Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, (5/6)
Malheurs de la Bretagne.—Le duc de Chaulnes veut s'opposer à un envoi de troupes.—Forbin marche sur cette province avec six mille hommes.—Madame de Sévigné s'indigne de la lâcheté de l'assemblée des états.—Le parlement est exilé.—Journal de ce qui s'est passé en Bretagne.—Extrait des lettres de madame de Sévigné.—Révolte.—M. de Chaulnes est insulté.—Se venge par des cruautés.—Madame de Sévigné le désapprouve.—Belle conduite du parlement de Rennes.—Date de son institution.—Tenue des états de Provence.—Contraste entre ceux-ci et ceux de Bretagne.—M. de Chaulnes est détesté.—M. de Grignan est aimé.—On envoie M. de Pommereuil comme intendant en Bretagne.—Suite des affaires de ce pays.—M. de Chaulnes vient à Vitré.—Détails sur les affaires de Bretagne et sur celles des provinces.—Madame de Sévigné va à Vitré pour recevoir le gouverneur.—Inimitiés entre M. de Chaulnes et M. de Coëtquen.—Madame de Sévigné conserve son courage et sa sérénité.—Sa liaison avec la famille Duplessis.—Ridicules de mademoiselle Duplessis.—Correspondance de madame de Sévigné avec ses amis de Paris; avec madame de Vins.—Sévigné est dégoûté de sa charge de guidon; n'obtient pas d'avancement; a peu de goût pour le métier des armes.—Bien différent en cela du jeune Villars et du chevalier de Grignan.—Détails sur ceux-ci.—Madame de Grignan approuve la sévérité de M. de Chaulnes.—Elle est blâmée par sa mère.—Sa correspondance avec madame de Vins.—Madame de Sévigné se crée des occupations et des distractions par les travaux qu'elle entreprend, par ses liaisons avec ses voisins.—D'Hacqueville est l'informateur et l'agent d'affaires de madame de Sévigné et de madame de Grignan.—Liaison de madame de Sévigné avec madame de Pomponne et madame de Vins, sa sœur.—Liaison de madame de Sévigné avec madame de Villars.—Détails sur cette dame et sur le marquis de Villars.—Liaison de madame de Sévigné avec madame de Saint-Céran.—Détails sur cette dame.
Mais toutes les distractions que se donnait madame de Sévigné par ses lectures, par ses entretiens avec la princesse de Tarente ne pouvaient écarter d'elle les inquiétudes et la tristesse que lui causait la Bretagne accablée, ruinée, dévastée par les troupes du roi et devenue un objet d'horreur et de compassion par la révolte, la misère et les supplices.
Quoique madame de Sévigné vît toujours à regret l'établissement de nouveaux impôts en Bretagne, cependant elle trouvait mauvais que les Bretons se fussent révoltés pour ne pas payer. Elle sut grand gré à son ami le duc de Chaulnes de se refuser d'abord à l'introduction des troupes du roi en Bretagne; mais quand elle sut qu'il ne pouvait apaiser la sédition par les troupes municipales et par ses harangues, et qu'on l'avait grossièrement insulté, elle trouve bon que le comte de Forbin eût été envoyé avec six mille hommes à Nantes: elle espérait qu'il suffirait de montrer des uniformes pour apaiser la rébellion et assurer la tranquillité publique.
Quant à Vitré, madame de Sévigné croyait cette ville garantie de toute vexation par la présence de la princesse de Tarente, à laquelle la duchesse de Chaulnes devait venir rendre visite [709]. Mais lorsque madame de Sévigné vit que l'on s'en prenait aux hautes classes de la population, aux membres du parlement irrités par l'oppression, alors elle redevint bonne Bretonne, et elle s'expliqua ouvertement sur la lâcheté de la noblesse des états, qui votaient si facilement d'énormes dons gratuits; elle loua le courage du parlement, qui aima mieux être exilé à Vannes que de laisser bâtir une citadelle dans la ville où il résidait; elle fut offensée que, malgré les réclamations de la princesse de Tarente, appuyée par Madame, sa nièce, on envoyât des troupes à Vitré, où l'on n'avait nulle envie de se révolter; elle s'indigna que le gouverneur songeât plus à se venger qu'à faire bonne justice; enfin elle considéra la Bretagne comme perdue à jamais, et fit entendre à sa fille qu'à l'exemple de quelques personnes qui ont exécuté leurs projets elle songe à abandonner cette province et à n'y plus conserver de séjour. La puissante ironie qui se révèle dons les récits de madame de Sévigné, par le contraste de son ton froidement léger et plaisant avec la gravité des faits qu'elle raconte, nous prouve sa profonde indignation à la vue de telles cruautés.
La gazette a gardé le silence sur ces tristes événements, et ceux qui ont eu recours aux dépêches administratives ont remarqué qu'il existait une lacune à cette époque des affaires de Bretagne [710]; de sorte que le journal tenu par madame de Sévigné dans ses lettres à sa fille est le seul document qui nous en reste. Donnons ce document, et joignons-y au besoin un commentaire qui l'éclaircisse. L'histoire ne perd rien de son importance et de son utilité, parce que dans ces Mémoires nous avons espéré y répandre quelque lueur en la rattachant aux manchettes d'une femme dont la mémoire raconte tout, dont l'esprit apprécie tout, dont l'imagination sait tout colorer.
«9 octobre 1675.
«Le duc de Chaulnes amène quatre mille hommes à Rennes, pour en punir les habitants; l'émotion est grande dans la ville et la haine incroyable dans toute la province contre le gouverneur.»
Et, dans la même lettre, madame de Sévigné montre combien était grand son mécontentement contre le roi en mandant à sa fille les nouvelles les plus désavantageuses sur le gouvernement, qu'elle avait reçues de Paris et d'ailleurs. «On joue des sommes immenses à Versailles; le hoca est défendu à Paris, sur peine de la vie, et on le joue chez le roi; cinq mille pistoles en un matin, ce n'est rien. C'est un coupe-gorge; chassez bien ce jeu de chez vous.» «J'ai mandé à M. de Lavardin l'affaire de M. d'Ambres (celle du monseigneur, auquel les gouverneurs de province, comme le comte de Grignan, les lieutenants généraux étaient astreints, par décision du roi, envers les maréchaux de France [711]). Vous voilà un peu mortifiés, MM. les grands seigneurs! Vous jugez bien que ceux qui décident ont intérêt à soutenir les dignités: il faut suivre les siècles, celui-ci n'est pas pour vous [712].» «Nos pauvres exilés de la Loire ne savent point encore leur crime; ils s'ennuient fort.» Ces exilés étaient Louis de la Trémouille, comte d'Olonne, le marquis de Vassé et Vineuil [713]. Le premier est célèbre par les désordres de sa femme. Madame de Sévigné, qui l'avait vu en passant à Orléans, écrit à sa fille que le comte d'Olonne mariait son frère à mademoiselle de Noirmoutiers, et ajoute malignement: «Je n'eusse jamais cru que d'Olonne eût été propre à se soucier de son nom et de sa famille.» Et en annonçant que mademoiselle de Noirmoutiers s'appellera madame de Royan, elle répète, d'après madame de Grignan: «Vous dites vrai, le nom d'Olonne est trop difficile à purifier [714].» Vassé et Vineuil, déjà plusieurs fois mentionnés dans ces Mémoires, étaient deux hommes aimables, depuis longtemps amis de madame de Sévigné, tous deux connus dans leur jeunesse par leurs succès auprès des femmes. Le marquis de Vassé, compromis par son audace et son impertinence, avait depuis quelques mois rompu son ban, et était venu à Paris pour voir madame de Sévigné [715]: probablement son exil avait une toute autre cause que la politique. La continuation de l'exil de Vineuil, que madame de Sévigné avait vu en passant à Saumur [716], l'affligeait plus que l'exil de Vassé et de d'Olonne. Confident de Condé, Vineuil avait été l'ami de Turenne et écrivait la vie de ce héros; son ardeur pour les plaisirs l'avait condamné à une vieillesse précoce, et il était devenu dévot; mais il n'en était pas moins resté un homme aimable et spirituel. Sa conversation plaisait à madame de Sévigné [717]. Avec lui, plus encore qu'avec la princesse de Tarente, elle aimait à remonter vers son passé.
Mais continuons le journal des désastres de la Bretagne.
«13 octobre 1675.
«M. de Chaulnes est à Rennes avec beaucoup de troupes; il a mandé que, si on en sortait, si l'on faisait le moindre bruit, il ôterait pour dix ans le parlement de cette ville. Cette crainte fait tout souffrir [718].»
L'institution du parlement de Bretagne n'était pas très-ancienne; elle fut précédée en 1492 par le tribunal des grands jours, espèce de juridiction présidiale dont on pouvait appeler au parlement de Paris. Le tribunal des grands jours fut transformé en parlement par l'édit de Henri II, au mois de mars 1553. Selon cet édit, ce parlement devait être composé de quatre présidents et de trente-deux conseillers, tous choisis par le roi; mais seize des conseillers devaient être originaires de Bretagne; les autres conseillers et présidents pouvaient être choisis dans les autres pays de l'obéissance du roi. Le parlement, d'après cette institution, devait se tenir en deux sessions de trois mois chacune, la première à Rennes, la seconde à Nantes. Cette cour fut fixée à Rennes par un édit de Charles IX, en 1560.
La famille des Sévigné avait des parents dans le parlement et dans l'administration. Dans la marine on comptait deux Sévigné, qui tous deux commandèrent des vaisseaux et dont l'un était le filleul bien-aimé de madame de Sévigné: ce fut par elle et par l'appui de M. de Grignan qu'il obtint un commandement. Enfin la terre de Sévigné était près de Rennes: ainsi les intérêts de madame de Sévigné, ses liaisons de parenté, ses affections particulières, tout la portait à prendre parti pour le parlement et la ville contre son ami le gouverneur, qui poussait alors le ministre à des mesures de rigueur. Dès le 15 juin (1675) et aussitôt après la seconde émeute qui eut lieu à Rennes, de Chaulnes avait écrit à Colbert. A tort ou à raison, il accusait le parlement d'avoir conduit la révolte. Il disait que, malgré le calme apparent, les procureurs, les conseillers et jusqu'aux présidents à mortier conseillaient au peuple de ne pas quitter les armes, et de venir demander au parlement la révocation des édits et particulièrement de celui sur le papier timbré [719]. Ce fut ainsi qu'il obtint d'avance la tenue des états et de leurs assemblées dans la ville qu'il lui plairait de choisir. Il exila le parlement à Vannes, et il traita la malheureuse Bretagne avec une barbarie que les lettres de madame de Sévigné et la correspondance administrative nous font douloureusement connaître [720].
«16 octobre 1675.
«M. de Chaulnes est à Rennes avec les Forbin et les Vins et quatre mille hommes; on croit qu'il y aura bien de la penderie. M. de Chaulnes a été reçu comme le roi; mais comme c'est la crainte qui a fait changer leur langage, M. de Chaulnes n'oublie pas toutes les injures qu'on lui a dites, dont la plus douce et la plus familière était gros cochon, sans compter les pierres dans sa maison et dans son jardin et des menaces dont Dieu seul a empêché l'exécution. C'est cela qu'on va punir [721].»
«20 octobre 1675.
«M. de Chaulnes est à Rennes avec quatre mille hommes; il a transféré le parlement à Vannes; c'est une désolation terrible. La ruine de Rennes emporte celle de la province [722].»
«27 octobre 1675.
«Cette province a grand tort, mais elle est rudement punie, et au point de ne s'en remettre jamais. Il y a cinq mille hommes à Rennes, dont plus de la moitié y passeront l'hiver. On a pris à l'aventure vingt-cinq ou trente hommes, que l'on va pendre. On a transféré le parlement: c'est le dernier coup, car Rennes sans cela ne vaut pas Vitré [723].»
«30 octobre 1675.
«Voulez-vous savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes, car il en est venu encore de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois; et si on ne trouve point cette somme dans les vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir sur peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré. Il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville, comme ceux de Josserau (gentilhomme de Provence, de la maison de Pontiver, qui avait assassiné son maître à Aix). Il (le violon) dit en mourant que c'étaient les fermiers du papier timbré qui lui avaient donné vingt-cinq écus pour commencer la sédition; et jamais on n'a pu en tirer autre chose. On a pris soixante bourgeois; on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernants, de ne leur point dire d'injures et de ne point jeter de pierres dans leur jardin.
«Tous les villages contribuent pour nourrir les troupes, et l'on sauve son pain en sauvant ses denrées. Autrefois on les vendait, et l'on avait de l'argent; mais ce n'est plus la mode, tout cela est changé. M. de Molac est retourné à Nantes; M. de Lavardin vient à Rennes [724].»
«3 novembre 1675.
«M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes; les rigueurs s'adoucissent; à force d'avoir pendu, on ne pendra plus; il ne reste que deux mille hommes à Rennes [725]. Je crois que Forbin et Vins s'en vont par Nantes; Molac y est retourné. C'est M. de Pomponne qui a protégé le malheureux dont je vous ai parlé; si vous m'envoyez le roman de votre premier président, je vous enverrai en récompense l'histoire lamentable du violon qui fut roué à Rennes.»
«Ce que vous dites de M. de Chaulnes est admirable. Il s'est hier roué vif un homme à Rennes (c'est le dixième), qui confessa d'avoir eu dessein de tuer ce gouverneur: pour celui-là, il méritait bien la mort. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu'on bâtit une citadelle à Rennes; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu'on ne voulait, car tout se tournerait en négociation; mais on aime mieux les maux que les remèdes [726].»
L'opinion que manifeste madame de Sévigné sur le généreux dévouement du parlement, qui aime mieux souffrir que de trahir par un lâche compromis les intérêts de la province [727], prouve bien que c'est pour faire ressortir plus fortement la cruauté de M. de Chaulnes qu'elle vient de rapporter si froidement le supplice de ces deux roués, en insinuant qu'il y en avait peut-être neuf qui ne méritaient pas la mort; et ce qu'elle ajoute après, en écrivant à sa fille avec une amère ironie, nous fait pénétrer plus avant dans le secret de ses véritables sentiments.
«Vous me parlez bien plaisamment de nos misères. Nous ne sommes plus si roués; un en huit jours seulement, pour entretenir la justice. Il est vrai que la penderie me paraît maintenant un rafraîchissement; j'ai une tout autre idée de la justice depuis que je suis dans ce pays: vos galériens me paraissent une société d'honnêtes gens qui se sont retirés du monde pour mener une vie douce. Nous vous en avons bien envoyé par centaines. Ceux qui sont demeurés sont plus malheureux que ceux-là [728].»
Quand madame de Sévigné exprimait de tels sentiments, ce n'est pas qu'elle fût brouillée avec le duc de Chaulnes; au contraire, la duchesse n'avait pas manqué de venir lui rendre visite ainsi qu'à la princesse de Tarente. Elle avait cherché à excuser auprès d'elles les cruautés de son mari par la nécessité de réprimer l'insurrection par la terreur. Les terres des Rochers, de Bodegat et de Sévigné et la ville de Vitré, où était la princesse, avaient été exemptes de payer les contributions imposées sur toute la province. Nonobstant cette faveur, madame de Sévigné ressentait si vivement les blessures faites aux droits et aux libertés de la Bretagne, qu'à l'exemple de quelques-uns de ses amis, elle semble persister dans le projet qu'elle avait conçu d'abandonner pour toujours cette province, et de transporter ailleurs son principal domicile [729].
L'arbitraire et la cruauté ne faisaient qu'accroître le mal. Les prisons s'emplissaient, les supplices se multipliaient; et, sous la mauvaise administration financière du trésorier général et du parlement, les impôts, qui avaient enfanté la révolte, ne s'établissaient pas régulièrement. Plus d'agriculture, plus de commerce; l'argent avait disparu, et l'on ne trafiquait plus que par échanges. D'Harouis ne pouvait par son crédit trouver les trois millions que les états avaient votés pour le roi, avec les gratifications ordinaires au gouverneur, au lieutenant général et aux présidents des états, puisqu'il ne pouvait même faire face aux engagements contractés pour satisfaire aux besoins les plus urgents de la province. Alors Colbert appliqua à la Bretagne la mesure que Richelieu avait prise pour les autres provinces de France. On sait que, pour restreindre le pouvoir des gouverneurs et l'influence des parlements, Richelieu avait créé des intendants chargés de la répartition, de la levée des impôts et de statuer sur tout ce qui était du ressort de l'administration civile. Nulle institution n'avait plus contribué à consolider le pouvoir royal en centralisant le gouvernement et en donnant la faculté d'établir une législation uniforme, assujettie à des règles constantes.
Mais Richelieu, malgré l'énergie de son despotisme, n'avait pas osé appliquer cette mesure à la Bretagne, dont les droits, lors de la réunion de ce duché à la couronne de France, avaient été si solennellement reconnus au mariage d'Anne, duchesse de Bretagne, en décembre 1491, avec Charles VIII, et, en janvier 1499, avec Louis XII. Cette puissante considération n'arrêta point Colbert; il se décida à donner un intendant à la Bretagne, mais se garda bien de supprimer le gouverneur et d'ôter à de Chaulnes cette belle charge: c'eût été affaiblir dans la province l'autorité du roi, donner plus d'espoir aux mécontents et rendre impossible l'administration de l'intendant. Il prescrivit au gouverneur d'abandonner, jusqu'au parfait établissement des impôts, l'exercice de tous ses pouvoirs. Afin que l'intendant pût exercer les siens avec une sorte de légalité, Colbert ne donna pas à cet administrateur le titre d'intendant, mais celui de commissaire du roi, et pour cette grande innovation il choisit un homme capable: il prit Pommereuil [730]. «Pommereuil, dit Saint-Simon, est le premier intendant qu'on ait hasardé d'envoyer en Bretagne et qui trouva moyen d'y apprivoiser la province... C'était celui des conseillers d'État qui avait le plus d'esprit et de capacité; d'ailleurs grand travailleur, bon homme et honnête homme, ferme, transcendant, qui avait et méritait des amis [731].» Madame de Sévigné était de ce nombre, et fut très-satisfaite du choix qu'on avait fait de lui; elle eut connaissance du grand pouvoir qu'on lui avait confié et des instructions qui avaient été données à M. de Chaulnes.
Elle continue son journal:
«11 décembre 1675.
«Venons aux malheurs de cette province: tout y est plein de gens de guerre; il y en aura à Vitré, malgré la princesse. Monsieur l'appelle sa bonne, sa chère tante; je ne trouve pas qu'elle en soit mieux traitée. Il en passe beaucoup par la Guerche, qui est au marquis de Villeroy, et il s'en écarte qui vont chez les paysans, les volent et les dépouillent. C'est une étrange douleur en Bretagne que d'éprouver cette sorte d'affliction, à quoi ils ne sont pas accoutumés. Notre gouverneur a une amnistie générale; il la donne d'une main, et de l'autre huit mille hommes qu'il commande comme vous: ils ont leurs ordres. M. de Pommereuil vient; nous l'attendons tous les jours: il a l'inspection de cette petite armée, et il pourra bientôt se vanter d'y joindre un assez beau gouvernement. C'est le plus honnête homme et le plus bel esprit de la robe; il est fort de mes amis; mais je doute qu'il soit aussi bon à l'user que votre intendant (de Rouillé), que vous avez si bien apprivoisé [732].»
Et onze jours après, madame de Sévigné écrit encore [733]:
«A Vitré, samedi pour dimanche 22 décembre 1675.
«Je suis venue ici, ma fille, pour voir madame de Chaulnes et la petite personne, et M. de Rohan, qui s'en vont à Paris. Madame de Chaulnes m'a écrit pour me prier de lui venir dire adieu ici. Elle devait venir dès hier; et l'excuse qu'elle donne, c'est qu'elle craignait d'être volée par les troupes qui sont sur les chemins: c'est aussi que M. de Rohan l'avait priée d'attendre à aujourd'hui; et cependant chair et poisson se perdent, car dès jeudi on l'attendait. Je trouve cela un peu familier, après avoir mandé positivement qu'elle viendrait. Madame la princesse de Tarente ne trouve pas ce procédé de bon goût, elle a raison; mais il faut excuser les gens qui ont perdu la tramontane: c'est dommage que vous n'éprouviez la centième partie de ce qu'ils ont souffert ici depuis un mois. Il est arrivé dix mille hommes dans la province, dont ils ont été aussi peu avertis, et sur lesquels ils ont autant de pouvoir que vous; ils ne sont en état de faire ni bien ni mal à personne. M. de Pommereuil est à Rennes avec eux tous; il est regardé comme un dieu: non pas que tous les logements ne soient réglés dès Paris, mais il punit et empêche le désordre: c'est beaucoup. Madame de Rohan et madame de Coëtquen ont été fort soulagées. Madame la princesse de Tarente espère que Monsieur et Madame la feront soulager aussi: c'est une grande justice, puisqu'elle n'a au monde que cette terre, et qu'il est fâcheux, en sa présence, de voir ruiner ses habitants. Nous nous sauverons si la princesse se sauve.»
Le refroidissement qu'éprouvait madame de Sévigné pour madame la duchesse de Chaulnes était bien naturel après les actes de tyrannie et de cruauté du duc son mari; mais ce sentiment était injuste à l'égard de la duchesse, qui n'exerçait aucune influence sur les résolutions du gouverneur, et qui était pour madame de Sévigné «une bonne, solide et vigilante amie [734].»
Quoique l'assemblée des états eût voté, sous l'influence de la terreur exercée par le duc de Chaulnes, toutes les sommes que ce gouverneur avait exigées d'eux au nom du roi [735], cependant elle avait osé représenter que l'introduction des troupes en Bretagne était contraire aux contrats faits entre le roi et la province; et elle réclama aussi le rétablissement du parlement à Rennes. Il ne fut fait droit à aucune de ces légitimes réclamations. Ce ne fut que douze ans après, en septembre 1689 et lorsque le duc de Chaulnes quitta la Bretagne pour se rendre à Rome comme ambassadeur du roi, que Rennes redevint de fait la capitale de la province. Le parlement fut rétabli dans cette ville, et on y tint, la même année, l'assemblée des états.
Presque en même temps que se terminait à Dinan la tenue des états de Bretagne en 1675, finissait aussi, à Lambesc, celle de l'assemblée générale des communautés de Provence. Cette assemblée avait offert un spectacle bien différent de l'autre [736]; et, sous la sage administration du comte de Grignan et de l'intendant Rouillé, le pays prospérait, les populations étaient calmes. Les villes, et surtout celle de Marseille, florissaient par les progrès toujours croissants du commerce et de l'industrie; les campagnes se plaignaient vivement de l'énormité des impôts, du passage et du séjour des gens de guerre; mais elles n'avaient nulle envie de se révolter, et manifestaient avec soumission leurs sujets de mécontentement. L'assemblée réclamait, comme tous les ans, l'exécution franche de l'édit du mois d'août 1661, qui, en augmentant la taxe sur le sel, avait promis de décharger la province des dons gratuits [737]; et elle n'en votait pas moins sans difficulté la totalité de la somme (500,000 livres) qui lui était demandée par le gouverneur pour le don gratuit. Toujours arguant la teneur de l'édit de 1630, elle refusait d'imposer à la province une nouvelle surcharge pour l'entretènement des troupes du gouverneur [738]; mais elle accordait la gratification de cinq mille livres au comte de Grignan, en considération «de tant de bons offices qu'il a rendus et qu'il rend encore à la province [739].» Le comte de Grignan n'éprouvait plus d'opposition dans l'assemblée ni dans le pays: Forbin-Janson, ambassadeur auprès de Sobiesky, n'avait plus à s'occuper des affaires de la Provence; Louis de Forbin d'Oppède, évêque de Toulon, était mort le 29 avril 1675; ainsi le puissant parti des Forbin ne formait plus d'obstacles aux ambitions de la maison de Grignan. Le clergé avait nommé pour procureur-joint aux états messire Jean de Gaillard, évêque d'Apt [740], qui n'avait aucune influence en cour, aucun intérêt à se déclarer l'antagoniste du gouverneur pour se rendre populaire dans son petit et antique évêché, auquel on ne disputait rien et qui n'avait tien à disputer à personne. D'un autre côté, le comte de Grignan vivait en parfaite intelligence avec l'intendant M. de Rouillé, dont la justice selon l'aveu même de madame de Grignan, était la passion dominante [741]. De Rouillé, qui présida l'assemblée des états, dans le discours d'ouverture qu'il prononça, fit l'éloge du comte de Grignan, «qui, dit-il, outre la bonté de son naturel, jointe aux grands engagements qu'il a depuis longtemps dans cette province, n'épargne ni ses soins ni son crédit pour procurer des avantages aux habitants et pour conserver leurs intérêts.» La réponse à ce discours, par le vicaire général du cardinal Grimaldi, au nom de l'archevêque d'Aix, premier procureur-né du pays, renchérit encore sur les louanges que M. de Rouillé avait faites du comte de Grignan [742].
Madame de Sévigné savait que les mêmes rigueurs qu'on exerçait sur la Bretagne avaient lieu, par les mêmes motifs, en Gascogne, en Guienne et en Languedoc [743], et c'était pour elle un grand sujet de consolation qu'il en fût tout autrement pour la Provence. Elle jouissait du contraste qui existait entre la réputation de son gendre et celle de M. le duc de Chaulnes.
Mais ce que M. et madame de Grignan ignoraient, c'est que la faveur accordée au lieutenant général gouverneur de Provence et le rejet des propositions et des dénonciations de la faction des Forbin dans le conseil du roi étaient dus à l'appui de M. de Pomponne, vivement sollicité par sa belle-sœur madame de Vins et par d'Hacqueville, en l'absence de madame de Sévigné. De Pomponne et madame de Vins ne voulaient pas se faire des ennemis des Colbert et des autres puissants amis des Forbin, surtout de l'évêque de Marseille, ambassadeur auprès de Sobiesky, également bien accrédité en France et en Pologne. Ils désiraient que les services qu'ils avaient rendus aux Grignan fussent ignorés d'eux. Mais d'Hacqueville, l'empressé d'Hacqueville ne pouvait taire une si bonne nouvelle à madame de Sévigné; et madame de Sévigné pouvait-elle avoir un secret sans le confier à sa fille? Elle lui envoya donc la lettre de d'Hacqueville: «Voilà, écrit-elle, une lettre de d'Hacqueville qui vous apprendra l'agréable succès de nos affaires de Provence: il surpasse de beaucoup mes espérances... Voilà donc cette grande épine hors du pied; voilà cette caverne de larrons détruite; voilà l'ombre de M. de Marseille conjurée; voilà le crédit de la cabale évanoui; voilà l'insolence terrassée: j'en dirais jusqu'à demain. Mais, au nom de Dieu, soyez modestes dans vos victoires; voyez ce que dit le bon d'Hacqueville: la politique et la générosité vous y obligent. Vous verrez aussi comme je trahis son secret pour vous par le plaisir de vous faire voir le dessous de cartes qu'il a dessein de vous cacher à vous-mêmes [744].»
«Je comprends avec plaisir, dit-elle à sa fille, la considération de M. de Grignan dans la Provence après ce que j'ai vu. C'est un agrément que vous ne sentez plus; vous êtes trop accoutumés d'être honorés et aimés dans une province où l'on commande. Si vous voyiez l'horreur, la détestation, la haine qu'on a ici pour le gouverneur, vous sentiriez bien plus que vous ne faites la douceur d'être aimés et honorés partout. Quels affronts! quelles injures! quelles menaces! quels reproches! avec de bonnes pierres qui volaient autour d'eux. Je ne crois pas que M. de Grignan voulût de cette place à de telles conditions; son étoile est bien contraire à celle-là [745].»
Mais madame de Grignan, dont les sympathies n'étaient nullement populaires, jugeait différemment de sa mère; et, comme femme d'un gouverneur à qui elle aurait voulu voir surmonter les résistances par la force, elle approuvait assez la sévérité du duc de Chaulnes. Madame de Sévigné réprime ce sentiment avec un ton d'autorité qui ne lui est pas ordinaire quand elle écrit à sa fille: «Vous jugez superficiellement, lui dit-elle, de celui qui gouverne cette province; non, vous ne feriez point comme il a fait, et le service du roi ne le voudrait pas [746].»
Cependant celui qui gouverne cette province, le duc de Chaulnes, l'ami de madame de Sévigné, était loin d'être alors en disgrâce; au contraire, sa cruelle énergie envers les Bretons récalcitrants avait encore accru la faveur dont il jouissait avant la révolte. C'est ce que prouve le récit que fait madame de Sévigné de la suite qu'eut la dénonciation faite contre le duc de Chaulnes par le marquis de Coëtquen, gouverneur de Saint-Malo. Madame de Sévigné n'aimait ni Coëtquen ni sa femme, parce que celle-ci, coquette dépravée, avait trahi l'amour et la confiance de Turenne et livré ses secrets au chevalier de Lorraine [747], et que le mari avait dénoncé le premier les désordres d'Harouis à l'époque où ce financier jouissait encore de l'estime générale et de la confiance des états [748].
«Voici l'histoire de notre province [749]. On vous a mandé comme était Coëtquen avec M. de Chaulnes; il était avec lui ouvertement aux épées et aux couteaux; il avait présenté au roi des mémoires contre la conduite de M. de Chaulnes depuis qu'il est gouverneur de cette province. M. de Coëtquen revient de la cour pour se rendre à son gouvernement (de Saint-Malo) par ordre du roi. Il arrive à Rennes, va voir M. de Pommereuil, et passe depuis huit heures du matin jusqu'à neuf heures du soir sans aller chez M. de Chaulnes; il n'avait pas même dessein d'y aller, comme il le dit à M. de Coëtlogon, et se faisait un honneur de braver M. de Chaulnes dans sa ville capitale. A neuf heures du soir, comme il était à son hôtellerie et n'avait qu'à se coucher, il entend arriver un carrosse, et voit monter dans sa chambre un homme avec un bâton d'exempt: c'était le capitaine des gardes de M. de Chaulnes, qui le pria de la part de son maître de venir jusqu'à l'évêché: c'est où demeure M. de Chaulnes. M. de Coëtquen descend, et voit vingt-quatre gardes autour du carrosse, qui le mènent sans bruit et en fort bon ordre à l'évêché. Il entre dans l'antichambre de M. de Chaulnes, et y demeure un demi-quart d'heure avec des gens qui avaient l'ordre de l'y arrêter. M. de Chaulnes paraît enfin, et lui dit: «Monsieur, je vous ai envoyé quérir pour vous ordonner de faire payer les francs fiefs dans votre gouvernement. Je sais, ajouta-t-il, ce que vous avez dit au roi; mais il le fallait prouver.» Et tout de suite il lui tourna le dos et rentra dans son cabinet. Le Coëtquen demeura fort déconcerté, et, tout enragé, regagna son hôtellerie.»
Madame de Sévigné trouva dans l'énergie de son caractère des moyens de ne pas se laisser abattre par la tristesse durant les malheurs qui affligeaient sa province et qui rejaillissaient sur tous les habitants, même sur ceux qui, comme elle, étaient entourés de plus de protections et d'appuis: «Il faut regarder, disait-elle à madame de Grignan, la volonté de Dieu bien fixement pour envisager sans désespoir tout ce que je vois [750].» Elle sut se créer des distractions; mais ses principaux soulagements furent dus sans doute à sa fille et à son fils, dont l'une par ses lettres et l'autre par ses assiduités, ses soins, sa tendresse, ses lectures, ses confidences, ses promesses de réforme étaient pour elle un sujet de joie et de bonheur. Madame de Sévigné trouva encore de douces consolations dans ses entretiens avec la duchesse de Tarente, si bien d'accord avec elle pour critiquer et blâmer tout ce qui se faisait alors, et qui, comme elle, cherchait à combattre la pénible impression du présent par le souvenir du passé. Les soins donnés par madame de Sévigné aux travaux de sa terre des Rochers et sa nombreuse correspondance remplissaient sans aucun vide toutes les heures de sa journée: assujetties à une distribution uniforme, ses occupations étaient réglées de manière à suffire à toutes. Dans le commencement de son séjour aux Rochers, sa santé était excellente; mais vers la fin elle s'altéra, et c'est alors qu'elle montra le plus de courage et de véritable philosophie. Le 27 octobre, elle écrit à madame de Grignan:
«Les malheurs de cette province retardent toutes les affaires et achèvent de nous ruiner. Je fus coucher à ma tour (à sa maison de Vitré). Dès huit heures du matin, ces deux bonnes princesse et duchesse (la princesse de Tarente et la duchesse de Chaulnes) étaient à mon lever... Je fus ravie de revenir ici: je fais une allée nouvelle qui m'occupe; je paye mes ouvriers en blé, et ne trouve rien de solide que de s'amuser et de se détourner de la triste méditation de nos misères. Ces soirées dont vous êtes en peine, ma fille, je les passe sans ennui; j'ai quasi toujours à écrire, ou bien je lis, et insensiblement je trouve minuit. L'abbé (de Coulanges, son tuteur) me quitte à dix, et les deux heures que je suis seule ne me font point mourir non plus que les autres. Pour le jour, je suis en affaires avec l'abbé, ou je suis avec mes chers ouvriers, ou je travaille à mon très-commode ouvrage. Enfin, mon enfant, la vie passe si vite, et par conséquent nous approchons sitôt de notre fin que je ne sais comme on peut si profondément se désespérer des affaires de ce monde. On a le temps ici de faire des réflexions; c'est ma faute si mes bois ne m'en inspirent pas l'envie. Je me porte toujours très-bien; tous mes gens vous obéissent admirablement; ils ont des soins ridicules de moi; ils viennent me trouver le soir, armés de toutes pièces, et c'est contre un écureuil qu'ils veulent tirer l'épée [751].»
Ce n'était pas seulement la princesse et la duchesse qui faisaient diversion à la solitude des Rochers; madame de Sévigné avait encore, dans un château voisin du sien, une famille d'une noblesse obscure, mais très-ancienne, qu'elle honorait de son amitié et qui se trouvait heureuse de lui plaire. Cette liaison datait du commencement du séjour de madame de Sévigné aux Rochers [752]; elle était devenue très-intime, puisque, malgré sa répugnance à sortir de chez elle, madame de Sévigné allait quelquefois dîner au château d'Argentré [753], et que du Plessis, le maître de ce château, se rendait quelquefois aux Rochers avec toute sa famille, et y était invité dans toutes les occasions solennelles. C'est ainsi qu'il s'y trouvait le 15 décembre, le jour où l'on dit la première messe à la chapelle construite par madame de Sévigné [754]. Du Plessis, qui allait aussi fréquemment aux Rochers pour y faire sa partie de reversi [755], paraît avoir été un bon gentilhomme, vivant indépendant dans sa province, sans avoir envie d'en sortir. Sa femme, comme lui fort modeste, sans ambition, menait une vie très-retirée. Elle lui avait donné un fils et une fille. Le fils était marié à une jolie et spirituelle Gasconne, qui plaisait beaucoup à madame de Sévigné. Malheureusement elle ne la voyait pas souvent, parce que, établie avec son mari en Provence, elle n'était que passagèrement chez son beau-père [756]. La seule personne de la famille qui se montrât empressée [757] auprès de madame de Sévigné était cette demoiselle du Plessis, que madame de Grignan, dès son plus jeune âge [758], avait appris à molester. On a dit que madame de Sévigné n'avait pas pour mademoiselle du Plessis toute l'aversion qu'elle manifeste dans ses lettres, et que c'était pour amuser sa fille qu'elle traçait de cette personne d'aussi grotesques peintures. Il est certain que, s'il ne nous était resté des lettres de madame de Sévigné que celles de l'époque dont nous nous occupons, on serait autorisé à penser ainsi; et madame de Sévigné mériterait le reproche d'ingratitude en ne sachant pas pardonner à une jeune fille, si constante dans son attachement pour elle, les imperfections qui déparaient ses bonnes qualités. Il est dans notre nature d'être plus indulgents pour les vices que pour les défauts. Les vices se dissimulent, et nous les ignorons quand ils nous nuisent; il ne se montrent que pour nous plaire ou nous être utiles: les défauts se produisent à chaque instant, nous blessent, nous irritent quelquefois et nous importunent toujours. Madame de Sévigné, par sa mansuétude et sa prédilection envers l'aimable et brillant Pomenars, par son dédain, sa sévérité envers mademoiselle du Plessis, peut donc être accusée justement de s'être abandonnée sans réserve à ce penchant égoïste auquel la raison et l'équité nous ordonnent de résister. Mais en rapprochant tout ce que madame de Sévigné nous apprend sur mademoiselle du Plessis il paraît qu'elle avait peu de droits à l'indulgence; qu'elle était envieuse, intéressée, hypocrite; qu'elle avait dans les sentiments une certaine bassesse que madame de Sévigné ne pouvait supporter chez une personne de noble naissance. Mademoiselle du Plessis faisait preuve, il est vrai, d'une admiration exaltée et d'un dévouement sans bornes pour la dame des Rochers; mais il était facile de s'apercevoir que cela avait pour cause la faiblesse commune alors à presque tous les nobles de province, qui cherchaient à tirer vanité de leurs liaisons avec la noblesse de cour.
Mademoiselle du Plessis croyait s'être rendue nécessaire à madame de Sévigné par son empressement à exécuter ses volontés ou à prévenir ses désirs: elle lui tenait lieu de demoiselle de compagnie, ainsi qu'une très-jolie et très-innocente jeune fille qui demeurait au bout du parc des Rochers. Toutes deux étaient dociles, complaisantes et prêtes à tout; leur présence n'imposait pas plus de gêne à la dame des Rochers que celle de Marphise ou de Fidèle [759].
Mademoiselle du Plessis, dont les services étaient acceptés sans façon, sans remerciements, se croyait chérie de madame de Sévigné, et avait assez raison de penser ainsi. Cependant madame de Sévigné n'eut jamais pour elle que de l'antipathie. Mademoiselle du Plessis louchait horriblement [760], était d'une laideur affreuse, fausse et gauche dans toutes ses actions, maladroite dans ses flatteries, choquante par ses indiscrètes familiarités, étourdissante par ses ricanements, sotte et ridicule par son intarissable babil et ses exagérations [761]; tellement dépourvue de sens qu'elle prenait pour contre-vérités dictées par des accès de tendresse les dures paroles que lui adressait quelquefois madame de Sévigné. Plus les louanges de celle-ci étaient ironiques, plus sa raillerie était mordante, plus les épithètes dont elle l'affublait étaient injurieuses, plus mademoiselle du Plessis montrait de satisfaction et semblait reconnaissante [762]. Madame de Sévigné se permettait de renouveler assez souvent ces insultantes mystifications en présence de ses amis les moins respectables, tels que Pomenars; et alors la Plessis, comme dit madame de Sévigné, ne manquait jamais d'accroître, par ses gros rires, les retentissements de la bruyante gaieté qu'elle excitait, et complétait ainsi une scène digne du haut comique: celle de la sottise satisfaite, qui, se croyant louée, s'outrage et s'injurie elle-même.
Cela n'était ni charitable ni chrétien de la part de madame de Sévigné. Aussi est-elle quelquefois touchée de repentir, et elle s'écrie: «La Plessis a les meilleurs sentiments du monde; j'admets que cela puisse être gâté par l'impertinence de son esprit et la ridiculité de ses manières [763].»
Mais bientôt elle reconnaît que la Plessis est jalouse, envieuse, hypocrite, intéressée; elle s'étonne que dans les filles nobles il puisse s'en trouver une avec des sentiments aussi bas; et elle dit:
«Mademoiselle du Plessis est à son couvent. Si vous saviez comme elle a joué l'affligée [764] et comme elle volait la cassette pendant que sa mère expirait, vous ririez de voir comme tous les vices et toutes les vertus sont jetés pêle-mêle dans le fond de ces provinces; car je trouve des âmes de paysans plus droites que des lignes, aimant la vertu comme naturellement les chevaux trottent. La main qui jette tout cela dans son univers sait fort bien ce qu'elle fait, et tire sa gloire de tout; et tout est bien [765].»
De tous les correspondants de madame de Sévigné, le plus exact, le plus actif, le plus fécond des informateurs était sans contredit d'Hacqueville. Il se plaisait à être l'homme d'affaires et le nouvelliste de tous ses amis et de toutes ses connaissances; et quand il était éloigné d'eux il ne pouvait se dispenser de leur écrire souvent, de leur donner des nouvelles de tout le monde et sur toutes choses; et comme il exigeait qu'on lui répondît, sa correspondance ressemblait à un véritable journal manuscrit. Les nouvelles qu'il transmettait étaient de deux sortes: celles qu'il avait recueillies personnellement et qui composaient les matières des lettres écrites en entier de sa main, et celles qu'il faisait extraire et transcrire de sa nombreuse correspondance; celles-ci étaient sur des feuilles volantes, les mêmes pour tous les correspondants, et formant une sorte de supplément à ses lettres. Madame de Sévigné nous peint d'une manière intéressante l'embarras où la mettait, ainsi que beaucoup d'autres, l'intempérance épistolaire de d'Hacqueville et en même temps le fruit qu'elle en recueillait [766]. Cet embarras n'était pas moins grand que celui de concilier les règles de conduite contenues dans les devises qu'elle avait inscrites sur les arbres de son parc:
«J'ai écrit, dit-elle, à d'Hacqueville. Au reste, qu'il ne me vienne plus parler de ses accablements, c'est lui qui les aime; il vous écrit trois fois la semaine; vous vous contenteriez d'une, et le gros abbé (de Pontcarré) le soulagerait d'une autre; voilà comme il s'accommoderait. Je lui ai proposé la même chose, et je ne lui écris qu'une fois en huit jours pour lui donner l'exemple; il n'entend point cette sorte de tendresse, et veut écrire comme le juge voulait juger. J'en suis dans une véritable peine, car je suis persuadée que cet accablement nous le fera mourir. Si vous aviez vu sa table les mercredis, les vendredis, les samedis, vous croiriez être au bureau de la grande poste. Pour moi, je ne me tue point à écrire; je lis, je travaille, je me promène, je ne fais rien: Bella cosa far niente, dit un de mes arbres; l'autre lui répond: Amor odit inertes: on ne sait auquel entendre; mais ce que je sens de vrai, c'est que je n'aime point à m'enivrer d'écriture. J'aime à vous écrire, je parle à vous, je cause avec vous: il me serait impossible de m'en passer; mais je ne multiplie point ce goût; le reste va parce qu'il le faut.»
Et quinze jours après, elle écrit encore [767]:
«D'Hacqueville me dit qu'une fois la semaine c'est assez écrire pour des affaires; mais que ce n'est pas assez pour son amitié, et qu'il augmenterait plutôt d'une lettre que d'en retrancher une. Vous jugez bien que, puisque le régime que je lui avais ordonné ne lui plaît pas, je lâche la bride à toutes ses bontés, et lui laisse la liberté de son écriture; songez qu'il écrit de cette furie à tout ce qui est hors de Paris, et voit tous les jours tout ce qui y reste: ce sont les d'Hacqueville. Adressez-vous à eux, ma fille, en toute confiance: leurs bons cœurs suffisent à tout. Je me veux donc ôter de l'esprit de les ménager; j'en veux abuser; aussi bien si ce n'est moi qui le tue, ce sera un autre. Il n'aime que ceux dont il est accablé; accablons-le donc sans ménagement.»
Mais dans un grand nombre de nouvelles diverses que d'Hacqueville adressait à tant de personnes différentes [768], il lui arrivait quelquefois de se tromper, et de mander par distraction à madame de Sévigné, quand elle était aux Rochers, des nouvelles de Rennes: alors par malice elle lui adressait, des Rochers à Paris, des nouvelles de Paris qu'elle avait reçues d'une autre main et dont bien certainement il était plus tôt informé qu'elle. Dans une de ses lettres à madame de Grignan, égalant souvent en longueur les dépêches diplomatiques, elle dit: «D'Hacqueville, de sa propre main, car ce n'est point dans son billet de nouvelles, me mande que M. de Chaulnes, suivi de ses troupes, est arrivé à Rennes le samedi 12 octobre. Je l'ai remercié de ce soin, et je lui apprends que M. de Pomponne se fait peindre par Mignard.» Mais elle se trouvait bien heureuse de ce travers de d'Hacqueville quand, le courrier de Provence ayant manqué, les lettres qu'il lui écrivait contenaient des nouvelles récentes de madame de Grignan [769].
Un motif plus puissant encore rendait la correspondance de d'Hacqueville importante pour madame de Grignan pendant le séjour de sa mère en Bretagne. Quoique le parti des Forbin-Janson n'eût plus de chef dans l'assemblée des états, cependant il existait toujours; et les Forbin qui se trouvaient en cour avaient continué à être leur organe, et dénigraient l'administration du gouverneur. M. de Grignan, qui n'avait jamais eu beaucoup d'ordre dans ses affaires, avait des procès à faire juger à Paris pour d'anciennes dettes contractées envers la famille de Mirepoix [770] en raison de son double mariage, d'abord avec mademoiselle de Rambouillet et ensuite avec mademoiselle du Puy du Fou. Ce débat aurait enfanté de nouveaux procès si l'on n'avait pas pris des arrangements avec les créanciers [771]. Pour toutes ces choses la protection de M. de Pomponne était utile et quelquefois décisive; il fallait donc la solliciter sans cesse et mettre à profit la bonne volonté de ce ministre. Madame de Sévigné, aidée de l'abbé de Coulanges et de ses nombreux amis, s'acquittait merveilleusement de cette tâche lorsqu'elle était à Paris; et les intérêts du gouverneur de la Provence et de madame de Grignan eussent beaucoup souffert si en leur absence d'Hacqueville, de concert avec madame de Vins, n'y eût suppléé avec le zèle de l'amitié la plus dévouée. Madame de Vins était la belle-sœur de M. de Pomponne, jolie et charmante personne dont madame de Sévigné se servait pour agir sur l'esprit de ce ministre. Elle avait épousé Jean de la Garde d'Agoult, bon gentilhomme de Provence, d'abord chevalier, puis marquis de Vins, brigadier et ensuite lieutenant général des armées du roi et proche parent des Grignan [772]. Il fut chargé, comme lieutenant des mousquetaires, de conduire des troupes en Bretagne [773]. Madame de Sévigné eut peu de rapports avec lui, et il s'abstint même d'aller lui rendre visite lorsqu'il passa à Laval et à trois lieues des Rochers. Comme beaucoup de militaires de son âge, le marquis de Vins menait une vie peu régulière, et, dans la bonne société, il avait avec les dames cette gaucherie et cette timidité que contractent ceux qui ne se plaisent que dans le sans-gêne des femmes qui ont abdiqué toute pudeur [774]. Il n'en était pas de même de madame de Vins, qui résidait à Paris tandis que son mari était en Bretagne: elle faisait les délices des élégantes sommités du monde et de la cour. L'influence qu'elle avait auprès de son beau-frère n'avait rien perdu de sa force depuis qu'indépendante par sa fortune ses attraits, son esprit, ses grâces lui attiraient un plus grand nombre d'hommages et planaient sur un plus vaste horizon. Aussi madame de Sévigné, qui savait que d'Hacqueville avait souvent recours à elle pour le succès de ses démarches, répondait avec empressement aux lettres qu'elle en recevait [775]. Madame de Vins était heureuse d'avoir une amie de l'âge et du mérite de madame de Sévigné [776] et fière d'entretenir avec elle une correspondance si bien assortie à toutes les sympathies de son cœur et de son esprit. De cette correspondance il ne nous reste pas le moindre débris, et les lettres de madame de Sévigné à sa fille nous prouvent que cette perte est très-regrettable. L'étroite liaison qui existait entre la marquise de Vins et madame de Sévigné jamais ne se relâcha et ne fut troublée par aucun nuage. La correspondance de madame de Vins avec madame de Grignan nous eût appris beaucoup de particularités qui auraient éclairé les lettres que nous possédons de madame de Sévigné, et elle eût aussi jeté du jour sur l'existence intérieure du ministre Pomponne, qui a eu une part si grande aux affaires publiques de ce temps. On s'étonne que madame de Sévigné, qui a vécu si longtemps dans l'intimité de ce ministre et celle de toute sa famille, dans les nombreuses lettres qui nous restent d'elle ne parle qu'une seule fois de madame de Pomponne, tandis qu'elle s'entretient fort souvent de sa sœur, mademoiselle de Ladvocat, qui fut depuis la marquise de Vins. La publication récente que l'on a faite des lettres de la famille de Feuquières nous explique cette apparente anomalie. Ces lettres nous font connaître que madame de Pomponne n'était nullement, comme sa sœur, comme madame de Sévigné, de ces femmes favorisées du ciel, toujours inspirées par le désir de plaire, qui appellent au secours de leurs attraits naturels les charmes de leur esprit et de leur doux langage. Madame de Pomponne était une excellente femme, qui donnait tout son temps à ses affaires de ménage; comme le bon abbé de Coulanges, elle aimait beaucoup à calculer, à équilibrer avec précision ses recettes et ses dépenses; elle prenait même aussi volontiers sur elle le soin de bien régler les intérêts de ses jeunes parents, qu'elle morigénait lorsqu'ils violaient les principes d'une sage économie [777]. Une pareille femme ne pouvait suffire à un homme tel que Pomponne, qui s'était habitué à se délasser de ses travaux diplomatiques par les agréments d'une société choisie et par le commerce des lettres. Voilà pourquoi mademoiselle de Ladvocat était devenue pour lui, dans son intérieur, comme le complément de sa femme. Dès lors on comprend facilement pourquoi madame de Sévigné, ne pouvant entretenir M. de Pomponne aussi promptement et aussi fréquemment que le réclamait l'urgence de ses affaires, employait pour suppléer à ces entretiens mademoiselle de Ladvocat, qui, avant son mariage, demeurait avec sa sœur dans la maison de ce ministre et qui depuis conserva toujours près de lui, comme belle-sœur, des privautés que nulle autre ne pouvait avoir. C'est ainsi que madame de Vins fut initiée aux choses du gouvernement et aux intrigues auxquelles elles donnaient lieu, tandis que madame de Pomponne n'avait ni le temps ni la volonté de s'en mêler, et y resta constamment étrangère. Ainsi doit s'interpréter le silence de madame de Sévigné et de tous ses contemporains sur madame de Pomponne, respectable matrone qu'un sage chez les Romains eût louée pour les qualités qu'elle avait et encore plus pour celles qu'elle n'avait pas et que son mari, bel esprit, aurait souhaité de trouver en elle; ce qui n'empêchait pas qu'elle ne possédât toute sa confiance et sa plus constante affection. Elle la méritait sous tous les rapports. Madame de Pomponne joignait aux vertus solides et aux talents d'une habile maîtresse de maison beaucoup d'instruction; madame de Sévigné nous apprend que ce fut elle qui dirigea l'éducation de sa belle-sœur madame de Vins et aussi celle de sa fille, femme du ministre d'Etat Colbert de Torcy [778].
A cette époque, madame de Sévigné avait à Paris une amie avec laquelle elle entretenait un commerce de lettres assez actif pour que madame de Vins voulût bien s'en montrer jalouse [779]. Cette amie était madame de Villars, sœur du maréchal de Bellefonds: elle avait épousé le marquis de Villars, qui suppléait au défaut d'une naissance ancienne et d'un riche patrimoine par un air noble et digne, une taille élevée, une belle figure; avantages qui lui avaient fait donner le nom romanesque d'Orondate [780]. «La marquise de Villars, dit Saint-Simon, était une bonne petite femme maigre et sèche, active, méchante comme un serpent, de l'esprit comme un démon, d'excellente compagnie et qui recommandait à son fils de se vanter au roi tant qu'il pourrait, mais de ne jamais parler de soi à personne [781]. Les trente-sept lettres qui nous restent de madame de Villars à madame de Coulanges et ce que nous apprend madame de Coulanges, ne se rapportent pas entièrement à cette peinture du caustique Saint-Simon [782]. «Elle est charmante par ses mines (dit madame de Coulanges) et par les petits discours qu'elle commence et qui ne sont entendus que par les personnes qui la connaissent.» Madame de Coulanges atteste encore que, bien loin d'être méchante comme un serpent, «madame de Villars était tendre, qu'elle savait bien aimer; ce qui donnait de l'amitié pour elle.» Sa mémoire doit être sous la protection de tous ceux qui portent un cœur français, puisqu'elle eut le bonheur de donner le jour au dernier des grands généraux de Louis XIV, au maréchal de Villars, qui sauva la France à Denain. La correspondance de madame de Sévigné avec la marquise de Villars nous manque entièrement; mais nous savons le motif qui donnait plus de chaleur à l'amitié qui les unissait [783] et leur faisait éprouver le besoin de se communiquer leurs pensées. Toutes deux avaient un fils à l'armée de Condé, et ces fils causaient à leurs mères de mortelles inquiétudes: ces deux fils furent blessés au sanglant combat de Senef [784]; mais les destinées de l'un et de l'autre furent bien différentes. Madame de Sévigné avait acheté malgré elle, pour son fils, la charge de guidon des gendarmes, parce qu'on lui avait persuadé que, lorsqu'elle mariait sa fille, il était convenable qu'elle fît aussi un établissement à son fils. Celui de guidon était trop subordonné à sa naissance et à sa fortune; Sévigné n'avait pris cette charge que pour pouvoir servir autrement que comme simple volontaire et dans l'espoir d'obtenir un prompt avancement. Cet espoir avait été déçu; et, à l'époque dont nous traitons, sa mère faisait des démarches pour vendre cette charge [785] et en acheter une autre: elle ne put y parvenir. Fils et frère de deux femmes des plus lettrées et des plus aimables de son temps, comme elles Sévigné aimait les lettres, les arts et les jouissances sociales. Un homme de son nom et de sa naissance devait n'être rien ou être militaire, et par cette raison il avait embrassé la carrière des armes. Il avait la bravoure (aucun gentilhomme n'en manquait), mais non le talent d'un guerrier. Sa mère, après qu'il eut été blessé au combat de Senef, avait écrit au maréchal de Luxembourg et à son parent le marquis de la Trousse pour lui faire avoir un congé, afin qu'il pût venir se rétablir aux Rochers, où elle serait aussi heureuse de le posséder que lui de s'y trouver [786]. C'était la seconde fois que Sévigné quittait l'armée alors que les opérations de la guerre étaient en pleine activité [787].
Il n'en était pas ainsi du jeune Villars, qui ne voulait point de congé; ni Condé ni Luxembourg n'auraient accordé ce congé aux prières de sa mère, si elle avait pensé à le demander. Son père, le brillant Orondate, s'était distingué comme militaire par de beaux faits d'armes; mais Louvois, qui haïssait en lui l'époux de la fille du maréchal de Bellefonds, le traversait sans cesse dans tous ses projets d'avancement. Alors il quitta l'état militaire et se jeta dans la diplomatie, où il réussit comme à la guerre. Après s'être acquitté avec succès d'une ambassade en Espagne [788], il fut rappelé, et venait d'être nommé ambassadeur à la cour de Savoie [789], ce qui était, comme le remarque plaisamment madame de Sévigné, une application du proverbe: Devenir d'évêque meunier; mais ce n'était point une disgrâce, et il devait par la suite retourner ambassadeur en Espagne. D'ailleurs il fallait se retirer de la cour et du monde si l'on n'était pas résolu à servir le roi dans le poste, quelque médiocre qu'il fût, qu'il plaisait à Sa Majesté de vous assigner. Cependant Villars était mécontent, et ne se trouvait pas récompensé en raison des services qu'il avait rendus; et lui et sa femme se plaignant un jour devant leur jeune fils de leur mauvaise fortune: «Pour moi, dit résolûment cet enfant, j'en ferai une grande, ou je périrai [790].» Il tint parole.
Louis XIV venait de créer à cette époque, sous le nom de Pages de la grande écurie, un établissement pour l'éducation de la haute noblesse [791] du royaume. Ces jeunes gens, l'espérance des premières familles du royaume, accompagnaient comme volontaires le roi dans ses campagnes lorsque leur éducation était terminée. Ces volontaires montraient une telle ardeur pour courir au combat quand Louis XIV était présent qu'il leur était défendu d'aller au feu sans sa permission. Le jeune Villars, dès la première affaire où il se trouva, désobéit à cet ordre du roi, qui le gronda sévèrement. Mais sous ses yeux, sous les regards de Condé, de Turenne et de Luxembourg il déploya une valeur si brillante, montra un tel enthousiasme pour la guerre, une intelligence si élevée de la tactique, tant pour l'infanterie que pour la cavalerie; il étonna tellement ses chefs par son coup d'œil rapide et sûr, eut un bonheur si constant que, de désobéissance en désobéissance et de gronde en gronde, il s'éleva rapidement jusqu'au rang de colonel malgré l'inflexible Louvois et quoique son oncle le maréchal de Bellefonds, dont il était l'élève, fût en pleine disgrâce pour avoir refusé de servir sous Turenne. Le jeune Villars en était là [792] alors que son ami Sévigné, aux Rochers, assistait sa mère dans sa correspondance avec l'ambassadrice de Savoie, ou s'occupait à faire sa cour aux dames de Vitré ou de Rennes [793], et tandis que le chevalier de Grignan, à la tête de son régiment, se distinguait aussi dans cette guerre. Madame de Sévigné convient avec joie que ce chevalier de Grignan, qu'elle avait surnommé le petit Glorieux, acquérait une gloire solide [794]: Sévigné au contraire n'exerçait sa charge qu'avec négligence, et se laissait entraîner à la dissipation et à l'oisiveté par l'exemple des jeunes gens de son âge. «Le roi, dit madame de Sévigné à sa fille, a parlé encore comme étant persuadé que Sévigné a pris le mauvais air des officiers subalternes de son régiment [795].»
Un autre genre de correspondance qui occupait alors comme malgré elle la plume de madame de Sévigné aux Rochers, c'est celle qu'elle entretenait avec cette parente et amie de madame de Villars [796] qui avait été élevée avant celle-ci chez la maréchale de Bellefonds. Nous avons déjà fait connaître à nos lecteurs, dans la quatrième partie de ces Mémoires, la comtesse de Saint-Géran [797], cette petite femme si jolie, si spirituelle, dame du palais de la reine, toujours en cour, faite pour la cour, dont elle suivait tous les mouvements, à laquelle elle assortissait sa vie, ses goûts, ses plaisirs, ses croyances, ses occupations, successivement et suivant les temps galante, dévote, prodigue et rangée; toujours aimable, toujours recherchée, toujours ménagée, même durant les rigueurs qu'elle s'attira par ses imprudences. Elle ne cessa jamais d'entretenir les liaisons qu'elle avait formées avec madame de Sévigné et avec madame de Maintenon, auxquelles elle plaisait sans inspirer à l'une et à l'autre ni estime ni confiance [798]. Il en est de même de madame de Frontenac [799], l'une des divines; et on a droit de s'étonner que les historiens de Maintenon et de Louis XIV se soient laissé égarer à l'égard de ces deux femmes par des fragments de lettres apocryphes, dont le plus faible examen aurait dû leur démontrer la fausseté [800]. Le gros Saint-Géran était cousin des Villars, et se trouvait à l'armée en même temps que Sévigné et Villars; ce qui contribuait à donner plus d'intérêt aux lettres adressées aux Rochers par la Saint-Géran, comme l'appelle madame de Sévigné [801]. Aucun obstacle de famille n'avait empêché madame de Saint-Géran de prendre sa part aux plaisirs de cette cour si brillante et si agitée, où elle consuma son existence sans aucun profit pour sa fortune. Elle n'eut qu'une fille, dont elle accoucha après vingt et un ans de mariage [802].