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Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)

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«Mon général, la Porte consent au passage des troupes, et j'en ai rendu compte au ministre des relations extérieures depuis quinze jours: la seule différence qu'il y aura dans l'arrangement de cette affaire, c'est que la Sublime Porte désire que la demande du passage des troupes lui soit faite par Sa Majesté, et qu'elle craint trop l'opinion de ses peuples pour la faire elle-même. Du reste, des ordres ont été donnés pour la formation des magasins de vivres, et j'ai mis tant de soins et de célérité dans cette négociation, que ma réponse pour le ministre est partie trois jours après l'arrivée du courrier qui m'avait été expédié pour cet objet. Si les pouvoirs nécessaires pour cette stipulation m'avaient été envoyés, tout serait déjà terminé: j'ai mandé au ministre qu'il pouvait m'envoyer un traité rédigé sur cette affaire, et que j'espérais qu'il ne souffrirait aucune difficulté. Le gouvernement ottoman se trouve aujourd'hui dans une position à désirer plus que jamais votre appui sur le Danube. La prise de l'île de Ténédos par les Russes et les mouvements des Serviens, qui paraissent vouloir se joindre à l'armée de Michelson, donnent à la Porte les plus vives inquiétudes. Je viens d'expédier un courrier à M. le prince de Bénévent, pour lui faire connaître la position actuelle de cet empire et le besoin qu'il a d'être secouru promptement. Au reste, ici tout est arrangé pour votre entrée, et tout dépend maintenant de notre cour, dont j'attends les ordres avec impatience. J'ai demandé, mon général, à être appelé à votre armée pour y commander une division; je vous prie d'appuyer ma demande: vous connaissez mon dévouement pour vous; comptez sur mon zèle à faire tout ce qui peut vous être agréable: mes sentiments pour votre personne sont inaltérables.

«P. S. Je vous enverrai Leclerc aussitôt que j'aurai reçu les pouvoirs nécessaires pour terminer l'affaire de l'entrée de vos troupes. Les pachas de Bosnie et de Scutari ont reçu ordre de vous seconder de tous leurs moyens, et même de se réunir à vous pour combattre les Monténégrins et Cattaro.

«J'ai été fort content de votre docteur drogman: il s'est conduit avec esprit et intelligence.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Finkenstein, le 3 avril 1807.



«Je m'empresse de vous faire connaître, général, qu'une dépêche du 3 mars de Constantinople arrive à l'instant. L'Empereur reçoit la nouvelle officielle que les Anglais ont été obligés d'évacuer le Bosphore, et qu'en six jours de temps cinq cents pièces de canon ont été mises en batterie devant le sérail. Un grand nombre de troupes s'est porté au détroit que les Anglais ont repassé; mais une escadre turque, supérieure en nombre, s'est mise à leur poursuite, ce qui est une mauvaise opération que le général Sébastiani ni le Grand Seigneur même n'ont pu empêcher, tant est grande l'effervescence du peuple à Constantinople. Dans cette situation des choses, le Sultan a demandé cinq cents canonniers français: le général Sébastiani a dû vous écrire et le firman doit vous être arrivé. L'ordre de l'Empereur, général, est que sur-le-champ vous fassiez partir tout ce qui vous reste d'officiers d'artillerie et d'officiers du génie, avec un corps de six cents hommes d'artillerie, sapeurs et ouvriers, bien complet, pour se rendre à Constantinople: une partie de ce corps pourrait partir de Raguse.

«Par votre dernier état de situation, vous avez quatre compagnies d'artillerie du 2e régiment, une du 8e régiment, deux compagnies de sapeurs, ainsi que cinquante ouvriers.

«L'intention de Sa Majesté est que, sur ces cinquante ouvriers, vous en fassiez partir vingt-cinq; que vous fassiez partir les deux compagnies de sapeurs, qui feront environ cent soixante-dix hommes. Vous ferez partir de Raguse une compagnie du 2e régiment, complétée à cent vingt hommes, en choisissant dans l'infanterie des hommes beaux et forts. Vous ferez partir une compagnie d'artillerie de la Dalmatie, que vous ferez également compléter à cent vingt hommes, de la même manière que ci-dessus. Vous ferez partir deux compagnies d'artillerie italienne, que vous ferez compléter chacune à cent hommes par les troupes italiennes, en choisissant des hommes forts et beaux. Ces quatre compagnies formeront donc quatre cent quarante hommes, qui, joints aux cent soixante-dix sapeurs ou ouvriers, feront les six cents demandés par le Grand Seigneur.

«Vous y joindrez une douzaine d'officiers d'artillerie et de génie, Français et Italiens, ayant soin que, parmi les officiers d'ouvriers, il y en ait un habile, et de bons artificiers. Vous ferez armer de bons fusils et vous ferez bien équiper tous ces hommes. Vous ferez partir avec eux pour trois mois de solde, et plus si vous avez de l'argent. Vous ferez donner à chaque homme trois paires de souliers. Il est à désirer que les ouvriers emportent avec eux les outils les plus précieux, qu'on ne trouverait pas à Constantinople. Les officiers du génie et d'artillerie auront l'attention d'emporter, autant qu'ils pourront, les livres qui pourraient leur être utiles suivant les circonstances.

«Vous ferez connaître à la Porte que, si elle veut d'autres troupes, vous lui en enverrez sur sa demande directe. Effectivement, général, l'Empereur vous autorise à envoyer jusqu'à la concurrence de quatre à cinq mille hommes, ainsi qu'à les mettre en mouvement et à les faire passer sans ordre ultérieur de Sa Majesté. Mais cependant, pour cela, il faut que vous ayez une réquisition fort en règle signée du général Sébastiani, et que le pacha sur le territoire duquel vous ferez passer ces troupes ait un firman bien en règle de la Porte.

«Il vous restera en Dalmatie, ainsi qu'à Raguse, assez d'artillerie. Vous ferez compléter les compagnies qui vous resteront à cent vingt hommes, en prenant des hommes dans l'infanterie. Je donne d'ailleurs des ordres pour que le vice-roi d'Italie fasse passer sur-le-champ en Dalmatie douze officiers d'artillerie et douze officiers du génie. Ainsi n'épargnez pas les officiers du génie et d'artillerie pour les envoyer à Constantinople, où il ne saurait trop y en avoir: avec la direction de nos officiers, tous les soldats français sont artilleurs.

«Si vous avez de l'argent, général, l'Empereur ordonne que vous fassiez passer, par les troupes que vous envoyez à Constantinople, deux cent mille francs en or au général Sébastiani, qui seront employés aux besoins des troupes, l'intention de Sa Majesté n'étant point qu'elles soient, en aucune manière, à charge à la Porte. Si vous n'avez pas d'argent, faites-le-moi connaître, afin que je prenne des mesures en conséquence.

«L'intention de l'Empereur est, général, que tout ce que je viens de vous ordonner parte vingt-quatre heures après la réception des ordres.

«Vous pouvez envoyer trois à quatre officiers d'état-major si vous en avez que vous croyiez pouvoir être utiles dans ce pays. Si vous aviez un bon général de brigade qui désirerait aller à Constantinople, envoyez-le avec les six cents hommes.

«J'observe que, sur le dernier état de situation de votre armée, vous avez plus d'officiers d'artillerie, du génie et d'état-major qu'il ne vous en faut. Vous pouvez donc envoyer, si vous le jugez convenable, tout ce qui n'est point strictement nécessaire. À quoi vous servent cinq colonels ou chefs de bataillon? Un à Raguse et un en Dalmatie vous suffisent.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 24 mai 1807.



«J'ai soumis à Sa Majesté, monsieur le général Marmont, les projets que m'avait adressés le général Poitevin pour les travaux à faire cette année aux fortifications de la Dalmatie. Sa Majesté ne veut et ne connaît en Dalmatie d'autre place forte que Zara. Je fais connaître au général Poitevin les ordres de l'Empereur à cet égard, et je m'empresse de vous en prévenir.

«Je vois avec beaucoup de peine, monsieur le général Marmont, que le décret de Sa Majesté pour la formation d'une légion dalmate ne s'exécute pas. Il n'y a encore que trente-sept à trente-huit hommes, y compris les officiers que j'ai nommés, tandis que cette légion devrait être portée à quatre mille hommes. Vous devez sentir de quelle importance il serait, dans les circonstances actuelles, que ce décret de Sa Majesté reçût son exécution. Si les troupes françaises qui sont en Dalmatie venaient à partir pour une expédition, cette légion seule pourrait vous fournir du monde pour garder vos places et votre littoral. Veuillez bien, je vous prie, vous occuper des moyens qui pourraient faciliter la levée de cette légion, vous en entendre avec le provéditeur, et me faire connaître quels sont les obstacles qui s'y opposent. Il est vraiment ridicule que, dans un pays où les Autrichiens ne se gênaient pas pour faire marcher les hommes à coups de bâton, nous ne puissions rien obtenir par les mesures les plus douces, et, pour ainsi dire, par des politesses. Quoi qu'il en soit, Sa Majesté a ordonné la formation de cette légion; elle y compte, et il est important qu'elle se forme. Mettez-y donc, je vous prie, tous vos soins et tout votre intérêt. Je saisis avec bien du plaisir cette occasion de vous renouveler l'assurance de mes sentiments; et sur ce, monsieur le général Marmont, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde.»


LE MAJOR GÉNÉRAL À MARMONT.

«Tilsitt, le 8 juillet 1807.



«Je vous expédie un courrier, général, pour vous faire connaître que la paix est faite entre la France et la Russie, et que cette dernière puissance va remettre en notre pouvoir Cattaro. Vous devez, en conséquence, faire vos dispositions pour prendre possession de cette place aussitôt que les ordres seront parvenus. Vous ne devez pas, général, attaquer les Monténégrins, mais, au contraire, tâcher d'avoir avec eux des intelligences et de les ramener à nous pour les ranger sous la protection de l'Empereur; mais vous sentez que cette démarche doit être faite avec toute la dextérité convenable.

«Aussitôt que le mois d'août sera passé, c'est-à-dire les chaleurs, les ordres sont envoyés pour que les troisièmes bataillons des régiments de votre armée complètent ceux que vous avez en Dalmatie, de manière à porter chaque compagnie à cent quarante hommes et chaque bataillon à douze cent soixante.

«Raguse doit définitivement rester réunie à la Dalmatie; vous devez donc faire continuer les fortifications et les mettre dans le meilleur état.

«Occupez-vous essentiellement à obtenir des renseignements, soit par des officiers que vous enverrez, soit de toute autre manière, que vous enverrez directement à l'Empereur, pour lui faire connaître, par des officiers sûrs:

«1° Géographiquement et administrativement, ce que vous pourrez obtenir sur la Bosnie, la Macédoine, la Thrace, l'Albanie et la Grèce?

«2° Quelle population turque, quelle population grecque? Quelles ressources ces pays offriraient en habillements, vivres, argent, pour une puissance européenne qui posséderait ce pays? Enfin quel revenu on pourrait tirer de suite, au moment de l'occupation, car les rêves des améliorations sont sans base?

«Le second mémoire sera un mémoire militaire.

«Si deux armées européennes entraient à la fois, une par Cattaro et la Dalmatie, dans la Bosnie, l'autre par Corfou, dans la Grèce, quelle devrait être la force de toute arme pour être sûr de la réussite? Quelle espèce d'arme est la plus avantageuse? Comment passerait l'artillerie? Comment pourrait-on la remonter? Comment se recruterait-on? Quel serait le meilleur temps pour agir? Tout ceci, général, ne doit être regardé que comme calcul hypothétique. Tous ces rapports doivent être envoyés par des hommes de confiance qui puissent arriver à bon port. Faites connaître aux Russes que la paix est faite, et envoyez-leur des ampliations de la notice ci-incluse. Faite tenir très-secrète la prise de possession des forteresses; faites seulement dire aux croisières russes que vous leur donnerez tous les secours qu'elles demanderont.

«La Russie a accepté la médiation de la France pour faire sa paix avec la Porte. Tenez-vous toujours dans la meilleure amitié avec le pacha de Bosnie, auquel vous ferez part de ce qui se passe; mais néanmoins vous resterez dans une situation plus froide et plus circonspecte que ci-devant. Envoyez des officiers; faites tout ce qui sera possible pour bien connaître le pays.»


LE GÉNÉRAL LAURISTON À MARMONT.

«Raguse, le 10 août 1807.



«Général, la prise de possession des bouches de Cattaro a été faite ce matin à six heures; la forteresse Spagnola nous a été remise, elle est en notre pouvoir, le pavillon français flotte sur ses remparts. La ville de Castelnovo, celle de Cattaro, et, Budua, ne nous seront remises que le 12, parce qu'il faut déblayer beaucoup de magasins que les Russes emportent, et beaucoup qu'ils nous laissent et qui étaient déposés dans les casernes.

«Il paraît que l'évêque de Monténégro est disposé à rester tranquille et à vivre en bonne intelligence avec nous. Nous verrons lorsque nous serons à Cattaro, parce que ce sont les Monténégrins qui approvisionnent la ville en légumes, bois.

«M. Baratinsky, commandant russe, m'a encore prié de vous demander la grâce des Dalmates qui demandent à se soumettre, et spécialement du supérieur de la maison d'éducation illyrique à Almissa. Je ne conçois pas le motif de la désertion de ce dernier, qui m'avait paru, dans le temps de mes tournées, un homme tranquille.

«J'aurai l'honneur de vous écrire ces jours-ci, je me servirai de petits bâtiments lorsqu'il n'y aura rien de signalé.

«Je crois, général, qu'il serait bon d'établir à Raguse-Vieux une compagnie de voltigeurs qui aurait un poste intermédiaire à Glinta; l'on pourrait correspondre alors avec trois ou quatre hommes marchant ensemble.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 27 décembre 1807.



«Sa Majesté, au moment de son départ, monsieur le général en chef Marmont, m'a chargé de vous écrire pour vous recommander d'avoir continuellement les yeux sur Corfou. Sa Majesté présume que les Anglais peuvent avoir des projets sur cette île; elle vous charge particulièrement de correspondre le plus souvent possible avec le général César Berthier, afin d'être parfaitement au courant de tout ce qui pourrait être tenté contre cette possession. Vous sonderez les dispositions d'Ali-Pacha à notre égard; mais, comme on doit peu se fier à lui, Sa Majesté veut que vous envoyiez un courrier au général Sébastiani à Constantinople, afin d'obtenir de la Porte l'ordre précis à Ali-Pacha d'accorder le passage de vos troupes, dans le cas où elles seraient nécessaires pour secourir cet établissement important.»



LIVRE ONZIÈME

1808-1809

SOMMAIRE.--Retour à Raguse.--Renversement de la république de Raguse.--Moeurs intimes de la noblesse.--Craintes de l'Empereur sur Corfou.--Les franciscains.--De la vraie force.--Le père gardien.--Le protectorat.--Jalousie du vice-roi.--Secours à Hadgi-Bey.--Révolution de Constantinople.--Intrigues à Pastrovicchio.--Instructions de l'Empereur.--Composition de l'armée autrichienne: vingt-cinq mille hommes et vingt-quatre pièces.--Diversion opportune.--Le duc de Raguse commence les hostilités.--La Zermagna.--L'ennemi poussé sur Obrovatz.--La bataille de Sicile perdue par le vice-roi.--Quartier général à Benkovatz.--L'archiduc Jean, enhardi, écrit témérairement au duc de Raguse de capituler.--Succès de la grande armée à Ratisbonne, et marche de Napoléon sur Vienne.--Le vice-roi reprend l'offensive.--Le duc de Raguse rentre en opération.--Clausel dirigé sur le mont Kitta.--Combat de Gradshatz.--Le duc de Raguse est blessé.--Arrivée devant Gospich.--Le duc de Raguse attaque.--L'ennemi, vaincu, bat en retraite.--Les journées de Gospich sont les mêmes que celles d'Essling: 21 et 22 mai.--L'ennemi est battu à Ottochatz.--L'archiduc va rejoindre Giulay.--Résumé de cette partie de campagne.

Au commencement de l'année 1808, j'allai à Raguse, pour y faire une inspection; les circonstances m'obligèrent de changer l'ordre établi dans ce pays et d'en détruire le gouvernement.

Cette petite république s'était mise sous la protection des Turcs, auxquels elle reconnaissait une espèce de suzeraineté. Orcan, second empereur des Turcs au quatorzième siècle, leur accorda la patente qu'ils sollicitèrent de lui. Il l'a signée, en apposant au bas sa main trempée dans l'encre. Par suite de cette protection, les Ragusais avaient cédé au Grand Seigneur une double lisière de terre pour les séparer de la Dalmatie et des bouches de Cattaro, et ne pas être en contact avec les Vénitiens.

La population de l'État de Raguse ne s'élevait pas au delà de trente-cinq mille âmes, et son territoire se composait d'une langue de terre allant des bouches de Cattaro à la Dalmatie, et de quelques îles. Un corps de noblesse, dont l'ancienneté dépasse de beaucoup celle des plus vieilles maisons de l'Europe, possédait la souveraineté de temps immémorial. Plusieurs familles font remonter, avec les droits les plus évidents, leur origine au huitième siècle: elles sont contemporaines de Charlemagne; leur filiation est bien établie; dès ce même temps, elles étaient riches et puissantes. Telle est la famille Gozze, dont l'ancêtre, lorsqu'il vint s'établir à Raguse et fut admis au partage de la souveraineté, était un seigneur bosniaque très-riche en bestiaux. On conçoit l'orgueil de cette aristocratie.

L'organisation politique, en rapport sur plusieurs points avec le gouvernement vénitien, consacrait un grand conseil où tous les nobles, âgés de vingt et un ans, étaient admis; ce conseil décidait de toutes les grandes affaires; un conseil de dix formait le gouvernement avec le recteur. Celui-ci demeurait au palais, jouissait des honneurs du gouvernement, recevait les étrangers, etc.; mais il changeait tous les mois. La simplicité du chef de la république eût pu nuire à sa dignité; aussi ne pouvait-il jamais sortir du palais pendant le jour, excepté pour les processions solennelles, où il était revêtu de tous les attributs de son pouvoir.

La bourgeoisie de Raguse, recommandable par ses moeurs et son instruction, se composait presque entièrement de capitaines de commerce ou d'hommes retirés des affaires. Les nobles ragusais ne naviguaient pas; mais ils avaient tous des intérêts dans les bâtiments de commerce. Les tribunaux étaient choisis, pour un temps fixe, parmi les nobles, ainsi que les délégués des administrations des différents districts.

Les habitants de la campagne, attachés à la glèbe, dépendaient des nobles auxquels les villages appartenaient. Jamais on n'a vu un pays plus heureux, plus prospère par une louable industrie, une sage économie et une aisance bien entendue. Chacun avait sa propre maison et n'était pas réduit à loger chez un autre; maison petite, mais propre, meublée convenablement avec des meubles achetés en France ou en Angleterre. Chaque famille avait aussi sa maison de campagne, soit à Gravosa, soit au val d'Ombla, à Malfi ou à Breno. Quelques familles riches en avaient eux qu'elles habitaient suivant les saisons.

Ce territoire, si borné, était cultivé admirablement. Pas un pouce de terre n'était négligé. Pour en augmenter la surface, on bâtissait des terrasses partout où cela était possible. Les moeurs étaient très-douces dans toutes les classes, chez les paysans heureux et laborieux, chez les bourgeois qui avaient beaucoup voyagé et où il y avait de l'aisance, et chez les nobles dont l'éducation était faite ordinairement à Sienne, à Bologne, ou dans quelque autre ville de l'Italie, d'où ils rapportaient dans leur patrie des moeurs polies et beaucoup d'instruction. L'habitude d'une situation élevée et du pouvoir leur donnait le ton et les manières des plus grandes villes et des gens les plus considérables de nos pays. Les femmes y participaient tellement, que les dames de Raguse auraient pu être comparées et confondues avec les plus grandes dames de Milan et de Bologne. Des savants, illustres comme le père Boscovich, des littérateurs d'un ordre distingué, et de mon temps l'abbé Zamagna, faisaient l'ornement et les délices de cette ville. Le véritable territoire des Ragusais était la mer; un pavillon neutre leur donnait le moyen de l'exploiter avec beaucoup d'industrie et de bénéfices.

Cette petite population entretenait deux cent soixante-quinze bâtiments, qui tous faisaient la grande navigation et allaient dans tous les ports de l'Europe, quelquefois aux Antilles, et dans l'Inde.

C'est cette heureuse population à laquelle nous sommes venus enlever brusquement la paix et la prospérité. Sa douceur était telle, qu'ayant été traitée avec équité et désintéressement par les délégués d'un pouvoir oppresseur, elle n'en a jamais voulu aux individus qui ont été involontairement les agents de leur infortune: c'est tout au plus s'ils en voulaient à l'auteur de leurs maux. Je parle de la population en masse; car, pour le corps de la noblesse, si elle n'en voulait pas aux généraux, elle savait bien quels sentiments elle devait à l'Empereur.

J'ajouterai un mot sur les moeurs intérieures. La noblesse se divisait en deux fractions, toutes les deux égales en droits, mais non en considération. Les dénominations de Salamanquais et Sorbonnais, servant à les distinguer, datent probablement de l'époque des guerres entre François Ier et Charles V, et dépendaient sans doute du lieu où on avait étudié, et du souverain qu'on servait. Les premiers, plus considérés et en général plus riches, passaient pour très-intègres: dans leurs fonctions de juges, ils étaient incorruptibles. On accusait les autres de vénalité, et le plus grand nombre était fort pauvre. Il est impossible d'exprimer le mépris des Salamanquais pour les Sorbonnais. Égaux en droits, votant dans la même salle, sur les mêmes questions, ils ne se saluaient pas dans la rue. Un Salamanquais épousant une Sorbonnaise devenait lui-même Sorbonnais, à plus forte raison ses enfants; et tous étaient reniés par leur famille. En 1666, le grand conseil était assemblé dans le palais quand un tremblement de terre le fit crouler: beaucoup de familles furent éteintes. Le corps de la noblesse fut recruté par des bourgeois, et les nouveaux nobles furent réputés Sorbonnais.

En général, les nobles étaient fiers et durs envers les bourgeois, particulièrement les Sorbonnais; et les bourgeois eux-mêmes, à l'exemple des nobles, se divisaient en deux confréries, celle de Saint-Antoine, et celle de Saint-Lazare. La première traitait l'autre avec dédain, tant les amours-propres sont ingénieux à créer des distinctions dans le but d'humilier autrui.

Avec cette exaltation des amours-propres, les malheurs causés par notre présence furent sentis moins vivement, parce que cette même présence confondait beaucoup les nuances, objet de désespoir pour le plus grand nombre.

J'avais montré beaucoup d'égards aux chefs du pays, à tout ce qu'il y avait de gens distingués et remarquables; mais je ne pouvais pas leur rendre ce qu'ils avaient perdu. Ils s'agitèrent, dans la mesure de leurs forces, cherchèrent partout, à Vienne, à Pétersbourg, à Constantinople, des appuis. Lors de la paix de Tilsitt, ils crurent leur conservation stipulée, et les paroles les plus indiscrètes des nobles amenèrent des projets de réaction et de vengeance contre les amis des Français. On fit circuler une liste de cinquante-quatre familles destinées à être bannies. Cette découverte m'inspira de l'indignation, et je la témoignai hautement. Les sénateurs, effrayés, désavouèrent la liste, mais n'en continuèrent pas moins leurs intrigues, seulement avec plus de prudence et de mystère. Ils s'adressèrent au pacha de Bosnie, et lui envoyèrent des cadeaux pour le décider à agir dans leur intérêt auprès du Grand Seigneur. Le pacha garda les cadeaux, se moqua d'eux, et m'informa de leur démarche.

Un ordre de l'Empereur, transmis par le vice-roi, avait prescrit aux bâtiments ragusais de prendre le pavillon du royaume d'Italie. Cette mesure, exécutée à Constantinople par ordre de l'ambassade de France, fut ordonnée à Raguse par une proclamation affichée. Le gouvernement fit arracher les affiches. Il y eut alors lutte ouverte entre nous et ce gouvernement, et il fallut se résoudre à le détruire; un arrêté suffit pour cela. Je défendis aux sénateurs de s'assembler, et j'établis des autorités nouvelles. Je fis choix d'un homme capable pour diriger l'administration du pays; je constituai un tribunal, des juges de paix, tous les pouvoirs indispensables, et, en même temps, j'organisai les rouages administratifs les moins dispendieux possible; je m'occupai de beaucoup de choses utiles, et des écoles spécialement. Enfin je pris possession des archives et du palais.

Je donnai beaucoup de fêtes aux dames de Raguse; on s'habitua à ce nouvel ordre de choses comme on s'habitue à tout; et, après un séjour de quelques mois, je rentrai à Zara.

À cette époque, l'Empereur eut la crainte de voir les Anglais faire le siége de Corfou, et je reçus l'ordre de me préparer à aller, dans ce cas, à son secours. À cet effet, je me mis en rapport avec tous les pachas de l'Albanie; j'arrêtai un projet d'opérations, et préparai quelques moyens. Heureusement les craintes ne se réalisèrent pas. Les Anglais, maîtres de la mer, la longueur de la route, la nature des chemins et la nécessité de passer toujours d'un bassin dans un autre, auraient rendu l'opération très-difficile, et la marche longue et pénible. Tout se borna à l'envoi d'un convoi de poudre et de quelques officiers, et cet envoi fut l'occasion d'un événement malheureux, L'adjudant-commandant Bailleul et trois officiers avaient voyagé jusqu'à Antivari fort paisiblement. Arrivés dans cette ville, des Turcs leur cherchèrent querelle et les massacrèrent. Je demandai la tête des coupables, et le pacha de Scutari prit l'engagement de les livrer; mais il n'en fit rien. Je réclamai le passage pour un bataillon italien; mais, après une réponse évasive, un refus formel fut donné, par suite, dit le pacha, des ordres du Grand Seigneur. Ainsi nous dûmes renoncer à rien envoyer par terre. Des envois de poudre eurent lieu par mer. Quelques-uns parvinrent; d'autres furent pris.

J'avais été à même de remarquer la grande influence des franciscains en Dalmatie. Ces moines, fort éclairés, et infiniment supérieur sous tous les rapports au reste du clergé de la province, habitent onze couvents. Charitables, zélés dans l'exercice de leurs devoirs, ils desservent un grand nombre de cures. Rien n'était plus utile que de les gagner; car les avoir pour amis, c'était donner au gouvernement toute la force morale qui leur était propre. Découvrir où est la force dans un pays et la séduire, voilà, pour des conquérants, ce qui constitue l'art de gouverner sans tyrannie. La force ne se déplace pas à volonté: elle existe parce qu'elle existe; elle change de mains suivant les temps, suivant les siècles, mais surtout suivant la manière dont les lumières et les richesses sont réparties; car ce sont les deux éléments qui la constituent.

Je fis donc ma cour aux moines franciscains. Je ne voyageais jamais sans aller loger de préférence chez eux quand un de leurs couvents était à portée. J'y trouvais mon compte de toutes les manières, car j'étais toujours reçu avec empressement. Les moines, malgré leur humilité apparente, ne manquent pas d'orgueil et sont très-sensibles aux égards des dépositaires de l'autorité. Plusieurs d'entre eux étaient remarquables par leur esprit et leur courage. Le père..., gardien du couvent de Signe, fit à cette époque une action digne d'admiration, et qui honore son caractère et sa foi.

La Dalmatie est sujette aux tremblements de terre, et ces accidents ont causé quelquefois de grands désastres. Le bourg de Signe en porte encore les traces. Un tremblement de terre a détruit ses fortifications, et leurs débris amoncelés en perpétuent le souvenir. À l'époque dont je parle, le père gardien de Signe prêchait dans l'église de son couvent, où toute la population s'était rassemblée. Tout à coup une secousse se fait sentir. Tout le monde s'empresse de se lever pour fuir. Le prédicateur, sans s'émouvoir, et d'une voix de tonnerre, s'écrie: «Impies que vous êtes, vous tremblez, et vous êtes dans la maison de Dieu!» Chacun se rassit, et le prédicateur continua son sermon. Un semblable trait a manqué à la gloire de Bossuet.--Peu après, je le fis nommer provincial de son ordre.

Du temps du gouvernement vénitien, les moines étaient dans l'usage de choisir un protecteur qu'ils prenaient toujours parmi les nobles vénitiens. Devenu leur patron, c'était lui qui faisait valoir leurs réclamations, et, pour prix de cette protection, ils priaient pour lui. Me trouvant si bienveillant pour eux, ils m'offrirent cette dignité. Je l'acceptai avec empressement. Je donnai à chacun de leurs couvents un portrait de l'Empereur; mon nom fut prononcé chaque jour dans leurs prières, et ils me délivrèrent une pancarte qui, en consacrant cette dignité en ma personne, me donne le droit de mourir dans les habits de l'ordre de Saint-François. Je ne crois pas que j'userai de ce privilége; mais un autre avantage plus réel et plus actuel en résulta pour moi. Du jour où je fus protecteur des franciscains, j'eus, par cela même, plus d'autorité sur l'esprit des paysans dalmates que par le commandement dont j'étais investi et le nombre de mes soldats.

Cette nomination, dont chacun peut juger le motif et l'esprit, mécontenta le vice-roi d'Italie, qui la regarda comme une usurpation du pouvoir. Le vice-roi prit le nom de l'Empereur pour m'exprimer son mécontentement. La Gazette de Milan publia un article assez désagréable pour moi, ou il était dit que l'Empereur seul, restaurateur du culte, était protecteur de la religion. Je n'étais pas le protecteur de la religion; j'étais le protecteur de quelques pauvres moines, réclamant un appui auprès du souverain, ou plutôt auprès de l'administration. Je laissai passer l'orage; je conservai ma dignité, si singulièrement jalousée, et je continuai à profiter du bien qui en résultait pour le gouvernement et le pays.

Il était toujours question d'opérations en Turquie; quelques symptômes autorisaient encore des espérances. Cependant, la situation de l'Espagne prenant trop de gravité, on ne pouvait sérieusement penser à entreprendre une conquête qui pourrait entraîner plus tard d'autres guerres. Mon séjour se prolongerait donc probablement en Dalmatie.

Afin de rendre supportable la carrière agitée et errante que j'ai menée, j'ai toujours eu pour principe de m'arranger dans chaque circonstance comme si je devais passer ma vie dans la situation présente. Cette habitude m'a toujours procuré des jouissances, du bien-être, et m'a préservé de l'ennui. À l'époque dont je parle, j'imaginai de consacrer ma vie à un travail d'étude régulier et journalier.

J'avais constamment avec moi une bibliothèque choisie de six cents volumes; dans les moments de repos, au milieu de mes campagnes, ces livres étaient mes délices et ceux des officiers qui m'entouraient. Je recommençai l'étude de l'histoire, et je lus avec plus de méthode et plus de fruit qu'autrefois.

Un abbé romain, appelé Zelli, homme d'une grande instruction et d'un esprit très-remarquable, occupait un poste dans l'instruction publique. Je me liai intimement avec lui, et il me fit un cours complet de chimie. Cette science a souvent absorbé mes loisirs, et c'est lui véritablement qui me l'a apprise. Je fis aussi un cours complet d'anatomie. Mon chirurgien en chef, Fabre, homme d'un grand talent, qui plus tard m'a sauvé la vie peut-être, mais au moins le bras, voulut bien s'en charger Enfin une année entière, sauf quelques absences, consacrée à une étude de dix heures par jour, a contribué puissamment au peu que je sais.

L'Empereur, à cette époque, attachait beaucoup de prix à obtenir la soumission des Monténégrins. Nous étions en état de paix et de bonne intelligence, mais ils n'avaient pas renoncé à leur indépendance. L'Empereur, il est vrai, ne leur demandait pas de devenir sujets comme les Dalmates, mais il voulait d'eux un acte qui leur fît réclamer sa protection. Cette question délicate, entamée plusieurs fois avec le vladika, n'aboutit jamais à un succès complet. Il donnait des espérances, mais ne finissait rien. Il lui fallait du temps, disait-il, pour préparer les esprits; il répondait toujours que, si l'Empereur faisait la guerre aux Turcs, il pouvait compter sur toute la population du Monténégro. Enfin il consulta l'assemblée; l'avis fut d'attendre la réponse aux demandes faites à leur égard à Saint-Pétersbourg. J'envoyai un consul pour résider auprès des Monténégrins; je choisis un officier de la légion dalmate appelé Tomich, homme très-intelligent. Mais l'archevêque, tout en l'accueillant avec égards, s'opposa à ce que sa résidence habituelle fût dans le Monténégro, il me demanda de fixer sa demeure à Cattaro; il viendrait le trouver dans son couvent de Czettin toutes les fois qu'il aurait quelque chose à traiter. Après avoir prodigué ses protestations et dit même qu'il priait pour l'empereur Napoléon et son armée de Dalmatie, il me laissa entrevoir sa répugnance à l'acte qu'on réclamait. Indépendamment des rapports de religion, des habitudes anciennes existant entre lui et la Russie, des bienfaits qu'il en avait reçus, de ceux qu'il pouvait espérer encore, il convenait mieux à sa politique d'avoir pour protecteur un souverain dont les États étaient à trois cents lieues de lui qu'un souverain dont les possessions étaient contiguës avec son territoire. Dans une position comme la sienne, on veut un appui, un bienfaiteur, un patron, le chef d'un système, mais on ne veut pas un maître, et c'est un maître qu'on se donne quand c'est d'un souverain puissant et placé comme l'était Napoléon par rapport au Monténégro qu'on réclame la protection. Les négociations continuèrent jusque bien avant dans l'année 1808; et, dans l'espérance de les mener à bien, je fis préparer pour le vladika de riches cadeaux, entre autres choses un portrait de Napoléon entouré de fort beaux diamants, et je laissai ébruiter à dessein ces préparatifs; mais tout cela n'aboutit à rien.

Des intrigues autrichiennes et des conseils venus de Pétersbourg vinrent compliquer cette affaire. Le ton et les manières de l'archevêque changèrent après l'arrivée d'un courrier venu de Vienne. J'écrivis à l'Empereur pour l'en prévenir et lui dire que, s'il prévoyait une rupture, soit avec les Russes, soit avec les Autrichiens, il fallait profiter de la paix pour soumettre ce pays par la force. Je lui demandais huit jours et sept à huit mille hommes. De Czettin, le grand couvent de ces cantons, j'aurais fait une forteresse pour dominer tout le pays après la conquête. Pour servir de point de sûreté aux troupes françaises, j'y aurais établi leurs magasins. Afin d'affaiblir la population, j'y aurais levé un fort régiment. Ce régiment, formé en Italie, aurait reçu plus tard une destination plus éloignée; enfin je proposais, à la manière des Romains et de Charlemagne, de transporter hors de son pays une partie de la population, et de l'envoyer, par exemple, posséder et défricher les bruyères du camp de Zeist, autour de la pyramide; mais aucun de ces divers projets ne convint à l'Empereur.

Une dernière proposition du vladika à l'assemblée générale, de se mettre sous la protection de l'Empereur, fut encore renouvelée, mais seulement pour la forme et avec mollesse. Combattue par ses amis mêmes, elle fut rejetée à l'unanimité. Les rapports de l'archevêque avec Vienne devinrent chaque jour plus fréquents, et ses dispositions pour nous moins favorables. Il fit aussi la paix avec son ennemi éternel, le pacha de Scutari. Celui-ci, de son côté, avait fait quelques armements depuis le massacre d'Antivari, et son refus de donner passage à des troupes françaises pour Corfou. On parla d'invasion de sa part dans les bouches, avec l'appui des Monténégrins. L'alarme s'en répandit dans la province; mais tout cela était absurde, au moins pour le moment. Je calmai les esprits en envoyant quelques renforts de troupes dans la partie des bouches qui confine au pachalik de Scutari, dans le comté de Pastrovicchio.

J'eus dans le même temps à me mêler d'une petite affaire de la frontière. Un Turc, nommé Hadgi-Bey, possesseur de trente-deux villages, fort dévoué aux intérêts de la France, fut en discussion, les armes à la main, avec ses frères. Pendant une absence, ils se révoltèrent. À son retour, il se mit à la tête de ceux qui lui étaient restés fidèles, et il les combattit. Après diverses chances favorables et contraires, la fortune l'abandonna, et il fut forcé de se réfugier dans son fort d'Uttovo. Il s'y défendait depuis six mois, et il était au moment de se rendre faute de vivres: sa reddition, c'était sa mort; il invoqua mon secours. Je crus de mon devoir de le sauver. Je ne voulais pas décider entre lui et ses frères; mais lui donner les moyens d'attendre la décision du pacha dont il dépendait. Je lui envoyai le général Delaunai avec un bataillon du 79e régiment et un grand convoi de vivres. Le général avait défense de commettre des hostilités contre les ennemis de Hadgi-Bey, s'ils ne s'opposaient pas à sa marche. Tout se passa pacifiquement; ils se retirèrent à notre approche. Hadgi-Bey fut sauvé et bien approvisionné; et le pacha de Bosnie, informé de mes motifs, me remercia. Mais les approvisionnements s'épuisèrent, et il fallut de nouveau venir à son secours. Alors ses frères essayèrent de résister. Il fallut revenir encore plus tard. Je ne pouvais pas laisser périr un homme dont j'avais soutenu les intérêts avec tant de constance, car on s'attache plus par les bienfaits accordés que par les services reçus; en agissant ainsi, on défend son propre ouvrage. Cette fois, je chargeai de l'opération le général Clausel, avec un détachement considérable et l'autorisation de négocier un arrangement convenable pour assurer la paix de cette famille. Il y parvint, et la tranquillité fut rétablie sur cette frontière. Je sollicitai le titre de pacha à deux queues auprès de la Porte, pour Hadgi-Bey. Il fut promis sur-le-champ et donné quelque temps après. L'existence de Hadgi-Bey et de tous les seigneurs turcs de la Bosnie et de l'Erzegovine rappelle celle des seigneurs français au moyen âge.

Dans le courant du mois d'août 1808, je reçus la nouvelle d'une révolution en Turquie. Moustapha-Beïractar, parti de Routschouk, arriva avec ses troupes à Constantinople, pour replacer Sélim sur le trône; mais, au moment où il entrait dans le sérail, le cadavre de son maître lui fut présenté. Sélim déposé et remplacé par Mahmoud, actuellement régnant, Beïractar fut nommé grand vizir. Il s'occupa des réformes qui avaient fait succomber Sélim sous le poids des mécontentements; mais, peu de mois après, il périt lui-même, à la suite d'une insurrection des janissaires. On se rappelle avec quel courage il finit. Quand il vit la partie désespérée, il laissa envahir son palais, et, au moment où il le vit entièrement rempli d'insurgés, Beïractar mit le feu aux poudres rassemblées et sauta avec eux. Ce furent là ses funérailles, et elles en valent bien d'autres.

J'avais remarqué le changement graduel du vladika et des Monténégrins envers nous. Au commencement de septembre, leur inimitié se montra à découvert. Des intrigues avaient été ourdies par eux dans les comtés de Pastrovicchio, situés à leur frontière. Celui de Braiki refusa tout à coup l'obéissance et donna refuge à divers assassins poursuivis. Des troupes furent envoyées pour rétablir l'ordre; les habitants résistèrent et prirent les armes, soutenus par trois cents Monténégrins. Il y eut un combat où justice fut faite, mais chèrement. Le général Delzons, qui s'y rendit, au lieu de prendre avec lui une force convenable, se fit accompagner seulement de deux cents hommes. Cette correction, infligée avec des moyens trop faibles, lui coûta cinquante hommes tués ou blessés. Le vladika, après avoir dirigé ces machinations, s'excusa en déclarant ne pas être le maître. Cette insurrection, fomentée par lui, avait éclaté sans ordre et plus tôt qu'il n'aurait voulu; mais c'était le symptôme certain d'une guerre prochaine avec l'Autriche.

Mon hiver fut consacré tout à la fois aux soins de l'administration, à continuer mes études avec ardeur, et à faire les dispositions pour entrer en campagne, car tout annonçait une levée de boucliers prochaine de la part de l'Autriche. Ne voulant pas être pris au dépourvu, je préparai ce qui était nécessaire pour remplir convenablement la tâche qui me serait imposée. Je reçus aussi les instructions de l'Empereur: elles m'enjoignaient principalement de ne laisser en Dalmatie que la quantité de troupes absolument indispensable, afin d'augmenter d'autant le nombre de celles avec lesquelles j'entrerais en campagne. Cette disposition était trop dans mes intérêts pour ne pas m'y conformer.

La première chose à faire était d'assurer l'approvisionnement des places destinées à être gardées et défendues: en Albanie: Cattaro, Castelnovo et Raguse; en Dalmatie: Zara, Klissa, Knim, et le fort San Nicolo de Sebenico. Tout étant disposé pour évacuer les autres postes, on ouvrit les remparts qui les défendaient. Les pièces de gros calibre, retirées d'avance des batteries de mer ouvertes, furent mises en sûreté.

Le 60e régiment tout entier, un bataillon d'infanterie légère italienne, le quatrième bataillon de la légion dalmate, et tout ce qui n'était pas valide dans l'armée, renforcés d'un nombre convenable de canonniers et de sapeurs, furent destinés à former toutes ces garnisons. La modicité des garnisons, dont la force suffisait cependant à l'indispensable, rendit les approvisionnements suffisants pour six ou huit mois, ce qui, en présence des événements probables, me donnait beaucoup de sécurité. J'avais prévu, de longue main, l'époque où j'irais chercher la guerre, si la guerre ne venait pas me chercher. Dans l'un et l'autre cas, les places ne devaient pas avoir de fortes garnisons. Pour remédier à cet inconvénient obligé, j'avais institué des gardes nationales. En accordant des distinctions, j'engageai les jeunes gens des meilleures familles à se mettre à leur tête. Quelques éloges piquèrent leur amour-propre, et j'étais parvenu à faire de cette troupe un corps de milice en état de servir.

Les garnisons des places eurent ainsi, pour corps auxiliaires, un bon bataillon à Cattaro, deux à Raguse, et un à Zara, sans qu'il en coûtât autre chose que des armes et un supplément de vivres pendant les jours de service. Knim renfermait un approvisionnement extraordinaire, destiné à nourrir l'armée pendant qu'elle serait rassemblée sur la frontière. J'avais de bons soldats, dévoués, braves, instruits; mais mon matériel était nul. Mon artillerie se composait seulement de douze bouches à feu. J'avais assez de chevaux pour les traîner, mais non pour transporter leurs approvisionnements. Je n'avais pas un cheval de trait pour les vivres; je n'avais rien de ce qui appartient aux ambulances: il fallut tout créer avec les moyens du pays.

La Dalmatie possède une grande quantité de petits chevaux de bât; tous les transports se font par leur moyen. Le recensement en porta le nombre au delà de quatre-vingt mille. J'ordonnai une levée de deux mille chevaux. Mille furent consacrés à porter des munitions, mille aux ambulances et aux vivres, et on construisit des caisses pour renfermer les munitions, les objets de pansement et les vivres. La charge consommée, le cheval devait être consacré à transporter des blessés. Je levai un corps de mille Pandours, espèce de gendarmes de la Dalmatie, pour l'escorte, la surveillance, et la conservation de ces deux mille chevaux, qui avaient aussi leurs propres conducteurs. Les rations de vivres étant composées en partie de biscuit et en partie de riz, les soldats purent porter, sans se fatiguer, huit jours de vivres. Après avoir formé les garnisons ainsi que je l'ai indiqué, et laissé les places entre les mains d'officiers capables, à la fin de mars, je réunis, dans les environs de Zara, de Benkovatz et d'Ostrovitza, l'armée prête à entrer en campagne. Sa force était de neuf mille cinq cents hommes d'infanterie, formés en deux divisions: première division commandée par le général Montrichard, deuxième division par le général Clauzel, et composées des régiments suivants: 8e et 18e d'infanterie légère, 5e, 11e, 23e, 79e, 81e d'infanterie de ligne, quatre cents chevaux, douze pièces de canon.

L'armée autrichienne en présence, plus du double de la mienne, se composait, il est vrai, de troupes d'une qualité fort inférieure, de dix-huit bataillons, tous croates, forts chacun de douze cents hommes, savoir: les quatre bataillons du régiment de Licca, et deux bataillons de chacun des sept autres régiments. La cavalerie avait quatre escadrons de dragons légers, de sept cents chevaux, et l'artillerie vingt-quatre bouches à feu. Ces troupes étaient sous les ordres du général Stoisevich. J'avais de plus à combattre la population entière, qui, par son organisation, est soumise aux dispositions militaires, s'arme, se meut, et exécute tout ce qui lui est prescrit.

Cette organisation de la population me donnait la certitude qu'après avoir obtenu des succès, après avoir conquis le pays, je ne recevrais aucun secours des habitants, et ne trouverais que des villages abandonnés et des maisons désertes. La difficulté de ma position et mon isolement devaient m'empêcher de négliger aucun secours. J'essayai, par la politique, une petite diversion qui me réussit et me fut utile alors, mais qui, plus tard, me causa quelques embarras. Lors de la paix de Sistow, conclue entre les Autrichiens et les Turcs, en 1791, une langue de terre bordant le pied des montagnes dans la vallée de l'Unna, et située sur la rive gauche de cette rivière, fut cédée par la Porte à l'Autriche. Ce territoire, très-fertile, fort habité, et d'une longueur de vingt lieues environ, est défendu par la forteresse de Czettin, dont les Autrichiens, commandés par le général Devins, ne s'emparèrent qu'après trois semaines de tranchée ouverte. Une question de souveraineté pour les Turcs est en même temps une question de propriété; car, comme ils répugnent à vivre sous une domination chrétienne, quand le Grand Seigneur cède un territoire, souvent (en Europe du moins) ceux qui l'habitent abandonnent leurs champs et se retirent. Il en fut ainsi à l'époque dont je parle: alors le Grand Seigneur promit aux habitants des confins dépossédés de leur donner ailleurs des terres équivalentes; mais, en Turquie comme dans beaucoup d'autres pays, les souverains ne tiennent pas toujours leurs engagements, et ces malheureux ne reçurent rien. Les terres cédées, distribuées aux Croates, furent mises en valeur, et de jolis villages y furent bâtis.

L'homme aime la justice, et garde toujours au fond du coeur le sentiment énergique de ses droits. La force et la violence peuvent seules l'empêcher de les faire valoir; mais, quand l'occasion devient favorable, il l'entreprend souvent avec énergie. Les Turcs protestèrent constamment contre une paix dans laquelle ils avaient été sacrifiés, et se prétendaient toujours propriétaires légitimes des lieux cédés. Dix-huit ans n'avaient pas apporté la moindre altération à leurs dispositions à cet égard. Ces Turcs étaient les capitaines de la frontière, espèce de seigneurs féodaux, habitant des châteaux défensifs et rappelant les seigneurs français du moyen âge.

Instruit de cet état de choses, j'engageai le consul de France à fomenter le mécontentement. Il pourrait amener des hostilités sur la frontière, et les hostilités ne pourraient être qu'à mon profit. Pour des barbares, dont la prévoyance ne va pas jusqu'au lendemain, l'occasion était belle. Toutes les troupes croates en état de combattre avaient pris les armes, et étaient sorties de leurs villages: les postes fortifiés, situés en vue les uns des autres, appelés chardaks, étaient confiés à des invalides; la forteresse de Czettin elle-même était occupée par des vieillards. Les Turcs ne purent résister à la tentation. Un beau jour, ils envahirent sur tous les points toutes les terres contestées; ils égorgèrent les Croates surpris dans leurs postes, et brûlèrent les villages. Toute la population se réfugia dans l'intérieur; mais, par suite de cet esprit de justice dont je parlais tout à l'heure, ces Turcs si violents, si emportés, s'arrêtèrent d'eux-mêmes à l'ancienne frontière. Cette invasion jeta un grand effroi dans le pays. Le général Stoisevich détacha deux bataillons pour le protéger et prévenir de nouveaux malheurs, précisément peu de jours avant le moment où je devais entrer en campagne.

L'Empereur m'avait donné pour instruction de rassembler mes troupes aussitôt que la guerre serait certaine, et d'entrer en campagne dès qu'elle serait déclarée, afin de faire diversion en faveur de l'armée d'Italie. Depuis un mois, mes troupes étaient réunies sur la frontière, et prêtes à marcher. Les hostilités ayant commencé en Italie, je me décidai à en faire autant de mon côté, mais avec réserve et prudence, car je ne pouvais déboucher qu'après des succès préalables de l'armée d'Italie. En effet, si, une fois arrivé dans le coeur de la Croatie, j'avais appris que cette armée était battue, il aurait été aussi difficile de m'y soutenir que fâcheux de revenir sur mes pas. Mon mouvement devait être fait avec vigueur et décision; mais, vu la faiblesse de mon corps d'armée, ce ne pouvait être qu'un mouvement secondaire et subordonné à ceux de l'armée d'Italie.

La Zermagna sépare la Croatie de la Dalmatie. La grande route, qui traverse la Croatie, aboutit à la haute Zermagna. Par là seulement pouvait agir un corps d'armée. Mais, dans cette situation, tous les corps ennemis, qui étaient placés sur la basse Zermagna, étant maîtres de la franchir, menaçaient la communication de l'armée avec Zara. Afin de la couvrir, je donnai ordre de couler tous les bateaux de la partie inférieure de la rivière, et de rompre les ponts situés dans le reste de son cours.

J'envoyai de ce côté le général Soyez, avec sa brigade, tandis que la masse de mes troupes se portait en avant de Knim. L'ennemi, profitant des gués de la partie supérieure, se présenta en forces. Le général Soyez le repoussa; mais, le voyant s'accroître devant lui, il crut prudent de se rapprocher de moi. J'arrivai sur ces entrefaites à son secours avec une brigade. Je donnai l'ordre au colonel Cazeaux et au chef de bataillon Jardet, du 18e, de culbuter ce qu'ils avaient devant eux et de poursuivre l'ennemi jusque dans Obrovatz, l'épée dans les reins. Cet ordre ne fut que trop ponctuellement exécuté: tout céda, tout plia devant le bataillon commandé par Jardet; quatre cents hommes furent tués, blessés ou pris. Mais, cet officier s'étant précipité, avec la tête de son bataillon, jusque dans Obrovatz même, situé au pied de l'escarpement, le feu vif des Autrichiens, placés sur les rochers de la rive opposée, fut si meurtrier, que la queue du bataillon ne put pas suivre la tête. Celle-ci, mêlée avec les Croates, était descendue jusque dans la ville. Remonter en plein jour, c'était impossible à cette fraction de troupes. Comme la brigade placée en arrière n'attendait que le retour du bataillon pour avancer, Jardet crut bien faire de lui envoyer l'ordre de faire son mouvement sur-le-champ, tandis qu'il attendrait la nuit pour le rejoindre avec les soixante ou quatre-vingts hommes qu'il avait près de lui. Le bataillon arriva; mais, après son départ, les Croates, dispersés dans les montagnes, revinrent et firent prisonniers Jardet et son détachement. Cet officier, de la plus haute distinction et fait pour arriver à tout, en qui j'avais une confiance sans bornes, me fut, heureusement, bientôt rendu par un échange. Je le pris près de moi: devenu mon premier aide de camp, il fut tué à la bataille de Lutzen, quatre ans après.

L'ennemi avait réuni ses troupes sur le mont Kitta, appuyé à la Zermagna et couvert par un de ses affluents. Cette position était retranchée, et il avait ses réserves placées dans le fond de la vallée et près de la grande route qui conduit à Gradschatz. Une forte avant-garde de cinq à six mille hommes occupait le plateau de Bender; en avant de la position défensive, trois bataillons, deux de Sluin et un d'Ottochaz, formaient une première ligne assez mal soutenue. Le 1er mai, je la fis attaquer par les voltigeurs du 8e et un bataillon du 11e, pour m'approcher davantage de la masse des forces ennemies et juger de sa position, en faisant rentrer ainsi tout ce qui en était détaché. Culbuter cette ligne fut l'affaire d'un moment; on la jeta en partie dans un ravin, et on lui tua beaucoup de monde. Une réserve d'environ mille hommes vint à son secours et partagea sa défaite. Je fus à même de juger la manière dont l'ennemi était établi et d'apprécier la force de sa position. Il était trop tard pour continuer l'action, et je remis au lendemain à l'attaquer.

Pendant la nuit, une pluie épouvantable, un vrai déluge, comme on en voit dans le Midi, vint gonfler les rivières. Il n'était plus possible de tenter l'attaque projetée. La Zermagna seule présentait un obstacle insurmontable. Il fallait attendre que ses eaux fussent écoulées. Mais, le soir du 2 mai, une lettre du vice-roi, qu'un aviso avait apportée à Zara, me parvint. Il m'annonçait le mauvais début de la campagne en Italie, sa retraite sur la Piave et peut-être sur l'Adige, par suite de la perte de la bataille de Sacile. Il était très-heureux pour moi que ces importantes nouvelles me fussent arrivées avant d'avoir livré un grand combat, dès lors sans objet. Je me décidai à me retirer le lendemain, à me rapprocher de mes ressources et de mes vivres, et je revins à Benkovatz, où j'établis mon quartier général. Le bataillon de Pandours, organisé pour l'escorte des subsistances, se livra à quelques désordres, qui furent promptement punis. Cette sévérité en prévint de nouveaux.

Des montagnes de la Croatie étaient descendues des bandes qui couraient au milieu des cantonnements et désolaient le pays entre la Zermagna et la Kerka. Je profitai de ce moment de repos pour leur donner la chasse et pour en purger le territoire.

Les succès des autrichiens obtenus au commencement de la campagne en Italie, la conquête du Frioul et le gain de la bataille de Sacile avaient donné une grande confiance à l'archiduc Jean. Il m'écrivit pour me proposer d'évacuer la Dalmatie, motivant sa lettre sur l'impossibilité d'être secouru et mon entier isolement. Il m'accorderait, ajoutait-il, les meilleures conditions, en raison de la réputation de mes troupes et par considération pour moi. Je crus qu'il était au-dessous de moi de répondre à cette lettre.

Le 11 mai, je reçus une lettre du vice-roi, accompagnée des bulletins de la grande armée, annonçant le succès de Ratisbonne et la marche de Napoléon sur Vienne. Par suite de ce mouvement, le vice-roi allait reprendre l'offensive et marcher sur le Frioul. Ses succès cette fois ne pouvaient pas être incertains, et j'étais sûr, en marchant moi-même, de le rencontrer. Je résolus de ne pas attendre un moment pour agir, et, dès le surlendemain, 13, j'entrai en opération.

Je laissai la division Montrichard en observation devant le grand débouché de la Zermagna, et je la plaçai de manière à pouvoir en même temps soutenir au besoin, par un détachement, la division Clausel. Je dirigeai celle-ci immédiatement sur les positions que j'avais reconnues quinze jours avant, et au pied desquelles nous avions déjà combattu. L'ennemi avait laissé environ quatre à cinq mille hommes sur la basse Zermagna. La masse de ses troupes était divisée en deux portions: l'une tenait en forces le mont Kitta, clef de la position; l'autre était dans la vallée avec toute son artillerie et sa cavalerie. Ses dispositions étaient tout à la fois offensives et défensives. Si nous avions éprouvé un échec au mont Kitta, la colonne de la vallée aurait débouché avec tous ses moyens organisés, tandis que le corps placé du côté d'Évernich, dans les montagnes bornant la basse Zermagna, serait descendu, aurait passé cette rivière et coupé ma communication avec Zara. Ce plan était bien conçu, et, si un revers complet dans notre attaque eût été suivi de ce mouvement, notre position serait devenue embarrassante; nous ne pouvions plus de longtemps penser à déboucher.

Le mont Kitta offre une magnifique position. Son développement est assez grand, et plusieurs pitons forment comme autant de redoutes. Son pied est couvert et défendu par un affluent de la Zermagna, qui, ce jour-là, était heureusement guéable.

Deux régiments de la division Clausel, le 8e léger et le 23e, furent chargés d'enlever la position. Elle fut emportée après une vive résistance. Je m'y rendis aussitôt, et j'appelai à moi le 11e et le régiment de chasseurs à cheval, monté sur des chevaux bosniaques. Le 8e s'étant abandonné à la poursuite des troupes battues qui se retiraient par les hauteurs, le 23e suivit. Je le fis arrêter, et je renforçai la position avec le 11e, placé sur le revers et caché de manière à ne pas être aperçu.

Le général Stoisevich vit, de la vallée où il était, l'événement arrivé aux troupes du mont Kitta; il savait le prix de sa possession, soit qu'il se bornât à la défensive, soit qu'il se décidât à essayer de l'offensive: aussi voulut-il le reprendre et profiter du moment où, par l'entraînement du succès, les troupes victorieuses s'éloigneraient du lieu où elles avaient vaincu, sans avoir assuré suffisamment sa conservation. Ayant mis en mouvement immédiatement au moins quatre mille hommes du corps de la vallée, il se plaça à leur tête et gravit directement le mont Kitta, en se dirigeant par la ligne la plus courte sur ses sommités.

Je lançai quelques troupes en avant, avec ordre de rétrograder pour l'encourager dans son mouvement. Le général Stoisevich marchait avec une nuée de tirailleurs en avant de la colonne. Au moment où il croyait atteindre son but et saisir la victoire, le 11e régiment se montra et marcha à la baïonnette contre cette infanterie essoufflée, fatiguée; en même temps, mes trois cents chasseurs ayant fait une charge sur ce qui s'était le plus avancé, huit cents hommes, cinquante officiers furent faits prisonniers, et avec eux le générai Stoisevich commandant cette armée. La colonne rétrograda aussitôt dans la vallée et fit sa retraite sur Popina, où des retranchements très-considérables avaient été préparés.

Ce début de campagne était de bon augure. J'envoyai en toute hâte les prisonniers à Zara, et, comme je ne leur donnais qu'une faible escorte, je les dirigeai par Knim, Oerais et Sebenico: ainsi constamment couverts par la Kerka, leur sûreté, pendant leur marche, ne fut jamais compromise. Les pertes de l'ennemi, dans cette affaire, dépassèrent trois mille hommes tués, blessés ou prisonniers. Un assez grand nombre de soldats, en outre, jeta ses armes pour fuir plus facilement dans les rochers et échapper à la cavalerie, d'où il suit que ce combat affaiblit l'ennemi d'environ quatre mille hommes.

Le lendemain, je marchai sur Popina. La division Montrichard et l'artillerie s'y rendirent par la vallée, tandis que je m'y portai par les montagnes avec la division Clausel. Les retranchements étaient placés au point ou la route quitte les bords de la rivière. Un développement suffisant, de bons appuis, rendaient l'attaque difficile. À peine étais-je occupé à reconnaître le point le plus faible, que je vis l'ennemi s'ébranler pour opérer sa retraite; je le suivis sans retard. La prise du général Stoisevich contribua sans doute beaucoup au changement de système.

Je fis poursuivre l'ennemi avec toute l'activité possible par mon avant-garde. Marchant avec elle, j'avais donné l'ordre au reste de l'armée de presser son mouvement pour me soutenir. Je rencontrai l'arrière-garde ennemie à une lieue et demie de Gradschatz. Elle essaya de nous arrêter pour favoriser le retour de la colonne d'Évernich qu'elle couvrait; mais, culbutée, elle se retira jusque dans la plaine, où l'armée était rassemblée.

Nous marchions sur le revers des montagnes au pied desquelles coule la Zermagna. Le corps de quatre à cinq mille hommes, qui les occupait, dut se diriger directement sur Gospich, par suite de la retraite précipitée de l'arrière-garde. C'était à Gospich, au surplus, que l'ennemi comptait rallier toutes ses forces et combattre de nouveau. Ce corps se trouvait ainsi sur le flanc des troupes qui me suivaient. Leur voisinage m'obligeant à marcher réuni, et quelques engagements en ayant imposé au général Clausel, commandant la colonne, ce général ralentit la marche des troupes, tandis que moi, comptant sur leur prochaine arrivée, je m'étais engagé avec trois bataillons seulement. J'eus à soutenir un combat extrêmement difficile. L'ennemi n'avait pas moins de dix mille hommes autour de Gradschatz. D'abord tout à fait sur la défensive, il s'aperçut fort tard du peu de monde qu'il avait devant lui; et c'est alors seulement qu'il marcha sur nous. Mes troupes étaient si bonnes, qu'on pouvait ne pas compter les ennemis; d'ailleurs le moindre mouvement rétrograde pouvait avoir les plus grands inconvénients; aussi me décidai-je à ne pas reculer d'un pas, et, pour soutenir la résolution de mes troupes, je me tins dans le lieu le plus exposé. Je reçus un coup de feu à la poitrine. Quoiqu'on se battît de très-près, ma blessure fut légère. Je prêtais le flanc droit à l'ennemi, la balle vint de côté frapper en glissant sur ma bretelle et ricocha. Les officiers placés près de moi, au bruit qu'ils entendirent, me crurent tué. La commotion avait été forte, et cinq minutes après je me trouvais mal.

Heureusement la nuit était entièrement close, et le combat finissait. Je me rappellerai toute ma vie l'effet produit dans cette petite armée par la nouvelle de ma blessure. Chacun éprouva une alarme très-vive et montra un intérêt touchant. Indépendamment de l'attachement des soldats pour leur chef, ils sentaient bien qu'un changement de commandement, dans une situation aussi difficile et au commencement d'une opération présentant d'aussi grands obstacles, pourrait être funeste. Aussi une grande joie se peignit sur toutes les figures quand je reparus à cheval le lendemain. Quelles douces acclamations! il me semble encore les entendre. Digne récompense des plus grands dangers et des souffrances les plus pénibles.

Le 18, au matin, l'ennemi avait évacué Gradschatz. Il opérait sa retraite sur Gospich, où tout annonçait qu'il avait l'intention de résister.

Je passai le 18 et le 19 à Gradschatz.

Pendant ces deux journées, un convoi de vivres et de munitions, escorté par une partie de la garnison de Zara, me rejoignit, ainsi que tout ce qui était resté en arrière. Je renvoyai les hommes du 60e avec des prisonniers, en faisant mes adieux à la Dalmatie. Le 20, nous continuâmes notre mouvement sur Gospich, et, le 21, nous arrivâmes de bonne heure en vue de cette ville.

Indépendamment des colonnes d'Évernich et d'Obrovatz, il était arrivé du Banat deux bataillons de renfort. Toute la population avait pris les armes; ainsi nous trouvâmes là tout à la fois beaucoup de troupes devant nous et des localités très-favorables à la défense.

Gospich est situé à la réunion de quatre rivières. De quelque côté qu'on se présente, il est nécessaire d'en passer deux. Ces rivières sont très-encaissées, et leurs bords sont à pic; on ne peut les passer que devant les chaussées; une seule était guéable. Je me décidai à ne pas attaquer de front Gospich, mais à tourner sa position pour menacer la retraite de l'ennemi. Pour atteindre ce but, le bassin étant peu large, il fallait passer une des rivières à la portée du canon des batteries ennemies, situées de l'autre côté de la Licca, ou traverser des montagnes de pierre, extrêmement âpres, où les Croates auraient pu, à chaque pas, faire résistance. L'ennemi occupant la rive opposée de cette rivière, l'en chasser était nécessaire pour rétablir le pont coupé la veille. Deux compagnies de voltigeurs passèrent à gué et remplirent cet objet. L'ennemi ne croyait pas possible le mouvement qui s'exécutait; il était peu en forces sur ce point. Ces compagnies occupèrent deux pitons situés près de la rivière. À peine eurent-elles pris position, que l'ennemi déboucha derrière nous, par le pont de Bilai, et se porta sur la division Montrichard, qui marchait derrière la division Clausel. J'avais fort serré mes troupes pour rendre cette marche de flanc moins longue, et elles étaient mal formées pour combattre. Je sentis toute l'étendue de la crise, et voici les dispositions que je pris pour y remédier.

Je donnai l'ordre au général Clausel de faire passer au général Delzons, avec le 8e régiment, la petite rivière placée devant nous, afin d'occuper les mamelons dont les voltigeurs s'étaient emparés, et de les défendre avec la plus grande opiniâtreté. Je fis prendre lestement les distances, par la queue de la colonne, à la division Montrichard, avec laquelle j'allais combattre. Le général Montrichard, sans manquer de bravoure personnelle, perdait toute son intelligence dans le danger; et, vu les circonstances, je commandai moi-même ce jour-là sa division. L'ennemi marcha à nous avec lenteur, ce qui nous donna le temps de nous former et de nous mettre en position. Après y être resté quelques moments pour juger des intentions de l'ennemi, je reconnus qu'il était formé en trois colonnes. Celle du centre devançant un peu les autres, je la fis attaquer sur-le-champ par le 18e régiment. À sa tête était le générai Soyez. J'ordonnai ensuite l'attaque de la colonne de droite de l'ennemi par le 79e, à la tête duquel marchait Montrichard.

Les charges du 18e furent brillantes. Tout céda devant ce brave régiment; tout fut culbuté, et l'ennemi perdit cinq pièces de canon sur six qui avaient débouché. Le général Soyez y fut gravement blessé. Le 5e régiment marcha sur la colonne de gauche de l'ennemi et la fit replier. Pendant ce temps, le 79e ayant suivi la droite de l'ennemi, s'était réuni à notre centre, après avoir dépassé un mamelon isolé, comme on en trouve beaucoup dans ce pays, mamelon auquel l'ennemi s'était appuyé, et qui coupait notre ligne. L'ennemi présentant de nouvelles troupes, je plaçai en réserve le 81e et un bataillon du 11e, que je détachai de la division Clausel. L'ennemi fit alors un grand effort sur la droite; le 79e le reçut avec sang-froid et vigueur, et le 81e, l'ayant chargé immédiatement après, le précipita dans la Licca, où plus de deux mille hommes se noyèrent, et douze cents tombèrent entre nos mains. Le feu de douze pièces de canon, placées de l'autre côté de la Licca, protégea la retraite du reste des troupes qui avaient passé la rivière pour nous attaquer. Le général Launai fut gravement blessé dans cette circonstance.

Pendant que cette action se passait à ma gauche, l'ennemi avait détaché six bataillons pour attaquer le régiment d'infanterie légère, mis en position pour protéger la reconstruction du pont et faciliter à l'armée les moyens de déboucher. Ce régiment, à la tête duquel se trouvait le général Delzons, était si bien posté et avait mis une telle énergie dans sa défense, que l'ennemi fut constamment repoussé dans toutes ses attaques directes. Il voulut tourner la position; mais le 11e régiment était à portée: je l'envoyai au secours du 8e avec ordre de prendre l'offensive et de menacer la retraite des forces ennemies en les tournant comme elles tournaient le 8e. Le succès le plus complet couronna cette manoeuvre. L'ennemi fut repoussé, mis en déroute, et laissa entre nos mains cinq cents prisonniers.

Pendant la nuit, on s'occupa de rétablir le pont. Mon intention était de traverser la rivière avant le jour avec toutes mes forces, pour me trouver le plus tôt possible sur la communication de l'ennemi, ne supposant pas qu'il retardât un seul instant à commencer sa retraite. Mais les travaux du pont exigèrent plus de temps que je ne l'avais pensé, et le transport de six à sept cents blessés fut tellement difficile, qu'à midi les troupes n'étaient pas encore en état d'exécuter leurs mouvements.

Cependant l'ennemi avait fait une démonstration offensive en remontant la Licca avec quatre ou cinq mille hommes. Cette confiance de sa part semblait devoir résulter de l'arrivée prochaine des secours qu'amenait le général Knesevich; on le disait arrivé à peu d'heures de marche.

Ma position devenait embarrassante. D'un côté, l'armée était divisée par un ruisseau difficile à passer, et l'ennemi semblait attendre que les trois quarts l'eussent franchi pour tomber sur le reste. Une fois au delà du ruisseau, il fallait renoncer à toute idée de retraite. Si les renforts annoncés à l'ennemi défendaient les marais d'Ottochatz, il était difficile de forcer ce passage, ayant une armée en queue, et avec tous mes embarras. Se soutenir quelque temps entre Gospich et Ottochatz était absolument impossible, et mes blessés, mes équipages et mon artillerie mettaient un grand obstacle à tous mes mouvements.

D'un autre côté, repasser le ruisseau, c'était renoncer à l'offensive; c'était ajourner d'une manière indéfinie notre jonction avec l'armée d'Italie; c'était, enfin, consacrer l'opinion d'une défaite, après avoir remporté la veille une victoire complète. Mais le général Knesevich arrivant, il était peut-être possible de le battre séparément. Au pis aller, les soldats avaient pour six jours de vivres dans leurs sacs, et, si les circonstances devenaient aussi difficiles qu'on pouvait l'imaginer, en sacrifiant mon artillerie, en abandonnant mes blessés, et en faisant des marches forcées, je pouvais espérer de faire ma jonction avec les troupes de l'armée d'Italie, à travers les hautes montagnes.

Les deux partis étaient extrêmes. Je choisis le plus honorable; je persistai dans ma première résolution, et la fortune sourit à ma confiance.

La division Montrichard passa le ruisseau sans être inquiétée, et, aussitôt après l'arrivée de mes troupes à l'entrée de la plaine, l'ennemi se disposa à la retraite; il rappela le corps qui avait remonté la Licca, et vint se former devant nous avec sept bataillons et toute son artillerie, afin de battre les débouchés par lesquels nous sortions des montagnes.

Le général Delzons, avec le 23e, gagna autant de terrain qu'il put sur le bord du ruisseau; soutenu par le 5e et le 18e, il se porta en avant, et donna à toute l'armée le moyen de déboucher et de se former. L'ennemi tenta à deux reprises de nous rejeter sur le ruisseau au moyen de sa cavalerie, mais sans succès; et, enfin, il se décida à la retraite par la route d'Ottochatz.

Telle fut la bataille de Gospich, où nous combattîmes pendant deux jours avec une grande infériorité de nombre, dans les localités les plus difficiles. Nous fûmes complétement victorieux, grâce à la grande valeur des troupes. Pendant les mêmes journées, les 21 et 22 mai, se livrait sur la rive gauche du Danube, le terrible combat d'Essling. Le 23, nous entrâmes à Gospich par le pont de la route d'Ottochatz. Toute la population avait abandonné la ville: quelques officiers d'administration seuls étaient restés; je leur remis une trentaine de blessés incapables de supporter même le mouvement du brancard, et je pris les moyens nécessaires pour assurer le départ de tous les autres.

Les hommes légèrement blessés à la partie supérieure du corps continuèrent la route à pied. Ceux plus maltraités, qui ne pouvaient pas marcher, mais qui pouvaient monter à cheval, furent placés sur des chevaux de bât, dont les charges de vivres ou de munitions avaient été consommées; quant aux autres blessés, on les plaça sur des brancards, portés par les prisonniers qui se relayaient à tour de rôle. Aucun blessé, excepté ceux en très-petit nombre dont le transport, de quelque manière qu'il fût exécuté, eût occasionné la mort, ne fut abandonné; ils suivirent l'armée, et furent déposés dans les hôpitaux de Fiume à leur arrivée dans cette ville.

Le 24, je continuai mon mouvement sur Ottochatz, et, le 25, nous arrivâmes devant cette ville. Elle est environnée d'eau et de marais, et la route la traverse. Les ponts étant coupés, l'arrière-garde ennemie y était encore. Une communication praticable donnait les moyens de la tourner par la droite. L'ennemi, qui le savait, plaça un corps de troupes appuyé aux marais et aux montagnes pour barrer cette communication. Je le fis attaquer par le général Delzons avec les 8e et 23e. L'ennemi fut battu et culbuté, mais le général Delzons fut blessé.

Arrivé sur les hauteurs d'où on apercevait la grande route, nous vîmes sept à huit mille hommes avec l'artillerie et les bagages. Le général Montrichard avait l'ordre de suivre mon mouvement: s'il fût arrivé sans retard, comme il l'aurait dû, nous serions descendus des montagnes et nous aurions achevé la destruction de ce corps d'armée; mais je n'osai me commettre avec aussi peu de forces. Ce malheureux Montrichard ne pouvait jamais marcher ni rien terminer: sans un seul ennemi devant lui, et couvert par des lacs et des marais, il avait perdu son temps à manoeuvrer. Sans son incroyable incapacité, un brillant succès aurait terminé cette campagne d'une manière éclatante.

Arrivé à l'embranchement des routes de Croatie et de Fiume, l'armée ennemie se dirigea sur Carlstadt et alla rejoindre le général Giulay, auquel j'eus plus tard affaire en Styrie. Je me dirigeai par Segna sur Fiume et Laibach. De ce moment nous n'eûmes plus d'ennemis en présence. En quatorze jours d'opérations, j'avais livré une bataille et trois combats; l'ennemi était affaibli de six à sept mille hommes tués, blessés ou pris, et j'avais prouvé que mes soldats étaient aussi vaillants et aussi braves qu'instruits et vigoureux.

Cette petite armée, prise dans les hôpitaux, et, si j'ose le dire, dans les charniers de la Dalmatie, était devenue une troupe d'élite. C'est avec cette réputation que, plus tard, elle vint prendre place dans les rangs de la grande armée à Wagram. Au surplus, je puis, sans m'écarter de la vérité, dire ici que toutes les troupes que j'ai commandées, même à la fin de nos désastres, ont toujours été bonnes. Pour les rendre telles en France, il faut seulement s'en occuper, et, dans les circonstances difficiles, montrer l'exemple. Cette conduite est le plus éloquent de tous les discours.

Arrivé au col de Segna, la vue de la mer produisit sur tous les soldats une agréable surprise. On se sentait hors de peine, et nous avions devant nous des récompenses à espérer, mais aussi bien d'autres travaux à exécuter. Cette petite armée avait un feu sacré que rien n'a jamais pu éteindre.

De Fiume, j'écrivis au provéditeur de la Dalmatie pour lui faire connaître le résultat de la courte campagne que nous venions de faire. Cette nouvelle fit un effet prodigieux dans la province, et les Dalmates, qui dans leurs chants habituels célèbrent la gloire à l'imitation des anciens bardes, se hâtèrent de composer des chansons qui sont devenues nationales; ils les chantent encore aujourd'hui, et nos actions et nos noms y sont consacrés.

Tous les Dalmates qui m'avaient accompagné retournèrent chez eux et y furent reçus en triomphe. Je n'oubliai pas d'écrire au provincial des franciscains pour lui témoigner ma satisfaction de la conduite de ses moines: c'est à eux que nous avions dû la profonde tranquillité dont la province avait joui pendant tout ce temps.




CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS

RELATIFS AU LIVRE ONZIÈME.




CLAUSEL À MARMONT.

«Raguse, 7 janvier 1808.



«Mon général, les sénateurs s'assemblent souvent depuis mon arrivée. J'ai reçu d'eux deux lettres que j'ai l'honneur de vous transmettre. La dernière contient des doléances, des griefs, et ressemble assez à un petit manifeste. Ce matin, j'ai dit au minor Contiglio que je les engageais à s'occuper à l'avenir, et seulement, des affaires administratives, intérieures et municipales, et, pour tout le reste, d'attendre les événements.

«Il est vrai que le pavillon italien est arboré: c'est d'après mon ordre, celui de Saint-Blaise n'étant déjà plus lorsque je suis arrivé.

«Les sénateurs font ce qu'ils peuvent pour empêcher que les bâtiments de commerce ne prennent le pavillon italien. Je fais ce que je dois pour qu'ils l'arborent tous.

«Les autres plaintes sont sans fondement et sans preuves.

«Le sénat députe M. Caboga vers Sa Majesté l'Empereur. Je ne puis permettre son départ qu'autant que vous l'autoriserez, et je ne permets plus qu'on s'assemble pour de pareilles députations sans votre assentiment. Il y a un envoyé à Paris; pourquoi ne pas s'en servir?

«Les sénateurs craignent la perte de leur puissance; ils ont pour eux raison; car la majeure partie est et sera bien misérable, puisque les concussions, les dettes, etc., etc., ne pourront plus se faire impunément.

«Je partirai demain pour Cattaro, et je ferai mettre les dispositions de votre arrêté à exécution. Les bâtiments, dont la prise n'aura pas été jugée légale, et ceux pris depuis la paix de Tilsitt, seront bientôt remis aux anciens propriétaires.

«Le sénat va vous envoyer un député pour obtenir la permission de faire partir Caboga pour Paris. Le choix, comme vous le voyez, pouvait être meilleur, quoique pas plus utile.

«Le sénat, qui a réfléchi tout le jour et délibéré, me fait prévenir qu'il écrit aux comtes pour savoir ce qu'ils pourront fournir en marins pour la levée demandée.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Paris, le 20 janvier 1808



«Monsieur le général Marmont, votre aide de camp m'apporte votre lettre du 9 janvier.--J'ai déjà écrit depuis longtemps à Sébastiani pour que la Porte prenne des mesures telles, qu'en cas de siége de Corfou vous ayez passage pour un corps de huit mille hommes, qui se rendrait à Butrinto. J'ai à Corfou des moyens de transport, et votre armée, que vous pourriez porter jusqu'à douze mille hommes, et qui serait composée de trois divisions, passerait en peu de jours à Corfou pour se joindre à la garnison et jeter les Anglais dans la mer.--La Porte a ordonné également que des Tartares fussent placés depuis Butrinto jusqu'à Cattaro pour que les officiers venant de Corfou arrivent rapidement aux bouches, et que, de même, non-seulement les officiers que vous expédierez puissent faire ce trajet avec la même rapidité, mais encore pour que quelques envois de poudre, que vous pourrez faire passer par terre, soient protégés. Commencez par expédier par terre cinquante mulets chargés de poudre, chaque mulet portant deux barils, ce qui fera un total de cent barils ou dix milliers. Moyennant vos négociations de Scutari et de Bérat, vous pourrez facilement obtenir le libre passage. Écrivez à cet effet.--Faites également partir plusieurs petits bateaux chargés de poudre, qui iront le long des côtes, et réussiront à passer à Corfou à travers la croisière ennemie. Il est probable que, sur cinq bateaux, chargés de trois milliers de poudre chacun, il en arrivera trois ou quatre. Si vous aviez moyen de faire passer aussi quelques affûts, soit de siége, soit de côte, soit de place, faites-le: il paraît qu'ils en ont besoin.--Envoyez régulièrement, au moins tous les quinze jours, un de vos officiers à Corfou. Que le général César Berthier vous en envoie un des siens aussi tous les quinze jours. Par ce moyen, vous aurez toutes les semaines des nouvelles de Corfou, et cette grande quantité d'officiers, passant et repassant, prendra une connaissance parfaite des localités.--J'approuve fort l'envoi d'un agent à Bérat. Il faut connaître à fond cette route, dont le détail, lieue par lieue, m'intéresserait beaucoup.--Je ne conçois pas ce que vous me dites que la Dalmatie ne peut pas fournir de chevaux; elle en fournissait plusieurs milliers aux Vénitiens.--Tenez un agent près l'évêque des Monténégrins, et tâchez de vous concilier cet homme.--J'ai, je crois, un consul à Scutari; mais il ne m'écrit pas souvent. Exigez qu'il vous écrive tous les jours. Envoyez-moi des renseignements sur les golfes de Durazzo et de la Vallona. Des bricks ou même des frégates peuvent-elles y entrer? Comme vous êtes le maître d'y envoyer des ingénieurs et des marins, envoyez-y; recueillez les renseignements que des gens du pays pourraient vous fournir, et faites-moi passer des croquis et des mémoires qui me fassent bien connaître ce que c'est que ces deux golfes.--Je suppose que, dans le cas où une escadre de douze ou quinze vaisseaux arriverait à Corfou ou à Raguse, les mesures sont prises pour la mettre à l'abri de forces supérieures. Répondez-moi cependant sur cette question.--Je vois avec plaisir que vous n'avez pas de malades.--J'ai ordonné au vice-roi de vous envoyer encore deux mille hommes pour renforcer vos cadres.--Le ministre de la guerre m'a fait connaître que vous demandiez le général Montrichard; il est parti pour prendre service sous vos ordres.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Paris, le 9 février 1808.



«Monsieur le général Marmont, je reçois votre état de situation du 15 janvier. Comment arrive-t-il que vous ne me parlez jamais des Monténégrins? Il ne faut pas avoir le caractère roide; il faut envoyer des agents parmi eux, et vous concilier les meneurs de ces pays.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Paris, le 10 février 1808.



«Monsieur le général Marmont, la conduite que tiennent les Ragusains est inconcevable. Mon consul David a dû vous faire connaître que le prétendu sénat de Raguse avait écrit et envoyé des présents au pacha de Bosnie On m'écrit la même chose de Constantinople. Faites arrêter trois des principaux membres, et faites saisir les registres de ce sénat. Faites-leur bien connaître que le premier qui tiendra une correspondance avec l'étranger sera considéré comme traître et passé par les armes.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Paris, le 18 février 1808.



«Monsieur le général Marmont, je reçois votre lettre du 1er février. J'approuve ce que vous avez fait relativement au sénat de Raguse; mais, ce qui est le mieux, c'est que vous envoyiez en surveillance dix des principaux membres à Venise et à Milan, afin de préserver ces malheureux d'excès qui pourraient les conduire à l'échafaud.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 7 mars 1808.



«Général, il a été rendu compte à Sa Majesté que, d'après les ordres que vous aviez donnés, le payeur de la guerre du royaume d'Italie, qui se trouve à l'armée que vous commandez, avait été contraint de prélever, sur les fonds qui lui avaient été faits pour les dépenses de la solde et des masses des troupes italiennes, une somme de quatre cent soixante-treize mille deux cent quatre-vingt-deux francs pour les dépenses de l'artillerie, du génie, des approvisionnements, et dépenses diverses.

«Sa Majesté m'a ordonné de faire connaître à Votre Excellence qu'elle désapprouvait les mesures que vous avez prises dans cette circonstance. Elle m'a chargé de vous prévenir que les fonds pour les travaux de l'artillerie, du génie, et pour les approvisionnements de siége ayant été déterminés par les décrets de S. A. I. le prince vice-roi d'Italie, on ne pouvait, en aucune manière les outre-passer, avant d'avoir pris de nouveaux ordres.

«L'Empereur, qui porte un oeil attentif sur toutes les dépenses de ses armées, a remarqué que celles de l'armée de Dalmatie étaient considérables, et que cette armée coûtait plus qu'une autre qui aurait le double de sa force.

«Sa Majesté veut que l'administration de l'armée que vous commandez, général, soit plus régulière, et qu'en aucune manière il ne soit fait de violation de caisse.

«En transmettant à Votre Excellence les ordres de l'Empereur, je la prie de vouloir bien prendre toutes les mesures nécessaires pour qu'ils reçoivent leur prompte et entière exécution.

«Je la prie aussi de m'accuser la réception de cette dépêche.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Paris, le 20 mars 1808.



«Monsieur le général Marmont, j'ai vu avec peine ce qui est arrivé à l'île de Lurin-Grande le 24 février. Je conviens que cette île est trop éloignée pour y mettre des Français. Mais pourquoi n'y mettriez-vous pas quatre-vingts ou cent Dalmates qui empêcheraient aux vaisseaux et frégates d'y débarquer et d'insulter les habitants? Il faut que les Français et les Italiens proprement dits soient toujours réunis, mais les Dalmates peuvent être disséminés dans les îles. Envoyez-y des fusils pour armer des gardes nationales qui seconderont les Dalmates, et deux pièces de canon de fer de six, ce qui sera un armement suffisant pour mettre ces îles à l'abri d'une insulte.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 28 mars 1808.



«Je vous adresse, monsieur le général Marmont, une lettre que j'ai reçue hier soir, qui m'a été envoyée pour vous. J'ai voulu vous l'adresser par une occasion sûre; j'ai voulu en profiter pour vous faire agréer mes compliments sur la nomination que je présume qu'elle renferme, puisque les lettres que je reçois en même temps de Paris m'annoncent que Sa Majesté vous a nommé duc de Raguse. J'espère que vous me connaissez assez pour être bien persuadé que, parmi tous les compliments que vous recevrez, aucuns ne seront plus sincères que les miens.»


MARMONT À NAPOLÉON.

«Zara, 30 mars 1808.



«Sire, j'ai reçu, il y a deux jours, une lettre du ministre de la guerre, qui m'exprime le mécontentement de Votre Majesté sur diverses dispositions de fonds italiens et sur l'administration de l'armée de Dalmatie. Comme l'objet de tous mes efforts est de remplir les intentions de Votre Majesté et de justifier ses bontés, je suis profondément affligé des reproches qui me sont faits.

«J'ai adressé au ministre un récit pur et simple de l'état des choses, et j'ose dire qu'il fait disparaître jusqu'aux prétextes de la plus légère accusation.

«Éloigné de Votre Majesté depuis près de trois ans, privé du bonheur de faire la guerre, lorsque presque toute l'armée combattait sous vos yeux, je ne trouvais de consolation, dans mon cruel éloignement et ma douloureuse inaction, que dans la pensée où j'étais que je faisais, dans le poste obscur qui m'était assigné, tout ce qui dépendait de moi, pour le meilleur service de Votre Majesté, et rien ne pourrait m'être plus pénible que de perdre l'espoir de la convaincre que toutes mes actions ont tendu uniquement vers ce but.»


MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.

«30 mars 1808.



«Je viens de recevoir la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 7 mars, et qui m'exprime le mécontentement de Sa Majesté sur les dispositions qui ont été faites sur les fonds italiens.--Je crois que le récit pur et simple doit suffire pour me justifier, et je vous supplie de mettre ma lettre sous les yeux de Sa Majesté.

«Depuis l'entrée des Français en Dalmatie jusqu'au mois de mai, il n'a jamais été donné un sol par le gouvernement italien pour le service de l'artillerie en Dalmatie. Cependant Zara n'avait aucune espèce d'armement, et il a fallu tout faire, tout construire; et, malgré des dépenses considérables, cette place n'a pas encore l'armement convenable. Puisque ce n'est qu'au mois de juin 1807 que les fonds mensuels ont commencé à être faits, il a bien fallu trouver un moyen de payer les travaux qui avaient été exécutés pendant les seize mois précédents.

«Les travaux des fortifications, exécutés antérieurement à mon arrivée, ou postérieurement, dans les forts de Lésina, Sebenico et de Knim, ont été conformes aux dispositions que Sa Majesté avait arrêtées, et dont le directeur du génie avait connaissance. L'exécution de ces travaux a rendu l'armement nécessaire; et, comme l'artillerie n'avait pas de fonds, il a fallu l'en pourvoir. Voilà pour les travaux de l'artillerie en Dalmatie.

«Le 2 août 1806, le prince Eugène m'écrivait une lettre dont voici quelques extraits:

«Sa Majesté me charge de vous écrire que son intention n'est pas qu'on évacue Raguse; que vous devez faire fortifier ses hauteurs.»--Il m'écrivit, le 26 juillet: «L'Empereur me charge de vous écrire qu'il met infiniment d'importance à la position de Stagno; que vous devez ordonner au général Poitevin de tracer un bon fort à cette position, et d'y faire travailler promptement. L'Empereur veut que ce fort coupe la presqu'île de Sabioncello, de manière, etc., etc.; que vous devez faire faire un fort à Santa-Croce, un fort dans l'île de la Croma.»--Il m'écrivit, le 8 septembre: «Sa Majesté me charge de vous écrire de faire travailler nuit et jour aux fortifications de Raguse et de Stagno.»

«Le prince de Neufchâtel m'écrivait, le 8 juillet 1807: «Raguse doit définitivement rester réunie à la Dalmatie; vous devez donc faire continuer les fortifications et les mettre dans le meilleur état.»

«Les intentions de Sa Majesté étaient bien formelles, bien manifestées; et, malgré ma demande et mes sollicitations, il n'a jamais été fait, en l'an 1806, pour les fortifications dans l'État de Raguse, que soixante-dix-sept mille francs, dont six ou sept mille étaient déjà dépensés à mon arrivée, et dix-neuf mille trois cents francs seulement depuis le 1er janvier 1807 jusqu'à ce moment, quoiqu'il fallût plus de trois cent mille francs pour exécuter (quoique d'une manière provisoire), les ordres qui m'étaient donnés.

«J'ai pris possession des places des Bouches. Il fallait armer la côte; il fallait mettre en ordre Cattaro. On n'a fait aucune espèce de fonds pour cet objet, quoi que j'aie pu demander et dire. Cependant les travaux étaient urgents. Il y a peu de jours que Sa Majesté me faisait l'honneur de m'écrire: «Je suppose que dans le cas où une escadre de douze à quinze vaisseaux arriverait à Cattaro ou à Raguse, les mesures sont prises pour la mettre à l'abri de forces supérieures. Répondez-moi cependant sur cette question.»

«J'ai cru devoir, par suite de cette lettre, augmenter les dispositions défensives des rades de Raguse et de Castelnovo, et on les exécute en ce moment. Voilà pour les travaux du génie.

«En résultat, on n'a fait, jusqu'au mois de juin 1807, aucuns fonds pour les travaux de l'artillerie en Dalmatie, et, jusqu'à ce moment, il n'a pas encore été fait pour l'État de Raguse et de l'Albanie le quart des fonds qui étaient nécessaires au génie pour exécuter les travaux d'urgence qui étaient ordonnés d'une manière pressante. Il fallait cependant pourvoir aux dépenses des uns et des autres.

«Pendant la guerre avec les Russes, nos communications étaient entièrement interceptées dans nos canaux. Les troupes ne pouvaient donc suivre que la communication par terre. Or cette communication est rendue difficile par la Narenta et la Cettina, deux rivières fortes et sur lesquelles il n'y avait aucun moyen de passage organisé; il a fallu y faire construire des ponts de bateaux; et sans doute j'aurais été inexcusable si, dans le cas du siége de Raguse, je n'avais pu aller à son secours faute de pouvoir passer ces rivières. L'exemple de la marche du général Molitor ne peut être présenté en opposition avec ce que je dois attendre. Il est arrivé à Spalatro, à Stagno par mer, et il n'aurait jamais pu secourir Raguse si les Russes eussent alors occupé les canaux, comme ils l'ont fait depuis, et dont ils ne sont jamais sortis pendant 1807 jusqu'à la paix.

«À l'égard des approvisionnements de siége, puisqu'on avait fait un bon fort à Lésina, puisqu'on avait mis en très-bon état de défense Stagno, puisqu'on avait fortifié Knim et que je devais être en garde contre l'Autriche, que Lésina pouvait être bloqué, comme il l'a été en effet pendant six mois de suite, il fallait bien y mettre des approvisionnements pour les garnisons qui devaient les défendre.

«À l'égard de ce que Votre Excellence ajoute que Sa Majesté trouve que l'armée de Dalmatie coûte plus qu'une autre qui aurait le double de sa force, je désirerais que Sa Majesté daignât motiver son opinion. J'ai la conscience que, dans aucune armée, il n'y a plus d'ordre que dans celle-ci, parce que je me suis occupé avec soin de surveiller toutes les parties de l'administration; et, à cet égard, je n'ai que des témoignages de satisfaction à donner à l'ordonnateur en chef Aubemon. Si Sa Majesté veut se faire représenter les marchés qui étaient passés avant mon arrivée et ceux qui ont été faits postérieurement, elle s'assurera que l'administration est arrivée progressivement à être plus économique de trente pour cent environ.

«Lorsque je suis arrivé, au mois de juillet 1806, la viande coûtait à l'État trente quatre centimes la ration: elle est aujourd'hui à vingt-deux centimes trois quarts.--De mauvais pain, à la même époque, était à quarante et un centimes la ration, et aujourd'hui d'excellent pain coûte vingt-sept à vingt-huit centimes. Les fournitures extraordinaires sont payées en argent aux corps, sur revues et comme solde, au pris de quinze centimes, fixées par Sa Majesté, et on ne perd jamais une occasion de réduire les prix, quand la chose est possible.

«Les seules dépenses qui ont été un peu fortes ont été les transports par mer, que j'avais cru pouvoir ordonner pour soulager les conscrits venant d'Italie, fatigués, exténués par une route pénible et affaiblis par les longues maladies qu'ils ont éprouvées cet été: cette dépense, à l'avenir, n'aura plus lieu.

«Une autre dépense qui peut paraître considérable, et qui vous a été soumise, est celle qui a rapport aux officiers envoyés à Constantinople, aux officiers et aux courriers envoyés à la grande armée pendant 1807, aux canonniers mis en marche pour Constantinople, aux officiers envoyés dans toute la Turquie pour faire des itinéraires et des reconnaissances; mais cette dépense ne pouvait pas être moindre, et tous ces mouvements ont été précisément ordonnés, et l'état qui a été adressé à Votre Excellence porte l'indication des individus qui ont été chargés de cette mission et des dépenses qu'a occasionnées chacune d'elles.

«Je n'ai jamais eu ni traitement extraordinaire, ni fonds à ma disposition, et l'argent pour ces dépenses n'a pu être pris que purement et simplement dans la caisse de l'armée, au surplus, légitimement, puisque j'y étais autorisé par une lettre du prince de Neufchâtel dont j'ai eu l'honneur de vous envoyer copie.

«Il n'y a eu de violation de caisse, à l'armée de Dalmatie, qu'à la fin de l'été 1806; alors l'administration de l'armée de Dalmatie dépendait de celle d'Italie; on ne faisait aucune espèce de disposition de fonds, ce qui faisait manquer tous les services à la fois et qui jetait partout un désordre épouvantable.

«Depuis quinze ou seize mois que le ministre Dejean fait les fonds directement, tout marche avec ordre et régularité, parce qu'il prévoit tous nos besoins et qu'il y pourvoit.

«Je désire vivement que Sa Majesté se fasse rendre un compte détaillé de l'administration de l'armée de Dalmatie; j'ose croire qu'elle aura lieu d'en être satisfaite; et, si elle daigne remarquer que, par suite de cette bonne administration, elle n'a jamais eu plus de sept cents malades à la fois à l'hôpital, et que la mortalité a été presque nulle, quoique neuf mille hommes aient passé à l'hôpital pendant l'année, elle trouvera que les dispositions ont été bien ordonnées, que la surveillance a été constante, et que nous avons fait la première de toutes les économies, celle des hommes.

«Au surplus, comme le premier but que je me propose, le plus ardent de tous mes désirs, est de suivre précisément les intentions de Sa Majesté, je vous supplie de me dire quelle conduite je dois tenir à l'avenir, lorsque les ordres que je recevrai ne seront pas d'accord avec les moyens d'exécution.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Bayonne, 8 mai 1808.



«Monsieur le général Marmont, la solde de l'armée de Dalmatie est arriérée parce que vous avez distrait quatre cent mille francs de la caisse du payeur pour d'autres dépenses. Cela ne peut marcher ainsi. Le payeur a eu très-grand tort d'avoir obtempéré à vos ordres. Comme c'est le Trésor qui paye ces dépenses, ce service ne peut marcher avec cette irrégularité. Vous n'avez pas le droit, sous aucun prétexte, de forcer la caisse. Vous devez demander des crédits au ministre; s'il ne vous les accorde pas, vous ne devez pas faire ces dépenses.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Bayonne, 16 mai 1808.



«Monsieur le général Marmont, il y a beaucoup de désordres dans l'administration de mon armée de Dalmatie. Vous avez autorisé une violation de caisse de près de quatre cent mille francs. Cependant le crédit mis à votre disposition pour les travaux du génie et de l'artillerie était de quatre cent mille francs. C'est une somme considérable. Comment n'a-t-elle pas suffi? La Dalmatie me coûte immensément; il n'y a aucune régularité, et tout cela met dans les finances un désordre auquel on n'est plus accoutumé. Le payeur est responsable de toutes ces sommes; j'ai ordonné son rappel; il faut se dépêcher d'envoyer tous les papiers qui pourront établir ses comptes. Mais tout cela ne justifie pas la dépense. Vous n'avez pas le droit de disposer d'un sol que le ministre ne l'ait mis à votre disposition. Quand vous avez besoin d'un crédit, il faut le demander.»


MARMONT À NAPOLÉON.

«5 juin 1808.



«Sire, j'ai reçu hier au soir la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 16 mai. J'ai trop souvent éprouvé la bonté de Votre Majesté pour ne pas recourir avec confiance à son indulgence, si le reproche qu'elle fait du désordre à l'administration de l'armée de Dalmatie était fondé; mais, comme je crois être certain que cette administration ne mérite pas de blâme, je supplie Votre Majesté de suspendre son opinion. Elle aura bientôt, pour la fixer, le rapport de M. Firino, qui possède sa confiance. Il a vu avec détail tous nos établissements. Je souscris d'avance au rapport qu'il doit avoir l'honneur de vous adresser. Ce rapport comprendra toutes les branches de l'administration: ainsi il présentera à Votre Majesté le tableau complet de la situation des choses depuis l'entrée des Français en Dalmatie.

«Votre Majesté remarquera qu'à mon arrivée à cette armée tout était désordre, confusion et misère; que l'ordre date seulement des premiers mois de mon commandement; et qu'en réduisant successivement le prix des fournitures faites à l'armée de trente pour cent nous avons toujours marché d'amélioration en amélioration. Je ne m'étendrai pas davantage sur l'administration générale. La diminution d'un tiers du prix des fournitures, la santé et le bien-être des troupes, sont des faits qui parlent assez d'eux-mêmes. Je demanderai seulement à Votre Majesté la permission d'entrer dans quelques détails sur l'emploi des fonds qui, d'abord, auraient été destinés à la solde; et je les distinguerai en fonds français, fonds italiens, et par année.

«Je commencerai d'abord par prier Votre Majesté d'observer qu'il n'y a eu de violation de caisse qu'à mon arrivée à l'armée, c'est-à-dire il y a deux ans. À cette époque, tous les services se trouvaient abandonnés, les hôpitaux encombrés, et l'administrateur de l'armée d'Italie, qui alors était chargé de l'administration de la troupe, n'avait fait aucuns fonds. Il fallait cependant pourvoir à ses besoins: il fallait soigner trois mille cinq cents malades, et assurer la subsistance des troupes.

«L'Empereur acceptera qu'il faut faire vivre la troupe avant de la payer; et, lorsqu'il y a impossibilité de le faire autrement qu'avec de l'argent comptant, lorsque l'on est à six cents lieues de l'autorité, il faut bien pourvoir aux premiers besoins par quelque moyen qu'il soit. Ces violations de caisse se sont élevées, pendant trois mois environ, à la somme de trois cent trente mille francs. Les comptes ont été envoyés au ministre: la dépense est légitime, parce qu'elle a été faite pour l'entretien des troupes, d'après les bases fixées par les règlements.

«Si les fonds n'ont pas été faits d'avance, la faute en est à l'administrateur de l'année d'Italie. Le ministre a eu immédiatement connaissance des dispositions que les circonstances avaient rendues indispensablement nécessaires: c'était à lui à y remédier.

«Postérieurement à cette époque, il n'y a eu aucune violation de caisse, parce que le ministre, qui a pris alors connaissance de nos besoins, a fait régulièrement les fonds convenables.

«Cette somme de trois cent trente mille francs, dont l'emploi irrégulier est au moins le plus légitime possible, forme la plus grande partie du déficit de la caisse française, le reste va être expliqué d'une manière aussi naturelle.

«J'ai reçu à différentes reprises l'ordre de Votre Majesté d'envoyer des officiers en Turquie, ensuite des canonniers, des courriers à Constantinople. À la paix, sous divers prétextes, j'ai dû faire voyager et résider auprès du pacha des officiers pour étudier et connaître le pays. Les ordres devaient être exécutés sans retard, sans délai. Et où prendre les fonds, si ce n'est dans la caisse du payeur? J'aurais été coupable si j'eusse retardé d'un moment l'exécution des ordres de Votre Majesté. Ainsi ses ordres justifient suffisamment la légitimité de la dépense.

«Mais ces dépenses sont régulières, car, lorsque je reçus les premiers ordres de Votre Majesté, j'écrivis au prince de Neufchâtel, alors ministre de la guerre, de mettre à ma disposition les fonds nécessaires pour l'exécution de ces mêmes ordres; il me répondit que je pouvais prendre dans la caisse du payeur les sommes nécessaires, lui en envoyer l'état, et qu'il régulariserait ces dépenses par des fonds spéciaux.--Cette formalité a été rigoureusement remplie; les états des avances mentionnées ont été adressés au ministre, avec l'inventaire des noms des officiers, de leurs destinations, des sommes qu'ils ont reçues, etc., etc. Le ministre possède tous ces documents, mais n'a pas fait de fonds; je ne saurais être coupable de cette omission. C'est sur la copie de la lettre du ministre que le payeur a fait les avances, et ce titre semblait devoir être réputable pour lui. S'il n'y eût pas déféré, aucun des ordres de Votre Majesté n'aurait pu être exécuté. Ces dépenses ont été faites pendant l'année 1807.

«À la paix de Tilsitt, j'ai dû prendre possession des bouches de Cattaro. Les Russes avaient fait travailler à Castelnovo. J'ai trouvé cette place en bon état de défense, et nous n'y avons rien fait. Mais ils avaient abandonné Cattaro, et il y avait quelques travaux, quoique peu chers, mais urgents à exécuter; j'ai fait avancer quelque argent pour cet objet sur les fonds qu'il était probable que le génie recevrait pour cette place. J'ai fait des demandes, on n'y a pas fait droit, et la caisse française se trouve à découvert à cette occasion de quelque argent.

«Pendant les mois qui viennent de s'écouler, Votre Majesté m'a donné successivement divers ordres que j'ai exécutés ponctuellement, leur exécution était pressante, et pour lesquels il n'a été fait aucuns fonds. Ainsi, par exemple, j'ai reçu l'ordre d'envoyer par terre de la poudre à Corfou; les dix milliers que j'ai fait transporter ont coûté dix-huit mille francs, somme énorme, sans doute, mais nécessaire, parce que telle est la nature des choses. L'officier qui a conduit ce convoi a eu des difficultés inouïes à surmonter, et il a fallu une patience, un courage et une persévérance dignes des plus grands éloges pour qu'il pût réussir dans sa mission, malgré l'argent qu'il a dépensé. J'ai envoyé de la poudre par lui, il a fallu fréter un bâtiment; cependant, si j'eusse différé et que Corfou eût été attaqué, quels reproches n'eussé-je pas mérités! Et où prendre l'argent nécessaire si ce n'est dans le trésor de l'armée?

«Votre Majesté m'a écrit qu'il était possible qu'une armée nouvelle vînt, soit aux Bouches, soit à Raguse, et que sans doute elle y trouverait sûreté et protection. Jusqu'ici nous avions eu seulement dans nos travaux la défense des terres. La situation des choses changeant, il a fallu de nouvelles batteries et de l'argent pour les construire. Les localités ne sont pas telles ici, qu'on puisse remettre aux derniers jours à exécuter de semblables travaux, attendu que, quelque moyen qu'on emploie, il faut du temps, vu l'escarpement des rochers; et quels regrets n'eussé-je pas éprouvés si, faute de prévoyance, j'eusse compromis le sort d'une de nos flottes! Les dépenses de ces batteries ont été réduites autant que possible; mais le génie, n'ayant point de fonds, la caisse française en a fait l'avance.

«En exécution des ordres du ministre, de donner aux Russes tous les secours qu'ils demanderaient, j'ai fait donner quelque argent à plusieurs reprises à un officier russe, qui commande deux bâtiments de guerre stationnés dans les Bouches, depuis huit mois, et imputé sur la solde de son emploi. Agissant ainsi, j'ai cru suivre les intentions de Votre Majesté; et le ministre, qui me les avait notifiées, n'a fait aucuns fonds, ni pour faire face à cette dépense lorsqu'elle pourrait avoir lieu, ni pour la rembourser, quoiqu'il fût instruit qu'elle ait été faite!

«Quoique je n'aie pas, en ce moment, entre les mains les documents qui peuvent me donner les moyens de fournir à Votre Majesté un état détaillé des fonds, je puis assurer que l'exposé ci-dessus est exact.

«Sire, il en résulte qu'en 1806 les violations de caisse ont été nécessitées par le besoin de faire vivre l'armée et d'entretenir les hôpitaux, attendu qu'il n'avait pas été fait des fonds convenables pour ces services;

«Qu'en l'an 1807 et 1808 il n'a pas été donné un sol irrégulièrement par l'administration de l'armée, et que les dépenses ont été toujours en diminuant jusqu'à environ trente pour cent;

«Qu'en l'an 1807 il a été fait une avance d'environ cent cinquante mille francs pour des dispositions qui m'ont été spécialement ordonnées, et cela en vertu d'une autorisation du ministre, et que les comptes lui en ont été rendus à différentes époques; qu'il a été avancé une faible somme pour les travaux urgents de Cattaro;

«Enfin qu'en l'an 1808 il a été avancé l'argent nécessaire pour le transport des munitions à Corfou, qui m'avait été ordonné, ainsi que l'établissement d'une bonne défense maritime à Raguse et aux Bouches.

«Quant aux fonds italiens, voici à quelle occasion ils ont été employés.

«Lors du commencement de la guerre avec la Prusse, j'ai reçu l'ordre de faire travailler jour et nuit, de fortifier Raguse de manière à la mettre à l'abri d'attaque. Malgré cela, il ne fut fait pour cette place que soixante-dix et quelques mille francs, lorsqu'il en fallait le triple pour établir une défense provisoire. Cependant les circonstances étaient pressantes; la situation de l'Autriche était équivoque; la guerre pouvait éclater avec cette puissance; et, forcé de rester en Dalmatie, je pouvais me trouver dans l'impossibilité d'aller promptement au secours de Raguse, qui pouvait être attaquée par les Russes et par l'expédition de M. de Bellegarde.--Il fallait donc donner à Raguse tous les moyens qui dépendaient de moi pour résister le plus longtemps possible. Mes demandes d'argent étaient infructueuses à Milan. Devais-je donc, seul, isolé, hésiter à donner des secours pour ces travaux lorsqu'il s'agissait de la conservation d'une place à laquelle Votre Majesté attache de l'importance; lorsqu'il s'agissait de plus encore, de l'honneur des troupes françaises?

«Les mêmes motifs qui m'ont fait donner de l'argent pour les travaux du génie à Raguse m'en ont fait donner pour les travaux en Dalmatie. Je ne sais par quelle raison on lui a si longtemps refusé tout secours. Depuis l'entrée des Français jusqu'au mois de juin 1807, c'est-à-dire pendant quinze mois, quelque chose que j'aie écrit, il n'a pas été accordé un sol pour ces travaux dans cette province.

«Je supplie Votre Majesté de considérer ce que je devais faire lorsque les événements pouvaient me réduire à défendre Zara. Fallait-il laisser cette place désarmée? Fallait-il, par une coupable insouciance, trahir mes devoirs envers Votre Majesté, envers l'armée, et être moi-même l'artisan de son déshonneur? Si les trésors italiens ou français n'eussent pu y parvenir, je n'aurais pas hésité à engager tout ce que je possède pour satisfaire au besoin des circonstances et du moment, sûr de la justice et des bontés de Votre Majesté envers ceux qui la servent avec dévouement.

«Sire, l'amour de mes devoirs est la passion qui m'anime dans tous les instants de ma vie; et votre satisfaction de ma conduite est la plus douce récompense que je conçoive et que j'ambitionne. Mon malheur serait à son comble si mes efforts constants n'aboutissaient plus à ce but. Puisque telle est votre volonté, sire, à l'avenir, quels que soient les événements, je m'abstiendrai de faire aucune disposition de fonds qui contrarie celles du trésor public; et, si Votre Majesté trouve convenable de me donner des ordres dont l'exécution exige des dépenses, je la supplie d'ordonner en même temps que les moyens soient mis à ma disposition, soit par des fonds généraux, soit par des fonds spéciaux.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 26 septembre 1808.



«Général, j'ai mis sous les yeux de Sa Majesté les détails qui m'ont été adressés par Votre Excellence relativement à l'emploi des fonds qui avaient été tirés de la caisse du payeur des troupes italiennes pour acquitter les dépenses du génie et de l'artillerie de l'armée que vous commandez.

«Sa Majesté a reconnu que les travaux relatifs au service du génie résultaient des ordres qu'elle a effectivement donnés à Votre Excellence, et qu'ils avaient été commandés par les besoins impérieux de l'armée. Elle a également reconnu que les dépenses que ces travaux ont occasionnées concernaient le royaume d'Italie. En conséquence, elle a ordonné que les dépenses dont il s'agit resteraient à la charge de l'Italie.

«J'ai fait part des intentions de l'Empereur à Son Altesse Impériale le vice-roi, et tout paraît réglé à l'égard de ces dernières dépenses.

«Il ne reste plus, en ce qui a rapport à mon ministère, que les avances pour les dépenses extraordinaires qui ont déjà été faites et les fonds particuliers que Votre Excellence a réclamés pour les dépenses qui pourront être nécessaires à l'avenir.

«L'Empereur, auquel j'en ai rendu compte, ne m'a point encore fait connaître ses intentions.

«Aussitôt que j'aurai reçu la décision de Sa Majesté, je m'empresserai de la communiquer à Votre Excellence.»


NAPOLÉON À MARMONT.

«Saint-Cloud, le 20 octobre 1808.



«Monsieur le général Marmont, indépendamment du compte que vous me rendez, il est nécessaire que vous correspondiez directement avec le ministre de la guerre et que vous lui rendiez compte de toutes les affaires, non par le canal de votre chef d'état-major, mais directement. Dans cette disposition sont compris les rois d'Espagne et de Naples et le vice-roi d'Italie, comme commandant mes armées.»


LE MINISTRE DE LA GUERRE À MARMONT.

«Paris, le 21 octobre 1808.



«Monsieur le duc, c'est par ordre exprès de Sa Majesté Impériale que j'ai l'honneur de prévenir Votre Excellence des intentions de l'Empereur concernant les rapports qui doivent exister dorénavant entre les commandants en chef de ses armées et le ministre de la guerre. Sa Majesté a décidé que Votre Excellence, en qualité de commandant en chef de l'armée de Dalmatie, m'écrirait à l'avenir directement, et non par le canal du chef de l'état-major, pour tous les objets relatifs au service; ce qui n'empêchera point l'état-major de me donner également toutes les explications nécessaires sur les détails et de m'envoyer des rapports comme à l'ordinaire. Sa Majesté me charge, à cette occasion, de faire connaître à Votre Excellence que sa responsabilité ne peut être à couvert qu'autant qu'elle m'aura écrit en ma qualité de ministre de la guerre. L'Empereur ajoute à cette occasion que, quoi que Votre Excellence puisse lui écrire directement, cette responsabilité ne serait point couverte par là, tellement que, dans aucun cas, Votre Excellence ne peut se dispenser d'écrire au ministre, même en écrivant à l'Empereur.

«Ces nouvelles dispositions, qui rendront mes relations avec Votre Excellence plus particulières et plus fréquentes, seront, par cela même, d'autant plus agréables pour moi, et je mettrai toujours de l'empressement à lui en donner des preuves. Je me plais à croire que Votre Excellence voudra bien les envisager de la même manière et apporter aussi, dans nos communications, la confiance qui peut les rendre utiles au bien du service et satisfaisantes pour chacun de nous.»


MARMONT À NAPOLÉON.

«3 janvier 1809.



«Sire, accusé dans mes intentions, traduit devant l'opinion publique dans le journal officiel de Milan, j'ose en appeler à Votre Majesté, et je la supplie de me permettre de lui présenter un narré fidèle des faits.

«Il y a deux ans et demi, Sire, que je suis en Dalmatie, et j'ai eu le temps d'étudier et de connaître les moeurs et le caractère de ses habitants. Il ne m'a pas fallu longtemps pour voir la grande influence dont jouissent les moines franciscains, leur grande autorité et l'importance dont ils sont. Ils desservent la moitié des paroisses de la province, ils sont instruits, tandis que les prêtres séculiers sont d'une ignorance absolue. Le peuple les aime, les estime, et ils méritent ces sentiments par leur conduite envers lui.--Enfin il m'a paru démontré qu'ayant les moines dans vos intérêts, le peuple de la province vous serait toujours fidèle, quelque circonstance qui survînt, et que, au contraire, si les moines avaient une opinion différente et que vous eussiez la guerre avec l'Autriche, la population se soulèverait, et, au lieu de nous donner les secours que nous avons droit d'attendre d'elle, nous causerait beaucoup d'embarras.

«Cette double considération aurait suffi pour me faire traiter avec égards et un soin tout particulier l'ordre des Franciscains, mais elle n'est pas la seule qui m'ait dirigé: tous les chrétiens catholiques de la Bosnie sont desservis par deux couvents de cet ordre; une grande partie de ceux de l'Albanie l'est par des moines semblables, et ils correspondent tous entre eux. Si l'ordre de Saint-François est content en Dalmatie et qu'il soit traité avec égards et soins par la première autorité, celle surtout qui peut avoir action dans les provinces turques limitrophes, les moines de Bosnie et d'Albanie sont alors dans l'espoir d'un heureux avenir; ils vous sont dévoués, et dès lors les chrétiens sont à votre disposition absolue, chose, qu'il ne faut pas se dissimuler, qui n'existerait pas sans cela, attendu que l'Autriche, depuis longtemps, a jeté de profondes racines parmi eux. Enfin les moines franciscains de la Dalmatie me paraissent, pour le moment, le meilleur moyen et le plus sûr pour obtenir de la province tout ce qu'elle doit à son souverain, spécialement sous le rapport de la conscription, pour former une opinion favorable et établir des relations utiles dans toutes les provinces limitrophes de la Turquie.

«D'après ces observations, j'ai cru qu'il était de mon devoir de chercher à faire revenir les moines de l'opinion qu'ils avaient conçue de nous, et j'y suis parvenu. Ces moines sont, je crois, aujourd'hui, par suite de mes démarches, tels que les intérêts de Votre Majesté le commandent; ceux d'une des deux provinces religieuses qui les composent m'ont prié d'être leur protecteur, c'est-à-dire leur patron et leur intercesseur auprès du gouvernement; c'est un usage établi ici de temps immémorial et constamment suivi chez eux, comme chez tous les autres moines, que de s'en choisir ainsi.--C'est un usage qui existe également aujourd'hui encore à Venise et dans presque toutes les villes d'Italie, ainsi que Votre Majesté pourra s'en convaincre en jetant les yeux sur la note ci-jointe, faite de mémoire par des Italiens dignes de foi, pour ce qui regarde l'Italie, et sur mes propres recherches, faites il y a longtemps, pour ce qui concerne la Dalmatie.

«Cependant il paraît que ce témoignage de respect des moines franciscains en Dalmatie a blessé le prince vice-roi; s'il blâme la chose en soi, elle ne devrait plus subsister dans aucune des villes d'Italie et de Dalmatie; s'il ne la blâme qu'en moi, j'ignore à quel titre; car je ne suis pas dans une catégorie particulière. Il semble qu'on voudrait accuser mes intentions lorsque le premier acte que j'ai fait a été de donner à chacun des couvents le portrait de Votre Majesté. On semble m'accuser de sortir de ma place lorsque précisément, il y a quinze jours, ayant découvert par hasard que, selon l'ancien rituel en usage à Venise, on comprenait mon nom dans les prières publiques de toutes les églises de la province, comme commandant de l'armée, j'ai fait écrire circulairement pour le défendre, en motivant cette disposition sur l'inconvenance qu'il y a de prononcer jamais le nom d'un sujet avec celui de son souverain. Enfin, Sire, c'est un homme qui vous porte un attachement et un dévouement sans bornes depuis quinze ans, et qui donnerait jusqu'à la dernière goutte de son sang pour votre personne, qu'on suppose vouloir vous manquer de respect. Sire, si j'étais dans l'erreur, peut-être la pureté de mon coeur et de mes sentiments mériterait-elle quelque ménagement, et peut-être aussi alors vous seul, Sire, devriez-vous être juge si les inconvénients d'une leçon publique donnée à un de vos premiers fonctionnaires, leçon qui doit diminuer la considération dont il jouit, et l'influence qu'il n'emploie que pour voire service, sont balancés par les avantages qu'elle promet.

«J'ai eu toujours, Sire, pour le prince Eugène le respect que je dois à votre auguste famille; je me suis étudié à lui plaire, et je ne puis découvrir ce qui peut lui avoir inspiré des sentiments si peu bienveillants pour moi. Puisqu'ils sont tels, je me tairai envers lui, afin de ne pas les aigrir. Je laisserai mettre dans le Rigio dalmate la rétractation qu'il a ordonnée, afin de ne pas établir une lutte scandaleuse. Mais c'est à Votre Majesté, toujours juste dispensatrice de l'éloge et du blâme, et qui fixe l'opinion du monde, c'est à ses pieds que j'apporte mes réclamations avec respect et soumission.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 27 janvier 1809.



«Je m'empresse de vous annoncer, monsieur le général Marmont, que les affaires d'Espagne sont terminées. Sa Majesté va se rendre bientôt à Paris, et sa garde, ainsi qu'une partie de ses troupes, rétrogradent déjà en ce moment. Je vous envoie les derniers journaux et les bulletins.

«L'Empereur m'écrit de son quartier général de Valladolid, en date du 14 janvier, et me charge de vous envoyer les instructions suivantes:

«La maison d'Autriche fait des mouvements. Le parti de l'impératrice paraît vouloir la guerre; nous sommes toujours au mieux avec la Russie, qui, probablement, ferait cause commune avec nous.

«Si les Autrichiens portaient des forces considérables entre l'Isonzo et la Dalmatie, l'intention de Sa Majesté est que son armée de Dalmatie soit disposée de la manière suivante:

«Le quartier général à Zara avec toute l'artillerie de campagne. Les 8e et 18e d'infanterie légère, les 5e et 11e de ligne pour la première division; les 23e, 60e, 79e, 81e pour la deuxième division, formant, avec les escadrons de cavalerie, l'artillerie et les sapeurs, un total de dix-sept mille hommes.

«Les dispositions pour le reste de la Dalmatie et de l'Albanie seront les suivantes:

«Tous les hôpitaux, que l'armée peut avoir, concentrés à Zara. On laisserait à Cattaro deux officiers du génie, une escouade de quinze sapeurs, une compagnie d'artillerie italienne, une compagnie d'artillerie française, le premier bataillon du 3e léger italien, qui va être porté à huit cent quarante hommes par les renforts qu'on va lui envoyer par mer, et les chasseurs d'Orient, ce qui fait environ douze cents hommes. Un général de brigade commandera à Cattaro. Il devra former un bataillon de Bocquais des plus fidèles pour aider à la défense du pays.

«On laisserait à Raguse un général de brigade, une compagnie d'artillerie française, une compagnie d'artillerie italienne, un bataillon français, le quatrième bataillon du régiment dalmate, deux officiers de génie, et une escouade de quinze sapeurs, ce qui fera à Raguse un total de quatorze à quinze cents hommes.

«Il suffira de laisser à Castelnovo deux cents hommes pour la défense du fort. Il faut s'occuper avec soin d'approvisionner ce fort, Cattaro et Raguse pour six ou huit mois de vivres. Il faudra y réunir également les poudres, boulets et munitions en quantité suffisante pour la défense de ces places pendant le même temps.

«Avec le reste de votre armée, c'est-à-dire avec plus de seize mille hommes, vous prendrez position sur la frontière pour obliger les Autrichiens à vous opposer d'égales forces, et vous manoeuvrerez de manière à opérer votre jonction avec l'armée d'Italie.

«En cas d'échec, vous vous retirerez sur le camp retranché de Zara, derrière lequel vous devez pouvoir tenir un an. Il faut donc, à cet effet, réunir dans cette place une quantité considérable de biscuit, farines, bois, etc., et la munir de poudres, boulets, et tout ce qui sera nécessaire à sa défense.

«Dans le cas contraire, c'est-à-dire dans celui de l'offensive, vous devriez laisser à Zara une compagnie de chacun de vos régiments, composée des hommes malingres et éclopés, mais commandés par de bons officiers; vous laisseriez en outre un régiment pour la garnison de Zara, et, avec le reste, vous prendriez part aux opérations de la campagne. Bien entendu que ce régiment assisterait aux batailles qui seraient données avant la jonction, laquelle une fois opérée, ce régiment rétrograderait pour venir assurer la défense de Zara et de la province.

«Vous laisseriez dès le commencement, à Zara, trois compagnies d'artillerie, un officier supérieur avec quatre officiers du génie, et une compagnie de sapeurs. L'officier général qui resterait en Dalmatie doit organiser, de son côté, un bataillon composé de gens du pays les plus fidèles. L'instruction à donner aux commandants de Zara, Cattaro et de Raguse doit être de défendre le pays autant que possible, mais de se restreindre à la défense des places du moment qu'il y aurait un débarquement et que l'ennemi se présenterait trop en forces. Si les bouches de Cattaro, Raguse et Zara étaient bloquées, ils devraient correspondre avec Ancône et Venise par mer, et ils pourraient être assurés qu'avant huit mois ils seraient dégagés. Il est donc indispensable de munir ces places de poudres, boulets, biscuits, farines et autres approvisionnements. L'intention de Sa Majesté est que les troupes ne soient pas disséminées: elles ne doivent occuper que la pointe de Cattaro, Castelnovo, Raguse et Zara. Dans le cas où l'armée de Dalmatie se porterait en Allemagne, il faut préparer des mines pour faire sauter les châteaux fermés qu'il peut y avoir dans le pays, et qui donneraient de la peine à reprendre quand l'armée rentrera. Les gardes nationales seront suffisantes pour garder la côte pendant tout le temps que l'armée marchera contre l'ennemi, dont les forces, occupées ailleurs, ne pourront d'ailleurs rien tenter de ce côté.

«Ceci est une instruction générale qui doit servir dans tous les temps, quand vous ne recevriez point d'ordre toutes les fois que les courriers seraient interceptés, et que vous verriez les Autrichiens se mettre en hostilité, chose cependant qu'on a peine à croire. Sa Majesté a vu, par vos derniers états, qu'il y a à Raguse et Cattaro quatorze mille quintaux de blé, ce qui fait des vivres pour quatre mille hommes pendant plus d'un an. Cet approvisionnement est suffisant. Celui de Spalatro et de Sebenico serait porté sur Zara, ce qui ferait cinq mille quintaux à Zara, c'est-à-dire pour cinq mille hommes pendant cent jours, plus le biscuit, qui rendrait cet approvisionnement suffisant; mais il faut avoir soin que ce blé soit converti en farine, afin de n'éprouver aucun embarras ni obstacle dans les derniers moments. À tout événement, ce serait une bonne opération de réunir à Zara dix mille quintaux de blé, en faisant en sorte cependant que les fournisseurs soient chargés de la conservation, et que cela ne se garde pas.»

(Par duplicata.)


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 8 mars 1809.



«Je vous adresse ci-joint un extrait d'un rapport, en vous priant de prendre des renseignements sur son contenu. Sa Majesté désire également que vous fassiez reconnaître les frontières de la Croatie et la position qu'il faudrait prendre pour tenir en échec le plus grand nombre de forces possible, et si peut-être le travail de quelques fortifications sur la ligne des frontières ne serait pas utile. Sa Majesté me charge expressément de vous dire que l'armée de Dalmatie est destinée à contenir une force autrichienne un tiers plus forte qu'elle, et que, si vous restiez inactif sur Zara, vous seriez nul pour l'armée d'Italie.

«Les dernières nouvelles annoncent l'arrivée de onze nouveaux régiments à Laybach, Klagenfurth, Villach; il y a de grands magasins sur l'Isonzo: tout est à la guerre. Ils paraissent vouloir prendre l'offensive et se diriger particulièrement sur l'Italie et le Tyrol. Prenez donc vos mesures pour obliger là une diversion et tenir en échec le plus de monde possible.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT

«Milan, le 14 mars 1809.



«Par mes précédentes, monsieur le général Marmont, je vous ai envoyé les instructions de Sa Majesté et je vous ai fait connaître ses intentions; je vous ai également prévenu que tout était à la guerre et que les Autrichiens faisaient de grands mouvements de troupes. Aujourd'hui, je m'empresse de vous prévenir que Sa Majesté a terminé tous ses préparatifs en Allemagne; tout est également bien disposé en Italie, et, le 20 mars, les armées de Sa Majesté seront en présence sur tous les points: cependant Sa Majesté n'a pas l'intention d'attaquer. Sa Majesté me charge de vous faire connaître que vous devez vous porter sur les frontières de la Croatie et y choisir et tracer même un camp retranché, afin de tenir en échec une force au moins égale à la vôtre. Il est probable que vous aurez déjà réuni vos troupes disponibles. Je vous dirai que la Russie est franchement avec nous. Les Autrichiens avaient compté sur l'alliance de cette puissance, ou au moins sur sa neutralité; ils s'aperçoivent un peu tard de leur erreur. Je vous préviens que j'ai l'ordre de Sa Majesté de garder ici tous les officiers qui devaient rejoindre la Dalmatie: le général Vignolle est compris dans cet ordre. J'attends avec impatience de vos nouvelles, et l'avis des dispositions que vous aurez prises.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Milan, le 20 mars 1809.



«Toutes les nouvelles que je reçois portent que les Autrichiens se réunissent à Laybach et Klagenfurth; les troupes croates et la Licca sont en mouvement. On y dit qu'il y a un rassemblement à Bihatsch et à Novi sur Lunna. J'attends toujours de vos nouvelles. Vous me parlez sans doute de cette dernière réunion. Vous avez sans doute fait en ce moment toutes vos dispositions et effectué la réunion de vos troupes. En conséquence, vous prendrez de suite position sur la frontière autrichienne, de manière à la menacer au moindre événement, et, comme je vous le marquais dans ma lettre du 14, vous pouvez faire travailler à quelques redoutes pour former un camp retranché: il est essentiel d'assurer toujours votre communication avec Zara. La guerre ne peut tarder à être déclarée; vous devez vous attendre à recevoir aussitôt l'ordre d'envahir tout le pays et de marcher à la rencontre des Autrichiens, à moins qu'ils n'aient devant vous un corps plus considérable que le vôtre. Tenez-vous donc prêt au premier signal, et tenez-moi exactement informé de vos dispositions comme de tout ce qui se passe en face de vous.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Trévise, le 18 avril 1809.



«Vous avez sans doute reçu, monsieur le général Marmont, ma lettre du 10, par laquelle je vous prévenais des hostilités.

«L'armée d'Italie était sur les deux rives de l'Adige et peu de force dans le Frioul. J'ai été obligé de faire retirer le corps du Frioul et de faire avancer des divisions pour soutenir le mouvement, qui a été fort bien jusqu'à Sacile, où j'avais la ligne de la Livensa. L'ennemi, étant très en force à Pordenone, et le général Chasteler, avec une armée, ayant pénétré dans le Tyrol et marchant sur Trente, j'ai été obligé de livrer bataille le 16 avril pour au moins l'arrêter sur ce point: le résultat n'a pas été à mon avantage. Je me suis replié en arrière de la Piave, sans cependant être inquiété par l'ennemi. Le temps affreux qu'il fait depuis quelques jours est ce qui me contrarie le plus. Je suis, la journée du 18, à Trévise, avec mes postes sur la Piave.

«Une partie de l'armée se porte dans le Tyrol, au-devant de l'ennemi.

«J'ai cru devoir vous prévenir de ce qui se passe à l'armée d'Italie, pour votre direction.»


LE PRINCE EUGÈNE À MARMONT.

«Ébersdorf, 1er mai 1809.



«Il est essentiel que vous m'écriviez tous les jours, afin que je sois exactement informé de tout ce qui se passe autour de vous. Vous recevrez successivement les troisième et quatrième bataillons des régiments qui composent votre armée; vous vous occuperez de leur amalgame au fur et à mesure de leur arrivée.

«Vous avez reçu, j'espère, tous les bulletins de la grande armée. L'Empereur, après avoir surmonté toutes les difficultés que les hautes eaux du Danube avaient fait naître, a enfin établi le grand pont. Tout fait présumer qu'il se passera bientôt des événements importants. L'armée d'Italie a, comme vous l'avez vu par l'ordre du jour de l'Empereur, heureusement établi sa jonction, et, à l'exception de deux divisions d'infanterie et une de cavalerie, qui sont à Gratz sous les ordres du général Macdonald, tout le reste est concentré à Neustadt.»

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