← Retour

Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (5/6)

16px
100%

Tristesse de madame de Sévigné.—Mort de son oncle Chésières.—Départ de madame de Grignan pour la Provence, et de Retz pour la Lorraine.—Retz fait faire son portrait pour madame de Grignan.—Il donne sa démission du cardinalat.—Elle n'est pas acceptée.—Portrait de Retz par la Rochefoucauld.—Amitié de madame de Sévigné pour Retz.—Elle se rend chez M. de Caumartin pour recevoir ses adieux.—Retz veut donner une cassolette d'argent à madame de Grignan.—Madame de Grignan la refuse.—Douleur qu'éprouve madame de Sévigné de se séparer de Retz.—Différence du caractère de madame de Grignan et de celui de madame de Sévigné.—Madame de Sévigné se décide à quitter Paris pour se rendre en Bretagne.

A la gaieté qu'avaient introduite dans la correspondance de madame de Sévigné les lettres de Bussy et de Guitaud et au plaisir qu'elle éprouvait de se trouver réunie avec ceux qui lui étaient chers succéda l'expression de la tristesse la plus accablante.

Madame de Sévigné perdit son oncle Chésières [340]; sa fille retourna en Provence; Retz, son bon cardinal, la quitta pour aller en Lorraine, et son fils alla rejoindre son régiment. «Je n'ai pas vécu depuis six semaines, écrivait-elle au comte de Guitaud. L'adieu de ma fille m'a désolée et celui du cardinal de Retz m'a achevée. Il y a des circonstances, dans ces deux séparations, qui m'ont assommée [341]

Louis de la Tour-Coulanges, seigneur de Chésières, troisième fils de l'aïeul maternel [342] de madame de Sévigné, son premier tuteur, mourut en avril, après une courte maladie de dix jours, lorsqu'il était encore plein de vie [343]: il fut regretté de Bussy, de madame de Sévigné et des nombreux amis qu'il s'était faits.

Peu après, madame de Grignan partit de Paris; sa mère la conduisit jusqu'à Fontainebleau. En cette ville, à l'auberge du Lion d'or, qu'elle prit en aversion [344], madame de Sévigné s'en sépara le 24 mai [345], jour à jamais néfaste pour elle et qu'elle rappelle bien souvent avec douleur [346]. Elle écrivit alors à Bussy: «Les sentiments que j'ai pour la Provençale, il faut les cacher à la plupart du monde, parce qu'ils ne sont pas vraisemblables [347];» puis, après sa séparation, elle se réfugie seule à Livry, et sa correspondance avec madame de Grignan recommence par ces mots: «Quel jour, ma fille, que celui qui ouvre l'absence [348]!» et elle soulage, comme de coutume, sa peine par l'expression de sa vive tendresse. Elle entretient madame de Grignan du cardinal de Retz, qui alors faisait faire son portrait par un religieux de Saint-Victor, dans le dessein d'en faire cadeau à la Provençale.

Madame de Sévigné, ainsi que je l'ai déjà dit [349], ignorait qu'alors Retz se préparât à donner un grand exemple au monde. Quand elle connut sa résolution, son attachement pour lui s'accrut en même raison que son admiration et ses regrets. Par nature et par habitude, Retz ne pouvait se passer d'exercer l'activité de son esprit. Les loisirs forcés de sa retraite de Commercy avaient pesé lourdement sur son existence. Il avait cherché une distraction à son ennui en écrivant le récit des événements de la Fronde. C'était retracer l'histoire de sa jeunesse si brillante et si scandaleuse, alors que le bouillonnement des passions et l'effervescence de l'imagination marquaient tous ses jours par une variété de plaisirs, d'agitation et d'intrigues. Le souvenir s'en était gravé dans sa mémoire en traces ineffaçables; les déposer sur le papier et les laisser après sa mort était pour lui un besoin; il y trouvait du charme [350]. Mais il semble que cette tâche fut la dernière satisfaction qu'il voulut accorder à son orgueil; car lorsqu'il l'eut terminée il parut comme subitement touché de la grâce et décidé à mener une vie de religieux et de pénitent. C'est au même temps qu'il s'apprêtait à quitter Paris pour aller se renfermer dans le monastère de Saint-Mihiel qu'on apprit qu'il avait écrit au roi pour se démettre de son cardinalat [351]. Quoi qu'il en puisse être (car à Dieu seul appartient de sonder jusque dans les plus profonds replis de la conscience humaine), madame de Sévigné crut à la conversion de Retz; elle s'alarma des suites qu'elle pourrait avoir. Le 7 juin, elle écrit à sa fille: «Je vis hier les Villars, dont vous êtes révérée. Nous étions en solitude aux Tuileries; j'avais dîné chez M. le cardinal, où je trouvai bien mauvais de ne vous voir pas. J'y causai avec l'abbé de Saint-Mihiel (dom Hennezon), à qui nous donnons, ce me semble, comme en dépôt, la personne de Son Éminence. Il me parut un fort honnête homme, un esprit droit et tout plein de raison, qui a de la passion pour lui, qui le gouverne même sur sa santé, et l'empêchera de prendre le feu trop chaud sur la pénitence. Ils partiront mardi, et ce sera encore un jour douloureux pour moi, quoiqu'il ne puisse être comparé à celui de Fontainebleau [352].» Personne, parmi les amis des Sévigné, ne craignit comme elle que Retz ne prit «le feu trop chaud sur la pénitence;» on ne voulut pas croire à la sincérité de conversion de celui qui, cependant, avait été élevé par le pieux Vincent de Paul. La Rochefoucauld fit, à cette occasion, un portrait de Retz qui est un des morceaux les plus ingénieux, les mieux peints et les mieux écrits qui soient sortis de sa plume. Sévigné en transmit une copie à madame de Grignan; ce portrait se termine ainsi: «La retraite que Retz vient de faire est la plus fausse action de sa vie: c'est un sacrifice qu'il fait à son orgueil sous prétexte de dévotion; il quitte la cour, où il ne peut s'attacher, et il s'éloigne du monde, qui s'éloigne de lui [353]

Mais s'éloigner du monde quand le monde s'éloigne de nous est déjà un acte de sagesse auquel bien des sages ne peuvent se résoudre. Et ce qui montre dans Retz un esprit supérieur, dompté par la religion et élevé par elle au-dessus des rivalités et des rancunes de parti qui l'avaient dominé si longtemps, c'est que madame de Sévigné, qui le connaissait et savait l'apprécier, ne craignit pas de lui communiquer le portrait que la Rochefoucauld avait tracé de lui, et qu'il en fut satisfait. Dans cette peinture, qu'il ne devait pas être censé connaître, il ne fit attention qu'aux traits conformes à la vérité qui lui étaient favorables, et bien saisis, bien touchés par son satirique adversaire [354].

Madame de Sévigné ne doutait donc pas que son ami, son parent Retz ne fût mû par les motifs les plus respectables. Elle écrivait à Bussy, en lui parlant de ce cher cardinal: «Le monde, par rage de ne pouvoir mordre sur un aussi beau dessein, dit qu'il en sortira. Hé bien, envieux, attendez donc qu'il en sorte! et, en attendant, taisez-vous. Car, de quelque côté qu'on puisse regarder cette action, elle est belle; et si l'on savait comme moi qu'elle vient purement du désir de faire son salut et de l'horreur de sa vie passée, on ne cesserait de l'admirer [355]

Lorsque madame de Sévigné écrivait des Rochers ces lignes, Pomponne avait mandé au cardinal d'Estrées que «le roi ne voulait pas que cet ambassadeur fît aucune instance auprès du pape pour l'engager à rétracter le refus qu'il avait fait d'accepter la démission de Retz; et il lui donnait ordre, au contraire, d'assurer à Sa Sainteté que Sa Majesté ne pourrait voir qu'avec satisfaction qu'un sujet de ce mérite fût conservé dans le sacré collége [356]

Ainsi Retz resta cardinal, et même le pape lui donna l'ordre de sortir de sa retraite de Saint-Mihiel. Il alla de nouveau résider à Commercy; il reprit ses insignes et le train de vie d'un prince de l'Église, mais non avec le même luxe [357]. Madame de Sévigné en avertit sa fille, et lui mande qu'elle peut lui écrire avec la liberté permise à un grand dignitaire ecclésiastique; et même de ne pas s'interdire avec lui quelques chamarrures qu'elle eût été forcée de supprimer s'il avait continué à vivre en cénobite [358].

Cependant Retz ne donna aucun lieu de croire que la résolution qu'il avait prise ne fût pas sincère. Il édifia par sa piété, se fit aimer des pauvres par sa bienfaisance et des riches par sa bonté; sa modération, sa douceur, l'égalité de son humeur et les charmes de sa conversation lui firent des amis de tous ceux qui l'approchaient. A Saint-Mihiel et à Commercy il avait inspiré une telle vénération au peuple que tout le monde, hommes, femmes et enfants, se mettait à genoux sur son passage [359].

Madame de Sévigné se rendit à la maison de campagne de M. de Caumartin pour faire ses adieux à Retz le 18 juin [360]; et alors elle écrit à sa fille:

«Je vous assure, ma très-chère, qu'après l'adieu que je vous fis à Fontainebleau, et qui ne peut être comparé à nul autre, je n'en pouvais faire un plus douloureux que celui que je fis hier au cardinal de Retz chez M. de Caumartin, à quatre lieues d'ici... Madame de Caumartin (c'est à elle que Retz avait adressé ses Mémoires) arriva de Paris, et, avec tous les hommes qui étaient restés au logis, elle vint nous trouver dans le bois. Je voulus m'en retourner à Paris; ils m'arrêtèrent à coucher sans beaucoup de peine. J'ai mal dormi; le matin, j'ai embrassé notre cher cardinal avec beaucoup de larmes et sans pouvoir dire un mot aux autres. Je suis revenue ici, où je ne puis me remettre encore de cette séparation: elle a trouvé la fontaine assez en train; mais, en vérité, elle l'aurait rouverte quand elle aurait été fermée.»

Retz voulait faire présent d'une cassolette d'argent à madame de Grignan, qui, malgré les instances de sa mère, la refusa obstinément, et mécontenta ainsi par sa hauteur le cardinal et madame de Sévigné [361]. Et cependant, sans sa fin prématurée, Retz, qui comme cardinal devait encore être utile à Louis XIV, aurait été le protecteur du jeune marquis de Grignan, ainsi que, dans le temps de sa grande puissance de factieux, il l'avait été du jeune marquis de Sévigné, son parent, quand il épousa Marie de Rabutin-Chantal [362]. Aussi madame de Sévigné écrit-elle à sa fille précisément à ce sujet: «Vous ne trouverez personne de votre sentiment, et vous devez vous défier de vous quand vous êtes seule de votre avis.»

Retz avait bien annoncé à madame de Sévigné son projet de retraite à Saint-Mihiel et sa démission du cardinalat; mais il lui avait caché les efforts que le cardinal d'Estrées, ambassadeur de France à Rome, faisait pour que le pape et le sacré collége ne refusassent point cette démission. Elle apprit tout cela par d'Hacqueville, et ses inquiétudes furent d'autant plus vives qu'on lui dit aussi que le roi avait le dessein de donner ce chapeau si délaissé par Retz à Forbin-Janson [363], l'évêque de Marseille, qu'elle considérait comme l'ennemi de M. de Grignan. Aussi sa joie fut grande lorsqu'elle apprit que Retz était, comme elle dit, recardinalisé [364].

«D'Hacqueville (écrit-elle à sa fille) m'a fait grand plaisir, cette dernière fois, de m'ôter la colère que j'avais contre le cardinal d'Estrées. Il m'apprend que le nôtre (le cardinal de Retz) a été refusé en plein consistoire, sur sa propre lettre, et qu'après cette dernière cérémonie il n'a plus rien à craindre; de sorte que le voilà trois fois cardinal malgré lui, du moins les deux dernières; car pour la première, s'il m'en souvient, il ne fut pas trop fâché [365]. Écrivez-lui pour vous moquer de son chagrin. D'Hacqueville en est ravi: je l'en aime. Je reçois souvent de petits billets de ce cher cardinal; je lui en écris aussi. Je tiens ce léger commerce mystérieux et très-secret: il m'en est plus cher.»

Ce qui attache le plus à madame de Sévigné quand on lit ses lettres, ce qui devait la rendre adorable, c'est moins le brillant de son esprit que les qualités de son cœur. On lui pardonne volontiers son amour extravagant pour sa fille en faveur de sa vivacité, de sa franchise, de sa constance en amitié. Elle était aussi expansive, aussi affectueuse que sa fille était froide et réservée. Dans une lettre où madame de Sévigné se montre toujours plus charmée de sa correspondance avec madame de Grignan, elle manifeste bien clairement la différence qui existait entre elles deux et comment l'excès de sa tendresse mettait obstacle aux jouissances de leur réunion, comment elles ne pouvaient s'accorder sur la nature des sentiments que l'une et l'autre ressentaient pour Dieu et pour leurs amis.

«Vous ne sentez pas, dit-elle, l'agrément de vos lettres; il n'y a rien qui n'ait un tour surprenant. Nous avons bien compris votre réponse au capucin: Mon père, qu'il fait chaud! et nous ne trouvons pas que, de l'humeur dont vous êtes, vous puissiez jamais aller à confesse: comment parler à cœur ouvert à des gens inconnus? C'est bien tout ce que vous pouvez faire à vos meilleurs amis... Je vous remercie, ma fille, de la peine que vous prenez de vous défendre si bien d'avoir jamais été oppressée de mon amitié; il n'était pas besoin d'une explication si obligeante; je crois de votre tendresse pour moi tout ce que vous pouvez souhaiter que j'en pense: cette persuasion fait le bonheur de ma vie. Vous expliquez très-bien aussi cette volonté que je ne pouvais deviner, parce que vous ne vouliez rien; je devais vous connaître; et sur cet article je ferai encore mieux que je n'ai fait, parce qu'il n'y a qu'à s'entendre. Quand mon bonheur vous redonnera à moi, croyez, ma bonne, que vous serez encore plus contente de moi mille fois que vous ne l'êtes. Plût à Dieu que nous fussions déjà à portée de voir le jour où nous pourrons nous embrasser [366]

Madame de Grignan, qui n'avait pas, comme sa mère la conscience timorée d'une janséniste, ne comprenait pas comment madame de Sévigné, à cause de la tendresse qu'elle lui portait, n'osait s'approcher de la sainte table, et elle l'avait raillée sur ses scrupules. Madame de Sévigné lui répond:

«Vous riez, mon enfant, de la pauvre amitié; vous trouverez qu'on lui fait trop d'honneur de la prendre pour un empêchement de la dévotion; il ne lui appartient pas d'être un obstacle au salut. On ne la considère jamais que par comparaison; mais je crois qu'il suffit qu'elle remplisse tout le cœur pour être condamnable; et quoi que ce puisse être qui nous occupe de cette sorte, c'est plus qu'il n'en faut pour n'être pas en état de communier. Vous voyez que l'affaire du syndic (la nomination du marquis de Maillane [367]) m'avait mise hors de combat; enfin, c'est une pitié que d'être si vive: il faut tâcher de calmer et de posséder un peu son âme; je n'en serai pas moins à vous, et j'en serai un peu plus à moi-même. Corbinelli me priait fort d'entrer dans ce sentiment; il est vrai que son absence me donne une augmentation de chagrin: il m'aime fort, je l'aime aussi; il m'est bon à tout ce que je veux. Mais il faut que je sois dénuée de tout pendant mon voyage en Bretagne; j'ai tant de raisons pour y aller que je ne puis pas y mettre la moindre incertitude [368]

Pauvre mère! combien ce voyage de Bretagne, qui l'éloignera de sa fille, lui pèse! Ni ses judicieuses réflexions ni les conseils de Corbinelli ne lui servent de rien; et elle est encore obligée de demander pardon à la philosophie de sa fille de lui faire voir tant de faiblesse. «Mais (ajoute-t-elle), une fois entre mille, ne soyez point fâchée que je me donne le soulagement de vous dire ce que je souffre si souvent sans en rien dire à personne. Il est vrai que la Bretagne nous va encore éloigner; c'est une rage: il semble que nous voulions nous aller jeter chacune dans la mer, et laisser toute la France entre nous deux. Dieu nous bénisse [369]

Elle ne put se résoudre à partir pour la Bretagne sans avoir terminé les affaires de sa fille [370]. Elle fut aussi fort occupée de son fils. Sévigné s'ennuyait de ne point obtenir d'avancement; il voulait résigner son grade de guidon des gendarmes et devenir colonel d'un régiment; il espérait avoir celui du comte de Sanzei, son parent, tué à l'affaire de Consabrick [371]. Madame de Sévigné sollicitait cette place pour son fils. La veuve du comte de Sanzei était Anne-Marie de Coulanges, sœur d'Emmanuel de Coulanges et par conséquent la cousine de madame de Sévigné: il semble donc que ce régiment appartenait à la famille des Coulanges et des Sévigné. Malgré les sollicitations du vicomte de Marsilly, que madame de Sévigné nommait son résident auprès de Louvois, on ne donna point ce régiment à Sévigné, qui fut très-mécontent de ce refus [372]. Sa mère désirait le marier et l'arracher à ses intrigues d'amour, qui nuisaient à sa santé et l'empêchaient de s'occuper de son avancement [373].

Tandis que la cour abandonnait Fontainebleau, où elle avait passé tout l'été, madame de Sévigné se décidait à quitter la capitale pour se rendre en Bretagne [374]. Elle n'ignorait pas que cette province était en révolte ouverte; mais elle était entraînée par la nécessité de ses affaires [375].

Chargement de la publicité...