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Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (5/6)

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CHAPITRE XIII.
1676.

Liaisons de madame de Sévigné avec la princesse de Tarente.—Elles aimaient à s'entretenir ensemble de leurs filles et des souvenirs de leur jeunesse.—Nouvelles du Danemark et de la cour de France, données par cette princesse à madame de Sévigné pendant son séjour aux Rochers.—Griffenfeld devient amoureux de la princesse de la Trémouille, qui le rejette.—Il se fait des ennemis;—conspire;—est condamné à mort;—reçoit sa grâce;—se marie et meurt.—Madame de la Trémouille épouse le comte d'Oldenbourg.—Colère de la princesse de Tarente sur ce mariage.—Madame de Sévigné l'apaise.—Motifs de l'attachement que la princesse avait pour elle.—Liaison de la princesse de Tarente avec Madame, femme de Monsieur, sa nièce.—Caractère de Madame.—Rang et naissance de la princesse de Tarente et de Henri-Charles de la Trémouille, son mari.—Pourquoi celui-ci était appelé prince de Tarente.—Caractère du prince de Tarente.—Il fuit en Hollande.—Il épouse la fille du landgrave de Hesse-Cassel.—Il s'attache à Condé, et lui reste fidèle.—Rentre en France.—Influence de la maison de la Trémouille en Poitou et en Bretagne.—La baronnie de Vitré la plus ancienne de Bretagne.—Le prince de Tarente préside les états de Bretagne, notamment ceux de 1669.—Mort du prince de Tarente.—Son fils est élevé dans la religion catholique.—La princesse de Tarente devient héritière et maîtresse de tous les biens de sa maison.—Pourquoi elle avait tant d'amitié pour madame de Sévigné.—Elle lui donne un petit chien.—Confidences de la princesse.—Madame de Sévigné se décide à passer l'hiver aux Rochers.—Ses distractions.—Ses lectures.—L'opéra d'Atys est donné.—L'Art poétique de Boileau est publié.—Souvenirs du passé retrouvés dans les papiers de la princesse de Tarente.—Portrait de madame de Sévigné.—Vue rétrospective du temps de sa jeunesse.—Détails sur la duchesse de la Trémouille, belle-mère de la princesse de Tarente.

C'est avec la princesse de Tarente que madame de Sévigné aimait à s'entretenir du beau temps de sa jeunesse. Cette bonne princesse avait des recettes curatives pour tous les souffrants et des consolations pour tous les soupirants, badinant elle-même de son cœur de cire [628]. Elle avait pour madame de Sévigné une véritable amitié: elle lui faisait aux Rochers de fréquentes visites, et y passait des journées entières [629].

Le pays, la langue, la religion, la naissance, le rang, le caractère, les habitudes, les manières, les mœurs, tout était différent entre la princesse de Tarente et madame de Sévigné; et cependant une singulière analogie dans leur destinée les rapprochait et établissait entre elles une grande intimité. Toutes deux étaient veuves et à peu près du même âge; toutes deux avaient une fille qu'elles aimaient avec une tendresse excessive et qu'elles préféraient à l'héritier de leur nom; leurs filles se trouvaient séparées d'elles par de grandes distances, de sorte qu'elles seules sympathisaient parfaitement quand elles se confiaient leurs inquiétudes, quand elles s'entretenaient de leurs communes douleurs [630]. Celles qui tourmentaient alors la princesse de Tarente étaient grandes, et les lettres de madame de Sévigné, en nous instruisant de leur cause, nous donnent sur l'histoire de Danemark des documents précieux et certains. Voici ce qu'elle écrit à sa fille sur ce sujet [631]:

«J'ai été voir la bonne princesse; elle me reçut avec transport. Le goût qu'elle a pour vous n'est pas d'une Allemande; elle est touchée de votre personne et de ce qu'elle croit de votre esprit. Elle n'en manque pas, à sa manière; elle aime sa fille et en est occupée; elle me conta ce qu'elle souffre de son absence, et m'en parla comme à la seule personne qui puisse comprendre sa peine.

«Voici donc, ma chère enfant, des nouvelles de la cour de Danemark: je n'en sais plus de la cour de France; mais pour celles de Copenhague, elles ne vous manqueront pas. Vous saurez donc que cette princesse de la Trémouille est favorite du roi et de la reine, qui est sa cousine germaine. Il y a un prince, frère du roi, fort joli, fort galant, que nous avons vu en France, qui est passionné de la princesse, et la princesse pourrait peut-être sentir quelques dispositions à ne le haïr pas; mais il se trouve un rival qui s'appelle M. le comte de Kingstoghmfelt (madame de Sévigné s'amusait, ainsi qu'elle le dit elle-même, à défigurer ridiculement tous les noms allemands, pour faire rire sa fille [632]). Vous entendez bien: ce comte est amoureux de la princesse, mais la princesse le hait. Ce n'est pas qu'il ne soit brave, bien fait et qu'il n'ait de l'esprit, de la politesse; mais il n'est pas gentilhomme, et cette seule pensée fait évanouir. Le roi est son confident, et voudrait bien faire ce mariage; la reine soutient sa cousine, et voudrait bien le prince; mais le roi s'y oppose, et le favori fait sentir à son rival tout le poids de sa jalousie et de sa faveur. La princesse pleure, et écrit à sa mère deux lettres de quarante pages: elle a demandé son congé; le roi ni la reine n'y veulent point consentir, chacun pour différents intérêts. On éloigne le prince sous divers prétextes; mais il revient toujours. Présentement ils sont tous à la guerre contre les Suédois, se piquant de faire des actions romanesques pour plaire à la princesse. Le favori lui dit en partant: «Madame, je vois de quelle manière vous me traitez; mais je suis assuré que vous ne sauriez me refuser votre estime.» Voilà le premier tome; je vous en manderai la suite, et je ne veux pas qu'il y ait dorénavant en France une personne mieux instruite que vous des intrigues de Danemark.»

Et quatre mois après elle ne donne pas encore le second volume du roman; mais elle continue le premier, et ajoute [633]: «Disons deux mots du Danemark. La princesse est au siége de Wismar, avec le roi et la reine; les deux amants font des choses romanesques. Le favori a traité un mariage pour le prince, et a laissé le soin à la renommée d'apprendre cette nouvelle à la jolie princesse: il fut même deux jours sans la voir. Cela n'est pas le procédé d'un sot. Pour moi, je crois qu'il se trouvera à la fin qu'il est le fils de quelque roi des Wisigoths.»

Non, ce fut toujours Schuhmacher (Cordonnier), Allemand d'origine, fils d'un marchand de vin à Copenhague, créé comte de Griffenfeld et grand chancelier. La reine elle-même, cédant à son influence, voulut le marier avec la fille du duc de Holstein-Augustenbourg, de la branche cadette de la maison royale, et la princesse s'était déjà mise en route pour Copenhague; mais Griffenfeld mit lui-même obstacle à ce mariage. Ce grand homme d'État, ce Richelieu du Nord, ce législateur du Danemark, qu'il gouverna longtemps admirablement, se laissa détourner des larges voies de sa noble ambition par l'espoir d'épouser cette fille de la princesse de Tarente, la charmante Charlotte-Amélie de la Trémouille. L'esprit, les grâces, la beauté de cette princesse l'avaient séduit. Rebuté par elle, il abusa de son autorité pour écarter le prince son rival, et chercha à se ménager l'appui tout-puissant de Louis XIV; il lia avec ce monarque une correspondance coupable, en reçut de l'argent, négligea les affaires du royaume pour suivre celles qui intéressaient sa funeste passion, fut dénoncé, arrêté, mis en jugement et condamné à perdre ses biens, ses emplois et à avoir la tête tranchée. Le jour fixé pour l'exécution, il monta avec une contenance assurée sur l'échafaud; mais au moment où l'exécuteur levait le glaive, un aide de camp du roi accourt, et crie: «Grâce, de la part de Sa Majesté, pour Schuhmacher!» Et l'aide de camp remet un papier à Schuhmacher, qui le reçut sans émotion. Il apprit, en le lisant, que sa peine était commuée en une prison perpétuelle. Schuhmacher dit froidement: «Cette grâce est plus douloureuse que la mort même.» Il redescendit lentement, et comme à regret, les degrés de l'échafaud. Il fit solliciter le roi de lui permettre de le servir comme soldat: cette faveur lui fut refusée. Détenu étroitement à Copenhague pendant quatre ans, il fut ensuite transféré au château fort de Muncholm, près de Drontheim, en Norwége; il y resta vingt-trois ans, regretté de son souverain, qui désirait et n'osait pas l'employer. En 1698, sa captivité cessa; mais il ne jouit pas longtemps de sa liberté, puisqu'il mourut le 11 mai 1699, âgé de soixante-quatre ans. Il avait été marié à une Catherine Nansen de Copenhague, et en eut une fille [634].

Tel est le second tome du roman vrai et trop malheureusement historique que madame de Sévigné avait promis à sa fille, mais qu'elle n'aurait pu lui donner complet; car elle mourut deux ans avant ce favori tout-puissant, qu'elle appelle M. le comte de Kinghstoghmfelt [635].

Le troisième et dernier tome doit nécessairement nous apprendre quel fut le sort de celle qui inspira une passion si funeste au principal personnage, et madame de Sévigné, qui nous a donné le premier, nous fournira encore celui-là. Elle nous apprend que, la princesse de la Trémouille n'ayant pu épouser le prince de Danemark, sa mère la princesse de Tarente ne trouvait personne d'assez noble. Elle était parente de la Dauphine et de deux électeurs palatins de Hesse, et elle ne voulait point déroger. Plusieurs partis se présentèrent, et furent

refusés; mais sa fille, qui ne pensait pas comme sa mère, fit un choix sans sa participation, qui mit en courroux la princesse de Tarente [636]. C'est dans sa lettre à madame de Grignan du 3 mai 1680, écrite dans l'agitation d'un départ, que madame de Sévigné nous instruit de ce mariage: «Encore, si j'avais à vous apprendre des nouvelles de Danemark, comme je faisais il y a quatre ou cinq ans, ce serait quelque chose; mais je suis dénuée de tout. A propos, la princesse de la Trémouille épouse un comte d'Ochtensilbourg [637] (lisez comte d'Oldenbourg), qui est très-riche et le plus honnête homme du monde: vous connaissez ce nom-là. Sa naissance est un peu équivoque: toute l'Allemagne soupire de l'outrage fait à l'écusson de la bonne Tarente; mais le roi lui parla l'autre jour si agréablement sur cette affaire, et son neveu le roi de Danemark et même l'amour lui font de si pressantes sollicitations qu'elle s'est rendue. Elle vint me conter cela l'autre jour. Voilà une belle occasion de lui écrire, et de réparer vos fautes passées. N'êtes-vous pas bien aise de savoir ce détail [638]

Et dans sa lettre du 16 juillet, écrite des Rochers, madame de Sévigné continue de donner à sa fille des nouvelles de ce nouveau mariage: «J'ai vu ma voisine (la princesse de Tarente, qui était à Vitré). Elle me fit beaucoup d'amitié, et me montra d'abord votre lettre... Elle dit qu'elle est venue ici pour faire réponse. Sa fille est transportée de joie; elle est en Allemagne, ravie d'avoir quitté le Danemark, charmée de son mari et de ses richesses. Elle s'est un peu précipitée de se marier avant les signatures de sa famille: la mère en est en colère; mais je me moque d'elle [639]

Quinze jours après cette lettre, elle continue dans une autre [640]:

«La bonne princesse me vient voir sans m'en avertir, pour supprimer la sottise des fricassées: elle me surprit vendredi; nous nous promenâmes fort, et au bout du mail il se trouva une petite collation légère et propre, qui réussit fort bien. Elle me conta les torts de sa fille de n'avoir pas rempli son écusson d'une souveraineté; je me moquai fort d'elle; je la renvoyai en Allemagne pour tenir ce discours; et, dans le bois des Rochers, je lui fis avouer que sa fille avait très-bien fait. Elle est si étonnée de trouver quelqu'un qui ose lui contester quelque chose que cette nouveauté la réjouit. Le roi et la reine de Danemark vont voir ce comte d'Oldenbourg dans sa comté: il défraye toute cette cour, et sa magnificence surpasse toute principauté. Je vois les lettres de cette comtesse, que je trouve toutes pleines de passion pour son mari, de raison, de générosité, de dévotion et de justice.—«Eh! madame, que pouvez-vous leur souhaiter de plus, puisqu'avec cela elle est riche et contente?»—Il semble que j'aie une pension pour soutenir l'intérêt de cette fille.»

Cette fille rentra en grâce, et madame de Sévigné fait honneur à ses exhortations et aux lettres écrites par madame de Grignan de cette réconciliation: il est bien plus probable qu'elle fut due aux lettres de la comtesse d'Oldenbourg, si tendrement aimée de sa mère [641]. Madame de Sévigné, habituée à traiter d'égale à égale avec sa fille, à prévenir ses désirs, à lui pardonner tout et à ne se rien pardonner de ce qui avait pu lui déplaire, mesurait la force du sentiment par l'élégante énergie de l'expression, et elle ne trouvait pas que les lettres de la comtesse d'Oldenbourg fussent de nature à produire beaucoup d'effet. «Ce sont, dit-elle à madame de Grignan, des lettres d'un style qui n'est point fait; ce sont des chères mamans et des tendresses d'enfant, quoiqu'elle ait vingt ans [642].» L'éducation et les mœurs allemandes, l'étiquette sévère, l'obéissance passive des enfants envers leurs parents, exigées en Allemagne, donnaient, auprès d'une femme du rang et du caractère de la princesse de Tarente, une grande puissance à la naïve et sincère expression du sentiment filial. Dans les lettres d'Amélie de la Trémouille à sa mère, le ton familier, leste et dégagé de madame de Grignan, ses saillies plaisantes et ses spirituelles tendresses n'eussent certainement pas produit le même effet. Ce qui plaisait à la princesse de Tarente dans madame de Sévigné, dans madame de Grignan, lui eût déplu dans sa fille. On change difficilement les mœurs et les habitudes, les opinions et les croyances que l'on a reçues du pays qui nous a vu naître, où notre intelligence s'est développée, où nos premières passions ont rivé nos penchants à notre caractère; mais on prend facilement les manières des personnes avec qui l'on vit, et on renonce aisément à celles qu'on nous avait données. Toute l'Europe, à cette époque, était enivrée de la richesse, de l'élégance, de la politesse de la cour de Louis XIV; cette cour était pour toutes les autres un objet constant d'émulation, et les Françaises avaient acquis une renommée d'amabilité, de savoir-vivre qui les faisait rechercher et prendre pour modèle en tous lieux par les femmes des classes élevées. Madame de Sévigné était une des plus éminentes sous ce rapport. La princesse de Tarente fut séduite par son esprit: elle se livra sans réserve au charme d'un commerce intime, elle n'eut plus de secrets pour madame de Sévigné; elle lui fit sur elle-même d'étranges confidences, moins étonnantes encore que la hardiesse des observations et des réprimandes de madame de Sévigné, qui, loin de déplaire, affermissait ainsi la confiance qu'avait en elle la bonne princesse [643]. Bien des causes mettaient obstacle à ce que madame de Sévigné eût pour elle la même chaleur de sentiment, la même franchise, le même abandon. Cependant les épanchements réciproques des tendresses maternelles n'étaient pas les seuls motifs qui portaient madame de Sévigné à rechercher avec empressement la société de cette princesse. Amélie de Hesse, qui avait épousé en 1647 le duc de la Trémouille, prince de Tarente, qu'elle perdit le 14 septembre 1672 [644], était fille de Guillaume V, landgrave de Hesse-Cassel, et tante (tante très-chérie) de la seconde Madame (Charlotte-Élisabeth de Bavière), que Louis XIV avait, dans l'intérêt de sa politique, imposée à son frère. La nouvelle duchesse d'Orléans se distinguait à la cour par son originalité, que personne n'était tenté d'imiter; elle y vivait dans un isolement complet, en véritable Allemande, conservant ses goûts et sa rude fierté; elle ne plaisait à personne, et personne ne lui plaisait. Il faut cependant en excepter le roi, qu'elle admirait, qu'elle aimait plus qu'il ne fallait pour son repos; elle n'avait de complaisance que pour lui et pour son mari, qu'elle parvint à s'attacher par sa soumission et sa résignation. Louis XIV lui en savait gré, et respectait dans cette princesse les droits éventuels qu'elle avait sur la Bavière et le Palatinat, dont il sut tirer bon parti dans ses négociations. Quoique laide, elle ne parut pas désagréable au roi le premier jour qu'il la vit. Son gros visage, sa taille courte, ses bras massifs, ses mains fortes et mal faites étaient relevés par sa jeunesse, son air de vigueur et de santé, l'ampleur de ses formes et l'éclatante fraîcheur des femmes de son pays. Louis XIV estimait sa vertu, la loyauté de sa brusque franchise; ses goûts virils, sa passion pour les chiens, les chevaux avaient son approbation et ses sympathies [645]. Il lui savait même gré de son isolement, de sa sauvagerie, dont elle ne se départait que pour lui. Elle aimait à le voir et à lui tenir compagnie. Tout le temps qu'elle ne passait pas près de lui, à la chasse et aux spectacles [646], elle l'employait à écrire à ses nobles parents d'Allemagne de longues lettres dont les fragments ont servi à former ces singuliers Mémoires où la cour de France, à l'exception du roi, est déchirée, injuriée impitoyablement; où les anecdotes les plus scandaleuses, souvent même les plus fausses sont racontées avec un cynisme révoltant [647]; où elle exhale sa jalouse haine contre madame de Montespan, surtout contre madame de Maintenon, à laquelle elle prodigue les épithètes de vieille sorcière, de vieille truie et autres semblables. Trois Allemandes composaient sa société habituelle; la princesse de Tarente était de ces petites réunions, où l'on ne parlait qu'allemand. Madame lui écrivait en langue allemande de longues lettres, que la princesse, lorsqu'elle était à Vitré, s'empressait de communiquer à madame de Sévigné en les traduisant. Par ce canal, encore plus que par celui de madame de Coulanges, madame de Sévigné parvenait à entretenir dans sa correspondance avec madame de Grignan cette variété piquante de faits curieux, d'anecdotes bouffonnes, de traits de médisance dont sa plume rapide savait déguiser le venin par un tour plaisant ou gracieux, et faire disparaître la crudité par de discrètes réticences.

Si la princesse de Tarente avait voulu consentir à abjurer la religion protestante, ainsi qu'avait fait Élisabeth-Charlotte de Bavière lorsqu'elle épousa le duc d'Orléans, elle eût infailliblement tenu à la cour un rang distingué; elle eût rempli près de la reine la place qu'y occupait la princesse de Monaco [648], celle de première dame ou de présidente de sa maison [649]. Mais quoique l'attachement de la princesse de Tarente pour sa religion l'empêchât d'être de la cour, elle n'en était pas moins une très-grande dame par sa naissance, par celle de son mari et par les richesses dont elle pouvait disposer. Fille d'un prince souverain et parente de la Dauphine, alliée par son mariage à la famille royale de France, elle exigea et obtint, depuis son veuvage, que dans l'occasion on la traitât d'Altesse. L'époux que s'était donné la fille du landgrave de Hesse-Cassel justifiait par sa naissance, et plus encore par le renom qu'il avait laissé, ces hautes prétentions. Henri-Charles de la Trémouille était fils de Henri, duc de la Trémouille, qui avait épousé en 1619 Marie de la Tour-d'Auvergne, sa cousine germaine, fille du maréchal de Bouillon, prince souverain de Sedan, et d'Élisabeth de Nassau, sa seconde femme [650]. Son père, ayant recueilli les biens de la maison de Laval, réclama en 1743 [651] les droits qu'il prétendait avoir sur la couronne de Naples comme représentant Charlotte d'Aragon, sa trisaïeule; et il fit prendre, dans la suite, à son fils aîné le nom de prince de Tarente, que les fils aînés des ducs de la Trémouille ont toujours porté depuis sans conteste: les chefs de cette maison n'ont cessé, avec l'agrément du roi, de renouveler, pour la forme, leur réclamation [652]. Si l'on excepte Louis II, cinquième aïeul, le conquérant de la Lombardie et l'époux de Gabrielle de Montpensier, princesse du sang, aucun des la Trémouille, ni avant ni depuis, ne s'est acquis une aussi grande illustration que le fils de celui qui porta le premier ce nom de prince de Tarente et qui épousa la princesse si fort affectionnée à madame de Sévigné. Nul homme de son temps, jeté au milieu d'événements où le monde était divisé en partis par la religion et la politique, n'a su mieux concilier ce qu'il devait au drapeau sous lequel il se plaçait avec ce que l'honneur, l'amitié, la conscience lui prescrivaient. Il embrassa la religion protestante, qui était celle de sa mère; et dès qu'il eut terminé ses études et ses exercices, il passa en Hollande. Il fit ses premières armes sous son grand-oncle le prince d'Orange: mis à la tête d'un régiment de cavalerie, il s'acquit chez les Hollandais la réputation d'un excellent officier. Ne pouvant épouser la princesse d'Orange, qui l'aimait et dont il était amoureux [653], il céda aux conseils de sa mère, et reçut à Cassel la main de la fille du landgrave Guillaume V, «avec plus de cérémonies, dit-il dans ses Mémoires, que je n'aurais voulu [654]

Après son mariage, Henri-Charles de la Trémouille revint en France, comblé de faveurs par les Hollandais, qu'il avait servis pendant cinq ans avec zèle. Ils le regrettaient, et auraient voulu le conserver; mais il ne pouvait renoncer à sa patrie, et il y rentra pourvu de titres, d'honneurs et de forts émoluments. La Fronde survint; son père avait fait abjuration du calvinisme entre les mains du cardinal de Richelieu et contribué à la prise de la Rochelle en 1628 [655]. Le prince de Tarente se trouva ainsi engagé dans le parti de la cour; mais, fatigué des promesses sans effet que lui faisait Mazarin, il suivit encore les conseils de sa mère, et s'attacha au prince de Condé, dont il était parent par le mariage de Charlotte de la Trémouille avec un Condé. Tarente combattit pour la cause de ce prince dans le Midi et en Saintonge, et, comme lui, faillit périr au combat du faubourg Saint-Antoine, où il eut un cheval tué sous lui, et reçut, dit-il dans ses Mémoires, deux coups très-favorables [656]. Il suivit Condé en exil au commencement de l'année 1653 [657], et retourna en Hollande, où il fut accueilli avec empressement: favorisé par les états généraux et le prince d'Orange, il en rapporta des sommes considérables, qui suffirent au payement des dettes qu'il avait contractées au service des princes [658].

En décembre 1654, Cromwell voulut profiter des troubles de la France pour l'affaiblir en y fomentant la guerre civile: il envoya un nommé Stouppe à Henri de la Trémouille, pour lui proposer de se mettre à la tête d'une ligue protestante. La Trémouille refusa. Il lui eût été plus difficile qu'à tout autre d'accepter une pareille offre sans manquer aux devoirs les plus sacrés. Son enfance avait été confiée aux jésuites par son père, qui depuis longtemps avait abjuré le protestantisme. Ainsi les soins paternels avaient donné à sa primitive éducation une direction toute catholique; mais sa mère, qui était protestante, le convertit durant son adolescence à la religion qu'elle professait. S'il avait pris les armes en faveur de ses coreligionnaires, il aurait nui à sa propre fortune, il aurait agi en fils ingrat et troublé le bonheur de sa famille [659].

Tel était à l'étranger le crédit de Henri-Charles de la Trémouille que lorsque la princesse sa femme accoucha à la Haye, le 5 mai, du second prince de Tarente [660], cet enfant eut pour parrains le roi de Suède, les états généraux des Provinces-Unies et les états particuliers de la province de Hollande, et reçut de ce roi et des représentants de ces états les noms de Charles-Belgique-Hollande [661].

Le prince de Tarente fut bien accueilli à son retour en France par la reine et par Mazarin [662]; l'une et l'autre firent de vains efforts pour l'attacher au parti de la cour. Mazarin, irrité de sa résistance, le fit arrêter et enfermer dans la citadelle d'Amiens [663]. Toute la province du Poitou, le landgrave de Hesse-Cassel, Turenne, son parent, sollicitèrent en vain son élargissement. Sa mère négocia avec le cardinal, et l'obtint [664]. Il ne retourna pas dans l'armée de Condé, mais il demeura attaché au parti de ce prince, alors exilé à Bruxelles [665]. Il envoya sa femme pour conférer avec lui [666] et avec l'archiduc, et se fit, par cette conduite douteuse, exiler à Auxerre [667], d'où il continua de correspondre avec Condé [668]. Il ne voulut rentrer en grâce qu'après que le prince eut fait sa paix. Depuis cette époque, il se dévoua entièrement aux intérêts du roi, et le servit d'une manière utile par ses talents et son influence dans le Poitou et dans la Bretagne, deux grandes provinces où il tenait le premier rang. Son père, Henri de la Trémouille, pair de France, duc de Thouars, prince de Talmont, comte de Montfort, baron de Vitré, etc., tenait à Thouars un grand état; et mademoiselle de Montpensier, habituée à une magnificence royale, fut, en 1657, émerveillée de la réception que lui fit le duc de la Trémouille, de l'imposant aspect de son château, du grand nombre de gentilshommes à cheval et de dames parées et de l'air noble et grandiose de son escorte [669].

Par acte du 9 avril 1661, le duc de la Trémouille avait cédé et transporté au prince de Tarente la baronnie de Vitré et le titre de premier baron de Bretagne [670]. Ce titre donnait au prince de Tarente le droit de disputer la présidence de la noblesse aux états de Bretagne au grand Condé lui-même, que Fouquet avait voulu nommer, mais qui ne consentait à accepter qu'autant que la gratification des états serait accordée au prince de Tarente [671]. «Je fis entendre, dit Tarente dans ses Mémoires, à monsieur le Prince que le rang ne se réglait en Bretagne que par l'ancienneté des baronnies; que celle de Vitré, qui était dans ma maison, précédait incontestablement celle de Châteaubrilliant.» Il avait soutenu avec succès les droits de sa maison à la présidence de la noblesse dans un procès qu'il avait eu avec le duc de Rohan-Chabot.

Alors que se préparait l'arrestation de Fouquet, le 18 août 1661, s'ouvrirent à Nantes les assises des états généraux de Bretagne [672], qui furent terminées le 21 septembre: le prince de Tarente les présida. Il présida également, mais pour la dernière fois, les états de 1669, qui s'assemblèrent à Dinan le 26 septembre [673], et se séparèrent le 28 octobre. En 1670, il obtint du roi la permission d'aller encore faire un voyage en Hollande, et il put alors observer le misérable état de la Flandre espagnole, qui présentait une conquête facile aux armes de la France [674]. Les deux assemblées des états de Bretagne, de 1671 et de 1673, se tinrent à Vitré: pour celle de 1671, selon ce qui avait été réglé par le parlement de Rennes en 1652, entre les maisons de Rohan et de la Trémouille, c'était au duc de Rohan-Chabot à présider [675]; mais le prince de Tarente mourut à Thouars le 14 septembre 1672, à l'âge de cinquante-deux ans, et fut remplacé par son père dans la présidence des états qui eurent lieu l'année suivante [676]; le jeune prince de Tarente, second héritier de son nom et de ses titres, d'après la volonté de son aïeul et de son père, avait été élevé dans la religion catholique. Le duc Henri-Charles de la Trémouille, deux ans avant sa mort, était rentré dans le sein de l'Église romaine; sa femme et sa fille aînée, plutôt affligées que touchées de cet exemple, restèrent invariablement fidèles à la religion protestante [677]. Ce père, le duc Henri de la Trémouille, mourut deux ans après son fils le prince de Tarente; de sorte que la princesse se trouva, comme tutrice, avoir l'administration des biens immenses de toute la maison de la Trémouille; et, comme mère, elle devint régente d'un prince âgé de dix-huit ans [678]. Elle était ainsi, depuis près d'un an, la personnification de la grandeur et de la puissance des la Trémouille lorsqu'elle se prit d'une amitié si vive pour madame de Sévigné. «Elle m'aime beaucoup, disait à sa fille madame de Sévigné. On en médirait à Paris; mais ici c'est une faveur qui me fait honorer de mes paysans.»

Ce n'était pas seulement par ses visites, par ses confidences, par les nouvelles qu'elle apportait que la princesse de Tarente se rendait agréable à madame de Sévigné; elle avait, pour la distraire et la réjouir dans sa solitude, les prévoyances et les attentions les plus aimables. Elle s'était aperçue que la dame des Rochers n'avait pas avec elle Marphise, sa chienne favorite, laissée à Paris avec Hélène, sa femme de chambre. Aussitôt la princesse de Tarente conçut l'idée de lui donner un petit chien pour la désennuyer [679].

«Vous êtes étonnée, dit madame de Sévigné, que j'aie un petit chien; voici l'aventure. J'appelais, par contenance, une chienne courante d'une madame qui demeure au bout du parc. Madame de Tarente me dit: Quoi! vous savez appeler un chien? Je veux vous en envoyer un, le plus joli du monde. Je la remerciai, et lui dis la résolution que j'avais prise de ne plus m'engager dans cette sottise. Cela se passe, on n'y pense plus. Deux jours après, je vois entrer un valet de chambre avec une petite maison de chien toute pleine de rubans, et sortir de cette jolie maison un petit chien tout parfumé, d'une beauté extraordinaire: des oreilles, des soies, une haleine douce, petit comme une sylphide, blondin comme un blondin. Jamais je ne fus plus étonnée ni plus embarrassée; je voulus le renvoyer, on ne voulut jamais le reporter. La femme de chambre qui l'avait élevé en a pensé mourir de douleur. C'est Marie [680] qu'aime le petit chien; il couche dans sa maison et dans la chambre de Beaulieu, il ne mange que du pain; je ne m'y attache point, mais il commence à m'aimer; je crains de succomber. Voilà l'histoire que je vous prie de ne pas mander à Marphise, car je crains ses reproches. Au reste, une propreté extraordinaire; il s'appelle Fidèle, c'est un nom que les amants de la princesse n'ont jamais mérité de porter; ils ont été pourtant d'un assez bel air. Je vous conterai quelques jours ses aventures.»

D'après ces derniers mots, il y a tout lieu de croire qu'il est heureux pour la bonne princesse [681] au cœur de cire que les conversations orales de madame de Sévigné avec sa fille n'aient pas reçu la même publicité que ses conversations écrites. Le passage de la lettre du 11 décembre que nous avons transcrit le prouve encore; c'est dans cette lettre que l'idée de la princesse ramène madame de Sévigné à celle du chien qui lui a été donné, et qu'elle continue ce badinage.

«Ce que vous dites de Fidèle, écrit-elle à madame de Grignan [682], est fort joli; c'est la vraie conduite d'une coquette que celle que j'ai eue. Il est vrai que j'en ai la honte, et que je m'en justifie comme vous avez vu; car il est certain que j'aspirerais au chef-d'œuvre de n'avoir aimé qu'un chien, malgré les Maximes de la Rochefoucauld, et je suis embarrassée de Marphise. Je ne comprends pas ce qu'on me fait. Quelle raison lui donnerai-je? Cela jette insensiblement dans les menteries; tout au moins je lui conterai bien toutes les circonstances de mon nouvel engagement. Enfin, c'est un embarras où j'avais résolu de ne jamais me trouver, car c'est un grand exemple de la misère humaine: ce malheur m'est arrivé par le voisinage de Vitré.»

Plus le séjour de madame de Sévigné aux Rochers se prolongeait, plus forte devenait l'amitié qu'avait pour elle la princesse de Tarente, et plus les confidences que madame de Sévigné faisait à son sujet à sa fille étaient explicites: «La bonne princesse et son bon cœur m'aiment toujours... Elle dit toujours des merveilles de vous; elle vous connaît et vous estime. Pour moi, je crois que, par métempsycose, vous vous êtes trouvée autrefois en Allemagne. Votre âme aurait-elle été dans le corps d'un Allemand? Non, vous étiez sans doute le roi de Suède, un de ses amants; car la plupart des amants sont des Allemands [683].» Ces derniers mots sont d'une jolie chanson de Sarrazin, fort en vogue dans la jeunesse de madame de Sévigné [684].

La maxime de la Rochefoucauld à laquelle madame de Sévigné fait allusion dans sa plaisanterie sur Marphise est celle-ci: «On peut trouver des femmes qui n'ont jamais eu de galanterie; mais il est rare d'en trouver qui n'en aient jamais eu qu'une.» Une quatrième édition de ces Maximes avait paru au commencement de l'année (1675) [685], revue, corrigée et augmentée par l'auteur, qui fit de ce petit livre l'œuvre de toute sa vie; et nul doute qu'aussitôt après en avoir reçu un exemplaire madame de Sévigné ne se soit empressée de le lire. C'est aux Rochers que madame de Sévigné faisait surtout ses grandes lectures. A Paris, elle était trop distraite par le plaisir et par les affaires.

Ramenée par les événements et les malheurs de la Bretagne aux lectures sérieuses, surtout à l'histoire, son ardeur pour ce genre de distraction s'accrut encore en la trouvant partagée par son fils, revenu de l'armée pour passer avec elle l'hiver aux Rochers; elle la communiqua à sa fille, de sorte que toutes deux trouvèrent, par leur correspondance, des sujets d'entretien bien préférables à ceux que l'éloignement de Paris et de la cour leur enlevait. «C'est une belle conversation, dit madame de Sévigné, que celle que l'on fait de deux cents lieues. Nous faisons de cela ce qu'on en peut faire [686]

Madame de Sévigné se montre surtout ravie que sa fille ait entrepris de lire la grande histoire des Juifs de Flavius Josèphe, dont la traduction était l'œuvre la plus considérable de son vénérable ami Arnauld d'Andilly, qu'elle avait perdu depuis peu de temps (le 7 septembre 1674). Elle ne tarit pas sur les éloges qu'elle donne au grand historien du peuple juif [687]. Elle envoya à sa fille, par Rippert, la troisième partie des Essais de morale de Nicole, parmi lesquels elle a distingué trois traités: de l'Éducation d'un prince, de la Connaissance de soi-même, de l'Usage qu'on peut faire des mauvais sermons [688]. La mère et la fille étaient du même avis sur ces excellents Essais de Nicole; il n'en était pas de même de Sévigné, auquel le premier tome déplaisait, qui trouvait ces traités obscurs, et se plaignait que la Marans et l'abbé Têtu avaient accoutumé sa sœur aux choses fines et distillées [689]; mais, au contraire, il défendait à juste titre le nouvel opéra de Quinault contre le dédain de madame de Grignan, et sur ce sujet il était de l'avis de sa mère [690]. Heureuses les familles où, comme dans celle de madame de Sévigné, il n'y a pas d'autre sujet de division!

Ce nouvel opéra de Quinault était Atys, que ni madame de Grignan, qui était en Provence, ni Sévigné ni sa mère, qui étaient aux Rochers, n'avaient pu voir alors représenter à Saint-Germain en Laye le 10 janvier (1676), jour où, en présence de Louis XIV, il fut joué pour la première fois [691]. Mais tous les trois ils l'avaient lu, et un exemplaire de l'imprimé parvint aux Rochers neuf jours après la première représentation. Cet opéra fit grand bruit, parce qu'il parut à une époque de forte cabale contre Quinault. Parmi les gens de lettres et certaines personnes du beau monde, il était devenu de mode de déprécier les œuvres de ce poëte, trop applaudi par la cour. C'était là le premier symptôme d'une altération dans l'opinion publique, jusqu'alors si enthousiaste de la gloire de Louis XIV [692]. On était las des succès guerriers chèrement achetés par la continuation d'une lutte sanglante sur terre et sur mer; et alors que des conférences étaient ouvertes à Nimègue et donnaient des espérances de paix, on écoutait avec déplaisir les paroles par lesquelles se terminait le prologue d'Atys:

Préparons de nouvelles fêtes,

Profitons des loisirs du plus grand des héros:

Le temps des jeux et du repos

Lui sert à méditer de nouvelles conquêtes [693].

Boileau, qui possédait à un degré suprême l'art de cadencer des vers qui se gravent dans la mémoire, ne contribuait pas peu à faire méconnaître le mérite de Quinault. La renommée du satirique était populaire, et son influence croissait à chaque nouvelle publication de ses ouvrages. Il avait donné, deux années de suite, de nouvelles éditions de ses poésies. Elles contenaient neuf de ses Satires, cinq Épîtres, son Art poétique et les quatre premiers livres du Lutrin. On voit par les citations qu'en fait madame de Sévigné qu'elle savait par cœur les beaux passages de ce dernier poëme [694]. Boileau n'avait rien retranché, dans cette nouvelle édition, des vers qu'il avait faits contre Quinault; mais, afin de montrer quelque déférence pour l'approbation que le roi donnait à l'opéra d'Atys, il crut devoir, dans cette dernière édition, laisser en blanc le nom de Quinault dans un vers de sa satire IX, et déguiser ce nom sous celui de Kainaut dans les autres satires: dans l'édition publiée l'année précédente il n'y avait, pour ce nom, ni déguisement ni suppression [695]. Mais de pareils ménagements servaient plutôt qu'ils ne contrariaient la malice du poëte.

Quoique madame de Sévigné mande à sa fille qu'elle se livrait avec avidité à toutes sortes de lectures, histoire, morale, fictions, poésies, etc., c'est principalement par des lectures instructives qu'elle cherchait un soulagement à l'affliction que lui causaient, pendant ce calamiteux hiver, les maux qui fondaient sur sa province, et les souffrances dont elle fut affligée. Après ces Essais de morale de Nicole, qui la consolaient et dont elle parle sans cesse, aucune lecture ne lui plaisait plus que celle sur l'histoire de France du temps des croisades. Malgré sa répugnance pour le style du P. Maimbourg, elle y lisait avec délices les hauts faits des Castellane et des Adhémar, ancêtres de la maison de son gendre; elle ajoutait à cette lecture celle de l'histoire de son temps, si remplie du souvenir de sa jeunesse. «Le matin, dit-elle à madame de Grignan, je lis l'Histoire de France; l'après-dînée (c'est-à-dire après midi, on était alors en décembre), un petit livre dans les bois, comme ces Essais (de Nicole, dont elle vient de parler), la Vie de saint Thomas de Cantorbéry, que je trouve admirable, ou les Iconoclastes; et le soir tout ce qu'il y a de plus gros en impression: je n'ai point d'autre règle [696].» Pour ses lectures du soir, c'était surtout l'Histoire de la prison et de la liberté de M. le Prince qui obtenait la préférence. «On y parle, dit-elle, sans cesse de notre cardinal; il me semble que je n'ai que dix-huit ans; je me souviens de tout; cela divertit fort. Je suis plus charmée de la grosseur des caractères que de la bonté du style.» Cette histoire lui retraçait les temps les plus heureux et les plus agités de sa jeunesse [697]: elle était l'œuvre d'un frondeur, de Claude Joly; mais les faits y sont racontés, sinon avec talent, du moins avec impartialité [698].

Ce n'était pas seulement dans les livres imprimés qu'elle cherchait à raviver les souvenirs de la Fronde [699], mais encore par des documents manuscrits: «La princesse (de Tarente) et moi, dit-elle, nous ravaudions l'autre jour dans des paperasses de feu madame de la Trémouille; il y a mille vers; nous trouvâmes une infinité de portraits, entre autres celui que madame de la Fayette fit de moi sous le nom d'un inconnu. Il vaut cent fois mieux que moi; mais ceux qui m'eussent aimée, il y a seize ans, l'eussent pu trouver ressemblant.»

Ainsi c'est à la fin de l'année 1659 ou dans les premiers mois de 1660 que madame de la Fayette [700] commença sa réputation de bel esprit et d'habile écrivain en traçant le portrait de son amie. C'est alors que mademoiselle de Scudéry plaçait sous le nom de Clarinte, entre les mains des nombreux lecteurs du célèbre roman de Clélie [701], un autre portrait de madame de Sévigné: elle était depuis longtemps vantée comme une des précieuses les plus célèbres dans la Gazette de Loret, dans le Dictionnaire de Somaize, et louée dans les madrigaux et les poëmes de Ménage, de Montreuil, de Marigny, et enfin inscrite, avec la superlative épithète de SUBLIME, comme l'ANGE SUR LA TERRE, la GLOIRE DU MONDE, dans le singulier livre du Mérite des Dames, de Jean Gabriel [702]. Ainsi l'époque où madame de Sévigné se trouvait ramenée par ce portrait trouvé dans les papiers de la duchesse de la Trémouille était celle où, âgée de trente-trois ans, sans avoir rien perdu de ses attraits et de sa fraîcheur, elle avait acquis plus de connaissance du monde, plus d'instruction, d'amabilité; où elle possédait, dans toute sa puissance, ses moyens de plaire; où elle jouissait de sa célébrité; c'était enfin dans un temps où le calme, les plaisirs et les fêtes avaient succédé aux troubles de la Fronde, c'était l'époque de la paix des Pyrénées, du mariage du roi et des réjouissances qui en furent la suite [703].

La duchesse de la Trémouille, mère du prince de Tarente, qui avait le goût des vers et qui avait réuni les portraits et les écrits des beaux esprits de son temps, était Marie de la Tour-d'Auvergne, cousine germaine du duc son mari et fille cadette du maréchal de Bouillon, prince souverain de Sedan, et d'Élisabeth de Nassau, sa seconde femme [704]. Marie était une femme forte et de grande capacité, qui réussissait, dit son fils, dans tout ce qu'elle entreprenait. Pendant la guerre dont nous avons parlé, elle sut déterminer son mari à lui abandonner la conduite de toutes les affaires de la maison de la Trémouille [705]; elle l'aidait de ses conseils, que cependant il ne suivait pas toujours, et elle parvint, dit madame de Motteville [706], à faire révolter toutes les provinces. Habile et ambitieuse, elle voulait que son mari fût prince, comme étant issu, par les femmes, de Charlotte d'Aragon, héritière du royaume de Naples. Marie de la Trémouille crut que, pour parvenir à ses desseins, il fallait faire quelque mal ou quelque peur aux ministres, et comme les la Trémouille étaient de puissants et riches seigneurs, il leur fut facile d'émouvoir des troubles dans les provinces où ils résidaient. Ces nouvelles donnèrent de l'irritation aux ministres, et M. le Prince en eut du chagrin. Il avait répondu de la famille de la Trémouille, qui avait l'honneur de lui appartenir; et afin de ne pas passer pour dupe en cette affaire, il montra dans le conseil une lettre du prince de Tarente, fils aîné du duc, qui le suppliait d'assurer le roi et la reine de sa fidélité [707]. A la même époque, la duchesse de Montausier, pendant que son mari était au lit, malade, repoussait les révoltés de la Saintonge, que la duchesse de la Trémouille avait soulevés [708].

On s'étonne du nombre de femmes remarquables par le courage, la vigueur d'esprit, la force du caractère que ce siècle a produit. Presque toutes aimaient la poésie, la littérature, les sciences; et toutes celles qui par leur rang ou leurs richesses se trouvaient en mesure de protéger les gens de lettres en adoptaient quelques-uns: ainsi la duchesse de Bouillon, Montespan, madame de Thianges, la Sablière et plus tard madame d'Hervart, prirent en quelque sorte successivement la tutelle du bon et indolent la Fontaine. Madame de la Sablière donna aussi asile à l'orientaliste d'Herbelot; elle recueillit Bernier, le voyageur philosophe, Roberval et Sauveur, mathématiciens. L'abbesse de Fontevrault et après elle madame de Maintenon eurent le bonheur de ranimer la plume de Racine. Madame de Sévigné avait Ménage, Montreuil, Marigny. La duchesse Marie de la Trémouille, dont le mari avait combattu, contre Mazarin et le roi, avec Turenne et Condé, appartenait à cette noblesse rancuneuse qui se tenait fièrement dans ses vastes domaines et n'allait point à la cour. Cependant elle était au courant de ce qui s'y passait, et savait quelles étaient les femmes qui y brillaient et les vers qu'on y composait.

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