Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (5/6)
Turenne est tué.—Effet que produit cette nouvelle.—Lettres écrites par madame de Sévigné à ce sujet.—La guerre se rallume.—On crée de nouveaux maréchaux.—Le marquis de Rochefort est nommé, par l'influence de sa femme, maréchal de France, avec sept autres lieutenants généraux.—Il meurt.—Détails sur la maréchale de Rochefort.—Elle devient la maîtresse de Louvois.—Son crédit à la cour.—La révolte continue à Rennes.—Madame de Sévigné se décide à partir.—Motifs des regrets qu'elle a de quitter Paris.—Dérangement de sa santé.—Elle consulte Bourdelot.—Elle va revoir Livry.—Elle recommence ses lamentations sur la mort de Turenne.—Elle se rend à Orléans.—S'embarque sur la Loire.—Entrevue au château de l'abbé d'Effiat.—Elle arrive à Nantes.—Souvenirs que ce voyage lui rappelle.—Elle avait mis sa fille au couvent à Nantes.—Souvenirs devant Blois.—Elle arrive à la Seilleraye.—Récit rétrospectif.—Faits importants relatifs à la jeunesse de madame de Sévigné rectifiés à propos de ces souvenirs.—Date de la naissance et de la mort de Sévigné le fils.—Date de la naissance de madame de Grignan.—Celle-ci est née avant son frère.—Date du premier voyage de madame de Sévigné à Nantes.—Age qu'avait mademoiselle de Sévigné quand elle parut dans le ballet des Arts et quand elle épousa le comte de Grignan.—Duel de Sévigné avec du Chastellet.—Célébration du mariage de Sévigné avec Marie de Rabutin-Chantal.—Liaison de la famille d'Ormesson et de celle de madame de Sévigné.—Madame de Sévigné va aux Rochers et revient à Paris.—S'occupe d'un procès,—de ses plaisirs,—de l'Opéra,—et est lancée dans les intrigues de la Fronde.—Détails fournis par les Mémoires d'Ormesson sur cette époque de la vie de madame de Sévigné et sur les événements.—Récit sur un des domestiques de madame de Sévigné qui devint fou furieux, et sur lequel on opéra la transfusion du sang.
Le vif intérêt qu'excitait dans le grand monde la nouvelle de la dissension des deux femmes qui approchaient le plus souvent le roi fut tout à coup absorbé par une autre nouvelle, désastreuse, terrible, qui frappa de stupeur la France entière et retentit aussitôt dans toute l'Europe [533]. Ce fut celle de ce boulet qui, tiré au hasard près du village de Sasbach, dans l'État de Bade, le 27 juillet 1675, frappa Turenne et le tua [534].
Ce ne fut pas à sa fille, ce ne fut pas à une femme, mais à des hommes, à des militaires, à Bussy, au comte de Grignan que madame de Sévigné adressa ces admirables lettres où elle peint sa douleur, celle du roi, les larmes de toute la cour, la tristesse de Bossuet, l'abasourdissement des habitants de Paris, s'attroupant à l'entour de l'hôtel du héros [535]; la consternation et la fureur de sa brave armée; la terreur des campagnes des bords du Rhin, tranquilles et rassurées par Turenne contre les invasions de l'ennemi, désormais exposées à ses féroces représailles; l'effroi de la France entière, et cette vive, cette universelle émotion causée par la perte d'un seul homme. «Mais cet homme, disait madame de Sévigné, était le plus grand capitaine et le plus honnête homme du monde [536].»
«Dès le lendemain de cette nouvelle, dit encore madame de Sévigné, M. de Louvois proposa au roi de réparer cette perte en faisant huit généraux au lieu d'un: c'est y gagner. En même temps on fit huit maréchaux de France, savoir: M. de Rochefort, à qui les autres doivent un remercîment; MM. de Luxembourg, Duras, la Feuillade, d'Estrades, Navailles, Schomberg et Vivonne: en voilà huit bien comptés. Je vous laisse à méditer sur cet endroit [537].» Ainsi madame de Sévigné insinue à sa fille que ces huit maréchaux, que madame de Cornuel appelait spirituellement la monnaie de M. de Turenne, n'avaient été nommés que parce que la marquise de Rochefort (Madeleine de Laval, devenue de Bois-Dauphin), qui était aimée de Louvois, exigea que son mari fût fait maréchal de France, ce qui ne se pouvait qu'en proposant sept autres lieutenants généraux plus anciens que lui. Irrité de cette promotion, le comte de Gramont, son ennemi, lui envoya ce laconique et insolent billet que madame de Sévigné a rapporté. Rochefort ne jouit pas longtemps du grade éminent qu'il avait obtenu. Quoique homme d'esprit et de courage, il s'en montra peu digne en ne secourant [538] pas à temps le brave du Fay, assiégé dans Philisbourg. Rochefort mourut moins d'un an après sa nomination, le 22 mai 1676 [539], âgé seulement de quarante ans: sa haute dignité ne profita qu'à sa veuve, qui acquit ainsi à la cour un rang favorable à l'influence qu'elle ambitionnait d'exercer. C'était une beauté piquante, née pour le grand monde, l'intrigue et la galanterie. Elle était liée avec madame de Grignan, dont l'âge se rapprochait du sien et qui avait alors trente ans. Elle se donna à Louvois, et remplaça dans l'existence de ce ministre, jusqu'à sa mort, madame Dufrénoy. La Fare s'en était cru amoureux avant de se persuader qu'il l'était de madame de la Sablière [540]; mais l'adroite coquette ne parut vouloir écouter la Fare que pour mieux captiver Louvois, ce qui empêcha la Fare d'obtenir aucun avancement, et l'obligea de quitter le service [541].
La maréchale de Rochefort, par l'art facile à certaines natures de se rendre utiles aux grands et aux puissants, sut, sans beaucoup d'esprit ni d'efforts, se maintenir toujours bien en cour. Elle fut l'amie, la confidente de toutes les femmes que Louis XIV s'attacha, de mademoiselle de la Vallière comme de madame de Montespan; et ce fut elle qui, d'accord avec Bontemps, servit admirablement les mystérieuses amours de Louis XIV et de la duchesse de Soubise, et en déroba longtemps la connaissance au duc son époux, et même, ce qui était plus difficile, à madame de Montespan. La maréchale de Rochefort se maintint dans une convenable intimité avec madame de Maintenon; elle fut goûtée de son élève, la duchesse de Bourgogne, comme elle l'avait été de la seconde Dauphine [542]. Par une conduite habile, elle contribua pendant longtemps à donner de la force au parti de Louvois, qui, dans les conseils et à la cour, disputait au parti de Colbert l'influence sur l'esprit et les résolutions du monarque; et elle parvint à conserver tout son crédit lorsque la mort lui eut enlevé l'appui du grand ministre.
Quand, le lundi, la nouvelle de la mort de Turenne arriva à Versailles, «on allait, dit madame de Sévigné, à Fontainebleau s'abîmer dans la joie [543];» mais cet événement changea les dispositions de tout le monde, et fit hésiter madame de Sévigné elle-même sur son voyage de Bretagne, qui devenait plus dangereux. Ainsi la mort d'un seul homme ébranlait l'État, et dérangeait tous les projets de plaisirs ou d'occupations sérieuses. La guerre, qu'on croyait devoir être bientôt terminée, se ralluma avec une nouvelle ardeur; il n'y avait plus d'espoir pour madame de Sévigné d'avoir de longtemps son fils avec elle, et sa fille l'invitait fortement à profiter de l'intervalle de la suspension forcée de toutes choses pour faire le voyage de Provence. Elle en fut très-tentée; mais ses propres affaires l'appelaient en Bretagne [544] et elles étaient d'une telle gravité qu'elle se vit forcée de céder aux conseils de son tuteur, l'abbé de Coulanges. Après deux mois d'hésitation, elle partit. Ce n'est qu'alors qu'elle cessa de s'entretenir, dans ses lettres, de M. de Turenne, de revenir sans cesse sur ses admirables qualités, de varier l'expression de ses regrets, de prévoir les tristes conséquences de sa mort. Le dîner qu'elle fit chez le cardinal de Bouillon avec madame d'Elbeuf [545] et madame de la Fayette, pour pleurer ensemble le héros, fut pour elle cependant une nouvelle occasion de recommencer ses lamentations sur ce triste sujet; et elle ne cessa d'en parler que quand elle eut fait connaître la douleur de tous les amis du héros, la profonde affliction de Pertuis, son capitaine des gardes, qui voulut se démettre de sa place de gouverneur de Courtray; et enfin quand elle eut décrit la cérémonie des funérailles à Saint-Denis, où elle assista [546].
Effrayée par les nouvelles qu'elle recevait, madame de Sévigné différa donc son départ; elle aurait bien voulu le différer plus longtemps, et profiter de cet empêchement pour faire le voyage de Provence; mais quand on sut qu'on s'était décidé à envoyer des troupes contre les révoltés et que la lettre de Louis XIV pour la tenue des états de Bretagne allait être transmise au duc de Chaulnes [547], on crut la tranquillité publique assurée. L'abbé de Coulanges, qui ne s'épouvantait de rien lorsque la nécessité des affaires réclamait sa présence, détermina enfin madame de Sévigné à partir: cependant elle n'y consentit que quand le bon abbé lui eut promis de ne pas vouloir passer l'hiver aux Rochers. «Au reste, ma fille, l'abbé croit mon voyage si nécessaire que je ne puis m'y opposer. Je ne l'aurai pas toujours ainsi; je dois profiter de sa bonne volonté. C'est une course de deux mois; car le bon abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l'hiver. Il m'en parle d'un air sincère, dont je fais vœu d'être toujours la dupe: tant pis pour ceux qui me trompent [548]!»
Elle-même avoue qu'elle avait tant de raisons pour aller en Bretagne qu'elle ne pouvait y mettre la moindre incertitude, «et qu'elle y avait mille affaires [549].» Cependant, cette fois, ce voyage ressemblait peu à ceux qu'elle faisait depuis longtemps, presque chaque année, pour aller se délasser des fatigues du grand monde dans sa terre des Rochers, y faire des embellissements, et jouir de ses livres et d'elle-même, en la société de son fils, de sa fille et du petit nombre d'amis qui venaient la voir. Elle ne pouvait non plus se promettre aucun plaisir de la réunion des états, qui, lorsqu'elle avait lieu à Vitré, lui attirait les hommages de toutes les personnes les plus aimables et les plus considérables de la Bretagne, que lui conciliait la réputation qu'elle s'était acquise à la cour par son esprit, ses attraits personnels, les agréments de son commerce, et surtout par les égards, l'amitié, les déférences que lui témoignaient les la Trémouille, les Rohan, les Chaulnes, les Lavardin. Les chefs de ces deux dernières familles étaient investis de toute l'autorité du gouvernement; les la Trémouille et les Rohan étaient en possession de présider presque alternativement les assises des états de Bretagne, Rohan à titre de baron de Léon, la Trémouille comme baron de Vitré. Cette fois les états ne tenaient pas leurs assises à Vitré, mais à Dinan, ce qui éloignait de madame de Sévigné tous les membres de cette assemblée, et donnait de l'importance à l'évêque de Saint-Malo, qu'elle n'aimait pas. Accoutumée dès sa jeunesse à scruter les actes du pouvoir, elle n'avait jamais vu qu'avec déplaisir et avec les sentiments d'une ancienne frondeuse l'obséquiosité des états en Bourgogne et en Bretagne et leur déplorable facilité à voter l'argent des contribuables. Ce secret penchant au blâme et à la résistance s'était encore accru par les derniers événements. La manière dont madame de Sévigné mande à sa fille qu'à Rennes on a jeté des pierres au duc de Chaulnes, lorsqu'il voulut haranguer le peuple pour apaiser l'émeute, prouve qu'elle n'était nullement contristée de l'avanie qu'avait éprouvée le gouverneur: «Il y a eu même à Rennes une colique pierreuse. M. de Chaulnes voulut, par sa présence, dissiper le peuple; il fut repoussé chez lui à coups de pierres. Il faut avouer que cela est bien insolent [550].»
Cette fois ce n'était pas même sur la route facile de Rennes, de Vitré et des Rochers qu'elle devait voyager; c'était vers Nantes et au delà de la Loire que l'urgence de ses affaires l'appelait. Enfin sa vigueur commençait à s'altérer par l'annonce des infirmités qui assiégent souvent les femmes de son âge; elle avait quarante-neuf ans [551]. Elle déguise autant qu'elle peut à sa fille ces perturbations de son tempérament; mais à Bussy elle dit: «J'ai bien eu des vapeurs, et cette belle santé, que vous avez vue si triomphante, a reçu quelques attaques, dont j'ai été humiliée comme si j'avais reçu un affront [552].» Elle fut obligée d'avoir recours à la science du docteur Bourdelot (Pierre Michon), ce célèbre médecin des Condé et de la reine Christine. Madame de Sévigné aimait les soins qu'il prenait d'elle; mais il l'ennuyait par les vers détestables qu'il composait à sa louange et à celle de madame de Grignan [553].
Depuis la mort de Turenne, madame de Sévigné avait des craintes qu'elle tâchait sagement de réprimer, mais qui lui faisaient redouter l'isolement et la solitude des Rochers: «J'emporte, dit-elle à madame de Grignan, du chagrin de mon fils; on ne quitte qu'avec peine, les nouvelles de l'armée. Je lui mandais comme à vous, l'autre jour, qu'il me semblait que j'allais mettre ma tête dans un sac, où je ne verrais ni n'entendrais rien de tout ce qui va se passer sur la terre [554].»
Ce qui ajouterait encore à toutes les contrariétés qu'éprouvait madame de Sévigné en faisant ce voyage de Bretagne, c'est qu'elle l'avait tant différé que sa femme de chambre Hélène, qui était enceinte, avait atteint son neuvième mois et ne pouvait la suivre; elle prit le parti, pour la désennuyer pendant son absence, de lui laisser le soin de Marphise, sa chienne favorite, et se contenta, pour son service, d'une jeune fille nommée Marie, qui jetait sa gourme, et fit cependant aussi bien qu'Hélène [555]. Tous ces contre-temps la rendaient si triste qu'elle refusa, trois jours avant son départ, une invitation qui lui fut faite par les Condé d'aller passer quelques jours à Chantilly: elle préféra au palais, aux jardins enchanteurs, à la princière société de cette splendide résidence la solitude sauvage de Livry, remplie des souvenirs de sa fille et du bonheur dont elle avait joui en la possédant. «Je fus avant-hier, toute seule (dit-elle), à Livry, me promener délicieusement avec la lune; il n'y avait aucun serein; j'y fus depuis six heures du soir jusqu'à minuit, et je me suis fort bien trouvée de cette petite équipée. Je devais bien cette honnêteté à la belle Diane et à l'aimable abbaye. Il n'a tenu qu'à moi d'aller à Chantilly en très-bonne compagnie; mais je ne me suis pas trouvée assez libre pour faire un si délicieux voyage: ce sera pour le printemps qui vient [556].»
Après avoir vu, dans la matinée, du Lude, grand maître de l'artillerie, depuis peu fait duc, et madame de la Fayette; après s'être laissé conduire à la messe par la bonne madame de la Troche, madame de Sévigné partit le lundi 9 septembre, sans autre compagnie que l'abbé de Coulanges et cette fille Marie dont nous venons de parler [557]. La Mousse était à Autry, chez madame de Sanzei, et Coulanges s'en alla à Lyon. Madame de Sévigné se dirigea d'abord sur Orléans; son carrosse était attelé de quatre chevaux. Elle n'oublia pas d'emporter avec elle son petit ami, c'est-à-dire le portrait de sa fille [558]. Avant de monter en voiture, elle écrit à celle-ci une longue lettre pleine de nouvelles et de faits intéressants. Elle parodie plaisamment trois vers de l'opéra de Cadmus:
C'est pour dire une folie, car notre province est plus calme que la Saône [559].» Cela n'était pas exact; elle le savait, mais elle voulait rassurer sa fille.
Puis elle revient aussitôt aux pensées sérieuses que lui inspire le service de Turenne, que l'on exécutait en grande pompe dans le moment où elle écrivait: «Le cardinal de Bouillon et madame d'Elbeuf vinrent hier me le proposer; mais je me contente de celui de Saint-Denis: je n'en ai jamais vu de si bon. N'admirez-vous pas ce que fait la mort de ce héros et la face que prennent les affaires depuis que nous ne l'avons plus? Ah! ma chère enfant, qu'il y a longtemps que je suis de votre avis! rien n'est bon que d'avoir une belle âme: on la voit en toute chose, comme au travers d'un cœur de cristal. On ne se cache point: vous n'avez point vu de dupes là-dessus. On n'a jamais pris l'ombre pour le corps. Il faut être si l'on veut paraître. Le monde n'a point de longues injustices. Vous devez être de cet avis pour vos propres intérêts.»
Elle se délassait dans sa voiture, pendant tout le cours de son voyage, de la société un peu ennuyeuse du bon abbé en lisant la Vie du cardinal Commendon, que Fléchier avait récemment traduite du latin [560], et aussi les lettres qu'elle recevait de sa fille sur l'Histoire des croisades, «qui est très-belle pour ceux qui ont lu le Tasse,» et la Vie d'Origène, par un auteur janséniste (Pierre-Thomas des Fossés), et qu'elle trouvait divine [561]. Mais, par des motifs moins exempts de blâme, le ridicule que madame de Grignan versait sur madame de la Charce et sur Philis, sa fille aînée, la faisait rire aux larmes [562].
Madame de Sévigné coucha à Orléans; et le lendemain (10 septembre) elle s'embarqua sur la Loire, munie d'une lettre de sa fille, qu'elle reçut au moment de se mettre en bateau, et remplie d'admiration en voyant les rives de ce fleuve, «si belles, si agréables, si magnifiques.»
Cette navigation était pour elle toute volontaire. «Le temps et les chemins, dit-elle, sont admirables: ce sont de ces jours de cristal où l'on ne sent ni chaud ni froid. Notre équipage nous amènerait fort bien par terre; c'est pour nous divertir que nous allons sur l'eau [563].»
Le détail de son embarquement, qu'elle donne à son cousin de Coulanges, nous prouve que cette manière de se rendre d'Orléans à Nantes était plus commune dans ce siècle qu'elle ne l'a été dans le nôtre, où la voie de transport de terre est préférée.
«A peine sommes-nous descendus ici (Orléans) que voilà vingt bateliers autour de nous, chacun faisant valoir la qualité des personnes qu'il a menées et la bonté de son bateau. Jamais les couteaux de Nogent ni les chapelets de Chartres n'ont fait plus de bruit. Nous avons été longtemps à choisir: l'un nous paraissait trop jeune, l'autre trop vieux; l'un avait trop d'envie de nous avoir, cela nous paraissait d'un gueux dont le bateau était pourri; l'autre était glorieux d'avoir mené M. de Chaulnes. Enfin la prédestination a paru visible sur un grand garçon fort bien fait, dont la moustache et le procédé nous ont décidés [564].»
Elle débarqua à deux lieues de Tours, à Mont-Louis; et de là, traversant par terre l'espace de quatre kilomètres qui sépare la Loire et le Cher, elle alla coucher (le 13 septembre) à Veretz [565], dans le château originairement bâti par Jean de la Barre, comte d'Étampes, et qui appartenait alors à l'abbé d'Effiat [566], connu de nos lecteurs par l'impôt qu'il préleva sur la marquise de Courcelles [567].
«J'ai couché cette nuit à Veretz. M. d'Effiat savait ma marche; il me vint prendre sur le bord de l'eau, avec l'abbé (de Coulanges). Sa maison passe tout ce que vous avez jamais vu de beau, d'agréable, de magnifique, et le pays est le plus charmant qu'aucun autre qui soit sur la terre habitable: je ne finirais pas. M. et madame de Dangeau y sont venus dîner avec moi, et s'en vont à Valence. M. d'Effiat vient de nous ramener ici (c'est à Tours, d'où la lettre est datée); il n'y a qu'une lieue et demie d'un chemin semé de fleurs... Nous reprenons demain notre bateau, et nous allons à Saumur [568] . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
«Je vous ai mandé comme j'avais vu l'abbé d'Effiat dans sa belle maison; je vous écrivis de Tours. Je vins à Saumur, où nous vîmes Vineuil; nous repleurâmes M. de Turenne..... Il y a trente lieues de Saumur à Nantes [569]. Dans ce dessein, nous allâmes hier deux heures de nuit; nous nous engravâmes, et nous demeurâmes à deux cents pas de notre hôtellerie, sans pouvoir aborder. Nous revînmes au bruit d'un chien, et nous arrivâmes à minuit dans un tugurio (une cabane) plus pauvre, plus misérable qu'on ne peut vous le représenter; nous n'y avons trouvé que deux ou trois vieilles femmes qui filaient, et de la paille fraîche sur quoi nous avons tous couché sans nous déshabiller; j'aurais bien ri sans l'abbé, que je meurs de honte d'exposer ainsi à la fatigue d'un voyage. Nous nous sommes rembarqués à la pointe du jour, et nous étions si parfaitement bien établis dans notre gravier que nous avons été près d'une heure avant de prendre le fil de notre discours. Nous voulons, contre vent et marée, arriver à Nantes; nous ramons tous.»
En passant, à la poste d'Ingrande, madame de Sévigné met la lettre qu'elle vient d'écrire, et deux jours après elle est à Nantes. Là elle se hâte d'annoncer son arrivée à sa fille [570]: «Je vous ai écrit sur la route et même du bateau, autant que je l'ai pu. J'arrivai ici à neuf heures du soir, au pied de ce grand château que vous connaissez, au même endroit où se sauva notre cardinal (de Retz). On entend une petite barque; on demande: Qui va là? J'avais ma réponse toute prête; et en même temps je vois sortir par la petite porte M. de Lavardin, avec cinq ou six flambeaux de poing devant lui, accompagné de plusieurs nobles, qui vient me donner la main et me reçoit parfaitement bien. Je suis assurée que, du milieu de la rivière, cette scène était admirable; elle donna une grande idée de moi à mes bateliers. Je soupai fort bien; je n'avais ni dormi ni mangé depuis vingt-quatre heures. J'allai coucher chez M. d'Harouis. Ce ne sont que festins au château et ici. M. de Lavardin ne me quitte pas; il est ravi de causer avec moi [571].»
«. . . Nous allons à la Seilleraye [572], M. de Lavardin m'y vient conduire; et de là aux Rochers, où je serai mardi.»
Elle resta sept jours à Nantes, et d'Harouis la conduisit lui-même après dîner à son beau château de la Seilleraye, à quatorze kilomètres à l'est de Nantes [573], où elle resta deux jours; elle partit le 15 septembre. M. de Lavardin la mit en carrosse, et M. d'Harouis l'accabla de provisions. Elle arriva le jour suivant aux Rochers [574]. De la Seilleraye à Vitré, par la route directe de Châteaubriant et la Guerche, on mesure dix myriamètres, ou vingt-cinq lieues de poste; et madame de Sévigné, pour franchir cet espace en un jour, a dû d'avance envoyer des chevaux de relais sur la route, ce qui lui était facile, puisqu'elle avait amené avec elle six chevaux et deux hommes; et au besoin, si ses équipages n'eussent pas suffi, elle eût eu recours à ceux du lieutenant général et du trésorier de Bretagne.
Voilà les seuls détails que nous avons pu recueillir sur ce voyage de madame de Sévigné, qui, avec juste raison, inquiéta si fort ses amis. «Ils ont fait, écrit-elle, l'honneur à la Loire de croire qu'elle m'avait abîmée: hélas! la pauvre créature! je serais la première à qui elle eût fait ce mauvais tour. Je n'ai eu d'incommodité que parce qu'il n'y avait pas assez d'eau dans cette rivière.» Et, en effet, bien loin de s'en trouver plus mal, le violent exercice qu'elle se donna lui rendit la santé, que les remèdes des médecins de Lorme et Bourdelot [575] avaient peut-être contribué à détruire. «Ma santé, dit-elle, est comme il y a six ans; je ne sais d'où me revient cette fontaine de Jouvence [576].» Ces paroles prouvent que ce n'était pas par raison de santé que madame de Sévigné préféra les tracas, les fatigues, les dangers d'une aventureuse navigation aux douceurs d'une pérégrination faite en calèche richement attelée, roulant sur une belle route par un temps chaud, pur et serein et avec l'escorte de deux serviteurs à cheval.
Ses lettres nous révèlent les véritables motifs de cette équipée et ce qui se passait dans son âme. Elle était contrariée de la nécessité d'être obligée de quitter Paris, de la pauvreté provinciale [577] où allait être réduite sa correspondance avec sa fille, de l'inquiétude que lui causaient pour son fils les nouvelles de l'armée [578]. Elle était triste, vaporeuse [579]. De tous les maux qui assiégent la vie, l'ennui est celui auquel les femmes du grand monde sont le plus exposées, qu'elles redoutent le plus et qu'elles savent le moins supporter; pour y échapper elles ne reculent devant aucune extravagance. Madame de Sévigné craignait surtout l'atteinte de ce mal durant un trajet lent et long, seule avec le bon et vieil abbé, sans son fils, sans la Mousse, sans Corbinelli, sans même son Hélène, enfin sans aucun des êtres qui avaient coutume de causer avec elle, de l'intéresser, de la distraire. Elle avait autrefois navigué sur la Loire; elle avait conduit sa fille au couvent des Filles-Sainte-Marie, à Nantes. Dès cette époque, elle adorait cette enfant belle et gracieuse, âgée de dix ans, et elle l'avait mise en pension chez les pieuses filles de l'ordre fondé par son aïeule, afin qu'elle y reçût les instructions chrétiennes pour sa première communion. C'était le beau temps de la jeunesse de madame de Sévigné, et elle eut un désir extrême de contempler de nouveau les rives qui devaient lui retracer avec vivacité de si agréables et de si touchants souvenirs. Aussi, sans se déguiser ce que sa résolution présentait de difficultés et d'inconvénients et ce qu'elle avait de téméraire, au moment de quitter le rivage elle fut saisie d'une sorte d'ivresse joyeuse, bientôt suivie d'un léger repentir; ce qui ne l'empêcha pas d'exécuter son projet avec courage et gaieté.
«C'est une folie, dit-elle, de s'embarquer quand on est à Orléans, peut-être même à Paris; il est vrai cependant qu'on se croit obligé de prendre des bateliers à Orléans, comme à Chartres d'acheter des chapelets...»
«Je suis dans un bateau, dans le courant de l'eau, fort loin de mon château; je pense que je puis achever, Ah! quelle folie! car les eaux sont si basses et je suis si souvent engravée que je regrette mon équipage, qui ne s'arrête pas et qui va toujours. On s'ennuie sur l'eau quand on y est seule; il faut un petit comte des Chapelles et une mademoiselle de Sévigné.» Et à son cousin de Coulanges elle dit: «Nous allons voguer sur la belle Loire; elle est un peu sujette à déborder, mais elle en est plus douce [580].»
Immédiatement avant d'entrer en bateau elle avait écrit à madame de Grignan: «Enfin, ma fille, me voilà prête à m'embarquer sur notre Loire! Vous souvient-il du joli voyage que nous y fîmes [581]?»
Pour elle, ce souvenir ne la quitte pas; et toujours il lui faut parler de ce voyage quand elle passe devant le lieu qui lui en rappelle quelques circonstances:
«Je me ressouvins, dit-elle, l'autre jour, à Blois, d'un endroit si beau, où nous nous promenions avec le petit comte des Chapelles, qui voulait retourner le sonnet d'Uranie:
Je veux finir mes jours dans l'amour de Marie.»
Et de Nantes elle écrit à sa fille: «J'ai vu nos sœurs de Sainte-Marie, qui vous adorent encore, et se souviennent de toutes les paroles que vous prononçâtes chez elles [582].»
«Des sept jours que j'ai été à Nantes, j'ai passé trois jours après-dîner chez nos sœurs de Sainte-Marie. Elles ont de l'esprit, elles vous adorent et sont charmées du petit ami [583], que je porte toujours avec moi.»
Et quand elle est à la Seilleraye, elle écrit: «Me voici, ma fille, dans ce lieu où vous avez été un jour avec moi; mais il n'est pas reconnaissable: il n'y a pas pierre sur pierre de ce qu'il était en ce temps-là [584].»
Les émotions produites par la vue des lieux où madame de Grignan avait passé son enfance s'accrurent dans le cœur de sa mère à la vue des Rochers. «J'ai trouvé ces bois, dit-elle, d'une beauté et d'une tristesse extraordinaires: tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection. Ils sont élagués, et font une ombre agréable; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur. Il y a un petit air d'amour maternel dans ce détail: songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon, pas plus grands que cela. (M. de Montbazon avait l'habitude de dire cela de ses propres enfants.) C'est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver: j'y pense à vous à tout moment; je vous regrette, je vous souhaite. Votre santé, vos affaires, votre éloignement, que pensez-vous que tout cela fasse entre chien et loup? J'ai ces vers dans la tête:
Sous quel astre cruel l'avez-vous mis au jour
L'objet infortuné d'une si tendre amour?
«Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai pas..... Je trouvai l'autre jour une lettre de vous où vous m'appelez ma bonne maman; vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte Marie, et vous me contiez la culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave. Il y a déjà du bon style à cette lettre. J'en ai trouvé mille autres, qu'on écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné. Toutes ces circonstances sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous; car sans cela où pourrais-je prendre cette idée [585]?»
Ce singulier voyage de madame de Sévigné à Nantes, ses souvenirs, ses regrets donnent le désir de connaître à quelle époque elle fit celui qui n'a point été raconté dans ces Mémoires, et dans quelles circonstances elle mit sa fille au couvent. Puisque des documents nouveaux jettent un jour inattendu sur les premières années de cette tendre mère, imitons-la, complétons ses souvenirs, et rétrogradons jusqu'au temps où elle devint enceinte de cette fille bien-aimée.
Une lettre de madame de Sévigné annonçant à Bussy la naissance de Sévigné fils et la réponse de Bussy, mal datées, placées par le P. Bouhours et par la comtesse Dalet (ou par Bussy lui-même, car la partie inédite de ses Mémoires, écrite de sa main, offre un exemple d'une aussi forte distraction et d'une si étrange erreur), ont produit la confusion qui a existé pendant longtemps sur les dates de la naissance du frère et de la sœur [586].
Le fils de madame de Sévigné est mort le 26 mars 1713, et les témoins les plus capables d'être bien informés (Simiane de Mauron, d'Harouis, l'abbé de la Fayette [587]) attestent qu'il avait alors soixante-cinq ans; il était donc né en mars 1648, époque que l'on croyait être celle de la naissance de sa sœur. Des fragments des Mémoires autographes d'Ormesson, récemment publiés, constatent que madame de Sévigné accoucha, à Paris, de sa fille le 10 octobre 1646 [588]. Ainsi il est certain que madame de Grignan était l'aînée et âgée d'un an et demi de plus que son frère. Il résulte de ce fait qu'en l'année 1675, dont nous nous occupons, madame de Grignan avait près de vingt-neuf ans, et Sévigné au plus vingt-sept; et aussi que lorsque l'abbé Arnauld vit madame de Sévigné avec ses deux enfants, et qu'il fut frappé de la beauté de la mère, de la fille et du fils, mademoiselle de Sévigné avait onze ans et demi, et Sévigné seulement neuf ans [589]. Ces dates ne peuvent être regardées comme indifférentes lorsque l'on considère que l'esprit et le cœur échappent bien plus vite aux langes de l'enfance chez le sexe le plus faible et le plus délicatement organisé; et ainsi s'explique comment, dès son plus jeune âge, Sévigné s'habitua à reconnaître la supériorité de sa sœur en toutes choses, et eut pour elle en toute occasion cette déférence, je dirai presque cette vénération, qu'il manifeste admirablement dans la lettre où il lui exprime ses dernières volontés [590]. Les premières opinions, les premiers jugements formés par la raison ont sur certaines natures une influence indélébile.
Nous venons d'apprendre par madame de Sévigné qu'elle avait conservé les lettres de sa fille depuis son enfance, et que celle-ci avait dix ans quand elle écrivit la lettre où elle racontait à sa mère l'accident arrivé à madame Amelot. Ceci nous reporte à l'année 1656. C'est donc lorsque, à la fin de septembre de l'année 1654, madame de Sévigné se rendit à sa terre des Rochers, qu'elle fit une première fois cette navigation d'Orléans à Nantes, où elle mit alors sa fille au couvent des sœurs Sainte-Marie, de cette dernière ville. Ce fut dans les années 1654 à 1657 que madame de Sévigné fut le plus préoccupée de son cousin Bussy [591]. Cependant, avant la fin de 1656, elle avait retiré sa fille du couvent; et, dans le mois d'octobre de cette même année, elle l'emmena avec elle à Bourbilly et à Monjeu, où elle vit Bussy et Jeannin de Castille [592]. Après un séjour de quelques semaines, elle retourna à Paris; et au commencement de l'année 1657, accompagnée de ses deux enfants, elle vit pour la première fois, chez leur oncle, l'abbé Arnauld, qui dans ses Mémoires a exprimé l'admiration que lui fit éprouver la beauté de la mère, de la fille et du fils [593].
Les attraits de mademoiselle de Sévigné se développèrent rapidement et excitèrent la verve des poëtes. Elle avait à peine treize ans lorsqu'elle commença à inspirer heureusement la muse badine de Saint-Pavin [594]; elle en avait dix-sept quand Ménage lui adressa un madrigal en italien, qui fut imprimé dans la cinquième édition de ses poésies [595]; elle était âgée d'environ dix-neuf ans lorsque la Fontaine lui dédia en vers gracieux sa fable du Lyon amoureux [596], publiée deux ans après dans le recueil du fabuliste: cet hommage dut donner à sa beauté une renommée populaire. Mais ce qui acquit très-vite à mademoiselle de Sévigné une célébrité qui faillit ternir pour toujours sa réputation, fut son apparition dans les ballets du roi. On crut alors qu'elle était devenue l'objet des préférences de Louis XIV. C'est dans sa seizième année qu'elle fut produite, en 1663, aux dangereux regards du monarque [597]. On l'admira dans le ballet où le roi était déguisé en berger, et toutes les beautés de la cour y figuraient, ainsi qu'elle, en bergères. Elle reparut, l'année suivante, en Amour déguisé en nymphe maritime; et elle avait dix-huit ans quand elle joua le rôle d'Omphale, dans le ballet de la Naissance de Vénus [598]. La lettre qu'elle écrivit à l'abbé le Tellier, que nous avons fait connaître, prouve qu'à vingt et un ans elle liait librement des correspondances avec les beaux esprits du temps [599].
Enfin, lorsque Françoise-Marguerite de Sévigné épousa François-Adhémar, comte de Grignan, le 29 janvier 1668, elle avait vingt-deux ans et quatre mois, ce qui réduit à moins de quinze années la différence d'âge qui existait entre elle et le comte de Grignan. Le mariage se fit à l'église de Saint-Nicolas des Champs, paroisse où habitait madame de Sévigné; et, le jour même, les deux époux allèrent coucher à Livry [600].
Après ces rectifications essentielles sur la fille, revenons à la mère, à Marie de Rabutin-Chantal. A l'âge de dix-huit ans elle quitta les ombrages de l'abbaye de Livry, où s'était terminée son éducation; et elle entra dans le monde pour se marier, et elle se maria [601]. Le séduisant et jovial marquis de Sévigné, gentilhomme breton, présenté par le cardinal de Retz, son parent, est préféré par la jeune héritière de Bourgogne. Le 27 mai 1644, les articles du contrat furent arrêtés par André d'Ormesson et le président Barillon [602], tous deux pères de ceux qui, sous ces mêmes noms, furent par la suite les constants amis de madame de Sévigné. Deux jours après que le contrat eut été rédigé et qu'on parlait de prendre jour pour le signer, Sévigné eut une querelle avec du Chastellet, son compatriote. Sévigné l'arrêta sur le Pont-Neuf, et lui donna des coups de plat d'épée pour quelques propos que celui-ci avait tenus. Un duel s'ensuivit, qui eut lieu au Pré-aux-Clercs [603]. Sévigné reçut une blessure à la cuisse, qui mit sa vie en danger. Du Chastellet était de l'ancienne famille de Hay de Bretagne, qui se vantait d'être sortie, il y a six cents ans, des comtes de Castille. Le père de du Chastellet avait été avocat au parlement de Rennes, et ensuite conseiller d'État [604]: ainsi son fils était de robe, tandis que Sévigné était d'épée. Cela explique l'arrogance de ce dernier; il en fut sévèrement puni. Le père de du Chastellet s'illustra dans les lettres, et son fils, dans toutes les occasions importantes, montra autant de talent et d'esprit que de courage; il devint par la suite un publiciste distingué [605], et nous retrouvons son nom ou celui de son fils, trente et quarante ans après ce duel, sur les listes de ceux qui siégèrent aux états de Bretagne, avec le nom du fils de madame de Sévigné [606]. Près de deux mois et demi se passèrent avant que Henri de Sévigné fût guéri de sa blessure, et son contrat de mariage ne put être signé que le 1er juillet. Il le fut sans témoins. Le lundi soir 1er août, les fiançailles se firent en présence du P. de Gondy, de l'Oratoire; du coadjuteur (Retz), et des évêques d'Alby et de Châlons; de la duchesse de Retz et de plusieurs autres dames. Le mariage fut célébré le jeudi 4 août, à deux heures du matin. Cette heure tardive explique pourquoi l'acte de mariage, qu'on a retrouvé dans le registre de l'ancienne paroisse de Saint-Gervais, n'est signé ni du curé ni du vicaire qui le dressèrent. Ils remirent au lendemain [607] pour compléter leur ouvrage, et, comme il arrive souvent, ce qui avait dû être fait la veille fut oublié le jour d'ensuite.
Les deux conjoints partirent huit à dix jours après pour la Bretagne, se rendirent à leur terre des Rochers, et ne revinrent à Paris qu'en décembre de l'année suivante. Ainsi les souvenirs du séjour de madame de Sévigné aux Rochers se trouvaient liés à l'acte le plus important de sa vie et à cette année qu'elle passa seule avec celui qu'elle aimait, corrigé, pendant quelque temps du moins, de sa brutale insolence et de ses fougueux emportements par la dure leçon qui lui avait été donnée par du Chastellet.
Dès cette époque, on aperçoit dans madame de Sévigné le désir qu'elle manifeste, à l'égard de son cousin Bussy, de son fils et de sa fille, de voir ceux des deux familles auxquelles elle appartenait parvenir à de hautes fonctions et à un rang élevé dans le monde; et comme cette ambition ne put réussir que par sa fille, son amour maternel pour le premier fruit d'une union enfanté dans les délices d'une passion qu'aucune autre ne remplaça fut encore accru par le contentement de l'amour-propre satisfait [608]. Avant de partir pour les Rochers, elle avait prié son ami Olivier d'Ormesson de s'informer si M. de Rogmont voulait vendre sa charge de cornette des chevau-légers; car il ne paraît pas, ainsi qu'on l'a dit, qu'au moment de son mariage Sévigné eût encore été revêtu du grade de maréchal de camp. Des négociations, qui durèrent deux ans, furent entamées pour lui procurer une charge; elles échouèrent, parce que madame de Sévigné ne put obtenir de son tuteur l'abbé de Coulanges et de ses frères de servir de caution à M. de Sévigné. Ces hommes judicieux avaient aperçu les graves défauts de ce jeune éventé, et regrettaient que leur nièce lui eût donné la préférence sur ses rivaux. L'abbé de Coulanges se plaignait hautement de ce que, par tendresse pour la mariée, lui et madame de la Trousse s'étaient engagés, contre leur intention, plus qu'ils n'auraient dû le faire [609].
Madame de Sévigné, privée de sa mère et n'ayant jamais eu de sœur, n'eut auprès d'elle, pour l'assister dans son premier accouchement, que la mère et la femme d'Olivier d'Ormesson, son ami intime, son conseil. L'enfant qui devait bientôt remplir d'amour et de tourments toute l'existence de madame de Sévigné l'occupa faiblement: ce n'était qu'une fille. Mais, seize mois après la naissance de cette fille, une lettre qu'elle écrit à Bussy [610] nous montre l'orgueilleuse mère triomphante d'avoir donné un fils à son mari. Elle était trop entièrement dominée par sa tendresse conjugale pour qu'elle pût encore en reporter une grande part sur ses enfants. Le cœur est exclusif, et sent qu'il affaiblit ses forces en les partageant. Toujours l'amour d'une femme pour son mari faiblit quand le sentiment maternel se développe en elle avec énergie. La raison resserre, il est vrai, les nœuds qui l'unissent au père de ses enfants; mais quand la raison domine il n'y a plus de passion, il n'y a plus d'amour.
D'ailleurs, dans l'intervalle de ses deux accouchements, pendant l'hiver de 1646 à 1647 et dans le cours de cette dernière année, madame de Sévigné fut occupée d'un procès qui la concernait personnellement, ce qui la rapprocha encore plus d'Olivier d'Ormesson et de sa famille. Elle résida donc à Paris avec son mari, et le procès ne les empêcha pas de goûter les plaisirs de la capitale; ils invitaient fréquemment à dîner M. Olivier d'Ormesson, avec leur oncle Renaud de Sévigné, qui arrivait d'Italie.
Dans le journal d'Olivier d'Ormesson, du 27 février 1647, on lit [611]: «Je fus dîner chez M. de Sévigné. Je fus, avec M. et madame de Sévigné, chez M. du Verger pour leur affaire; ils soupèrent ce soir-là au logis, et (nous) fûmes voir après souper, chez M. Novion (le président), le Ballet des Rues de Paris, qui n'est pas grand'chose [612].»
La journée du samedi 2 mars 1647 dut se graver aussi dans la mémoire de madame de Sévigné; car, après avoir été avec d'Ormesson chez ses hommes d'affaires, elle se rendit ensuite avec lui au Palais-Royal pour voir la représentation de la Grande Comédie [613]. Cette grande comédie, dont parle Olivier d'Ormesson, lui parut ennuyeuse, parce qu'il ne connaissait pas l'italien. Elle dut, par une raison contraire, intéresser la jeune élève de Ménage et de Chapelain. C'est le premier opéra italien qui ait été joué en France. Il fait époque dans l'histoire de notre théâtre. Ceux qui le connaissent savent qu'il s'agit ici du Mariage d'Orphée et d'Eurydice [614], pièce pour laquelle Mazarin fit de si grandes dépenses. Transcrivons le récit que fait madame de Motteville de la première représentation de cette pièce. Il peint si bien la cour et les courtisans et l'époque heureuse de la régence d'Anne d'Autriche, il nous initie si parfaitement au temps de la jeunesse de madame de Sévigné, que l'on ne peut, sans l'avoir lu, se faire une idée des souvenirs dont la dame des Rochers aimait à entretenir sa vive imagination durant les journées passées dans sa champêtre solitude [615].
«Sur la fin des jours gras (le 2 mars 1747), le cardinal Mazarin donna un grand régal à la cour, qui fut beau et fortement loué par les adulateurs qui se rencontrent en tout temps. C'était une comédie à machines et en musique à la mode d'Italie, qui fut belle et qui nous parut extraordinaire et royale. Il avait fait venir les musiciens de Rome avec de grands soins, et le machiniste aussi, qui était un homme de grande réputation pour ces sortes de spectacles. Les habits en furent magnifiques, et l'appareil tout de même sorte. Les mondains s'en divertirent, les dévots en murmurèrent; et ceux qui, par un esprit déréglé, blâment tout ce qui se fait ne manquèrent pas, à leur ordinaire, d'empoisonner ces plaisirs, parce qu'ils ne respirent pas l'air sans chagrin et sans rage. Cette comédie ne put être prête que les derniers jours de carnaval; ce qui fut cause que le cardinal Mazarin et le duc d'Orléans pressèrent la reine pour qu'elle se jouât dans le carême; mais elle, qui conservait une volonté pour tout ce qui regardait sa conscience, n'y voulut pas consentir. Elle témoigna même quelque dépit de ce que la comédie, qui se représenta le samedi pour la première fois, ne pût commencer que tard, parce qu'elle voulait faire ses dévotions le dimanche gras, et que, la veille des jours qu'elle voulait communier, elle s'était accoutumée à se retirer de meilleure heure, pour se lever le lendemain plus matin. Elle ne voulut pas perdre ce plaisir, pour obliger celui qui le donnait; mais, ne voulant pas aussi manquer à ce qu'elle croyait être son devoir, elle quitta la comédie à moitié, et se retira pour prier Dieu, pour se coucher et souper à l'heure qu'il convenait, pour ne rien troubler à l'ordre de sa vie. Le cardinal Mazarin en témoigna quelque déplaisir; et quoique ce ne fût qu'une bagatelle qui avait en soi un fondement assez sérieux et assez grand pour obliger la reine à faire plus qu'elle ne fit, c'est-à-dire à ne la point voir du tout, elle fut néanmoins estimée d'avoir agi contre les sentiments de son ministre; et comme il témoigna d'en être fâché, cette petite amertume fut une très-grande douceur pour un grand nombre d'hommes. Les langues et les oreilles inutiles en furent occupées quelques jours, et les plus graves en sentirent des moments de joie qui leur furent délectables.»
Nul doute que madame de Sévigné, lorsqu'elle voyait ce spectacle magique de l'Opéra tel que Louis XIV et les grands artistes d'alors l'avaient créé, ne se ressouvînt souvent de la Grande Comédie et des événements qu'elle précéda presque immédiatement.
Madame de Sévigné, après avoir passé tranquillement les premiers mois de 1648 chez son oncle l'évêque de Châlons, dans sa belle campagne de Ferrières, revint à Paris; et le 11 décembre suivant elle était dans la lanterne «avec d'Ormesson pour entendre plaider un procès, lorsque les députés des enquêtes envahirent la grand'chambre, et demandèrent l'assemblée générale [616].» Puis, le lendemain du repas de famille, le 6 janvier 1649, elle apprit que le roi était parti dans la nuit, que la porte Saint-Honoré était gardée, que le peuple avait forcé le bagage du roi. La guerre civile commença: tous les Sévigné y prirent part, et suivirent le parti de Retz. Le marquis de Sévigné se sépara de sa femme, et suivit le duc de Longueville en Normandie. Renaud de Sévigné se fit battre à Longjumeau; et madame de Sévigné, malgré cet échec, se réjouissait des progrès de la Fronde, en haine du ministre, qui était l'ennemi de Gondi. Son naturel, enclin à la gaieté, la portait à se laisser distraire des inquiétudes et des tourments que lui causait l'absence de son mari par la société et les lettres de Bussy, et surtout par le jovial et spirituel chansonnier que d'Ormesson rencontrait toujours chez elle lorsqu'il y allait. C'était Marigny, fougueux frondeur, qui, non content de rimer des épigrammes et des chansons, joignait l'action aux paroles, et souffletait un membre du parlement (Boislesve) qui l'avait insulté par ses propos [617]. Ce fut alors aussi qu'elle s'occupa le plus de musique, de vers italiens et de littérature, et qu'elle mit à profit, pour son instruction, l'inclination qu'avait pour elle Ménage, jeune encore, quoique déjà célèbre [618]. L'amitié qu'Olivier d'Ormesson avait pour madame de Sévigné et l'influence qu'elle exerçait sur ce magistrat étaient si bien connues qu'à la cour et dans sa propre famille on le soupçonnait, dans le célèbre procès de Fouquet, dont il était rapporteur, de ne se conduire que par les conseils de madame de Sévigné [619].
L'intimité des deux familles de Rabutin, de Coulanges et des d'Ormesson fut entretenue par Olivier après la mort de son père. «Le jour de Pâques (5 avril 1665), dit celui-ci dans ses Mémoires, nous donnâmes, le soir, à souper, suivant l'usage de mon père, à toute la famille; et s'y trouvèrent MM. de Colanges, Sanzé et d'Harouis, mesdames de Sévigné mère et fille.» Le 12 octobre suivant, nous apprenons de ces mêmes Mémoires que «d'Ormesson se rendit à Livry pour voir madame de Sévigné, qui s'était blessée à l'œil [620].» D'Ormesson a bien soin de noter sur son journal que, le mercredi 3 février 1666, madame de Sévigné lui amena Pellisson et mademoiselle de Scudéry, qui lui témoignèrent toute l'estime et l'amitié possibles sur l'histoire du procès de Fouquet; qu'au mois d'août de la même année madame de Sévigné partit pour la Bretagne; et qu'enfin, le 25 août de l'année suivante (1667), «il alla à Livry voir l'abbé de Colanges et madame de Sévigné, où arrivèrent M. d'Andilly et madame Duplessis-Guénégaud [621].»
A la fin de cette même année (1667), le nom de madame de Sévigné fut bien souvent répété dans le monde et dans les journaux scientifiques, non pas à cause d'elle ou de sa famille, mais parce qu'un de ses domestiques, nommé Saint-Amand, était devenu fou furieux; on pratiqua sur lui une opération de thérapeutique alors très-vantée: c'était celle de la transfusion du sang. Ce fut M. de Montmort [622], ami de madame de Sévigné comme de d'Ormesson, qui apprit à ce dernier que, «le 2 décembre (1667), Saint-Amand était retombé dans sa folie pour la troisième fois; qu'on avait tiré tout son sang, et introduit dans ses veines le sang d'un veau; qu'il avait dormi la nuit, ce qu'il n'avait pas fait depuis six semaines, et qu'on espérait un bon succès.» Cette opération de la transfusion du sang était nouvelle en France lorsqu'on la pratiqua sur le domestique de madame de Sévigné. Suivant Mackensie, on l'avait essayée en Angleterre dès l'an 1648 [623]. Robert Lower s'en prétendit l'inventeur, et en 1665 il en fit l'expérience publique à Oxford [624]. Ce moyen curatif fut fort préconisé en Allemagne, et enfin pratiqué en France, pour la première fois, par Denis et Emmerets, en 1666; mais Lamartinière et Perrault attaquèrent Denis et Emmerets pour ces essais trop hardis de l'art médical; et une sentence du Châtelet, rendue le 17 avril 1668, c'est-à-dire moins de quatre mois après l'expérience tentée sur le domestique de madame de Sévigné, défendit de pratiquer la transfusion du sang tant qu'elle n'aurait pas reçu l'approbation de la faculté de médecine de Paris; et cette approbation ne fut jamais donnée [625]. On vient de la tenter de nouveau, au moment où j'écris ceci, en transfusant du sang humain dans les veines d'une femme expirante, et on lui a rendu la vie et la santé [626].
L'année suivante (1668) devait occuper encore plus de place que toutes celles qui l'avaient précédée dans la mémoire de madame de Sévigné. C'était le temps de la première conquête de la Franche-Comté, le temps où elle parut conduisant sa fille, éclatante de jeunesse et de beauté, aux splendides fêtes de Versailles. Madame de Sévigné se rappelait encore les jours heureux passés à Livry, pendant l'été et l'automne de cette même année, dans la société des Coulanges, de tous ses amis, de d'Ormesson et de ses fils. Ce fut à Livry que la vocation de l'un d'eux se décida pour la vie religieuse, et que mademoiselle de Sévigné et sa mère durent être étonnées de voir ce jeune homme, près d'elles, persister dans le désir de se faire génovéfain [627].
Il était nécessaire de rappeler tout ce qui, dans les Mémoires de d'Ormesson, nous révélait des faits ignorés jusqu'ici sur madame de Sévigné et les objets des réminiscences dont elle était principalement préoccupée pendant son séjour aux Rochers durant l'année 1675. Le petit nombre de lettres qui nous restent de sa correspondance pendant la première moitié de sa vie, qui seraient les plus intéressantes à bien connaître, laissent dans sa biographie des lacunes qu'il n'est pas possible de combler, et des incertitudes qu'on ne peut faire disparaître entièrement; mais les Mémoires de d'Ormesson, en nous donnant les moyens de retracer les souvenirs dont elle était préoccupée à l'époque où nous sommes parvenus, nous ont permis d'en diminuer le nombre. Après l'avoir accompagnée dans cette course rétrograde, allons la retrouver en Bretagne, où elle jouit de la société de la princesse de Tarente.