaquer nos avant-postes. Ils furent repoussés, et je défendis de les poursuivre.
Le 29, je fus informé de l'arrivée d'un nouveau régiment russe venant de Corfou. Cet événement et notre retraite avaient singulièrement enorgueilli les Russes et tourné la tête aux Monténégrins, Bocquais et Grecs, sujets turcs, dont le nombre avait presque doublé; ils parlaient de piller Raguse et la Dalmatie. Enfin un corps russe assez nombreux avait pris position au col de Débilibrick, en avant de la vallée de la Sottorina. C'est ce que j'attendais pour agir offensivement. Si les Russes restaient, j'espérais les battre. S'ils se retiraient sans combattre, ils détruiraient l'opinion qui s'était déclarée pour eux et la confiance de leurs partisans. J'ignorais alors la force précise des Russes; les renseignements des prisonniers, après la bataille, m'ont donné les moyens de dresser un état régulier qui porte leur force au nombre que j'ai déjà fait connaître. Quant à celle des paysans armés, on peut estimer qu'il y avait quatre à cinq mille Monténégrins, trois mille Bocquais et deux mille Grecs, sujets turcs. Ainsi j'avais devant moi sept mille Russes et environ neuf mille hommes de troupes irrégulières. On sait, au reste, ce que valent ces dernières troupes. La moitié se montre à portée; un quart seulement se bat avec courage dans les rochers et résiste; mais cependant la masse occupe toujours plus ou moins, et deviendrait redoutable dans un moment de désordre.
Deux heures après avoir reçu la nouvelle de la sortie des Russes, je me mis en marche.
Je laissai au camp, devant Raguse-Vieux, les hommes malingres ou mal chaussés, et avec eux des officiers et sous-officiers, de manière à en faire une espèce de réserve. Les soldats déposèrent leurs effets, se chargèrent de vivres et de cartouches, et je me mis en route, dans la nuit du 29 au 30, avec cinq mille neuf cents baïonnettes. J'espérais avoir mon avant-garde au jour, en arrière d'un rassemblement de douze à quinze cents montagnards placés en deçà du pont de la Liouta. Une pluie survenue et la difficulté des chemins retardèrent mes colonnes, et le jour nous trouva encore à une lieue de l'ennemi. Lorsque nous fûmes en présence, je le fis attaquer par un bataillon de voltigeurs, commandé par le colonel Planzone, et composé des compagnies des troisième et quatrième bataillons, des 5e, 23e et 79e régiments, et soutenu par un bataillon de grenadiers des mêmes régiments, conduit par le général Lauriston. Le 79e resta en réserve. L'ennemi ne tint pas, et se retira sur de plus grandes hauteurs. Nous l'y joignîmes, et nous découvrîmes distinctement la ligue russe, établie sur le col de Débilibrick.
Je réunis les deux bataillons d'élite sous les ordres du général Lauriston, et lui ordonnai de suivre le plateau situé au dehors des grandes crêtes, de chasser deux ou trois mille paysans qui y occupaient une position assez forte, et de tourner ainsi celle des Russes. Je le fis soutenir par le 11e régiment, sous les ordres du général Aubrée. J'ordonnai au 79e d'attaquer de front, et je gardai en réserve le 23e sous les ordres du général Delzons, et deux bataillons de la garde royale italienne, sous les ordres du général Lecchi. Le 18e régiment d'infanterie légère, lancé d'abord sur les montagnes, fut rappelé pour suivre le mouvement, devenir réserve et prendre part au combat du lendemain.
Les troupes se mettaient en mouvement lorsque les Russes disparurent. Les paysans, forcés dans leur position, laissèrent soixante hommes sur la place, et se retirèrent sur une dernière position, plus forte et plus élevée, que nous ne pûmes attaquer faute de jour. Un de mes aides de camp, le capitaine Gayet, qui servait depuis longtemps avec moi, périt malheureusement ce jour-là, en se rendant à une colonne pour y porter des ordres; il tomba entre les mains des Monténégrins, qui lui coupèrent la tête. Je le regrettai beaucoup.
Le lendemain, 1er octobre, l'ennemi avait disparu de la position où il s'était retiré la veille au soir; le 11e l'occupa. Le régiment d'élite suivit la dernière crête et arriva au sommet de la montagne, sur la croupe de laquelle Castelnovo est bâti, tandis que le 79e régiment, soutenu par le 23e, celui-ci par le 18e léger, et ce dernier par la garde italienne, débouchait dans la vallée. Le régiment d'élite avait à combattre une nuée de paysans précédant un bataillon russe. L'attaque des voltigeurs n'ayant pas réussi, le bataillon de grenadiers marcha, ayant à sa tête le général Launay, et enleva la position. Le 11e marchant dans un étage inférieur, eut à combattre deux bataillons russes et une grosse troupe de paysans. Il les aborda franchement: un combat à la baïonnette s'engagea, et plus de cent Russes et cent cinquante paysans y périrent. Les Russes se retirèrent avec précipitation sur le gros de leurs troupes, qui se trouvaient dans la plaine.
Pendant les événements de la gauche, la tête du 79e régiment était arrivée à l'entrée du bassin de Castelnovo. La vallée, d'abord étroite, s'élargit tout à coup. C'est là que plus de quatre mille Russes nous attendaient en bataille. Il était impossible de prendre une formation régulière sans combattre; il fallait gagner un peu d'espace. Le 79e, après s'être réuni, autant que le terrain pouvait le permettre, se précipita sur la ligne russe et la fit rétrograder en partie. Ce régiment entier se trouva en tirailleurs, mais le courage des soldats suppléait à l'empire de la discipline et d'une bonne formation; il tenait ferme contre un nombre très-supérieur, tandis que le 23e à la tête duquel marchait le général Delzons, approchait. Quand la tête eut débouché, je chargeai le général Lauriston de rallier le 79e, et de le porter sur les hauteurs à gauche, pour couvrir le flanc du 23e, et empêcher les deux bataillons russes, qui descendaient la montagne et n'avaient pu être suivis à cause de la difficulté du terrain, de les occuper. Un feu très-vif de ce régiment prépara la charge ordonnée au 23e, et exécutée aussitôt qu'il eut été formé en colonnes par sections. Les bataillons prenant leur distance en marchant, cette charge, conduite avec vigueur par le général Delzons, avait pour but de couper la droite de l'ennemi et de tourner son centre. La première position emportée, la droite des Russes se retira, homme par homme, dans les montagnes en arrière. Le centre se replia d'abord sur une hauteur, immédiatement après attaquée et enlevée, et enfin sur une troisième, où il tint ferme. La gauche et une réserve s'y rallièrent. Pendant ce combat, le 18e d'infanterie légère, sous les ordres du général Soyez, avait débouché et s'était formé en colonnes. Je lui ordonnai de passer à la gauche du 23e et de marcher droit sur Castelnovo pour tourner l'ennemi, tandis que le 23e ferait une nouvelle attaque, et je gardai en réserve le 79e et la garde. Ces mouvements s'exécutèrent aussitôt; mais, soit que l'ennemi sentit son danger imminent, soit que l'attaque du 23e eût été trop vive, il se replia en toute hâte, et le 18e ne put atteindre que la queue de sa colonne, au lieu de tomber sur son flanc, comme je l'avais espéré, et de le couper en grande partie. Quinze cents hommes seraient tombés en notre pouvoir, si un défilé à passer n'eût retardé la marche du 18e de dix minutes environ. Il arriva cependant encore à temps pour écraser par son feu la colonne russe, mise en fuite et cherchant son refuge, partie dans la mer et sur les canots de l'escadre envoyés pour la recueillir, et partie dans la plaine protégée par le feu du fort espagnol. Un quart d'heure après, il ne restait pas un seul Russe hors de l'enceinte de Castelnovo, et les paysans armés avaient disparu. Le feu des vaisseaux et du fort soutint l'embarquement des troupes russes, mais sans nous faire souffrir.
Depuis six mois, les Bocquais, excités par les Russes, n'avaient pas cessé de nous insulter. Pendant la suspension des hostilités, ils avaient attaqué nos avant-postes. J'avais fait tous mes efforts pour les rappeler à leur devoir et leur faire sentir leur véritable intérêt. Ils n'en avaient tenu compte, ils croyaient mes démarches inspirées par la crainte. Les Grecs, sujets turcs du voisinage, s'étaient joints à eux. J'avais porté mes plaintes au pacha de Trébigne; il m'avait répondu qu'il abandonnait les rebelles à ma vengeance. Je me décidai à faire un exemple sévère.
Je donnai l'ordre de brûler plusieurs villages et tous les faubourgs de Castelnovo: c'était punir la rébellion dans son foyer même, et, le lendemain, cet ordre fut exécuté. Je fis épargner la maison d'un habitant qui avait, quelques mois auparavant, sauvé la vie à un Français. On y plaça un écriteau pour faire connaître le motif de cette exception. Le 2 octobre, au moment où je faisais incendier les beaux faubourgs de Castelnovo, malgré le feu de la flotte ennemie, mille à douze cents paysans et quelques Russes vinrent attaquer les postes de ma gauche, les surprirent et les obligèrent à se replier. Le nombre des ennemis augmentant, je dus y faire marcher des troupes. J'employai dans cette circonstance la garde italienne, désespérée de n'avoir pas combattu la veille. Soutenue par un bataillon du 79e et quelques autres détachements, l'ennemi fut chassé de toutes parts, laissant deux cents morts sur la place, et tout rentra dans le silence. Ainsi l'ennemi, qui comptait mettre à feu et à sang Raguse et la Dalmatie, n'avait pas pu défendre son territoire et ses propres foyers.
On peut évaluer la perte de l'ennemi, dans ces trois affaires, pour les Russes, à trois cent cinquante hommes tués et six à sept cents blessés; nous leur fîmes, en outre, deux cent onze prisonniers. Les paysans perdirent quatre cents hommes tués et plus de huit cents blesses. Nous eûmes vingt cinq hommes tués et cent trente blessés. La faiblesse de cette perte fut due à la vigueur de nos attaques et à la célérité de nos mouvements.
J'avais atteint mon but et montré à ces peuples barbares ma supériorité sur les Russes. Je me retirai le 3, en plein jour, à la vue de l'ennemi. Rentré à Raguse-Vieux, mes troupes reprirent le camp qu'elles avaient quitté cinq jours auparavant. La terreur des ennemis était telle, que pas un paysan n'osa me suivre. Les troupes revinrent plus tard à Raguse et à Stagno, afin d'accélérer les travaux de défense; une brigade resta à Raguse-Vieux pour y protéger la flottille. Peu de jours après, cette flottille, profitant d'un vent frais et favorable, traversa le golfe en présence d'une partie de l'escadre, mouillée à une portée de canon. La marine russe, à cette époque, était malhabile; elle ne put pas appareiller assez promptement pour lui barrer le passage, et la flottille arriva heureusement, ayant reçu quelques décharges des vaisseaux ennemis, mais de loin et de nul effet.
Je fis travailler sans relâche aux ouvrages extérieurs, commencés à Raguse. Par le système que j'avais adopté, on est complétement maître de cette magnifique position maritime, qui, comme on va le voir, est la plus belle du monde.
Près de Raguse, presque en face de la ville, et parallèlement à la côte commence une suite d'îles très-rapprochées entre elles, qui forment, avec la terre ferme, un canal de huit lieues de longueur et d'une largeur de mille à quinze cents toises. Mer intérieure et rade fermée, toutes les flottes imaginables pourraient y être en sûreté contre les gros temps, contre l'ennemi, et y manoeuvrer sans gêne. Au moyen des diverses passes entre les îles, d'une navigation facile, mais d'une défense aisée, à cause de leur peu de largeur, on peut entrer et sortir par tous les vents. En face de Calamota, la première de ces îles, est le golfe d'Ombla; il est perpendiculaire à la côte et forme comme une rivière. Sa largeur est de trois à quatre cents toises; l'eau y est d'une grande profondeur, et son entrée est défendue par l'île de Daxa, que je fis armer et fortifier avec soin. Le val d'Ombla forme ainsi une rade intérieure, dans laquelle aucune force maritime ne peut pénétrer de vive force. Au fond coule une rivière sortant d'un rocher, dont l'eau est si abondante, que son action se fait sentir au loin et fort avant dans la mer. La plus grande escadre et la plus nombreuse flotte pourraient y faire l'eau nécessaire à leurs besoins dans une seule journée. Enfin, en se rapprochant de Raguse, et perpendiculairement au val d'Ombla, est le port de Gravosa; la nature l'a creusé, et on peut, comme dans la meilleure darse, y armer ou désarmer une grande escadre. Ce port est couvert par la montagne de San Sergio d'un côté, et, de l'autre, par une langue de terre qui tient à Raguse et le sépare de la grande mer. La rive extérieure de cette presqu'île est complétement escarpée. Raguse a encore, et indépendamment, son port de commerce, couvert par l'île de Lagroma. L'imagination ne conçoit pas une localité maritime plus complète et plus belle. Aussi l'Empereur avait-il sur Raguse les projets les plus étendus: cette ville devait devenir notre grande place maritime dans les mers de l'Orient, et être disposée pour satisfaire aux besoins d'une nombreuse escadre, qui y aurait habituellement stationné.
Je passai le mois d'octobre tout entier à mettre la dernière main aux affaires de Raguse; on compléta les approvisionnements. Les deux forts de la montagne, faisant la sûreté de Raguse, rendus défensifs, furent armés, et je couvris l'île de Daxa de batteries. Les îles de Calamota, de Mezzo et Jupana furent également armées, et la place elle-même reçut un complément d'armement. Quand je quittai Raguse, quatre-vingt-quatre pièces de gros canon étaient en batterie dans la place et dans les forts, et cent quatre-vingt-deux dans l'arrondissement.
J'avais fait mettre en état de défense Stagno, occupant l'isthme entier: cette ville se trouve le point de station et de communication entre la Dalmatie et Raguse, par la navigation intérieure 1. Je fis construire un autre fort sur la montagne au-dessus de Stagno. L'île et la place de Corzola, qui, par leur situation, commandent le détroit entre cette île et la presqu'île de Sabioncello, et rendent maître de la navigation extérieure, furent mises en état de défense.
Je donnai des instructions détaillées au général Lauriston pour tous les cas qu'il me fut possible de prévoir; je fixai les limites de son arrondissement jusques et y compris Stagno, Corzola et Sabioncello, et je lui laissai trois beaux régiments formant quatre mille cinq cents hommes, les 23e, 60e et 79e. Je me mis en route le 1er novembre, après m'être fait devancer par les autres troupes, composées des 5e et 11e de ligne, 18e léger, et de la garde italienne. J'inspectai en passant les travaux de Stagno, ainsi que ceux de Corzola, et je me rendis à Spalatro, point central où j'établis mon quartier général. Voici la manière dont je conçus la défense de la Dalmatie.
La difficulté des communications rendait extrêmement importante la conservation de la navigation intérieure, c'est-à-dire entre les îles et la terre ferme. Je mis les fortifications de l'île de Lésina en bon état: c'était un point de relâche précieux à conserver, et bon à enlever à l'ennemi. L'île de Brazza fut armée et occupée: on a vu ce que j'avais fait pour assurer la communication avec Raguse. Le fort Saint-Nicolas de Sebenico, défendant l'entrée de cette magnifique rade, fut armé. Je fis mettre en bon état de défense, et réunir des approvisionnements de toute espèce et considérables à Klissa, à Knin et Stagno. Klissa garde le débouché des montagnes, et présente une position inexpugnable à peu de distance de Spalatro, où j'aurais rassemblé l'armée dans le cas d'un débarquement considérable, chose possible à prévoir alors, et à redouter; car la guerre n'avait pas éclaté encore entre la Porte et les Russes, et le général Sébastiani, ambassadeur à Constantinople, m'avait annoncé à plusieurs reprises qu'un corps de dix mille hommes était embarqué dans les ports de la mer Noire et allait passer les Dardanelles, et je savais, d'autre part, qu'on l'attendait à Corfou.
Knin était destiné à servir d'appui à l'armée dans le cas de mouvement de la part des Autrichiens. Enfin, j'avais fait fortifier Opus, sur la Narenta, pour en assurer le passage et faciliter la marche par terre sur Stagno et sur Raguse. La défense était donc simplifiée autant que possible, et je m'étais réservé tous les points d'appui utiles. Pour compléter le système, et ne pas risquer de voir tomber entre les mains de l'ennemi des villes maritimes qu'il aurait pu ensuite armer et défendre, je fis ouvrir les remparts et détruire les fortifications de Spalatro et de Trau: plus tard, je fis servir ces démolitions à l'embellissement de ces villes.
Je plaçai mes troupes de la manière suivante; Le 81e régiment à Zara, le 18e léger à Sebenico, le 5e à Trau et Castelli, le 11e à Klissa et Spalatro, la garde à Spalatro, et le 8e léger à Macarsca; enfin, à Signe, ma cavalerie, composée de trois cent cinquante chevaux du 24e chasseurs, montés sur de petits chevaux bosniaques, cavalerie qui me rendit de grands services.
Je pouvais ainsi, en moins de deux journées, rassembler mes troupes, les porter dans toutes les directions, et elles étaient établies convenablement pour leur santé et leur bien-être. Une fois cantonnés et reposés, ces corps reprirent leur instruction, et, en peu de temps, redevinrent, les 18e et 11e, ce qu'ils avaient été, c'est-à-dire aussi beaux que jamais; et les autres, se piquant d'honneur, furent bientôt dignes de leur être comparés. Nous passâmes l'hiver dans cette position.
L'empereur Napoléon gardait Braunau comme gage des bouches de Cattaro, et le gouvernement autrichien se trouvait ainsi toujours victime de la mauvaise foi qu'avait montrée son commissaire en remettant les bouches aux Russes. Afin de terminer cette affaire, les deux gouvernements projetèrent une opération combinée de Français et d'Autrichiens pour prendre Cattaro; on devait réunir des moyens communs et égaux pour faire le siége de Castelnovo et de Cattaro. M. le comte de Bellegarde m'écrivit par le major d'Albeck, pour me faire les propositions relatives à cette opération, et m'envoya l'état de l'équipage de siége qui y serait employé. Je n'eus qu'à accéder à ses propositions, mais les circonstances dispensèrent de l'exécution.
L'Empereur se trouvait jeté dans un grand mouvement; les trônes s'écroulaient ou s'élevaient en sa présence, et cette petite affaire en resta là: l'opération, d'ailleurs, était très-difficile, les Russes ayant des forces maritimes telles, qu'on ne pouvait songer à leur disputer la mer.
Les Dalmates nous avaient accueillis avec plaisir et bienveillance; mais ils changèrent bientôt de sentiment. Le mécontentement, déjà fort sensible à cette époque, augmenta et finit plus tard par la révolte.
La population de la Dalmatie s'élevait alors à environ deux cent cinquante mille âmes. Presque toute catholique, à peine y comptait-on un dixième de la religion grecque. Cette population se divise en deux parties bien distinctes: la population du littoral et celle de l'intérieur.
Les villes sont peuplées, en presque totalité, d'Italiens, qui sont venus y chercher fortune. Vivant assez misérablement, quoique pleins de vanité et d'orgueil, les uns occupent de petits emplois ou se livrent à quelque petit commerce; d'autres cultivent un petit héritage qui se compose de vignes et d'oliviers. En général, ces Italiens transplantés sont peu recommandables; la corruption vénitienne avait laissé chez eux de profondes traces, et la vénalité en toutes choses, constamment la même jusqu'à notre arrivée, avait contribué à maintenir et à empirer cet état des moeurs.
Une grande partie des habitants de la côte et des îles se livre à la navigation; elle fournit à la conduite de cinq ou six cents bâtiments, presque tous employés au cabotage. Ces marins, en général assez médiocres, sont loin de valoir ceux des bouches de Cattaro. Beaucoup d'entre eux sont aussi propriétaires. Les campagnes qui avoisinent la mer sont les plus belles; le climat et la nature des terres comportent là une culture plus riche que dans l'intérieur. Cette partie de la Dalmatie ressemble beaucoup à la Provence quand elle était moins riche. L'intérieur est très-misérable, uniquement habité par les descendants des anciens Slaves qui l'ont conquise. Une culture rare, une grande quantité de mauvais bestiaux chétifs, forment toute leur richesse. Leurs forêts consistent en bois ravagés et réduits en broussailles par la volonté même des habitants, dans le but de s'affranchir des corvées que leur exploitation nécessitait pour le service de la marine vénitienne, et onze cent mille chèvres broutent les arbres et les empêchent de grandir.
De chétives cabanes, où toute une famille est réunie et couchée autour du même foyer; des rivières dont le cours est obstrué, dont les rives sont malsaines; d'autres qui ont creusé leur lit à pic dans des rochers de vingt à trente pieds de haut; des mines de charbon fort riches qui ne sont pas exploitées, et des plaines de cinq ou six lieues de pierres, sans aucune végétation, surmontées par des montagnes de sept à huit cents toises d'élévation, composées de rochers entassés, nus et dépouillés: tel est le spectacle que présente l'intérieur de la Dalmatie. Mais ce pays, si triste et si pauvre, est habité par une population belle, valeureuse et susceptible d'enthousiasme; ignorante, simple, confiante, capable de dévouement pour ses chefs; mais, comme tous les Barbares, elle ne comprend pas les abstractions; pour la remuer, il faut frapper ses sens et la soumettre à une action matérielle. Cette population, paresseuse comme toutes celles dont la civilisation est reculée, abuse de sa force, et les femmes y sont employées aux travaux les plus pénibles, tandis que les hommes se livrent au repos ou à leurs plaisirs. Elle est imprévoyante; elle consomme en sept ou huit mois ce qui pourrait la faire vivre un an, et, à chaque printemps, elle éprouve la famine et vit d'herbes et de lait de chèvre. Cependant la force et la beauté des individus frappent tous les étrangers. Cette beauté et cette force tiennent à diverses causes. Le régime auquel la population est soumise et la misère font périr tous les enfants faibles et mal constitués; il n'y a que les forts et les robustes qui résistent. Chaque génération subit donc une espèce d'épuration obligée qui donne lieu à la production d'une race haute et vigoureuse. Cette observation s'applique à tous les peuples barbares; elle explique cette taille et cette beauté qui frappent d'admiration tous les voyageurs.
Les prêtres séculiers, occupant les emplois de curés et de vicaires, y étaient d'une grande ignorance et jouissaient de peu de crédit. Il en était tout autrement des moines franciscains, possédant onze couvents et desservant beaucoup de paroisses. Ces moines faisaient beaucoup de bien et exerçaient sur les esprits une grande puissance.
De ce tableau succinct on doit tirer les conséquences suivantes. Le littoral, privé de navigation, souffrait de notre occupation, tandis que les villes et le pays en général gagnaient à notre présence. Mais les moeurs des montagnards les rendaient susceptibles d'être remués, soit par leurs chefs anciens dépossédés, soit par les intrigues des Autrichiens, des Russes et des moines, soit enfin par mille préventions dont nous étions l'objet, préventions que les rivalités du pouvoir et l'esprit faux et bizarre du provéditeur et de l'administration italienne fomentaient, au lieu de les combattre. Quoique l'armée française répandît beaucoup d'argent, et malgré l'amélioration du sort de la province, les passions et les intrigues étaient contre nous. Les passions l'emportent souvent sur les intérêts. Il y avait donc dans le pays de nombreux éléments de troubles.
Je n'ai dit qu'un mot de Corzola et de son importance. Cette petite place servait de refuge à nos bâtiments, protégeait puissamment notre cabotage, et rendait maître du détroit et du mouillage, d'où l'ennemi aurait pu l'intercepter. Corzola, située dans l'île qui porte son nom, à l'extrémité la plus voisine de la presqu'île de Sabioncello, n'est distante de la terre ferme que de quatre-vingts toises; elle ne tient à l'île que par un isthme. Ses fortifications se composent d'un bon rempart revêtu en maçonnerie, de vingt-quatre à quarante pieds de haut, et flanqué de cinq grosses tours, armées de canons. Le diamètre de la place ne dépasse pas cent cinquante toises.
Au delà de l'isthme, une hauteur commande la place. Je l'avais fait occuper par une bonne redoute; la place, pourvue de vivres et de munitions, était armée de seize bouches à feu de gros calibre, et la garnison dépassait cinq cents hommes. C'était un poste dans lequel un homme de coeur pouvait tenir au moins pendant quinze jours devant toutes les forces ennemies. Il fallait une succession d'efforts pour le prendre: 1° débarquer; 2° s'emparer de la redoute; 3° amener du gros canon; 4° faire brèche; enfin employer un nombre de jours qui pouvait être augmenté de la défense plus on moins longue de la redoute. Sûr d'arriver à temps si ce poste était attaqué, tandis que de Raguse Lauriston aurait envoyé à son secours par Sabioncello, je serais passé, sous la protection du canon de Corzola, dans cette place; tout était prévu et préparé dans ce but; la lâcheté ou la trahison du commandant déconcerta mes mesures.
Le 9 décembre, Siniavin parut inopinément devant Corzola, avec son escadre et quelques troupes de débarquement. Le 10, il somma la place et débarqua dans l'île. Le 11, il donna l'assaut à la redoute, joncha de ses morts le champ de bataille, et fut repoussé. Le 11 au soir, le chef de bataillon Orfengo, qui commandait, retira les troupes de la redoute, et, le 12, ayant été à bord de l'amiral, il signa une convention qui lui remettait la place et faisait transporter la garnison en Italie. J'avais reçu le 12, à neuf heures du soir, à Spalatro, la nouvelle de la présence des Russes; à minuit, j'étais en marche pour m'y rendre avec les troupes placées sous ma main, et, le lendemain, j'appris la reddition à Macarsca. Orfengo jouissait d'une bonne réputation, de l'avancement lui était promis; j'avais donc tout lieu de compter sur lui. Je le fis arrêter et traduire devant un conseil de guerre, qui le condamna à quatre ans de prison. Confié à la gendarmerie pour être transporté en France, il s'évada à son passage à Trieste, et passa au service de Russie. Je souhaite, pour la gloire de l'armée russe, qu'elle ne fasse pas souvent de pareilles acquisitions.
Immédiatement après la prise de Corzola, l'amiral embarqua ses troupes et vint mouiller dans nos canaux intérieurs, en face de Spalatro. L'île de Brazza était trop étendue pour pouvoir être défendue; aucun fort n'y avait été construit; en conséquence, j'en retirai la faible garnison, et j'abandonnai l'île à l'ennemi. Lesina se trouvait menacée, mais là une bonne défense était préparée; l'ennemi ne fit aucune tentative pour s'en emparer, il se contenta de gêner nos communications maritimes pendant quelque temps. Bientôt après, l'amiral retourna avec son escadre dans la rade de Cattaro, et rappela à lui la portion qu'il avait laissée devant nous. Alors je fis réoccuper l'île de Brazza.
Dans le courant de janvier, une lettre du général Sébastiani m'annonça la déclaration de guerre des Turcs contre les Russes: c'était un événement immense pour moi, il changeait toute ma position. Je n'avais plus à redouter l'arrivée du corps russe de dix mille hommes qui m'avait été annoncé. Tout semblait, au contraire, me promettre d'autres chances. Sélim, connaissant la faiblesse des armées turques, leur infériorité vis-à-vis des armées européennes, demanda un corps auxiliaire français pour être réuni à l'armée du grand vizir. Ce corps devait être de vingt-cinq mille hommes, et la mission qu'il avait à remplir ne pouvait regarder que mes troupes et moi.
Un corps de vingt-cinq mille hommes de bonnes troupes, mené sagement et réuni à l'armée turque, aurait donné à cette armée une tout autre importance; c'eût été une belle marche, digne d'être vantée, que celle d'une armée partant de la Dalmatie pour aller faire sa jonction avec la grande armée, en passant par la Valachie. Sébastiani m'en prévint; il désirait beaucoup l'exécution de ce projet, il le pressa tant qu'il put, et me provoqua à commencer ce mouvement, si mes instructions m'y autorisaient; mais il n'en était rien.
L'Empereur consentait à cette coopération et en appréciait tout l'avantage; cependant il voulait auparavant qu'un traité de subsides et d'opération fût signé. On réunit à Bassano les troupes nécessaires pour me compléter. L'Empereur m'ordonna de me mettre en mesure de marcher; mais cette affaire traîna beaucoup, et elle n'était pas encore terminée quand la catastrophe de Sélim arriva. Toutefois cette espérance me souriait. Je fis reconnaître avec soin les points de la Dalmatie offrant le moins de difficultés pour déboucher en Bosnie et faire une route pour y arriver. Ce fut le commencement de ces travaux mémorables exécutés depuis dans toute la province. Je fis partir sur-le-champ, pour se rendre auprès du général Sébastiani, six officiers d'artillerie et du génie. Ce nombre s'augmenta beaucoup quelques mois plus tard. J'envoyai aussi directement un officier à Viddin, auprès de Passwan-Oglou; un autre à Routschouk, auprès de Moustapha-Bairactar, ce même Turc dont la célébrité est justifiée par son courage, son dévouement à Sélim et sa mort héroïque. Ils étaient chargés d'offrir, de ma part, des secours en artillerie, en munitions, en officiers, et d'annoncer ma prochaine entrée en Turquie pour les appuyer avec trente mille hommes aussitôt après avoir reçu les Firmans du Grand Seigneur.
Moustapha-Bairactar se trouva être un homme moins civilisé que les Turcs qui occupent aujourd'hui de grands emplois. Son ignorance en géographie était fort grande; il demanda à l'officier que je lui envoyai si, en venant de Dalmatie, il avait dû passer la mer. Ces deux chefs ne réclamèrent aucun secours.
La guerre entre la Turquie et la Russie avait multiplié mes rapports avec les pachas. J'entrai en communication avec le célèbre Ali-Pacha de Janina. Celui-là fit beaucoup de demandes. Je lui envoyai tout ce qu'il désira en matériel, et, de plus, un détachement d'artillerie, commandé par un officier.
L'amiral Siniavin, parti de Cattaro, depuis un mois, avec toute son escadre, excepté deux vaisseaux, des frégates et des bâtiments légers restés dans nos parages, avait fait sa jonction avec l'escadre anglaise.
Le 27 mars, une lettre de Sébastiani m'annonça le départ de Constantinople du ministre d'Angleterre, et l'arrivée de l'escadre anglaise devant cette ville le 21 février. Les Dardanelles avaient été forcées. On considéra cette action comme extraordinaire; mais c'est un prodige qui se renouvellera toujours, tant que ce passage ne sera armé que de gros canons immobiles, qui ne peuvent tirer qu'un seul coup chacun contre une escadre marchant avec un vent favorable.
L'amiral Dukwort, arrivé avec son escadre devant Constantinople à la pointe du sérail, menaça de brûler la ville, et, comme il était maître de le faire, puisque cette ville était sans défense, il pouvait en résulter une révolution ou un changement de politique complet. À la suite d'une pareille entreprise, il y avait tout à redouter. Ces nouvelles étaient déjà fort anciennes. Mais, le 29 avril, de nouvelles dépêches de Sébastiani, en date du 4, vinrent m'apprendre les heureux événements qui s'étaient passés.
Sébastiani avait soutenu et développé l'énergie du sultan. Par de feintes négociations, il avait fait gagner du temps, et, en peu de jours, toute la côte avait été couverte d'artillerie. Alors on refusa de traiter. Les Turcs étaient revenus de leur effroi, et, les moyens moraux, les seuls favorables aux Anglais dans leur entreprise, se trouvant usés, il n'y avait plus aucune proportion entre les moyens matériels d'attaque et de défense.
On s'occupait aussi à armer les Dardanelles, afin d'en rendre le passage plus difficile. L'amiral anglais craignit les dangers du retour, et se hâta de partir. Un des gros boulets de pierre, lancé par cette artillerie barbare, mais gigantesque, du détroit, rencontra le grand mât d'un vaisseau de ligne anglais et l'abattit d'un seul coup.
L'énergie des Turcs et la rapidité avec laquelle on créa la défense firent, dans le temps, beaucoup d'honneur à Sébastiani. Il fut secondé puissamment dans l'exécution des travaux par les officiers que j'avais envoyés auprès de lui, parmi lesquels étaient deux de mes aides de camp, MM. Leclerc et Fabvier. Le dernier, homme d'une grande résolution, a acquis, depuis, à divers titres, une assez grande réputation. Avec eux était un autre officier, également de mon choix, et devenu, lui aussi, bien autrement célèbre, le colonel Foy.
J'ai parlé des difficultés de communication que la Dalmatie présentait: rien ne peut en donner l'idée. Elles rendaient les marches longues, pénibles, empêchaient de porter des corps organisés et en état de combattre sur le point où ils étaient nécessaires. Les transports des vivres et des munitions présentaient les plus grands embarras. Enfin les troupes, dans leur marche, étaient toujours dépourvues d'artillerie, de cet auxiliaire si puissant à la guerre.
Du temps des Vénitiens, tout était pour le mieux: maîtres de la mer et réduits sur terre à une guerre constamment défensive, ne communiquant qu'au moyen de leurs vaisseaux avec la Dalmatie, toutes les villes maritimes fortifiées étaient autant de têtes de pont par lesquelles ils pouvaient déboucher. Les ennemis à combattre étaient les Turcs et les Autrichiens, mais particulièrement les premiers. Le pays étant impraticable, les Turcs n'avaient aucun moyen de pénétrer avec du canon, à moins de travaux énormes, et, n'étant jamais maîtres de la mer, ils ne pouvaient bloquer les places maritimes, de manière que, quoique assiégées, ces places pouvaient être ravitaillées, et leurs garnisons conservaient toujours la liberté de sortir quand la défense ne pouvait plus se prolonger. Les transports à exécuter le long du littoral se faisaient au moyen de la mer, que personne ne pouvait leur disputer. Une route longitudinale leur était donc inutile: ils l'auraient eue qu'ils ne s'en seraient pas servis. Voilà la position des Vénitiens; elle était l'inverse de la nôtre. La mer ne nous appartenait pas; il ne nous fallait donc que peu de places maritimes, mais de très-fortes et exigeant un grand siége, et placées de manière à servir, au besoin, d'appui et de refuge à notre marine; les autres villes devaient être ouvertes et démantelées. Nous ne pouvions pas faire nos transports par mer; il nous fallait donc des chemins. Nous avions à redouter une armée de débarquement et des révoltes; il nous fallait donc pouvoir nous mouvoir par l'intérieur avec des troupes nombreuses, réunies, pourvues de matériel et munies de canons.
Ces réflexions me frappèrent aussitôt après mon arrivée en Dalmatie; mais je n'entrevoyais pas alors la possibilité de remédier à cet état de choses. Le repos laissé par l'ennemi, la disparition de l'amiral Siniavin et sa station dans le Levant, la douceur du climat dont on jouit, même au milieu de l'hiver, sur le littoral, l'utilité d'entretenir l'activité des troupes, et la répugnance que j'ai toujours eue à les fatiguer de manoeuvres quand elles sont instruites, tous ces motifs me donnèrent la pensée d'entreprendre ces travaux, sauf à les quitter si la guerre nous faisait prendre les armes, ou à augmenter leur développement si notre repos se prolongeait. J'eus recours à ces idées de gloire et d'avenir auxquelles j'avais trouvé mes soldats si sensibles dans mes travaux du camp de Zeist; je parlai de l'utilité dont seraient pour le pays de semblables travaux, de la reconnaissance publique qui en serait le prix. Je leur rappelai l'exemple des armées romaines, habituées à employer ainsi leurs loisirs. J'étais aimé de mes troupes, et un mot de moi, un désir, étaient des lois pour elles. La manifestation de semblables sentiments allait droit au noble coeur de ces braves soldats, et ils manifestèrent l'empressement le plus vif à commencer ces travaux.
Je ne voulais pas qu'il en résultât pour l'armée d'autres inconvénients qu'un peu de fatigue. En conséquence, le sort des soldats fut amélioré sous le rapport de la nourriture pendant la durée des travaux. Je répartis les ateliers à portée du cantonnement de chaque régiment, afin d'éviter des bivacs ou des déplacements pénibles. Chaque portion de route reçut le nom du régiment qui l'avait faite, et ce nom, ainsi que ceux du colonel et des officiers supérieurs, furent gravés sur le rocher. Ces idées de gloire, d'avenir et de postérité sont si utiles à développer dans les troupes! Les portions de route éloignées, qu'il fallait faire pour joindre celles qui s'exécutaient à portée des cantonnements, furent construites par les habitants sous la conduite d'officiers et de soldats désignés à cet effet. Je parlerai en particulier de ces travaux faits par les Dalmates. Avant de rendre compte de la direction de ces routes et des obstacles qu'elles présentaient, il est nécessaire de faire la description du pays.
La grande chaîne des Alpes, qui forme le réservoir de l'Europe, et dont le point culminant est en Suisse et en Tyrol, se divise et s'étend en plusieurs branches suivant différentes directions. L'une d'elles, marchant de l'ouest à l'est, sert de limite au nord de l'Italie et forme les Alpes Noriques. Arrivée en Carinthie, elle tourne subitement au sud ou sud-sud-est, et forme les Alpes Juliennes. C'est la chaîne que l'on traverse pour aller d'Italie en Carniole. Cette chaîne continue dans la même direction jusqu'en Grèce. Elle sépare constamment les eaux de l'Adriatique des eaux du Danube et de la mer Noire. Elle arrive en Albanie, près de Pristina. Là une autre chaîne se détache et court à l'est. Celle-ci forme la chaîne du mont Hémus et du Balkan, et se prolonge, par ses rameaux, jusqu'à la mer et au Bosphore de Thrace. Avant le dernier cataclysme qui ouvrit aux eaux ce passage, elle se rattachait par là à la chaîne des montagnes de l'Asie Mineure, au Caucase et au Thibet. Toutes les chaînes secondaires, qui, de la grande chaîne, se détachent et courent vers l'ouest ou le sud-ouest, sont ses contre-forts, et forment les montagnes de la Dalmatie et de l'Albanie.
Les sources des rivières de Dalmatie déterminent les points par lesquels passent les sommets de la grande chaîne. On sait que cette chaîne est d'abord à peu de distance de la Dalmatie, et qu'elle s'en éloigne en se prolongeant. Ainsi la Dalmatie se compose du même nombre de bassins et d'autant de chaînes de montagnes secondaires qu'il y a de rivières qui la coupent, et qui portent leurs eaux dans l'Adriatique, et ces chaînes, pour la plupart, se relèvent en approchant de la mer et se terminent par de très-hautes montagnes.
La première rivière est la Zermagna. Elle sert de délimitation entre la Dalmatie et la Croatie. Elle prend sa source très-près de la frontière. Sur sa rive droite sont les hautes montagnes de la Croatie; sur la rive gauche et jusqu'à la Kerka, le pays est légèrement ondulé.
La seconde est la Kerka. Cette rivière prend sa source à peu de distance de la Zermagna, passe au pied de la forteresse de Knin, vient à Scardonna et se jette dans le golfe de Sebenico. Cette rivière a peu d'eau pendant une partie de l'année; mais elle s'est creusé un lit de trente pieds de profondeur. Ses bords escarpés offrent des obstacles qui, considérés sous des rapports militaires, pourraient entrer puissamment dans les calculs d'un général, et servir utilement dans des mouvements d'armée. Les eaux de la Kerka contiennent des substances calcaires qu'elles déposent constamment. La suite des siècles a formé un barrage près de Scardonna. Il en résulte une des plus belles cascades de l'Europe, non par l'élévation, qui est assez peu considérable, mais par l'étendue, le développement et l'abondance de ses eaux dans la saison pluvieuse.
Vient ensuite la Cettina. Elle court d'abord du nord au sud, et ensuite tourne à l'ouest, traverse des montagnes ardues et élevées, et se jette dans la mer à Almissa. Une partie du pays, compris entre la Kerka et la Cettina, est couverte par des montagnes de rochers élevés, pelés et difficiles.
La quatrième rivière est la Narenta. Elle prend sa source dans l'Erzegowine, à vingt lieues de la Dalmatie. C'est un véritable fleuve par la masse de ses eaux; sa vallée, fort large, serait d'une grande richesse si les eaux étaient aménagées. Elle forme maintenant d'immenses marais là où les Romains avaient de belles campagnes bien cultivées.
Telles sont les quatre rivières qui traversent la Dalmatie.
Les routes construites eurent pour objet de rendre praticable pour des voitures le passage d'un bassin dans l'autre. Les Autrichiens avaient fait une seule route, celle du pont de la Zermagna, et qui va de la frontière de la Croatie à Zara; tout le reste était en projet.
Mes premières constructions eurent pour but deux objets: 1° établir la communication entre Zara, Scardonna, Sebenico, Trau et Spalatro, et 2° partir du pont de la Zermagna et de Knin, passer dans la vallée de la Cettina, et mener au meilleur débouché de la frontière pour pénétrer en Bosnie.
La première de ces roules passait par les cantonnements de l'armée; les troupes se trouvaient à portée d'y travailler; elle fut faite avec rapidité et succès, malgré les grandes difficultés locales. On peut en juger par un exemple: les murs de soutènement de la descente de la montagne de Trau ont de vingt à vingt-deux pieds d'élévation, dans une partie de leur développement. En moins de six mois on arriva à Spalatro par une route construite d'après les principes, avec double empierrement et des cordons.
On fit également en même temps, mais au moyen de réquisitions de paysans, une route pour aller de la vallée de la Cettina à Cresmo, débouché en Bosnie. Au moyen des troupes, on construisit aussi une route dans la largeur de la Dalmatie, et qui, partant de la frontière turque, et passant par Signe et Clissa, aboutissait au littoral à Spalatro. C'est dans ce bassin magnifique, l'un des plus beaux lieux de la terre, qu'une très-grande ville, Salona, l'une des plus belles de l'empire romain, était bâtie; c'est là qu'un empereur philosophe, dégoûté des grandeurs et de la puissance, avait choisi le lieu de sa retraite.
Pendant ces travaux, les troupes de la garnison de Raguse construisaient, de leur côté, une route de Raguse à Stagno, et partout l'émulation était égale.
Au nombre des rivières de la Dalmatie, on en compte encore deux dont j'ai omis de parler, parce qu'elles ne jouent aucun rôle dans la configuration du pays. La rivière de Salona sort toute formée du milieu d'un rocher; son cours est seulement d'une demi-lieue; mais elle roule beaucoup d'eau et se jette dans le golfe de Spalatro. Cette rivière produisait les truites célèbres que Dioclétien, dit-on, préférait à l'empire; elles sont encore délicieuses, mais je doute qu'aujourd'hui on les achetât à ce prix. La rivière d'Ombla, près Raguse, est une rivière souterraine qui se jette dans la mer en sortant des rochers. On a des motifs de croire que c'est l'embouchure de la rivière de Trébigne qui disparaît dans les montagnes. En général, tous ces pays calcaires sont remplis de ces phénomènes; les eaux, s'y frayant passage au milieu des rochers, disparaissent et reparaissent, sans qu'on puisse suivre leur cours avec certitude.
Quelquefois ces phénomènes s'accompagnent de circonstances fort singulières. La chaîne de montagnes placée entre la Cettina et la Narenta est fort élevée et se termine par le Biocovo, montagne de sept à huit cents toises de hauteur, dont le pied occidental est baigné par la mer; à l'est, elle est liée à une suite de hauteurs, dont les dispositions forment un bassin immense et sans issue. Il y a un lac; au fond de ce lac sont des gouffres par lesquels les eaux arrivent pendant la saison des pluies et viennent se joindre à celles que les pentes des montagnes amènent journellement. Chaque année ce lac se vide aux trois quarts, et l'on cultive immédiatement le terrain découvert. Mais, chose extraordinaire! quelquefois le lac se vide entièrement, et ce n'est jamais qu'après un automne et un hiver extrêmement pluvieux.
Voici mon explication: les gouffres, n'étant pas placés dans la partie la plus basse du lac, sont insuffisants pour enlever toute l'eau qu'il contient; d'ailleurs ils ne peuvent jamais donner issue qu'à la même quantité d'eau, à peu près, qu'ils ont amenée, et il reste toujours en surplus celles qu'amènent les pluies et les pentes des montagnes environnantes, sauf l'évaporation. Quand l'année a été très-pluvieuse, les eaux du lac s'élèvent davantage. Alors, si l'on suppose que, dans le Biocovo, il existe un syphon communiquant avec la mer, et que, dans ces années d'exception, le niveau du lac dépasse le niveau du coude du syphon, celui-ci est aussitôt rempli, il fonctionne, et, sa courte branche aboutissant au point le plus bas du lac, celui-ci est mis à sec. Cette explication satisfait l'esprit sur le phénomène, et semble ne laisser rien à désirer. Autre singularité: le lac souterrain, recevant les eaux, conserve aussi les poissons, et les pêcheurs placent leurs filets aux voragines ou gouffres, à l'arrivée de l'eau comme à son départ.
Je reviens à la construction des routes. La partie que j'ai décrite fut faite comme par enchantement. Ces travaux me donnèrent beaucoup de popularité. Les peuples aiment à voir l'action de la puissance, quand elle est salutaire ou glorieuse; ils aiment à voir leurs chefs parler à l'imagination par leurs actions. Les Dalmates disaient et répétaient, dans leur langage rempli d'images: «Les Autrichiens, pendant huit ans, ont fait et discuté des plans de routes sans les exécuter; Marmont est monté à cheval pour les faire faire, et quand il en est descendu elles étaient terminées.» Je me rendis à Raguse, pour faire l'inspection des travaux ordonnés, et je fus content de l'état dans lequel je trouvai toute chose.
Le 20 avril, d'après l'ordre de l'Empereur, et à la demande du général Sébastiani, je préparai l'envoi à Constantinople de cinq cents canonniers et sapeurs. Des firmans du Grand Seigneur me parvinrent pour autoriser leur entrée en Bosnie. Je ne perdis pas un moment pour l'exécution de cette importante mesure; mais, au moment de mettre la troupe en marche, les firmans ne se trouvèrent pas en règle; ils ne portaient que le nombre de trois cents hommes. Ensuite le pacha, par une sollicitude dont je ne pus admettre la nécessité, voulait que les canonniers marchassent par détachement de douze à quinze. Il en résulta une discussion qui fit perdre beaucoup de temps.
Enfin, le 6 juin, le détachement entra en Bosnie, pourvu de tout ce dont il pouvait avoir besoin, ayant l'argent nécessaire à sa dépense pendant toute sa route, et sous le commandement du sous-chef de mon état-major, le colonel Delort. Le pacha de Bosnie le reçut avec beaucoup d'égards et de soins; mais, après avoir dépassé Traunich, la nouvelle de la catastrophe de Sélim étant parvenue, et le commandant du détachement ayant reçu une lettre de Sébastiani qui lui prescrivait de rentrer en Dalmatie, il revint sur ses pas. On ne savait pas quel système politique suivrait Mustapha, successeur de Sélim. Les institutions nouvelles, et conformes aux usages des peuples civilisés, étaient l'objet des préventions et de l'animadversion des Turcs, et l'aliment de leurs passions contre tous les Européens. Il était sage de faire rétrograder le détachement désiré, demandé par le gouvernement. Appelé par l'opinion, il pouvait être utile; mais, dans la circonstance présente, il ne pouvait être qu'un embarras et l'occasion d'un danger. Par mesure de prudence, et pour protéger son retour, je me rendis à la frontière avec des troupes aussitôt que je connus les événements, et je serais allé à sa rencontre et l'aurais dégagé si des insurrections en Bosnie eussent fait commettre contre lui quelque hostilité.
Depuis quelque temps, Siniavin était revenu à Cattaro; il avait établi une croisière sur nos côtes devant Spalatro, et il la renforçait tous les jours. Enfin une grande partie de l'escadre arriva le 5 juin avec des troupes de débarquement. Il avait établi des intelligences dans le pays. Les Autrichiens n'avaient pas cessé de fomenter le mécontentement. Le provéditeur, par sa folle vanité et ses fausses mesures, prêtait son appui aux mécontents. Nos ennemis les plus déclarés s'étaient emparés de son esprit en flattant ses passions et son orgueil. Sans le savoir, il s'était mis entre leurs mains. Ses agents, les hommes de sa confiance, conspiraient, et cependant il ne voulut jamais le croire. Il n'était sans doute pas leur complice, car il fut rempli de terreur au moment où l'insurrection éclata; mais ses yeux étaient fascinés.
Un colonel de Pandours, nommé Danese, travaillait activement, avec les Russes et les moines, à amener un soulèvement au profit des Autrichiens. Sa famille avait de l'influence dans le pays; sa haine contre l'ordre établi, son dévouement aux Autrichiens, étaient connus. La levée de la légion dalmate avait mécontenté, parce qu'on avait étendu la conscription aux villes. Du temps des Autrichiens, jamais les levées de soldats n'avaient souffert de difficultés; à la vérité, les villes en étaient exemptes. Aujourd'hui il en était autrement, et les habitants des villes communiquaient leur mécontentement aux habitants de la campagne, quoique la mesure dont ils se plaignaient fût une mesure de justice en faveur de ces derniers. Ainsi va le monde, souvent on sert avec passion, et contre ses propres intérêts, les passions et les intérêts des autres.
L'amiral débarqua immédiatement mille hommes environ dans le comté de Politza. Aussitôt les habitants se révoltèrent, prirent les armes, et tous ceux des environs de Spalatro en firent autant. Quelques soldats périrent et furent assassinés. J'étais à Zara, et j'en fus informé sur-le-champ. Je me rendis tout de suite à mon quartier général; mais déjà, à mon arrivée, les Russes s'étaient rembarqués, et mon chef d'état-major, le général Vignolle, avait marché à eux avec le 8e léger et le 11e. Ils s'étaient retirés sans l'attendre, et il occupait même déjà une partie du comté de Politza. J'achevai de tout soumettre et d'y rétablir l'ordre.
L'ennemi occupa Almissa, ville entourée de vieilles fortifications et défendue par un vieux fort qui la domine. L'accès en est très-difficile: la Cettina nous en séparait, il fallut manoeuvrer et arriver par la cime des montagnes. Cette opération exécutée, les Russes se rembarquèrent après avoir perdu quelques hommes, tués, blessé, ou prisonniers.
Le comté de Politza, situé dans une vallée délicieuse, mais très-élevée, est hors de toutes les communications, et le chemin qui y conduit est très-difficile à parcourir et très-facile à défendre. L'isolement de cette localité, joint aux moyens que la nature a donnés à ses habitants pour se soustraire à l'obéissance, est sans doute la cause des priviléges que les Vénitiens leur avaient donnés: ils ne payaient aucun impôt, se gouvernaient eux-mêmes, nommaient leurs magistrats et ne fournissaient ni soldats ni matelots. On voulut leur enlever ces priviléges, et on les mécontenta. Assurément, la vue de ce petit pays parlerait en faveur du système de son administration: rien de mieux réglé, rien de plus soigné que leur culture, rien de plus joli que leurs villages. Cette vallée renferme une immense quantité de cerisiers portant de petites cerises sauvages, des marasques, employées à faire la liqueur si célèbre de Zara, appelée marasquin.
Les magistrats de Politza sont annuels. Il y a douze comtes qui commandent chacun un village, et l'élection du grand comte se fait par toute la population assemblée, dans un des endroits les plus larges de la vallée. On se rassemble là à jour fixe. Le grand comte dont l'exercice finit dépose dans un lieu indiqué une boîte de fer renfermant la charte des priviléges. Le plus ambitieux et le plus hardi va la prendre sous une grêle de pierres: quand il s'en est emparé, s'il a pu le faire vivant, il est reconnu grand comte.
Ce mode d'élection en vaut bien un autre; il suppose au moins, dans le dépositaire de l'autorité, de la décision, du courage et du bonheur, trois grands éléments de succès dans ce monde. Je remarquerai, à cette occasion, que le titre porté par le chef de Politza, dans la langue illyrienne knès, est le même que portent les princes russes. On l'a traduit ici par comte, titre modeste; les Russes l'ont traduit par prince par orgueil; mais c'est à tort, car, excepté les princes russes descendant de Rurik et de Jagellon, presque tous les autres sont originairement des Tartares, décorés de ce titre par le caprice des czars, au moment où ils arrivaient à Moscou. Knès veut dire chef, et chef d'un petit territoire.
Après avoir rétabli la paix dans cette petite contrée, je m'étais rendu à la frontière de Bosnie avec des troupes, pour attendre le retour de mes canonniers; mais les désordres de la province n'étaient pas finis. Les Russes débarquèrent de nouveau à Macarsca et dans le Pridvorié. Ils eurent l'imprudence de s'éloigner de la mer, pour donner confiance aux habitants des villages qui, en assez petit nombre, prirent les armes. Le général Delzons, avec le 8e léger, les attaqua sans perdre un moment, et leur prit ou tua deux cents hommes: les révoltés se dispersèrent. Je fis faire une enquête extrêmement étendue et circonstanciée. Je la confiai à un officier de choix, qui mit, dans ce travail important, autant de sévérité que de lumières, de soins et de conscience. Les véritables coupables furent punis, et depuis ce temps la province fut tranquille.
Je raconterai ici deux anecdotes, pour montrer dans quelle aberration tombent quelquefois les juges militaires, par de fausses idées d'humanité, et en quoi consiste la justice aux yeux de barbares corrompus.
Au moment où la révolte éclata, un soldat du 11e régiment reçut, à bout portant, un coup de fusil dans la grande rue de Castel-Vecchio, au coin d'une rue qui conduit à la mer. Ce soldat blessé, conduit à l'hôpital, désigne, avant de mourir, le lieu où il a été atteint, et donne le signalement de celui qui l'a blessé; il était vêtu de telle et telle manière, et portait une balafre à la joue gauche. D'un autre côté, on avait arrêté dans la même rue un Dalmate dont toutes les circonstances de l'habillement, de la taille et du signalement correspondaient à la description faite par le soldat; de plus, il avait entre ses mains un fusil déchargé et venant de faire feu. La commission militaire, par un caprice impossible à expliquer, condamna le coupable aux galères. Il fallait frapper d'une salutaire terreur une population insurgée; il fallait faire un exemple sur les véritables coupables. Or la condamnation aux galères ne signifiait rien pour l'exemple. Je fis venir la commission militaire pour lui demander ses motifs; et, comme elle ne put rien répondre de raisonnable, je fis fusiller le coupable de ma propre autorité. Je vois d'ici bien des fronts se rembrunir en lisant ce récit; eh bien, quoi qu'on puisse dire, dans la position où j'étais, ce devoir m'était imposé; et, dans de pareilles circonstances, il faut savoir le remplir en engageant toute sa responsabilité.
Voici l'autre fait. J'avais pris à mon service un Dalmate d'une grande et rare beauté, natif de Spalatro. Sa taille et son costume le rendaient vraiment remarquable. Au milieu de l'instruction de la procédure, il alla trouver le capitaine rapporteur et lui dénonça un curé du voisinage. Il circonstancia de la manière la plus positive et la plus détaillée son accusation. Le curé fut arrêté, interrogé; il tomba de son haut en entendant les charges portées contre lui et se justifia d'une manière catégorique. Confronté avec son accusateur, celui-ci fut confondu. Je lui demandai d'expliquer le motif de son action; il me répondit: «J'ai vu chercher des coupables, j'ai cru faire plaisir en en indiquant.» Voilà comme ces gens-là conçoivent la justice. Je le chassai ignominieusement, comme on peut le supposer.
Après ces événements, les Russes, réunis aux Monténégrins, attaquèrent le pacha de Trébigne et envahirent ses terres. J'avais fait destituer le pacha de Trébigne, dont la conduite avait été hostile envers nous, et le nouveau, appelé Suliman, nous était tout dévoué. Les Monténégrins, au nombre de trois mille, soutenus par quatre cents Russes et du canon, vinrent mettre le siége devant la petite forteresse de Clobuk. J'envoyai de Raguse le général Launay, avec mille hommes d'infanterie, au secours du pacha. Il marcha, soutenu de deux mille Turcs, dégagea Clobuk et fit prisonniers les quatre cents Russes. Ce fut la cavalerie turque qui les prit, et ils étaient sa propriété. Plusieurs eurent la tête coupée, et le général Launay se hâta de se rendre propriétaire des malheureux qui restaient en donnant un louis par homme. Il en sauva ainsi un bon nombre. Les Turcs, ensuite au désespoir de les avoir vendus, venaient offrir au général Launay trois à quatre louis pour les ravoir et se donner le plaisir de couper des têtes. Mais, on le devine, le général Launay ne se livra pas à cet horrible trafic, et ces malheureux prisonniers conservèrent la vie.
Sur ces entrefaites, un envoyé du pacha de Janina arriva chez moi, et m'apporta un sabre en présent de la part de son maître. Il allait en mission en Pologne pour trouver l'Empereur. Cet envoyé, nommé Méhémet-Effendi, avait eu une étrange destinée. Il était Romain et prêtre quand nous l'avions trouvé à Malte, lors de la prise de cette ville, où il remplissait les fonctions d'inquisiteur. Il nous avait suivis en Égypte, et nous l'avions employé dans l'administration. Ne trouvant pas, dans cette carrière, les avantages qu'il s'était promis, il avait voulu revenir en Europe, et s'était embarqué avec deux officiers français, aujourd'hui officiers généraux, Poitevin, du génie, et Charbonnel, de l'artillerie. Un corsaire les prit et les conduisit à Janina, où ils furent mis en prison. Un jour le ci-devant inquisiteur annonça qu'il avait eu une vision; que Mahomet lui était apparu, et lui avait prouvé que la religion chrétienne était fausse et que la vérité était dans la sienne, et il déclara en même temps, dès ce moment, qu'il voulait adopter l'Alcoran. On le mit aussitôt en liberté. Il eut des emplois près d'Ali-Pacha et parvint à la faveur. Quand il se présenta chez moi, son maître venait de le charger de négociations auprès de Napoléon. Le vizir avait jugé la paix prochaine, et prévu que l'Empereur se ferait céder Corfou et les Sept-Îles. Ali-Pacha envoyait Méhémet pour les demander, et son unique argument, pour convaincre Napoléon, était celui-ci: Ali-Pacha aime les Français; un général français viendra commander à Corfou; le voisinage engendrera des querelles, et l'on dira à tort qu'Ali-Pacha n'aime pas les Français. Pour prévenir une pareille injustice, il vaut mieux lui donner l'île, à Ali-Pacha. Méhémet-Effendi joignit l'Empereur au moment où il venait de signer la paix. Les conditions en étaient encore secrètes. Il lui fit sa demande et l'appuya du puissant argument que je viens de développer, et l'Empereur répondit: «Mais comment prendre Corfou? Je ne l'ai pas.--Mais Votre Majesté l'aura, dit le renégat.--Comment le prendre?» répliquait l'Empereur; et il ne sortait jamais de cet argument, qui ne le compromettait pas. Méhémet-Effendi en fut pour ses frais de voyage, et retourna vers son maître. On m'a assuré que ce malheureux était depuis retourné à Rome, où il avait fait pénitence publique.
Je reçus, le 21 Juillet, la nouvelle de la paix signée le 8, à Tilsitt, entre Napoléon et l'empereur Alexandre. Une amitié sincère semblait devoir unir les deux adversaires, si longtemps ennemis.
Peu après, me parvint l'ordre d'envoyer les renseignements les plus circonstanciés sur la Turquie d'Europe, sur sa population et les revenus de ses différentes provinces, sur ses communications et les opérations militaires que sa conquête rendrait nécessaires. Enfin l'Empereur me fit demander un plan de campagne pour deux armées qui déboucheraient, l'une de la Dalmatie, et l'autre de Corfou. C'était me créer de grandes espérances. J'avais étudié le pays avec tant de soins, je m'étais fait fournir des itinéraires et rendre des comptes si détaillés par tous les officiers que j'avais fait voyager par diverses routes, que, dès le 1er août, je fus à même d'envoyer à l'Empereur une grande partie des mémoires demandés. Tout annonçait la conquête de la Turquie d'Europe et son partage; tout me promettait une campagne brillante. Les divisions de réserve se formaient en Italie; je recevais l'ordre de tout préparer pour recevoir une escadre de quinze vaisseaux à Raguse; tout enfin prenait une attitude conforme à mes voeux; mais rien ne se réalisa. Sans la tournure que prirent les affaires d'Espagne, il en aurait été autrement. Toutefois j'ai passé trois années de ma vie à rêver et à espérer des opérations en Turquie, tantôt pour secourir ce pays comme allié, tantôt pour le conquérir. À cette époque, je rêvais la grande guerre comme on rêve le bonheur dans sa jeunesse, et le bonheur, comme il arrive souvent, se faisait bien attendre.
Au commencement d'août, je reçus des ordres pour prendre possession de Cattaro, et un officier russe arriva à mon quartier général, porteur de ceux adressés à l'amiral Siniavin. Pour cette fois, tout le monde était sincère; les choses se firent vite, et avec tous les égards et toutes les attentions possibles. Dès le 12 août, les troupes françaises occupèrent Castelnovo et Cattaro. Je donnai l'ordre au général Lauriston de présider à la prise de possession, et je me rendis à Raguse, en attendant le départ des Russes. Ils l'exécutèrent promptement, et j'allai visiter ces lieux, dont le nom a retenti pendant trois mois dans toute l'Europe.
Les Bocquais, depuis l'affaire de Castelnovo, étaient restés tranquilles. Ils avaient compris que leur intérêt, comme leur devoir, était d'attendre silencieusement la fin de la lutte pour savoir à qui ils appartiendraient, ils reçurent bien les troupes françaises, et cherchèrent, par un bon accueil, à faire oublier leurs torts passés. Je ne fis aucune récrimination, cela ne servait à rien; seulement, j'ordonnai de restituer aux Ragusais les bâtiments que les Bocquais leur avaient pris à Gravosa, dans le port, contre le droit des gens, en leur faisant rembourser les droits exigés par les Russes. Je me suis bien trouvé de cette indulgence: depuis cette époque, la conduite des habitants de presque toute cette province n'a pas cessé un seul jour d'être bonne et pacifique.
Je pourvus à la défense de la rade en faisant établir des batteries à son entrée, mettre dans un état convenable les fortifications de Cattaro et de Castelnovo, et j'organisai la province le plus économiquement possible. Rien ne serait plus en rapport avec les moeurs des habitants de ce pays, en l'appliquant à la marine, que cette admirable organisation croate, tout à la fois élément de la défense et de la sûreté du pays, et principe de civilisation; mais il aurait fallu beaucoup de temps et de dépense pour l'exécuter. Je n'avais d'ailleurs pas mission de le faire, et le gouvernement avait, à cette époque, sur cette organisation, les idées les plus fausses; il n'en connaissait ni le secret ni les contre-poids. Je me contentai donc de donner une organisation civile et judiciaire indispensable, et je cherchai à faire de bons choix.
L'évêque du Monténégro me demanda une entrevue. Je la lui accordai, et nous nous rencontrâmes à peu de distance de Cattaro. Nous parlâmes du passé, et je lui demandai pourquoi il nous avait fait la guerre. Il me répondit que, placé sous la protection de la Russie, comblé de bienfaits par elle, il avait cru de son devoir de lui obéir; mais aujourd'hui le nouvel état de choses changeait sa condition et lui imposait d'autres devoirs. Il m'assura que le peuple du Monténégro vivrait en bon voisin, ne donnerait lieu à aucune plainte, et qu'il ambitionnerait de posséder les bonnes grâces de mon souverain. Son discours, sans lui faire prendre des engagements formels, me laissa supposer la pensée de se mettre un jour sous la protection de la France. Je n'attaquai pas cette question; la proposition devait venir de lui. Plus tard, quand je crus qu'il allait la faire, il avait changé. Le gouvernement russe n'avait sans doute jamais cessé d'attacher beaucoup de prix à l'influence qu'il exerçait sur ces contrées. Je lui promis, de notre côté, un bon voisinage, mais à charge d'une réciprocité dont il me réitéra l'assurance; et, là-dessus, nous nous séparâmes. Ce vladika, homme superbe, de cinquante-cinq ans environ, d'un esprit remarquable, avait beaucoup de noblesse et de dignité dans les manières. Son autorité positive et légale était peu de chose dans son pays, mais son influence était sans bornes.
Après avoir pourvu aux besoins de cette province et organisé son administration, j'ordonnai une levée de six cents matelots pour la flottille et la marine de Venise, ce qui s'exécuta sans difficulté. Cette population, composée de quarante-cinq mille habitants, entretient quatre cent cinquante bâtiments patentés, dont un certain nombre fait la grande navigation. Je mis ce pays et son administration sous les ordres et l'inspection du général Lauriston, et je rentrai en Dalmatie.
En arrivant à Spalatro, j'appris un crime horrible qui m'affligea beaucoup, commis pendant mon absence et presque sous mon nom. Un certain général Guillet, né en Savoie, ayant servi autrefois, en qualité de garde du corps, le roi de Sardaigne, avait été mis sous mes ordres à l'armée de Dalmatie. Les brigades de mon corps d'armée étant données, je l'avais chargé du commandement de l'arrondissement de Spalatro. Cet homme était rempli d'intelligence, de finesse et de perspicacité; rien ne lui échappait; il savait tout ce qui se passait. Il m'avait été fort utile pendant la guerre par ses rapports. En partant pour Cattaro, je l'avais chargé de recevoir des Russes l'île de Brazza. Pendant les derniers mois de la guerre, cette île avait été la place d'armes de l'ennemi; de là étaient parties ses intrigues, secondées par plusieurs habitants, ses agents dévoués. Bien plus, ces mêmes habitants avaient armé des corsaires et fait plusieurs prises sur nous. Il fallait faire un exemple. Je donnai l'ordre au général Guillet de faire une enquête aussitôt qu'il serait maître de l'île (personne n'y était plus propre que lui), de faire arrêter les principaux coupables et d'attendre mon retour. Au lieu de cela, le général Guillet fit arrêter, non les plus coupables, mais les plus riches; et, pour donner aux détenus une idée de son autorité, il fit fusiller, sans jugement, un des hommes arrêtés, accusé d'avoir armé un corsaire; puis il mit les autres en liberté pour de l'argent. À mon arrivée, tout le monde était silencieux et dans la stupeur; mais de pareils torts devaient venir enfin à ma connaissance. On devine mon indignation. Le général Guillet, interrogé, se renferma dans une dénégation absolue. Je fis appeler les hommes mis en liberté; ils me déclarèrent ce qui s'était passé et les sommes données à un aide de camp du général Guillet, qui avait disparu au premier mot prononcé sur cette affaire. Je déclarai au général Guillet qu'il allait être traduit devant un conseil de guerre si, à l'instant, l'argent n'était pas rendu. Il ne se le fit pas répéter deux fois. L'argent ayant été restitué en ma présence, je renvoyai de l'armée ce misérable. L'Empereur le fit rayer du tableau des officiers généraux, et, depuis, il a servi dans les douanes.
Le repos qui survint, les loisirs dont je jouissais, et la probabilité de les voir se prolonger quelque temps, me donnèrent l'idée d'entreprendre la continuation de la grande communication longitudinale de la Dalmatie, de Knin à Raguse, ouvrage gigantesque sans doute, mais que d'autres achèveraient après moi si je n'avais pas le temps de le terminer. Des paysans seuls pouvaient être employés à son exécution. La longueur des travaux et leur durée probable, les localités par lesquelles cette route devait passer, obligeant à des bivacs continuels, auraient fatigué les troupes. Les constructions sont fort de mon goût; mais cependant, avant tout homme de guerre, je voulais conserver mes soldats pour combattre quand le moment serait venu; car, dans ce temps-là, il ne fallait qu'un peu de patience: on était bien sûr de voir la guerre arriver.
On connaît la pauvreté et la paresse des Morlaques. En leur imposant l'obligation de travailler, je ne leur faisais aucun mal. Le plus grand nombre manque toujours de subsistances avant la récolte; en les appelant au travail, il fallait leur donner des vivres: ainsi c'était améliorer leur position. Bien plus, le travail, étant une chose d'habitude, finit par entrer dans les goûts et devient nécessaire à l'homme qui y est accoutumé. Des paysans, après avoir travaillé pendant quelques années pour l'État, trouveraient beaucoup plus doux ensuite de travailler pour eux-mêmes afin d'améliorer leur sort. C'est une éducation qui les dispose à devenir meilleurs.
Je fis faire dans la province un recensement général des hommes en état de travailler. Tous y furent compris sans exception, n'importe leur classe. Tout le monde eut la permission de se faire remplacer; ainsi l'on ne demandait aux gens riches que de l'argent. La totalité des hommes propres au travail se trouva être de douze mille. Je les divisai en deux bandes: une moitié remplaçait l'autre dans les travaux de quinze en quinze jours. Les ateliers, autant que possible placés à portée des communes qui fournissaient les ouvriers, étaient cependant souvent à une ou deux marches. La route fut entreprise dans tout son développement. Le jour de l'arrivée des ouvriers, un ingénieur donnait à ceux de chaque commune une tâche raisonnable pour les travaux de la quinzaine, et des sapeurs, ainsi que quelques officiers et sous-officiers de différents corps, servant de piqueurs, dirigeaient les travaux. Chaque homme recevait un pain de munition ou deux rations par jour, c'est-à-dire plus de pain que jamais aucun Dalmate n'en a mangé chez lui. Quand la tâche était faite, ils retournaient chez eux; si au bout de quinze jours elle n'était pas terminée, ils restaient malgré l'arrivée de leurs camarades; mais aussi, quand ils devançaient l'époque fixée, ils quittaient les ateliers avant les quinze jours expirés, en emportant la totalité du pain de la quinzaine, sorte de prime d'encouragement et récompense de leur zèle. Elle suffisait, car l'activité était telle, que les ateliers étaient toujours déserts pendant deux ou trois jours. Les trois jours de temps ainsi conquis leur faisaient un plaisir extrême, impossible à exprimer.
Deux directions différentes pouvaient être choisies dans le tracé de la route: suivre le littoral en partant de Spalatro, et passer par les villes d'Almissa et de Macarsca; ou bien, de Knin entrer dans la vallée de la Cettina, passer par Signe, traverser la Cettina à Tril, et arriver sur la Narenta en franchissant le col de Touriate et suivant cette vallée déserte qui aboutit à Vergoratz et passe en arrière de la Vrouilla et du Biocovo. La première direction, plus convenable pour les habitants et plus en rapport avec les besoins usuels, aurait eu le défaut, en suivant le bord même de la mer, d'être soumise à l'action des vaisseaux placés dans le canal. Par conséquent, elle eût été impraticable quand on n'aurait pas été maître de la mer. Or c'était précisément pour ce cas que la route était faite. La raison militaire devait donc l'emporter. La direction de l'intérieur fut préférée, et la route exécutée entièrement jusque bien au delà de la Narenta, tandis que de Raguse on s'était avancé au delà de Stagno. À l'exception d'une petite lacune, la route jusqu'à Raguse était terminée, quand, en 1809, nous sommes entrés en campagne contre les Autrichiens, et que nous avons quitté les outils pour prendre les armes. Lorsqu'un gouvernement éclairé possède des pays pauvres et barbares, il doit se hâter de faire exécuter, par corvées, les grands travaux d'utilité publique. Il avance ainsi l'époque de leur civilisation et de leur richesse, sans appauvrir momentanément les habitants; car alors le temps qu'on leur enlève n'a aucune valeur pour eux. Plus tard il en serait tout autrement. L'État ne serait pas assez riche pour les payer, et l'on n'exécuterait pas les travaux utiles. Cependant il arrive un moment où, les avantages que la société en retire étant supérieurs aux frais, alors, et à de certaines conditions, les particuliers s'en chargent comme spéculation; mais c'est que le pays est devenu riche et a acquis une grande prospérité par la succession des temps et le développement de l'industrie. Or la création de la richesse est d'abord singulièrement favorisée par la facilité des communications.
Le bien procuré par ces travaux à la Dalmatie sera toujours apprécié davantage, et une civilisation plus précoce en sera nécessairement le résultat. Dans l'ordre des idées, il faut, pour civiliser des barbares, les réunir, et multiplier leurs rapports entre eux. Les routes y servent merveilleusement et en sont le premier moyen. Les habitants, d'abord contraires à ces travaux, s'y seraient refusés s'ils l'avaient pu; mais, quand ils furent terminés, ils en reconnurent l'utilité, et me demandèrent l'autorisation d'ouvrir de nouvelles communications avec leurs seuls moyens: je la leur donnai sans difficulté, comme on l'imagine. L'empereur d'Autriche, visitant cette province en 1817 ou 1818, les vit avec admiration; il dit naïvement au prince de Metternich, qui me l'a répété, ces propres paroles: «Il est bien fâcheux que le maréchal Marmont ne soit pas resté en Dalmatie deux ou trois ans de plus.»
On aura une idée de la nature de ces travaux et de leur difficulté par le fait suivant. Après le passage de la Cettina, la route suit le flanc d'une montagne, et les murs de soutènement, dont la hauteur varie de cinq à vingt pieds, n'ont pas moins de huit lieues de longueur. À l'approche de la Narenta, il a fallu percer des rochers avec la mine, et quarante mille kilogrammes de poudre ont été employés à cet usage. Enfin, pour traverser les marais de la Narenta, on a dû construire des ponts pour l'écoulement des eaux et faire une digue de vingt pieds de base, de huit pieds de hauteur et de vingt-deux mille mètres de longueur. Certes, les Romains n'ont rien fait de plus beau, de plus difficile et de plus admirable: le souvenir des travaux des armées romaines et mon expérience m'ont conduit à penser que leurs célèbres travaux ont été faits comme cette dernière route; les soldats romains n'ont pas exécuté eux-mêmes tout ce qu'on leur attribue: ils ont fait travailler les habitants des lieux où ils étaient stationnés, comme nous l'avons fait chez les Dalmates: seulement, ils faisaient les ouvrages d'art et surveillaient les travaux. En pensant au petit nombre de soldats dont étaient composées les armées romaines et à l'étendue des communications dont on leur attribue la construction, c'est la seule explication raisonnable.
Après avoir ouvert les fortifications des villes maritimes placées hors d'un bon système de défense, je fis servir ces travaux à leur embellissement. Spalatro, un des lieux dont les restes donnent la plus haute idée de la grandeur romaine, eut, sur le port, un magnifique quai de plusieurs centaines de toises et un beau jardin public.
Un empereur philosophe, dégoûté du pouvoir et des grandeurs humaines, veut se retirer du monde, vivre en solitaire, et l'ermitage qu'il se bâtit est assez vaste pour contenir aujourd'hui la moitié de la population d'une ville de neuf mille âmes! Et cet ermitage se compose d'un palais de la plus belle architecture, quoiqu'on y reconnaisse déjà cependant le commencement de la décadence de l'art. Que sommes-nous donc, nous autres modernes, à côté d'une pareille puissance et d'une semblable grandeur? Mais nous trouvons une compensation dans une idée consolante: l'existence sociale actuelle est plus dans les intérêts de l'humanité. Si nous ne sommes pas supérieurs aux anciens pour les productions qui dépendent de l'esprit et de l'imagination, ils sont bien au-dessous de nous pour ce qui tient à la découverte des mystères de la nature, et dans les arts et les sciences qui influent sur le bien-être des hommes en général. Nos doctrines morales, bienfait du christianisme, sont plus belles, sans altérer en rien l'énergie des hommes dans ce qu'elle peut avoir d'utile et de louable; cette religion sublime est venue adoucir nos moeurs et plaider la cause de l'humanité et du malheur. La faiblesse a aujourd'hui des droits qui balancent l'action brutale de la force, et celle-ci, la première de toutes les lois à l'origine des sociétés, ne règle plus uniquement la destinée des hommes.
Ces travaux exécutés, et mes loisirs me permettant de parcourir la Dalmatie dans toutes les directions, il n'y a pas une ville, pas un village que je n'aie traversé, pas un chemin que je n'aie parcouru, pas une montagne dont je n'aie su le nom. Aujourd'hui même, après vingt-deux ans, les noms reviennent en foule à ma mémoire. Si ce pays devient l'objet de soins particuliers, il pourra atteindre une grande prospérité. Du temps des Romains, la Dalmatie avait quatre à cinq millions d'habitants; aujourd'hui, elle n'en a que deux cent cinquante mille, la vingtième partie! Des mines de charbon de terre pourraient être exploitées avec facilité et beaucoup d'avantage; l'Italie en manque dans toute son étendue, et le mont Promina, placé à deux lieues de Dernis et à quatre lieues de Scardona, où les plus forts bâtiments peuvent arriver, n'est qu'un amas de combustibles au-dessous du sol. Des sondages exécutés à la profondeur de plusieurs centaines de pieds le prouvent. J'avais l'intention, quand j'étais gouverneur des provinces illyriennes, de le faire exploiter; mais mes destinées m'enlevèrent à ces intérêts en me jetant dans des combinaisons éloignées.
On me demandera avec quelles ressources j'ai pu faire exécuter de si grands travaux. J'avais à ma disposition quelques centaines de mille francs qui ne furent pas nécessaires pour les services auxquels ils étaient destinés, et je les consacrai aux ouvrages d'art et aux indemnités données aux soldats. L'entrepreneur des vivres fournit, sur ma demande, les rations de pain nécessaires aux paysans; et il n'est pas bien sûr, grâce à tous les bouleversements qui ont eu lieu, qu'à l'heure qu'il est il en ait reçu le prix. En somme, ces travaux eussent été l'objet des plus grands éloges officiels s'ils avaient été faits par suite d'ordres du gouvernement; mais ce n'avait été qu'un passe-temps pour moi et un moyen d'occuper mes loisirs. Ils auraient coûté plusieurs millions s'ils eussent été exécutés par les moyens ordinaires de l'administration, et la totalité de la dépense ne s'est pas élevée à un seulement.
À la fin de décembre, le général Lauriston, nommé gouverneur de Venise, quitta l'armée de Dalmatie et fut remplacé par le général Clausel.
À cette époque, je fus élevé à la dignité de duc. Le nom qui me fut donné, rappelant des services rendus, ajouta encore à la valeur de cette récompense.
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE DIXIÈME
LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.
«Brescia, 26 juillet 1806.
«Je m'empresse de vous adresser, monsieur le général Marmont, une lettre pour M. de Siniavin, amiral russe. Vous voudrez bien la lui faire parvenir le plus promptement possible. Je vous envoie copie du traité renfermé dans la lettre, lequel traité a été signé à Paris le 20 juillet 2. L'Empereur me charge de vous écrire de fournir au général Lauriston les moyens d'occuper les bouches de Cattaro en force. Vous devrez lui fournir tout ce que vous pourrez en poudre, munitions, biscuits, etc... Vous avez dans les eaux de la Dalmatie une division de chaloupes canonnières commandée par le capitaine de frégate Arméni, qui est parti de Venise, spécialement destiné pour Raguse et l'Albanie. Le blocus de Raguse l'a empêché de se rendre à sa destination. Profitez du premier moment pour l'y envoyer. Vous sentez parfaitement que, dès que les Anglais auront connaissance de ce traité, ils bloqueront Cattaro. Vous avez donc à peu près quinze jours pour vos communications avec Cattaro. L'intention de Sa Majesté étant que les forts d'Albanie soient mis sur-le-champ en état de soutenir un siége s'ils étaient attaqués, vous pourrez vous faire mettre sous les yeux les instructions que j'avais envoyées au général Lauriston, et dont le général Charpentier a envoyé copie au général Vignolle. Je fais diriger sur Cattaro, de Venise et d'Ancône, des blés et des farines, ainsi que quelques munitions; mais il vaut toujours mieux ne pas y compter. D'ailleurs, nous vous avons déjà fait des envois considérables de poudre, et vous pourrez facilement en faire passer cent milliers à Cattaro, d'autant que je pourrai vous les remplacer facilement. Quoique, dans le traité, l'Empereur reconnaisse l'indépendance de Raguse, on ne doit pas l'évacuer avant d'avoir reçu des ordres bien positifs à cet égard; mais on peut leur promettre que, les articles du traité exécutés par les Russes et les Monténégrins, rentrés dans leurs montagnes et tranquilles, on abandonnera le pays.
«Je vous préviens que l'Empereur met infiniment d'importance à la position de Stagno; il me charge de vous écrire que vous ordonniez au général Poitevin de tracer un bon fort à cette position et d'y faire travailler promptement. L'Empereur veut que ce fort coupe la presqu'île de Sabioncello, de manière que la presqu'île appartienne toujours au maître de ce fort, et que l'ennemi, en s'emparant de la presqu'île, ne puisse pas même s'emparer de la seule communication qui existera entre la Dalmatie et Cattaro. Vous voudrez bien m'en envoyer les plans avec un rapport, afin que je puisse le soumettre à Sa Majesté. Je pense qu'il sera convenable que, sans perdre de temps, vous vous rendiez à Raguse, afin de concerter avec le général Lauriston tous les moyens pour l'occupation de Cattaro.
«Vous pourrez, après le départ des Russes, faire menacer sous main les Monténégrins que, s'ils ne se tiennent pas tranquilles, vous êtes prêt à leur donner une bonne leçon; mais que, s'ils se conduisent bien, ils ne peuvent que s'en bien trouver.»
LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.
«Monza, 2 août 1806.
«Je reçois, monsieur le général en chef Marmont, plusieurs lettres de Sa Majesté. Je transcris littéralement tout ce qui vous concerne:
«Mon intention n'est pas qu'on évacue Raguse. Écrivez au général Marmont qu'il en fasse fortifier les hauteurs; qu'il organise son gouvernement et laisse son commerce libre; c'est dans ce sens que j'entends reconnaître son indépendance. Qu'il fasse arborer à Stagno un drapeau italien; c'est un point qui dépend aujourd'hui de la Dalmatie. Donnez-lui l'ordre de faire construire sur les tours de Raguse les batteries nécessaires et de faire construire au fort de Santa-Croce une redoute en maçonnerie fermée. Il faut également construire dans l'île de Cromola un fort ou redoute. Les Anglais peuvent s'y présenter: il faut être dans le cas de les y recevoir. Le général Marmont fera les dispositions qu'il croira nécessaires; mais recommandez-lui de laisser les troisième et quatrième bataillons du 5e et 23e à Raguse; car il est inutile de traîner loin de la France des corps sans soldats. Aussitôt qu'il le pourra, il renverra en Italie les cadres des troisième et quatrième bataillons. Si cela pouvait se faire avant l'arrivée des Anglais, ce serait un grand bien. Écrivez au général Marmont qu'il doit faire occuper les bouches de Cattaro par le général Lauriston, le général Delzons et deux autres généraux de brigade, par les troupes italiennes que j'ai envoyées et par des troupes françaises, de manière qu'il y ait aux bouches de Cattaro six ou sept mille hommes sous les armes. Ne réunissez à Cattaro que le moins possible des 5e et 23e régiments; mais placez-y les 8e et 18e d'infanterie légère et le 11e de ligne, ce qui formera six bataillons qui doivent faire cinq mille hommes, et, pour compléter six mille hommes, ajoutez-y le 60e régiment. Laissez les bataillons des 5e et 23e à Stagno et à Raguse, d'où ils pourront se porter sur Cattaro au premier événement. Après que les grandes chaleurs seront passées et que le général Marmont aura rassemblé tous ses moyens et organisé ses forces, avec douze mille hommes, il tombera sur les Monténégrins pour leur rendre les barbaries qu'ils ont faites. Il tâchera de prendre l'évêque, et, en attendant, il dissimulera autant qu'il pourra. Tant que ces brigands n'auront pas reçu une bonne leçon, ils seront toujours prêts à se déclarer contre nous. Le général Marmont peut employer le général Molitor, le général Guillet et ses autres généraux à cette opération. Il peut laisser pour la garde de la Dalmatie le 81e.--Ainsi le général Marmont a sous ses ordres, en troupes italiennes, deux bataillons de la garde, un bataillon brescian et un autre bataillon qui y sera envoyé ce qui, avec les canonniers italiens, ne fait pas loin de deux mille quatre cents hommes. Il a, en troupes françaises, les 5e, 23e et 79e, qui sont à Raguse, et qui forment, à ce qu'il paraît, quatre mille cinq cents hommes; le 81e et les hôpitaux et détachements de ces régiments, qui doivent former un bon nombre de troupes. Il a enfin les 8e et 18e d'infanterie légère, et les 11e et 60e de ligne.--Je pense qu'il faut que le général Marmont, après avoir bien vu Zara, doit établir son quartier général à Spalatro, faire occuper la presqu'île de Sabioncello, et se mettre en possession de tous les forts des bouches de Cattaro. Il doit dissimuler avec l'évêque de Monténégro; et, vers le 15 ou le 20 septembre, lorsque la saison aura fraîchi, qu'il aura bien pris ses précautions et endormi ses ennemis, il réunira douze à quinze mille hommes propres à la guerre des montagnes, avec quelques pièces sur affûts de traîneaux, et écrasera les Monténégrins.--L'article du traité relatif à Raguse dit que j'en reconnais l'indépendance, mais non que je dois l'évacuer.--Des quatre généraux de division qu'a le général Marmont, il placera Lauriston à Cattaro et Molitor à Raguse, et leur formera à chacun une belle division.--Il tiendra une réserve à Stagno, fera travailler aux retranchements de la presqu'île et au fort qui doit défendre Santa-Croce, ainsi qu'à la fortification du Vieux-Raguse et à des redoutes sur les hauteurs de Raguse.--Demandez les plans des ports et des pays de Raguse.»
«Sa Majesté s'étant expliquée dans le plus grand détail, je me borne à vous recommander l'exécution de tous ses ordres, ci-dessus transcrits.»
LE GÉNÉRAL LAURISTON À MARMONT.
Rade de Castelnovo, 11 août 1806.
«Je viens, mon cher Marmont, de parler à M. l'amiral Siniavin, et suis convenu avec lui de la manière dont se ferait la remise des places et forts des bouches de Cattaro. Je n'ai pu arrêter le jour, parce que M. l'amiral ne peut rien décider sans le conseiller d'État Saukowsky, qui est chargé de toute la partie civile. M. Saukowsky est incommodé à Cattaro; j'ai fait sentir à l'amiral que sa maladie ne devait retarder en rien l'exécution du traité de paix, et lui ai donné mon opinion sur la conduite à tenir avec les habitants, et les proclamations à faire. J'aurai demain à midi la réponse de M. Saukowsky; je déterminerai alors le jour, en laissant le temps aux troupes russes de s'embarquer, et aux vaisseaux de sortir du port après notre mise en possession des forts.
«Il faut, mon cher général, arriver ici tout de suite avec des forces suffisantes; les esprits sont agités, inquiets; les Russes mêmes ont des craintes pour eux: avec des forces, on leur en imposera tout de suite. Je crois cependant que les Russes augmentent beaucoup dans leurs récits, et veulent peut-être nous faire peur. Il ne faut pas compter trouver ici ni grains, ni boeufs, ni vin; il faut absolument tout apporter; les habitants craignent beaucoup que nous ne mettions des contributions. Cependant ils ne se refuseront pas à nous donner, en payant, ce qu'ils pourront avoir, et sans doute ils prendront, dès ce moment, la plus grande confiance.
«J'ai regardé en entrant la Punta d'Ostro, le Scoglio de l'autre côté, et les côtes voisines. Les Russes ont fait à Porto-Rose une batterie; ils ont travaillé à Castelnovo et au fort Spagnola. Je crois que dans le premier moment, il n'est pas très-nécéssaire d'occuper la Punta d'Ostro et le Scoglio; ils sont placés de manière que les Anglais ne pourront s'y établir, et qu'il y faut faire de bons ouvrages à cause de leur isolement. Mais la batterie de Porto-Rose, celles de Castelnovo, défendent le mouillage, et les chaloupes canonnières seront placées à merveille, sous la protection de Castelnovo et du fort Spagnola, dont les mortiers doivent bien battre la rade.
«Ce sont les premières observations que j'ai pu faire ce soir, je les rectifierai demain. Mais je crois toujours qu'il ne faut pas se presser d'occuper la Punta d'Ostro.
«J'ai rencontré M. de l'Épine; il m'a demandé ce qu'il avait à faire; je lui ai dit que je n'en savais rien; mais je crois que tu peux dire à M. de Bellegarde que, d'après le traité de paix, la remise des bouches de Cattaro doit se faire aux Français: cela les inquiétera beaucoup sur les suites.»
LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.
«Milan, 16 août 1806.
«Je profite, mon cher colonel général, du départ du courrier pour me rappeler à votre souvenir. Il y a longtemps que je n'ai reçu directement de vos nouvelles, et je désire que vous en soyez moins avare. Nous n'avons rien de nouveau ici.
«Les avis de Paris disent que la paix avec la Russie y a fait infiniment de plaisir, et qu'on paraît beaucoup compter sur celle de l'Angleterre. On fait grand bruit, dit-on, de la rigidité qui a été ordonnée dans l'examen de la comptabilité des armées. Ceci n'est point amusant pour ceux qui, comme vous et moi, commandent en chef et n'ont rien à se reprocher, parce qu'il en résulte des retards dans les payements, et des mécontentements fâcheux. L'Empereur s'en est expliqué, à ce qu'il paraît, très-vivement dans un comité particulier. Il a parlé de n'épargner ni les généraux ni leurs amis, voulant, a-t-il dit, voir cesser toutes les dilapidations commises dans la campagne de l'an XIV; mais, après ce grand tapage, l'Empereur a parlé des récompenses qu'il destine à ses généraux de la grande armée, et je vous répète avec plaisir ce qui a été dit à votre égard, que vous n'auriez plus rien à désirer après la distribution de ces récompenses. Votre conduite au sac de Pavie, en l'an V, a été citée avec éloge. Voilà les nouvelles, mon cher colonel général. Je suis flatté de tout ce qui se rapporte à vous. Donnez-moi de vos nouvelles, et croyez à mes anciens sentiments.»
LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.
Monza, 8 septembre 1806.
«Je m'empresse de vous prévenir, monsieur le général en chef Marmont, que la Russie n'a pas ratifié le traité de paix. Ainsi nous devons nous considérer comme en guerre avec elle. Sa Majesté espère que vous aurez pu profiter du temps pour vous organiser, armer et fortifier Raguse. C'est un point très-important dans les circonstances actuelles, puisque l'on croit que la Russie va déclarer la guerre à la Porte et marcher sur Constantinople. L'intention de Sa Majesté est que vous laissiez au général Lauriston trois généraux de brigade et un bon corps de troupes; que vous fassiez travailler jour et nuit aux fortifications de Raguse et à son approvisionnement, ainsi que de Stagno, par où nous pouvons communiquer avec cette place. Nous sommes si loin, qu'il est impossible de vous envoyer des instructions pour chaque événement. Sa Majesté me charge de vous dire que le centre de défense de Dalmatie est Zara, où il faut centraliser tous vos magasins de vivres, de munitions de guerre et d'habillement, de sorte qu'une armée supérieure, n'importe de quel côté elle vienne, se portant pour envahir la Dalmatie, si elle parvenait à se rendre maîtresse de la campagne, vous puissiez, à tout événement, conserver Zara par-dessus tout et pouvoir vous y enfermer. Des ouvrages de campagne et des retranchements faits autour vous défendront dans cette place jusqu'à ce que Sa Majesté puisse vous secourir. Il ne faut pas disséminer votre artillerie à Spalatro et sur les autres points; il ne faut y laisser que le strict nécessaire pour la défense de la côte. Du reste, la France est dans la meilleure union avec l'Autriche; on ne prévoit aucune expédition contre la Dalmatie. C'est seulement une instruction générale que donne Sa Majesté, et pour vous servir dans l'occasion et à tout événement. Vous ferez partir sur-le-champ M. de Thiars pour se rendre près de Sa Majesté. Si vous trouvez le moyen d'écrire par le canal de quelque pacha ou autrement au général Sébastiani, il est urgent de lui faire savoir que le traité avec la Russie est non avenu, et que tout porte à faire croire à Sa Majesté que la Russie veut attaquer la Porte.
«J'ignore si l'amiral russe est prévenu que le traité de paix n'est pas ratifié. Il serait à désirer que vous pussiez le savoir avant lui, parce que, maître du secret, ainsi que le général Lauriston, vous pourriez agir comme vous le jugeriez convenable.»
LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.
«Monza, 24 septembre 1806.
«Comme je présume, monsieur le général Marmont, que vous n'avez pas encore pu vous mettre en possession de Cattaro, je m'empresse de vous prévenir qu'il n'est plus temps de le faire. Il est probable que l'ennemi va se renforcer et se mettre en mesure de toutes manières. La Prusse fait des armements considérables; il ne serait pas impossible que la guerre vînt à éclater avec cette puissance. L'Autriche proteste de sa neutralité et de sa ferme résolution de n'être pour rien dans ces armements: cependant, vu votre éloignement, vous devez vous comporter suivant les circonstances. Votre point d'appui doit être Zara; et, si le cas arrivait, il faudrait agir pour votre défensive d'une manière isolée. Il ne faut pas dans ce moment changer de dispositions avec l'Autriche, la provoquer d'aucune manière, ni lui donner aucune alarme. Mais, si les circonstances changeaient, vous réuniriez vos troupes sur la frontière d'Autriche, vous pourriez inquiéter les frontières de Croatie, les attaquer même, pousser des partis; vous obligeriez l'ennemi à se tenir en corps d'armée devant vous; il faut réunir à Zara une quantité de munitions de toute espèce; et, si vous veniez à être attaqué par des forces supérieures, Zara doit être votre réduit; vous y établiriez un camp retranché de manière à attendre dans cette position le résultat des opérations générales. Si l'Autriche ne divisait pas ses forces et ne se présentait pas devant vous, vous devriez alors l'attaquer pour l'obliger à un corps d'observation et produire ainsi une puissante diversion à l'Isonzo. Dans ces suppositions, vous ne devez laisser à Raguse qu'une garnison suffisante. Comme dans cette partie la guerre ne doit plus être que défensive, je vous prie de rapprocher la garde royale de Zara. Peut-être sera-t-elle dans le cas de recevoir une nouvelle destination. Je vous envoie un chiffre, ainsi qu'au général Lauriston. Il peut arriver que, par les circonstances, les communications soient totalement coupées par terre, alors il faudrait communiquer par mer; vos points de correspondance seraient Venise, Volano, Ravenne et Rimini. Je ne cite pas Ancône, car il ne serait pas surprenant que ce port vînt à être bloqué. Le général Vignolle pourrait en temps de guerre envoyer des états de situation en chiffres. Vous pourriez également commencer à m'écrire quelquefois en chiffres, pour essayer ce moyen de correspondance et être assurés que nous nous entendrons bien.
«Je vous préviens que tout ceci est une instruction générale pour vous seul, dont vous ne vous servirez que dans le cas bien éventuel d'une guerre avec l'Autriche.
«Je vous transmets littéralement les instructions de Sa Majesté que je reçois à l'instant. Je présume que, sans faire de bruit, vous allez prendre vos dispositions en vous rapprochant tout doucement de la Dalmatie.
«L'intention de Sa Majesté est que le général Lauriston reste à Raguse. Vous pouvez y laisser le 79e, le 23e, les chasseurs brescians, les chasseurs d'Orient et deux généraux de brigade, avec le nombre de compagnies d'artillerie nécessaire, de manière à lui faire un corps d'environ trois mille hommes.
«Tout ceci, je vous le répète, n'est qu'hypothétique, et je m'empresserai toujours de vous prévenir de ce qui pourrait arriver de nouveau.
«Je vous prie de me dire par votre première lettre où vous comptez établir votre quartier général en attendant les événements qui pourraient vous faire concentrer vos forces.
«Je vous recommande encore la légion dalmate. Vous m'obligerez beaucoup de pousser le général Miloscwitz qui dort volontiers. Cette légion vous sera utile dans tous les cas, car elle ferait le service de bonnes troupes dans les îles.
SÉBASTIANI À MARMONT.
«Constantinople, le 11 octobre 1806.
«Une rupture paraît inévitable entre la Russie et la Sublime Porte; tout annonce que l'armée russe du Dniester entrera bientôt en Moldavie et en Valachie, et la plus grande partie de ses forces agira sans doute contre l'armée française en Dalmatie. Quoique la guerre ne soit pas encore déclarée entre l'empire russe et l'empire ottoman, et qu'il soit possible encore que les choses s'arrangent, vous devez cependant être préparé à cet événement. Je vous informerai exactement de tout ce qui pourra vous intéresser.»
LE GÉNÉRAL LAURISTON À MARMONT.
«Raguse, 11 novembre 1806.
«Général, j'ai l'honneur de vous faire part que MM. les comtes de Bellegarde et de l'Épine se sont rendus à Raguse pour conférer avec moi sur les mesures d'exécution à prendre pour l'attaque de Cattaro. Ils m'ont adressé une note pour me faire part de la convention qui a été passée entre M. de la Rochefoucauld et M. le comte de Stadion, par laquelle il doit être fourni un nombre égal de troupes françaises et autrichiennes, ainsi qu'une répartition égale de tout le matériel et moyens nécessaires; je leur ai fait la réponse dont j'ai l'honneur de vous envoyer copie ci-jointe.
«Mais, pour que rien ne retarde l'exécution dans le cas où vous recevriez les ordres, j'ai cru devoir, sans prendre de détermination fixe, me concerter avec eux sûr l'ensemble des mesures d'exécution. Elles doivent vous être portées par M. le major autrichien Dalbert, qui sera autorisé à recevoir de vous les changements et les observations que vous croirez devoir y faire.
«Cet officier se rend auprès de Son Altesse Impériale l'archiduc Charles pour lui faire part des réponses évasives des agents russes, qui ne trouvent plus d'autres raisons à donner que l'occupation des États de Raguse par les Français.»
LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.
«Varsovie, le 29 janvier 1807.
«Sa Majesté a appris avec peine, général, la prise de l'île de Curzola; la garnison vient de débarquer dans le royaume de Naples. Faites redemander le commandant de Curzola et faites-en un bon exemple, s'il est coupable.
«Sa Majesté part cette nuit pour rejoindre l'avant-garde de son armée et chasser les Russes au delà du Niémen. L'infanterie russe ne vaut pas la nôtre, et, dans les affaires qu'il y a eu, il n'y a point d'exemple qu'elle nous ait fait ployer.
«Un courrier, parti de Constantinople le 2 janvier, arrive à Varsovie. Le 30 décembre, la Porte avait déclaré solennellement la guerre à la Russie, et, le 29, leur ambassadeur était parti avec cinq à six cents personnes, Grecs ou autres, attachées à la Russie. Il règne à Constantinople un grand enthousiasme pour cette guerre.
«L'armée du général Michelson, forte de trente mille hommes, avait dix mille hommes à Bucharest; les Turcs avaient quinze mille hommes. Il y a eu quelques escarmouches de peu de conséquence. Vingt régiments de janissaires sont partis de Constantinople: on annonce que vingt autres sont partis d'Asie pour passer en Europe. Déjà près de soixante mille hommes étaient réunis à Razof: l'aswan-Oglou en a vingt mille. Le courrier dit que, dans toute la Turquie, on déploie la meilleure volonté. Vous connaissez, général, les Turcs de l'Asie, mais ceux d'Europe sont meilleurs; ils sont plus accoutumés au genre de guerre européen et ils ont souvent eu des succès. Il est possible que l'armée de Michelson arrive au Danube; mais le passera-t-elle? on ne doit pas le croire.
«L'intention de l'Empereur, général, est que vous envoyiez cinq officiers du génie et autant de l'artillerie à Constantinople. Vous écrirez au pacha de Bosnie, à celui de Scutari, afin qu'ils vous envoient des firmans que ces officiers sont arrivés. Envoyez des officiers d'état-major aux pachas de Bosnie et de Bucharest; aidez-les de tous vos moyens, comme conseils, approvisionnements et munitions dont vous pourrez disposer. Il serait possible que la Porte demandât un corps de troupes, et ce corps ne peut avoir qu'un objet, celui de garnir le Danube. L'Empereur n'est pas très-éloigné de vous envoyer vingt-cinq mille hommes par Widdin, et alors vous rentreriez dans le système de la grande armée, puisque vous en feriez l'extrême droite; et vingt-cinq mille Français qui soutiendraient soixante mille Turcs obligeraient les Russes, non pas à laisser trente mille hommes, comme ils l'ont fait, mais à y envoyer une armée du double, ce qui ferait une grande diversion pour la grande armée de l'Empereur; mais tout cela n'est encore qu'hypothétique. Ce que vous pouvez faire dans le moment, général, c'est d'envoyer vingt et trente officiers si les pachas vous les demandent; mais ne donnez point de troupes, à moins que ce ne soit quelques détachements, à cinq ou six lieues des frontières pour favoriser quelques expéditions. Sa Majesté me charge de vous dire que vous pouvez compter sur les Turcs comme sur de véritables alliés, et vous êtes autorisé à leur fournir ce que vous pourrez en cartouches, poudres, canons, etc., s'ils vous le demandent.
«Un ambassadeur de Perse et un de Constantinople se rendent à Varsovie, et, quand vous recevrez cette lettre, ils seront déjà arrivés à Vienne. Ces deux grands empires sont de coeur attachés à la France, parce que la France seule peut les soutenir contre les entreprises ambitieuses des Russes. Dans cette grande circonstance, les Anglais hésitent et paraissent vouloir rester en paix avec la Porte. Cette dernière puissance s'est servie pour cela de la menace de transporter quarante mille hommes jusqu'aux portes d'Ispahan, et nos relations sont telles avec les Perses, que nous pourrions nous porter sur l'Indus; ce qui était chimérique autrefois deviendrait assez simple dans ce moment où l'Empereur reçoit fréquemment des lettres des sultans, non des lettres d'emphase et trompeuses, mais dans le véritable style de crainte contre la puissance des Russes, et portant une grande confiance dans la protection de l'empire français.
«Vous devez publier que vous n'attendez que les firmans de la Porte pour passer sur le Danube et marcher à la rencontre des Russes. Il est très-utile que cela se redise dans le pays; cela intimidera les Russes, qui, soldats et officiers, craignent les armées françaises.
«Telle est la situation des affaires.
«Envoyez des officiers au général Sébastiani pour correspondre avec lui. L'éloignement de la Dalmatie à Varsovie est tel, que vous devez beaucoup prendre sur vous. Bien entendu que les détachements français ne s'éloigneraient jamais à plus de deux lieues au delà des frontières.
«L'Empereur a ordonné au général Andréossi d'envoyer à Widdin un officier de son ambassade pour servir de correspondance intermédiaire avec Constantinople; mais cela n'empêche pas que vous aurez à envoyer de votre côté. Quand vous lirez cette lettre, il est vraisemblable que l'Empereur sera maître de Koenigsberg, de Grodno et de tout le cours du Niémen.
«Il y a un fort près de Raguse qui paraît influer sur la défense de cette place, et il est possible que le général Sébastiani obtienne qu'il soit remis entre nos mains; écrivez-lui à cet égard.
«Jusqu'à cette heure, nous paraissons toujours assez bien avec l'Autriche, qui paraît comprendre qu'elle a beaucoup à gagner avec la France et à perdre avec les Russes. Les Autrichiens craignent les Français, mais ils craignent aussi les Russes. Il paraît qu'ils ont vu de mauvais oeil l'envahissement de la Valachie et de la Moldavie.
«Il est bon que des officiers français parcourent les différentes provinces de la Turquie. Ils feront connaître tout le bien que l'Empereur veut au Grand Seigneur; cela servira à exalter les têtes, et vous en obtiendrez des renseignements utiles et que vous nous transmettrez.
«En deux mots, général, l'Empereur est aujourd'hui ami sincère de la Turquie, et ne désire que lui faire du bien; conduisez-vous donc en conséquence. L'Empereur regarde comme l'événement le plus heureux dans notre position celui de la déclaration de guerre des Turcs à la Russie; car déjà des recrues, destinées pour l'armée qui nous est opposée, ont été envoyées à celle de Michelson. Le Bosphore est aujourd'hui fermé. L'escadre de Corfou, par cela seul, cesse d'être redoutable. L'Empereur a un bon agent à Iéna; écrivez-lui. Sa Majesté remarque que vous ne vous entremettez pas assez dans les affaires des pachas de Bucharest, de Bosnie et de Scutari, avec lesquels vous devez fréquemment correspondre.»
L'AMBASSADEUR DE FRANCE À MARMONT.
«Constantinople, le 28 janvier 1807.
«Mon général, nous sommes au moment de voir arriver devant cette ville une escadre anglo-russe. Je ne pense pas que les Dardanelles offrent une résistance bien longue dans le mauvais état où se trouvent les fortifications qui en défendent l'entrée. C'est à présent que j'éprouve une vive affliction par le retard des officiers d'artillerie et du génie que vous avez la bonté d'expédier. S'ils m'étaient parvenus il y a un mois, nous aurions eu le temps de tout préparer aux Dardanelles et dans cette capitale, qui se trouve elle-même fortement menacée. Ses moyens de défense sont faibles, et l'entrée même du port, si aisée à défendre, offrirait, dans l'état actuel, peu de résistance. La flotte est fortement compromise; cependant le Divan a pris la résolution courageuse de la résistance, et a rejeté des propositions humiliantes qui lui ont été faites par l'Angleterre. Puisse cette noble fermeté être couronnée par d'heureux succès! La position naturelle de Constantinople est très-forte contre les forces navales. Ou fait à la hâte quelques ouvrages que l'ignorance de ceux qui les exécutent rend bien faibles. Cependant ils peuvent encore offrir aux projets des ennemis un obstacle assez grand pour rassurer cette population contre la première épouvante. Les Anglais, n'ayant point de forces de terre, ne peuvent point faire la conquête de Constantinople, dont la population s'élève à plus de huit cent mille âmes; mais ils peuvent compromettre le sort de l'escadre turque et des établissements maritimes. D'ailleurs, n'avons-nous pas à craindre aussi que les ministres, effrayés, ne cèdent enfin et ne se soumettent aux volontés des Russes et des Anglais. Je sais que la ruine de Constantinople n'entraînerait pas celle de l'empire, et que deux armées françaises, placées en Pologne et en Dalmatie, lui assurent l'existence et l'indépendance qui lui ont été promises par Sa Majesté. Mais la crainte peut fermer les yeux sur ces vérités. Je ferai pourtant tous mes efforts pour éclairer sur leurs véritables intérêts les ministres d'un État dont Sa Majesté veut la conservation et la prospérité.
«Ali-Pacha, dont les forces sont assez considérables pour résister sur les côtes de l'Épire aux Russes et à leurs partisans, manque de boulets du calibre de douze et de seize, ainsi que de poudre. Je vous prie en grâce de faire tous vos efforts pour lui en envoyer le plus que vous pourrez, soit par terre, soit par mer, et même, s'il est possible, de lui expédier quelques officiers d'artillerie. Ce pacha, dont l'amitié pour la France ne s'est jamais démentie, mérite tout votre intérêt. Il est le seul boulevard à opposer aux Russes dans l'ancienne Grèce; son fils vient de recevoir le commandement de la Morée.
«Je joins ici une copie du manifeste de la Sublime Porte contre la Russie; je vous adresse également un état des forces de terre de l'empire ottoman. Le nombre en est considérable; mais vous savez que ce ne sont point là des armées, mais des fractions de population qui s'arment. On ne saurait qu'applaudir à l'énergie que déploie en ce moment la Turquie, et j'espère que son alliance avec la France la fera sortir triomphante de cette lutte. Vous êtes appelé, mon général, à être son appui. En attendant que vous puissiez arriver avec les forces qui sont à votre disposition, cherchez à lui donner les secours partiels dont elle a besoin pour vous attendre.
«Les événements se succèdent avec rapidité, et je pense que Sa Majesté prendra promptement des mesures capables de détruire les projets sinistres des Anglo-Russes. Je ne forme plus qu'un voeu: c'est celui de vous revoir bientôt et de recevoir un commandement dans votre armée, ne fût-ce que d'une compagnie de grenadiers; je le préférerais de beaucoup à mon ambassade, où je fais cependant tout ce que je peux pour bien servir l'Empereur, et où j'ai peut-être un peu réussi.
«Vous avez sans doute appris la prise de Belgrade par les Serviens. Cette place s'est rendue faute de munitions de bouche. Je ne crois pas l'Autriche étrangère à cet événement. Je crois que le pacha d'Erzeroum et les princes des Abares attaquent dans ce moment Tiflis, la Géorgie et toute la chaîne du Caucase. Paswan-Oglou, Moustapha-Baïractar et Cassan-Pacha font assez bonne contenance sur le Danube, et même ont dû agir offensivement en Valachie. Les dernières nouvelles que nous en avons reçues portent que quarante mille hommes avaient déjà passé le Danube pour attaquer les Russes.
«J'apprends dans ce moment qu'un accommodement a eu lieu entre les Serviens et la Sublime Porte. Les Serviens ont promis de rentrer dans leurs foyers, de rendre Belgrade et de livrer leur artillerie. Leurs députés partent dans trois jours avec cette espèce de convention. Vous connaissez, mon général, mon amitié et mon dévouement pour vous: ils ne se démentiront jamais.»
LE GÉNÉRAL SÉBASTIANI À MARMONT.
«Constantinople, le 1er février 1807.
«Mon général, M. Arbutnot a quitté brusquement Constantinople, et nous a laissé pour adieux la menace de revenir dans quinze jours nous réduire en poudre.--Il a emmené avec lui ses négociants, auxquels il n'a pas même laissé le temps de prendre leurs femmes et leurs enfants.--Aujourd'hui le Grand Seigneur m'a fait écrire pour vous demander vingt officiers d'artillerie et quatre du génie: c'est beaucoup, mais ils en ont grand besoin; et je vous prie d'en envoyer le plus que vous pourrez et le plus tôt possible.--Agréez mon dévouement et mon attachement.»
SÉBASTIANI À MARMONT.
«Au palais du Divan, à Constantinople,
le 4 février 1807.
«Monsieur le général, Sa Hautesse désire que vous lui envoyiez vingt officiers d'artillerie et quatre officiers du génie pour être employés à fortifier et défendre Constantinople, les Dardanelles, Smyrne, Salonique, le Bosphore et quelques parties de la Grèce. Le danger est pressant et réel. Je présume bien que vous n'avez pas vingt officiers d'artillerie disponibles pour cet envoi, mais des officiers d'état-major et d'infanterie, instruits, rempliront le même but. Le Grand Seigneur espère que vous lui prêterez ce secours, dont il a le plus pressant besoin. Il fait expédier deux Tartares et des ordres à tous les pachas pour faciliter l'arrivée de ces officiers. Il est inutile que je vous entretienne sur l'utilité dont ils pourront être: Votre Excellence le sent comme moi.»
SÉBASTIANI À MARMONT.
«20 février 1807.
«Mon général, neuf vaisseaux anglais ont déjà passé les Dardanelles; le reste de l'escadre suit. Le vent favorisant l'arrivée de la flotte anglaise à Constantinople, je m'attends à la voir paraître dans la nuit. Les Turcs ont résisté tant qu'ils ont pu. Vous sentez, mon général, que ma position est difficile. Je cherche au moins à faire tirer encore quelques coups de canon ici; il faut se défendre jusqu'à extinction de moyens.--Agréez tout mon attachement.
«P. S. Je vous prie de faire passer cette lettre à M. de Talleyrand.»
SÉBASTIANI À MARMONT.
«Constantinople, le 4 mars 1807.
«Mon général, nous avons amusé les Anglais avec des négociations pendant tout le temps qui a été nécessaire pour mettre cette capitale en état de défense; mais, dès que les ouvrages ont été terminés, la Porte a signifié à l'amiral Duckworth qu'elle ne pouvait accéder à aucune de ses demandes, et qu'elle voyait sans crainte ses vaisseaux devant Constantinople. Pendant qu'on travaillait ici, on faisait porter aussi des troupes dans la presqu'île de Gallipoli, et M. Goutaillaux y était envoyé pour élever des batteries capables de rendre leur retour très-dangereux. L'amiral anglais l'a senti, et il a fait voile; j'apprends dans ce moment qu'il a jeté l'ancre à Nagara, mouillage situé dans le détroit des Dardanelles et à une lieue des Châteaux, en remontant vers Constantinople. Leclerc va partir pour s'y rendre: nous allons faire tous nos efforts pour chasser l'escadre anglaise et rendre le passage des Dardanelles insurmontable.
«Le Grand Seigneur a fait à Sa Majesté la demande de cinq cents hommes en grande partie canonniers, destinés à la défense de cette capitale. Si vos instructions vous permettent de les faire partir sur-le-champ, je vous prie de ne pas y apporter le moindre retard. Vous sentez combien leur arrivée consolidera le système de réunion des deux cours, et combien elle donnera de sécurité au gouvernement turc, qui déploiera alors de grands moyens contre les Russes sur le Danube et en Géorgie.
«Des ordres sont partis de la part de Sa Hautesse pour tous les pachas, afin de préparer les vivres nécessaires au passage de cette troupe, qui s'opérera par cinquante hommes par jour, afin qu'ils puissent voyager à cheval et arriver promptement ici: il leur sera fourni même des habits turcs, s'ils le veulent, pour leur voyage seulement, leurs officiers recevront toutes sortes de distinctions.
«Sa Majesté l'Empereur a établi à Widdin M. Mériage, adjudant-commandant et secrétaire d'ambassade à Vienne; sa mission, comme vous devez le savoir, est d'établir une correspondance entre votre armée et la droite de la grande armée impériale, par la Servie. Je crois que vous êtes à la veille de cueillir des lauriers, vous sentez combien je le désire.
«Les puissances barbaresques ont reçu ordre du Grand Seigneur d'inquiéter dans toute la Méditerranée le commerce anglais. Le pacha de Bagdad leur fermera Bassora et par conséquent le golfe Persique; j'espère que nous parviendrons à leur rendre dangereuse la navigation des côtes de l'Arabie.
«Mon général, nous avons couru ici des dangers. Si l'amiral anglais, le lendemain ou le surlendemain de son arrivée, avait tenté l'entrée du port, nous ne pouvions lui opposer aucune résistance, et sa réussite était complète. Nous aurions reçu notre logement aux Sept-Tours. Cette perspective ne nous a point effrayés, et notre fermeté a été couronnée par un résultat heureux.
«J'espère de vous donner bientôt des nouvelles qui vous feront plaisir.»
SÉBASTIANI À MARMONT.
«Constantinople, le 31 mars 1807.