Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (5/6)
M. et madame de Grignan viennent à Paris.—M. de Grignan retourne en Provence.—Madame de Grignan reste avec madame de Sévigné pendant quinze mois.—Correspondance de madame de Sévigné avec Guitaud et avec Bussy.—Bussy obtient la permission de venir à Paris, et vit pendant six mois dans la société de madame de Sévigné et de madame de Grignan.—Ouverture de l'assemblée des communautés de la Provence le 3 novembre.—L'évêque de Toulouse forme opposition à M. de Grignan.—Grignan est soutenu par Guitaud, gouverneur des îles Sainte-Marguerite.—Correspondance de Bussy et de madame de Sévigné.—Détails sur la femme et les enfants de Bussy.—Sur l'aîné de ses fils, Nicolas, marquis de Bussy.—Sur Marie-Thérèse de Bussy, marquise de Montalaire.—Sur Michel-Celse-Roger de Bussy, évêque de Luçon.—Sur Louise de Rouville de Clinchamps, seconde femme du comte de Bussy-Rabutin.—Sur Diane de Rabutin, chanoinesse.—Sur Louise-Françoise de Bussy.—Sur le mariage de celle-ci avec Gilbert de Langheac, marquis de Coligny.—Coligny est tué.—Sa veuve se remarie.—Elle ne prend pas le nom de son nouveau mari, et se fait nommer comtesse de Dalet.—Son fils, le comte de Langheac, meurt sans postérité mâle.
Ce fut dans cette belliqueuse année, et lorsque la France était assiégée par cette multitude d'ennemis que lui avaient faits l'ambition et la despotique arrogance de son monarque, que madame de Sévigné put goûter, plus complétement qu'elle ne l'avait fait depuis longtemps, les douceurs de l'amour maternel et celles de l'amitié. Elle en éprouvait le besoin pour se consoler de l'ennui et de la fatigue qu'entraînent avec eux les plaisirs du monde, les liaisons passagères de la société et les intrigues de la cour.
Elle était enfin parvenue à obtenir un congé pour M. de Grignan [284]; il arriva à Lyon avec sa femme au commencement de février [285] et à Paris vers le 15 du même mois (1674).
Le comte de Grignan retourna au mois de mai suivant en Provence [286], mais madame de Grignan ne se sépara de sa mère qu'un an après: leur commerce de lettres fut donc interrompu pendant quinze mois entiers Dans cet intervalle de temps, madame de Sévigné entretint une correspondance active avec son cousin Bussy, le comte de Guitaud et M. de Grignan. Elle n'eut pas non plus, durant toute cette année et les six premiers mois de l'année suivante, besoin d'écrire à celui qu'elle nommait son bon cardinal. Retz résida pendant tout ce temps à Paris, passant de longues heures avec madame de Sévigné et avec sa fille [287], dont il préférait la société à toutes les autres. De son côté, madame de Sévigné trouvait qu'il était l'homme de France dont la conversation était la plus agréable, l'homme le plus charmant qu'on pût voir; et ce qui contribuait surtout à le lui faire trouver tel, c'est qu'il semblait partager son admiration pour madame de Grignan et sympathiser à ses faiblesses maternelles [288]. Sévigné était à l'armée, mais il venait par intervalle se réunir à sa mère et à sa sœur et jouir avec elles des plaisirs de la cour [289]. Le petit-cousin de Coulanges et Corbinelli le fidèle Achate, l'officieux d'Hacqueville étaient aussi alors à Paris; et Gourville et Guilleragues, et les hommes de lettres qui fréquentaient les hôtels des la Rochefoucauld et des Condé, et toute la brillante jeunesse de ces sociétés montraient d'autant plus d'empressement encore à se rapprocher de madame de Sévigné qu'ils étaient certains de rencontrer toujours près d'elle la belle comtesse de Grignan, la reine de la Provence, si longtemps regrettée, si ardemment attendue.
Il semble que rien ne manquait au bonheur de madame de Sévigné; mais elle était arrivée à un âge ou les joies les plus vives sont amorties par tout ce que l'existence humaine a de triste et de sérieux. Elle n'avait que quarante-huit ans; et aux souhaits que, selon l'usage, sa fille lui exprimait au premier jour de l'an (1674) elle répondit [290]:
«Vous me dites mille douceurs sur le commencement de l'année: rien ne peut me flatter davantage; vous m'êtes toutes choses, et je ne suis appliquée qu'à faire que tout le monde ne voie pas toujours à quel point cela est vrai. J'ai passé le commencement de l'année assez brutalement; je ne vous ai dit qu'un pauvre petit mot; mais comptez, mon enfant, que cette année et toutes celles de ma vie sont à vous: c'est un tissu, c'est une vie tout entière qui vous est dévouée jusqu'au dernier soupir. Vos moralités sont admirables; il est vrai que le temps passe partout, et passe vite. Vous criez après lui, parce qu'il vous emporte quelque chose de votre belle jeunesse; mais il vous en reste beaucoup. Pour moi, je le vois courir avec horreur, et m'apporter en passant l'affreuse vieillesse, les incommodités et enfin la mort. Voilà de quelle couleur sont les réflexions d'une personne de mon âge; priez Dieu, ma fille, qu'il m'en fasse tirer la conclusion que le christianisme nous enseigne.»
Quoique madame de Grignan, pour sa propre tranquillité, blessât souvent le cœur de madame de Sévigné en tâchant de renfermer dans de justes bornes les soins et les inquiétudes maternelles, pour elle gênantes et importunes, cependant il est probable qu'elle ne fît jamais de bien ferventes prières pour la guérir entièrement de cette tendance passionnée et pour la lui faire reporter vers Dieu, comme le christianisme le lui ordonnait; ou si elle fit de telles prières, elles eurent bien peu d'efficacité: nous en avons la preuve dans la seule lettre qui soit restée de madame de Sévigné à sa fille pendant le séjour que celle-ci fit auprès d'elle [291]. Voici quelle fut l'occasion de cette lettre:
Madame de Grignan, aussitôt son arrivée à Paris, devint grosse, fit une fausse couche, et mit au monde au bout de sept mois un enfant qui ne naquit pas viable [292]. Dans les deux derniers mois qui précédèrent cet accouchement, madame de Grignan fut souvent souffrante et langoureuse, et madame de Sévigné, moins que jamais, ne pouvait être disposée à la quitter d'un seul instant. Cependant le Bien bon, qui suivait partout madame de Sévigné, s'en était séparé pour se transporter à Livry, où il se trouvait à la fin de mai avec sa société, composée de plusieurs de ses parents et de ses amis. Madame de Grignan, que le monde et les affaires retenaient à Paris, sachant bien que sa mère ne restait en ville qu'à cause d'elle, la pressait toujours d'aller à Livry, comme elle avait coutume de faire dans la belle saison. Madame de Sévigné s'y détermina, et c'est alors qu'elle écrivit à sa fille [293]:
«Il faut, ma bonne, que je sois persuadée de votre fonds pour moi, puisque je vis encore. C'est une chose bien étrange que la tendresse que j'ai pour vous! Je ne sais si, contre mon dessein, j'en témoigne beaucoup; mais je sais bien que j'en cache encore davantage. Je ne veux pas vous dire l'émotion et la joie que m'ont données votre laquais et votre lettre. J'ai eu même le plaisir de ne point croire que vous fussiez malade; j'ai été assez heureuse pour croire ce que c'était. Il y a longtemps que je l'ai dit: quand vous voulez, vous êtes adorable; rien ne manque à ce que vous faites. J'écris dans le milieu du jardin, comme vous l'avez imaginé; et les rossignols et les petits oiseaux ont reçu avec un grand plaisir, mais sans beaucoup de respect, ce que je leur ai dit de votre part; ils sont situés d'une manière qui leur ôte toute sorte d'humilité. Je fus hier deux heures toute seule avec les hamadryades; je leur parlai de vous; elles me contentèrent beaucoup par leur réponse. Je ne sais si ce pays tout entier est bien content de moi, car enfin, après avoir joui de toutes ses beautés, je n'ai pu m'empêcher de dire:
Mais, quoi que vous ayez, vous n'avez point Caliste;
Et moi je ne vois rien quand je ne la vois pas.
Cela est si vrai que je repars après dîner avec joie. La bienséance n'a nulle part à tout ce que je fais; c'est ce qui est cause que les excès de liberté que vous me donnez me blessent le cœur. Il y a deux ressources dans le mien que vous ne sauriez comprendre. Je vous loue d'avoir gagné vingt pistoles; cette perte a paru légère, étant suivie d'un grand honneur et d'une bonne collation. J'ai fait vos compliments à nos oncles et cousins. Ils vous adorent, et sont ravis de la relation...»
Il est probable que les oncles et les cousins dont parle ici madame de Sévigné sont l'abbé de Coulanges, son frère de Chezière, de Coulanges, sa femme, le comte et la comtesse de Sanzei et madame d'Harouis.
Le principal motif du voyage de M. et de madame de Grignan à Paris avait été d'obtenir, du roi et des ministres, des gardes comme lieutenant général gouverneur et une allocation de fonds pour cette dépense. Mais tout le crédit de madame de Sévigné, de tous les Grignan et du comte de Guitaud échoua contre l'opposition de Forbin d'Oppède, évêque de Toulon, opposition qui fut aussi forte et aussi efficace qu'avait été celle de Forbin-Janson, évêque de Marseille, alors absent [294].
Le comte de Guitaud était plus fortement dévoué aux intérêts de madame de Sévigné depuis le voyage qu'elle avait fait à Bourbilly [295]. Il est dans la vie des époques où l'amitié fait plus de progrès en quelques heures que durant le grand nombre d'années d'une liaison que la communauté des intérêts, les liens de parenté ou les convenances ont prolongée sans la renforcer, sans l'affaiblir et sans la rompre. C'est lorsqu'après des joies inespérées ou des malheurs accablants, une circonstance fortuite ou les loisirs de la solitude forcent des personnes ainsi unies selon le monde à se rapprocher, et déterminent entre elles des explications franches, des confidences intimes, de longs et sympathiques entretiens où le cœur se dénude, où l'âme s'exhale, où rien de nos craintes, de nos projets, de nos espérances, de nos aversions, de nos préférences, de nos qualités, de nos défauts n'y est dissimulé. Alors l'estime se fonde sur le respect qu'inspire la loyauté du caractère; la confiance s'établit, et l'amitié se fortifie par une tendresse mutuelle que l'on sait être capable de dévouement. Tel était l'effet qu'avait produit sur le comte et la comtesse de Guitaud le court séjour de madame de Sévigné. Leur correspondance le prouve [296].
Le comte de Guitaud avait été nommé gouverneur des îles Sainte-Marguerite; il avait donc, comme tel, de l'influence en Provence, et il s'en servait pour soutenir le parti du lieutenant général gouverneur. Non-seulement son amitié pour madame de Sévigné et pour M. de Grignan l'y portaient, mais il y était encore excité par un intérêt personnel. Il était en procès avec un Forbin: il n'en fallait pas tant pour réveiller dans le cœur de madame de Sévigné son antipathie contre les Forbin. Elle les appela toujours les Fourbins [297], et le procès que Forbin avait avec Guitaud et les oppositions de l'évêque de Toulon étaient pour elle de la Fourbinerie [298].
Le comte de Guitaud avait vu les choses plus froidement: il pensait que M. de Grignan devait se borner à demander aux états les cinq mille francs de gratification, et qu'il avait tort d'insister sur l'allocation des gardes d'honneur. Guitaud croyait, par l'abandon de cette somme, prévenir l'opposition de l'évêque de Toulon [299]. Cet évêque avait besoin du comte de Grignan pour une affaire où les Forbin étaient intéressés et qui ressortissait de l'autorité du lieutenant général gouverneur. Mais celui-ci résista; et, dans une lettre du 14 octobre 1674, datée de Grignan, il dit à Guitaud: «L'affaire de mes gardes est une affaire d'honneur; si je la perds, ces messieurs doivent compter que je ne saurai jamais revenir pour eux. Ce n'est pas les cinq mille francs [300] qui me tiennent au cœur, comme vous pouvez croire; car je les rendrai à la province dans le moment, pourvu qu'il paraisse que j'en ai été absolument le maître. Je serai encore ici jusqu'à la Toussaint.»
L'assemblée des communautés de Provence s'ouvrit le 23 novembre (1674) par un discours de l'intendant de Rouillé, comte de Meslay, contenant les éloges ordinaires du roi et de ses victoires. Garidel, l'assesseur, parla ensuite au nom de M. de Grignan; il demanda le don de cinq cent mille francs pour le roi, et qu'il fût pourvu au payement des gardes d'honneur et à une somme de cinq mille francs comme supplément au traitement de dix-huit mille francs fixé, par les délibérations des années précédentes, pour le payement des gardes d'honneur [301].
L'évêque de Toulon (Louis Forbin d'Oppède), procureur-joint pour le clergé, s'opposa au payement des gardes d'honneur et au supplément de cinq mille francs. Il déclara qu'il protestait d'avance contre toute délibération qui interviendrait pour accorder une de ces deux sommes. L'assemblée refusa les gardes d'honneur; elle accorda la somme de cinq mille francs, non comme supplément de traitement, mais à titre de gratification et sans tirer à conséquence pour l'avenir [302].
Quoique le résultat des délibérations de cette assemblée fût loin de satisfaire les prétentions que le comte de Grignan avait manifestées dans sa lettre au comte de Guitaud, cependant il paraît que celui-ci contribua à faciliter la décision de l'autorité en faveur de M. de Grignan, dont l'intendant fit l'éloge dans son discours. Nous apprenons cela par une lettre de madame de Sévigné, écrite pendant la tenue de l'assemblée des communautés et adressée au comte de Guitaud, alors dans le château des îles Sainte-Marguerite: «Parlons des merveilles que vous avez faites en Provence; vous n'avez pensé qu'aux véritables intérêts de M. et de madame de Grignan. J'ai trouvé fort dure et fort opiniâtre la vision de M. de Toulon pour les cinq mille francs à l'assemblée. Je crois que la permission que donne le roi d'opiner sur cette gratification ôtera l'envie de s'y opposer. M. de Pomponne a fait régler aussi le monseigneur qu'on doit dire à M. de Grignan [303] en présence de l'intendant, quand on vient lui rendre compte de l'assemblée; et comme ce règlement donnera sans doute quelque chagrin à M. de Rouillé [304], je crois que M. de Pomponne ne l'enverra qu'à la fin.»
Pendant tout le temps du séjour de madame de Grignan à Paris, la correspondance de Bussy avec madame de Sévigné devint plus active. Bussy reprit ce ton de galanterie aimable et familière qu'avec elle, dans sa jeunesse, il ne quittait jamais, et qu'autorisaient l'étroite parenté qui les unissait et le goût qu'ils avaient l'un pour l'autre. Le séjour que Bussy faisait à Paris lui avait permis de jouir, pendant l'espace de six semaines, de la société de madame de Sévigné et de madame de Grignan. Le souvenir du plaisir que lui avait causé la conversation de la mère et de la fille se manifeste dans ses lettres, malgré les retranchements faits, par les éditeurs, de tous les passages inspirés par une jovialité un peu crue. Scrupule étrange, puisqu'ils ont imprimé sans aucun changement la réponse de madame de Sévigné, qui, bien loin de se fâcher de ces gravelures, répond sur le même ton. Bussy avait entendu dire que sa cousine était tourmentée de vapeurs: il lui écrit que, d'après un habile médecin qu'il a consulté, son mal ne vient que d'un excès de sagesse et de vertu; et il lui conseille, afin de vivre longtemps, de prendre un amant: «Cela vaudra mieux, dit-il, que du vin émétique.» Il ajoute: «Mon conseil, ma chère cousine, ne saurait vous paraître intéressé; car si vous aviez besoin de vous mettre dans les remèdes, étant, comme je suis, à cent lieues de vous, ce ne serait pas moi qui vous en servirait.» Elle lui répond: «Le conseil que vous me donnez n'est pas si estimable qu'il l'aurait été du temps de notre belle jeunesse; peut-être qu'en ce temps-là auriez-vous eu plus de mérite [305].»
L'intérêt se joignait au plaisir que Bussy avait à correspondre avec madame de Sévigné; presque toute sa famille, à Paris, était en quelque sorte sous la direction ou la protection de sa cousine. Bussy jugeait le moment favorable pour la faire agir. De tout temps madame de Sévigné avait été bien avec le prince de Condé: il était au pouvoir de ce prince de faire cesser l'exil de Bussy, et madame de Sévigné avait, pour la seconder dans ses sollicitations, le cardinal de Retz et la belle comtesse de Grignan.
Le 15 octobre 1674, madame de Sévigné avait écrit à Bussy: «J'ai donné à dîner à mon cousin votre fils et à la petite chanoinesse de Rabutin, sa sœur, que j'aime fort. Leur nom touche mon cœur, et leur jeune mérite me réjouit. Je voudrais que le garçon eût une bonne éducation: c'est trop présumer que d'espérer tout du bon naturel [306]. Ce fils (Amé-Nicolas de Bussy-Rabutin) était l'aîné des fils de Bussy, mais du second lit. C'est lui que madame de Sévigné allait voir quand il était écolier au collége de Clermont [307]. Il eut, à son entrée dans le monde, le titre de marquis de Bussy. Le roi lui donna la compagnie de cavalerie dans le régiment de Cibours [308]; ce fut en considération du père que cette faveur fut accordée au fils. Le comte de Bussy avait raison de dire que les offres réitérées de service qu'il faisait au roi à l'entrée de chaque campagne et les lettres qu'il lui écrivait, tant admirées de madame de Sévigné, ne déplaisaient point et lui seraient un jour comptées. Il parut à la cour lorsque les causes qui forçaient le roi à le tenir éloigné eurent disparu. Louis XIV accorda au comte de Bussy une pension de quatre mille francs, une de deux mille francs pour son fils aîné [309], et des bénéfices au cadet. Madame de Sévigné n'avait pas en vain pressenti les défauts d'éducation du jeune Bussy. Quelques années après elle avertit son père que le jeune homme passait dans le monde «pour être trop violent et trop avantageux en paroles.» C'étaient précisément les défauts de son père, qui prit assez mal cet avertissement. Quoique Bussy désirât qu'avec la raison et l'esprit qui le distinguaient son fils améliorât son caractère, il ne lui en voulut pas trop d'avoir mis, comme il le dit, «sur la chaleur des Rabutin une dose de la férocité des Rouville [310].» Malgré ses défauts, le marquis de Bussy fut un brave militaire, qui se concilia la faveur du Dauphin et de ses supérieurs et parcourut sa carrière d'une manière plus brillante que son cousin le baron de Sévigné. Malgré l'excellente éducation que celui-ci avait reçue, malgré son esprit, son savoir, sa bravoure et les puissants amis de sa mère, il fut obligé d'acheter son grade; du vivant de madame de Sévigné, il renonça à l'état militaire sans avoir obtenu aucun avancement; puis, marié et veuf, il termina ses jours dans l'obscurité d'une pieuse solitude [311]. Quand madame de Sévigné, le comte et la comtesse de Bussy eurent disparu du monde, Amable de Bussy, s'abandonnant à tous les défauts de son caractère, força le roi à lui faire subir la même peine qui avait été infligée à son père: il fut exilé dans ses terres, où il mourut [312].
Sa sœur, Marie-Thérèse de Bussy-Rabutin, était filleule de madame de Sévigné; Bussy l'avait fait recevoir chanoinesse au chapitre de Remiremont; elle était pour lui un correspondant très-habile. Six semaines avant le dîner dont parle madame de Sévigné dans sa lettre du 14 octobre, Marie-Thérèse avait écrit de Paris à son père pour lui rendre compte de la sanglante victoire remportée par le prince de Condé à Senef; elle le fit avec une exactitude de détails qu'auraient enviée le plus soigneux gazetier et l'écrivain le plus exercé aux narrations des batailles. Ce fut elle qui annonça à Bussy que Sévigné avait été, dans ce combat, blessé à la tête, et qu'à cause du grand nombre d'officiers et de soldats tués on devait convoquer l'arrière-ban [313]. Marie-Thérèse, en 1677, fut mariée à Louis de Madaillan de Lesparre, seigneur de Montataire, marquis de Lassay. Bussy eut à se louer de son gendre, quoique son caractère parût s'accorder peu avec le sien [314]. Par sa capacité pour les affaires madame de Montataire fut, avant et depuis son mariage, très-utile à sa mère, particulièrement dans l'important procès que celle-ci eut à soutenir contre Gabrielle d'Estrées de Longueval, veuve du maréchal d'Estrées, et Françoise de Longueval, chanoinesse de Remiremont, pour partager des biens de son aïeul maternel [315].
Le jeune frère de madame de Montataire et du marquis de Bussy (Michel Celse-Roger de Rabutin), qui n'était au temps dont nous parlons âgé que de six à sept ans, appartient plutôt au dix-huitième siècle qu'au siècle de Louis XIV. C'est cet homme aimable et spirituel, ami de Voltaire et de Gresset, renommé comme le Dieu de la bonne compagnie (de cette époque!), qui fut académicien sans œuvre et évêque sans piété. Élevé au séminaire, il fut peu connu de madame de Sévigné. Bussy apprend à sa cousine que le roi a donné à ce fils un prieuré de deux mille livres; qu'il a soutenu sa thèse en Sorbonne avec l'approbation générale et qu'il a surtout obtenu le suffrage du P. la Chaise [316]. Ce fut ce fils de Bussy qui, devenu évêque de Luçon, contribua le plus à la publicité des lettres de madame de Sévigné à sa fille [317]: il devait trouver place dans ces Mémoires.
Ces trois enfants de Bussy étaient nés de Louise de Rouville de Clinchamp, sa seconde femme, qu'il avait épousée en 1650. Louise de Rouville était peu goûtée de madame de Sévigné, probablement parce qu'elle montrait peu d'esprit et qu'elle s'occupait uniquement de ses enfants et des intérêts de sa famille [318]. Madame de Sévigné négligeait même de répondre aux lettres qu'elle en recevait, ou n'y répondait qu'indirectement dans les lettres qu'elle adressait à Bussy. Quand une seule fois elle en agit autrement, c'est pour lui témoigner sa surprise d'avoir reçu d'elle, en si bons termes, une invitation de s'arrêter dans son château lorsqu'elle traversait la Bourgogne pour aller en Provence, et c'est avec ce ton d'assurance et de supériorité d'une femme de la cour s'adressant à une provinciale: «Est-ce ainsi que vous écrivez, madame la comtesse? Il y a du Rouville et du Rabutin dans votre style.» La comtesse de Rabutin ménageait beaucoup madame de Sévigné, à cause des bontés qu'elle avait pour son fils aîné et du bien qu'elle en disait alors [319]. Madame de Sévigné a eu le tort de méconnaître le mérite de la comtesse de Bussy: c'était une épouse dévouée, une excellente mère et une femme d'une rare capacité pour les affaires; sollicitant sans cesse pour désarmer les ennemis de son mari, et attentive à exécuter toutes ses volontés [320]; suivant avec persévérance de longs et difficiles procès, et sachant les gagner. Bussy lui rendait justice, et il sait la lui faire rendre par sa cousine. Celle-ci lui avait écrit qu'elle craignait que la comtesse de Bussy ne se tirât mal d'une vente considérable de biens qu'elle avait à faire. Bussy répond:
«La peine que vous avez, ma chère cousine, à croire que madame de Bussy puisse faire vendre le bien de la maréchale d'Estrées, vient de ce que vous croyez que celle-ci a plus d'esprit que l'autre; et, en effet, il en pourrait être quelque chose: elle sait mieux vivre et parler; mais cela ne paye pas les dettes d'une maison, et madame de Bussy sait mieux les affaires, parce qu'elle s'y est plus appliquée [321].»
Nos lecteurs se rappellent qu'outre les trois enfants de Louise de Rouville Bussy avait eu trois filles de sa cousine Gabrielle de Toulongeon [322], qu'il avait épousée le 8 avril 1643 et qu'il perdit quatre ans après [323]. Cette femme jolie, aimable et spirituelle, enlevée au monde à la fleur de l'âge, fut vivement regrettée de son mari et de madame de Sévigné, qui, par cette raison, eut pour ces aînées des enfants de Bussy une préférence que justifièrent leurs aimables qualités. Une de ces trois filles, Charlotte, était morte probablement en bas âge. Il en restait deux, qui, sous tous les rapports, faisaient honneur à la famille des Rabutin. Nous ne dirons rien de la plus âgée, Diane de Rabutin: celle-là, de tous les siens, avait «certes choisi la meilleure part.» Faite pour plaire par son esprit, par l'élégance et la gentillesse de ses manières, elle s'était consacrée à Dieu; elle était cette pieuse religieuse de Sainte-Marie de la Visitation [324] dont madame de Sévigné disait: «Je me hâte de l'aimer beaucoup, afin de n'être pas obligée de trop la respecter [325].» La plus jeune des filles de Bussy issues de Gabrielle de Toulongeon était Louise-Françoise, que nous avons fait connaître à nos lecteurs dans la quatrième partie de ces Mémoires [326]. Par les qualités de son esprit, par l'amabilité de son caractère, c'était, de toutes les filles de Bussy, la plus brillante, celle qui, par les charmes de sa conversation et de son style épistolaire, ressemblait le plus à madame de Sévigné. Elle a une large part dans la correspondance de Bussy avec sa cousine; et c'est afin que tout ce que nous dirons d'elle par la suite soit bien compris des lecteurs que nous nous sommes livré à ces détails sur tous les personnages qui composaient la famille de Bussy. On se rappelle comment Louise-Françoise (qu'on nommait exclusivement mademoiselle de Bussy parce qu'elle était l'aînée de toutes les filles de Bussy, pouvant être mariée) faisait tout l'agrément de la maison paternelle. Une passion funeste, dont nous aurons à considérer les phases sous leur véritable point de vue, lui acquit, à une certaine époque, une courte, mais malheureuse célébrité. Le séducteur qui en fit sa victime, dans un libelle écrit avec l'intention avouée de la diffamer [327] et de la rendre odieuse, a cependant tracé de Louise-Françoise, alors veuve du marquis de Coligny, le portrait suivant: «Madame de Coligny est de la plus belle taille du monde; son air est modeste, doux et majestueux. Rien ne déplaît de ce qu'elle montre, et tout ce qu'elle cache coûte à sa beauté. On la respecte quand on la voit, on l'aime dès qu'on la connaît; et les gens qui ne lui ont pas trouvé l'art de plaire n'avaient pas de quoi sentir qu'elle plaît sans art.»
Nos lecteurs n'ont pas oublié comment le marquis de Coligny, qui s'était présenté pour épouser Louise-Françoise, fut écarté pour faire place aux prétentions du comte de Limoges, qui plut encore moins que Coligny à mademoiselle de Rabutin [328]. Après la mort du jeune comte de Limoges, Coligny, malgré le refus qu'il avait éprouvé, se remit sur les rangs; et Bussy, jugeant qu'il ne fallait pas laisser passer le temps opportun pour marier sa fille (elle avait vingt-huit ans et demi), agréa les propositions du jeune marquis. Madame de Sévigné eut indirectement connaissance de cette intention de Bussy, et elle interrogea son cousin pour savoir ce qui en était; il lui répondit [329]: «L'époux donc, ma cousine, est presque aussi grand que moi; il a plus de trente ans, l'air bon, le visage long, le nez aquilin et le plus grand du monde; le teint un peu plombé, assez de la couleur de celui de Saucourt (chose considérable [330] en un futur). Il a dix mille livres de rentes sur la frontière du comté de la Bresse, dans les terres de Cressia, de Coligny, d'Andelot, de Valfin et de Loysia, desquelles il jouit présentement par la succession de Joachim de Coligny, frère de sa mère. Le comte de Dalet, son père, remarié, comme vous savez, avec mademoiselle d'Estaing, jouit de la terre de Dalet et de celle de Malintras, et après sa mort elles viennent au futur par une donation que son père et sa mère firent, dans leur contrat de mariage, de ces deux terres à leur fils aîné: elles valent encore dix mille livres de rente et plus. Une de ses tantes vient de lui faire donation d'une terre de trois mille livres de rente après sa mort. Son intention est de prendre emploi aussitôt qu'il sera marié. Sa maison de Cressia, qui sera sa demeure, est à deux journées de Chaseu et à trois de Bussy. J'ai donné à ma fille tout le bien de sa mère dès à présent, et je ne la fais pas renoncer à ses droits paternels.»
Ainsi Bussy avait tout arrangé et tout prévu pour le bonheur de sa fille chérie: aussi madame de Sévigné, à qui on demanda, par préférence, son consentement à ce mariage, le donna-t-elle de grand cœur [331]; et à Chaseu, le 5 novembre 1675, fut célébré le mariage du marquis de Coligny de Gilbert de Langheac, comte de Dalet, avec Louise-Françoise de Rabutin, qui devint ainsi la marquise de Coligny [332].
Elle eut un fils dès la première année de son mariage, et les vaniteuses espérances de Bussy, partagées par madame de Sévigné, parurent ainsi se réaliser. Ils étaient tous deux flattés de voir le beau nom des Coligny greffé sur celui des Rabutin. Le petit-fils de Bussy (Marie-Roger) fut d'abord nommé d'Andelot [333]. Joli de figure, aimable et spirituel, il fut un objet de tendresse et d'orgueil pour son grand-père, qui, toujours frivole jusque dans sa vieillesse, dit des vers pour favoriser les premières amours de cet adolescent avec une jeune et jolie fille de la maison de Damas [334]. Avant même que Françoise de Rabutin fût accouchée de d'Andelot [335], Coligny était mort, peu regretté de sa femme, qu'il avait quittée aussitôt après son mariage, pour se rendre à l'armée du maréchal de Schomberg, où il fut tué [336]. Sa veuve hérita de l'usufruit de tous ses biens. Elle aliéna bientôt le beau nom de Coligny, sans vouloir porter celui que lui imposait un second mariage, dont nous aurons à raconter les romanesques circonstances. Elle prit par la suite le nom de son beau-père, avec lequel elle eut un procès, qu'elle gagna, et se fit appeler comtesse de Dalet [337]. Ce fut sous ce nom qu'elle publia les Mémoires de son père, décédé. Son fils, qui avait pris le nom de Coligny-Saligny, le changea pour celui de Langheac, qui était le nom de famille de son grand-père [338]; et comme il n'eut que des filles par son mariage avec Jeanne-Palatine de Dio de Montpeyroux, le nom même de Langheac, qui, quoique moins illustre que celui de Coligny, rappelait une très-ancienne noblesse, disparut de la postérité mâle des Bussy. Ainsi le temps se joue de la présomption de ceux qui s'efforcent d'échapper à son pouvoir [339]!