← Retour

Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)

16px
100%

LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Vicence, 3 mai 1809.



«Je vous ai fait connaître, ces jours derniers, monsieur le général duc de Raguse, les heureux et brillants événements de la grande armée. L'armée d'Italie a repris l'offensive et l'armée autrichienne est forcée à la retraite. Depuis deux jours elle fuit. Il est instant que celle de Dalmatie commence son mouvement et que ses efforts contribuent à la défaite totale des ennemis. Vous voudrez donc bien les attaquer et les pousser avec la plus grande vigueur, au reçu de cette lettre. Nos avant-postes sont sur la Brenta. Je marcherai au moins par journée d'étape; et, si nos mouvements peuvent s'accorder, comme je n'en doute pas, l'armée autrichienne peut être entièrement détruite; mais il n'y a pas un instant à perdre, et je crains les retards que la mer pourra mettre dans la transmission de cette lettre. J'espère que l'armée de Dalmatie pourra recueillir la portion de gloire à laquelle elle a droit de prétendre.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT

«Conegliano, 9 mai 1809.



«Je m'empresse, monsieur le général duc de Raguse, de vous prévenir que l'armée a effectué hier de vive force le passage de la Piave, où elle était arrivée le 6 au soir. Cette opération, exécutée sous le feu de l'ennemi qu'il a fallu combattre depuis le point du jour jusqu'à la nuit, a mis son armée dans le plus grand désordre, et je le fais poursuivre avec la plus grande vigueur. Deux généraux prisonniers, trois tués, seize pièces d'artillerie, des pontons, beaucoup de prisonniers, sont les fruits de cette journée.

«Je pense que cette lettre ne vous trouvera plus en Dalmatie et que vous aurez commencé votre mouvement; j'espère que nous ne tarderons pas à nous donner la main. L'Empereur a dépassé Braunau et marche droit sur Vienne. Il était le 1er mai à Braunau.»


MARMONT AU PRINCE EUGÈNE.

«Fiume, 28 mai 1809.



«Monseigneur, je ne perds pas un instant pour avoir l'honneur de rendre compte à Votre Altesse Impériale que j'arrive en ce moment à Fiume avec mon avant-garde. L'armée y sera réunie demain. Comme elle est extrêmement fatiguée, elle y séjournera après-demain, et le jour suivant je me rendrai à Lippa. Je vous demande de me faire connaître vos intentions. Je demande également à Votre Altesse Impériale de donner des ordres pour qu'il me soit envoyé sur les points qu'elle jugera convenable de l'artillerie, des munitions d'infanterie attelées, et la cavalerie qu'elle me destine. Je n'ai ici que six pièces de campagne dont les munitions sont toutes épuisées, et le peu de cartouches d'infanterie qui me reste est porté par des chevaux de bât qui ne peuvent plus suivre. Quant à la cavalerie, il me reste environ 100 chevaux qui pouvaient servir en Dalmatie et en Croatie, mais qui ne peuvent plus compter sur le théâtre sur lequel je vais entrer.

«J'espère que Votre Altesse Impériale a reçu la lettre que j'ai eu l'honneur de lui écrire de Gradchatz, par laquelle je l'instruisais du début de notre campagne, de la défaite des Croates au mont Kitta, de la prise du général Stoisevich, commandant en chef, et de l'affaire de Gradchatz.

«Depuis, l'ennemi, ayant rassemblé les troupes qui n'avaient pas donné, reçut des renforts de deux bataillons du Bannat, d'un bataillon hongrois, et, ayant ordonné à tous les paysans de la Licca de se réunir à l'armée, livra bataille à Gospich avec des forces presque doubles des nôtres. Beaucoup de circonstances rendaient sa position extrêmement avantageuse et la nôtre très-critique; l'affaire a été fort longue, fort chaude et très-meurtrière, mais très-glorieuse pour l'armée.

«L'ennemi a été battu sur tous les points et a perdu, de son aveu, plus de deux mille hommes tués, pris, blessés ou noyés dans la Licca. Le lendemain, l'ennemi étant tourné fit ses dispositions de retraite. Il l'aurait effectuée avec beaucoup de pertes si le nombre de nos blessés et le défilé que nous avions à passer nous avaient permis de marcher avec plus de vitesse. Il s'engagea cependant un combat dans la soirée du 22, où il fut battu et poursuivi. Dans la nuit il disparut.

«Le lendemain, nous entrâmes à Gospich, où je déposai les blessés qui ne pouvaient être transportés que sur des brancards. Le 24, nous sommes partis de Gospich, et depuis nous n'avons rencontré l'ennemi qu'à Ottochatz, où ses bagages et son artillerie auraient été entièrement pris, et son arrière-garde détruite, si le général Montrichard, par une lenteur inouïe, ne s'était pas trouvé à trois heures en arrière. Cependant l'ennemi a éprouvé dans cette affaire une très-grande perte et a été poursuivi avec vigueur.

«De là, l'ennemi a pris la route de Carlstadt, et nous celle de Fiume, où nous sommes arrivés. Les trois généraux de brigade employés à l'armée ont été blessés. Le général Delzons seul pourra reprendre du service sous peu. Les deux autres ont été blessés très-gravement. Je demande avec instance à Votre Altesse Impériale de me donner des généraux de brigade, si elle en a de disponibles.

«L'ennemi a eu dans cette campagne plus de six mille hommes hors de combat, son général pris et trois pièces de canon. Excepté un léger repos à Gradchatz, nécessaire pour attendre l'artillerie, nous avons, depuis notre entrée en campagne, combattu ou marché tous les jours, pendant douze ou quatorze heures; enfin nous arrivons prêts à entrer en ligne et nous sommes au comble de nos voeux.

«J'aurai l'honneur d'adresser, sous deux jours, à Votre Altesse Impériale un complet détail de mes opérations.»


MARMONT À NAPOLÉON.

«Fiume, 29 mai 1809.



«Sire, j'ai eu l'honneur de rendre compte à Votre Majesté de l'entrée en campagne de votre armée de Dalmatie, de la défaite de l'armée ennemie au mont Kitta, de la prise du général Stoisevich, commandant en chef, et du combat de Gradchatz.

«Je dois maintenant à Votre Majesté le rapport des opérations qui ont suivi.

«L'artillerie et les vivres que j'attendais de Dalmatie m'ayant joint le 19, je me mis en marche le 20 pour Gospich. Le 21, de bonne heure, j'arrivai à la vue de Gospich. L'ennemi y était renforcé des colonnes d'Abrovats et d'Évenik, qui étaient fortes de trois à quatre mille hommes, et qui ne s'étaient pas encore battues. Il avait reçu de plus deux régiments du Bannat, et avait fait réunir toute la population en armes. Ses forces étaient doubles des nôtres.

«La position de l'ennemi était belle. Gospich est situé à la réunion de quatre rivières, de manière que, de quelque côté que l'on se présente, il est nécessaire d'en passer deux. Ces rivières sont très-encaissées; on ne peut les passer que vis-à-vis les chaussées, et, dans cette saison, une seule d'elles est guéable. Je me décidai à ne pas attaquer de front Gospich, mais à tourner sa position, de manière à menacer la retraite de l'ennemi.--Pour atteindre ce but, il fallait passer une des rivières à la portée du canon des batteries ennemies, établies de l'autre côté de la Licca, ou traverser des montagnes de pierres extrêmement âpres et difficiles, où les Croates auraient pu résister avec avantage. L'ennemi occupant la rive opposée de cette rivière, il fallait l'en chasser, afin de pouvoir rétablir le pont qu'il avait coupé. Deux compagnies de voltigeurs du 8e régiment, commandées par le capitaine Bourillon, ayant passé ce gué, remplirent cet objet, attendu que l'ennemi, comptant sur sa position, était peu en force. Elles occupèrent deux pitons qui touchaient la rivière.

«À peine ce mouvement fut-il exécuté, que l'ennemi déboucha par le pont de Bilay et marcha sur la division Montrichard, qui suivait la division Clausel. Je donnai l'ordre immédiatement au général Clausel de faire passer au général Delzons, avec le 8e régiment d'infanterie légère, la petite rivière qui était devant nous, afin d'occuper les mamelons dont s'étaient emparés les voltigeurs, et de les défendre avec le plus d'opiniâtreté possible s'il y était attaqué. Je lui donnai également l'ordre de rapprocher un peu les autres régiments de la division, de manière à soutenir la division Montrichard, avec laquelle j'allais combattre l'ennemi, qui débouchait.

«L'ennemi marcha à nous sur trois colonnes. J'eus bientôt disposé toute la division Montrichard, et, après être resté en position pour bien juger du projet de l'ennemi, je me décidai à faire attaquer la colonne du centre par le 18e régiment d'infanterie légère, à la tête duquel marchait le général Soyez, tandis que le 79e régiment, que commandait le colonel Godart, et avec lequel se trouvait le général Montrichard, contenait la droite de l'ennemi.

«La charge du 18e régiment fut extrêmement brillante; il est impossible d'aborder l'ennemi avec plus de confiance et d'audace que ne le fit ce brave régiment. L'ennemi fut culbuté, perdit cinq pièces de canon. Dans cette glorieuse charge, le général Soyez fut blessé d'une manière très-grave. Je fis soutenir immédiatement le 18e régiment par le 5e régiment, sous les ordres du colonel Plauzonne, qui marcha sur la colonne de gauche de l'ennemi et la fit replier.

«L'ennemi, s'opiniâtrant, envoya de puissants renforts, qui exigèrent de notre côté de nouveaux efforts. Le 79e régiment, qui avait suivi la droite de l'ennemi, s'était réuni à notre centre en faisant le tour d'un monticule qui la séparait. Je plaçai en deuxième ligne le 81e régiment, sous les ordres du général Launay et du colonel Bonté, et en réserve un bataillon du 11e régiment, que je détachai de la division Clausel.

«L'ennemi ayant fait un nouvel effort, le 79e régiment le reçut avec sa bravoure ordinaire, et un bataillon le chargea, tandis que le 81e régiment en faisait autant.

«Cette charge fut si vive, que l'ennemi se précipita dans la rivière et s'y noya en grand nombre. Tout ce qui avait passé devait être détruit si douze pièces de canon de l'ennemi, placées sur l'autre rive de la Licca, n'avaient mis obstacle à ce qu'on le poursuivit davantage.

«Cet effort termina la journée à notre gauche. Le général Launay, qui marchait à la tête du 79e et du 81e, y fut grièvement blessé.

«Pendant que ces affaires se passaient, l'ennemi détacha six bataillons pour attaquer les positions qu'occupait le 8e régiment. Ce corps, un des plus braves de l'armée française, que commande le colonel Bertrand, et que le général Delzons avait très-bien posté, résista avec beaucoup de vigueur et de persévérance. Après plusieurs tentatives inutiles pour enlever la position de vive force, l'ennemi s'occupa à le tourner. Il allait être en péril lorsque j'ordonnai au général Clausel d'envoyer au général Delzons les trois bataillons du 11e régiment, sous les ordres du colonel Bachelu, pour, non-seulement soutenir et assurer le 8e régiment, mais encore pour prendre l'offensive et menacer la retraite de tout ce corps ennemi qu'il avait tourné.

«Le général Delzons fit le meilleur emploi de ces forces, et le 11e régiment soutint, dans cette circonstance, son ancienne réputation, et, en moins de trois quarts d'heure, l'ennemi perdit de vive force ou évacua toutes ses positions.

«Ce succès mit fin au combat.

«Pendant la nuit, on s'occupa avec la plus grande activité à rétablir le pont, qui avait été coupé. Mon intention était de le passer avant le jour avec toutes mes forces, pour me trouver le plus tôt possible sur la communication de l'ennemi, ne supposant pas qu'il retardât un seul instant sa retraite.

«Les travaux du pont furent plus longs que je ne l'avais pensé, et le transport de cinq cents blessés fut tellement difficile, qu'à midi les troupes n'étaient pas encore en état d'exécuter leur mouvement. D'un autre côté, l'ennemi avait fait un mouvement offensif, avec quatre ou cinq mille hommes, en remontant la Licca. Cette confiance de l'ennemi semblait devoir provenir de l'arrivée prochaine du secours qu'amenait le général Cneswich, que l'on disait à peu d'heures de marche. Ma position devenait embarrassante: l'armée était divisée par un ruisseau extrêmement difficile à passer. L'ennemi semblait se disposer à tomber sur la partie de l'armée qui passerait la dernière. Une fois le ruisseau passé, il fallait renoncer à toute retraite si les renforts annoncés à l'ennemi défendaient le marais d'Ottochatz. Il était difficile, ayant une armée en queue, de pouvoir les passer et de se soutenir entre Gospich et Ottochatz, faute de vivres, et cinq cents blessés, des équipages et l'artillerie mettant un grand obstacle à nos mouvements, et les dernières nouvelles de l'armée d'Italie n'étant que de Vicence.

«D'un autre côté, repasser le ruisseau était renoncer à l'offensive et ajourner d'une manière indéfinie notre jonction avec l'armée d'Italie; c'était changer en une opinion de défaite une victoire complète remportée la veille. Il était possible que, si le général Cneswich arrivait, il fût battu séparément; enfin les soldats avaient encore six jours de vivres dans leurs sacs, et, si les circonstances devenaient aussi critiques qu'on pouvait l'imaginer, je pouvais encore, en détruisant mon artillerie, m'approcher assez de l'armée d'Italie pour être dégagé par elle.

«Les deux partis étant extrêmes, je choisis celui qui était le plus honorable, et je persistai dans ma première résolution. La fortune sourit à ma confiance: la division Montrichard passa le ruisseau sans être inquiétée; et, aussitôt que la tête de mes colonnes se montra à l'entrée de la plaine, l'ennemi se disposa à la retraite, rappela les troupes qui avaient passé la Licca et vint se former devant nous avec sept bataillons et une grande quantité d'artillerie, pour battre les débouchés par lesquels nous devions arriver des montagnes dans la plaine.

«Le général Delzons, à la tête du 23e, gagna autant de terrain qu'il put sur les bords du ruisseau; et à peine le colonel Plauzonne, qui commandait la brigade du général Soyez depuis sa blessure, eut-il formé les 5e et 18e régiments, qu'il marcha à l'ennemi et le força à la retraite.--Nous gagnâmes dans un instant assez de terrain pour former l'armée sans danger.

«Ce combat est fort honorable pour le colonel Plauzonne et pour le 5e régiment. La nuit qui survint nous empêcha de profiter de ces succès, et, au jour, nous ne vîmes plus l'ennemi.

«Le 23, nous entrâmes à Gospich. Le 24, nous marchâmes sur Ottochatz, où était encore l'arrière-garde de l'ennemi, forte de six bataillons, l'artillerie et les bagages. Les ponts étaient coupés; nous tournâmes tous les marais d'Ottochatz; et le général Delzons, à la tête du 8e régiment d'infanterie légère, soutenu par le 23e, de la division Clausel, chassa l'ennemi de toutes les positions qu'il occupait pour couvrir la grande route. Ce combat fut brillant pour le 8e régiment comme tous ceux qui l'avaient précédé. Le général Delzons, selon son usage, conduisit cette affaire avec beaucoup de talent et de vigueur. Il y a reçu une blessure qui, j'espère, ne l'empêchera pas de reprendre bientôt du service. Si le général Montrichard, par une lenteur inouïe et contre tout calcul, ne s'était pas trouvé de trois heures en arrière, l'arrière-garde de l'ennemi était évidemment détruite, l'artillerie et les bagages pris.

«Dans la nuit, l'ennemi s'est retiré en toute hâte sur Carlstadt; quelques bagages sont encore tombés entre nos mains.

«Le 26, nous sommes entrés à Segna, et, le 28, à Fiume, où l'armée se rassemble le 29, et d'où elle partira, le 31, pour se joindre à l'armée d'Italie.

«L'ennemi, dans cette courte campagne, a eu environ six mille hommes hors de combat et un très-grand nombre de déserteurs. Nous avons combattu ou marché tous les jours pendant douze heures; et les soldats, au milieu des privations, des fatigues et des dangers, se sont toujours montrés dignes des bontés de Votre Majesté. Je devrais faire l'éloge de tous les colonels, officiers et soldats, car ils sont tous mus du meilleur esprit; mais je ne puis dire trop de bien des colonels Bertrand, Plauzonne et Bachelu, qui sont des officiers de la plus grande capacité.

«L'armée a fait une grande perte dans les généraux Launay et Soyez, blessés grièvement; et le jour où ils lui seront rendus sera pour elle un jour de fête. Je dois aussi beaucoup d'éloges au général Clausel, et je dois me louer du général Tirlet, commandant l'artillerie, du colonel Delort et du chef des ambulances.

«Nous avons eu, dans ces trois dernières affaires, huit cents hommes tués ou blessés.»




LIVRE DOUZIÈME

1809


SOMMAIRE.--Arrivée de l'armée de Dalmatie à Laybach.--Le général Rusca mal informé.--Réflexions sur la bataille d'Essling: situation critique de la grande armée.--L'archiduc Charles.--Anecdote.--Le général Giulay défend la Drave.--Manoeuvres du duc de Raguse pour passer cette rivière.--Le général Broussier.--Le 84e dans le faubourg de Gratz.--Deux bataillons contre dix mille hommes.--Devise inscrite sur l'aigle de ce régiment.--L'Empereur ordonne au duc de Raguse de se rapprocher de Vienne.--Après le passage du Simmering, le duc de Raguse devance son armée.--L'Empereur dans l'île de Lobau.--Fautes de l'armée autrichienne.--Police de l'armée confiée à Davoust.--L'ennemi évacue Enzersdorf.--Napoléon est vainqueur à la droite et au centre.--L'armée d'Italie fait face à gauche.--L'ennemi est contenu, et la bataille gagnée.--Retraite de l'archiduc.--Réflexions et critique.--L'Empereur dresse sa tente au milieu du corps du duc de Raguse.--Statistique de la bataille.--L'Empereur parcourt le champ de bataille.--Le duc de Raguse marche à l'avant-garde à la poursuite de l'archiduc.--Marche sur Znaïm.--Il passe la Taya.--L'armée autrichienne se découvre tout entière.--Position de Tisevich.--L'ennemi demande un armistice.--Arrivée de l'Empereur.--Il ordonne de l'accepter.--Visite à l'Empereur dans sa tente.--Longue conversation.--Le duc de Raguse est nommé maréchal.--Le corps du duc de Raguse est dirigé sur Krems.--Bernadotte quitte l'armée.--Camp à Krems.--Affaire d'Oporto.--L'Empereur affecte de l'ignorer.--Anecdote.--Négociation de paix.--Attentat de Schoenbrunn.--La paix est signée par surprise.--Le duc de Raguse précède l'Empereur à Paris.--Il est nommé gouverneur des provinces illyriennes.

Arrivé à Laybach le 3 juin, je trouvai dans cette ville des détachements appartenant aux régiments de l'année de Dalmatie. Je les incorporai quelques jours après, et les pertes de la campagne furent à peu près réparées. En ce moment, un corps autrichien, commandé par le général Chasteler, sortait du Tyrol: il était complétement isolé, et sa position difficile et dangereuse. Je ne négligeai rien pour lui barrer le passage; mais, malgré mes espérances, je n'y pus parvenir. Le 4, à midi, je reçus une lettre du général Rusca, datée de Villach. Il m'annonçait l'arrivée, devant lui, du corps de Chasteler, fort de huit à neuf mille hommes, et me prévenait qu'il se retirait lui-même sur Klagenfurth, où il se renfermerait s'il était nécessaire.

Ce corps ennemi, se trouvant en arrière de l'armée française, manoeuvrait pour lui échapper et rejoindre sa propre armée. De Villach, il pouvait prendre trois différentes routes. Je devais donc me placer de manière à lui couper celle qu'il aurait choisie. Ces routes sont: 1° par Klagenfurth et Marbourg; 2° par Afling, Krainbourg et Laybach; 3° par Tarvis, Caporetto et Goritz. Je me portai immédiatement en avant de Laybach, et poussai une avant-garde jusqu'au pied du Klöbel. J'étais ainsi en mesure d'arriver, en quelques heures, sur la Drave et à Klagenfurth, de défendre la seconde de ces trois routes si l'ennemi la préférait, et pas très-éloigné pour l'atteindre encore s'il marchait sur Trieste.

Le 5, je reçus une lettre du général Rusca, datée du 4 de Klagenfurth; son mouvement sur cette ville était effectué, et il m'annonçait que l'ennemi ne l'avait pas suivi.

Le 6, une lettre du général Caffarelli, commandant à Trieste, me prévenait qu'une avant-garde ennemie avait paru à Caporetto, et que probablement c'était sur lui que l'ennemi se dirigeait. Il me rappelait qu'il y avait trois mille prisonniers de guerre à Adelsberg. Rien ne me paraissait encore concluant. Le 6 au matin, une lettre du général Rusca, datée de Klagenfurth le 5, à cinq heures du soir, me confirmait l'avis que l'ennemi n'avait fait aucun mouvement de Villach. Toutes les apparences étaient alors que l'ennemi prendrait la route de l'Isonzo. Je me rapprochai de Laybach, et portai une division sur Ober-Laybach, sans cependant m'abandonner à un mouvement décidé. Ces dispositions, d'après les faits ci-dessus, étaient les seules raisonnables; mais mes calculs étaient erronés, parce que les rapports qui leur servaient de base étaient faux. Le général Rusca était bien mal informé; car, au moment où il m'écrivait de Klagenfurth, le 5, à cinq heures du soir, il avait l'ennemi à ses portes, qui l'attaquait à six et le bloquait à sept. Un officier que je lui avais envoyé en avait été témoin. Caché chez un maître de forges de sa connaissance, au milieu des postes ennemis, il avait vu détruire et brûler, à neuf heures du soir, le pont de Kirschensteuer sur la Drave. Cet officier m'ayant rejoint le 6 dans la journée, je partis pour retourner sur mes pas; mais le général Chasteler avait hâté son mouvement et disparu quand j'arrivai sur la Drave. Si le général Rusca s'était fait éclairer avec plus de soin; si, lorsque placé à Krainbourg et au pied du Loibl, j'attendais si impatiemment de ses nouvelles, il m'eût prévenu de l'instant où l'ennemi avait quitté Villach, je serais arrivé à Kirschensteuer avant lui, et, après avoir passé la Drave, je lui aurais barré le chemin. Des troupes telles que les miennes, grandies par la campagne qu'elles venaient de faire, en présence de soldats harassés, coupés et découragés, auraient probablement détruit complétement le corps de Chasteler en un seul combat.

J'éprouvai un véritable chagrin de voir des espérances si bien fondées s'évanouir; mais il n'y avait pas de ma faute, et l'Empereur, quelque regret qu'il en éprouvât, en jugea de même. Revenu à Laybach pour y faire reposer mes troupes, je reçus l'ordre d'y rester pendant quelque temps, afin de couvrir Trieste et la frontière d'Italie contre tous les corps qui pourraient se présenter.

Les succès immenses, obtenus par la grande armée à l'ouverture de cette campagne, avaient été un peu balancés par les revers d'Essling. Le passage du Danube, effectué avec trop de confiance, avait failli amener la ruine et la destruction de l'armée. En ce moment, le prince Charles a eu entre ses mains la destinée de l'armée française: il pouvait la détruire; mais il lui paraissait si admirable, si extraordinaire de n'avoir pas été battu, qu'il doutait presque de sa victoire quand il ne tenait qu'à lui de la rendre décisive. Qu'on se figure la situation terrible de l'armée française: elle était divisée en deux par le Danube, qui est si large devant Vienne; les deux portions ne pouvaient communiquer qu'au moyen d'une navigation rare et incertaine; la partie placée sur la rive gauche du fleuve, écrasée par le combat le plus opiniâtre, le plus meurtrier, n'avait dans l'île de Lobau ni munitions pour se battre ni espace pour se mouvoir. Elle avait devant elle, au delà d'un bras du fleuve, de la largeur, pour ainsi dire, d'un ruisseau, les forces ennemies, victorieuses et bien fournies de toutes choses. Si l'armée autrichienne eût effectué le passage dans l'île de vive force, et elle le pouvait certainement; si, en outre, un corps de douze ou quinze mille hommes eût passé le Danube à Krems, et que la population de Vienne se fût révoltée, comme elle y était disposée, tout ce qui était rassemblé dans l'île, devenue si célèbre, le corps de Masséna, celui de Lannes, la cavalerie de la garde, toutes les troupes eussent été incontestablement prises ou détruites, et on peut apprécier les conséquences qui en seraient résultées. Mais l'Empereur exerçait sur les facultés morales de l'archiduc une action incroyable, une espèce de fascination. L'anecdote suivante en est bien la preuve. Je la tiens de deux généraux, le comte de Bubna et le baron de Spiegel, qui servaient près de l'archiduc Charles en qualité d'aides de camp, et qui étaient investis de sa confiance.

L'archiduc était entré en campagne sous les meilleurs auspices. L'armée française, au moins la grande masse de ses forces, et particulièrement les troupes qui avaient fait les campagnes de 1805, 1806 et 1807, étaient en Espagne et en Italie. Le corps seul de Davoust, fort de trente mille hommes environ, et quelques autres troupes, organisées à la hâte dans les dépôts de France, se trouvaient en Allemagne. Ainsi les alliés faisaient le fond de l'armée française par leur nombre. Sans vouloir les traiter injustement, on sait combien ces troupes sont médiocres. L'archiduc, entré en campagne avec une belle et nombreuse armée, bien pourvue, bien outillée, marchait avec la confiance que lui donnait son immense supériorité; et cette confiance était universelle. Tout à coup, sur le champ de bataille de Ratisbonne, on fait un prisonnier français. On le questionne: il annonce l'arrivée de l'Empereur à l'armée, et dit qu'il est en personne à la tête de ses troupes. On refuse de le croire; mais un second, puis dix, quinze, vingt prisonniers, disent la même chose. Dès ce moment, me dit-on, dès l'instant où la chose fut constatée, l'archiduc qui, jusque-là, avait montré du sang-froid et du talent, perdit la tête, ne fit plus que des sottises. «Et moi, ajoutait Bubna, pour lui faire retrouver ses facultés, pour le remettre, je lui disais: «Mais, monseigneur, pourquoi vous tourmenter? Supposez, au lieu de Napoléon, que c'est Jourdan qui vient d'arriver.» Cette histoire fort gaie n'est jamais sortie de ma mémoire. Elle ne fait pas trop valoir le maréchal Jourdan; mais Bubna avait choisi son nom parce que l'archiduc avait fait la guerre contre lui pendant deux campagnes et l'avait toujours battu.

La nouvelle de l'approche de l'armée de Dalmatie fit, à la grande armée, une heureuse diversion aux chagrins causés par les malheurs d'Essling. On fit valoir ses succès, et on parla de ce corps, avec raison, comme d'une troupe d'élite et de son arrivée comme d'un renfort puissant.

Je reviens à mes opérations.

Un séjour à Laybach d'une douzaine de jours me donna le moyen de recevoir une partie de ce qui me manquait. Cinq cents chevaux de différents corps me furent donnés, et mon artillerie se composa de vingt-quatre bouches à feu. J'avais conservé une partie des moyens de transport organisés en Dalmatie; et mes petits chevaux de bât donnèrent à mon corps d'armée une physionomie particulière quand il se trouva encadré dans la grande armée. Mes approvisionnements de guerre étaient si complets en partant de la Dalmatie, qu'après la campagne, après la bataille de Wagram, après les deux combats de Znaïm, quand l'armistice fut conclu, il me restait encore des munitions apportées de Zara.

Pendant mon séjour à Laybach, le corps d'armée commandé par le général Giulay, et formant l'aile gauche de l'armée d'Italie, se porta sur Marbourg pour défendre la Drave, rivière large, rapide, qui présente de grands obstacles; et ce corps, renforcé de toutes les troupes qui, de la Croatie, s'étaient retirées devant moi, s'élevait alors à trente-cinq mille hommes.

La division Broussier, de l'armée d'Italie, avait reçu l'ordre de couvrir la grande armée de ce côté. À cet effet, elle occupait l'entrée des gorges voisines de Gratz, à travers lesquelles coule la Muhr. Ayant reçu l'ordre de chasser le général Giulay des positions qu'il occupait et de me rapprocher de la grande armée, je me mis en mouvement le 20 juin. J'allais me retrouver sur mon terrain et manoeuvrer dans une province que j'avais parcourue dans tous les sens, quatre ans plus tôt, à la tête d'un autre corps d'armée.

Toute l'armée de Giulay était rassemblée à Marbourg. Passer la rivière de vive force sur ce point étant impraticable, je me contentai seulement de reconnaître l'ennemi et d'opérer une forte diversion pour lui cacher mon véritable point de passage.

Après avoir réuni mes troupes à Windisch-Feistriz, je marchai avec mon avant-garde sur Marbourg. Giulay passa la Drave et déploya ses forces en avant de la rivière. Lui livrer bataille dans cette position n'entrait pas dans mes projets. Si je le battais, je ne pouvais le poursuivre, la rivière et la ville étant là pour le protéger; et, puisque j'avais à faire ma jonction avec une division de l'armée d'Italie, il était sage d'attendre qu'elle fût opérée pour le combattre. Je manoeuvrai donc devant l'ennemi, qui, de son côté, montrait de la prudence et même de la timidité. Mais, pendant ces démonstrations, je disposai tout pour me rendre, par une marche forcée, à Volkenmarkt, où il y a un pont sur la Drave. Ce pont avait été en partie brûlé, mais on pouvait assez promptement le réparer. Il fallait seulement y arriver avant l'ennemi et l'occuper pour pouvoir exécuter les travaux nécessaires.

Au moment où je montrais mes têtes de colonne entre Windisch-Feistriz et Marbourg, trois compagnies de voltigeurs et cent ouvriers charpentiers, choisis dans les troupes, une compagnie de sapeurs et des officiers intelligents se mettaient en route pour Volkenmarkt, en passant par Gonobitz, Windischgratz et Bleiberg. Ils avaient l'ordre de marcher le plus rapidement possible et de prendre des voitures pour faciliter leurs transports. Quand ils eurent pris l'avance, tous les bagages de l'armée suivirent, et l'armée ensuite, en marchant en colonnes renversées. Je disparus tout à coup aux yeux de Giulay, qui, au lieu de me suivre dans les montagnes, repassa la Drave et la remonta pour la défendre.

Mes troupes prirent position à Volkenmarkt, où l'ennemi n'avait personne. Le pont fut réparé, et il y eut une telle activité dans ces travaux et dans mon mouvement, que mon corps d'armée avait déjà passé la rivière, mon avant-garde avait descendu la Drave et occupait déjà Lavamunde lorsque les éclaireurs de Giulay s'y présentèrent.

Je fis courir le bruit de ma marche sur Marbourg, et ordonnai de préparer des vivres pour mes troupes dans cette direction: ruse que tout le monde emploie et qui produit toujours quelque effet. Giulay rassembla ses troupes pour défendre la vallée et m'attendit. Pendant ce temps, je marchais encore en colonnes renversées, mon arrière-garde se portant sur Volsberg et Voitzberg, tandis que mon avant-garde, placée à Lavamunde, couvrait mon mouvement.

Nous traversâmes rapidement ce massif de montagnes et la haute montagne de Pach, et nous arrivâmes comme par enchantement dans le bassin de la Muhr. Je communiquai immédiatement avec le général Broussier, qui avait évacué Gratz avec sa division, pris position au pont de Gösting, à l'entrée des gorges, et l'engageai à mettre sa division en mouvement sur la rive droite de la Muhr, afin de se réunir à moi pour aller combattre l'ennemi, qui se rassemblait à Vildon.

Le général Broussier, en exécutant ce mouvement, vint me trouver de sa personne à Liboé, où j'étais arrivé avec la division Clausel. Je ne pus déboucher au même moment, parce que le général Montrichard, par suite de son incroyable ineptie, s'était arrêté et se trouvait ainsi à une marche en arrière. Instruit de cette halte si inopportune, je lui envoyai ordre sur ordre de venir me joindre. Il marcha la nuit, mais il causa cependant un retard de plus de douze heures.

Le général Broussier, en faisant le mouvement que je lui avais prescrit, avait envoyé deux bataillons du 84e pour bloquer le fort de Gratz et occuper les portes de la ville. Une vive fusillade avait été entendue le matin à Gratz. Le général Broussier m'en rendit compte sans en expliquer la cause. La chose était claire pour moi: le régiment ne s'était pas amusé à fusiller avec la citadelle; l'ennemi était donc rentré dans Gratz, et Giulay y avait dirigé une partie de ses forces. Je renvoyai, sans perdre un moment, le général Broussier à sa division, avec ordre de rétrograder et de marcher, par la rive gauche, au secours de ce beau régiment, si fort compromis. Une défense héroïque donna le temps au général Broussier d'arriver pour le dégager.

Accablé par dix mille hommes, il s'était retranché dans le long faubourg de Gratz, du côté de la Hongrie, et jamais l'ennemi ne put l'y forcer. De fréquentes sorties déconcertèrent ses attaques; de nombreux prisonniers tombèrent entre ses mains, et les munitions de ces derniers lui servirent à combattre: deux drapeaux furent pris. Jamais fait d'armes comparable n'a brillé d'un pareil éclat. Après quatorze heures de combat, les troupes du général Broussier ayant paru, l'ennemi laissa la retraite libre au 84e régiment.

Ce régiment, un de ceux de mon corps d'armée de Hollande, acquit en cette circonstance une gloire dont je jouis beaucoup. L'Empereur le combla de récompenses, et fit inscrire sur son aigle, en lettres d'or: «UN CONTRE DIX,» devise qu'il a conservée jusqu'au licenciement de l'armée, et dont il n'a cessé de se montrer digne.

Dans la journée du 26, toutes les troupes de Giulay prirent position à Gratz, appuyées au fort et à la rivière. Je rejoignis le même jour, au pont de Gösting, le général Broussier avec mes troupes. Je disposai tout pour attaquer le 27; mais, l'ennemi ayant opéré sa retraite dans la nuit, nous trouvâmes, le matin, toutes ses positions évacuées. Il se retira en Hongrie, par la route de Gleisdorf et de Fürstenfeld.

En 1805, j'avais mis le fort de Gratz en état de défense, et je m'en étais félicité. En 1809, j'en gémis, car il mettait les plus grands obstacles à mes communications. On ne pouvait passer le pont, traverser les places, se mouvoir au milieu des rues sans recevoir des coups de fusil du fort. Les habitants mêmes perdaient assez de monde, tant le commandant montrait d'ardeur à tirer sur les officiers et les soldats, au risque de blesser les citoyens. Mais ces ennuis ne furent pas de longue durée. Je laissai les troupes nécessaires au blocus, et, le 28, je me mis à la poursuite de Giulay, dont j'attaquai l'arrière-garde à Gleisdorf.

De là, nous nous portâmes sur Feldsbach. Au moment où ce mouvement s'exécutait, je reçus l'ordre de me rapprocher de Vienne, de faire évacuer tous les hôpitaux de Gratz, de renvoyer sans retard la division Broussier, et d'être rendu moi-même avec mes troupes, le 4 juillet au soir, sur le bord du Danube. Je revins à Gratz avec la division Montrichard, et je fis partir pour Vienne jusqu'au dernier malade ou blessé de l'hôpital de cette ville.

Cette opération terminée, je me mis en marche avec cette division, en suivant la division Broussier, tandis que la division Clausel se rendait à Neustadt par Friedberg. Tout ce mouvement s'exécuta avec rapidité: une fois de l'autre côté des montagnes, je devançai mes troupes, et je me rendis à Vienne et à l'île de Lobau pour voir l'Empereur.

Je le trouvai dans toute sa grandeur militaire. S'il avait ouvert la campagne avec peu de troupes et de faibles moyens, les ressources de son esprit et l'énergie de sa volonté lui avaient créé des forces immenses. L'état de situation de l'armée, réunie pour passer le Danube, et qui, le surlendemain, combattit à Wagram, état de situation que j'ai vu, montrait en présence sous les armes cent quatre-vingt-sept mille hommes, dont cent soixante-quatre mille sabres ou baïonnettes, et sept cents pièces de canon.

La leçon que Napoléon avait reçue lui avait profité. Des moyens de passage assurés, à l'abri de toute entreprise et de tout accident, avaient été préparés. Le général Bertrand, commandant le génie de l'armée, avait conduit tous ces travaux avec habileté. Le véritable Danube était passé, et cette vaste île de Lobau rassemblait la plus grande population militaire que l'on eût jamais vue réunie sur un même point: un bras du fleuve très-étroit restait seul à franchir.

L'ennemi avait dû juger nos moyens de passage, le point sur lequel il devait s'effectuer en raison des localités et des travaux préparés, et cependant il n'avait rien fait pour les empêcher, pour les contrarier, ni même pour nous arrêter au moment où nous déboucherions. Une partie de ses troupes seulement était à portée du Danube; la masse de ses forces, réunie en arrière, devait occuper une position reconnue, belle et forte: disposée en arc de cercle, elle commandait la campagne et se trouvait couverte par un ruisseau. C'était un combat en champ clos, où l'on se donnait rendez-vous. L'archiduc était apparemment résolu d'avance à livrer la bataille à nombre égal; car, s'il eût voulu l'ajourner, ou bien combattre deux ou trois contre un, il en était le maître.»

Si, à une demi-portée de canon du Danube, et particulièrement à Stadt-Enzersdorf, il eût fait élever de fortes redoutes en face de notre point de passage, et qu'il les eût fait soutenir par plusieurs lignes de troupes, jamais nous n'aurions pu déboucher. L'affaire se serait réduite à un combat opiniâtre, où probablement nous aurions été vaincus, puisque, soutenue par les secours de l'art, la masse des forces autrichiennes aurait eu affaire seulement à une partie des nôtres, l'espace manquant à l'armée française pour déboucher et se former.

Je vis l'Empereur au moment où il rentrait de l'inspection de ses préparatifs. Il était glorieux de cette campagne, et avec raison; car rien ne fut plus admirable que son début et plus étonnant que l'étendue de ses succès avec la faiblesse de ses moyens. Il passait légèrement sur les événements d'Essling, et se contentait de rendre hommage à la valeur des troupes, à leur grande impassibilité et au courage héroïque qu'elles avaient montré. Il se complaisait alors dans l'idée de la force de son armée et se montrait, avec raison, confiant dans l'avenir. Je l'ai toujours vu extrêmement sensible à l'étalage de sa puissance. Quand ses sens étaient frappés par la vue d'une grande quantité de troupes, il ressentait une impression toujours vive qui influait sur ses résolutions. Un homme de sa supériorité aurait dû être à l'abri d'un semblable enivrement; ses sens n'auraient pas dû avoir cet empire sur son esprit; car, avant de les voir, il connaissait à quel nombre se montaient ses soldats. Il me parut content de la campagne que je venais de terminer et m'en parla brièvement. Je reçus l'ordre d'établir mes troupes sur la rive droite et de couvrir les ponts de l'île de Lobau.

J'éprouvai un bonheur très-grand à venir prendre ma place dans ce grand mouvement; mais aussi que je me trouvai petit! Combien le rôle d'un chef suprême devenu un lieutenant est facile! Tout lui est aisé; il n'a rien ou fort peu de chose à prévoir; il n'a aucune résolution embarrassante à prendre; il n'est pas forcé de consacrer le temps du repos à des combinaisons, à des réflexions qui souvent fatiguent et agitent mille fois plus que les marches et les combats. Cette responsabilité morale, la grande charge du commandement, cette décision obligée de chaque jour, avec toutes ses conséquences, bonnes ou mauvaises, voilà la grande difficulté du commandement en chef. La solution exige deux grandes qualités: assez d'intelligence pour bien combiner l'emploi de ses moyens, et un caractère plus fort que l'intelligence, pour tenir fermement à la résolution prise: le caractère doit dominer l'esprit.

J'ai commandé de petites et de grandes armées; j'ai commandé aussi des corps de la grande armée, et je n'ai trouvé aucune parité entre ces deux situations. Il est infiniment plus facile de commander quarante mille hommes sous l'autorité d'un chef suprême que dix mille hommes seul, en agissant pour son propre compte et sous sa propre responsabilité.

Après avoir mis hors ligne le commandement de ces grandes masses qui dépassent cent mille hommes, j'ajouterai que les trop petites armées particulièrement présentent de grandes difficultés. Les moyens étant très-restreints, le moindre échec a les plus graves conséquences: c'est alors qu'on est forcé d'agir de manière à ne jamais rien compromettre. Avec trente mille hommes, au contraire, quand cette force est relative à celle de l'ennemi et au rôle que l'on doit jouer, on est dans une meilleure condition. Il y a facilité dans le commandement et matière à combinaisons. Je fixe à ce nombre les conditions du commandement proprement dit, et je classerais ainsi les différentes fonctions d'un général suivant le nombre des soldats qu'il a sous ses ordres. Avec douze mille hommes, on se bat; avec trente mille, on commande; et avec les grandes armées on dirige. Quand les armées dépassent certaines bornes, le général en chef n'est plus qu'une providence qui intervient pour parer à un grand accident; son action se fait sentir seulement d'une manière générale; elle ne devient immédiate que dans une circonstance décisive, imprévue et irréparable, où il doit changer de rôle et redevenir soldat.

Davoust avait la police de l'île de Lobau; son caractère se montra, dans cette circonstance, avec toute sa sévérité sauvage. Il avait défendu aux habitants du pays, sous peine d'être pendus, de pénétrer dans nos camps, et souvent cet ordre a été exécuté à la rigueur. Un de mes domestiques ragusais, resté au pont avec ma voiture, lui parut suspect: il aurait été expédié, malgré ses représentations, si un de mes officiers ne s'était pas trouvé là pour le réclamer.

Me voilà donc rendu à la grande famille militaire, au milieu de ce mouvement gigantesque où les destinées du monde se décident, et où l'objet de tous mes voeux était de figurer.

Toutes les troupes étaient réunies dans l'île de Lobau; elles n'étaient séparées du terrain occupé par l'ennemi que par un bras du fleuve extrêmement étroit. Diverses sinuosités formaient des points de passage plus ou moins favorables. Le meilleur de tous est à la tête de l'île, au point où elle divise le cours du fleuve. C'était là que le passage, en mai, s'était effectué. De ce côté, les villages de Gross-Aspern et d'Essling, où l'on combattit si vivement les 21 et 22 mai, une fois occupés, donnaient l'avantage de couvrir le passage et d'assurer les moyens de déboucher. Cette fois, on en choisit un nouveau et on se contenta de tout préparer pour faire des ponts à l'ancien, afin d'ouvrir cette seconde communication aussitôt après avoir exécuté le passage de vive force et dès que l'ennemi aurait été éloigné.

En se rapprochant du Danube, et à l'endroit où il va rentrer dans le lit principal, le même bras présente un autre point de passage assez facile. En occupant les points saillants par des batteries de gros calibre, en occupant aussi une ou deux autres petites îles inférieures, on prenait des revers sur toute la campagne et, par conséquent, on pouvait donner une protection efficace aux troupes qui passeraient les premières. On choisit cet endroit, et on établit de fortes batteries à embrasures sur tous les points avantageux.

L'ennemi avait fait quelques travaux, non pour empêcher le passage, mais pour la sûreté de son avant-garde et pour donner le temps à l'armée de se rassembler. Avec d'autres intentions, il aurait pris pour point d'appui le Danube même. Des redoutes à distance convenable se seraient flanquées et soutenues. Essling, Gross-Aspern et Stadt-Enzersdorf auraient été retranchés avec soin, et cette ligne, appuyée au Danube et soutenue par toute l'armée, aurait présenté une barrière insurmontable. Au lieu de cela, l'archiduc se contenta de retrancher légèrement Gross-Aspern et Enzersdorf, de faire quelques flèches et d'occuper le château de Sachsenhausen, poste isolé, placé au delà de Enzersdorf; mais il ne fit rien en arrière et laissa l'armée dans les camps, où elle était dispersée. Les troupes autrichiennes, placées près du Danube, n'étaient donc que des troupes d'observation; les ouvrages occupés étaient destinés seulement à leur sûreté particulière et à présenter momentanément une première défense, pour retarder les mouvements de l'armée française et donner le temps de se réunir sur le champ de bataille reconnu et choisi d'avance pour combattre.

Nos batteries eurent bientôt mis en feu la petite ville d'Enzersdorf, dont les défenses misérables n'avaient aucune valeur et ne présentaient aucun abri. Quatre ponts ayant été jetés, à deux heures du matin, dans la partie inférieure de l'île, l'armée française déboucha sans rencontrer aucun corps ennemi. Enzersdorf tourné fut évacué, et le bataillon placé dans le château de Sachsenhausen, ne s'étant pas retiré assez tôt, fut fait prisonnier.

L'évacuation d'Enzersdorf fit retirer l'ennemi des postes retranchés à sa droite et de Gross-Aspern; alors l'armée autrichienne, réunie sur le plateau choisi pour livrer bataille, plaça sa droite à Gerarsdorf, son centre à Wagram et sa gauche à Neusiedl. Le centre et la gauche étaient couverts sur leur front par la rivière marécageuse le Rusbach. Mais, peu au-dessus de Neusiedl, la gauche était sans appui et pouvait être tournée; tandis que la droite, placée au bas d'un amphithéâtre, était très-forte et libre dans ses mouvements. Le point d'attaque le plus favorable était donc, par notre droite, sur la gauche de l'ennemi.

L'armée française employa toute la journée à passer les ponts, à faire évacuer les positions avancées de l'ennemi et à se former dans la plaine. À six heures du soir, elle avait sa droite à Gleisendorf, son centre à Raschdorf et sa gauche à Gross-Aspern.

En ce moment, l'Empereur, supposant à tort que l'armée autrichienne n'était pas encore formée, donna l'ordre au vice-roi de faire attaquer par le général Macdonald le centre de l'ennemi dans la direction de Wagram. Cet ordre avait été donné négligemment, sans que l'Empereur parût en sentir toute la conséquence. Macdonald en prévit sans hésiter le résultat. Il avait reconnu avec soin l'ennemi et pu juger que cette attaque isolée serait sans succès. Il engagea le vice-roi à faire cette observation à l'Empereur; mais celui-ci ne put jamais s'y résoudre, et l'ordre de marcher fut réitéré. Macdonald se mit en mouvement, ses troupes atteignirent le haut du plateau; mais elles y furent si vigoureusement reçues, qu'elles redescendirent rapidement et dans la plus grande confusion. Les Saxons, après une attaque pareille, eurent un sort semblable.

Cette attaque, mal conçue, faite mal à propos, ne fut qu'une forte échauffourée. Si l'ennemi eût suivi les troupes dans leur retraite précipitée, il est impossible de deviner les conséquences qui auraient pu en résulter. De plus, elle avait été mal calculée: car, en supposant le succès, l'heure avancée et les localités n'auraient pas permis d'en profiter.

Pendant la journée du 5, j'étais resté au pont avec mon corps. J'en partis deux heures avant le jour pour venir prendre ma place de bataille. Elle me fut assignée au centre, à la gauche d'Oudinot. L'armée était dans l'ordre suivant: À la droite Davoust, ensuite Oudinot, l'armée de Dalmatie, l'armée d'Italie, les Saxons et le corps de Masséna. Davoust eut la mission de tourner la gauche de l'ennemi, d'enlever le village de Neusiedl, qui l'appuyait, et de le refouler sur son centre. Davoust exécuta ce mouvement avec correction, méthode et vigueur. Le corps du prince de Rosenberg, qui lui-même avait pris l'offensive et attaqué celui de Davoust, fut chassé de ses positions et forcé de se replier. Le corps de Hohenzollern vint pour le soutenir; mais le corps de Davoust était en entier monté sur le plateau, et, s'étant formé perpendiculairement à la ligne de bataille de l'ennemi, celui-ci fut obligé de perdre du temps et du terrain pour faire un changement de front en arrière, et Davoust avança d'autant. Il fut ensuite puissamment secondé par l'attaque d'Oudinot, qui marcha sur le centre de l'ennemi, composé du corps du général Bellegarde, en liant sa droite avec la gauche de Davoust; et, après avoir enlevé la position qui était devant lui, il emporta le village de Wagram.

J'avais engagé mon artillerie pour soutenir Oudinot dans son mouvement, l'envoyai demander à l'Empereur l'autorisation de suivre le mouvement général en appuyant, la gauche d'Oudinot. Il répondit à mon aide de camp qu'il me laissait juge de ce qu'il convenait de faire et maître de mes mouvements; mais, un instant après, il le fit rappeler: il avait changé d'avis, et lui ordonna de me dire de rester en position, qu'il était de bonne heure, et que, plus tard, je pourrais être plus nécessaire.

Il était onze heures du matin. Pendant que nous étions vainqueurs à la droite et au centre, notre gauche était fort maltraitée. Par la direction de notre nouvelle ligne de bataille, nous avions fait un changement de front partiel, l'aile droite en avant. Il devint entier par la déroute de notre gauche.

Masséna était venu occuper Adlerklau, laissant la division Boudet à Gross-Aspern pour la sûreté des ponts, et s'était placé en seconde ligne, derrière les Saxons. L'ennemi, après avoir beaucoup renforcé sa droite, en ajoutant au corps de Hiller, que commandait le général Klenau, celui de Kolowrat se mit en mesure de faire, comme nous, un changement de front, l'aile droite en avant. Il descendit des hauteurs de Gerarsdorf, prit en flanc et aborda avec vigueur notre gauche; et les Saxons prirent la fuite d'une manière honteuse.

Le corps de Masséna étant écrasé et rejeté sur le Danube et sûr les ponts, l'ennemi fut au moment d'y pénétrer. La circonstance était critique. L'Empereur ordonna à l'armée d'Italie de faire face à gauche, et la fit soutenir par cent pièces d'artillerie et la cavalerie de la garde, ainsi que par plusieurs divisions de cavalerie de réserve. Ce feu d'artillerie imposant arrêta l'ennemi. Macdonald, ayant reçu ordre de charger l'ennemi avec deux divisions, se porta en avant, sous un feu épouvantable, avec une vigueur peu commune, et ne cessa, malgré les pertes qu'il éprouvait, de gagner du terrain. Enfin l'ennemi fut culbuté et mis en déroute. En ce moment, Bessières, commandant la cavalerie, eut son cheval tué, et lui-même fut blessé.

Cette cavalerie de la garde, si nombreuse, si bonne, si à portée de compléter le succès, ne s'ébranla pas. Si elle eût chargé, on faisait vingt mille prisonniers. On accusa beaucoup, dans le temps, le général Walter; le général Nansouty ne parut pas non plus exempt de reproches. Bref, le moment fut manqué, et, en cas pareil, il ne se retrouve plus.

L'ennemi alors effectua sa retraite; la droite ne tint plus que pour donner le temps à la gauche d'arriver. Les trois quarts de ses forces prirent la direction de Korneubourg, et le reste celle de Nikolsbourg.

On peut tirer diverses conclusions de ce qui précède. D'abord l'archiduc a eu divers projets qui se sont succédé et ont contrarié l'exécution du dernier. Une bataille décisive a été son but, puisqu'il a renoncé à combattre partiellement l'armée française au moment où elle passait le fleuve, afin de l'empêcher de déboucher. On ne peut mettre en doute qu'il ait voulu livrer une bataille défensive, puisqu'il s'est placé dans une position reconnue d'avance. Mais, dans ce cas, il aurait dû prévoir qu'il fallait y construire quatre ou cinq bons ouvrages pour couvrir sa gauche, la partie la plus faible de sa position. S'en étant aperçu trop tard, il changea subitement sa bataille défensive en bataille offensive au moment où l'armée française, entièrement réunie et toute formée, se trouvait en sa présence sur la rive gauche. Une fois l'offensive résolue, on peut s'étonner que l'archiduc ait imaginé de la prendre à la fois sur les deux ailes. Il n'était pas dans les règles d'attaquer ainsi une aussi forte armée. Au surplus, cette résolution paraît avoir été prise si tard, que les ordres ne purent pas arriver en même temps aux deux extrémités de l'armée, à cause de l'inégale distance qui les séparait du quartier général. L'ordre d'attaquer à la pointe du jour arriva à la gauche dans la nuit, et il put être exécuté; mais, parvenu à la droite seulement à six heures, il ne put l'être qu'à huit.

On peut difficilement s'expliquer ce qui a décidé l'archiduc à se priver du concours de forces imposantes qui n'agirent pas. Le corps du prince de Reuss, placé au Bisamberg, en vue de la bataille, n'y prit aucune part; huit mille hommes restèrent devant Nussdorf pour se mettre à l'abri d'un passage du fleuve qui ne pouvait être tenté. Des hussards suffisaient pour éclairer cette partie du terrain. Sept mille hommes de troupes, aux ordres du général Soustek, étaient à Krems tout aussi inutilement. Ainsi, sans compter le corps de l'archiduc Jean, il y avait plus de vingt-cinq mille hommes à portée en mesure de prendre part à la bataille, et qui n'ont pas combattu, on ne sait pourquoi.

L'armée autrichienne se composait des corps suivants, et formés dans l'ordre ci-après: À droite, le corps de Hiller, commandé par le générai Klenau, ensuite Kolowrat, puis Bellegarde; après lui Hohenzollern; enfin, le corps de Rosenberg. Au Bisamberg, celui de Reuss, l'archiduc Jean venant de Presbourg, une réservé de cavalerie et de grenadiers aux ordres du prince Jean Lichtenstein, et des landwehrs devant Nussdorf et sur le bord du Danube jusqu'à Krems.

L'archiduc Charles s'est beaucoup plaint de son frère l'archiduc Jean; une discussion publique s'est élevée entre eux. L'archiduc Jean était en position devant Presbourg, sur la rive droite du Danube, et menaçait de marcher sur Vienne, masquée seulement par le faible corps de troupes italiennes commandé par le général Baraguey-d'Hilliers. L'ordre lui fut donné de repasser rapidement les ponts, et de se porter sur la droite de l'armée française; mais il ne parut pas pendant la bataille: voilà la cause des débats survenus entre les deux frères. Arrivé avant le jour sur la March, une halte intempestive, pour faire la soupe pendant qu'on se battait, autorise l'accusation portée contre lui. Le 6, à trois heures du soir seulement, ses coureurs arrivèrent dans les environs de Wagram, et causèrent l'alerte dont je parlerai plus tard. Quinze mille hommes de bonnes troupes et cinquante pièces de canon, arrivant inopinément sur le champ de bataille et prenant le corps de Davoust à revers, pouvaient nous donner assez d'embarras en menaçant nos ponts d'aval. S'ils s'en fussent emparés, et si, en même temps, le mouvement sur Aspern, qui a été si près de réussir, avait eu un plein succès, l'armée française courait les plus grands périls. Mais, il faut le dire, toute l'armée française n'avait pas été engagée: il restait trente-cinq mille hommes de bonnes troupes fraîches, mon corps, et la garde. Nous étions donc en mesure de recevoir l'archiduc Jean et plus forts qu'il ne fallait pour le battre.

Voilà la vérité sur cette affaire, dont le retentissement s'est fait sentir en Europe. En réduisant la question à celle du concours possible de l'archiduc Jean le 6 au matin, il est incontestable qu'il a eu tort et qu'il ne devait pas rester jusqu'à onze heures sur la March.

On a critiqué aussi le point de retraite choisi par l'archiduc; mais, au moment où la retraite commença, en raison de la position respective des deux armées, on ne pouvait pas en prendre un autre. Si, avant l'action, la Bohême a été considérée comme devant de préférence recevoir l'armée battue en cas de malheur, on peut s'en étonner, bien que la position de l'armée autrichienne sur le flanc de l'armée française et menaçant sa ligne d'opération, présentât des avantages; mais les ressources qu'offre la Bohême ne peuvent pas être comparées à celles que renferme la Hongrie pour prolonger indéfiniment la guerre. En renonçant à la Hongrie, on renonçait à un grand avantage, celui d'avoir un pays sans fond pour se retirer, où l'ennemi, en avançant, rend à chaque pas sa position plus difficile et son retour plus périlleux. En choisissant la Bohême, l'armée autrichienne, en quelques marches, allait se trouver acculée aux frontières septentrionales de la monarchie, sans que l'armée française qui l'aurait poursuivie se fût éloignée de sa propre frontière.

À une heure, la bataille était gagnée et l'ennemi en pleine retraite. Les dernières charges faites sur lui au commencement de son mouvement rétrograde nous coûtèrent un de nos officiers de cavalerie les plus distingués, le général Lasalle, un de nos compagnons d'Italie et d'Égypte, homme doué d'un rare coup d'oeil, d'un admirable instinct militaire et d'une grande vigueur.

Trois ans plus tard, son émule de gloire, mais dont les facultés intellectuelles étaient plus hautes, le général Montbrun, eut le même sort.

L'Empereur vint se reposer dans la position du centre, que j'occupais, et y fit élever sa tente. Mes troupes étaient formées en colonnes et les armes en faisceaux. Tout à coup la plaine entière se trouve couverte de fuyards: plus de dix mille hommes, chacun marchant pour son compte, se précipitent dans la direction du Danube; des hussards, des cuirassiers, des soldats du train avec leurs attelages, etc., présentant ainsi le plus horrible spectacle. Mon corps d'armée court aux armes; nous attendons ce qui va arriver de cette bagarre, et nous nous disposons à bien recevoir l'ennemi. J'eus lieu d'être content de l'attitude de mes troupes, et je jouis de leur indignation au spectacle qu'elles avaient sous les yeux. Cette foule insensée s'écoula, s'arrêta derrière nous, et l'ennemi ne parut pas. Des coureurs du corps de l'archiduc Jean avaient jeté une terreur panique parmi des soldats en maraude et d'autres occupés à abreuver les chevaux.

Les terreurs paniques sont un triste symptôme de l'état moral d'une armée. Il en est arrivé quelquefois dans les armées françaises; mais ce n'est jamais dans leur bon temps. L'armée d'Austerlitz et celle d'Iéna n'en ont pas offert d'exemple.

Les paniques sont toujours la preuve d'un grand relâchement dans la discipline, d'un défaut de confiance et d'une altération dans les vertus militaires. Jamais les troupes que j'ai commandées n'ont présenté un pareil spectacle, excepté un seul régiment à Lutzen, comme je le raconterai en son temps; et encore était-ce un régiment de nouvelle formation qui venait de me rejoindre, et dans l'obscurité de la nuit.

L'Empereur me donna ordre de déployer mes troupes et de les faire camper en carré autour de sa tente. Ainsi gardé, il pouvait reposer avec sécurité.

Telle est la célèbre bataille de Wagram, la plus grande bataille des temps modernes en nombre d'hommes combattants, réunis ensemble sur le même terrain à la vue de l'observateur. Il y avait trois cent mille hommes dans les deux armées, et, de l'extrémité d'une aile à l'extrémité de l'autre, deux lieues et demie de distance environ. On peut se figurer la beauté et la majesté de ce spectacle. Nous avions sept cents pièces de canon attelées, et l'ennemi en avait cinq cents. Ainsi douze cents bouches à feu se sont fait entendre en même temps dans cette espèce de champ clos. Nous avons consommé, pendant la bataille, quatre-vingt-quatre mille coups de canon et eu vingt-sept mille hommes hors de combat.

Assurément la bataille a été gagnée, et l'ennemi ne l'a pas contesté. Nous l'avons forcé à se retirer; ses attaques ont été infructueuses; nous nous sommes emparés de tout le terrain sur lequel il a combattu. Ainsi, ce qui constitue une victoire, nous l'avons obtenu, et cependant, chose bizarre! nous n'avons pas fait un prisonnier, excepté des blessés abandonnés sur le champ de bataille. Nous n'avons pris que sept canons à l'ennemi, pas un drapeau, et lui, battu, nous a, au contraire, pris neuf bouches à feu.

Ce fut donc une victoire sans résultat. Les temps où des nuées de prisonniers tombaient entre nos mains, comme en Italie, à Ulm, à Austerlitz, à Iéna, étaient passés. C'était une bataille gagnée, mais qui en promettait plusieurs autres à livrer.

Le lendemain, l'Empereur monta à cheval, et, suivant son usage, parcourut une partie du champ de bataille; il visita celui de Macdonald. Je n'ai jamais compris l'espèce de curiosité qu'il éprouvait à voir les morts et les mourants couvrant ainsi la terre. Il s'arrêta devant un officier blessé grièvement au genou, et il eut l'étrange idée de faire faire devant lui l'amputation par son chirurgien Yvan. Celui-ci eut peine à lui faire comprendre que ce n'était pas le lieu, qu'il n'en avait pas la possibilité en ce moment, et il invoqua mon témoignage à l'appui du sien.

Je quittai l'Empereur pour aller me mettre à la tête de mes troupes, dirigées sur Wolkersdorf. En arrivant au pied des hauteurs de Gerarsdorf, l'Empereur rencontra Macdonald. Il le félicita de son action de la veille, lui fit une espèce de réparation pour le passé, et l'embrassa en lui disant: «C'est maintenant à la vie et à la mort entre nous.»

Le 7, j'établis mon camp à Wolkersdorf, où était le quartier général. Là je reçus l'ordre de partir le 8 pour faire l'avant-garde de l'armée dans la direction de Nikolsbourg. Mon corps d'armée fut augmenté de la division bavaroise, commandée alors par le général Minucci, en remplacement du général de Wrede, blessé, et d'un corps de cavalerie de cinq mille chevaux, commandé par le général Montbrun. Cette faveur me dédommageait de n'avoir pas combattu sérieusement à Wagram.

Masséna suivait l'armée ennemie par la route de Hollabrunn et de Znaïm. Davoust fut chargé de me soutenir. Oudinot suivit la même direction. L'armée d'Italie resta près de Vienne pour observer l'archiduc Jean. Je me mis en route le 8 de bonne heure, et je me portai à Wolkersdorf. L'ennemi avait de l'avance, et, jusqu'à ce bourg, je ne trouvai que des traînards. J'en ramassai beaucoup. Là j'appris qu'une forte colonne de l'armée autrichienne, et dont le corps de Rosenberg faisait l'arrière-garde, avait quitté la grande route, pris à gauche, et s'était dirigé sur Laah. Aucun corps n'avait continué sur Nikolsbourg.

Comme c'était l'ennemi que j'allais chercher et non Nikolsbourg, j'envoyai deux cents chevaux seulement à trois lieues sur la grande route pour m'éclairer, et je pris celle que l'ennemi avait suivie. Je rencontrai une forte arrière-garde que je chassai devant moi. Je ne pus la poursuivre comme je l'aurais désiré, parce que le général Montbrun ne m'avait pas encore rejoint, et je pris position à Mitlebach. Le lendemain matin, je me portai sur Paysdorf et sur Stadet, par lesquels s'étaient dirigées les troupes que j'avais combattues la veille. Je trouvai à Stadet douze cents chevaux, deux bataillons de chasseurs et cinq pièces de canon. Ces troupes furent culbutées, dispersées; nous fîmes trois cents prisonniers, et je continuai mon mouvement sur Laah, où j'espérais trouver l'ennemi plus en force et avant qu'il eût pu passer la Taya.

Rien dans le monde ne peut exprimer la chaleur que les troupes éprouvèrent pendant cette journée; beaucoup de soldats restèrent en arrière, et le mal fut augmenté par l'ivrognerie et le désordre. La Moravie est riche en vins: d'immenses caves renferment toujours la récolte de plusieurs années. Celles de Stadet furent forcées, et l'ivresse, ajoutée à la chaleur et à la fatigue, anéantit, pour ainsi dire, dans un moment, toute l'infanterie de mon corps d'armée.

Je trouvai seulement à Laah quelques troupes de cavalerie légère qui se retirèrent à mon approche, et j'aurais pu passer la Taya le même jour si mes troupes eussent été en ordre; mais je n'avais pas avec moi le quart de mon monde, et il fallut nécessairement attendre sur le bord de la rivière, après avoir pris poste de l'autre côté pour conserver cette multitude de ponts qu'il fallait passer.

Je réunis les officiers pour me plaindre du manque de surveillance. Je vis dans les bivacs toutes les compagnies l'une après l'autre, et j'exhortai les soldats, quand nous étions si près de l'ennemi, à ne pas retomber dans des fautes semblables. Je publiai un ordre extrêmement sévère, et, pour imposer une salutaire terreur, je fis juger et exécuter deux soldats coupables d'insubordination. Enfin j'attendis impatiemment le crépuscule pour marcher sur Znaïm, point sur lequel toutes les colonnes de l'armée ennemie se dirigeaient, et où je craignais de ne plus trouver qu'une arrière-garde.

Je reçus dans cette journée une lettre du maréchal Davoust, arrivé avec son corps à Wülfersdorf; il me demandait des nouvelles et m'annonçait qu'il était prêt à me soutenir si j'avais besoin d'appui. Je l'informai de ce qui s'était passé et du mouvement que j'allais faire sur Znaïm, lieu de réunion et de passage de toutes les colonnes de l'armée ennemie. Je me contentai de lui exposer les faits sans l'appeler à moi ni lui demander de secours, et je fis mal. La destruction de l'armée autrichienne, et par suite celle de la monarchie, ont peut-être tenu à cette circonstance. On concevra mes motifs, et ils paraîtront excusables. Je n'avais réellement devant moi que des forces inférieures, et il y a une sorte de pudeur à ne pas demander des secours quand on n'en a pas besoin; il y a même une espèce de ridicule à agir autrement: je venais de rejoindre la grande armée, et je tenais à honneur de ne pas me montrer faible et craintif.

Je ne parle pas de la conséquence qu'aurait eue pour moi l'arrivée de Davoust, qui, par son grade, m'aurait commandé; jamais pareille pensée n'est venue à mon esprit, et jamais une question d'amour-propre n'est entrée en balance, à mes yeux, avec les intérêts dont on m'avait chargé. J'ai toujours eu trop de conscience, j'ai toujours été trop avare du sang de mes soldats pour avoir fait jamais pareil calcul; je crus devoir attendre, pour réclamer le secours qu'on m'offrait, jusqu'au moment où le besoin m'en paraîtrait évident.

D'un autre côté, Davoust, placé à regret en seconde ligne, fut enchanté de ma réponse; il se crut autorisé à quitter la route que j'avais suivie et à marcher sur Nikolsbourg, où, par une singulière manoeuvre, après avoir fait un crochet que rien n'explique, et passé la Taya, le prince de Rosenberg s'était reporté.

Toutefois, quel que fût le coupable, de l'Empereur, de Davoust ou de moi, je restai complétement isolé.

Le 10, à la pointe du jour, je passai la Taya, et je marchai sur Znaïm en remontant la rive gauche. Montbrun, avec toute sa cavalerie, formait mon avant-garde. Arrivé à trois quarts de lieue de Znaïm, il rencontra quelques tirailleurs d'infanterie qui occupaient des vignes que nous avions à traverser, et il me demanda deux bataillons d'infanterie pour les en chasser. Je jugeai la chose plus sérieuse, et je marchai moi-même avec une division. En approchant de la hauteur en face de Znaïm, qui, de ce côté, cache la ville et forme, avec la montagne sur le revers de laquelle elle est bâtie, le bassin de Znaïm, je vis des troupes d'infanterie arriver à la course pour l'occuper et la défendre: il pouvait y avoir de cinq à six mille hommes.

Chaque moment de retard devait ajouter à la difficulté; je fis attaquer cette position par la division Clausel, soutenue à gauche et en échelons par la division bavaroise, gardant en réserve la division Claparède (le général Claparède avait remplacé le général Montrichard). Le 8e d'infanterie légère et le 25e de ligne furent seuls engagés; ils suffirent pour emporter la position, en chasser l'ennemi et lui enlever deux drapeaux du régiment de l'archiduc Charles. La hauteur que nous attaquions communiquait avec une plaine découverte qui se prolongeait en arrière de Znaïm, et, à cinq cents toises sur ma droite, elle était terminée et bordée par un bois. Le général Montbrun appuya sur la droite le mouvement de mon infanterie, prit position à l'entrée de la plaine, couvert à droite par le bois dont je viens de parler, et il s'établit sur plusieurs lignes avec sa nombreuse cavalerie et son artillerie.

Arrivé à cette position, je découvrais Znaïm en face de moi, et, de l'autre côté de la Taya, sur la route d'Hollabrunn, une immense quantité de troupes, d'artillerie et de bagages. Je me trouvais ainsi derrière l'armée autrichienne. Znaïm était occupé. On apercevait, en arrière de Znaïm, sur la route de Bohême, beaucoup de troupes et d'artillerie, et les colonnes passaient le pont de la Taya pour suivre le mouvement général de rassemblement qui s'opérait sur cette ville.

En ce moment, je regrettai vivement de n'avoir pas appelé à moi le maréchal Davoust. S'il eût été là pour me soutenir, je me serais emparé de Znaïm, et, me mettant ensuite en bataille en face du pont, tandis que lui aurait chassé tout ce qui était en arrière de la ville, il m'aurait couvert contre ces troupes. Alors l'armée autrichienne était gravement compromise; elle n'avait plus de retraite; elle aurait été obligée de remonter la Taya par des chemins et un pays difficiles. Le moins qui eût pu lui arriver, c'eût été de perdre tout son matériel et d'être complétement désorganisée. Mais la fortune en avait décidé autrement. J'envoyai officiers sur officiers à Davoust; il s'était lancé sur Nikolsbourg; il ne pouvait plus me rejoindre dans la journée.

Je ne pouvais renoncer cependant à faire une tentative. Si l'ennemi n'était pas en force derrière Znaïm, je pouvais, quoique seul, essayer le mouvement que la présence de Davoust eût rendu infaillible. Avant de le commencer, je voulus bien connaître la force de l'ennemi sur le plateau. Je donnai l'ordre à Montbrun de s'avancer dans la plaine et jusque derrière la ville, s'il le pouvait. Montbrun, après avoir fait replier ce qui était devant lui et enlevé trois cents hommes à l'ennemi, rencontra, à un mille environ, des forces très-considérables, qu'il estima à quarante mille hommes de toute arme. Dès lors, il crut ne pas pouvoir, sans un grand danger, s'éloigner davantage, tandis que moi je ne pouvais tout à la fois occuper les hauteurs défensives, dont j'étais en possession, et opérer sur Znaïm et sur le pont. Il fallut se résigner à un rôle défensif.

Devant d'aussi grandes forces, ce rôle n'était pas sans danger; mais, fort de l'ardeur de troupes victorieuses, et calculant que l'ennemi ne connaissait pas ma force et devait me croire soutenu, je m'y décidai. Tout mon front était couvert par un escarpement facile à défendre. Je fis occuper, créneler et retrancher deux fermes à ma droite, qui appuyaient ma cavalerie; occuper, par de l'infanterie légère, la lisière du bois placé à la droite de ma cavalerie; couronner tout le plateau par mon artillerie, dont le feu atteignait à la grande route; enfin occuper en force le village de Tisevich. Ce village était placé en flèche au-dessous de ma position, en avant de mon front, qu'il prenait de revers sur tout son développement. Il avait en outre action sur le pont, par lequel l'armée autrichienne défilait. Masséna, à environ deux lieues de nous, la suivait, et son canon répondait au nôtre.

Une brigade bavaroise, commandée par le général Becker, était chargée de la défense de Tisevich. L'ennemi, que la possession de ce village gênait beaucoup, dirigea sur lui des attaques. Les Bavarois le reçurent d'abord avec vigueur; mais il fallut bientôt aller à leur secours. J'envoyai en renfort un régiment de la seconde brigade. Il fut insuffisant. En moins de deux heures, toute la division bavaroise y fut employée. Fatigué de tant de mollesse, je la fis remplacer par un seul régiment français, le 81e, composé de deux bataillons, et telle est la supériorité des troupes françaises sur les autres troupes, que ce brave régiment suffit seul pour défendre, pendant cinq heures, le village contre les efforts constants des Autrichiens. Ce village fut pris en partie et repris plusieurs fois, et enfin conservé. Les troupes autrichiennes hâtaient leur retraite et s'empressaient de repasser le pont en défilant sous le feu de notre artillerie. À la fin de la journée, voyant beaucoup de désordre, je lançai du village de Tisevich les chevau-légers bavarois, qui causèrent une grande confusion et ramenèrent un bon nombre de prisonniers.

La nuit survint, et je gardai toutes mes positions, où je me fortifiai de nouveau. Plusieurs officiers généraux, sous mes ordres, étaient d'avis de s'éloigner pendant la nuit; mais je n'eus garde d'y consentir. Nous retirer, c'était nous avouer battus, et nous étions vainqueurs. L'armée allait être effectivement pelotonnée devant nous le lendemain; mais Masséna serait arrivé, et Davoust aussi de son côté. Je tins bon, et je fis bien.

À neuf heures du soir, le lieutenant général de Fresnel, émigré français au service d'Autriche, se présenta aux avant-postes et vint de la part de M. de Bellegarde, mais, dans le fait, envoyé par l'archiduc, pour proposer un armistice. Je lui fis répondre que, n'étant pas autorisé à en conclure, j'allais rendre compte de sa proposition à l'Empereur. Combien sont grands les jeux de la fortune! Le même général, auquel le généralissime autrichien s'adressait pour obtenir l'armistice qui a sauvé sa monarchie, placé, quelques mois auparavant, aux confins de la Dalmatie, à deux cent cinquante lieues, avait été sommé de se rendre, au commencement de la guerre, par l'archiduc Jean. Ce rapprochement, après une si longue marche et tant de difficultés vaincues, avait quelque chose de satisfaisant pour moi.

Le lendemain matin, 11 juillet, toute l'armée ennemie avait passé la Taya: ses troupes occupaient Znaïm en force; elles voyaient le pont, le village de Tisevich, et étaient appuyées par des lignes multipliées, formées à la gauche et en arrière de Znaïm. Comme elle allait opérer sa retraite, je réunis mes troupes et les portai en avant pour la prendre en flanc quand le mouvement serait commencé. Masséna voulut déboucher du pont, mais la tête de sa colonne, à peu de distance de la rivière, chargée par les cuirassiers autrichiens, fut renversée; lui-même, jeté dans un fossé, faillit être pris. Davoust arrivait avec son corps; j'allais être soutenu et je ne risquais plus rien. La situation de Masséna me décida alors à marcher sur Znaïm, et j'allais y pénétrer quand l'Empereur arriva et m'envoya dire d'annoncer que j'étais autorisé à traiter d'un armistice. Des officiers traversèrent la ligne des tirailleurs pour l'annoncer, et le feu cessa de part et d'autre. Chacun garda le terrain qu'il occupait; et, dans la soirée, le prince de Neufchâtel et le prince de Lichtenstein signèrent un armistice qui remettait entre nos mains les citadelles de Brunn, de Gratz, et donnait à l'armée française pour arrondissement tout le pays qu'elle occupait, et de plus les cercles de Znaïm, de Brunn, et les comitats de Presbourg et d'OEdenbourg, en Hongrie.

Cet armistice était le gage de la paix. L'ennemi, dans les deux combats de Znaïm, perdit cinq à six mille hommes, dont quinze cents prisonniers, deux drapeaux et six pièces de canon. J'eus mille à douze cents hommes hors de combat.

L'Empereur établit sa tente sur le plateau où j'avais combattu. Je mis mon quartier général au-dessous de cette position, dans un petit village appelé Hangsdorf.

Le lendemain matin, 12 juillet, j'allai voir l'Empereur: il était radieux. Je lui parlai avec détail des combats de la veille et de l'avant-veille. Il loua la vigueur et la résolution que j'avais montrées, mais me blâma avec raison de n'avoir pas appelé plus tôt Davoust. Il entra ensuite dans le détail de ma campagne, depuis mon entrée en Croatie. S'occupant à en faire la critique, il me demanda les motifs des diverses opérations. La justification en était facile, car j'avais toujours agi avec système et calcul; et je crois pouvoir dire aujourd'hui, après tant d'années écoulées, que cette campagne, eu égard aux difficultés et au peu de moyens mis à ma disposition, mérite, de la part des gens de guerre, quelques éloges. Ses conclusions m'étaient favorables et mes réponses le satisfaisaient; mais il semblait prendre à tâche de me trouver en faute et le chercher avec ardeur. Ma conversation, en me promenant avec lui devant sa tente, dura plus de deux heures et demie. Il y rentra pour travailler avec Berthier.

J'étais accablé de fatigue et mécontent. De retour dans la misérable cabane que j'avais choisie pour asile, je commençais, après m'être étendu sur la paille, à raconter à mon chef d'état-major, le général Delort, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, la singulière et fatigante conversation que je venais d'avoir avec l'Empereur, quand Alexandre Girardin, aide de camp du prince de Neufchâtel, le même qui a été premier veneur de Charles X, entra chez moi et me dit: «Mon général, voulez-vous bien me permettre de vous embrasser?--Tant que vous voudrez, mon cher Girardin, lui répondis-je; mais il y a du mérite à embrasser une aussi longue barbe et un homme aussi sale.» Et immédiatement après il ajouta: «Voilà votre nomination de maréchal.»

J'étais à mille lieues d'y penser, tant cette conversation avec l'Empereur m'avait laissé une impression pénible: c'est tout au plus si je le compris. Chose incroyable! je n'en éprouvai pas alors une joie très-vive. À l'époque de la création des maréchaux, j'avais été fort affecté de ne pas être nommé: depuis je m'étais accoutumé à placer dans mon esprit le commandement au-dessus de la dignité; et, comme c'était la gloire qui me touchait avant tout, j'étais particulièrement sensible aux moyens de l'acquérir. Je fus content, mais sans être transporté. Quelques jours après, je reconnus l'immense pas fait comme existence, à la différence des manières des généraux avec moi, et comme occasion de gloire, par l'importance des commandements que ma nouvelle position m'assurait pour l'avenir.

Mon corps d'armée fut dirigé sur Krems; on m'assigna, pour le faire vivre, le cercle de Korneuburg, et de ma personne j'établis mon quartier général dans le beau château de Graveneck, situé à peu de distance du lieu où je fis camper mes troupes.

À cette époque, Bernadotte quitta l'armée. Son corps, à Wagram, avait on ne peut plus mal fait, et c'était tout au plus si lui-même s'était conduit en homme de coeur. Il osa attribuer le gain de la bataille à ses Saxons, qui avaient fui honteusement. L'Empereur en fut irrité et blessé. Un ordre du jour, communiqué seulement aux commandants des corps d'armée, fut publié, et le censurait avec sévérité, mais avec justice. L'Empereur lui donna l'ordre de quitter l'armée et de se rendre à Paris, sous prétexte de santé.

Mon corps d'armée fut augmenté d'une division de troupes de la confédération, d'une belle division de cuirassiers et d'une brigade de cavalerie légère. J'établis un magnifique camp à quelque distance de Krems, et je fis construire des baraques régulières en paille, dans la forme de nos tentes de toile. Ce camp présentait un très-beau coup d'oeil. Les soldats y furent dans l'abondance et y jouirent du plus grand bien-être. L'Empereur, qui n'avait pas vu ces troupes depuis plusieurs années, vint les passer en revue. Il leur témoigna une grande satisfaction, leur accorda beaucoup d'avancements et les combla de récompenses. Ces récompenses méritées, données aux compagnons de nos travaux, sont plus douces pour un chef que celles qui lui sont propres. J'en éprouvai beaucoup de bonheur.

J'avais un logement à Vienne; j'allais souvent dans cette ville, et, quand je m'y trouvais, je me rendais le matin à la parade de Schoenbrunn pour y faire ma cour à l'Empereur. Les maréchaux déjeunaient avec lui après la parade, et là, on se livrait, pendant une heure ou deux, à une conversation animée et spirituelle. Comme le plus jeune, je fus chargé de lire un jour toutes les dépêches relatives à la bataille de Talaveyra, livrée et perdue récemment en Espagne. Napoléon était furieux contre son frère, et contre Jourdan, son conseil.

Effectivement, cette bataille fut donnée sans aucun calcul et avec la plus grande inutilité; mais l'événement et les circonstances qui s'y rattachent ont été assez importants, et j'ai connu assez bien ce qui s'est passé, pour pouvoir consigner ici mes souvenirs et en faire un récit succinct.

L'Empereur, rappelé d'Espagne, où il se trouvait, par la nouvelle des préparatifs des Autrichiens, quitta l'armée au moment où elle était à la poursuite de l'armée anglaise. Celle-ci, après avoir repassé l'Esla, se retira sur la Corogne. Sa retraite fut pénible, et, comme elle manquait de tout et qu'une armée anglaise est accoutumée à ne manquer de rien, elle souffrit plus qu'une autre, et arriva dans le plus grand désarroi devant cette ville. Le deuxième corps d'armée, commandé par le maréchal Soult, était chargé de la poursuivre. Tous ceux qui ont été témoins des événements prétendent que l'occasion était belle pour la détruire; mais Soult fit là comme partout: il hésita, et l'occasion lui échappa. Après le rembarquement de l'armée anglaise, il eut l'ordre d'entrer en Portugal et d'en faire la conquête. Rencontrant des milices et des rassemblements de paysans, il les battit et s'empara d'Oporto; en continuant sa marche sans retard, il serait entré à Lisbonne.

J'ignore quel mauvais génie l'inspira et le fit s'arrêter; mais, chose tout à la fois singulière et certaine, c'est qu'il rêva la couronne de Portugal. Soult, doué de très-peu d'esprit, fort passionné, a une ambition sans bornes: sa réputation de finesse est fondée sur son habitude de dire toujours le contraire de sa pensée, et encore cette finesse et cette ruse disparaissent quand ses passions parlent, car alors son intelligence s'obscurcit au point de le faire tomber dans des aberrations incroyables. On a vu des généraux rêver des couronnes après de longues guerres, dans les temps de désordre et d'anarchie, et lorsqu'ils commandaient des troupes sans patrie, des mercenaires que l'habitude, l'intérêt et l'esprit de bande attachaient uniquement à leurs chefs; mais, dans un temps d'ordre et de discipline, avec un souverain auquel l'Europe était soumise, avec une armée nationale, et lorsque le chef de l'État était avant tout le chef des soldats, vouloir lui forcer la main pour s'emparer d'une couronne, c'est une pensée qui n'est jamais venue à personne, avant d'être entrée dans la tête du maréchal Soult.

Il eut donc la fantaisie de devenir roi de Portugal et de se faire demander par les Portugais à l'Empereur. Arrivé à Oporto et joint par quelques intrigants portugais, il s'occupa à réunir dans cette ville une assemblée pour faire prononcer la déchéance de la maison de Bragance et demander à l'Empereur un nouveau souverain: bien entendu que le choix tomberait sur lui. Le bruit de cet étrange projet se répandit dans l'armée et y produisit, comme on l'imagine, l'effet le plus fâcheux. Soult n'était pas aimé, et ses ennemis relevaient avec d'autant plus de plaisir le ridicule et la folie de son entreprise. On ne parlait plus que du roi Nicolas. Le maréchal donna un ordre du jour à l'occasion des bruits qui couraient, et cet ordre du jour, en cherchant à donner une explication raisonnable, les confirma.

Il résulta de tout cela une sorte de désorganisation de l'armée, toute au profit de l'ennemi. Un nommé Argenton, adjudant-major du 18e régiment de dragons, alla trouver les Anglais, et annonça qu'il était envoyé par un comité composé des principaux généraux pour faire connaître le mécontentement de l'armée, le désir qu'elle éprouvait de rentrer en France, et pour s'entendre sur l'évacuation du Portugal. Le prétendu comité demandait à l'armée anglaise d'avancer et de suivre l'armée française, qui à son approche se retirerait. Argenton était spirituel; il convainquit les généraux anglais, eut des passe-ports pour franchir les avant-postes, annonça qu'il reviendrait avec des pouvoirs, revint sans les avoir, parce que, dit-il, la prudence l'avait commandé, retourna, et, au milieu de ses allées et venues, au milieu de la division de l'armée et de la désorganisation occasionnée par tant d'intrigues et de l'incroyable préoccupation de Soult, les Anglais passèrent le Duero sans rencontrer un seul de nos postes, et vinrent surprendre Soult à Oporto au milieu d'un baisemain. Le maréchal sortit de cette ville sous les coups de fusil de l'ennemi: une demi-heure plus tard, il aurait été fait prisonnier.

Cette sortie d'Oporto, où toutes les administrations et tous les embarras de l'armée s'étaient établis, fut une déroute. Pour comble de malheur, l'ennemi s'empara du point de retraite, du pont d'Amarante, et Soult fut contraint de diriger l'armée sur Montalegre. Mais la route n'était pas praticable aux voitures; il fallut donc abandonner bagages et artillerie, quatre-vingts pièces de canon, et se retirer avec le personnel et les chevaux, en passant par un véritable trou d'aiguille. Argenton, surpris au moment où il revenait de l'armée anglaise, fut arrêté; on trouva sur lui des passe-ports anglais. Conduit prisonnier, il s'échappa, rejoignit l'armée anglaise, passa en Angleterre, et vint débarquer sur la côte de Boulogne, où il fut fusillé. La promptitude de son exécution autorisa à croire que sa mort, bien méritée assurément, avait pour objet de cacher quelque mystère.

J'ignore quels moyens Soult prit pour expliquer une si triste et si déplorable campagne, dont toutes les fautes lui étaient personnelles et dont quelques-unes étaient criminelles. Il envoya son aide de camp, Brun de Villeret, à l'Empereur, pour lui expliquer ces étranges événements. Un des arguments du maréchal, argument dont il s'est servi en me parlant lui-même pour se justifier de ce qui s'était passé alors, était qu'il avait voulu ajouter une force morale à la puissance des armes. L'Empereur hésita s'il ferait justice de Soult; mais il réfléchit au scandale qui naîtrait de la publicité: l'effet lui en parut devoir être pire que la punition ne serait salutaire, et il se décida à tout ignorer vis-à-vis du public.

Cependant son juste mécontentement l'emporta sur le calcul, comme il arrivait souvent chez lui; et, longtemps après, voyant le général Ricard, chef de l'état-major de Soult, se présenter timidement à son audience, il l'apostropha en présence de deux cents personnes, et lui dit qu'il méritait la mort pour avoir trempé dans une semblable félonie.

Avant d'être informé des événements d'Oporto, l'Empereur avait ajouté au commandement de Soult celui des cinquième et sixième corps, afin de mettre de l'ensemble dans les mouvements, et Soult se trouva ainsi investi d'un très-grand pouvoir au moment où il en était le moins digne et où il redoutait les plus rudes châtiments. D'un autre côté, en sortant de Portugal, Soult avait fait le tableau le plus triste de l'état de son corps d'armée dans un rapport à Joseph. Ce rapport fut intercepté par Wellington: celui-ci savait d'ailleurs à quoi s'en tenir sur l'état du deuxième corps, dont il avait pris ou vu détruire tout le matériel. Aussi, quand, placé dans la vallée du Tage, en position à Talaveyra et se disposant à marcher sur Madrid, on lui fit le rapport que le corps de Soult se portait sur ses derrières, passait le col de Baños et marchait sur le Tiétar pour le prendre à revers, il rit de son entreprise.

Ce ne fut que la veille du jour où l'armée allait le joindre, lorsqu'elle passait le Tiétar, qu'il sut que ce n'était plus le deuxième corps détruit et hors d'état d'agir, mais une armée de cinquante mille hommes en bon état, prête à l'écraser. Il ne perdit pas un moment pour repasser le Tage et se couvrir par cette rivière. Ne pouvant plus se rendre au pont d'Almaraz, placé sur la grande communication, il passa le fleuve à celui de l'Arzobispo, plus à portée. Joseph, qui savait à jour fixe le moment de l'arrivée de Soult, ne devait pas s'avancer jusqu'à Talaveyra, et encore moins attaquer les Anglais dans une telle position. S'il était pressé de revenir sur Madrid pour couvrir cette ville contre l'armée espagnole en marche pour s'y rendre, un faible corps sur l'Alberche suffisait pour observer les Anglais, retarder leur marche et donner le temps à Soult d'arriver. S'il était tranquille sur Ceusta, il fallait rester à portée de l'armée anglaise pour tomber sur elle à l'instant où elle décamperait; et enfin, s'il voulait absolument combattre, il fallait attaquer les Anglais avec plus d'ensemble, d'une manière moins décousue. Mais tout fut absurde, jusqu'au choix de l'officier que Joseph chargea d'aller rendre compte des événements à l'Empereur. Il confia cette mission à Carion Nisas, poëte de profession, militaire par hasard, triste avocat pour une pareille cause. Il ne sut pas rendre compte de la manière dont les troupes étaient formées. Il ne sut pas dire comment les attaques avaient été conduites. L'humeur de l'Empereur en augmenta au point que je l'ai vu rarement exprimer son mécontentement en termes aussi durs.

Pour achever l'épisode de la campagne d'Espagne, je dirai que l'armée anglaise, ayant passé le Tage au pont d'Arzobispo, dut se retirer par le chemin de Mezza da Ibor, au milieu de montagnes roides et impraticables. L'infanterie anglaise, étant séparée de son canon pendant plus de huit jours, et le Tage guéable à Almaraz, Soult, avec une armée si supérieure et si bien outillée, se trouvant d'ailleurs si près, pouvait détruire les Anglais. S'il eût passé le Tage, il forçait l'ennemi à la retraite et à abandonner tout son matériel; il le rejetait en Portugal dans un état complet de désorganisation, et fixait le destin de la guerre. Mais le caractère des hommes, règle constante des habitudes de leur vie et de leur manière d'être, se retrouve toujours dans les grandes occasions, et Soult, pour son malheur et pour celui de son armée, ne put échapper au sien en cette mémorable circonstance. Il se trouva sans résolution au moment d'agir et sans force au moment du danger, et la présence d'une armée si belle, que le hasard avait réunie un moment et placée dans une situation si favorable, ne servit qu'à montrer de nouveau et son incapacité et la fortune de Wellington.

La fête de l'Empereur arriva. Elle fut célébrée dans tous les corps d'armée et à Vienne avec une grande pompe. L'Empereur donna beaucoup de récompenses, et, entre autres, il fit princes Masséna et Davoust, et leur donna d'énormes dotations. Il était constamment occupé à stimuler les ambitions, et, à mesure que l'un s'élevait, il créait un échelon de plus pour donner l'envie d'y arriver et prévenir le sommeil dans le poste où l'on était arrivé. Pourvu du titre de duc et de maréchal d'Empire, l'ambition semblait devoir être satisfaite; mais il fallait à l'instant voir le néant de ce que l'on possédait; car c'est ainsi que l'ambitieux envisage sa situation quand il n'est pas arrivé au dernier terme. Aussi, pour tout le monde, dans toutes les situations, c'étaient des accès d'une fièvre dont chaque jour augmentait l'activité.

À cette époque, les Anglais firent sur Anvers une expédition, commandée, si je ne me trompe, par lord Chatam. Ils y employèrent des forces considérables, et, malgré cela, échouèrent. Cependant rien n'était préparé de notre côté pour la défense, et la résistance de Flessingue, poste avancé d'Anvers, avait été nulle. Le général Monet s'y était mal conduit. Je n'en éprouvai aucune surprise: je l'avais jugé un mauvais officier, beaucoup plus occupé à s'enrichir en faisant la contrebande qu'à remplir ses devoirs. Un bombardement de deux jours le fit capituler. Dans l'état où était Flessingue, avec les travaux exécutés, cette place pouvait facilement tenir pendant quinze jours de tranchée ouverte.

La reddition subite de Flessingue ouvrit l'Escaut à l'ennemi. Anvers était sans garnison; mais il renfermait tout le personnel d'un grand port: beaucoup d'ouvriers, le fond de plusieurs équipages, et ensuite les équipages mêmes des vaisseaux qui devaient s'y réfugier et quitter leur station dans la rade de Flessingue. Le conseil des ministres envoya Bernadotte pour commander à Anvers, et mobilisa beaucoup de gardes nationales qui furent dirigées sur ce point. Le choix de Bernadotte déplut à l'Empereur. Sa conduite à Wagram lui avait laissé une profonde impression de mécontentement. Il révoqua ce choix aussitôt, et remplaça Bernadotte par le duc d'Istrie, alors à Paris, par suite de la légère blessure reçue à Wagram. La défense d'Anvers s'organisa. Les Anglais mirent une grande lenteur dans leurs mouvements; les maladies, si communes dans le pays en cette saison, ravagèrent leur armée, et ils durent assez promptement songer à la retraite.

L'Empereur en éprouva une grande joie; il se livra à un mouvement d'orgueil légitime. La majesté de l'Empire lui semblait suffire pour rendre son territoire inviolable: la terre seule de France rejetait d'elle-même l'étranger qui osait la souiller. Cela était vrai, cela sera toujours vrai, quand le patriotisme des Français ne sera pas neutralisé par leurs divisions, quand un sentiment unique animera toute la nation, quand surtout, en défendant son gouvernement, elle croira défendre ses richesses, son bien-être et sa liberté.

L'Empereur s'égayait beaucoup, à cette époque, sur le compte des marins. Ceux-ci avaient toujours prétendu que la navigation de l'Escaut présentait de grandes difficultés pour les vaisseaux de ligne. Les bancs au-dessous d'Anvers empêchaient, disait-on, de les armer avant d'être arrivés dans la rade: enfin il était prudent de se servir de chameaux 3 pour descendre les vaisseaux jusqu'au lieu de leur armement. Ce mode de transport, de tout temps en usage en Hollande, avait été proposé pour Anvers. «Eh bien, disait Napoléon en riant de tout son coeur, voyez les beaux effets de la peur! L'escadre de l'amiral Missiessi était dans la rade de Flessingue, prête à mettre en mer, armée, approvisionnée, ayant son eau à bord; l'apparition des Anglais a produit un effet tel, que l'escadre, dans cet état, a remonté l'Escaut par un vent peu favorable, en louvoyant sans s'échouer, et elle s'est si bien trouvée de ce mouvement, que quelques vaisseaux ont dépassé Anvers et sont entrés dans le Rupel, un de ses affluents. À quelque chose malheur est bon: les Anglais nous auront appris toute la valeur et toutes les propriétés de cet établissement maritime.»

Note 3: (retour) Les chameaux sont deux corps creux ou grandes caisses, dont un côté a la courbure de la muraille d'un vaisseau, de manière qu'ils s'appliquent sur ses flancs immédiatement. Ils sont descendus à la hauteur de la quille du vaisseau au moyen de l'eau dont on les remplit. On les lie au vaisseau avec des cordages, et ils font corps avec lui. On vide l'eau avec des pompes; ils soulèvent le vaisseau et diminuent son tirant d'eau.

À l'occasion de la descente des Anglais, j'offris à l'Empereur et je fis remettre par son ordre, au ministre de la guerre, un travail fort circonstancié, fait pendant mon séjour en Hollande, sur la défense de la Zélande et sur les moyens de communication possibles entre les îles, malgré des forces maritimes supérieures.

L'éloignement de Napoléon pour Bernadotte datait d'une époque antérieure. Celui-ci avait plus d'une fois trempé dans des intrigues plus ou moins coupables envers lui. Sa grande mobilité le faisait fréquemment changer de langage; on l'accusait de fausseté, et je l'ai souvent défendu auprès de l'Empereur de ce tort apparent, en l'attribuant au déréglement de son imagination. Les événements de Wagram avaient éveillé l'antipathie de Napoléon. Peu de temps après l'époque à laquelle je suis arrivé dans mes récits, la fortune appela Bernadotte à devenir l'héritier de la couronne de Suède. À cette occasion, l'Empereur lui exprima l'opinion qu'il avait de lui d'une manière si plaisante, que je ne puis me refuser à consigner ici cette anecdote. Bernadotte, avec ses manières agréables, son ton de Gascon, avait été en rapport avec beaucoup d'officiers suédois prisonniers, à l'époque où il commandait à Hambourg. Ces officiers avaient conservé de lui le souvenir le plus favorable. Quand, plus tard, les Suédois cherchèrent un successeur au trône, ils pensèrent à lui. Par là, leur but de se soustraire à l'influence de la Russie était atteint; ensuite, comme maréchal français, ils supposèrent cette démarche agréable à l'Empereur. Enfin, Bernadotte étant placé dans une sorte d'opposition, on crut, avec raison, qu'il ne serait pas l'esclave de son ancien maître. Tel fut le secret de sa nomination.

L'Empereur n'en avait pas eu le moindre avis. Bernadotte ne s'en doutait pas davantage. Bien plus, Bernadotte, alors très-mal avec Napoléon et soupçonné de nouvelles intrigues, était l'objet d'une sorte de surveillance de la police; aussi se conduisait-il avec circonspection. Au milieu de ses préoccupations, un étranger demande à lui parler. Cet individu, qu'il ne connaît pas, lui annonce que les États de Suède l'appellent à succéder au roi Charles XIII. Il ne comprend rien à ce discours, croit à une mystification, et se fâche. L'autre, fort étonné, se justifie par les papiers dont il est porteur. Bernadotte court à Saint-Cloud, où était l'Empereur, le fait sortir du conseil, et lui communique ce qu'il vient de recevoir. L'Empereur n'en revient pas, refuse d'y croire, et à deux reprises lui dit que c'est une plaisanterie. «Cependant, lui répond Bernadotte, les lettres sont authentiques.--Cela est vrai, réplique Napoléon; cela paraît certain; je ne puis mettre obstacle au succès de leur demande: il est trop honorable pour la France et pour moi de voir les peuples venir choisir leurs souverains parmi mes généraux. Ainsi acceptez; mais tout ce que je puis vous dire, c'est qu'ils font un mauvais choix.»

Napoléon voulut cependant alors établir dans le public l'opinion qu'il avait contribué à l'élévation de Bernadotte. Mais je l'ai entendu moi-même souvent exprimer son indignation et son mépris de la conduite de Charles XIII, en déshéritant son sang, et dire: «Il fallait bien remplacer Gustave-Adolphe, puisqu'il était fou; mais c'était son fils qu'il fallait appeler à lui succéder.»

Les négociations de paix avançaient. L'Empereur m'envoyait souvent chercher pour me parler des provinces autrichiennes qu'il avait l'intention de se faire céder. Les ayant parcourues et habitées, je les connaissais fort bien. Je lui appris tout le parti qu'on pouvait en tirer. Il m'annonça son désir de m'y renvoyer avec des pouvoirs sans limites, pour faire de ce pays, en le plaçant hors de l'empire et du royaume d'Italie, un poste avancé destiné à couvrir ses États, qui serait gouverné et administré sous l'autorité du général qui y commanderait. Il voulait créer ainsi une frontière toute militaire, comme l'étaient dans le moyen âge les margraviats; et il me dit en riant: «Et vous serez margrave

Dans une de ces conversations, il m'entretint de ma position domestique. Il n'aimait pas ma femme: il connaissait ses torts envers moi; il me parla de divorce, en développa les motifs, me le présentant comme un élément nécessaire à un grand avenir pour moi; il m'y engagea de la manière la plus vive. J'appréciais ces motifs comme lui; mais un sentiment de justice et de bonté, naturel à mon coeur, me fit résister à ses instances. J'avais aimé ma femme; elle m'avait donné sa jeunesse; je savais de quel prix étaient pour elle les jouissances de l'orgueil et de la vanité. Le changement de sa situation, le malheur et l'humiliation qui en seraient la suite, la mettraient au désespoir. Je croyais la toucher par cette conduite généreuse, et en trouver le prix dans ses soins et un attachement véritable. Le commerce de la vie doit se composer d'indulgence réciproque. De bonne heure j'ai mis du prix aux souvenirs: comment en retrouver d'agréables si on se sépare de ceux avec lesquels l'on a passé ses premières années? Je crus donc devoir me refuser à un parti qui aurait eu une si grande influence sur ma destinée, l'aurait embellie et consolée. Dieu sait le prix que j'ai retiré d'une conduite si délicate! Je repousse aujourd'hui les souvenirs les plus pénibles de ma vie. Je ne parlerai plus qu'une fois de cette malheureuse union; mais je le ferai avec détail, à cause des débats publics qu'elle a occasionnés, et l'on saura quelle masse de chagrins une mauvaise femme peut accumuler dans le coeur d'un honnête homme.

Au moment où l'Empereur signait la paix, il prévoyait de nouvelles guerres qui devaient le ramener dans ces mêmes contrées. Il n'avait pas alors l'idée de ce mariage dont les résultats devaient être si funestes pour lui par la folle confiance qu'il lui inspira. Il m'engagea à étudier le pays occupé par l'armée, afin de pouvoir un jour me servir des connaissances que j'aurais acquises. Je fis donc une tournée fort intéressante. J'allai voir Presbourg et ses environs, le cours de la March. Je visitai le champ de bataille d'Austerlitz et la citadelle de Brunn, et je rentrai chez moi en revenant par Znaïm. Plus tard, je me rendis à Saint-Pölten, position indiquée pour combattre en avant de Vienne, et je reconnus la rive gauche du Danube depuis Moelk jusqu'à Krems.

Un armistice de deux mois avait rétabli complétement l'armée. Mon corps, renforcé de tous mes troisième et quatrième bataillons, et d'un grand nombre de recrues, était augmenté d'une belle cavalerie; mais la paix, alors d'accord avec la politique de l'Empereur, devait avoir lieu. Elle fut hâtée par l'attentat commis sur lui, et qu'un simple hasard et la présence d'esprit du général Rapp firent échouer. Cet événement a été raconté par tout le monde, et je n'en dirai qu'un mot. Il était le produit d'un fanatisme patriotique dont toutes les têtes de la jeunesse allemande étaient enflammées. Napoléon en fut très-effrayé, et on le tint secret alors, autant que possible.

Les négociations de la paix n'avançaient pas; Napoléon, comptant sur l'ascendant qu'il exerçait sur les chefs de l'armée autrichienne, imagina de demander à l'empereur François de le mettre en rapport avec le prince Jean Lichtenstein, en ce moment commandant de l'armée. L'empereur François y consentit; il chargea le prince Jean d'aller écouter les propositions de Napoléon, et de les lui rapporter, sans lui donner aucun pouvoir pour signer. Le prince Jean, d'ailleurs brave soldat, mais homme d'un esprit peu étendu, ne put résister aux cajoleries dont Napoléon savait faire un emploi si habile: il se laissa décider à signer des arrangements provisoires dont la valeur ne devait être réelle qu'après l'approbation de son souverain. Mais à peine était-il parti pour se rendre à Holitsch, où était l'empereur François, Napoléon annonça la paix comme faite, et fit tirer cent coups de canon. L'opinion publique la réclamait, et il n'était plus au pouvoir de l'empereur d'Autriche de s'y refuser; de façon que cette paix fut, pour ainsi dire, escamotée et faite par surprise.

C'est le 14 octobre que cet acte sans exemple eut lieu, et, le 15, je me mis en route pour Paris, où je n'avais pas paru depuis le couronnement, c'est-à-dire depuis près de cinq ans. J'allai jeter un coup d'oeil sur mes affaires, et me disposai à repartir promptement pour aller prendre le gouvernement des pays cédés par l'Autriche, et réunis à l'Istrie et à la Dalmatie. Ces diverses provinces composèrent un corps d'État appelé provinces illyriennes, sorte de réminiscence d'un grand nom de l'antiquité. Je laissai le commandement de mon corps d'armée au général Clausel, pour le ramener et l'établir dans les cantonnements qu'il devait occuper, et je précédai, à Paris, le retour de l'Empereur.




CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE DOUZIÈME




LE GÉNÉRAL RUSCA À MARMONT.

«De Villach, le 3 juin 1809.



«Monseigneur, je suis avec trois mille hommes posté sur la Drave, à Villach, pour surveiller les mouvements de l'ennemi, qui tente de sortir du Tyrol et se jeter en Croatie par Laybach et Agram. Je ne suis pas bien fort pour m'opposer à son projet; je tâcherai néanmoins de lui faire du mal.

«Ayant appris que Votre Excellence se trouvait à Laybach, je me suis empressé de l'instruire des tentatives de l'ennemi, qui, voulant exécuter ce projet, ne pourrait le faire que par la route d'Arnolstein et Wurzenberg, et de là à Laybach. Si j'étais forcé de Villach, et obligé de me replier sur Klagenfurth, ensuite, si je puis compter d'être appuyé par Votre Excellence, je me dirigerai sur Marbourg. Je m'empresserai d'expédier un officier en poste pour prévenir Votre Excellence des mouvements de l'ennemi, s'il se dirigeait sur Laybach ou Klagenfurth.

«Le courrier porteur de la présente ne pouvait passer avec sûreté par Tarvis, je le fais rétrograder sur Klagenfurth, et de là à Laybach.

«P. S. On fait l'ennemi fort de huit à neuf mille hommes.»


LE GÉNÉRAL RUSCA À MARMONT.

«Au quartier général de Klagenfurth,
le 4 juin 1809.




«Mon général, j'ai évacué Villach ce matin, et me suis rendu à Klagenfurth. Les mouvements de l'ennemi m'ayant fait connaître qu'il cherchait à me jeter dans la Drave, je me suis empressé de former une colonne et me mettre en marche, après avoir dû soutenir une fusillade que l'ennemi voulait prolonger pour exécuter son projet.

«Comme l'ennemi pourrait se diriger sur Laybach, j'ai cru devoir prévenir Votre Excellence de ces mouvements.

«Il m'est difficile de pouvoir connaître à fond ses opérations: 1° par la difficulté de la langue; 2° par la presque impossibilité de trouver des espions.

«Si j'étais fort, je l'attaquerais; mais, dans l'état où je me trouve, je ne pourrai le faire sans danger. Je resterai à Klagenfurth et me défendrai.

«Je prie Votre Excellence de me faire connaître si elle doit se diriger sur ce point.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 5 juin 1809.



«Monsieur le général Marmont, je suppose que vous êtes arrivé à Laybach, que là vous recevrez votre artillerie et un régiment de cavalerie, et qu'en même temps vous veillerez sur toute la frontière et sur toute la ligne de communication.--J'ai nommé généraux de brigade les colonels Bertrand, Bachelu et Plauzonne. Présentez-moi des chefs de bataillon de mérite pour les remplacer.--Vous pouvez garder un de ces nouveaux généraux de brigade: envoyez-moi les deux autres ici.»


LE GÉNÉRAL RUSCA À MARMONT.

«Au quartier général de Klagenfurth,
le 5 juin 1809.




«Mon général, la dépêche de Votre Excellence, en date d'hier, m'a été rendue ce matin, et je m'empresse de lui rendre compte que l'ennemi, depuis hier, ne s'est plus montré. Je vais envoyer une reconnaissance pour connaître s'il fait quelque mouvement sur Klagenfurth.

«Son point de réunion était hier à Villach; le mouvement qu'il a fait, et ensuite des renseignements que j'ai eus, m'en donnaient l'assurance.

«Il faut cependant se méfier et prévenir le parti qu'il peut prendre, sachant que Votre Excellence est à Laybach, et qu'il peut être arrêté s'il se dirige sur ce point. Il doit être instruit de la position de votre armée, et il serait possible qu'il se jetât, par Tarvis, sur Caporetto et Gorice.

«J'oserai même croire que c'est le seul parti qui lui reste. Si Votre Excellence fait surveiller les mouvements de l'ennemi sur Plez, elle aura le temps de le rejoindre sur Gorice.

«De mon côté, je fais tout mon possible pour avoir des renseignements.

«Mais, dans ce pays, il est très-difficile de pouvoir réussir, même avec beaucoup d'argent.

«Si j'avais des forces, je prendrais l'offensive et le presserais d'une manière vigoureuse; mais je n'ai que trois mille quatre cents hommes, officiers compris et tous recrues. Si Votre Excellence pouvait m'envoyer cinq mille hommes, nous pourrions nous tirer cette épine.

«Des petits corps de troupes isolés filent continuellement par les hauteurs de Gemüd, par la Styrie, et vont rejoindre l'armée ennemie.

«Je fais surveiller Saint-Veit, pour être averti s'il faisait quelque mouvement par là; mais je pense qu'il ne s'écartera pas des trois routes de Klagenfurth, d'Arnoldstein par Vutzenberg, et celle de Tarvis pour Caporetto.

«Voilà les détails que je puis donner à Votre Excellence; en attendant ses dispositions, je me maintiendrai à Klagenfurth, poste qui me garantit d'un coup de main.»


LE GÉNÉRAL RUSCA À MARMONT.

«Au quartier général de Villach,
le 5 juin 1809, à deux heures après midi.




«Mon général, j'ai reçu la dépêche de Votre Excellence, datée d'hier au soir; j'avais déjà mandé ce matin, par mes dépêches, que je crois également que l'ennemi pouvait encore se porter de Tarvis sur Gorice. Une reconnaissance est partie ce matin, et, comme la course qu'elle a à faire est très-longue, elle ne rentrera que ce soir; j'aurai soin d'informer Votre Excellence de tout ce qui parviendra à ma connaissance.

«Si j'avais assez de forces, j'attaquerais l'ennemi, et, si Votre Excellence peut disposer de quelques forces, je l'obligerai ou de rentrer dans le Tyrol, ou le pousserai entre deux feux.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«OEdenbourg, le 6 juin 1809.



«J'ai reçu, monsieur le général Marmont, les différentes lettres que m'a apportées votre aide de camp; il m'a appris qu'à son passage à Klagenfurth il avait rencontré le corps du général Rusca, qui se repliait de Villach sur cette ville, forcé par le général Chasteler, qui était débouché du Tyrol avec environ six mille hommes et qui cherchait à se rallier au prince Jean. Votre aide de camp m'a également dit que le général Rusca vous avait demandé du renfort; je ne doute pas que vous n'ayez profité de cette occasion pour joindre l'ennemi, si vous avez été averti assez à temps. Dans tous les cas, je marche sur le prince Jean, qui cherche à rallier ses corps épars sur la Raab, Sa Majesté m'ordonnant cette opération. Je désire que vous y coopériez; ainsi, si le général Chasteler est parvenu à passer, il faut que vous le suiviez, et faire en sorte de le joindre, s'il est possible; vous pouvez prendre avec vous le général Rusca, car je pense que les derrières de l'armée sont libres, du moment où le général Chasteler a passé; vous laisseriez quelques troupes dans le fort de Laybach, avec ordre au commandant de tenir le plus possible, et vous approvisionneriez ce fort pour plusieurs jours. Dans le cas où le général Giulay chercherait à faire un mouvement sur votre droite pour se jeter sur Laybach, vous vous y reporteriez vous-même et vous pourriez l'attaquer avec avantage. Enfin, si tous les corps autrichiens opéraient leur jonction avec le prince Jean, vous manoeuvreriez toujours pour tenir en échec le plus de forces possible, ce que vous feriez alors avec d'autant plus de facilité, que, me portant moi-même sur l'armée autrichienne avec des forces imposantes, je l'oblige à me faire face, et vous vous trouvez naturellement placé sur son flanc. Je serai, le 9, sur la Raab, et, si l'ennemi manoeuvre, je suivrai ses mouvements; agissez donc vous-même d'après cela. Ainsi votre premier mouvement doit être de vous porter sur-le-champ à Marbourg, où le général Chasteler se sera naturellement dirigé. Vous pourrez communiquer par votre gauche avec Macdonald, qui doit s'avancer jusqu'à Furstenfeld, mais qui laisse un petit corps d'observation à Gratz. Je communique moi-même avec lui, et j'aurai de cette manière promptement de vos nouvelles.

«P. S. Vous laisserez un officier supérieur à Klagenfurth. Sa Majesté a désigné cette place comme le grand dépôt de l'armée d'Italie; elle a même ordonné d'y placer les canons sur les remparts, et le général Chasseloup y est pour l'armement. Vous ordonnerez qu'on y réunisse tous les traînards ou hommes isolés, et qu'il ne parte aucun détachement, à moins qu'il ne soit formé en bataillon de marche.»


LE GÉNÉRAL RUSCA À MARMONT.

«Au quartier général de Klagenfurth,
le 12 juin 1809.




«Monsieur le duc, le général Chasteler est parvenu à s'échapper, mais sans chanter victoire. Sept cents prisonniers, quinze officiers, dont un major, sont en notre pouvoir. Les environs de cette place ont été couverts de huit cents blessés ou morts. Le général Schmidt, avec trois mille hommes, ne doit son salut qu'à la fuite précipitée qui l'a rendu aux pénates tyroliens. Deux mille paysans se sont dispersés dans les bois, ayant jeté leurs armes, avec quinze cents de leur troupe de ligne. Le général Schmidt ne s'est pas arrêté un instant à Villach, et ne s'est cru en sûreté qu'au fort de Saxembourg, où s'est dirigée sa bande en pleine déroute. Il allait, dit-il, en passant à Villach, prendre des renforts pour redescendre. Voilà, monsieur le duc, le résultat de la journée du 6, dans laquelle je ne pus disposer que de douze cents hommes pour ne pas exposer la place de Klagenfurth.

«Notre communication, par la route de Leoben, avec le quartier général n'a été interceptée que pendant quarante-huit heures.

«Si j'avais reçu un renfort de trois à quatre mille hommes, la bande du Tyrol aurait été entièrement détruite.

«On remarque tous les jours des hommes égarés dans les bois depuis Klagenfurth jusqu'à Villach.

«J'ai reçu la demande de Votre Excellence de deux cents chevaux de selle. J'en ai fait part à la régence, qui m'a répondu que, si l'on trouvait dans la province des chevaux propres à l'arme de la cavalerie, elle était portée à satisfaire aux désirs de Votre Excellence. Cette réponse ne m'a pas surpris, n'ayant pu moi-même en trouver une quinzaine pour l'escadron de chasseurs royaux qui ont été démontés.

«À l'égard des fourgons, il y en a eu huit disponibles sur les quatre-vingt-seize que Son Altesse Impériale le prince Eugène, général en chef de l'armée d'Italie, a requis à la province de la Carinthie. Le défaut d'ouvriers fait que, de longtemps, cette fourniture ne sera remplie, malgré mes sollicitations continuelles. Je m'empresserai de satisfaire aux désirs de Votre Excellence à l'égard de ces derniers, lui faisant expédier les premiers terminés. Je la prie néanmoins de m'en faire donner l'ordre par le chef de l'état-major de l'armée d'Italie.

«J'ai envoyé à Villach M. le général Bertoletti, qui a ouvert la communication par Tarvis, Caporetto et Ponteba. Malgré cela, je compte faire passer les prisonniers par Laybach, parce qu'ils connaissent trop les environs de Villach et de Tarvis, et pourraient s'échapper. Ce général me mande que Schmidt, rentré par Saxembourg dans le Posterthal, se réorganise, et que, renforcé par les troupes du chef de brigands Saint-Vert, et par un autre général nommé Pul, qui a douze cents hommes avec lui, il tentera de s'ouvrir un passage.

«Voilà, monsieur le duc, les renseignements qui sont à ma connaissance.

«P. S. Je prie Votre Excellence d'excuser si je me sers de ce papier, n'en trouvant pas d'autres. Je suis forcé, par le départ du petit bataillon qui escorte les prisonniers jusqu'à Laybach, de tenir deux portes de la place fermées. Je supplie Votre Excellence de les faire escorter de Laybach à Udine par les troupes de son armée, et donner les ordres que ce bataillon me rentre.

«Je compte à cet égard sur ses bontés.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 13 juin 1809,
à dix heures du soir.




«L'Empereur, monsieur le général Marmont, reçoit la lettre que vous avez écrite au vice-roi en date du 1er juin, ce qui est vraisemblablement une erreur; car elle devrait être du 11. Les dates sont de la dernière importance. Sa Majesté espère que vous vous serez mis aux trousses du général Chasteler, si vous avez pu le couper, et que vous l'aurez suivi pour l'empêcher de se porter sur Gratz. Le vice-roi vous a écrit pour que vous mainteniez la communication sur cette ville, et que vous vous portiez sur Marbourg et Pétau, et partout où serait l'ennemi. Vous pouvez même, général, marcher sur Gratz. Cependant, éloignés comme nous le sommes, ceci est plutôt une direction générale qu'un ordre positif, et les circonstances doivent décider vos mouvements.

«Le vice-roi, avec la plus grande partie de son armée, est au milieu de la Hongrie, où partout il a forcé l'ennemi à la retraite.»


MARMONT AU PRINCE DE NEUFCHATEL.

«Cillex, 19 juin 1809.



«Monseigneur, j'ai reçu hier la lettre que Votre Altesse Sérénissime m'a fait l'honneur de m'écrire le 14 au soir. J'étais parti la veille de Laybach, ainsi que j'avais eu l'honneur de vous en rendre compte. J'espère que je serai demain à Marbourg de bonne heure, si l'ennemi n'y est pas assez en force pour mettre obstacle au passage de la Drave, chose que j'ignore encore; dans le cas contraire, je serai obligé de remonter cette rivière, ce qui retarderait mon arrivée de deux jours.

«J'ai rencontré avant-hier les avant-postes du général Zach, qui est sur la route d'Agram, à ce qu'il paraît, avec quatre ou cinq bataillons croates. Ces avant-postes ne s'étant pas retirés assez vite, une trentaine d'hommes ont été sabrés et pris.

«J'ose espérer que la lettre que j'ai eu l'honneur d'adresser à Votre Altesse Sérénissime le 10 me justifiera dans l'esprit de Sa Majesté sur l'opinion du défaut d'activité qu'elle a conçue sur mon compte. J'ai été en mouvement quatre heures après que j'eus reçu la nouvelle de la présence du général Chasteler; mais, la route qu'il devait prendre étant incertaine, j'ai dû, avant de m'éloigner beaucoup de Laybach, attendre des renseignements sur lesquels j'avais droit de compter. Ce n'est pas le silence du général Rusca qui m'a induit en erreur, ce sont les fausses nouvelles qu'il m'a données une heure avant d'être attaqué et bloqué.

«Permettez-moi de joindre à cette lettre une notice rapprochant les dates des événements et de mes mouvements.

«Je n'ai reçu qu'hier les deux lettres dont Sa Majesté m'a honoré, et les différents ordres et instructions que vous supposiez qui m'étaient parvenus.

«Je n'ai reçu encore ni l'artillerie ni la cavalerie qui m'ont été annoncées.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 19 juin 1809,
trois heures après midi.




«J'ai mis sous les yeux de l'Empereur, monsieur le duc, votre lettre de Laybach du 10, par laquelle vous annoncez que le 17, à trois heures du matin, vous vous mettez en marche pour Gratz: Sa Majesté espère que vous serez arrivé le 19 ou le 20. Vous êtes autorisé à garder le général Broussier. L'intention de l'Empereur est que vous marchiez vivement sur Giulay et Chasteler, pour les battre et ensuite faire rendre la citadelle de Gratz.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 19 juin 1809.



«Je vous ai envoyé plusieurs fois, monsieur le duc, l'ordre de marcher sur Gratz, et, à la distance où vous êtes, vous n'aviez pas besoin de cet ordre pour agir. L'Empereur trouve que vous avez commis une faute en laissant intercepter la communication avec Gratz, car, le 18, les avant-postes du général Broussier ont été attaqués: nous ignorons ce qui se sera passé. Toutefois, général, l'intention de l'Empereur est que vous marchiez sans délai sur Gratz et que vous culbutiez les corps de Giulay et de Chasteler, qui y sont. Si le général Broussier est obligé d'évacuer Gratz, son instruction lui prescrit de se retirer sur Bruck. Sa Majesté est étonnée que vous restiez tranquille et que vous n'envoyiez pas chaque jour un officier de votre armée avec des nouvelles, quand les plus grandes choses vont se décider et que vous avez sous vos ordres le meilleur corps d'armée. Vous sentez, général, qu'à la distance où vous êtes et avec votre grade, ce n'est point un ordre littéral qui doit vous faire mouvoir, mais la masse des événements.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 25 juin 1809, midi.



«Je reçois, monsieur le général Marmont, votre lettre du 23, où Sa Majesté voit que vous aurez été au plus tard aujourd'hui à Gratz. Vous aurez pris des mesures pour faire rendre la citadelle; c'est un poste important à avoir, et vous aurez battu le corps du général Giulay, s'il est auprès de vous. Ces opérations faites, il faut, général, vous tenir prêt à faire un mouvement important, conformément aux ordres que vous en recevrez. Si le château de Gratz est pris, vous pourrez y laisser une garnison et vous occuper de suite de le réapprovisionner.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 25 juin 1809, dix heures du soir.



«L'Empereur, monsieur le général Marmont, espère que vous serez arrivé à Gratz aujourd'hui 25, que vous aurez attaqué l'ennemi avec le général Broussier, et que vous l'aurez poursuivi pour le détruire.

«Le général Broussier a avec lui cinq ou six cents hommes qui appartiennent aux autres corps de l'armée d'Italie, quinze cent mille cartouches et la réserve de cavalerie de l'armée d'Italie. Sa Majesté me charge de vous faire connaître qu'elle désire que vous fassiez partir tout cela pour Bruck, de là à Neustadt et de là à Vienne, ainsi que les munitions d'artillerie que l'on pourra se procurer indépendamment de ce qui appartient aux divisions qui sont à Gratz.--Instruisez-moi des ordres que vous donnerez à cet effet.

«Comme Sa Majesté espère recevoir dans la journée de demain, 26, des nouvelles sur votre situation, elle les attendra pour vous envoyer de nouveaux ordres, ce qui ne doit point cependant vous empêcher de prendre la forteresse et de faire du mal à l'ennemi.»


MARMONT AU PRINCE DE NEUFCHATEL.

«27 juin 1809.



«Monseigneur, je viens de recevoir la lettre que Votre Altesse Sérénissime m'a fait l'honneur de m'écrire le 25 au soir.

«Un événement aussi étrange qu'imprévu m'a empêché d'arriver le 25 devant Gratz, ainsi que je vous l'avais annoncé: le général Montrichard, sans motif et sans prétexte, a trouvé convenable de ne pas marcher le 25; et, comme je l'attendais pour déboucher, mon mouvement a été d'abord suspendu, et j'ai éprouvé sur son compte les plus vives inquiétudes. De nombreux officiers que j'avais envoyés m'ont enfin appris qu'il était resté sur les montagnes de Pack. Je l'ai fait partir dans la nuit, mais il était trop tard pour qu'il n'y eût pas un jour de perdu. Je profite de cette occasion pour supplier Votre Altesse Sérénissime d'obtenir de Sa Majesté le changement du général Montrichard; c'est la dixième fois qu'il compromet le sort de l'armée par sa conduite irréfléchie et son insouciance: c'est un de ces hommes qui ne peuvent que causer des événements malheureux à la guerre. J'ai été au moment de lui ôter sa division et d'en donner le commandement provisoire au général Delzons; mais j'ai pensé qu'il était plus convenable d'attendre les ordres de Sa Majesté.

«Aussitôt que j'ai su que le général Broussier s'était retiré de Gratz, je lui ai écrit pour l'engager à y rentrer, à y laisser les troupes qui étaient nécessaires pour bloquer la citadelle, et à s'approcher de l'ennemi. Je l'ai prévenu que je comptais l'attaquer le 26 à Wildon, supposant que ses principales forces se trouvaient là. Le général Broussier, supposant que l'ennemi n'avait personne dans Gratz, se contenta d'envoyer deux bataillons du 84e régiment pour bloquer la citadelle et tenir les portes de la ville, et il marcha avec le reste de sa division sur Wildon, dans le voisinage duquel il me trouva avec la division Clausel.--Il me dit qu'il avait entendu une très-vive fusillade pendant la nuit, qui lui faisait penser que le 84e régiment était engagé d'une manière sérieuse, et il ajouta qu'il avait vu de nombreux bivouacs sur la gauche de la Muhr.

«Je supposai alors que l'ennemi avait formé le projet de s'emparer de nos ponts, chose qui aurait été extrêmement fâcheuse pour nous, puisqu'elle nous aurait empêchés de passer la rivière et de communiquer avec Vienne. J'envoyai en conséquence le général Broussier en toute hâte pour garder le pont de Viesselburg et soutenir le 84e. Apprenant plus tard que la chose était très-sérieuse et que le 84e régiment, qui avait rencontré de très-grandes forces ennemies à Gratz, était bloqué dans une partie du faubourg, je marchai avec la division Clausel pour soutenir la division Broussier.

«Trois bataillons qu'envoya d'abord le général Broussier, culbutèrent tout ce qui se trouva d'ennemis, et le brave 84e régiment, qui pendant quatorze heures avait résisté seul à presque toute l'armée ennemie, et sans communication fait beaucoup de prisonniers, pris deux drapeaux, fut délivré.--Cette affaire termina la journée.

«Il paraît, d'après le rapport des prisonniers, que presque toute l'armée se trouve réunie à Gratz avec le général Giulay. Je vais l'attaquer ce matin, et j'espère le faire avec succès. Le général Broussier vient de me faire savoir que son intention n'était pas de marcher aujourd'hui; je ne puis supposer qu'il persiste dans cette résolution. Il récuse mon autorité, prétendant n'avoir rien reçu qui le mît à mes ordres. Comme par la circonstance, la nature des choses et le texte de vos lettres, il me paraît qu'il s'y trouve, je vous prie, monseigneur, de lui faire connaître d'une manière formelle les ordres de Sa Majesté, afin qu'il s'y conforme sans tiraillements.

«La connaissance parfaite que j'ai du fort de Gratz m'autorise à vous assurer qu'il y a impossibilité absolue de le prendre sans gros canons, et je n'ai ici pas même des pièces de douze.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 28 juin 1809,
neuf heures du matin.




«Monsieur le duc de Raguse, le 27, vous n'étiez pas à Gratz. Vous avez fait la plus grande faute militaire qu'un général puisse faire. Vous auriez dû y être le 23 à minuit, ou le 24 au matin. Vous avez dix mille hommes à commander, et vous ne savez pas vous faire obéir; au fond, votre corps n'est qu'une division. Je crois que Montrichard n'est pas grand'chose; mais vous avez mauvaise grâce à vous plaindre. Que serait-ce si vous commandiez cent vingt mille hommes? D'ailleurs, une désobéissance formelle serait criminelle; c'est un malentendu, et comment peut-il y en avoir quand on n'a que dix mille hommes? Marmont, vous avez les meilleurs corps de mon armée: je désire que vous soyez à une bataille que je veux donner, et vous me retardez de bien des jours. Il faut plus d'activité et plus de mouvement qu'il ne paraît que vous vous en donnez pour faire la guerre.--Vous aurez peut-être, enfin, battu aujourd'hui Giulay. Il est bien nécessaire que je puisse savoir à quoi m'en tenir, où vous êtes, et où se ralliera l'ennemi autour de Gratz. Il est important qu'il soit dispersé de manière qu'il ne puisse pas se réunir de bien des jours.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Schoenbrunn, le 28 juin 1809.



«J'ai mis, monsieur le général Marmont, votre lettre du 27 sous les yeux de l'Empereur. Sa Majesté ne comprend pas et n'approuve pas vos dispositions; vous deviez être le 24 à Gratz, et vous n'y êtes pas le 27. Sa Majesté me charge de vous dire que ce qui convient à la guerre est de la simplicité et de la sûreté, et la simplicité et la sûreté de vos mouvements voulaient que vous allassiez directement à Gratz: là, vous vous seriez trouvé sur la droite de la Muhr, vous auriez eu des nouvelles de l'ennemi: c'est l'avantage des grandes villes; alors, le 26, vous auriez pu prendre un parti convenable. Au lieu de cela, vous vous êtes porté sur Wildon, n'ayant pas la facilité de vous porter sur les deux rives de la Muhr, et vous avez perdu deux jours, ce qui nuit beaucoup aux projets de l'Empereur, en retardant l'instant de la grande bataille que Sa Majesté veut livrer à l'ennemi. Quant au général Montrichard, Sa Majesté n'en a pas une très-grande opinion; mais elle ne peut croire que, s'il avait eu des ordres positifs, il n'eût pas marché. Sa Majesté pense donc que les ordres ont été mal donnés. Faites-moi connaître ce qui en est, car, si le général Montrichard n'a pas exécuté votre ordre, Sa Majesté le fera traduire à un conseil de guerre.

«L'Empereur suppose qu'aujourd'hui vous serez maître de Gratz, que vous aurez suivi le général Giulay. Il est probable que, si vous avez une affaire, le fort de Gratz se rendra. Toutefois, général, l'intention de l'Empereur n'est pas que vous vous éloigniez en poursuivant l'ennemi, et vous devez vous mettre en mesure d'attendre ses ordres. Quand l'Empereur saura comment les choses se sont passées, son projet est de vous donner l'ordre de vous reployer à grandes journées sur Vienne.

«Ce n'est pas la réserve de cavalerie que je vous avais demandée, c'est la réserve d'artillerie que le général Broussier avait dit avoir, et qui portait quinze cent mille cartouches d'infanterie. Faites filer de suite sur Vienne cette réserve de munitions, et faites partir également sur-le-champ, pour Vienne, deux compagnies du 8e régiment d'artillerie à pied; faites-leur faire de grandes journées.

«Aussitôt que vous n'aurez plus absolument besoin du général Broussier et de ses troupes, envoyez-le sur Neustadt, route de Vienne. Si cependant les événements de la journée d'aujourd'hui vous avaient conduit à cinq ou six lieues sur la route de la Hongrie, et que le général Broussier fût plus près d'OEdenbourg, vous le dirigeriez sur cette ville et m'en préviendriez.

«Sa Majesté trouve que vous avez manoeuvré de manière à donner tout l'avantage sur vous à l'ennemi. Vous deviez être à Gratz avant lui, et, comme vous n'avez qu'un petit corps, y arriver le 23: telle est l'opinion de Sa Majesté.»

(Par duplicata.)


MARMONT À NAPOLÉON.

«Gratz, 29 juin 1809.



«Sire, je suis coupable puisque Votre Majesté me condamne; mais, si de faux calculs m'ont trompé, je n'ai pas un seul moment été distrait de mon devoir, et mon ardeur n'a pas été un instant ralentie. Je puis assurer Votre Majesté que nous n'avons jamais marché moins de dix à douze heures par jour.

«Sire, Votre Majesté, en m'adressant ses reproches, pénètre en même temps mon coeur de reconnaissance pour la bonté avec laquelle ils sont exprimés. Ils ajoutent, s'il est possible, aux regrets que j'éprouve d'avoir eu le malheur de lui déplaire. Je payerai volontiers au prix de tout mon sang le bonheur de vous satisfaire à l'avenir.»


MARMONT AU MAJOR GÉNÉRAL.

«Gratz, 29 juin 1809.



«Monseigneur, je reçois la lettre que Votre Altesse Sérénissime m'a fait l'honneur de m'écrire hier 28.--Peut-être qu'un jour Sa Majesté jugera mes opérations avec moins de sévérité, et il n'y a rien que je ne fasse pour l'obtenir. Je vous supplie, en attendant, de lui faire assurer que l'ennemi était à deux marches de Gratz, lorsque j'en étais à six, et qu'ainsi il était toujours le maître d'y arriver avant moi; et que, de plus, j'avais des ponts à rétablir, dont le travail a exigé près de vingt-quatre heures.

«J'ai eu l'honneur de vous rendre compte de notre entrée à Gratz, le 27. Je comptais marcher sur l'ennemi, le 28, avec mes forces réunies; mais, l'ennemi ayant pris différentes directions et ignorant de quel côté étaient les principales forces, je l'ai fait suivre par de fortes avant-gardes, jusqu'à six ou sept lieues d'ici, pour avoir des nouvelles certaines. Il résulte des renseignements qui m'ont été donnés que l'ennemi, ayant marché toute la nuit du 26 au 27 et toute la journée du 27, est arrivé le soir à Guas: il y était encore le 28, mais il paraissait disposé à en partir. Des troupes, commandées par le général Zagh, se sont retirées par Saint-Georges, et le général Kursurich s'est porté sur Feldbach. Le général Giulay était de sa personne à Guas. Le bruit, généralement répandu parmi les habitants et parmi les troupes, est que l'ennemi se porte en Hongrie, et que, de Guas et Feldbach, il doit sortir sur Furing et Saint-Gothard; il est également annoncé à Fuistenfeld. J'ai pensé que, vu l'éloignement de l'ennemi et les nouveaux ordres qui me sont annoncés, je ne devais pas marcher sur Guas, où d'ailleurs sans doute je ne trouverais plus personne: car, puisque l'ennemi n'a pas voulu me combattre à Gratz, où toutes les circonstances locales étaient à son avantage, il ne le fera nulle part.--Mais, pour me mettre à même de l'attaquer, s'il se rapproche dans sa marche, et, dans tous les cas, pour lui fermer le chemin de Vienne, j'ai cru devoir marcher parallèlement à lui, et je me rends ce soir à Gleinderford, qu'il occupe déjà depuis hier, ou je pourrai aller chasser l'ennemi de Feldbach, s'il y est encore, et, dans tous les cas, voir ce qui se passe sur les bords du Raul. Aussitôt que le mouvement de l'ennemi sera plus décidé et que j'aurai la nouvelle que Guas a été évacué, je donnerai l'ordre à la division du général Broussier de se porter sur Neustadt, ainsi que vous me le prescrivez. En attendant, je la laisse à Gratz. C'est sans doute par erreur que le général Broussier a rendu compte qu'il existait quinze cent mille cartouches dans le parc de réserve de l'aile droite de l'armée d'Italie. Il n'y a dans ce dépôt de munitions, y compris celui de sa division, que cent quatre-vingt mille cartouches.

«Je puis affirmer à Votre Altesse Sérénissime qu'il n'y a aucune espérance d'avoir le château de Gratz, si on ne l'assiége sérieusement. J'ai ordonné des travaux, des mines; j'ai envoyé chercher quatre pièces de gros calibre à Laybach; mais il faut du temps pour en obtenir les effets. J'ai également fait demander de la poudre qui me manque. Le commandant du fort paraît un homme très-déterminé à se défendre et au-dessus de toute considération; car, ce qui est sans exemple, il canonne et fusille constamment les maisons, places et rues; et les habitants en sont encore plus victimes que les soldats. Il y en a déjà eu un certain nombre de tués et blessés; mais, quant à nous, il nous gêne beaucoup par la grande quantité d'obstacles qu'il met à nos communications. Je laisse, pour commencer les travaux du siége, deux bons ingénieurs de mon corps d'armée avec une compagnie de sapeurs.

«Votre Altesse Sérénissime me donne l'ordre d'envoyer deux compagnies d'artillerie à pied à Neustadt. Je la prie de me dire si je dois aussi y envoyer mon matériel, car il ne me restera plus personne pour le servir. J'ai trouvé le moyen d'organiser dix-sept bouches à feu, et six m'arriveront d'Italie dans deux ou trois jours. Les compagnies de canonniers que j'ai sont insuffisantes pour le service de ces bouches à feu, d'autant plus quelles fournissent un détachement de cent vingt hommes pour la conservation, la garde et la conduite des munitions portées par des chevaux de bât, seul moyen de transport que nous ayons encore aujourd'hui et qui, s'il venait à disparaître, nous mettrait dans le plus grand embarras. Cet ordre serait déjà exécuté si sa conséquence immédiate n'était pas la désorganisation absolue du peu d'artillerie que nous avons, et je supplie Votre Altesse Sérénissime de vouloir bien représenter à Sa Majesté la situation difficile dans laquelle nous sommes à cet égard.

«Les hommes des différents corps qui étaient ici sont en route pour Neustadt.»

Chargement de la publicité...