Mémoires du maréchal Marmont, duc de Raguse (3/9)
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Zleim, 9 mai 1810.
«Monsieur le duc, j'ai eu l'honneur de vous rendre compte des motifs qui m'ont déterminé à employer les moyens de rigueur pour forcer les Turcs à restituer le territoire envahi.
«J'ai voulu auparavant tenter encore auprès du capitaine de Bihacz des moyens de conciliation, mais tous mes efforts ont été sans succès. Le 5, il attaqua mes postes. Il y eut de part et d'autre un homme de tué et quelques blessés. Voulant mettre un terme à tant d'extravagance, j'ai marché sur lui le 6.--Comme plusieurs assez grands villages dépendent de lui, il avait réuni environ douze cents hommes d'infanterie, huit cents cavaliers, et huit pièces de canon.
«Nous avons dispersé cette foule en un moment, tué cinquante hommes, et pris ses huit pièces. Je n'ai eu qu'un seul homme tué, et neuf blessés. Le village d'Isachich, qui était un des principaux repaires de ces brigands, a été incendié, ainsi que le village de Glokot, qui appartenait à un des hommes les plus influents du parti du capitaine de Bihacz.
«Cet acte de sévérité a produit l'effet que j'en attendais, et a répandu une grande terreur. Je me suis porté ensuite sur la ville de Bihacz, qui est fortifiée, et, après avoir placé devant cette ville quatre obusiers et quatre mortiers, j'ai écrit, non au capitaine, mais aux capitaines principaux, tous de cette ville, pour leur demander s'ils ne voulaient pas enfin renoncer aux droits qu'ils s'étaient arrogés d'insulter notre territoire, et de piller les Croates. Ils se sont rendus devant moi pour m'exprimer les regrets du passé, et promettre de ne jamais donner aucun sujet de plainte. Ils ont signé cette promesse en renonçant, s'ils y manquaient, à leur place, au payement de leurs émoluments, et ils ont imploré ma clémence. J'envoie cette promesse au pacha, qui est un tuteur fort important. Cette leçon, et la garantie qu'ils m'ont donnée, me paraissent suffisantes pour assurer la tranquillité. Je me suis retiré, et je crois pouvoir assurer Votre Excellence que de longtemps la tranquillité de cette partie de la frontière ne sera troublée par les habitants.
«Les régiments d'Ottochatz et d'Ogulim ont recouvré toutes les terres qu'ils avaient perdues. Des quatre régiments qui avaient été envahis, il ne reste plus que le territoire de Czettin, qui fait partie du régiment de Zleim. Hassan-Aga de Pekey, qui le commande, n'était pas sous les ordres du capitaine de Bihacz. Ce qui le regarde n'est pas encore terminé, mais je suppose qu'il est dans une grande terreur. Je me rendrai chez lui, afin de le forcer également à la restitution.
«Une chose qui m'a prouvé que je ne m'étais pas trompé sur l'esprit de la province, c'est qu'il n'est pas venu au secours du capitaine de Bihacz un seul homme étranger à son territoire. Ainsi le vizir sera content de la punition infligée à ceux qui ont méprisé ses ordres. Les grands de la Bosnie le seront également, parce qu'ils ont vu leurs conseils méprisés, et les capitaines voisins se loueront beaucoup de n'avoir pas trempé dans tous ces brigandages. Enfin, je ne puis exprimer le bonheur des Croates.
«Je saisis cette circonstance pour répéter à Votre Excellence combien je suis satisfait de l'esprit qui règne parmi les Croates. Je puis vous assurer que personne n'y pense plus à l'Autriche, et que les Croates éprouvent un juste sentiment d'orgueil d'appartenir à Sa Majesté.
«Je ne doute pas qu'avec quelques mois de soins je ne parvienne à en faire des troupes meilleures que toutes celles qui ne sont pas françaises. Plus je les vois, plus je m'en convaincs, et plus je suis persuadé que cette armée croate est ce que les provinces illyriennes renferment de plus précieux.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Carlstadt, 12 mai 1810.
«Monsieur le duc, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Excellence du succès des moyens de rigueur employés envers les habitants du capitanat de Bihacz, et du rétablissement de la tranquillité sur les frontières des régiments d'Ottochatz et d'Ogulim. Il restait à la rétablir de même sur la frontière du régiment de Zleim et à reprendre le fort de Czettin, qu'Hassan-Aga de Pekey et ses gens avaient annoncé vouloir défendre jusqu'à la dernière extrémité.
«J'ai marché sur Czettin le 9, après m'avoir fait précéder de lettres convenables dans les différents territoires qui avaient fait alliance entre eux, et qui se composaient d'Ostrokaz, Sturlitz, Radruch, etc. J'ai bivaqué le 9 à une lieue de Czettin, et le 10 au matin, à l'instant où je me suis présenté devant cette place, je l'ai trouvée évacuée. L'utile exemple d'Isachich et de Glokot a répandu une telle terreur parmi les Turcs, qu'ils ont subitement abandonné la place, la laissant pourvue de son artillerie et de vivres pour un long siége. C'est le même fort qui, il y a vingt et un ans, défendu par sept cents hommes, a arrêté l'armée autrichienne de vingt-cinq mille hommes, commandée par le général Devintz, pendant trente-sept jours. La tranquillité est ainsi complétement assurée, et le régiment de Zleim a recouvré leur territoire. Je puis affirmer à Votre Excellence que ces Turcs, qui, sur cette frontière, ont le surnom de méchants, et qui, grâce à l'extrême faiblesse du gouvernement autrichien, étaient en possession de se livrer à tous les excès, ne seront de longtemps tentés de les renouveler.
«En conséquence, je mets en route dès aujourd'hui les 5e et 81e régiments pour Udine, afin de soulager la caisse des provinces illyriennes. Je me rends moi-même à Laybach pour voir, avec M. d'Auchy, à prendre les mesures nécessaires pour faire face aux besoins du service. Pendant l'été, et lorsque j'aurai atteint ce but, je reviendrai en Croatie pour visiter sur les lieux chaque consigne des régiments croates, et pouvoir, avec connaissance de cause, ordonner tout ce que le bien du service de Sa Majesté et l'intérêt des régiments croates commandera.
«Les événements qui viennent de se passer ont donné occasion à huit cents individus grecs de se rendre sur notre territoire avec leurs bestiaux, demandant des terres et leur incorporation dans les régiments. J'ai pris des dispositions pour assurer leur établissement.
«J'ai aussi donné l'ordre que tous les habitants qui avaient été expropriés par l'invasion des Turcs, dont les maisons ont été incendiées, et qui étaient épars sur les territoires, fussent réunis en divers camps de quatre à cinq cents âmes, où l'on réunira les matériaux nécessaires pour construire des villages qui offriront, lorsque les bataillons de campagne seront absents du pays, les moyens à la population de se défendre contre les Turcs.
«Cette opération pourra être faite l'an prochain, et, pour qu'elle ne soit en rien à charge aux habitants, on fera dans le courant de l'année, pour être exécuté l'an prochain, le projet des échanges nécessaires des parties de terres pour que les habitants de chaque village soient au centre de leurs propriétés.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU DUC DE FELTRE.
«Laybach, 15 mai 1810.
«Monsieur le duc, je viens de recevoir la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 5 mai, et qui renferme une copie d'une lettre de Son Excellence le ministre des relations extérieures, relative aux réclamations de l'ambassadeur d'Autriche sur une notification faite au commandant du cordon autrichien, portant qu'on allait raser les maisons des sujets de la Croatie autrichienne, sur la rive droite de la Save, et qu'on ne souffrirait pas que, sous quelque motif que ce fût, ils vinssent avec leurs bestiaux sur le territoire illyrien.
«Je vais avoir l'honneur de rendre compte à Votre Excellence de cet objet.
«D'abord il n'a été fait aucune notification qui annonce qu'on va faire raser les maisons des sujets autrichiens sur la rive droite de la Save. Il est possible que quelque officier croate illyrien, dont plusieurs portent déjà plus de haine aux Autrichiens que nous ne l'avons jamais fait, se soient permis, dans quelque discussion, des menaces; mais, si elles ont été faites, ce sont des bruits populaires, qui n'auraient pas dû prendre crédit auprès des autorités autrichiennes, ou tout au moins sur lesquels on n'aurait dû réclamer qu'en désignant les coupables pour les faire punir. Si nous voulions écouter les bruits d'agression et les menaces faites à nos Croates, nous aurions bien d'autres plaintes à former.
«Il y a deux circonstances qui peuvent cependant avoir causé les réclamations de l'ambassadeur d'Autriche; mais je pense que ces deux circonstances ont été mal présentées, et que nous n'avons rien fait que nous ne dussions faire. Les voici:
«Le 2e régiment banat, qui appartient à..., avait sa douzième compagnie sur la rive gauche de la Save, et, par conséquent, cette compagnie se trouve séparée de son régiment, et appartient aujourd'hui à l'empereur d'Autriche. Cette compagnie a eu la prétention de couper, pour sa consommation, du bois dans les forêts du 2e régiment banat, comme ayant fait partie de ce régiment, chose qui est évidemment inadmissible, puisque les dotations des régiments ne sont qu'un revenu public, et les domaines qui en font partie des propriétés particulières dont la possession a été cédée avec la souveraineté à l'Empereur.
«La compagnie de la rive gauche est venue en armes pour couper du bois; il a fallu réunir des troupes et employer la menace de la force pour la contraindre à se retirer. Je ne pense pas que la légitimité de ce qui a été fait de notre côté puisse être révoquée en doute. Voici l'autre événement:
«Lors de la prise de possession des régiments, plusieurs officiers autrichiens, des généraux, et, entre autres, le général Knedevich, employèrent toutes sortes de moyens pour alarmer les Croates militaires sur leur sort futur, les séduire et les décider à quitter le pays. Un certain nombre de Croates du 2e régiment banat, le plus voisin de l'Autriche, fut entraîné par cette suggestion et passa la Save. Depuis ils ont réclamé la jouissance et la disposition de leur propriété aux termes du traité de paix; mais je ne pense pas qu'ils soient compris dans les dispositions qu'il renferme. En effet, le traité de paix a eu pour objet de conserver aux citoyens leurs droits, mais non de leur en donner de nouveaux. Le traité de paix n'a pas pu rendre propriétaires des gens qui ne l'étaient pas, au moins d'une manière absolue.
«1° D'après les lois en vigueur dans la Croatie militaire, aucun individu croate ne possède; les familles seules collectivement sont propriétaires. Ainsi les individus isolés ne peuvent, dans aucun cas, rien réclamer: tout est en commun, administré par le chef de famille, les revenus annuels répartis également. Un individu échappé de la famille ne peut donc réclamer de propriété.
«2° Un chef de famille ne peut vendre une partie de sa propriété qu'avec la permission de son colonel, et lorsque cette partie est surabondante à ses moyens de subsistance; mais, dans aucun cas, il ne peut vendre ni posséder terre qui est jugée nécessaire à l'entretien de la famille.
«3° Enfin, lorsqu'une famille s'éteint, le bien retourne à l'Empereur, les familles croates ne possédant qu'au titre de service militaire qu'elles prêtent au souverain.
«Il me paraît donc bien évident que les habitants de la Croatie militaire ne sont pas dans les catégories des autres citoyens, et qu'ils sont possesseurs de fiefs avec quelque modification, et que l'article du traité de paix, ne pouvant pas changer leur qualité, ne leur donne pas le droit d'emporter ce qu'ils possèdent; si le principe contraire était constaté, il n'y aurait pas de raison pour qu'il restât une seule famille dans les régiments, attendu que, l'empereur d'Autriche ayant beaucoup de terres à disposer dans les régiments frontières qui lui restent, les habitants qui voudraient aller s'y établir auraient le double avantage d'une existence semblable à celle qu'ils quitteraient, et d'emporter les capitaux qui seraient le produit de la vente de leurs biens qu'ils auraient laissés; en conséquence, j'ai refusé de permettre à des émigrés des régiments banats de jouir des terres qu'ils ont abandonnées. J'ai considéré celles-ci comme acquises au gouvernement et destinées à former de nouveaux établissements. Cet objet me paraît d'une si haute importance, et ce que j'ai ordonné me paraît si conforme aux règles de la justice et aux droits positifs de l'Empereur, qu'avant de changer les dispositions que j'ai prises je prie Votre Excellence de mettre mes observations sous les yeux de Sa Majesté et de me faire connaître sa volonté.
«Quant à la Croatie civile, il n'y a eu aucune espèce de mesure prise pour contrarier les habitants, qui sont sur la rive gauche, dans la jouissance de leurs biens. Ils disposent des cultures à leur gré et emportent les productions sans que l'autorité y mette aucun obstacle.
«La réclamation ci-dessus me semble être le résultat du mauvais esprit qui a longtemps animé les autorités autrichiennes de la rive gauche. Il y a eu de fréquentes discussions et de mauvais procédés de leur part. Les Autrichiens ont arrêté nos barques, et les mesures prises ont forcé les autorités de la rive droite à user de représailles. À mon arrivée à Carlstadt, il y a un mois, j'envoyai un officier au général Hiller pour lui représenter combien un tel état de choses était affligeant et combien il était désirable qu'il cessât; que, de mon côté, j'aimais mieux être accusé de pousser trop loin l'esprit de modération que de contribuer à présenter un contraste aussi frappant avec l'intime harmonie qui existait entre nos souverains, et que j'avais donné l'ordre de relâcher les bâtiments arrêtés, et prescrit aux autorités françaises de ne laisser échapper aucune occasion de prouver aux autorités autrichiennes l'intention de vivre en bons voisins.
«Ce procédé semble avoir été apprécié par le général Hiller; car la paix la plus parfaite règne maintenant sur la frontière. Cet état de choses est depuis longtemps connu à Vienne. Votre Excellence en aura l'assurance par l'extrait ci-joint de la lettre que j'ai reçue de M. Otto.
«J'ose donc espérer que la conduite que j'ai tenue dans ces différentes circonstances recevra l'approbation de Sa Majesté.
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE
DU TRÉSOR PUBLIC.
«Laybach, 17 mai 1810.
«Monsieur le comte, Votre Excellence a déjà été entretenue plusieurs fois par M. l'intendant général de la réclamation de l'armée d'Illyrie sur le taux auquel elle a reçu les bancozettel et à compte de ce qui lui était dû par la grande armée sur les mois de novembre et de décembre 1809. M. l'intendant général m'a fait part que vous lui aviez répondu que l'Empereur ne voulait pas que les bancozettel fussent donnés au taux des arrêtés qu'il avait pris pour l'expulsion des papiers; mais le taux du franc pour un florin ici est chose tellement injuste, que je crois de mon devoir d'en entretenir de nouveau Votre Excellence.
«En effet, nous sommes dans une catégorie différente de la grande armée, attendu que le papier a été beaucoup plus bas ici et beaucoup plus longtemps qu'en Allemagne; il a été déprécié ici par la publication d'un ordre légal, qui a sur-le-champ fixé dans le commerce et chez les marchands le taux auquel on devait le recevoir, et comment un officier ou un soldat aurait-il pu forcer un habitant à prendre pour un franc le même florin que l'autorité publique ne voulait recevoir, par ordre patent, dans les coffres de l'État que pour onze, dix et même neuf sous.
«En Allemagne, une semblable dépréciation n'a pas eu lieu, et la fixation du franc pour un florin était une raison de crédit. Enfin, lorsque les troupes françaises en Allemagne éprouvaient une perte sur le papier beaucoup moindre que la nôtre, elles étaient nourries chez l'habitant et jouissaient de toutes les faveurs qui résultent du séjour en pays conquis. Ici, la paix étant faite, elles ne recevaient aucun secours du pays et étaient traitées comme elles l'auraient été en France.
«L'extrême misère dans laquelle s'est trouvée l'armée a forcé les corps et quelques individus à toucher du papier par à bon compte et en valeur nominale et sans taux déterminé.
«Si la décision de Sa Majesté reçoit son extension dans toute sa rigueur, plusieurs corps sont ruinés pour longtemps, d'autres sont endettés, et cela parce que l'administration a fait une chose illégale en autorisant des payements dans une forme qui ne devait pas être consacrée, et qui, s'ils n'avaient pas en lieu, devraient être faits aujourd'hui en argent.
«Je vous demande, monsieur le comte, d'être encore auprès de Sa Majesté notre avocat, notre défenseur, et d'obtenir une fixation, sinon conforme aux arrêtés de M. d'Auchy, au moins une qui soit à une moins grande distance de la vérité. Enfin, si la chose était impossible, d'autoriser que les à bon compte reçus soient reversés dans le Trésor public. Par ce moyen, le Trésor des provinces illyriennes, qui recevrait cependant ce papier à un taux très-supérieur à la valeur réelle qu'il avait lorsqu'il l'a donné, partagerait ainsi avec les officiers et les corps la perte qui, aujourd'hui, n'est supportée que par ces derniers.»
LE MINISTRE DE LA GUERRE AU MARÉCHAL MARMONT
«Paris, 18 mai 1810.
«Monsieur le maréchal, par ma lettre du 10 du courant, je vous ai fait connaître que j'avais fait passer à l'Empereur une copie de celle que Votre Excellence m'avait écrite le 3.
«Cette lettre portait que Surulu-Pacha, ayant renoncé à obtenir, par des voies amiables, l'entière restitution des terrains usurpés sur les Croates par des sujets de la Porte, et qu'un des capitaines turcs de la frontière ayant brûlé le village croate de Nebluee, Votre Excellence croyait devoir prendre le parti de se porter avec tous ses moyens devant la ligne du régiment d'Ottochatz, afin de la couvrir et d'être en mesure d'incendier quelques villages, s'il le fallait, pour amener Rustan-Bey, capitaine de Bihacz, à ne plus inquiéter cette frontière.
«Sa Majesté voit avec peine, monsieur le maréchal, que des troupes françaises soient engagées contre les Turcs, et elle veut que l'on n'emploie contre eux que les Croates; ceux-ci doivent suffire. Les hostilités partielles qui ont eu lieu de peuple à peuple n'étant d'ailleurs qu'une chose ordinaire, il ne faut point que votre corps d'armée y intervienne et que le sang français coule mal à propos. Votre Excellence peut mettre parmi les Croates quelques officiers français et de l'artillerie; mais elle doit s'en tenir là et ne point y mêler de son infanterie.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, 20 juin 1810
«J'ai trouvé à mon arrivée ici des jeux établis par autorité supérieure, et par ordre écrit, à Trieste, à Laybach, à Gorizia et Fiume. Peu après, je reconnus le mauvais effet de ces jeux, et je les défendis à Laybach, à Gorizia et à Fiume, et cette défense a été suivie ponctuellement. J'avais pensé qu'ils pouvaient rester sans inconvénient à Trieste, comme dans les grandes villes maritimes de France et d'Italie, qui rassemblent toujours un grand nombre d'aventuriers; mais, dès que l'intention de Sa Majesté est qu'ils cessent, l'ordre de le faire va être donné immédiatement.
«Un régiment français a commis quelques désordres en Croatie, dit-on. Celui qui a fait le rapport a pris cette nouvelle sans doute dans l'ordre du jour de l'armée qui l'a publiée; mais il aurait dû en même temps rendre compte de la punition, car le même acte la consacre. Votre Excellence trouvera ci-joint cet ordre du jour, en date du 15 mai, qui ordonne l'évaluation dès pertes et leur payement au compte du 23e régiment. Au surplus, ces pertes, d'après les états présentés par les chefs de famille, et sur lesquels assurément rien n'est oublié, montent à cinq cent quatre-vingt-six florins, et, comme la discipline des troupes que je commande est un de mes premiers soins, et qu'elles ont à juste titre laissé partout une belle réputation à cet égard, il est probable que ce dernier désordre n'aurait pas eu lieu si ce régiment n'eût pas été sans solde depuis le commencement de l'année et s'il ne lui eût pas été dû alors plus de cent quatre-vingt mille francs pour 1810, malgré mes plaintes continuelles à M. d'Auchy, qui pendant cinq mois n'a pas envoyé un sol aux troupes en Dalmatie, tandis qu'il gorgeait d'argent ceux des fournisseurs qui lui faisaient la cour et par de grands titres flattaient sa vanité.
«Votre lettre, monsieur le duc, annonce des plaintes pour d'autres exactions. Je désirerais les connaître, afin de pouvoir y répondre.
«Tel est l'exposé sincère des faits. Sa Majesté pourra juger si ceux qui portent ces accusations près d'elle ont plus en vue le bien de son service que de me faire perdre ses bonnes grâces; elle pourra juger avec quelle perfidie on a exagéré des torts qui étaient déjà réprimés, et combien sont mensongères les conséquences qu'on en tire, puisque la malveillance n'a pu découvrir aucun fait impuni. Elle pourra juger enfin si j'ai fait ce que j'ai pu pour son service lorsqu'elle saura que le peu de bien qui a été fait ici m'appartient ou par moi-même ou par mes poursuites incessantes auprès de l'intendant général pour l'obtenir lorsque son concours était nécessaire pour atteindre ce but; que c'est moi qui ai rédigé plus des trois quarts des arrêtés qui consacrent ces dispositions; que les routes, qui étaient infestées de plusieurs centaines de brigands, commencent à être sûres, quoique je n'aie pas de gendarmerie, et qu'elles le seront, dans peu, plus qu'à aucune époque elles ne l'ont été; que j ai fait former partout de bons hôpitaux, de bons établissements pour les troupes, où elles sont aussi bien que dans les meilleures villes de France; que les dispositions que j'ai prises pour l'assiette des logements dans toute l'Illyrie, en soulageant les habitants, leur assurent le payement de ce qui leur est dû; lorsqu'elle se rappellera que j'ai fait rentrer vingt-cinq mille habitants dans la jouissance des biens dont ils avaient été expulsés, et assurer pour toujours le repos de la frontière; que je suis parvenu, par mes soins, à animer du meilleur esprit les Croates militaires, malgré les intrigues des Autrichiens; que j'ai fait garnir toute la côte d'Istrie de batteries, organisé sur cette côte deux mille hommes de gardes nationales habillés, qui rivalisent de zèle et d'instruction avec les troupes de ligne, et les rendront bientôt superflues dans cette partie; que pareil établissement est commencé en Dalmatie, à Raguse et à Cattaro, et sera couronné des mêmes succès aussitôt que j'aurai des armes à leur donner, etc.
«Quoique je ne me dissimule pas combien il reste à faire, je pourrais cependant encore ajouter le détail de beaucoup de choses utiles faites ou commencées; mais je craindrais de fatiguer Votre Excellence. Cet exposé fera d'ailleurs partie du rapport général que je vous dois.
«Je me bornerai donc à vous assurer que je n'ai négligé aucuns moyens pour faire aimer le gouvernement de l'Empereur, ce que je regarde comme mon premier devoir; que jamais habitant n'a demandé une chose juste, et qui fût en mon pouvoir, qu'il n'ait été satisfait sur-le-champ; et, si je n'ai pas obtenu encore d'aussi grands résultats que je l'aurais désiré, c'est que les circonstances sont difficiles, que le bien vient lentement, et que je n'ai trouvé en M. d'Auchy qu'obstacle et difficulté, lorsque j'avais lieu de m'en promettre aide et secours; mais certes il n'y a que les passions les plus aveugles et les plus haineuses qui puissent présenter le tableau qui a été mis sous les yeux de Sa Majesté.
«L'Empereur aura des serviteurs plus capables que moi; il n'en aura jamais qui soient plus fidèles, plus zélés, et qui aient des intentions plus pures; car je n'ai de passions que celle de mes devoirs envers lui et du bien public. Mais, j'ose le dire ici, l'aliment dont ce zèle a besoin, et dont il ne saurait se passer, c'est l'estime de Sa Majesté, l'idée qu'elle apprécie mes efforts, et que les insinuations calomnieuses que l'envie et la haine ont déjà si souvent dirigées contre moi sont sans effet près d'elle.»
LIVRE QUATORZIÈME
1810
SOMMAIRE.--Rétablissement du commerce de Trieste avec le Levant.--Bailliages du Tyrol.--Députation des provinces illyriennes au couronnement.--Emploi du temps.--Noblesse de la Carniole.--Le prince d'Auersberg.--Chasse à l'ours.--La Louisen-Strasse.--Le prince Dietrichstein.--Les tribunaux.--Relations avec l'Autriche.--Projet de fortification pour les provinces illyriennes.--Mines d'Idria.--Lac de Zirknitz.--Le duc de Raguse demande et obtient un congé.--Aurelio d'Amitia.--La reine de Naples.--Prétentions à une découverte scientifique.--Départ pour Paris.--Accouchement de l'impératrice.--Affaires d'Espagne.--Masséna.--Le général Foy.--Le duc de Raguse est nommé commandant de l'armée de Portugal.
J'avais pensé de bonne heure à établir une branche importante de commerce entre Trieste et la Turquie, par la Croatie. Le blocus continental privait la France de coton, et les nouvelles manufactures pour la fabrication des étoffes de cette espèce souffraient beaucoup par la disette et le prix des matières premières. Les transports étant au plus bas prix en Turquie, on pouvait peut-être rivaliser avec les transports par mer. En effet, des transports effectués à travers des pays fertiles, mais incultes, qui fournissent sans frais la nourriture des bestiaux qui les traversent; le peu de valeur des chevaux de bât employés; la sobriété des sujets turcs et le bas prix de leur entretien, me firent supposer qu'avec des soins mon plan était exécutable. Il fallait d'abord commencer par assurer une protection spéciale aux caravanes. Les Turcs, dont c'était l'intérêt, s'en occupèrent et y parvinrent. De mon côté, je m'occupai de leur donner toute espèce de facilités et de sûreté en Illyrie. D'abord un grand lazaret avec d'immenses magasins; puis des transports de voitures à bon marché pour aller de Costanitza à Trieste, car on ne pouvait recevoir et laisser conduire cette multitude de chevaux de bât, qui n'auraient pas trouvé dans la route des terrains abandonnés où ils pussent paître, et encore moins payer leur consommation. Je fis faire tous les calculs, rédiger un mémoire circonstancié, et j'envoyai ces propositions à l'Empereur, qui les adopta avec empressement. Il restait à empêcher les cotons envoyés de Constantinople à Vienne par la mer Noire et le Danube, d'entrer en France par Strasbourg. Cette nécessité fut comprise: un droit de deux cents francs par quintal, mis à la douane de Strasbourg, remplit cet objet, et dès lors l'Illyrie fut la route naturelle des cotons qui venaient de Smyrne et étaient destinés pour la France.
Ces transports très-longs exigeaient de grands capitaux, et, pour faciliter le crédit des négociants français, une ville d'entrepôt était nécessaire. Trieste se trouvait être naturellement cette place; elle fut déclarée telle, et reçut tous les priviléges qui en découlent. Je communiquai ces projets aux négociants de Trieste, dont l'existence se trouvait ainsi ranimée. Tout avait été si bien prévu pour l'exécution, et de si bonne heure, que, dès le mois de septembre 1810, les premières balles de coton arrivèrent à Trieste. Dans le cours de l'année 1811, soixante mille balles y furent emmagasinées; le nombre s'augmenta et arriva depuis jusqu'à deux cent mille par an. Ce transport et ce commerce ont été d'un puissant secours pour l'industrie française pendant ce temps de souffrances et de misère; ils ont été le salut et la fortune de Trieste et de tous les pays qu'ils traversaient; ils ont enfin diminué puissamment pour eux les calamités qu'entraînait après lui le système continental.
Pendant la tournée dont je viens de rendre compte, je donnai l'ordre de prendre possession de deux bailliages du Tyrol, cédés par la Bavière aux provinces illyriennes, ceux de Liante et de Lillion. Cette réunion complétait ces provinces comme frontière militaire de cette partie de l'empire.
À mon passage à Villach, une maison d'éducation de femmes, connue sous le nom de Congrégation des vierges, établissement reconnu utile et jouissant des faveurs de l'opinion publique, était dans une grande détresse: je m'en fis rendre compte; je pourvus à ses besoins et j'assurai sa conservation. Je rentrai enfin à Laybach, après une absence de plus de deux mois.
J'ai oublié de rendre compte de l'envoi d'une députation des provinces illyriennes pour complimenter l'Empereur, hommage d'usage en pareille circonstance, mais qui avait alors un but particulier d'utilité, vu le grand éloignement de la France de ce pays, et la différence de ses moeurs. Un reflet de l'éclat du trône impérial et de Paris devait frapper les nouveaux sujets qui n'avaient qu'une idée confuse de notre grandeur. En conséquence, je multipliai beaucoup les députés. Chaque province eut son représentant, et chaque régiment croate fut considéré comme une province.
Le colonel Slivarich, seul des colonels sortant du service d'Autriche, et auquel j'avais confié le commandement du 1er régiment, fut chargé de présider lui-même la députation militaire des six régiments.
Je choisis pour chef de la députation M. Calafatti, dalmate fort considéré, homme d'esprit, auquel j'avais confié l'intendance de Trieste et de l'Istrie. Son mérite particulier et la situation de sa famille m'avaient fait déroger en sa faveur au principe, suivi toujours en cas pareil, de choisir les députés ailleurs que dans les employés du gouvernement.
Ceux qui composaient cette députation étaient au comble de la joie et du bonheur. Calafatti surtout l'exprimait avec un enthousiasme difficile à peindre; il emmenait sa femme et sa fille, c'était le grand événement de sa vie et un triomphe auquel s'associait sa famille entière. L'infortuné! et que sommes-nous en présence de l'avenir! Combien nos voeux sont souvent indiscrets! Ce léger triomphe devait être la cause de la perte des siens et du malheur de sa vie.
Il se trouva à la fête si tristement célèbre du prince de Schwarzenberg, ambassadeur d'Autriche, donnée à l'occasion du mariage de Marie-Louise; et sa femme et sa fille y périrent; lui-même, blessé grièvement, eut les pieds entièrement brûlés; et, après avoir passé plusieurs mois en danger de mort, il est resté estropié le reste de ses jours.
Dans le nombre des députés, se trouvait un nommé Zanovich, que nous avions tiré des cachots de Venise, et trouvé sous les plombs à notre entrée dans cette ville. Lui et toute sa famille ont eu la plus singulière destinée; exemple marquant de l'influence de l'organisation sur les facultés: j'ai raconté ailleurs les circonstances extraordinaires qui la concernent.
Pendant tout ce voyage, je n'avais pas perdu un moment de vue toutes les affaires d'administration. Chaque jour, une estafette m'apportait le travail courant sur lequel je prononçais. De retour à Laybach, je rentrai dans ma vie habituelle, à la fois vie d'affaires et de plaisirs, car je menais de front les uns et les autres avec une grande facilité.
Ma manière d'exister était très-régulière, et j'employais bien mon temps; je ne me laissais pas absorber par des détails minutieux. On ne peut mener une grande besogne qu'en faisant travailler les autres, en employant des hommes capables, et en gardant pour soi le soin de donner la direction, de fixer les principes, et de juger l'ouvrage. En se bornant à ce rôle, le seul qui convienne à un grand pouvoir, on a le temps de réfléchir et de penser, la tête est toujours fraîche, c'est-à-dire en possession de toutes ses facultés. Tout aboutissait à moi; indépendamment des travaux extraordinaires tenant à l'organisation, j'avais à régler journellement ce qui tenait aux finances, à l'intérieur, aux douanes, à la justice, à la marine, qu'une commission dirigeait; à la guerre pour les troupes croates, à la guerre pour ce qui concernait l'armée française, etc. Eh bien, jamais je n'ai remis au lendemain à terminer ce que je devais faire le jour même; et chaque jour, avant trois heures, mon travail étant fini, toutes mes décisions prises, toutes mes signatures données, depuis ce moment jusqu'au soir je m'occupais de promenades, de chasses, de fêtes et de plaisirs de toute espèce.
La province de Carniole est habitée par beaucoup de noblesse très-ancienne et très-fière. Je m'occupai à lui plaire; et, comme je la traitais avec distinction et qu'elle n'avait rien de plus à prétendre, elle fut bientôt à moi et satisfaite de son sort. Bref, aucun pays réuni à la France n'a montré plus promptement et plus constamment de bons sentiments pour nous, malgré l'affection héréditaire et si marquée que ses habitants portent, avec tant de raison, à la maison d'Autriche; et, je crois pouvoir le dire sans orgueil et avec vérité, la cause en est dans la justice, les égards et la fermeté avec lesquels ces peuples ont été traités.
Plusieurs seigneurs autrichiens, entre autres le prince d'Auersberg, vinrent pour me recevoir dans leurs belles possessions, et celui-ci dans le duché de Gottsche. Nous y chassâmes l'ours: cet animal y est commun; nous en trouvâmes plusieurs, aucun ne fut tué. Je dirai, à la honte de plusieurs compagnons de chasse, entre autres d'un intendant français, que des ours passèrent près d'eux et qu'ils n'osèrent pas les tirer. Cette chasse a, en France, la réputation d'être dangereuse; là, elle n'inspire aucune crainte. Quand il a le moyen de fuir, l'ours ne cherche pas à attaquer le chasseur. Les sangliers sont très-rares dans ce pays, et leur chasse passe pour périlleuse; et en France, où elle est commune, personne n'a jamais eu l'idée d'y attacher aucun mérite: on redoute, dans chaque pays, ce que l'on ne connaît pas, et les craintes disparaissent quand on observe de plus près les objets qui les inspirent. Il en est de cela comme de beaucoup d'autres choses dans le monde:
Toujours bâtons flottants,
De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.
Le prince Dietrichstein, un des plus grands seigneurs de l'Autriche, vint aussi à Laybach au nom de la compagnie de la route Louise (Louisen-Strasse), dont il était un des plus forts actionnaires. Cette route traverse la Croatie et va de Carlstadt à Fiume. D'une haute importance pour la Hongrie, elle sert à exporter ses produits. Ouvrage magnifique, elle a été un objet de patriotisme de la part de ses principaux actionnaires. Un décret impérial avait fait à cette société la concession d'un péage: il fallait faire reconnaître ce droit par le nouveau gouvernement, et le lui conserver; c'est ce que le prince Dietrichstein venait solliciter. Indépendamment de la justice de sa réclamation, il y avait un autre motif pour l'accueillir: les travaux n'étaient pas tout à fait achevés, et il y avait encore quelques capitaux à y dépenser. Je me fis rendre compte, avec un grand détail, de tout ce qui avait rapport à cette affaire, et, au bout de six semaines, elle fut éclaircie et entendue. Je confirmai la concession par un arrêté, et il y fut ajouté quelques dispositions qui parurent équitables. Tout fut fait en moins de deux mois. Si on veut comparer la marche des affaires chez nous avec celle qu'on suit à Vienne, nous en avons ici les moyens. On peut s'étonner qu'un pays puisse subsister avec la lenteur qui règle un grand nombre des actes de son administration. On se garantit sans doute ainsi des surprises et des erreurs, on s'épargne l'obligation de revenir sur des décisions prises; mais d'autres inconvénients plus grands et impossibles à développer ici en sont les conséquences nécessaires.
En 1814, ce pays est revenu à l'Autriche. Les changements apportés à la concession primitive, relative à la route Louise, durent être l'objet d'un nouvel examen de la part de l'administration autrichienne. Eh bien, en 1819, je fus à Vienne, et je trouvai le prince Dietrichstein sollicitant cette affaire, dont on s'occupait depuis cinq ans, et qui, grâce aux renvois éternels d'une direction à l'autre, n'était pas encore terminée.
Nous étions en discussions continuelles sur la frontière de la Save avec les autorités autrichiennes. Elles contrariaient fréquemment la navigation sous divers prétextes. Après mille réclamations et mille pourparlers, je ne trouvai d'autre moyen que la voie des représailles. Elle me réussit comme elle réussira toujours toutes les fois qu'on ne les exagère pas. Il y eut aussi des intérêts froissés par des possesseurs riverains opposés pour des pâturages; mais tout se termina enfin à l'amiable. J'envoyai mon chef d'état-major pour quelque temps à Agram auprès du général Hiller. Nous nous entendîmes avec lui, comme aussi avec l'évêque d'Agram, pour qu'il donnât à l'évêque de Laybach le pouvoir d'administrer la partie de son diocèse placée sur la rive droite de la Save.
J'organisai une compagnie de réserve à Laybach, composée d'anciens officiers et d'anciens soldats autrichiens licenciés. Je proposai à l'Empereur de lever un régiment de trois bataillons, afin d'employer beaucoup d'officiers nés dans les provinces. Ils avaient quitté le service autrichien et en demandaient en France. Cette proposition ayant été accueillie, ce régiment, connu sous le nom de régiment d'Illyrie, fut très-promptement organisé et envoyé en Italie. Je reçus l'autorisation d'y placer un tiers d'officiers français, ce qui, avec les placements déjà exécutés dans les régiments croates, donna un grand avancement et un grand mouvement à mon corps d'armée.
Deux choses produisaient un véritable état de souffrance dans ce pays: le manque d'argent, et le retard apporté dans l'organisation des tribunaux. Mais, malgré mes représentations, rien ne revenait de Paris. Je fus obligé de former provisoirement un tribunal à Carlstadt, composé de civils et de militaires, pour assurer le cours de la justice en Croatie. Quant à l'argent, comme les nouveaux impôts n'étaient productifs qu'en partie, et qu'on ne retirait pas les troupes, je fis sur les principales villes un emprunt de un million cinq cent mille francs, à la garantie desquels j'affectai des rentes foncières dont la province de Carniole était propriétaire. L'Empereur blâma cette mesure. Je lui demandai quel pouvoir il me supposait, quels moyens il m'attribuait, pour faire face à des besoins aussi positifs avec des moyens aussi faibles, et dont l'insuffisance lui avait été démontrée. Je lui prouvai, non pas sans humeur, que, si je n'eusse pas pris cette mesure, tout serait tombé en dissolution. J'eus gain de cause. La plus grande partie des troupes françaises eut l'ordre de passer en Italie; je les remplaçai, pour la garde des places de Raguse, Zara, Carlstadt, etc., par quatre bataillons croates mis en activité, et qui se relevaient à des époques fixes.
Je disposai tout pour organiser avec le temps en Dalmatie deux régiments à l'instar des Croates. C'était la seule manière de civiliser cette province et d'en tirer parti. Tout le littoral était destiné à recruter la légion dalmate, et la marine devait rester sous une administration civile. L'intérieur, ce qu'on nomme la Morlachie, formerait le territoire des deux régiments; la garde nationale et la gendarmerie seraient chargées de la police du littoral, et, en attendant la formation des régiments, les Pandours, réorganisés, devaient être la force territoriale de ces cantons et former leur noyau. Les Pandours furent formés en dix compagnies; chaque compagnie avait son territoire, cinq officiers, et cent à deux cents hommes de la population lui étaient adjoints. Les dédoublements successifs auraient fourni les cadres nécessaires. En attendant, près de deux mille hommes étaient déjà ensemble et dans l'esprit de l'organisation que je méditais. Le temps n'a pas permis d'y apporter plus de développement.
L'empereur d'Autriche m'en a parlé plusieurs fois, et je l'ai fort engagé à former des régiments dans son intérêt, comme dans celui de la province; mais la considération que les Dalmates étaient actuellement propriétaires, et avaient reçu les terres qu'ils possédaient sans condition, l'avait retenu jusqu'alors, à ce qu'il m'a dit. Celles des Croates leur avaient été, au contraire, données à titre spécial de services militaires. On voit quel poids a dans son esprit le droit de chacun de ses sujets, et quelle équité préside à ses décisions.
Le lycée de Laybach était entre les mains d'hommes distingués et capables. Je ne négligeai aucun soin pour ajouter à renseignement qu'on y recevait. Je lui donnai un jardin botanique pour servir à l'instruction des élèves.
Un évêché grec fut établi en Dalmatie. Les Dalmates de ce rite dépendaient de l'évêque de Monténégro, et je crus utile et politique de les soustraire ainsi à son influence. Le siége en fut placé dans un couvent situé au milieu de la Kerka, près de Sebenico. Un journal du gouvernement, traduit en quatre langues, fut publié, et j'établis une censure pour les livres. Cette mesure, commandée par les besoins de la société, était plus particulièrement en harmonie avec le mode du gouvernement d'alors et les moeurs de cette époque, et on a payé cher depuis la fantaisie d'y renoncer; mais ses instructions étaient de laisser à la publication des ouvrages la plus grande liberté possible, et je ne crois pas qu'elle ait été une seule fois dans le cas d'exercer son veto et de faire sentir l'action de son pouvoir aux écrivains.
J'eus soin aussi des officiers mutilés et des veuves des officiers morts au service d'Autriche pendant la dernière campagne. Je fis liquider leurs pensions sur le taux de la législation d'Autriche. L'Empereur devait prendre les charges du pays en l'acquérant, et récompenser loyalement des services rendus à l'État dont ce pays avait fait partie. Je fis faire aussi un travail sur les médailles de Joseph II et de Marie-Thérèse, données pour actions d'éclat à quelques soldats croates, et je sollicitai leur échange contre des croix de la Légion d'honneur. Il était politique de faire disparaître des distinctions autrichiennes, et équitable de rendre à de braves soldats un signe d'honneur mérité au prix de leur sang. Le courage qui se fait remarquer dans l'accomplissement du devoir doit être honoré, qu'il ait été employé ou non à notre profit, et le nouveau souverain s'honore lui-même et fait acte de haute justice en traitant avec faveur et bienveillance les anciens défenseurs du pays qu'il vient d'acquérir.
Les provinces illyriennes avaient été épuisées par la guerre, et le bétail y était devenu fort rare. Le gouvernement autrichien accorda la libre sortie de douze mille boeufs de Hongrie, et aussi une sortie illimitée des grains: ces secours furent un grand soulagement.
Depuis le mariage de Napoléon, je trouvais de meilleurs procédés dans les autorités autrichiennes, une facilité plus grande à s'entendre avec nous, et les rapports de la frontière étaient devenus aussi faciles que pacifiques. Ces autorités trouvèrent en moi les mêmes dispositions bienveillantes. Des billets faux, imités de ceux de la banque de Vienne, se répandirent tout à coup en Autriche; on reconnut qu'ils venaient d'Illyrie, et j'en reçus l'avis. La police se mit en campagne et découvrit l'atelier: les coupables reconnus furent punis suivant toute la rigueur des lois. Le gouvernement autrichien avait sollicité l'admission d'un commissaire pour être témoin de la procédure et assister au jugement; je le refusai comme contraire à notre dignité, mais la justice n'en fut faite qu'avec plus de sévérité.
À cette époque, les mesures de rigueur redoublèrent contre les marchandises anglaises: on les brûla impitoyablement dans tous les lieux où l'on put en découvrir, et ces actes, tout rigoureux qu'ils étaient, ne présentaient pas au moins les circonstances d'iniquité si odieuses auxquelles la confiscation des marchandises coloniales avait donné lieu, ainsi que je l'ai remarqué précédemment.
L'Empereur s'occupa de la sûreté des provinces illyriennes, et me demanda un projet de fortification. Par la réunion des bailliages du Tyrol, on a pu juger son intention: il voulait faire de ces provinces la frontière militaire complète de l'Italie contre l'Autriche. Tout me parut devoir se réduire à deux places, en outre de celles que j'ai indiquées en parlant de la défense du Frioul: l'une entre Tarvis et la Ponteba, à Malborghetto, et l'autre à Caporetto. Ces deux places auraient défendu et fermé les débouchés des montagnes dans la plaine du Frioul. Pour garder les bords de la Save, il aurait fallu une bonne place à Krainbourg; elle aurait fermé la vallée et gardé las deux débouchés qui viennent de Villach et de Klagenfurth, et une à Laybach pour appuyer une armée qui aurait défendu le passage de la Save. La place de Krainbourg, me paraissant plus importante, était celle que j'avais proposé de construire, sauf à s'en tenir seulement au château de Laybach et à établir au besoin un camp retranché sur les belles positions qui se lient à son assiette. Un fort occupant les défilés en avant d'Adelsberg aurait complété la défense de cette frontière: mais notre puissance a été si passagère, qu'à peine a-t-on eu le temps de concevoir et de préparer les projets.
L'Empereur insistait pour fortifier Trieste. Le fort qui couvre la ville pouvait être armé sans grandes dépenses; mais l'idée d'envelopper la ville par un système de forts détachés m'a toujours paru une entreprise d'un succès douteux et exigeant des moyens supérieure au but qu'on voulait atteindre.
J'allai visiter les mines de mercure d'Idria, dont la célébrité est fort grande. Découvertes en 1497 par un paysan, elles ont depuis été constamment exploitées. Une population de trois mille âmes environ est consacrée aux travaux. Ses produits sont annuellement de un million cinq cent mille francs de vif-argent, et le revenu net ne dépasse pas cinq cent mille francs. Le principal débouché pour le placement du mercure est l'Amérique, où on l'emploie dans l'exploitation des mines d'or. Le mercure ayant la propriété de s'amalgamer avec l'or et l'argent, ces métaux, dans leur gangue, sont réduits en poussière que l'on jette dans le mercure. Tout ce qui n'est pas or ou argent se sépare. Reste le mercure ainsi combiné à l'or et à l'argent. On place le tout dans des fours à réverbère; le mercure se volatilise; l'or et l'argent restent purs au fond du fourneau. Le mercure volatilisé est recueilli; et, sauf quelque perte, il sert de nouveau. Les Espagnols étaient autrefois en possession d'acheter la totalité des produits; mais leurs besoins ont beaucoup diminué par la découverte et l'exploitation des mines de mercure d'Almaden, en Andalousie, plus considérables que celles d'Idria. L'Empereur affecta le produit des mines d'Idria à l'ordre des Trois-Toisons d'Or, qui a existé seulement en projet.
L'administration de ces mines, mal conduite, était fort chère, comme il arrive toujours chez nous en pareil cas. Je réclamai qu'elle fût abandonnée à l'administration des provinces, sauf à livrer, chaque année, une quantité de mercure déterminée. Nous aurions ainsi développé leur exploitation, et le trésor de l'Illyrie y aurait trouvé un puissant secours, après avoir satisfait à la délégation faite sur lui en faveur de l'ordre des Trois-Toisons; mais l'Empereur ne voulut pas entendre à cet arrangement.
Ces mines sont belles et curieuses. L'exploitation eu est bien entendue. On en tire divers oxydes de mercure et on y fabrique du cinabre. La population, entièrement composée de mineurs, est aisée; mais combien elle achète cher son bien-être par les infirmités précoces qui l'accablent! Quelques années d'un travail suivi dans ces mines suffisent pour affecter le système nerveux et produire quelquefois un tremblement continuel dans tous les membres.
Je profitai du voisinage pour aller voir deux choses curieuses de ce pays: la grotte d'Adelsberg et le lac de Zirknitz. La Carniole a la même constitution que la Dalmatie; tout est calcaire ou grès. Les rivières creusent leur lit profondément, traversent les montagnes, disparaissent et surgissent de nouveau. Des grottes immenses et caverneuses d'une grande profondeur semblent les temples des Titans. Des stalactites et des stalagmites superbes, produites par les dépôts des infiltrations, forment des colonnes et des monuments d'une architecture bizarre. La grotte d'Adelsberg, par sa profondeur, par son étendue et la variété des formes de ses parvis et de ses divisions, est une des choses les plus remarquables en ce genre, et, quand elle est illuminée, comme lorsque je la visitai, elle offre un coup d'oeil dont il est impossible de faire une description exacte et de donner une juste idée.
À quelque distance d'Adelsberg et sur la route de Laybach, près du château de Cobentzel, sort de la montagne une rivière qui se perd plus loin et forme ensuite la Laybach. La grotte qui lui donne issue est si élevée, la forme des rochers est telle, qu'il s'y produit des effets d'acoustique extraordinaires. Une planche tombant sur le sable fin et humide occasionne un bruit comparable à celui que produit l'explosion d'une pièce de vingt-quatre.
J'allai voir le lac de Zirknitz, situé dans cette partie des montagnes. Celui-ci, comme les lacs de Dalmatie, se vide en partie pendant l'été, quelquefois complétement. Tant qu'il n'est pas descendu à un certain niveau, on ne peut rien prédire de l'avenir; mais, quand il a baissé à un point qu'on a observé, sa disparition a toujours lieu le quatrième jour. Ce phénomène excitait l'admiration et l'étonnement de ceux qui me le décrivaient. Je crois en avoir trouvé l'explication.
Le lac de Zirknitz communique évidemment avec un lac souterrain beaucoup plus grand que lui. Un banc les sépare au-dessous de leur niveau commun. Tant que ce niveau reste au-dessus du banc, il y a communication entre les deux lacs, et l'abaissement qui constitue le phénomène est incertain. Quand le niveau disparaît, les deux lacs sont isolés, c'est-à-dire le lac qui est à la superficie du sol n'est plus alimenté par le lac souterrain; et alors, comme il existe une proportion constante entre la quantité d'eau qu'il renferme et les gouffres par lesquels elle s'écoule, l'eau disparaît toujours au bout d'un même temps de trois jours et quelques heures 4
Note 4: (retour) M. Arago a parlé longuement du lac de Zirknitz, dans l'Annuaire du bureau des longitudes, page 210, année 1834. L'explication qu'il donne du phénomène est analogue à celle du duc de Raguse. Les détails qu'il ajoute, concernant les produits du lac, sont très-curieux: «Immédiatement après la retraite des eaux, toute l'étendue de terrain qu'elles couvraient est mise en culture, et, au bout d'une couple de mois, les paysans fauchent du foin ou moissonnent du millet et du seigle là où quelque temps auparavant ils pêchaient des tanches et des brochets.«On a remarqué, parmi ces diverses ouvertures du sol, des différences singulières: les unes fournissent seulement de l'eau; d'autres donnent passage à de l'eau et à des poissons plus ou moins gros; il en est d'une troisième espèce par lesquelles il sort d'abord quelques canards du lac souterrain.
«Ces canards, au moment où le flux liquide les fait pour ainsi dire jaillir à la surface de la terre, nagent bien. Ils sont complétement aveugles, et presque entièrement nus. La faculté de voir leur vient en peu de temps; mais ce n'est guère qu'au bout de deux ou trois semaines que leurs plumes toutes noires, excepté sur la tête, ont assez poussé pour qu'ils puissent s'envoler. Valvasor visita le lac de Zirknitz en 1687: il y prit lui-même un grand nombre de ces canards, et vit les paysans pêcher des anguilles (mustela fluvialilis) qui pesaient deux ou trois livres, des tanches de six à sept livres; enfin des brochets de vingt, de trente et même de quarante livres.» (Note de l'Éditeur.)
Toutes les branches de l'administration marchaient aussi bien que possible; l'ordre judiciaire seul était en retard. L'organisation projetée était à Paris depuis longtemps et ne pouvait pas en sortir. Je réclamais chaque jour davantage. On sent plus que jamais l'importance et le besoin de l'action de la justice, au moment où on en est privé. J'étais réduit à intervenir quelquefois dans des affaires particulières, à cause de l'urgence (chose si fâcheuse!), et de donner des arrêts de surséance. Je pris le parti d'envoyer à Paris M. Heim, secrétaire du gouvernement, homme actif et distingué, pour représenter l'état des choses; mais, plus tard, je sentis qu'il fallait faire connaître à l'Empereur et à ses ministres d'une manière spéciale les besoins généraux de ce pays autrement que par des lettres, et je sollicitai pour moi-même un congé qui me fut accordé peu après.
Au commencement de janvier survint un événement fort extraordinaire. Un nommé Wilhelm-Aurelio d'Amitia, né à Stuttgard, arriva sur la côte de Dalmatie sur un brik sicilien de quatorze canons. S'étant fait mettre à terre pendant la nuit, il s'annonça aux autorités comme ayant des dépêches à me remettre, et demanda à être conduit auprès de moi. Amené en poste à Laybach par un officier, il me déclara qu'il était au service de la reine de Sicile et qu'il arrivait de Palerme. Il n'avait ni dépêches ni pouvoirs; mais assuré, disait-il, d'en avoir aussitôt qu'il en aurait besoin; dévoué au roi et à la reine de Sicile, et connaissant leur situation malheureuse, il s'était décidé à venir s'informer s'il n'existait pas quelques moyens de rapprochement entre eux et l'Empereur. Il me dit que les Anglais, par suite de leurs outrages envers la cour de Sicile, étaient devenus l'objet de son animadversion; il ne doutait pas, si l'Empereur déterminait, par un traité, une indemnité convenable, qu'elle ne se résolût à déclarer la guerre aux Anglais, à soulever le pays et faire mettre bas les armes aux huit mille hommes de cette nation qui s'y trouvaient: enfin à livrer Messine aux Français. Il ajouta: «La reine ne peut penser que l'Empereur reste toujours son ennemi, lui qui vient d'épouser sa petite-fille.» Il prenait l'engagement de rapporter le plus promptement possible les pouvoirs nécessaires pour conclure l'arrangement, si Napoléon était disposé à y donner les mains. Quoique l'arrivée de cet homme sur un bâtiment de l'État donnât une sorte d'autorité à sa mission, comme il était possible qu'il fût un espion envoyé par les Anglais pour voir le nombre des troupes existantes en Illyrie, je défendis toute communication entre lui et les étrangers. Il était possible que l'Empereur voulût tirer parti de ces ouvertures. Je lui en rendis compte, et, en attendant sa réponse, je retins le voyageur, que je logeai convenablement au château de Laybach, bien traité et gardé avec soin.
Cette mission et ces projets étaient dans le génie de Caroline, dont la légèreté était aussi grande que la violence. Sa déclaration de guerre aux Anglais ne pouvait être autre chose qu'un massacre, de nouvelles vêpres siciliennes, mais cette fois à notre profit. En réponse à mon rapport, je reçus l'ordre d'envoyer cet homme à Paris. Il monta en chaise de poste et y fut conduit par un officier de gendarmerie. L'Empereur n'eut pas foi à sa mission: elle était cependant bien réelle. Mis au Temple à son arrivée, il y est resté prisonnier jusqu'à la Restauration.
La preuve de la vérité de sa mission est tout entière dans ce qui se passa quelque temps après à Palerme. Les Anglais, informés des intrigues ourdies contre eux par Caroline, prirent de grandes mesures de sûreté. La première fut d'embarquer cette princesse pour Constantinople et de la renvoyer en Autriche. Tout le monde peut se rappeler ces événements, arrivés au mois de mars, précisément deux mois après le départ d'Amitia pour l'Illyrie.
J'avais fait de grands efforts, ainsi qu'on a pu en juger, pour amener les Monténégrins à se mettre sous la protection de la France. Les apparences avaient d'abord paru favorables; mais le temps avait beaucoup diminué les probabilités. Quoique la paix régnât entre eux et nous, on ne pouvait cependant se faire illusion sur les mauvaises dispositions de l'archevêque et mettre en doute que ces barbares, à la première occasion difficile, nous causeraient des embarras. Je crus devoir profiter du repos dans lequel nous étions pour les détruire ou les soumettre; j'en fis de nouveau la proposition à l'Empereur, et j'en fixai l'exécution au printemps. Cette fois, il l'agréa, et je préparai ce qui était nécessaire; mais mon départ de l'Illyrie empêcha le projet de se réaliser.
Il existait, dans le régiment d'Ogulim, une horrible maladie, dont les progrès augmentaient chaque jour; elle avait été apportée de Valachie, après la paix de Sistow; le moindre contact suffisait pour la communiquer d'une personne à l'autre. Trois mille individus en étaient attaqués. Je fis disposer tout dans le lazaret de Fiume, pour faire traiter et guérir, en l'isolant, cette population, qui fut enfin délivrée de l'horrible fléau.
L'emploi de mon temps étant bien réglé, il m'en restait beaucoup que je consacrais à des occupations de mon goût. J'avais fait les frais d'un magnifique cabinet de chimie, où j'avais réuni quelques instruments de physique, nécessaires aux décompositions. Aidé par le pharmacien en chef de l'armée, nommé Paissé, homme d'une grande habileté, je consacrais chaque jour plusieurs heures à diverses expériences, dont l'idée me venait à l'esprit. Frappé du phénomène que produit l'acide sulfurique concentré, quand, mêlé à de l'eau dans une proportion déterminée, il dégage une quantité de calorique très-considérable, et, réfléchissant que la loi de la gravité agissant sur le calorique comme sur tous les autres corps, il doit être pesant, j'eus la pensée qu'on pourrait démontrer cette pesanteur, et la prétention de l'avoir découverte. J'en écrivis à Monge, qui me répondit qu'il n'y croyait pas.
Mon raisonnement était basé sur des faits: son incrédulité ne m'alarma pas, et je persistai dans ma croyance; les expériences réitérées me confirmaient dans ma conviction. Quand, plus tard, je fus à Paris, je courus chez lui; je vis aussi MM. de Laplace et Berthollet; ils convinrent que, si le fait était bien constaté, j'aurais fait une grande découverte. On prit jour pour aller à l'École polytechnique, où tout le monde se rendit. M. Gay-Lussac fit l'opération. Je vis, dans cette circonstance, pour la première fois, M. de Humboldt, le célèbre voyageur, que j'ai beaucoup connu depuis. Le résultat contredit toutes mes expériences, et je fus anéanti. M. Gay-Lussac me proposa de recommencer, mais je ne voulus pas à la présomption ajouter l'obstination, et je me tins pour battu. Je raconte ce petit événement, pour montrer combien il est difficile de bien faire une expérience, et à quel point les apparences sont trompeuses. Il faut une grande habitude, les soins les plus minutieux, et des instruments parfaits, pour observer la nature et découvrir ses secrets. Je me résignai, mais je renonçai, avec une véritable douleur, à un genre de célébrité que j'avais cru mériter et atteindre.
Après avoir passé quelques mois d'hiver à Trieste, les décisions indispensables au bien-être de l'Illyrie n'arrivant pas, et le congé que j'avais demandé m'étant accordé, je partis pour Paris. J'étais bien aise d'aller voir la nouvelle cour, contempler cette fille des Césars, nouvellement associée à nos destinées, et dont la présence vieillissait notre jeune dynastie, en l'unissant aux plus anciennes et aux plus illustres familles de l'Europe.
Je partis de Trieste à la fin de février, laissant le commandement des troupes, en Illyrie, au général Delzons, général très-distingué. J'arrivai à Paris dans les première jours de mars, dans ce mois qui devait être si fertile en événements politiques, et dans lequel devaient successivement se produire les espérances et les convulsions de l'Empire.
Alors, époque de joie et de triomphe, tout avait réussi à Napoléon; le monde paraissait avoir des limites trop étroites pour lui, tout était à ses pieds, et ses moindres désirs avaient presque la puissance irrésistible des lois de la nature. Un fils allait lui naître, et cet enfant, regardé comme le gage de la paix et de la tranquillité de la terre, comme l'arc-en-ciel politique des nations, semblait destiné à porter sur sa tête cette couronne ombragée par de si nombreux lauriers, et à recevoir le sceptre de l'univers pour héritage. On croyait l'édifice majestueux élevé par tant de travaux à l'abri des tempêtes, et, quoique quelques symptômes pussent alarmer déjà les initiés, on n'avait cependant pas encore la pensée que ce flambeau, dont l'éclat, pour ainsi dire, était céleste, dût bientôt pâlir et s'éteindre. Mais tant de prudence, de calcul et de profondeur devait faire place aux conceptions les plus déraisonnables; l'orgueil se changer en aberration grossière; les inspirations du génie disparaître ou se réduire à ce qui flatte les passions; et un homme sorti de la foule, enfant de ses oeuvres, dépasserait bientôt en illusions les princes nés sur le trône, dont les flatteurs ont corrompu le caractère et obstrué l'intelligence. Tout cela cependant était au moment d'arriver, tant est faible notre nature! Trois ans à peine étaient écoulés, et le colosse avait disparu!
La grandeur de Napoléon a été en partie son ouvrage; mais les circonstances ont singulièrement favorisé son élévation. Son arrivée au pouvoir a été l'expression des besoins de la société d'alors, mais sa chute, c'est lui seul qui l'a causée. Il a mis une plus grande et une plus constante énergie à se détruire qu'à s'élever, et jamais on n'a pu faire une application plus juste qu'à lui de cette observation, que les gouvernements établis ne peuvent tomber que par leur faute et meurent toujours par une espèce de suicide.
L'Empereur me reçut à merveille à mon arrivée à Paris: tous les rapports venus sur l'Illyrie l'avaient satisfait; je lui parlai des besoins de ces provinces, de la nécessité de terminer leur organisation: il nomma une commission pour m'entendre: deux séances suffirent pour tout expliquer, tout faire comprendre, et tout terminer. On adopta sans restriction toutes mes idées. J'obtins la grâce de tous les Dalmates condamnés pendant la guerre pour délits politiques; j'obtins aussi pour les Illyriens la participation au cabotage des côtes d'Italie, réservé jusque-là aux seuls Italiens. Dans la discussion de tous ces intérêts, on vanta peut-être avec excès mes connaissances en législation, en administration et en politique.
Je vis alors pour la première fois la nouvelle Impératrice; je trouvai en elle de la dignité et cette expression de bonté qui est l'apanage de toute sa famille.
Le moment des couches de Marie-Louise approchait: l'agitation était dans tous les esprits! Que d'espérances! quel prix on mettait à la naissance d'un fils! Le 19 mars, l'Impératrice ressentit les premières douleurs, et tout ce qui tenait à la cour se rendit aux Tuileries. Nous passâmes la nuit dans le salon bleu, où aujourd'hui reçoit madame la Dauphine. À cinq heures du matin, Dubois ayant annoncé que, selon les apparences, l'accouchement n'aurait pas encore lieu, chacun se retira chez soi. À six heures, le canon annonça la délivrance de l'Impératrice: le nombre des coups de canon devant faire connaître le sexe de l'enfant, tout le monde compta avec soin jusqu'au vingt-deuxième; on courut ensuite aux Tuileries pour féliciter l'Empereur. On a beaucoup argumenté sur les circonstances de cet accouchement si brusque pour faire croire à la supposition d'un enfant. Le renvoi des courtisans fut une maladresse; mais jamais rien n'a été moins fondé ni plus calomnieux que le bruit répandu alors.
On en a dit autant depuis, et avec une aussi grande injustice, lorsque madame la duchesse de Berry accoucha du duc de Bordeaux avec encore plus de promptitude.
C'était mon troisième voyage à Paris depuis l'Empire. Quel que fût mon goût pour les camps, et ma passion pour la guerre, je jouissais vivement de ce séjour; mais il ne devait pas se prolonger beaucoup. Je ne devais plus revoir qu'une seule fois, à l'époque de son déclin, après les désastres de Moscou, cette cour alors si grande, si éclatante et si magnifique.
Masséna avait été envoyé en Espagne l'année précédente pour prendre le commandement d'une armée forte et bien pourvue, destinée à faire la conquête du Portugal. Arrivé jusque devant les lignes de Lisbonne, il n'osa pas les attaquer. Les besoins de toute espèce, la misère, la disette assaillirent bientôt cette armée, la désorganisèrent, et la forcèrent à la retraite.
Le général Foy, envoyé par Masséna, avait informé l'Empereur de la situation des choses. Des divisions fâcheuses existaient dans l'armée. Masséna, vieilli, s'était trouvé au-dessous de lui-même; son rôle, malgré ses grandes qualités comme homme de guerre, aurait été d'ailleurs au-dessus de ses facultés, même dans son plus beau temps: il n'était donc pas étonnant qu'il n'eût pas réussi. Mais je n'anticiperai pas sur le récit de ces événements, dont je vais m'occuper immédiatement. Il formera le préambule de l'histoire de mes campagnes dans la Péninsule, du compte rendu de mes opérations. La retraite résolue s'exécuta, et l'armée se rapprocha de la Castille, ayant à sa suite l'armée anglaise.
L'Empereur, décidé à rappeler Masséna, me proposa de le remplacer et de prendre le commandement de cette armée; tâche difficile dans les circonstances où elle se trouvait! Je crus cependant que cette tâche n'était pas au-dessus de mon zèle. L'Empereur me fit, suivant son usage, les plus belles promesses en secours de toute espèce: on verra comme il les a tenues.
J'allais chercher de la gloire, il voulut stimuler mon ambition: c'était un moyen superflu pour exciter mon ardeur. Il me dit, quand je le quittai, ces propres paroles: «En Espagne sont les grandes récompenses. Après la conquête, la Péninsule est destinée à être divisée en cinq États gouvernés par des vice-rois, qui auront une cour et jouiront de tous les honneurs de la royauté; une de ces vice-royautés vous est destinée, allez la conquérir et la mériter.»
Je partis avec le titre de commandant du sixième corps, qui faisait partie de l'armée du Portugal: à mon arrivée, je devais trouver mes lettres de service comme général en chef, et le rappel de Masséna. Je me mis en route le 26 avril 1811, et je rejoignis l'armée le 6 mai, le lendemain même du combat de Fuente-Oñoro. L'armée étant réunie sous les murs de Rodrigo, Masséna m'en remit le commandement, et partit pour rentrer en France.
CORRESPONDANCE ET DOCUMENTS
RELATIFS AU LIVRE QUATORZIÈME
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 29 mai 1810.
«Monsieur le duc, je viens de recevoir la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 16 mai, par laquelle vous m'annoncez que l'Empereur voit avec peine que j'emploie des troupes françaises dans les démêlés de la frontière. Votre Excellence aura reçu, peu de jours après, mon rapport du 9 et du 11, qui vous aura instruit comment ces événements se sont passés, et que la tranquillité est rétablie d'une manière stable: ces résultats auront sans doute justifié les dispositions que j'ai prises. Je demande à Votre Excellence de prier Sa Majesté d'observer que c'est au déploiement que j'ai fait de forces considérables que j'ai dû de n'avoir presque pas eu à combattre; que, si je n'avais envoyé que peu de troupes, j'aurais eu certainement dix à douze mille hommes sur les bras, qui forment la force totale des Turcs de la frontière, qui ont pris part primitivement à la rébellion, tandis qu'il y en a à peine quatre mille en tête des cantons qui ont été tentés de résister, tant à Bihacz qu'à Czettin; que c'est à ce déploiement de forces que j'ai dû la terreur profonde qui a fait évacuer Czettin, qui pouvait se défendre longtemps, et qui se serait défendue sans cela; que je ne pouvais employer les Croates seuls, puisque alors à peine deux mille avaient reçu des armes; enfin que je ne pouvais plus retarder un seul moment la rentrée en possession de ce territoire, sous peine de renoncer aux avantages qu'il pouvait procurer aux Croates cette année, puisque nous étions arrivés à la dernière époque de la saison où il est possible d'ensemencer les terres.
«Tels sont, monsieur le duc, les motifs qui m'ont déterminé, et j'espère qu'ils paraîtront fondés à Sa Majesté. Au surplus, je n'ai éprouvé aucune espèce de perte.»
LE MARÉCHAL MARMONT À NAPOLÉON.
«Laybach, le 12 juillet 1810.
«Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 3 juillet. Les volontés de Votre Majesté vont être exécutées.
«La défense maritime de Pola va être assurée le plus promptement possible par une quarantaine de bouches à feu de gros calibre. J'aurai l'honneur sous peu de jours d'adresser à Votre Majesté le croquis de ces armements, et de lui annoncer d'une manière positive le jour où ils seront terminés. Par aperçu, je crois que ce travail n'ira pas au delà de la fin d'août.
«J'aurai l'honneur également d'adresser à Votre Majesté un mémoire détaillé sur les fortifications dont Pola serait susceptible du côté de terre. Plusieurs officiers sont occupés en ce moment d'un travail sur cet objet.
«Si une escadre se présentait dans l'Adriatique, elle trouverait encore un asile assuré à Raguse. Il y a deux ans, j'y ai fait faire de très-belles batteries, qui peuvent être en vingt-quatre heures armées de soixante bouches à feu. Ainsi, soit au moyen des canons de la place, soit avec ceux de l'escadre, elle serait garantie.
«Une escadre, mais seulement de cinq à six vaisseaux, serait dans ce moment également en sûreté à Zara.
«Enfin la défense de Trieste, complétée par une ligne d'embossage, est très-respectable, et suffit, je crois, pour mettre une escadre à l'abri de tout danger.
«Quant à la défense de terre de Trieste, il me paraît démontré qu'il est impossible de la rendre assez complète pour mettre en sûreté une escadre qui s'y serait retirée. Le port de Trieste, situé au fond d'un vaste entonnoir, ne peut pas être couvert par des ouvrages, et, quelque dépense qu'on fît pour parvenir à ce but, je ne pense pas qu'on pût l'atteindre. Le fort cependant est à l'abri d'un coup de main; il pourrait être amélioré en occupant un mamelon qui se lie avec celui sur lequel il est construit. Mais ces ouvrages exigeraient deux mille hommes; ils seraient susceptibles de quelque résistance; mais ils ne couvriraient pas le port, parce qu'ils n'occuperaient que le quart à peu près de son développement, et que le reste n'est pas susceptible d'être défendu.
«Je viens de demander à la commission de marine, qui se trouve à Trieste en ce moment, un rapport pour l'exécution des volontés de Votre Majesté relativement à l'armement d'un des vaisseaux russes qui sont à Trieste et d'une frégate. J'aurai l'honneur de lui en rendre compte.
«Les travaux que cet armement exige seraient moins difficiles si nos ressources financières avaient été réunies plus tôt; car, si les dépenses qui en résulteront doivent être facilement supportées par les provinces illyriennes, elles sont aujourd'hui au-dessus de leur force.
«Mais, indépendamment de cette considération, et par premier aperçu, il me paraît douteux que le vaisseau puisse être mis en état de naviguer très-promptement: 1° faute de personnel pour diriger les travaux; 2° par le défaut de mâts, qu'il faudra faire couper, façonner et transporter, tous les mâts des vaisseaux russes ayant été détruits par eux, et par le manque de tout ce qui constitue un établissement de marine militaire à Trieste.
«Quant à la frégate, je ne doute pas qu'on ne puisse en très-peu de temps la mettre en état de tenir la mer, et on va s'en occuper sans le moindre retard. Mais un secours qui est pressant, c'est l'envoi d'un bon ingénieur constructeur, de chefs d'ouvriers de différentes classes, et d'un commissaire de marine pour prendre l'administration et mettre de l'ordre dans les dépenses.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE
«Laybach, le 15 juillet 1810.
«Monsieur le duc, les détails que je me suis fait donner sur l'administration des mines d'Idria, dans la visite que j'y ai faite, m'ont convaincu que cette administration difficile et compliquée ne peut être dirigée à une grande distance. La nécessité de nourrir toute la population d'une manière régulière, les soins de tous les instants, qui soumettent cette population plus qu'au même régime que ne le serait un corps de troupes, exigent que l'autorité, qui dispose des ressources et des moyens, soit sur les lieux. Si l'administration de l'ordre des Trois-Toisons veut administrer sans intermédiaire, elle échouera. Si elle donne toute espèce de pouvoirs à un administrateur qui sera sur les lieux, il faut qu'elle fasse choix d'un homme important, qui offre toutes les garanties; et, dès lors, elle doit le payer fort cher.--Mais cet homme, même bien choisi, ne pourra pas obtenir, à beaucoup près, les mêmes résultats que l'administration des provinces illyriennes, parce qu'il faut sans cesse le concours de l'autorité, et qu'elle est indispensable aux progrès et aux améliorations dont cet établissement important est susceptible.
«Je pense donc que le moyen de faire prospérer l'établissement des mines, et d'accroître beaucoup ses produits, serait d'en rendre l'administration au gouverneur des provinces, sauf à verser chaque mois dans la caisse des Trois-Toisons, en argent, ou dans les mains d'un de ses agents, la quantité d'argent ou de mercure déterminée pour former la dotation de l'ordre des Trois-Toisons, qui est à sa charge.
«Si la somme de cinq cent mille francs, déterminée par Sa Majesté, restait la même, les provinces illyriennes y gagneraient beaucoup, car on peut calculer que, par la sollicitude de l'autorité d'une administration bien entendue, le produit des mines doit s'élever à un million, somme très-supérieure a celle que les Autrichiens en ont jamais tirée.
«Dans tous les cas, l'Empereur ferait connaître sa volonté pour la somme à verser dans la caisse des Trois-Toisons, et, le gouvernement des provinces illyriennes dût-il ne rien avoir, il y aurait toujours un avantage considérable pour le pays, en raison de l'accroissement de l'industrie et des produits.
«Telles sont, monsieur le duc, les réflexions que m'ont fait naître la connaissance que j'ai prise de l'administration des mines d'Idria et mon zèle pour le service de Sa Majesté.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 31 juillet 1810.
«Monsieur le duc, j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 21 juillet, qui est relative à l'arriéré de la solde des troupes à Raguse.
«J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence le tableau de la situation de la solde, qui vient de m'être remis par le trésorier général. Elle y verra que le sort des troupes en Dalmatie et en Albanie a été amélioré.
«Les raisons qui ont placé les troupes dans des conditions aussi défavorables sont telles, que j'ose à peine vous les présenter, tant elles paraissent étranges et incroyables; mais elles n'en sont pas moins vraies et à la connaissance de tout le monde. Les voici:
«M. d'Auchy avait pris en aversion la Dalmatie, et quelque chose que j'aie faite et quelque promesse que j'en aie obtenue, ce qui est constaté par le procès-verbal de nos séances, il n'a jamais voulu s'occuper ni envoyer des secours. Ce n'est que pendant le mois de juin qu'il a commencé à faire quelques dispositions de fonds pour ce pays.
«Le prétexte d'absence de ressource ne peut le justifier; car jamais je ne lui ai demandé des envois de fonds que lorsque j'avais la connaissance des moyens existants; et c'est précisément lorsqu'il manquait à ses engagements, qu'il payait avec profusion des fournisseurs qui étaient ses favoris.
«Lors de la vente des marchandises coloniales, j'avais proposé à M. d'Auchy d'admettre les régiments en payement de leur solde, dans l'achat de ces marchandises. Il en résultait un recouvrement et payement sans numéraire, dont la rareté était un obstacle de plus. M. d'Auchy n'a étendu cette disposition qu'aux fournisseurs, et des sommes très-considérables ont disparu lorsque les troupes étaient dans le plus grand besoin.
«Enfin M. d'Auchy a mis une telle volonté et une telle négligence dans cette partie du service, qu'il avait oublié ou feint d'oublier qu'il existait dans la caisse du receveur, à Zara, cent mille francs; tandis que le préposé du trésorier n'avait pas un sou, que tout le monde était dans le besoin, et qu'en ayant été instruit j'ai dû lui écrire, le 21 juillet, pour le presser de donner l'ordre de faire verser des fonds, de manière à ce qu'on pût en faire l'emploi pour le payement des troupes.
«Pendant ce temps de disette et de besoins, lorsque M. d'Auchy ne voulait s'occuper ni de la Dalmatie, ni des troupes qui y sont en garnison, il donnait, sans ma participation, sans mon consentement, et outre mesure, des sommes à l'administration d'Idria pour des travaux qui nous sont étrangers, travaux dont il fallait sans doute empêcher la suspension, mais qu'il ne fallait pas traiter plus favorablement que les troupes.
«Il est dû, en outre, aux troupes d'assez fortes sommes sur l'an 1809; mais, comme l'administration des provinces illyriennes commence au 1er janvier 1810, nous n'avons pas payé des dettes antérieures. Bien plus, le ministre du trésor public ayant envoyé, au mois de février, huit cent mille francs en numéraire pour payer ce qui était dû aux troupes sédentaires de la Dalmatie pour l'an 1809, nous avons été obligés d'en prendre une partie pour faire la solde des troupes dans les provinces conquises, parce qu'alors on était dans le plus fort de la crise du papier, crise qui n'est pas encore passée, et qui était telle alors, que nous ne pouvions pas nous promettre la rentrée de mille louis.
«Mais les fonds sont compensés par une solde de huit cent quatorze mille francs, qui nous est due par la caisse de la cinquième coalition, et qui servira à solder toutes les dépenses de l'année pour l'an 1809.
«Votre Excellence pourra se convaincre, d'après ce qui précède et qui est de la plus rigoureuse vérité, que, si le sort des troupes de Dalmatie n'est pas le même que celui des provinces cédées, c'est que mes efforts, pour le bien du service de l'Empereur, étaient impuissants lorsque M. d'Auchy était ici.
«Notre situation à cet égard a beaucoup changé, et je ne doute pas qu'avec le concours de M. Belleville et les bonnes dispositions qu'il annonce nous ne fassions tout ce qu'on peut attendre du zèle le plus pur et le plus soutenu.
«Notre situation serait meilleure si M. d'Auchy avait voulu plus tôt, et d'une manière plus complète, s'occuper des moyens d'augmenter les revenus. Mais il a été sourd à ma voix, en cela comme en toute autre chose; et je n'ai pas à me reprocher de l'avoir laissé ignorer, car j'ai la crainte même d'avoir répété trop fréquemment combien son inertie, son insouciance et sa mauvaise volonté étaient funestes. Mais il faut que Sa Majesté sache qu'en ce moment même pas un seul octroi n'est établi, et cependant c'était un des moyens les plus simples et les plus prompts d'augmenter les revenus.
«Une chose aussi qui est indispensable à l'amélioration de nos finances, c'est la mise en activité du Code Napoléon, sans lequel nous ne pouvons établir l'impôt sur l'enregistrement, et que le retard prolongé de M. Cofinhal ajourne indéfiniment. Chaque mois de retard prive le trésor des provinces illyriennes de cent cinquante mille francs, qui est la moitié de la solde de l'armée.
«Je saisis cette circonstance pour prier Votre Excellence de solliciter de Sa Majesté ses ordres à cet égard.
«Enfin, je le répète, les provinces illyriennes, dont les finances seront très-belles en 1811, et qui auront amplement ce qu'il leur faut pour supporter les charges que Sa Majesté leur a imposées, ont besoin d'un secours et d'un prêt cette année, pour donner le temps d'attendre le moment où toute la nouvelle organisation financière pourra être en activité et donner les produits qu'elle promet.
«Toutes mes sollicitudes et celles de M. Belleville tendent à mettre les troupes de Dalmatie au niveau de celles des provinces cédées; et, comme nous sommes pénétrés l'un et l'autre des mêmes principes et des mêmes idées, que nous sommes parfaitement convenus de nos faits, Sa Majesté peut être assurée que chaque jour améliorera la situation de tous les services.»
LE MARÉCHAL MARMONT À NAPOLÉON.
«Trieste, le 7 août 1810.
«Sire, j'ai l'honneur de rendre compte à Votre Majesté que vingt pièces de gros calibre sont aujourd'hui en batterie à Pola, et que trente autres, qui portent à cinquante l'armement de cette rade, y seront placées le 1er septembre. Chaque batterie aura, en outre, un fourneau à rougir les boulets et les établissements indispensables à leur service.
«Il serait désirable que, dans cet armement, il y eût au moins six mortiers; mais, n'en ayant point, j'en demande douze en Italie, afin d'en placer aussi le même nombre à Trieste.
«J'ai l'honneur de rendre compte également à Votre Majesté que j'ai vu sur les lieux, et dans le plus grand détail, les projets qui ont été faits pour la place de Pola. Ils m'ont paru fort satisfaisants. On s'occupe à mettre au net quelques changements que j'ai indiqués, et j'espère, sous quatre ou cinq jours, avoir l'honneur de les adresser à Votre Majesté, ainsi que ceux de Trieste, conformément aux ordres que Votre Majesté m'a fait transmettre par le général Bertrand.
«L'armement de la frégate Lenoi avait été commencé, conformément aux ordres de Votre Majesté, mais il a été suspendu par le mauvais état dans lequel on a trouvé ses fonds. J'ai visité ces fonds avec des gens experts; ils ne m'ont pas paru tels cependant, qu'on dût renoncer à faire naviguer ce bâtiment dans l'Adriatique. En conséquence, on va reprendre son armement, et on le continuera si on ne découvre pas d'autres avaries, et, dans ce cas, cette frégate pourra être en état de servir dans six semaines.
«Quant au vaisseau que Votre Majesté veut qu'on arme, ce n'est que dans quatre ou cinq jours que nous saurons d'une manière précise s'il en est susceptible et s'il est possible de le rétablir sans une dépense plus forte que sa valeur.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 19 août 1810
«Monsieur le duc, Sa Majesté m'ayant fait donner l'ordre de faire faire le plus promptement possible des projets sur Trieste, j'ai l'honneur de vous adresser ceux qui ont été rédigés sous mes yeux, en vous priant de les soumettre à Sa Majesté.
«L'Empereur m'ayant fait l'honneur de me demander également des projets sur Pola, j'ai l'honneur de les joindre aussi à cette lettre. Je me suis rendu sur les lieux pour pouvoir en juger par moi-même; je vous demande également de les soumettre à Sa Majesté.
«Les mémoires qui accompagnent les projets me paraissent rédigés avec beaucoup de clarté. En conséquence, je crois superflu d'entrer dans de grands détails. Les projets sur Trieste ont été faits sous deux points de vue: le premier, en s'attachant à l'exécution littérale des ordres de Sa Majesté, le second, en s'abandonnant aux idées que font naître les localités et la nature des terrains. Plus je l'ai étudié, et plus je me suis convaincu qu'il est impossible d'obtenir de bons résultats en faisant du château de Trieste le point capital de la défense, et en lui faisant renfermer le matériel qu'il doit contenir; et qu'au contraire on peut faire une très-bonne place en faisant jouer au château le rôle de place secondaire, et en plaçant le centre de la défense à Saint-Vito, et couvrant d'un ouvrage avancé le plateau qui le précède. La place, telle qu'elle a été indiquée dans le projet, serait susceptible d'une bonne défense, n'exigeant probablement pas les quatre mille hommes qu'estime nécessaires le général Maureillan, mais pourrait en contenir beaucoup plus au besoin. Enfin, offrant beaucoup d'espace, ayant un seul point d'attaque, elle présente d'immenses moyens pour renfermer et mettre en sûreté de nombreux établissements.
«Le seul inconvénient paraît être la dépense que les premiers aperçus portent à quatre millions cinq cent mille francs; mais l'opinion générale des ingénieurs est que l'évaluation en a été un peu forcée; et, d'ailleurs, dans ces quatre millions cinq cent mille francs sont comptées les indemnités pour six cent mille francs, dont le payement ne serait pas absolument indispensable.
«Les projets sur Pola sont aussi complets que possible. Ignorant la pensée précise de Sa Majesté pour cette place, j'ai cru qu'il était convenable que celui que j'ai l'honneur de vous adresser remplît toutes les conditions qu'on exige d'une grande place maritime. Sa Majesté pourra en supprimer toute la partie qui lui paraîtra superflue. Le peu d'étendue qu'a la rade de Pola, et qui permettrait à l'ennemi, maître de la terre, d'établir des batteries qui commanderaient le mouillage, nous a forcés d'établir une ligne d'ouvrages qui, en l'éloignant, garantit la flotte de l'action de ses batteries. L'immensité des travaux de la place disparaît en partie lorsqu'on réfléchit que cette place, n'ayant que deux points d'attaque, ce sont ces deux points pour lesquels seuls on doit épuiser les ressources de l'art, et que l'enceinte proprement dite peut être faite avec beaucoup d'économie; partie pouvant être non revêtue, partie non terrassée, enfin tous les ouvrages qui sont situés sur le long promontoire terminé par le cap Figo sont inattaquables avant la prise de la place, puisqu'ils voient tous les points de débarquement, et par conséquent inutile de leur donner une grande force.
«Les localités de Pola sont extrêmement avantageuses pour une bonne fortification, et je pense que le projet, tel qu'il est rédigé, en présentant ce qu'il y a de plus raisonnable, assure tous les moyens d'une longue résistance; la nature du pays qui environne Pola ajoute encore à la force de la place, et l'ennemi, dans un pays inculte, obligé de cheminer sur un sol de roc, sans eau, trouverait de grandes difficultés à réussir et à tenir rassemblés pendant longtemps les moyens qu'exigerait une entreprise aussi importante que celle du siége de cette place.
«J'ai l'honneur de rendre compte à Votre Excellence qu'ayant donné tous les ordres relatifs aux travaux de la marine, et ayant arrêté avec l'intendant général les principales dispositions que les circonstances commandent pour assurer la subsistance et les services, je pars après-demain pour la Croatie, afin de visiter, dans le plus grand détail, les régiments croates, compagnie par compagnie. J'ai toujours pensé que ce voyage était indispensable, et je ne doute pas qu'il ne donne les meilleurs résultats.
«Je ne considérerai l'organisation de ces régiments comme complète qu'après cette tournée, ayant eu depuis six mois l'expérience de leur régime et pouvant apprécier les différents officiers. Mon voyage sera de six semaines environ.»
LE MINISTRE DE LA GUERRE AU MARÉCHAL MARMONT.
«Paris, le 20 août 1810.
«Monsieur le due, j'ai l'honneur de transmettre à Votre Excellence une note que Sa Majesté l'Empereur a dictée sur les provinces illyriennes, et dont elle a prescrit qu'il vous fût donné communication. Votre Excellence verra que l'intention de Sa Majesté est qu'il n'y ait aucun établissement important de défense ou de dépôt dans ces provinces, et qu'il soit seulement projeté, dans la position que vous ferez reconnaître par M. le général commandant du génie, une place sur l'Isonzo, et deux forts qui intercepteraient la route d'Osoppo à Villach, et de Goritzia à Villach par Tarvis. Je vous invite à donner connaissance de la présente note à M. le général baron de Maureillan, afin qu'il la prenne pour base des projets et de tout système de défense qu'il devra concerter avec vous, pour être ensuite soumis à Sa Majesté.»
NOTE SUR LES PROVINCES ILLYRIENNES.
«Le fort de Sachsenbourg doit être détruit, parce qu'il n'est susceptible d'aucune augmentation; qu'il est tellement plongé, que ce serait jeter son argent sans résultat, et que, après quinze jours de défense, la garnison serait inévitablement prise avant qu'on y pût revenir.
«Villach paraît susceptible de peu de chose; du moins tout serait à faire.
«Le cours de la Drave, dont nous sommes en possession, a l'important avantage de nous rendre maîtres du versant des eaux, et de nous permettre de choisir les positions que nous devons occuper sur la chaîne des Alpes.
«Il est à prévoir que, dans les événements d'une guerre, les Autrichiens pourraient nous prévenir; or il est probable que nous n'essayerons pas même de défendre Villach et le versant des montagnes, qu'il faudra se retirer derrière les Alpes. Rester maître des Alpes est la seule chose qu'on doive désirer.
«On peut en dire autant de toutes les provinces illyriennes. Dans une guerre contre l'Autriche, l'armée française repassera l'Isonzo, et il est possible qu'elle ne puisse pas se trouver assez réunie pour se battre dans des pays si près de l'Autriche. On aura obtenu un grand résultat de la circonstance qui nous rend maîtres de tout le pays, si nous restons maîtres de l'Isonzo et du passage des Alpes.
«Un des grands désavantages de la place de Palmanova est qu'elle ne nous rend pas maîtres de l'Isonzo. S'il y a une nouvelle fortification à établir, il faudrait l'établir à Goritzia, Gradiska, ou tout autre point, qu'il faudrait chercher et choisir sur l'Isonzo, qui fasse que l'armée puisse repasser l'Isonzo et être maîtresse de le passer quand elle voudra.
«Ce qui est arrivé dans la dernière guerre avait été prévu, et on avait bien pensé qu'il n'était pas possible de se défendre dans le Frioul.
«Il faudrait donc reconnaître quel est le point qu'il faut occuper pour être maître du chemin d'Osoppo à Villach par la Pontola, celui qui rendrait maître du chemin de Tarvis à Caporetto par Goritzia.
«S'il y avait là deux points qu'on pût occuper, cela mériterait la peine de dépenser un million sur chaque point, de manière que l'ennemi ne pût déboucher par ce chemin sans prendre les forts, ce qui exigerait quinze ou seize jours.
«On ne prétend pas l'empêcher de passer avec de l'infanterie, de la cavalerie, et des divisions légères, mais intercepter la chaussée: c'est de la grande route qu'il est question de se rendre maître.
«Il ne faut donc pas se dissimuler qu'il ne faut établir aucune offensive au delà des Alpes, aucune défensive au delà de l'Isonzo; on sera prévenu par l'ennemi.
«La vraie défense est sur l'Isonzo et les montagnes. Il faut charger le général Poitevin de parcourir cette rivière, et de déterminer un point pour pouvoir l'occuper et faire système avec Palmanova; surtout chercher le point qui intercepte parfaitement la route de Villach à Osoppo, et de Villach à Goritzia par Tarvis.
«Ces deux points sont bien plus importants que celui sur l'Isonzo; car, si le quartier général de l'armée ennemie est à Klagenfurth, il lui faut quatre jours pour se porter aux montagnes; et, s'il y a là des obstacles qui le retiennent, l'ingression par la Carinthie, qui est l'ingression la plus dangereuse, se trouvera considérablement retardée, et l'armée française aura tout le temps de se former dans le Frioul, de débloquer les places et de prendre l'offensive.
«Si, à cause de ces obstacles, l'ennemi ne vient point par Klagenfurth et vient par Laybach, ce serait un détour de quatre ou cinq jours qui retarderait d'autant sa marche.
«Cela l'obligera à diviser ses forces, parce qu'il aura toujours à craindre une attaque par la cavalerie; gagner cinq à six jours dans ces moments-là n'est pas un petit objet.
«Ainsi il faut renoncer à toute espèce de projets sur Laybach; il faut en détruire les fortifications; mais il est bon de conserver le château en l'améliorant, d'abord parce que le château contiendra les habitants, et qu'il peut être utile, dans l'hypothèse où l'ennemi serait prévenu, et où l'armée se porterait en avant, pour assurer les communications, servir de refuge aux partis, et qu'il rend solidement maître du pays.
«Ce château est situé sur une arête si étroite, qu'on ne le croit pas susceptible d'être fortifié pour être gardé.
«Il restera à savoir si les six cents hommes qu'on pourrait laisser dans ce fort pourraient s'y défendre trente ou quarante jours et attendre le retour de l'armée; ce serait une raison de plus pour y dépenser quelque argent, et on pourrait s'exposer à la perte de quelques cinq ou six cents hommes. Il est plus avantageux de le conserver que de le détruire; mais on ne doit le considérer que comme un simple fort qu'il faut améliorer; ce sont les bases d'après lesquelles il faut agir.
«Mêmes raisons au fort de Trieste; il est utile pour mettre la police contre les Anglais, maintenir une ville populeuse et commerçante, et assurer les communications si l'armée est en avant. On a développé, dans une note précédente, les raisons qui déterminaient à mettre en état le fort de Trieste; on attend des renseignements pour savoir si l'armée pourra le garder, dans le cas où elle repasserait l'Isonzo.
«À moins de dépenses considérables, il est douteux qu'on puisse fortifier ce château de manière à le mettre en état de se défendre quinze à vingt jours.
«Ainsi, un principe général pour les fortifications, l'artillerie et le ministre de la guerre, c'est qu'il ne doit y avoir aucun établissement sérieux sur la rive gauche de l'Isonzo, aucun arsenal, magasins de fusils ni d'artillerie; tout doit être à Palmanova, Venise, Mantoue, et, si on veut, à Osoppo et Zara.
«Il ne faut penser à établir aucune offensive sur le pendant des Alpes Juliennes, ni aucune défensive au delà de l'Isonzo.
«On doit être constamment en mesure d'évacuer en quatre jours de temps tout le pays au delà de l'Isonzo, et sur le pendant des Alpes Juliennes, partie sur la Dalmatie, partie sur l'Isonzo.
«On ne doit jamais penser que le commencement de la guerre doit se faire dans les provinces illyriennes.
«Tout ce qui est nécessaire à la garnison de Zara doit se retirer de ce côté: tout le reste sur l'Isonzo.
«Les avantages du pays illyrien sont très-considérables; mais, s'ils étaient mal saisis, ils deviendraient de grands inconvénients.
«Leurs avantages consistent: 1° à ce que l'armée de Dalmatie n'est plus séparée; qu'elle formerait l'avant-garde, et se trouverait sur la Save en avant de Laybach, tandis que les deux mille hommes destinés à la garnison de Zara seraient sur les derrières;
«2° Que, si l'armée française ne pouvait se réunir à temps, l'armée de Dalmatie formerait l'arrière-garde de l'armée et se retirerait sur l'Isonzo, où elle serait jointe par l'armée d'Italie.
«Ainsi, en 1809, seize mille hommes d'élite de l'armée de Dalmatie ne pouvaient rien; et, si l'armée d'Italie était battue, l'armée de Dalmatie l'eût été un peu plus tôt ou un peu plus tard.
«Si les choses eussent été en 1809 comme aujourd'hui, l'armée de Dalmatie eût été à la bataille de Sacile; cet avantage est immense.
«Le second avantage est que, la réunion de l'armée autrichienne étant près du Frioul, elle était en mesure d'y porter la guerre, le second jour de la déclaration de la guerre; aujourd'hui, ce ne peut être que le dixième. C'est un gain de huit jours, qui est très-considérable dans cette circonstance.
«Le troisième avantage, et qui n'est pas le moindre, est que, maîtres de tous les débouchés des Alpes, nous pouvons, pour la défensive, choisir les points qu'il nous importe de fortifier pour retarder de dix ou quinze jours la marche de l'armée ennemie, et que, pour l'offensive, nous sommes sûrs que l'ennemi n'aura pu rien fortifier.
«En résumé, les provinces illyriennes, considérées sous les points de vue de guerre, ne doivent être regardées que comme complétant la possession du Frioul. Si on les considérait autrement, on s'exposerait à de grands malheurs, et on pourrait donner lieu à des pertes de batailles qui pourraient compromettre l'Italie elle-même.
«Ainsi donc, envisageant, les choses sous ce point de vue, il convient de garder les châteaux de Laybach et de Trieste, de s'y fortifier chaque année, moyennant une petite dépense; d'y détruire tous les bâtiments et constructions qui pourraient le mettre dans le cas d'être pris par les obus.
«Si on a dépensé, dans quatre ou cinq ans, quelques centaines de mille francs dans les deux forts, ils peuvent rendre des services qui compensent l'argent qu'on y aura dépensé. Il est vrai aussi qu'ils pourront n'être d'aucune utilité.
«S'il est nécessaire de faire une dépense de quelques millions, ce serait dans une ou deux places qui intercepteraient la communication de la Carinthie dans le Frioul, et une bonne place sur l'Isonzo, en regardant le premier de ces objets comme beaucoup plus important que le second.
«Les provinces illyriennes peuvent aussi être considérées comme pouvant servir dans une guerre contre les Turcs; Carlstadt serait bientôt armée, et Dubicza pourrait servir à l'agression de la Bosnie.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DES FINANCES.
«Septembre 1810.
«Monsieur le duc, ayant appris qu'il avait été rédigé à Paris un projet d'organisation des tribunaux pour les provinces illyriennes, dans lequel est comprise celle de la justice pour la Croatie militaire, détruisant tout le système qui y a été suivi jusqu'à ce jour, je me suis hâté d'écrire au ministre de la justice pour lui faire connaître la conséquence funeste que ce changement produirait, s'il avait lieu. J'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence copie de la lettre que je lui ai écrite à cet égard. J'y ai développé les motifs puissants qui s'opposent à toute innovation dans ces régiments. Le désir de conserver à Sa Majesté, dans toute son intégrité, et avec tous les avantages qu'elle offre pour son service, une portion aussi utile de la population de ces provinces, m'engage à présenter avec chaleur toutes les considérations qui exigent que l'institution, telle qu'elle est, des régiments croates subsiste sans qu'il y soit porté aucune atteinte. Les résultats heureux qu'on doit attendre de leurs services naissent de cette institution même, qui est, j'en suis convaincu, la seule qui puisse les faire obtenir. Ce que j'ai exprimé sur la justice s'applique mieux encore à l'administration, dont toutes les parties sont parfaitement coordonnées, et qui offre toute espèce de garantie pour la régularité, l'économie et la prospérité de ces régiments. J'ai lieu, tous les jours, de m'en convaincre dans l'inspection que je fais. On s'occupe d'arrêter la comptabilité, qui sera ensuite envoyée à l'intendant général, chargé, m'a-t-on dit, de rédiger un projet de décret sur l'administration de l'Illyrie.
«Je demande, avec les plus vives instances, à Votre Excellence qu'elle veuille bien faire valoir mes observations à ce sujet, et de mettre, autant qu'il dépendra d'elle, obstacle à l'introduction d'un nouveau mode d'administration pour les régiments, pour lesquels, faute de connaître sous tous les rapports leur véritable situation, on peut prendre des mesures préjudiciables aux intérêts de Sa Majesté.
Accoutumé, comme je le suis, à voir Votre Excellence accueillir avec bienveillance mes observations, qui ont pour but le bien public, je lui réitère, avec confiance, l'assurance que c'est ma conviction intime, ma conscience, et mon amour pour le service de l'Empereur, qui me font mettre tant de chaleur à la conservation du système, et que ce serait un malheur public que de voir détruire un aussi bel édifice, source, je crois, de la principale richesse que renferment les provinces illyriennes.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 2 septembre 1810.
«Monsieur le duc, je reçois en ce moment une lettre qui m'apprend que Sa Majesté ayant daigné recevoir les officiers, députés illyriens, et croates, ils ont fait diverses demandes sur lesquelles je crois de mon devoir de donner, sans perte de temps, à Votre Excellence les renseignements convenables.
«Les officiers ont demandé, à ce que l'on m'assure, que le gouvernement français fournît l'habillement aux soldats en retenant les douze florins qui sont donnés aux familles pour cet objet, sauf à augmenter les impôts. Je puis vous assurer que, à moins que Sa Majesté ne donnât l'habillement aux Croates en leur remettant l'imposition qui le couvre aujourd'hui aux cinq sixièmes, ce qui, assurément, serait tout à leur avantage, rien ne serait plus malheureux qu'une pareille disposition, parce que les Croates ne sont pas en état de donner de l'argent, mais seulement des objets de leur industrie. À plus forte raison, rien ne serait plus malheureux qu'une augmentation d'impôt.
«L'annonce de nouveaux impôts est l'argument qu'emploient sans cesse les Autrichiens pour les inquiéter. Il n'en faudrait pas davantage pour changer l'opinion du peuple et faire émigrer une partie de la population.
«Je crois, d'ailleurs, avoir démontré cette proposition d'une manière complète dans le mémoire que j'ai eu l'honneur de vous adresser. Les officiers sont des ignorants qui sacrifient, sans s'en douter, les intérêts de l'Empereur et de leur pays à la gloriole d'avoir des soldats plus régulièrement habillés.
«Ils ont parlé d'officiers français et dalmates placés dans les régiments qui leur donnent de la jalousie.
«J'ai placé un chef de bataillon par régiment, et certes, eu égard à l'avancement qui a eu lieu, cette disposition a été extrêmement modérée. Il faudrait, pour donner aux Croates toute la valeur dont ils sont susceptibles, mettre un bon nombre d'officiers français pour les commander, et, dans le rapport de l'inspection que j'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence, je demande qu'il en soit placé un par compagnie, au moyen d'échanges convenables. Sous les Autrichiens, au moins la moitié des officiers employés dans ces corps étaient étrangers au pays, et le colonel Slivarich lui-même n'est pas né Croate, mais marié et établi en Croatie depuis qu'il est dans ces régiments. Les chefs de bataillon qui y ont été placés étaient indispensables pour y introduire l'esprit français et contribuer à y faire connaître le service français.
«Quant aux officiers dalmates, je conçois que les députés n'approuvent pas le motif de leur placement; mais il n'en est pas moins fondé. L'objet que je me suis proposé a été de placer près des colonels français, qui ne savent pas l'Illyrique, des jeunes gens sûrs, dévoués, intelligents, et qui, entendant la langue du pays, pourraient rendre compte de tout ce qui s'y passe. J'ai déjà eu lieu de me féliciter de cette mesure, et d'ailleurs, pour ne pas blesser les intérêts des Croates, j'ai ajouté à l'organisation les emplois que je leur ai donnés.
«Les officiers ont dit que l'Empereur avait l'intention d'envoyer un bataillon par régiment à Naples ou en France.
«Si telle est l'intention de l'Empereur, je vous supplie de lui représenter, au nom du bien de son service, que les troupes de cette espèce doivent combattre ou rester chez elles, et que les tenir en garnison fixe est aussi contraire à leur institution qu'à leur esprit et à leur existence, puisque ce sont les enfants de ces soldats qui recrutent le bataillon; que ces individus, mariés en grande partie, pénétrés de l'idée qu'ils doivent combattre et mourir pour l'Empereur, ne verraient, dans l'éloignement de leur pays, que la destruction de leur nation.
«Je ne rappellerai pas ici que ces troupes ne coûtent presque rien lorsqu'elles vivent chez elles, et qu'il faut les payer comme d'autres soldats lorsqu'elles en sortent. Mais je fais remarquer que, si c'est pour les rendre meilleures que ces troupes seraient retirées de chez elles, ce but serait beaucoup mieux rempli par trois mois de campement dans le pays que par un an de garnison éloignée. Rien ne contrarierait plus l'esprit de l'organisation de ces troupes et leur conservation.
«Si l'intention de Sa Majesté est de les envoyer en Espagne, je n'ai rien à répondre, puisque les soldats doivent faire la guerre, quelque part qu'on les envoie. Cependant il est nécessaire d'observer que, pour le début, ce serait une chose fâcheuse que de les employer dans une expédition que les Autrichiens, pendant dix-huit mois, leur ont peinte sous les couleurs les plus désavantageuses, et que le bon parti que Sa Majesté tirera des Croates pour son service à l'avenir dépendra beaucoup de la manière dont ils seront employés la première fois à la guerre.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU GRAND-JUGE.
«Carlstadt, le 3 septembre 1810.
«Je viens de recevoir la nouvelle que M. Paris, président de la cour de cassation, avait été chargé par Votre Excellence de rédiger et de faire connaître aux députés illyriens un projet d'organisation de la justice dans les provinces illyriennes. Ce projet, s'il était adopté, détruirait tout le système de la justice dans la Croatie militaire; et ce changement, comme tous ceux qui pourraient avoir lieu dans l'organisation de cette partie des provinces illyriennes, devant avoir les conséquences les plus graves, je ne perds pas un moment pour adresser à Votre Excellence les observations qui naissent de la nature même des choses.
«Le régime de la Croatie militaire est un chef-d'oeuvre dans toutes ses parties. Je ne saurais trop me répandre en éloges sur la force et la bonté des institutions qui la composent. C'est certainement une des plus belles choses que les modernes aient faites et qu'il serait fâcheux de voir détruire faute de la connaître. Toutes les parties en sont coordonnées. Guerre, administration, justice, etc., forment un tout que le moindre changement doit détruire. Tout a tendu à l'ordre dans ce système, parce qu'il y avait beaucoup d'obstacles à l'établir dans une population mutine et difficile à conduire, parce que l'ordre était la base de toutes les autres institutions. En conséquence, c'est l'autorité militaire qui a d'abord été nécessaire, et elle a dû continuer à régir ce peuple, parce qu'étant pauvre et ne pouvant donner d'argent le meilleur parti qu'on pouvait en tirer était d'en obtenir le plus grand nombre de soldats possible, et que, pour cela, il fallait inspirer au plus haut degré, à toute la population, l'esprit militaire. Cette population a donc dû être réorganisée pour la faire marcher d'une manière régulière, et, en cela on aura préparé sa prospérité; car des barbares, sans organisation, ne feront que difficilement des progrès dans la civilisation. L'exemple qu'offrent les Morlaques, Dalmates, comparés aux Croates leurs voisins, qui, par suite de leur organisation, sont devenus bien supérieurs à eux, confirment ce précepte. Enfin on a voulu tirer le plus grand parti possible de ce peuple pour le service de l'État, et les effets obtenus sont ici au-dessus de tous les calculs et de toute comparaison.
«Il a fallu et il faut, pour soutenir un pareil système, concentrer les pouvoirs. Élever plusieurs autorités parmi ce peuple serait le principe de l'anarchie, parce que son intelligence ne va pas jusqu'à concevoir leurs rapports: obéir et commander, voilà la sphère de sa conception. Mais, si les pouvoirs ont été concentrés, si tout a été soumis aux formes militaires, que de précautions n'a-t-on pas prises pour empêcher les abus de pouvoir! quelles mesures paternelles l'organisation n'a-t-elle pas consacrées! Aussi, combien sont beaux les résultats, puisque les Croates, qui sont tous voués au service, qui appartiennent sans réserve et se dévouent à l'État, sont heureux, bénissent leur organisation, à un tel point qu'ils abandonneraient leurs foyers s'ils se croyaient menacés d'en changer, certains de retrouver en Autriche l'existence qui leur serait refusée par un nouvel ordre de choses.
«Je vais entrer dans quelques détails pour les tribunaux, et je vais vous faire connaître comment se rend la justice. Votre Excellence verra s'il peut y avoir des motifs pour changer de mode, et s'il n'en est pas mille autres pour conserver celui qui existe.
«Les Croates étant très-pauvres, leurs discussions d'intérêt sont de peu de valeur; en conséquence, on a cherché à leur épargner les frais, et on a placé la justice près d'eux. La population est répandue sur une assez grande surface de pays; il a donc fallu multiplier les tribunaux, ou en établir un par compagnie, c'est-à-dire soixante-douze pour les six régiments. Mais quel caractère a ce tribunal? C'est un tribunal de famille, un tribunal paternel; c'est enfin un tribunal de conciliation plutôt que de justice. Le capitaine de chaque compagnie, un lieutenant de l'économie, deux sous-officiers nommés à tour de rôle, deux soldats également choisis à des époques déterminées, forment ce qu'on appelle une session, qui s'assemble une fois la semaine. Les Croates de la compagnie viennent y discuter leurs intérêts, et rarement retournent-ils chez eux sans être tous contents. Mais, si l'une des parties en appelle, l'affaire est portée devant le tribunal du régiment. Ici le mode change: on doit supposer que, puisque l'affaire n'a pas été résolue d'une manière satisfaisante pour tous, qu'elle est obscure; et alors c'est un homme de loi, homme gradué, qu'on nomme auditeur, qui juge.--Vingt officiers nommés à tour de rôle sont témoins et signent le procès-verbal, qui contient les exposés; mais l'auditeur seul juge. Cet auditeur, quoique homme de loi, porte l'habit et le titre d'un grade militaire; mais on ne l'en a revêtu que parce que ce titre et cet habit sont seuls respectés des Croates. En France, on a donné la robe aux juges parce qu'on a pensé qu'elle imposait aux yeux; ici, elle produirait un effet tout contraire.
«J'ai remarqué que le tribunal de compagnies ou de conciliation terminait beaucoup d'affaires. Il y en a peu à soumettre à l'auditeur, et il les termine presque toutes. Cependant s'il arrive que, par exception, l'affaire soit ou assez obscure ou assez importante pour avoir besoin d'un troisième jugement, c'est ici où je pense qu'on doit rentrer dans l'ordre commun, et qu'il convient de porter l'affaire à un tribunal tout civil; mais, encore une fois, comme les Croates sont pauvres, il faut qu'il soit le plus près d'eux possible. Il faut l'établir à Carlstadt, où leurs affaires journalières, leurs habitudes, les conduisent; le composer seulement de quatre ou cinq juges, si on n'aime mieux, par économie, donner au tribunal de première instance de Carlstadt les attributions de l'appel pour la Croatie militaire.
«Cette justice, rendue sans frais, car les Croates doivent faire eux-mêmes l'exposé de leurs affaires, placée près des familles, garantie par toutes les formes qui assurent la pureté des juges; cette justice, dis-je, qui doit habituellement prononcer sur des affaires de cinq, dix ou quinze florins, n'est-elle pas conforme à la nature et à la situation du pays? n'est-elle pas économique pour l'État, et peut-on raisonnablement lui substituer une justice éloignée de dix à vingt-cinq lieues, et qui, en coûtant de grands frais de déplacement aux Croates pauvres, leur occasionne plus de dépenses encore en les mettant à la disposition des gens de loi.
«Voici maintenant comment se rend la justice criminelle. Les jugements de police correctionnelle se rendent dans les compagnies par la session, ainsi qu'il a été dit plus haut, présidée par le capitaine. La justice criminelle se rend par un conseil de guerre, présidé par le major et composé des officiers supérieurs et d'un nombre déterminé de capitaines, lieutenants, sous-officiers et soldats. L'instruction de la procédure est faite par le premier auditeur du régiment, qui, comme je l'ai dit, est un homme de loi. Dans certains cas, où les délits pour lesquels les lois portent la peine de mort, comme pour ceux portant atteinte à la sûreté publique, la révolte, la désertion en masse, etc., la sentence, approuvée par le colonel, est exécutée immédiatement. Dans tous les autres, elle doit être revisée au tribunal d'appel des régiments. Chez les Autrichiens, ce tribunal est composé d'auditeurs, c'est-à-dire des gens de loi ayant des grades militaires. Je propose de faire reviser, dans les cas ordinaires, le jugement par le tribunal d'appel du régiment, que je suppose composé de juges civils, mais auxquels il faudrait adjoindre un nombre déterminé d'officiers.
«Donner au tribunal civil la police correctionnelle et la justice criminelle; dans tous les cas, ôter l'une et l'autre aux chefs militaires, c'est détruire les régiments croates, car c'est ôter une grande partie de leur puissance aux officiers. Il n'y aurait plus ni discipline ni obéissance; il n'y aurait plus que désordre et confusion.
«Je pourrais facilement m'étendre sur cet article-là; mais Votre Excellence a déjà saisi toutes les conséquences qui seraient la suite d'un changement de système.
«En résultat, toutes les erreurs dans lesquelles on est tombé à ce sujet viennent de ce qu'on ignore ce que c'est que la Croatie militaire. Je ne m'en étonne pas; je n'avais pu le savoir précisément pendant mon séjour en Dalmatie, quoique je le désirasse beaucoup, et je ne connais parfaitement son régime que depuis peu de mois.
«La Croatie ne doit pas être considérée comme une province, mais comme un camp, et sa population comme une armée qui a avec elle son moyen de recrutement, des femmes, des enfants, et des invalides, qui sont les vieillards. C'est une horde de Tartares, qui, au lieu de vivre sous des tentes, vit dans des cabanes, et qui, au lieu d'exister uniquement de ses bestiaux, vit du produit de ses champs et de ses bestiaux; mais c'est une horde organisée, disciplinée, heureuse et marchant rapidement vers la civilisation; (car les lois de la discipline militaire ne sont pas moins employées par les chefs pour établir l'ordre que pour diriger la culture des terres et l'économie des troupeaux); et qui, en même temps, fournit à l'Empereur, moyennant un secours de un million cinq cent mille francs, une armée, belle, brave, instruite, habillée, et toujours prête à marcher, de seize mille hommes, sans en compter huit mille de réserve, c'est-à-dire autant, et avec douze millions de francs d'économie, que donnerait une puissance de deux à trois millions d'âmes. Cette organisation, je le répète, est enfin un chef-d'oeuvre, puisqu'elle résout le problème difficile de donner, en améliorant chaque jour le sort des habitants et en les rendant heureux, dix fois plus que tous les autres peuples pour le service de son souverain.
«Je ne tarirais pas si je voulais entrer dans tous les détails de ce qu'a de bon et d'utile l'organisation des régiments croates; mais je terminerai cette lettre, peut-être déjà trop longue, en déclarant que le peuple croate est déjà, au delà de mes espérances, dévoué à Sa Majesté, et que je prends l'engagement, en conservant son organisation actuelle, de le faire combattre pour son service tant qu'elle le voudra, avec fidélité; d'en faire, en peu de temps, les troupes meilleures que les meilleures troupes allemandes; tandis qu'au contraire il me paraît évident qu'en détruisant une partie de son organisation on compromettra l'autre, et qu'on risque de voir ce peuple changer d'esprit. Alors une portion émigrerait, et il faudrait combattre l'autre à la première apparence de guerre au lieu d'en tirer des secours.
«Telles sont, monsieur le duc, les observations que ma conscience et mon amour pour les intérêts de Sa Majesté m'ont dictées. Je vous demande avec instance de les prendre en considération; je crois pouvoir vous assurer qu'elles en méritent la peine.
«Je vous fais également la prière de me faire connaître les points qui présentent des difficultés. Je crois pouvoir les résoudre toutes. Si les officiers croates n'ont rien dit au changement proposé, l'explication s'en trouve dans leur ignorance de la langue française et leur timidité, car les vérités que je viens d'établir et leurs conséquences n'ont pas dû échapper à ceux d'entre eux qui y ont le moins réfléchi.
«P. S. Les Croates ont tellement horreur d'un changement d'organisation, que le seul moyen que les Autrichiens aient employé avec quelque succès pour les agiter a été de publier qu'on allait changer leur régime. Cette opinion, qui s'était répandue un instant, a fait émigrer plus de cent familles; et le plus léger changement donnerait à ces bruits beaucoup de crédit, tandis que je n'ai négligé aucun moyen pour les détruire.»
LE MARÉCHAL MARMONT À NAPOLÉON.
«Ogucin, le 9 septembre 1810
«Sire, je viens de recevoir une lettre du ministre de la guerre, qui m'annonce les dispositions bienveillantes que Votre Majesté a daigné prendre à mon égard; permettez-moi de mettre à vos pieds, Sire, l'hommage de ma reconnaissance.
«L'augmentation de traitement que Votre Majesté a bien voulu m'accorder n'ajoutera ni à mon zèle pour son service ni à mon amour pour mes devoirs, car mon dévouement et mon zèle sont sans bornes; mais il me facilitera les moyens de les remplir.
«Je suis occupé à faire en détail l'inspection de la Croatie militaire; j'ai lieu d'être satisfait de l'esprit qui règne parmi ce peuple soldat, qui apprécie, comme il le doit, le bonheur de vous appartenir. Je crois pouvoir assurer Votre Majesté que, si elle daigne continuer à ce peuple son organisation complète, où tout a été prévu et calculé de la manière la plus admirable, et qui est un chef-d'oeuvre sous quelque rapport qu'on l'envisage, soit pour votre service, soit pour la tranquillité du pays, soit pour le bien-être de cette population et les progrès de la civilisation, j'en formerai en peu de temps une armée digne de Votre Majesté, et qui combattra avec honneur et gloire dans les rangs de l'armée française.
«L'esprit militaire de ce peuple est tellement établi, et tellement maintenu par son organisation, que les bataillons de campagne, quoique toujours dispersés dans les familles, sont comparables, et par leur instruction, et pour leur caractère belliqueux, et pour tout ce qui distingue les bons soldats, aux plus belles et aux meilleures troupes de ligne.
«Votre Majesté ne doit pas considérer la Croatie militaire comme une province, mais comme un camp, et sa population comme une armée qui la servira fidèlement, et sera toujours prête à donner jusqu'à son dernier homme pour elle.»
LE MARÉCHAL MARMONT À NAPOLÉON.
«Laybach, le 15 octobre 1810.
«Sire, je reçois la lettre que Votre Majesté m'a fait l'honneur de m'écrire le 6 octobre, relative aux bâtiments ottomans. Je supplie Votre Majesté de me permettre de l'assurer de la manière la plus solennelle que ce n'est point par ma propre volonté que ces bâtiments ont été relâchés. M. d'Auchy m'a prévenu verbalement qu'il donnait l'ordre de les relâcher sous caution, motivé sur ce que la valeur de ces bâtiments se trouvait, par la Turquie, entre ses mains, et que le Trésor public y gagnerait la dépense de l'entretien des équipages, et je n'y ai pas mis obstacle.
«J'ai eu sans doute grand tort d'y consentir, puisque Votre Majesté me blâme; mais je n'ai pas eu celui de le vouloir ni de l'ordonner. M. d'Auchy n'a pas un mot de moi qui puisse me faire partager sa responsabilité sur cette affaire, tandis que les ordres donnés au directeur central des douanes sont de lui, et en son nom. Votre Majesté pourra s'en assurer par la copie de sa lettre, qui est ci-jointe.
«Si Votre Majesté daigne réfléchir à la nature des relations qui existaient entre M. d'Auchy et moi, elle sera bien convaincue que, si pareille disposition avait été prise contre son avis, il aurait exigé de moi une lettre que je n'aurais pu lui refuser. Je puis assurer à Votre Majesté que personne au monde n'est plus esclave de ses ordres que moi: de près comme de loin, ils me sont également sacrés.
«Si je n'avais pas cru, dans cette circonstance, que c'était en suivre l'esprit que de se borner à conserver la valeur des bâtiments, je me serais bien gardé de tolérer cette disposition. Les connaissements de ces bâtiments n'ont pas encore été envoyés à Paris; la cause en est dans la lenteur du directeur central des douanes, qui a différé jusqu'à présent à les faire partir. Je les reçois en ce moment, et je les envoie par estafette au ministre des finances.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE
«Laybach, le 20 octobre 1810.
«Monsieur le duc, j'ai l'honneur d'adresser à Votre Excellence le mémoire sur la Croatie militaire que je lui ai annoncé.
«J'ai cherché à faire connaître, le plus succinctement possible, une institution qui n'a d'analogue nulle part, et qui mérite d'être observée avec soin pour être bien jugée et appréciée comme elle le mérite. Le général Andréossy a fait donner l'ordre, par les officiers croates qui sont à Paris, de suspendre tous les remplacements d'habillements, motivé sur ce qu'il s'occupait de leur donner une nouvelle organisation, d'autres uniformes, etc.
«Cette nouvelle, qui est précisément conforme aux moyens qu'emploient sans cesse les Autrichiens pour inquiéter les Croates, a produit le plus mauvais effet.
«J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour le détruire. Tout ici se touche, et rien n'est indifférent, parce que tout fait système. Le général Andréossy ne se doute probablement pas qu'une simple question d'uniforme, qui, partout ailleurs, ne signifie rien, est ici fort importante, attendu que c'est une question d'impôt, puisque ce sont les familles qui habillent les soldats, et que, si l'uniforme était déterminé de manière à ce que les familles ne pussent plus les fabriquer elles-mêmes et qu'elles fussent obligées de l'acheter, cette seule disposition ferait une révolution qui causerait l'émigration d'un très-grand nombre d'entre elles qui seraient dans l'impossibilité de faire ce qui leur aurait été demandé.
«Le projet d'organisation générale des provinces illyriennes, que M. l'intendant général, M. le conseiller général de justice, et moi avons unanimement arrêté, sera rédigé dans peu de jours.
«J'ai pensé qu'il était utile, pour pouvoir répondre aux diverses objections qui pourraient être faites à Paris, de vous l'envoyer par quelqu'un qui ait assisté à la discussion, et qui, par son bon esprit et ses lumières, ait pu juger de la valeur des différents motifs qui l'ont déterminé.
«J'ai fait choix de M. Heim, secrétaire général du gouvernement, et avec d'autant plus de plaisir, que ce choix sera agréable à Votre Excellence.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 28 octobre 1810.
«Monsieur le duc, je reçois la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 19 octobre, et qui est relative aux projets de levée de troupes dans les provinces illyriennes pour le service de Sa Majesté.
«Voici quelles étaient les forces que l'empereur d'Autriche en tirait:
«Le régiment de Reiski, de trois bataillons, était formé du territoire de Gouzin, du cercle d'Adelsberg et de l'Istrie autrichienne.
«Le régiment de Schimchan, de trois bataillons, était formé des deux autres cercles de la Carniole.
«Le régiment de Hohenlohe était formé de la Carinthie.
«La Croatie, suivant les différents ordres du gouvernement de Hongrie, fournissait des recrues à divers régiments hongrois qu'on peut évaluer à un bataillon.
«La moitié de la Carinthie étant restée à l'empereur d'Autriche, on peut estimer ce que recrutait le cercle de Villach à un bataillon et demi.
«Ainsi le gouvernement autrichien tirait de ces différents pays huit bataillons et demi.
«Voici comment je pense que la division pourrait être faite pour recruter trois régiments:
«Un régiment dans la haute Carniole et le cercle de Villach;
«Un autre régiment dans la Carniole inférieure, ou cercle d'Adelsberg; Gorizia et Trieste, l'Istrie autrichienne et vénitienne, en remplacement de la partie du cercle de Gorizia, qui est au royaume d'Italie;
«Le troisième régiment dans la Basse-Carniole et la Croatie civile.
«Par ce moyen, les Carinthiens, qui passent pour de mauvais soldats, seraient fondus parmi les soldats des autres provinces, qui en donnent de meilleurs. Il semblerait que la Dalmatie, qui doit fournir une grande quantité de matelots, et qui a à peine deux cent cinquante mille habitants, aurait suffisamment du recrutement du régiment dalmate, qui est en Italie et se trouve toujours au complet. Quant à Raguse et à Cattaro, ces deux pays doivent être consacrés presque en entier à la marine, et il faut compter pour peu les soldats qu'on doit en tirer.
«Mais, si l'Empereur voulait augmenter davantage ses forces, je pense que le meilleur parti serait d'organiser deux régiments frontières dans les montagnes de la Dalmatie; de conserver tout le littoral, Raguse et Cattaro, le littoral hongrois, Fiume et les îles, les marins déduits, au recrutement de la légion dalmate. Par ce moyen, l'Empereur aurait le plus grand nombre de troupes possible, sans surcharger la population, et l'intérieur de la Dalmatie parviendrait à se discipliner et à s'améliorer. L'organisation de Pandours qui y existe a été faite dans cet esprit et comme travail préparatoire, attendu que Sa Majesté m'avait paru être, il y a un an, dans l'intention d'adopter ce système.
«Quant aux officiers, on en trouve beaucoup et de fort bons. Ce pays est rempli d'officiers qui ont quitté le service d'Autriche, qui ne cessent de me demander de l'emploi, et beaucoup d'autres, au service de l'Autriche encore, m'ont écrit ou fait dire qu'ils abandonneraient l'armée autrichienne aussitôt qu'ils pourraient avoir la certitude d'entrer au service de l'Empereur. Pour hâter leur retour, il serait cependant utile d'établir un mode de rappel, soit par un décret de Sa Majesté, soit par une publication.
«Il y avait ici quelques soldats licenciés de l'Autriche sans moyens d'existence; j'en ai formé une compagnie de réserve, par enrôlement volontaire; je l'ai envoyée à Trieste pour former la garnison de la flottille. Cette compagnie est aujourd'hui de quatre-vingts hommes.»
LE MARÉCHAL MARMONT AU MINISTRE DE LA GUERRE.
«Laybach, le 3 novembre 1810.
«Monsieur le duc, je reçois seulement aujourd'hui 3 novembre la lettre que Votre Excellence m'a fait l'honneur de m'écrire le 11 octobre, et qui est relative à différents renseignements que demande Sa Majesté sur les régiments croates.--Je ne perds pas un instant pour y répondre.
«Il n'y a eu aucun changement dans l'organisation des régiments croates. Je me suis contenté d'étudier les règlements autrichiens, de les remettre en vigueur et de suppléer aux lacunes qu'avait laissées la séparation de l'Autriche. Mieux j'ai connu l'organisation de ces troupes, et plus j'ai été convaincu qu'il fallait être extrêmement réservé et ne faire aucun changement. Je vais entrer dans les détails que désire Votre Excellence.
«À l'époque de la prise de possession de la Croatie, les Autrichiens ont fait ce qui était en leur pouvoir pour y jeter la confusion. Les registres ont été détruits ou emportés; les principaux officiers d'économie, qui avaient l'ensemble de l'administration, ont passé la Save, ainsi que les colonels et lieutenants-colonels; de manière que tous les documents qui pouvaient nous éclairer nous ont manqué pendant longtemps. D'un autre côté, les règlements de l'organisation des Croates, qui datent de très-loin, qui ont été modifiés en 1754, sont très-volumineux; nulle part nous ne les avons trouvés rassemblés; et ce n'est qu'avec beaucoup de peine que nous avons pu nous en procurer la plus grande partie. Enfin le siége du commandement et de l'administration centrale de ces régiments était à Agram. Ainsi tous les documents que renfermait ce dépôt se sont trouvés perdus pour nous. Il a donc fallu marcher avec beaucoup de circonspection et étudier tous les détails de ces régiments avant d'oser donner aucun ordre.
«Des colonels français ont été placés à la tête de ces régiments, et parce que les Croates manquaient d'officiers supérieurs, et parce qu'il était convenable de leur donner des chefs sûrs et les accoutumer à nous obéir. Slivarich, qui était major-commandant de bataillon, a cependant été placé comme colonel, afin de faire connaître aux officiers croates qu'ils pouvaient parvenir à ce grade; et, pour récompenser l'ardeur et le zèle qu'il montrait, tous les lieutenants-colonels ont été choisis parmi les Croates, afin d'aider les colonels de leur expérience et de leurs connaissances locales, à l'exception de celui du régiment que commande le colonel Slivarich, qui a été choisi parmi les Français.
«De deux chefs de bataillon qui existent dans chaque régiment, un a été choisi parmi les Français, l'autre parmi les Croates.
«Malgré tous ces soins, j'ai eu bientôt lieu de m'apercevoir que les régiments étaient menés d'une manière arbitraire et sans uniformité. Comme il n'y avait qu'un contrôle et une surveillance éclairée qui pussent y suppléer, je me suis hâté d'y remédier en établissant l'un et l'autre.
«Sous les Autrichiens, tous les régiments croates étaient sous la surveillance d'un commissaire des guerres par brigade; d'un commandant en chef résidant à Agram, remplissant les fonctions d'ordonnateur et d'inspecteur aux revues; du général commandant en Croatie, ayant la haute main sur l'administration, et qui correspondait avec la direction des frontières, à Vienne.
«Il m'a paru indispensable d'établir quelque chose d'analogue: mais, comme nous étions ignorants sur tout; qu'à chaque instant des questions nouvelles se présentaient; que nous n'avions pu encore nous procurer toutes les lois, et que, faute de les connaître, les dispositions les plus sages restaient sans exécution, j'ai pensé qu'un commissaire seul ne suffirait pas pour établir l'ordre et l'ensemble dans toutes les parties du service, et qu'il était nécessaire de former une direction, composée d'un officier supérieur qui eût toujours servi dans les Croates, et qui fût connu pour sa capacité; d'un ancien commissaire des guerres employé dans ces régiments, connaissant bien les règles de l'administration; enfin d'un auditeur connaissant bien les lois et l'administration de la justice dans ces régiments, et ayant servi longtemps comme auditeur, c'est-à-dire comme juge.
«J'ai chargé cette direction de remettre en vigueur toutes les lois et règlements sur l'administration, la justice, la police, etc., etc.; d'entrer en correspondance avec tous les régiments, de leur demander tous les comptes, et de faire son rapport habituel au général commandant la Croatie, auquel j'ai donné pouvoir de résoudre les affaires courantes, et que j'ai chargé de me rendre compte de toutes celles de quelque importance.
«J'ai cru utile de consacrer, par un arrêt, toutes les attributions de la direction en rapport avec les différentes branches de l'administration, qui, quoique ayant connexion avec les régiments, se rattachent à l'organisation générale de l'Illyrie; enfin, le mode de surveillance supérieure et d'inspection de ces régiments s'y rattachant aussi.
«J'ai rencontré des hommes fort capables dans les trois individus qui composent la direction, et qui, en peu de mois, ont rempli le but que je m'étais proposé, et rétabli l'ordre le plus régulier.
«J'ai nommé, indépendamment de cela, comme il y en avait autrefois, trois commissaires, que j'ai choisis parmi les officiers renommés par leurs connaissances en administration; j'en ai attaché un à chaque brigade ou deux régiments. Ils sont chargés, ainsi que l'étaient leurs prédécesseurs, de viser toutes les pièces de comptabilité, suivre dans tous ses détails l'administration des régiments, et d'arrêter cette comptabilité provisoirement à la fin de chaque trimestre.
«J'ai établi dans chaque régiment un conseil d'administration responsable, qui n'existait pas autrefois, afin d'avoir plus de garantie pour l'administration, et de me rapprocher le plus possible de ce qui se fait dans l'armée française.
«Toutes ces mesures sont consacrées dans l'arrêté du 2 juin, que j'ai l'honneur de joindre à cette lettre, et qui a établi, pour toutes les parties du service, une marche régulière. Cet arrêté ordonne aussi une inspection dont j'ai cru utile de me charger cette année.
«J'ai conservé intact le système de l'administration et de l'organisation de ces régiments. Je me suis occupé de réunir, rappeler toutes les lois anciennes, et d'en faire suivre scrupuleusement l'exécution.
«Il serait utile de faire une refonte générale de ces lois, afin d'avoir, dans un cadre rétréci, des règles pour tout. Mais c'est un travail de longue haleine.
«Les seuls et légers changements que j'ai cru utile d'opérer sont ceux-ci: J'ai placé près des colonels un adjudant-major choisi parmi les Dalmates qui appartiennent aux familles les plus dévouées à l'Empereur, afin qu'ils puissent savoir, par ceux qui connaissent la langue, tout ce qui se dit et se fait intéressant le bien du service. Mais, afin de ne pas blesser les officiers croates dans leurs prétentions et leurs intérêts, j'ai ajouté les emplois que j'ai donnés à l'ancienne organisation.
«Des officiers commandant des bataillons avaient le titre de major. Je leur ai donné celui de chef de bataillon. Les lieutenants-colonels étaient précisément ce que sont nos majors français; ils ont pris le titre de colonels-majors. Enfin, tous les officiers ont pris les insignes des officiers français.
«J'ai réduit à six les capitaines de première classe; j'ai supprimé six chirurgiens par régiment; j'ai augmenté la solde des chefs de bataillon et des chirurgiens.
«Enfin, n'ayant point de tribunal de révision, j'ai institué, en attendant l'établissement du tribunal ordinaire, un conseil de révision composé partie d'officiers français, partie d'officiers croates, pour les affaires criminelles.
«Telles sont les seules et uniques modifications que j'ai apportées aux régiments croates. Ainsi Votre Excellence pourra se convaincre, d'après les détails ci-dessus, qu'ils se régissent, s'administrent selon leurs anciennes lois, et que tout ce que j'ai ordonné n'a tendu qu'à remettre ces lois en vigueur, pour remplir les lacunes laissées par la séparation de l'Autriche, et établir une surveillance, un mode de reddition de comptes qui assurait l'ordre public, la conservation des intérêts de Sa Majesté comme aussi celle de ses sujets.
«Mon intention était de retarder l'envoi du rapport d'inspection jusqu'au moment où tous les états qui devaient l'accompagner auraient été terminés; mais, ce travail demandant encore quelques jours, et ce rapport devant compléter les documents que Votre Excellence désire sur ces régiments, je vous l'envoie séparément, et j'aurai l'honneur de vous adresser tous les états qu'il indique.
«Quant à la question du service, il y aurait inconvénient à faire sortir du pays, aujourd'hui, un bataillon par régiment pour se rendre en France.
«Je crois y avoir répondu hier dans la lettre que j'ai eu l'honneur de vous écrire. Je suis convaincu que cette mesure serait aussi funeste au pays que contraire au bon esprit des Croates, et par conséquent au service de Sa Majesté, de les tirer de chez eux pour leur faire tenir garnison. L'esprit de leur institution est de les faire tenir chez eux en temps de paix, et de n'en sortir que pour faire la guerre, parce que le plus grand nombre est marié et que leurs bras sont nécessaires à la culture des terres, et qu'enfin ils forment la partie vigoureuse de la population. Ils partiraient demain sans regret pour aller au fond de la Pologne faire la guerre aux Russes, s'ils en recevaient l'ordre, parce que la guerre est leur métier; mais ils se regarderaient comme perdus s'ils pouvaient avoir un moment l'inquiétude de passer leur vie dans des garnisons fixes, parce qu'ils y verraient la destruction certaine et infaillible de leurs familles; et, dès lors, l'opinion du peuple entier serait changée.
«Pour ce qui est relatif aux sommes qui seraient nécessaires pour les faire entrer en campagne, voici ce que les règlements ont consacré:
«Du jour où ils sont réunis, ils doivent avoir la solde de l'année et recevoir un habillement et un équipement complet des magasins du gouvernement.
«Si le gouvernement préfère le lui acheter au prix de celui qu'il porte, et qui est une propriété de la famille; mais, dans ce cas, il faudrait encore les fournir en nature de sacs à peau, dont ils manquent en général; on ne peut guère estimer le tout à moins de cent francs par homme, y compris trois paires de souliers dont il faudrait leur faire l'avance.»