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Missions au Sahara, tome 2 : $b Sahara soudanais

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R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXVIII.

Cliché Pasquier

53. — GROUPE DE TOUAREGS.

Région de Gao.

Cliché Pasquier

54. — UN LAMENTIN (MANATUS)

harponné près du poste de Gao.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXIX.

Cliché Posth

55. — FEMMES KEL AKARA.

Imr’ad des Kel Ferouan.

Cliché Posth

56. — UNE FILLE DE EL HADJ MOUSSA.

Tribu Afagourouel, groupe des Ikazkazan.

Les hommes. — Il semblera peut-être irrévérencieux de placer ici quelques mots sur les races humaines qui habitent le Sahara et sa frontière soudanaise. Cette inconvenance paraît nécessaire.

On oublie trop souvent que l’étude des races humaines n’est qu’un chapitre de la zoologie : les caractères anatomiques permettent seuls de définir les groupes fondamentaux de l’humanité. Nul ne songerait à tenir compte, dans l’étude des races de chevaux, de la forme de la selle ou du type de la bride ; la couleur du collier n’a jamais servi à distinguer un king-charles d’un levrier.

L’étude zoologique des races humaines est l’objet propre de l’anthropologie ; les peuplades et les nations que ces races ont formées par juxtaposition, n’ont pour caractères communs que des traits d’ordre psychique, des usages, des traditions et des légendes dont le classement est le domaine de l’ethnographie qui, par sa discipline, appartient aux sciences historiques. Parmi les caractères psychiques communs, l’un des plus faciles à saisir est le langage, qui sert encore trop souvent à la classification des groupements humains : tous les nègres des États-Unis parlent anglais et cet exemple devrait rendre prudent.

On admet aussi bien volontiers, sans discussion, que du contact de plusieurs races peuvent naître des populations métisses formant un groupement homogène dont les caractères seraient, en quelque sorte, la moyenne entre ceux des races dont il est dérivé. Rien n’est moins certain ; il semble établi que lorsque les races sont franchement différentes, les populations métisses doivent être renouvelées presque à chaque génération : les mulâtres ont disparu de quelques-unes des Antilles, en même temps que les blancs. Quand les races sont moins éloignées, la question devient plus douteuse : on a cependant la preuve que, dans l’Europe occidentale tout au moins, à partir de l’âge du fer, et, pour préciser, de l’âge de la Tène, les diverses races qui constituent la population actuelle occupent, à très peu de choses près, les mêmes territoires ; malgré ce long contact, elles ne sont pas confondues ; il est possible à un observateur attentif de retrouver en France, à peine modifiés dans leurs caractères somatiques, les descendants des hommes qui ont habité, pendant le Quaternaire, nos différentes provinces. La vieille race du Néanderthal se rencontre encore dans quelques parties de la Haute-Vienne et de la Dordogne ; la race de Cro-Magnon habite toujours le Périgord. Il ne semble pas que les mensurations, si nombreuses et si précises, du Dr Collignon puissent laisser de doute sur la persistance, pendant un grand nombre de siècles, de ces races, malgré les possibilités, souvent réalisées sans doute, de mélanges entre elles et avec quelques autres.

Il est vrai que pour la race du Néanderthal, comme pour celle de Cro-Magnon, on a des repères précis ; les crânes et les débris de squelettes qui sont les types de ces races sont des objets bien définis, catalogués, dont les moulages authentiques se retrouvent dans toutes les collections ; tout naturaliste, lorsqu’il emploie ces mots, sait ce qu’il veut dire ; il n’ignore pas quelle pièce anatomique peut, en cas de doute, servir à ses comparaisons. On se reporte toujours à la même norme, au même étalon avec autant de certitude que s’il s’agissait du mètre et cette précision rend difficiles les à-peu-près et les bavardages.

En Afrique, nous sommes loin d’une pareille méthode ; aucune race n’est définie. On en est toujours, pour les populations noires tout au moins, à une vague classification linguistique. Les groupements basés sur les caractères du langage ne sont jamais homogènes même lorsque ce langage est bien connu ; au Soudan, ce caractère devient particulièrement inquiétant : les noirs n’ont pas de littérature écrite, et l’usage sur place des manuels et des vocabulaires les plus récents ne donne pas du tout la certitude que les auteurs qui les ont faits, connaissaient vraiment, dans leurs détails, la langue qu’ils ont essayé d’enseigner. Leurs ouvrages rendent certes de grands services au passant, mais il est douteux qu’ils permettent une étude du mécanisme grammatical et des radicaux, assez approfondie pour fixer les affinités des diverses langues de l’Afrique centrale ; dans la région de Zinder, les Européens arrivent assez vite à causer en haoussa avec les Touaregs et les Bellah : ce n’est la langue ni des uns ni des autres et le petit nègre est toujours intelligible ; avec les vrais Haoussas, qui doivent savoir leur langue, c’est une autre affaire et l’interprète devient indispensable.

On a souvent aussi relevé avec soin les différentes modes : la coiffure, les tatouages ont été décrits, avec grand détail, chez les principales peuplades ; ils ont suggéré des rapprochements intéressants, et indiqué des influences manifestes de quelques religions. Les totems ont fait l’objet d’études étendues et Desplagnes a cherché, avec peut-être un peu trop d’audace, à en déduire une histoire générale du Soudan. Il serait absurde de dénier toute valeur à ces indications ; elles doivent être utilisées, avec prudence il est vrai, et plusieurs d’entre elles peuvent éclairer certains faits. Elles n’apportent malheureusement aucune lumière sur les races elles-mêmes. Avant de chercher à reconstituer l’histoire de ces races et de leurs migrations possibles, il semble indispensable de les définir d’abord elles-mêmes, avec précision. Les chiffres que l’on possède sont beaucoup trop peu nombreux pour permettre cette définition. D’après Deniker[150] l’indice céphalique des Haoussas serait 77,3 ; ce chiffre résulte de 13 mesures seulement pour une population de plusieurs centaines de mille, répandue sur de vastes surfaces. Pour les Peuhls qui nomadisent presque de l’Égypte à l’Atlantique, la série mesurée porte sur 37 individus. Depuis huit ans, les chiffres se sont multipliés, mais ce ne sont encore que des commencements d’enquêtes, d’où on ne peut déduire rien de certain. Cependant, tant que les races ne seront pas définies, on ne pourra rien faire de bien sérieux ; on ne pourra qu’ajouter de nouvelles pages à tout ce qui a déjà été écrit : l’énorme amas de documents que l’on possède est à peu près inutilisable parce que l’on ne sait jamais à qui les renseignements se rapportent.

Il semble qu’il y a, au Soudan, deux types humains principaux, distincts à première vue : l’un, massif et lourd, à cheveux crépus ; l’autre, plus fin, plus élancé, à cheveux très bouclés, mais ne formant pas toison (Soudaniens et Noubas-Haoussas[151] des Crania ethnica) ; il semble aussi, d’après les quelques crânes anciens que Desplagnes a rapportés du moyen Niger, et qui ont été étudiés par le docteur Hamy[152], que ces deux types coexistent, à de légères variantes près, depuis longtemps dans les régions où on les trouve aujourd’hui. Mais on ne sait rien sur les Tebbous (Pl. XXXI, phot. 59), sur les Bouddoumas du Tchad, sur les Somonos du Niger. Ces derniers, qui vivent de la pêche, paraissent former des groupements distincts des populations au milieu desquelles ils vivent ; à Ségou et ailleurs, ils habitent des quartiers spéciaux et ne se mélangent pas aux autres sédentaires.

Force est donc de s’en tenir à des groupements linguistiques, tout provisoires, et dont la carte d’Afrique de G. Gerland [Berghaus, Physikalischer Atlas, no 71, 1892] indique suffisamment la répartition.

Les langues parlées par les diverses populations sédentaires entre Tombouctou et le Tchad, sont assez nombreuses : les langues du Bornou, assez mal connues, sont usitées dans le Mounio, le Koutous, l’Alakhos, et à Moa par les populations sédentaires ; à l’ouest commence le domaine du haoussa qui s’étend jusqu’à l’Adr’ar’ de Tahoua. C’est une des langues les plus importantes de l’Afrique : elle est parlée dans tous les villages de l’Aïr et comprise, comme langue commerciale, du Dahomey à la Méditerranée ; il a été possible au capitaine Leroux d’écrire, en Algérie, une grammaire et un dictionnaire haoussas, parfaitement utilisables à Zinder.

De Tahoua à Tombouctou domine la langue sonr’aï, plus répandue encore au temps de la splendeur de Gao ; elle a, paraît-il, laissé des traces très nettes jusqu’à Agadez.

Ces trois langues fondamentales se subdivisent en un grand nombre de dialectes, différents parfois d’un village à l’autre, et qui nécessitent souvent de nombreux interprètes.

Touaregs. — La société touareg a déjà fait l’objet de plusieurs monographies ; celle de Duveyrier est restée classique ; plus récemment Benhazera et Cortier ont donné des détails nombreux et précis sur les Kel Ahaggar et les Ifor’as de l’Adr’ar’[153]. Les Kel Oui viennent d’être étudiés par Jean ; parmi eux, les Haoussas dominent et ils sont, en partie au moins, très distincts des véritables Touaregs.

Les monographies des Azdjer, des Ahaggar et des Ifor’as de l’Adr’ar’, indiquent en général une quasi identité de mœurs ; il n’y a que des divergences de détail, sans grande portée. Les Kel Oui sont beaucoup plus différents, comme il fallait s’y attendre : chez eux, la polygamie est la règle, et ce seul trait suffit, indépendamment de leur couleur, à les mettre tout à fait à part.

Dans l’ensemble, la société touareg est franchement berbère ; le régime démocratique y est la règle et toutes les décisions importantes sont prises par le conseil des notables de la tribu, dont l’amr’ar n’est que le président.

Il y a cependant une nuance importante : chez les Touaregs, il existe une caste noble et un chef commun, un amenokal qui dirige un grand nombre de tribus. Hanoteau et Letourneux[154] avaient déjà fait remarquer que cette forme « monarchique », anormale dans une société berbère, devait pouvoir s’expliquer par des causes extérieures.

L’épithète « monarchique » n’est pas tout à fait exacte ; il n’y a pas d’amenokal par droit héréditaire ; le chef est choisi dans certaines familles seulement, mais entre les compétiteurs possibles, l’élection prononce en dernier ressort : en 1903, Ismaguel avait été investi du commandement, chez les Oulimminden de l’est, par les autorités françaises, bien qu’il n’eût pas la majorité parmi ses électeurs ; cette méconnaissance des coutumes locales a réuni autour du tambari[155] Rézi, dont les partisans étaient plus nombreux, une foule de mécontents, dont les manœuvres furent longtemps une source de difficultés et d’inquiétudes pour nos administrateurs.

L’amenokal, pas plus que les autres chefs, n’est nommé à vie ; lorsqu’il est en désaccord avec ses électeurs, lorsqu’il a cessé de plaire, il est déposé et remplacé par un chef plus populaire [Cortier, D’une rive à l’autre, p. 282 ; Jean, Les Touaregs du S.-E., p. 159 et 162].

Il n’y a donc pas, à proprement parler, de royauté, mais il existe à coup sûr une sorte de régime féodal ; on trouve partout une caste guerrière de qui dépendent, à des degrés divers de servitude, tous les habitants des terrains de parcours de la tribu noble. Cette organisation semble être un résultat immédiat de la pauvreté du pays ; chez les Kabyles, les vallées sont vraiment fertiles, les villages, qui trouvent facilement de bonnes positions défensives à portée des cultures, sont assez peuplés pour n’avoir pas besoin de protection ; les Arabes des Hauts Plateaux, dont beaucoup sont Berbères, rencontrent presque partout des pâturages et leurs campements restent assez rapprochés pour qu’ils se puissent entr’aider. Les habitants du Sahara central n’ont à leur disposition que quelques oueds à maigre végétation et éloignés les uns des autres ; ils ne peuvent vivre que par petits groupes, et doivent profiter de toutes les aubaines. Lorsque par hasard, un oued du tanezrouft a coulé, ils n’hésitent pas à s’y installer et savent, lorsque le pâturage est vert, se passer d’eau pendant plusieurs semaines : une chamelle donne environ six litres de lait par jour et dans un bon pâturage peut rester plusieurs mois sans boire ; ce lait suffit à tous les besoins des pasteurs.

Dans ces conditions, il est impossible aux Touaregs du nord, Ahaggar et Azdjer, de vivre rassemblés et de s’occuper à la fois de l’élevage et de la défense de leurs troupeaux. La sécurité du pays ne peut être assurée que par des forces de police toujours mobiles ; cette méthode est nécessaire, nous avons dû l’adopter pour nos confins sahariens ; elle justifie amplement l’existence d’une caste guerrière, toujours en route, chez les Touaregs du nord.

Parce qu’elle est d’accord avec les conditions géographiques, la suprématie des tribus nobles et les droits qu’elle entraîne ne sont guère discutés chez les Ahaggar. Dans les pâturages plus riches de la zone sahélienne, l’organisation féodale, qui est moins nécessaire, est supportée avec impatience ; les imr’ad et les bellah se détachent des nobles et ne veulent plus reconnaître pour chef que l’autorité française [R. Arnaud, Rens. col., Comité Afr. fr., 1907, p. 96].

Les caractères ethniques des Touaregs sont assez contradictoires ; leur genre de vie actuel les rapproche des primitifs, et Gautier [I, p. 333] les considère, au point de vue social, comme en pleine sauvagerie. C’est, je crois, une exagération. Leur respect de la femme, leur curiosité pour les choses nouvelles, même leur vague littérature indiquent un certain degré de culture et d’évolution.

Le matriarcat est commun chez beaucoup de peuples primitifs, mais il n’est pas certain que chez les Touaregs il ait le même caractère que chez les sauvages ; il est lié, chez eux, au mariage individuel et à la monogamie ; pour les héritages habituels, le partage se fait entre les enfants du mort. Ce n’est que pour les héritages politiques, pour le droit au commandement, que la parenté maternelle intervient nettement. Encore ceci n’est-il pas général : chez les Ifor’as de l’Adr’ar’, à la mort d’un amenokal, le choix se porte sur ses frères ou sur ses fils et non sur ses neveux [Cortier, l. c., p. 282]. Ce n’est que chez les Touaregs du nord que le droit au tobol est transmis uniquement par les femmes aux fils des sœurs ou des tantes, et cet usage paraît récent ; il ne remonterait qu’à six générations, d’après l’étude détaillée que Benhazera [l. c., p. 94] a faite de la question, confirmant ainsi une anecdote que Duveyrier a racontée longuement [Les Touaregs du Nord, p. 398].

Cette coexistence de faits qui rappellent les mœurs primitives avec d’autres qui indiquent une demi-civilisation peut sans doute s’expliquer par l’histoire. Des monuments, comme la tombe de Tin Hinan à Abalessa, comme les constructions funéraires de Tit, sont la preuve qu’une société berbère assez policée, assez riche, a vécu autrefois dans l’Ahaggar. Les puits souvent bien aménagés du Sahara, dont l’établissement serait actuellement à peine possible, sont, eux aussi, un souvenir de ces temps plus heureux. Réduits à la misère par l’asséchement progressif de leurs vallées, les Touaregs se sont contentés de se maintenir vivants, ne conservant que quelques traits de leur ancienne civilisation ; en même temps que leur pays devenait moins habitable, leurs mœurs évoluaient, donnant l’exemple, assez rare en ethnographie, d’une civilisation régressive.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXX.

Cliché Posth

57. — FEMME KEL TADELÉ.

Imr’ad des Kel Ferouan.

Cliché Posth

58. — FEMMES HOGGAR.

Imr’ad des Kel R’arous.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXXI.

Cliché Posth

59. — LE RASTAMALA, REPRÉSENTANT DU CHEF DES KEL FEROUAN AUPRÈS DU SULTAN D’AÏR.

Natif d’Agadez. Se dit d’origine tebbou.

Cliché Posth

60. — FEMME D’OANELLA, CHEF DES HOGGAR.

Imr’ad des Kel R’arous (Groupe des Ikazkazan).

Probablement de race pure.

On peut espérer, d’ailleurs, que les légendes recueillies chez les différentes confédérations permettront de débrouiller un peu l’histoire de ces tribus ; un assez grand nombre de ces traditions ont déjà été publiées et fourniront probablement des recoupements intéressants, mais je crois que ce travail de contrôle ne peut être fait utilement que sur place ; trop d’éléments d’information font encore défaut pour qu’on puisse le tenter de loin.

Autant que l’on en peut juger sans mensurations précises, les Touaregs, Kel Oui mis à part, paraissent constituer une race très homogène et très pure. Les Taïtoq, les Kel Ahaggar, les Azdjer, les Ifor’as, les Oulimminden et les Kel Gress, et probablement aussi les Touaregs de Tombouctou, se ressemblent beaucoup entre eux et ressemblent beaucoup aussi à certaines races européennes ; on doit, provisoirement tout au moins, les rattacher aux populations dolichocéphales brunes, si fréquentes autour de la Méditerranée occidentale, populations que l’on rencontre en Aquitaine et en Espagne aussi bien qu’aux Canaries et qu’en Afrique mineure, où elles forment la majeure partie des tribus indigènes. Le nom de Berbère est d’ailleurs équivoque ; il ne définit qu’un groupe linguistique assez hétérogène au point de vue anthropologique ; en dehors du domaine de la philologie, ce mot n’a aucun sens précis.

La race à laquelle appartiennent les Touaregs dérive d’une race qui, à l’époque quaternaire, dès le milieu du Paléolithique, occupait le bassin de l’Aquitaine ; les crânes anciens de Laugerie et de Chancelade, ceux de Cro-Magnon sont les témoins authentiques de sa présence à cette époque lointaine. C’est la race de « Cro-Magnon » définie par Broca dès 1868, la race « méditerranéenne » de Houzé, la race « littorale » ou « atlanto-méditerranéenne » de Deniker.

J’aurais voulu, à l’appui de cette affirmation, apporter des arguments précis, et à défaut de mensurations, tout au moins des photographies ; malheureusement, je n’ai pu réunir que peu de documents ; je n’ai pas pu me procurer de photographie des Touaregs du nord. Pour l’Adr’ar’ des Ifor’as, Cortier [l. c., p. 218] donne celles de son guide, Fenna, et de quelques femmes.

Le capitaine Pasquier m’a remis un groupe d’Oulimminden [Pl. XXVIII, phot. 53] ; malheureusement le voile, le litham, est bien gênant et ne permet guère de se rendre compte du type.

Le capitaine Posth m’a procuré une série provenant de l’Aïr [Pl. XXIX à XXXI]. Ces photographies, prises dans les tribus les plus blanches et par suite les plus pures, montreront combien le type est européen, quoique seule, la femme Hoggar de la planche XXXI (fig. 60) paraisse vraiment de race non mélangée. Toutes les autres femmes ont le bout du nez arrondi, et ceci est un trait soudanais et non caucasique.

On ne sait pas au juste à quelle époque cette race de Chancelade, franchissant la Méditerranée, est venue occuper le nord de l’Afrique, où elle paraît beaucoup plus récente qu’en Europe. On sait encore moins à quelle date elle s’est répandue dans le Sahara ; les traditions touaregs ne remontent pas à plus de quelques siècles ; depuis Tin Hinan, les Kel Ahaggar énumèrent péniblement une dizaine de générations ; Sidi ag Keradji affirme connaître quinze aïeux ; les sultans d’Agadez auraient été envoyés, il y a un millier d’années, par Constantinople, pour mettre un peu d’ordre dans les affaires des Touaregs qui étaient déjà en pleine anarchie.

Ces dates si rapprochées de nous ne peuvent évidemment pas être prises au sérieux, d’autant que les Touaregs renient toute parenté avec les constructeurs de chouchets, malgré l’identité évidente de ces tombes anciennes avec les tombes modernes [cf. t. I, chap. III].

De nombreuses traditions, relatives à l’origine des Touaregs, ont déjà été recueillies ; quelques-unes les font descendre des Philistins ou de la reine de Saba ; beaucoup de familles cherchent à se rattacher au Prophète ou à ses premiers disciples[156] : il y a peu à tenir compte de ces indications ; elles valent à peu près celles qui nous faisaient descendre de Francus, fils de Priam. D’autres traditions plus précises se rapportent au Fezzan (anciennement Targa) et au Sud marocain ; elles semblent d’accord avec les données anatomiques et méritent d’être prises au sérieux.

Elles sont confirmées par une observation très intéressante d’Ascherson, dont Grisebach [La Végétation du Globe, II, p. 135] a bien fait ressortir l’importance. Les mauvaises herbes des oasis du désert de Libye, ces plantes que l’homme cultive malgré lui, proviennent toutes de la Méditerranée ; elles différeraient de celles que l’on trouve dans la vallée du Nil. La migration aurait donc eu lieu du nord au sud et jamais de l’est à l’ouest ; les routes caravanières suivent encore la même direction.

Quelques faits linguistiques indiquent aussi des relations avec le monde romain : pour les mois, il y a une double nomenclature ; celle qui se rapporte à l’année solaire est visiblement latine [Motylinski, Dictionnaire, p. 280] : février, mars, avril et mai, sont devenus fobraier, mars, ibrir, maio [I, p. 254]. Dans l’Adr’ar des Ifor’as, quelques mots semblent d’origine chrétienne [Cortier, l. c., p. 283].

L’habitation. — Les modèles d’habitation usités au Sahara et au Soudan sont suffisamment connus ; la case carrée (Pl. XXXVI, XXXVII) à toit en terrasse, des ksour et des oasis, se retrouve dans l’Ahaggar, à Arouan, à Tombouctou et chez les Bambaras ; la case ronde, la hutte soudanaise existe un peu dans l’Ahaggar ; dans l’Aïr, elle devient commune, et tend à supplanter la demeure carrée, fréquente surtout dans les ruines.

Ces huttes rondes varient un peu suivant les pays ; dans les villages stables la partie cylindrique est souvent en terre ; l’abondance ou la rareté du bois entraîne aussi quelques modifications de détail. Tout cela a été discuté et figuré cent fois ; on en retrouvera quelques reproductions dans les photogravures ; il est inutile de s’arrêter à un sujet aussi connu.

Il faut cependant consacrer quelques lignes aux cases très spéciales des campements tebbous du nord du Koutous ; elles sont d’un modèle inusité ailleurs (fig. 67). En plan, ce sont des rectangles longs de 7 à 8 mètres, larges de 3 ; la porte est dans un des angles, et une cloison, parallèle au petit côté, délimite une sorte de couloir, de vestibule qui met la chambre d’habitation à l’abri des indiscrets. Un foyer, constitué par trois pierres, se trouve au fond de la hutte. Une charpente soutient le faîte à 2 mètres du sol ; le tout est recouvert de paillassons grossiers faits en tiges de mil et de grandes graminées, comme ceux qu’emploient nos jardiniers. L’ensemble a un aspect arrondi, rappelant assez bien certaines serres.

Auprès de chaque case se trouvent quelques constructions analogues mais plus petites, servant de magasins ou de demeure aux captifs. Tout ce qui appartient à un même chef de famille est enclos d’une haie en branchages. Toutes les cases sont établies à mi-côte ou au sommet d’une dune, à faible distance, quelques cents mètres, du puits. Toutes les ouvertures, les portes, et, quand elles existent, les fenêtres, sont dirigées vers le puits pour faciliter la surveillance ; leur orientation varie d’un hameau à l’autre. Dans nombre de villages du Soudan, au contraire, autour du Tchad notamment, les huttes rondes ont toutes leurs portes vers l’ouest pour se défendre du sable charrié par les vents d’est.

Auprès du puits, chaque chef de case à un abreuvoir particulier formé d’un bassin de 4 à 5 mètres carrés de surface, limité par un rebord d’argile. Ces abreuvoirs que l’on remplit à loisir, avant l’arrivée des troupeaux, sont séparés les uns des autres par des haies d’épines. Les Touaregs au contraire, en vrais nomades, se servent d’abreuvoirs portatifs en cuir.

Fig. 67. — Campement tebbou, au nord du Koutous.

Les hameaux ainsi construits sont assez nombreux au nord du Koutous ; j’en ai vu 5 (Garagoa, Dalguian, Boulloum, Boulakendo, Tassr), sur une longueur de 35 kilomètres. A Garagoa, il y a une soixantaine de chefs de cases, et Tassr m’a paru un peu plus important ; les trois autres villages étaient abandonnés au moment de mon passage (avril 1906).

Je ne sais quelle est l’extension géographique de ce type spécial d’habitation : Nachtigal [l. c., p. 190] a indiqué, dans le Tibesti, des paillottes rectangulaires, mais à toit plat, qui paraissent différentes.

Les Tebbous de Tassr et de Garagoa ne semblent pas former une race homogène ; ils se donnent d’ailleurs, pour des raisons politiques probablement, comme des Azas ou Dazas, tout à faits différents des Tebbous véritables et ne pratiquant pas comme eux le vol des troupeaux de leurs voisins (?). Ils affirment même, quoique nous ayons eu la preuve du contraire, n’avoir pas de relations d’amitié avec eux.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXXII.

61. — TENTE TOUAREG.

Chez les Oulimminden.

Un bouclier est appuyé à la tente.

62. — CAMPEMENT DE BELLAH.

Bords du Niger.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXXIII.

Cliché Posth

63. — CAMPEMENT DE BELLAH.

Boucle du Niger.

Cliché Pasquier

64. — CAMPEMENT DE BELLAH.

Près de Gao.

Pour les tentes, il y a à signaler surtout la grande simplicité des installations touaregs ; la photographie (Pl. XXXII, phot. 61) montre à quoi elle se réduit en route ; le bouclier, appuyé contre la tente, et le méhari, indiquent suffisamment le peu de hauteur de ce logement qui ne sert qu’à donner de l’ombre. Lorsque le campement est installé pour quelques semaines, on conserve le toit de cuir, mais placé plus haut (2 m.), et on ferme les côtés au moyen de nattes ; la porte est habituellement au sud. L’installation reste cependant toujours assez primitive chez la plupart des Touaregs ; elle devient à peine un peu plus confortable dans la boucle du Niger, tout en se rattachant au même type (Pl. XXXIII).

[106]Chevalier, C. R. Ac. Sciences, 30 avril 1900. — La végétation de la région de Tombouctou, Actes du Congrès international de botanique, 1900, p. 248. — La Géographie, XVII, 3, 1908, p. 201-210, etc.

[107]On trouvera de bonnes reproductions des aspects de la végétation de ces diverses zônes dans Karsten et Schenk, Vegetationsbilder, Iena, 1906 et sv., en particulier, pour le Soudan, [4], Pl. 23 à 30 et, pour le Sahara algérien, [6], Pl. 19-24.

[108]Timetr’in est le pluriel du mot tamtek’, équivalent tamachek de r’aba, la forêt.

[109]A. Chevalier, Ass. française Av. Sc., Paris, 1900, p. 642-656.

[110]Ces beaux liserons forment, dans toutes les parties humides de la zone sahélienne, des fourrés très verts avec de grandes fleurs rouges, épanouies seulement le matin. C’est une plante toxique pour tous les troupeaux. Le poste d’Agadez l’a vérifié à ses dépens, ses chameaux, qui n’étaient pas du pays, ayant brouté ces liserons.

[111]ἔδαφος = sol. Schimper, Plant-Geography upon a physiological basis, Oxford, 1903, p. 3. — Ce néologisme s’applique aussi bien aux particularités botaniques qui dépendent de détails topographiques, qu’à celles qui ont pour cause la constitution physique ou chimique du sol.

[112]Cosson a donné, épars dans diverses autres notes, de nombreux renseignements sur la flore du Sahara.

[113]Un genre de Scrophulariées, Lafuentea, n’était connu que par une seule espèce d’Andalousie. Battandier a décrit récemment une seconde espèce de ce genre (L. ovalifolia) de l’Adr’ar’ des Ifor’as, qui est bien loin de la Méditerranée.

[114]Massart, Un voyage botanique au Sahara, Bull. de la Soc. Bot. de Belgique, XXXVII, 1898, p. 202-339, 7 planches.

[115]Le règne végétal en Algérie. Revue Scientifique, [2], XVI, 1879, p. 1205-1217.

[116]Grisebach, La Végétation du Globe, trad. Tchiatcheff, 1878, II, p. 111. — O. Drude, Manuel de Géographie botanique, trad. Poirault, 1897, p. 426.

[117]Battandier et Trabut, L’Algérie, Paris, 1898, p. 355.

[118]N’si, graminées de petite taille, du groupe des Stipées. — Acheb, toutes les autres plantes dont la venue est à la merci d’une averse.

[119]Maury, Assoc. franç. Av. Sciences, Toulouse, 1887. — Massart, l. c., et La Biologie de la végétation sur le littoral belge, Bull. Soc. Bot. de Belgique, XXXII, 1893.

[120]Mentha sylvestris est le na’na’ des Arabes qui joue un grand rôle dans la préparation du thé. Le mot tamahek, ennar’nar’ qui est visiblement le même, semble bien indiquer que la plante a été introduite.

[121]Les cryptogames du Sahara sont encore moins connus que les phanérogames ; on trouvera, dans le Bull. de la Soc. Mycologique de France, plusieurs notes de Patouillard sur les champignons du grand désert africain. Un pyrénomycète (Poronia) est connu en Nubie et sur le littoral atlantique.

[122]Je laisse complètement de côté ce qui a trait au karité et aux lianes à caoutchouc, dont l’aire d’habitat est plus méridionale. — Les cultures vivrières ont d’ailleurs un intérêt plus immédiat ; elles seules permettent un accroissement rapide de la population quand un pays est vraiment peuplé, tout le reste vient facilement.

[123]G. Rolland, Hydrologie du Sahara Algérien. — Mission A. Choisy, 1895, p. 7.

[124]Ou tekhaouit, selle de femme. On en trouvera un croquis et une description détaillée dans Benhazera (Six mois chez les Touaregs, p. 39).

[125]Foureau, Essai de catalogue des noms arabes et berbères de quelques plantes, arbustes et arbres algériens et sahariens, Paris, 1896.

[126]D’après Foureau (Cat., p. 29), mrokba ou merkeba désignerait aussi le Scabiosa camelorum Coss., plante du Sud algérien qui n’est pas connue au Sahara. Elle s’éloigne, par tous ses caractères, des graminées précédentes.

[127]En dehors des ouvrages relatifs au Sahara et au Soudan cités plus haut, j’ai pris quelques renseignements dans Bentham et Hooker, Genera plantarum, et dans Engler-Prantl, Pflanzen Familien.

[128]A. Chevalier, Bull. Soc. Bot. de France, IV, 6, 1906, p. 480-496.

[129]La véritable « myrrhe » provient d’une espèce voisine.

[130]Bull. Soc. Bot. de France, [IV], 7, 1907, p. 252-257.

[131]D’après Cosson, le dattier serait originaire des Canaries, où une sous-espèce, le Phœnix canariensis Hort, est considérée comme spontanée par Webb et Berthelot. La présence de quelques végétaux canariens au cap Blanc, les Helix fossiles des dépôts d’estuaire de Port Étienne, semblent en effet indiquer que, jusqu’au début du Quaternaire, l’archipel canarien était réuni à l’Afrique. Cependant de Saporta affirme reconnaître, parmi les Phœnix tertiaires de la Haute Italie, l’ancêtre direct du dattier.

[132]Gravier, Bulletin du Muséum, 1907, no 3, p. 218-224, une carte.

[133]Foureau, Doc. Scient. de la Mission Saharienne, t. II, p. 1055-1059 ; — De Joannis (Lépidoptères), Bull. de la Soc. entomologique de France, 1908, p. 82-83 ; — Van der Weele (Névroptères), id., 1908, p. 154 ; — Du Buysson (Hyménoptères), id., 1908, p. 131-135 ; — Lesne, Lyctus hipposideros nv. sp., Bull. du Muséum, 25 nov. 1908.

[134]Pucheran, Revue et Magazine de Zoologie, 1865.

[135]J’ai trouvé un beau varan, long de 0 m. 60, au milieu du tanezrouft de Timissao.

[136]Massart, l. c., 1898 ; — Travaux du laboratoire de Wimereux, t. VII, 1899, p. 446-451.

[137]La bibliographie des mollusques africains est déjà très riche. On trouvera l’indication des principaux mémoires dans L. Germain, Les Mollusques terrestres et fluviatiles de l’Afrique Centrale Française, in Chevalier, L’Afrique Centrale Française, 1908, p. 459-617. — Voir aussi Pallary, Mollusques tertiaires fluviatiles d’Algérie, Mém. Soc. Géol. Paléont., 1901.

[138]R. Anthony, Ann. de la Soc. royale Zoologique et Malacologique de Belgique, XLI, 1906, p. 322-430, pl. XI et XII.

[139]On les désigne très improprement au Soudan sous le nom de bancs d’huîtres. Les Ætheria appartiennent à la famille des Unionidæ, qui ne renferme que des formes d’eau douce, très éloignées par leurs caractères anatomiques des Huîtres qui, de plus, sont essentiellement marines.

[140]La grosse vipère de l’Ahaggar appartient à un genre voisin (Bitis). Elle est au moins très proche de la vipère du Gabon. Elle cause des accidents mortels même pendant les mois les plus froids (Guilho-Lohan).

[141]J’emprunte ces déterminations à Maclaud : Notes sur les Mammifères et les Oiseaux de l’Afrique Occidentale, Paris, 1906.

[142]Duveyrier signale à l’Ahaggar, d’après des renseignements indigènes, la taourit qu’il croit une sorte de loup. Je n’ai pu avoir aucune confirmation de l’existence d’un loup. Cortier [l. c. p. 362] pense que la taourirt est une hyène. — La seule rencontre dangereuse que l’on puisse faire dans l’Ahaggar est celle des hyènes qui, lorsqu’elles sont en bande, attaquent parfois des isolés. On ignore la limite nord de H. crocuta Erx. qui est, paraît-il, vraiment dangereuse.

[143]Catalogus mammalium tam viventium quam fossilium, Berlin, 1897-1899.

[144]Jean [l. c., p. 148] émet des doutes sur l’existence du lion en Aïr. Les indigènes sont très affirmatifs. Von Bary le mentionne expressément et indique qu’il a une crinière ; Foureau en a vu des traces (D’Alger au Congo, p. 344, 359).

[145]Pierre et Monteil, L’élevage au Soudan, Paris, 1905. — Dechambre, Rev. Col., 1905, p. 335 et 458.

[146]De Franco, Études sur l’élevage du cheval en Afrique occidentale, Gorée.

[147]Dinaux, Rens. coloniaux publiés par le Comité de l’Afrique française, 1907, p. 64.

[148]Pomel, Monographies des Vertébrés fossiles de l’Algérie, 2e fasc., 1893. — Flamand, De l’introduction du chameau dans l’Afrique du Nord, Paris, 1907.

[149]Leidy, Proc. of the Ac. of natural Science of Philadelphia, 1875.

[150]Les Races et les Peuples de la Terre, Paris, 1900, Appendice II, p. 667-674.

[151]Les Haoussas occupent l’Adr’ar’ de Tahoua, Zinder et s’étendent dans l’Aïr et dans la Nigeria ; ils sont très distincts, à première vue, des Bornouans et des Sonr’ai, entre lesquels ils sont enclavés. Leurs affinités sont plutôt avec les populations de l’Est africain.

[152]In Desplagnes, Le Plateau Central Nigérien, p. 87-94.

[153]Panet a publié une bonne étude sur les Touaregs du cercle de Dounzou (Revue des troupes coloniales, 1905, p. 418).

[154]La Kabylie et les coutumes kabyles, 3 vol., 1872-1873, II, p. 3.

[155]Tambari, synonyme méridional de amr’ar. Amr’ar veut dire au sens propre « quelqu’un de grand soit par la fonction sociale, soit par l’âge ». C’est l’équivalent du mot arabe cheikh (Motylinski, Dictionnaire, p. 110).

[156]Inutile de mentionner l’hypothèse fantaisiste d’après laquelle les guerriers touaregs seraient les descendants des croisés de saint Louis.


CHAPITRE V

HYDROGRAPHIE ANCIENNE

Le Taffassasset. — Le bassin de Tombouctou et le moyen Niger. — Le bassin d’Ansongo. — Le Tchad et le Bahr El Ghazal.

L’hydrographie du Sahara dans son état actuel est récente ; les preuves abondent que d’importants remaniements dans le dessin des cours d’eau sont d’hier.

Malheureusement, les lacunes de la cartographie, l’absence complète d’hypsométrie précise, et l’ignorance où nous sommes de la classification du Pleistocène et du Quaternaire de l’Afrique centrale, obligent à faire une part, peut-être trop large, aux hypothèses, dans l’exposé de l’état ancien du réseau hydrographique. Il semble cependant qu’un essai de synthèse, même très audacieux, soit le seul moyen de grouper les faits acquis et de poser nettement les problèmes.

Dans le Sahara algérien, depuis Duveyrier, le bassin de l’oued Igharghar est bien connu dans ses grandes lignes ; les patientes explorations de Foureau en ont précisé de nombreux détails et les recherches toutes récentes de Voinot nous ont bien fait connaître ses parties hautes.

Gautier a montré l’extension du bassin de la Saoura qu’il a pu suivre jusqu’à Rezegallah ; les affluents de la rive gauche de ce fleuve sont bien connus et il ne reste plus à élucider que quelques questions de détail pour que l’histoire de ce fleuve soit définitivement éclaircie : on ne sait pas encore, par exemple, si la Daoura est un bassin fermé ou un affluent de la rive droite de la Saoura.

Ces deux fleuves, l’Igharghar et la Saoura, bien vivants naguère, ont succombé l’un et l’autre dans leur lutte contre l’ensablement, mais ils sont morts sur place ; s’ils revenaient à la vie, ils reprendraient leur ancien cours. Des accidents tectoniques récents, comme le rajeunissement de la faille du Touat [Sahara algérien, p. 235], n’ont en rien modifié le dessin général des deux principaux bassins du Sahara du nord.

Le Taffassasset. — Dans le Sahara soudanais, les changements ont été plus profonds ; pendant le Pleistocène, un seul fleuve important aboutissait à l’Atlantique. Né dans les contreforts de l’Ahaggar, le Taffassasset, après avoir quitté In Azaoua, se dirigeait vers le sud en passant au voisinage de l’Aïr, dans la plaine de Talak. Un peu plus loin, les grandes vallées de l’Adr’ar’ de Tahoua, les « dallols »[157], indiquent nettement son cours et celui de quelques-uns de ses affluents ; plus au sud encore le Taffassasset se confondait avec ce qui est aujourd’hui le Bas Niger, en aval de la région du W (à la rencontre du fleuve et des quartzites de l’Atacora).

Les indications qui rendent cette reconstitution au moins vraisemblable sont nombreuses. Le dessin actuel du fleuve, tel qu’il résulte de la carte manuscrite où Cortier a résumé tous les itinéraires récents, présente deux angles presque droits : habituellement N.-S., le lit du fleuve se dirige de l’est à l’ouest, de Talak à l’Azaouak, pendant 500 kilomètres ; cette double inflexion dont l’existence paraît bien établie a besoin d’être justifiée (Carte géologique hors texte).

Les traces de changements récents dans le régime hydrographique se rencontrent à chaque pas ; au voisinage d’Agadez, le Teloua qui prend sa source dans le Baghazam, un des hauts sommets de l’Aïr, est encore assez vivant. Il a une pente notable : les observations barométriques faites à Agadez et à Assaoua donnent un chiffre voisin de 1/1000, chiffre que confirme l’état de ravinement du lit ; il s’agit donc d’un régime presque torrentiel pour la rivière principale de la plaine d’Agadez. Les affluents du Teloua, ceux de la rive gauche tout au moins, ont une pente presque nulle ; leurs lits sont à peine tracés ; à la saison des pluies, ils s’épandent en de véritables marais, transformant les parties argileuses de leur bassin en fondrières larges de plusieurs kilomètres, et dont la traversée peut devenir dangereuse. Ce n’est pas une allure normale, et d’ordinaire les affluents ont une pente plus forte que la rivière où ils se jettent.

Des exemples analogues ne sont pas rares, mais le fait qui paraît le plus décisif est à coup sûr l’existence des dallols. Le plateau calcaire et gréseux qui constitue l’Adr’ar’ de Tahoua, malgré le dur manteau de latérite qui le recouvre partout, est profondément entaillé par des vallées fort nettes, larges parfois de 5 à 6 kilomètres ; ces vallées, ces dallols, sont limitées par des falaises toujours très bien marquées et dont la hauteur dépasse parfois 100 mètres, au voisinage de Keita par exemple. Leur caractère de vallée d’érosion n’est pas douteux, et elles servent encore de collecteur au peu de pluie qui tombe sur la région ; comme toutes les rivières habituellement inactives, elles ont mal su lutter contre le vent et des dunes encombrent leur lit ; ces barrages ont déterminé l’établissement d’un certain nombre de mares et d’étangs permanents ; celui de Keita, presque un lac, est un des plus célèbres (Pl. XX). On peut suivre les principaux dallols fort loin vers le sud ; le dallol Bosso se continue jusqu’au Niger. Vers l’amont ils ne viennent de nulle part : le Goulbi n’Sokoto, qui draine les eaux de la majeure partie du Tegama, passe au sud-est de l’Adr’ar’ ; toutes les eaux du nord du Tegama sont recueillies par le kori Tamago qui, se dirigeant vers l’ouest, passe très au nord de la région de Tahoua, et, vers l’Azaouak, va rejoindre l’Ir’azar d’Agadez, et le Taffassasset qui ont recueilli toutes les eaux de l’Aïr et de l’Ahaggar : tout passage vers le nord et vers l’est est actuellement coupé aux fleuves qui ont creusé les dallols. Ces vallées sont d’ailleurs trop importantes pour être attribuées à de simples ruisseaux ; au surplus, Tahoua est dans une région où les pluies sont actuellement peu importantes : la récolte du petit mil, pourtant peu exigeant, est parfois compromise par la sécheresse, bien que toutes les cultures soient dans les vallées ; tous les ergs morts, si abondants dans la région, et le vernis qui recouvre les latérites, prouvent cependant que, pendant le Quaternaire, ce pays était un vrai désert, où la pluie était plus rare qu’elle ne l’est maintenant. Il y a à ce point de vue amélioration du climat et non péjoration et cependant, malgré ce progrès, les ruisseaux de l’Adr’ar’ sont misérables et hors de proportion avec les grands dallols.

Il faut donc que les dallols aient été creusés par des fleuves venus de loin, de régions où il pleuvait pendant le Quaternaire, c’est-à-dire du Sahara, et ceci ne peut se concilier qu’avec de profonds changements dans le régime hydrographique.

Le bassin de Tombouctou et le moyen Niger. — En 1899, Chevalier[158], herborisant aux environs de Tombouctou, trouva sur le sable une coquille marine ; quelques jours après, les indigènes lui en apportèrent un grand nombre et lui apprirent qu’elles provenaient de Kabarah où on les trouvait dans les carrières d’où était extraite l’argile qui sert à bâtir les maisons de la ville. Les coquilles seraient abondantes surtout dans une couche de sable, plus compact que celui des dunes et qui repose directement sur des argiles[159]. On a pensé d’abord que, comme aujourd’hui la caurie (Cypræa), ces coquilles avaient été apportées de la côte par les noirs et servaient de monnaie. Cette manière de voir ne paraît guère soutenable : le test est déjà modifié dans son aspect, et les coquilles de Tombouctou sont en voie de fossilisation ; elles sont loin d’avoir la fraîcheur de celles que l’on trouve en Mauritanie dans des dépôts de plage à quelques kilomètres de la côte ; Mabille avait observé que toutes sont de taille plus petite que les exemplaires originaires de l’Atlantique, dont le Muséum possède de riches séries. L’une d’elles (Marginella Egouen) mesure habituellement à l’île Gorée 9 lignes (20 mm.) d’après les indications d’Adanson [Histoire naturelle du Sénégal] ; un de mes exemplaires de Tombouctou n’a que 15 millimètres. Mais les échantillons plus nombreux qui sont, depuis, arrivés en Europe montrent à côté de formes naines des formes de taille très normale, de sorte que l’observation de Mabille perd une bonne partie de son importance. Au surplus l’abondance extrême de ces coquilles (on en trouve plusieurs dans chacune des briques de Tombouctou), ne paraît guère s’accorder avec l’idée d’un transport accidentel.

Il faut donc admettre que ces animaux ont vécu et se sont multipliés à la place où on les trouve aujourd’hui : au Quaternaire la mer a occupé le bassin de Tombouctou. Jusqu’à présent on ne connaît que peu d’espèces appartenant à cette faune. Ce sont :

Marginella marginata Born, = M. Egouen Adan.

M. pyrum Gronovius,

M. cingulata Dillwyn,

Columbella rustica Linné ;

la première seule est commune, mais toutes renferment à leur intérieur des débris indéterminables d’autres mollusques[160] (Cerithes et lamellibranches).

Les deux seuls gisements certains sont Kabarah et les berges du Faguibine, et ceci ne nous permet guère de juger quelle pouvait être l’étendue de cette mer. Heureusement quelques faits permettent tout au moins d’émettre des hypothèses vraisemblables, et d’indiquer de quel côté il faudra chercher la solution de ce problème. La petite carte de la figure 68 montre que vers le sud les terrains cristallins, depuis Tidjika (Tagant) jusqu’à Tosaye, forment une ceinture ininterrompue, d’altitude souvent notable, parfois rehaussée de plateaux de grès (Hombori), ceinture qui donne bien probablement la limite méridionale extrême du bassin de Tombouctou. Vers le nord les renseignements sont encore bien vagues ; on sait cependant d’une manière certaine que les terrains cristallins dominent dans le Rio de Oro [Quiroga] (cf. ch. I, fig. 4), et qu’on les retrouve plus au sud où ils supportent les grès dévoniens de l’Adr’ar’ Tmar [Dereims] ; on sait aussi que l’on retrouve les mêmes terrains d’El Eglab à Taoudenni, où ils disparaissent sous les calcaires carbonifères de la hammada El Haricha [Mussel] (cf. ch. I, fig. 6) ; plus à l’est l’Adr’ar’ des Ifor’as, qui se relie à l’Ahaggar, se prolonge vers l’ouest par les plateaux dévoniens du Timétrin presque jusqu’au méridien de Tombouctou, laissant, entre ces plateaux et Taoudenni, un passage pour la vallée de la Saoura, passage où l’on a signalé des grès (Infracrétacé) et des dépôts de sebkha. La région circonscrite par ces terrains anciens correspond en gros au Djouf et à l’Azaouad.

Il est hors de doute que, pendant le Pleistocène, l’Atlantique empiétait largement sur la Mauritanie et qu’un golfe s’étendait au moins à 200 kilomètres dans l’intérieur des terres : des coquilles marines à peine fossiles (Senilia senilis ?) abondent jusqu’à Aleg ; il est possible que, passant entre l’Adr’ar’ Tmar et le Tagant, ce golfe ait été rejoindre la mer de Tombouctou. A défaut de preuves directes, que l’ignorance où nous sommes, même de la géographie de ces régions, empêche de donner, on peut remarquer que, si l’on connaît d’innombrables exemples de transport de mollusques par les oiseaux, ces exemples portent sur des formes d’eau douce qui vont ainsi d’une mare à l’autre, ou bien sur des formes de lagune, des formes d’eau saumâtre, comme le Cardium edule L. des chotts algériens, qui sont adaptées à des variations considérables dans la température et dans la composition chimique, dans la salure du milieu qu’ils habitent. Pour les espèces littorales, mais franchement marines, comme le sont les Marginelles, on a pu parfois, avec beaucoup de patience, habituer quelques-unes d’entre elles à vivre dans de l’eau un peu plus ou un peu moins salée que l’eau de mer ; mais elles ne s’y reproduisent pas. L’abondance des fossiles à Tombouctou semble donc indiquer que l’eau y avait la même composition et la même constance de température que dans l’Atlantique, ce qui ne peut guère s’expliquer que par une communication directe entre le Djouf et l’Océan.

Tombouctou est à environ 250 mètres au-dessus de la mer, mais cette différence de niveau n’est pas une objection : près de Reggio, en Calabre, des assises marines du Quaternaire ancien sont à plus de 800 mètres d’altitude, et l’on connaît sur le littoral de l’Angola des sables à Senilia senilis, l’une des espèces les plus communes du golfe quaternaire de Mauritanie, qui forment le couronnement de falaises hautes de 200 mètres.

Fig. 68. — Les massifs anciens et les bassins de l’Afrique occidentale.

A ce golfe marin du Quaternaire ancien, peut-être partagé en deux lobes, dont l’un, Taoudenni, recevait la Saoura et l’autre, Faguibine, le Niger, a succédé au moins dans sa partie méridionale un lac de grande étendue.

Récemment en effet, Dupuis Yakouba a recueilli dans l’Azaouad où on les trouve partout répandus sur le sol, entre les dunes, une série de mollusques d’eau douce qui, d’après l’examen de L. Germain, rappellent de très près la faune des eaux stagnantes du Tchad ; les affinités avec les espèces ou les variétés du Niger, pourtant tout proche, sont beaucoup moins marquées. Cette absence de formes d’eau courante est une bonne confirmation de l’existence d’un lac succédant à la mer à marginelles et dont le Faguibine et les lacs voisins sont le dernier reste.

En même temps que s’interrompaient les communications avec l’Atlantique, dans la partie nord de l’ancien golfe, mal alimentée par la Saoura, s’accumulait le sel qui est actuellement exploité dans les salines de Taoudenni et de Tichitt.

Tout ceci est encore évidemment bien hypothétique ; les faits positifs font défaut, le Djouf est inexploré. L’origine de la falaise d’El Khenachiche, qui semble un accident très important, est singulièrement obscure ; mais il fallait poser le problème.

L’existence de ce golfe quaternaire, si elle était démontrée, rendrait assez vraisemblable, pendant l’Éocène et peut être le Crétacé supérieur, une communication directe entre le bassin de Tahoua et le Sénégal (chap. II) : entre le Silurien de Tosaye et l’Adr’ar’ des Ifor’as passent en effet les calcaires à huîtres et à oursins que l’on peut suivre jusqu’à Mabrouka et jusqu’au voisinage de Bemba, en plein cœur du bassin de Tombouctou, semblant jalonner vers l’ouest une communication directe avec l’Atlantique.

Quoi qu’il en soit de ces dernières hypothèses dont la solution appartient à l’avenir, l’existence d’une mer quaternaire à Tombouctou à laquelle, à une époque plus récente, a succédé un lac, dont les régions lacustres sont les derniers témoins, paraît bien établie. La Saoura venant du nord, le Tamanr’asset descendu de la Coudia, et l’oued Ilock, qui prend sa source dans l’Adr’ar’ des Ifor’as, y aboutissaient ; il n’est pas téméraire de penser qu’il en était de même du Niger.

Le cours moyen de ce fleuve, de Koulikoro à Tosaye, présente des particularités très remarquables.

En amont du Macina, le Niger a toutes les allures d’un vieux fleuve fidèle à sa vallée qu’il occupe depuis longtemps ; il est profondément encaissé ; au-dessus du lit actuel, on distingue toute une série d’anciennes terrasses qui racontent les progrès lents de l’érosion ; à côté de ces caractères d’ancienneté, les nombreux rapides qui, au sud de Koulikoro, entravent souvent la navigation sont un indice de rajeunissement. En aval de Tosaye et surtout d’Ansongo, le Niger a des berges fort nettes ; son cours présente d’innombrables rapides ; il est en plein travail et ceci est un signe de jeunesse ; des vallées suspendues, parfois à une vingtaine de mètres au-dessus du fleuve, ne s’y raccordent pas et semblent appartenir à un autre âge et probablement à un autre réseau hydrographique.

R. Chudeau. — Sahara Soudanais. Pl. XXXIV.

Cliché Pasquier

65. — CHALANDS SUR LE NIGER. RÉGION DE GAO.

La rive droite, qui forme le fond, ne présente pas de relief.

Cliché Posth

66. — LA VALLÉE DU NIGER ET LE VILLAGE DES TIRAILLEURS, VUS DU POSTE DE BOUREM.

On voit nettement les divagations du fleuve.

Dans son cours moyen (fig. 65, p. 175), dans le bassin de Tombouctou, le fleuve semble ne pas avoir de passé ; c’est à peine même s’il a un présent. Il s’étale en marécages immenses et s’égare en d’innombrables marigots qui, dans la région lacustre surtout, forment un absurde réseau ; à certaines saisons, dans quelques-unes de ses branches, il lui arrive de refluer sur lui-même. Dans tout ce bief, long de plus de 800 kilomètres, la pente est nulle et l’eau s’écoule à peine. Au mois d’août, en pleine crue, sa vitesse ne dépasse pas 6 kilomètres à l’heure : c’est la vitesse du Rhône en temps ordinaire, vitesse qui est souvent triplée (18 km.) en temps de crue. Quelques photographies, en particulier celle de la planche XXXIV (phot. 66), montreront combien le cours du Niger est mal défini.

Le seuil de Tosaye, où le Niger quitte le bassin de Tombouctou, est d’une importance capitale ; au delà du seuil, le courant devient plus fort ; la rupture de pente est bien accusée. Cependant, en des pays moins plats, ce point serait à peine remarqué ; le pittoresque y est médiocre ; rien qui puisse être appelé une gorge, encore moins un défilé ; l’érosion n’a fait qu’échancrer l’arête cristalline, y creusant des falaises de quelques mètres ; le temps lui a manqué pour faire plus grand. L’eau n’y trouve encore qu’un écoulement difficile et lent et s’accumule en amont en masses énormes, surtout dans la région lacustre.

On a encore peu de renseignements sur les lacs qui s’étendent sur la rive droite du fleuve, entre le Niger et Hombori ; Desplagnes [Le Plateau central nigérien] en a donné une carte, mais sans explication ; ceux de la rive gauche (Faguibine, Horo) sont mieux connus[161].

Un fait assez imprévu, et qui semble bien établi par les mesures concordantes des lieutenants Figaret et Villatte, est que le Faguibine est en contre-bas d’une dizaine de mètres relativement au Niger. Malgré le sens de la pente, les crues du fleuve, qui varient de 5 à 8 mètres, ne suffisent pas à remplir chaque année cette importante dépression. Quelques barrages de médiocre importance s’y opposent, apportant une bonne confirmation à l’idée du desséchement en quelque sorte mécanique du Sahara [cf. t. I, ch. II].

Cette irrégularité dans les crues se traduit par de grandes variations dans l’état des lacs et dans la richesse du pays. Lenz, en 1880, ne mentionne que quelques étangs autour de Ras El Mâ ; il est possible que ses guides l’aient trompé et lui aient soigneusement caché la nappe d’eau principale ; mais il est plus vraisemblable, et mieux d’accord avec les traditions indigènes, qu’il est passé dans la région à un moment de grande sécheresse. D’après le chef du village de Fatakara, ce n’est que trois ans après la venue du voyageur allemand que les Daounas, stériles depuis de longues années, purent être ensemencés. Pendant quelques années, les récoltes furent superbes.

En 1894, le Faguibine était un grand lac : Hourst y a vu une énorme nappe d’eau, sur laquelle il lui paraissait dangereux de naviguer dans une barque non pontée ; en 1905, son niveau avait baissé de 7 m. 50 et Ras El Mâ était à 30 kilomètres de la rive ; parfois même, assurent les indigènes, il ne reste du Faguibine que quelques débris dans les parages des rochers de Taguilem, où les fonds ont quelque profondeur.

Villatte pense qu’un canal de 8 kilomètres de long, reliant le Fati au Télé, permettrait aux eaux du Niger de pénétrer tous les ans jusqu’au Faguibine, assurant une fertilité régulière à d’immenses territoires ; il ne semble pas qu’au point de vue technique l’établissement de ce canal puisse présenter de difficultés.

Avant de l’entreprendre toutefois il sera prudent d’être mieux fixé sur les régions qui sont situées au nord et à l’ouest du Faguibine. La dépression du Djouf est en contre-bas d’au moins une centaine de mètres et il est à peu près certain que le Niger y a autrefois abouti [cf. t. I, p. 55]. Il ne faudrait pas oublier l’exemple qu’a donné récemment le Colorado qui, profitant d’un canal de dérivation, a failli abandonner le Pacifique pour créer un lac important dans le Salton Sink[162] ; il serait plaisant, sous prétexte d’irriguer les Daounas, de renvoyer le Niger dans son ancien lit et de ruiner une bonne partie de l’Afrique occidentale.

Les Maures affirment en effet qu’un chenal continu, partant de Ras El Mâ, relie la Faguibine à Oualata ; le service géographique des colonies (Carte au 2000000e, feuilles 1 et 2) a tenu compte de ce renseignement et figure le Dahar Oualata en falaise, qu’elle prolonge au nord-ouest jusqu’à Tichitt, en plein Djouf.

Diverses légendes confirment d’ailleurs cette ancienne direction du Niger ; on a conservé le souvenir d’une époque où le Niger, ou, pour mieux dire, un de ses bras, un marigot, se remplissait parfois jusqu’à Araouan ; des ruines sont connues dans le Djouf ; près d’Oualata, il existerait deux villes importantes aujourd’hui abandonnées ; entre Araouan et Taoudenni, Ed Denader aurait été peuplé par les Kel Antasar. Cette précision relative semble indiquer qu’il s’agit d’une ruine récente ; le desséchement du pays serait d’hier.

Cependant une autre tradition, dont je dois l’indication à Gsell, permet de croire que depuis fort longtemps le Niger a cessé de couler du sud au nord. Hérodote [livre II, chapitre XXXII] raconte l’histoire de cinq jeunes gens de la tribu des Masamons qui, partis du littoral de la Grande Syrte, traversèrent, pendant de longs jours, le désert en marchant vers le couchant : ils arrivèrent ainsi dans un pays où il y avait des arbres et qu’habitaient des nains de couleur noire qui les firent prisonniers. Ces nains leur firent traverser, par de longues marches, des marécages et les conduisirent dans leur capitale, qu’arrosait un grand fleuve où se jouaient des crocodiles, et qui coulait de l’ouest vers l’est. On ne voit guère que le Niger qui corresponde à ces indications ; la présence de pygmées dans la partie occidentale du Soudan est d’accord avec les légendes que Desplagnes a recueillies [Le Plateau central nigérien, p. 69 et 71] ; leur souvenir est resté assez vivant dans le plateau nigérien d’où ils auraient été refoulés dans la grande forêt équatoriale à une époque assez récente.

Il serait dangereux d’attribuer à ce récit une grande importance, mais il serait puéril de le rejeter a priori.

Le phénomène de capture qui s’est produit à Tosaye n’est pas douteux ; il s’agit là probablement d’un événement géologiquement récent : le récit d’Hérodote est peu clair, les traditions indigènes sont plus nombreuses et plus précises ; elles sont d’accord avec la présence de ruines et avec les faits géographiques ; on peut donc admettre, avec quelque vraisemblance, que le changement de lit du Niger n’est pas très vieux et que l’archéologie permettra peut-être de dater avec quelque exactitude cette importante modification des conditions de la vie dans le bassin de Tombouctou. Elle serait, d’après Desplagnes, antérieure au Néolithique africain qui est sans doute bien récent.

Bassin d’Ansongo. — Que se passait-il entre le bassin du Niger et celui de Taffasasset, alors qu’ils étaient distincts ?

J’ai déjà mentionné précédemment l’existence de vallées suspendues le long du Niger entre Niamey et Gao. Ces vallées sont en général assez larges, bien encaissées dans des berges élevées parfois de 5 à 6 mètres (fig. 79, p. 275).

Leur hauteur au-dessus du Niger est très variable ; près de Gao, elles sont à 4 ou 5 mètres au-dessus du niveau du fleuve ; à Ansongo, le poste est bâti sur des graviers à 7 mètres au-dessus du Niger ; il y a 80 kilomètres entre Gao et Ansongo et le fleuve ne présente pas de rapides.

Plus au sud, vers Niamey, les vallées suspendues dominent le fleuve d’une trentaine de mètres ; il y a entre Ansongo et Niamey 280 kilomètres et de très nombreux rapides. Les altitudes n’ont été déterminées qu’au baromètre ; elles accusent une cinquantaine de mètres de différence entre Gao et Niamey, au niveau du Niger. Il est impossible d’en conclure quoi que ce soit sur les niveaux relatifs des vallées suspendues et de savoir si celles de Niamey sont au-dessus ou au-dessous de celles de Gao. La cartographie de ces régions est encore trop sommaire pour que l’on puisse savoir si ces vallées suspendues s’arrêtent au Niger ou si elles le traversent et se continuent au delà du fleuve : j’en ai aperçu d’assez nombreuses sur chaque rive, mais ce n’est pas d’une pirogue que l’on peut les étudier sérieusement.

Plus au sud, Hubert a observé des faits analogues, sur lesquels il donne peu de détails.

Malgré ces incertitudes, ces vallées sont cependant la preuve d’un changement profond dans le régime des cours d’eau de la contrée, soit qu’elles n’aient jamais eu de rapport avec le Niger, soit qu’elles en soient d’anciens affluents.

Ce bassin, dont Ansongo occupe le centre, semble assez bien délimité vers l’ouest par l’arête cristalline qui va de Tosaye à Hombori ; partout ailleurs ses limites sont assez indécises : ce coin de la boucle du Niger a été encore à peine parcouru.

En tous cas ce bassin est mal modelé ; il est occupé par un grand nombre de mares, Merri, Doro, Gossi qui, d’après les renseignements qu’a bien voulu me donner le capitaine Aymard, sont, à la saison des pluies, de véritables lacs dont le périmètre dépasse 100 kilomètres ; à la fin de la saison sèche, elles n’ont plus que quelques lieues de tour. Le Telemsi est jusqu’à présent le moins mal connu des fleuves de ce bassin ; prenant sa source dans l’Adr’ar’ des Ifor’as, il contient parfois de l’eau dans des mares, mais ne coule plus ; il se raccorde fort mal avec ceux de ses affluents de la rive droite qui prennent leur source au nord du Bourem ; Combemorel [Comité Af. française, janv. 1909] met bien en évidence ce caractère hétérogène du réseau.

Il est assez vraisemblable, sans qu’il soit possible pour le moment d’en donner la preuve positive, que ce bassin d’Ansongo a été un bassin fermé, intercalé entre le Niger et le Taffassasset.

Comme agents du modelé, les bassins fermés sont des outils médiocres ; ils ne peuvent subsister que dans les régions où les pluies sont rares, et à cette cause d’infériorité manifeste, ils ajoutent encore leurs propres effets. Lorsqu’un fleuve se jette dans la mer, les sédiments qu’il y apporte ont un volume parfois considérable, mais à coup sûr négligeable devant le cube de l’Océan ; dans un bassin fermé, il n’en est plus de même et toutes les fois que le fleuve travaille, il surélève lui-même son niveau de base aux dépens des matériaux qu’il a arrachés aux parties les plus hautes de son bassin, deux actions dont les effets s’additionnent pour diminuer la pente du fleuve et restreindre sa puissance ; il est impossible aux affluents d’une mare de remonter leur tête bien loin et tous les phénomènes de capture ont chance de se faire à leurs dépens.

Le Taffassasset était bien placé pour sortir vainqueur de la lutte ; s’il faut en croire Hubert [Thèse, p. 155] les fleuves côtiers du Dahomey portent la trace d’un abaissement de 40 mètres de leur niveau de base, aussi tous présentent-ils, à leur sortie de la région cristalline, une rupture de pente très nette. Quoique l’invariabilité de niveau, affirmée par Hubert, de la plate-forme ancienne, depuis l’Éocène, soit peu vraisemblable, le rajeunissement de tous les cours d’eau du Dahomey paraît bien établi. L’embouchure du Taffassasset en était trop proche pour que le fleuve n’ait pas puisé dans ce mouvement négatif une nouvelle vigueur. L’un de ses affluents attaquant l’Atacora, créait le W et pénétrait au cœur du bassin d’Ansongo.

La masse d’eau qu’il y trouvait lui permettait de remonter rapidement sa source et de rejoindre à Tosaye le Niger, qui probablement déjà venait s’étaler paresseusement, à l’époque des crues, sur toute la surface du bassin de Tombouctou, vaste plaine sans relief où aucun obstacle ne pouvait l’arrêter.

Ce qui n’était d’abord qu’un petit affluent de l’ancien Taffassasset, devenait la branche maîtresse du réseau ; le dallol Bosso, profitant du nouvel état de choses, prenait une grosse importance et peut-être, dès la capture du bassin d’Ansongo, décapitait, au nord de Tahoua, le Taffassasset et obligeait tous les oueds descendus de l’Aïr ou de l’Ahaggar à abandonner les dallols de l’Adr’ar’ de Tahoua.

Pour agir ainsi, il fallait que tous ces fleuves soient encore bien vivants et ceci nous reporterait à l’époque où les oueds sahariens étaient encore de vrais cours d’eau, à l’époque du Néolithique africain. L’étude du Niger donne peut-être une date plus rapprochée, mais sa capture est postérieure à celle du bassin d’Ansongo. Peut-être n’est-il pas absurde de penser que la suppression des grands lacs du Djouf, suppression qui a dû suivre la capture du Niger, a pu avoir une répercussion sur le climat du Sahara et diminuer de quelques tornades la quantité de pluie qui tombait sur l’Ahaggar. Le Taffassasset coule encore parfois jusqu’à In Azaoua où les puits sont peu profonds (7 m.). Peut-être faudrait-il peu de chose pour lui rendre la vie.

D’autres hypothèses sont possibles. Le lieutenant Dulac croit que, autrefois, le Niger passait au sud du plateau de Bandiagara ; il a pu suivre en tous cas une vallée bien tracée, se dirigeant vers l’est et qui pouvait avoir abouti vers Say ou Niamey ; il attribue ces changements hydrographiques à des mouvements tectoniques et aussi à des accidents volcaniques dont la région de Hombori présenterait, paraît-il, des traces (communication verbale).

Les mouvements tectoniques récents ne sont pas rares en Afrique ; la faille du Touat en est une preuve [cf. t. I, p. 236] ; les Senilia senilis de l’Angola forment une plage soulevée à 200 mètres. Nul doute qu’ils n’aient aidé certains phénomènes de capture et qu’ils n’en aient entravé d’autres.

Je n’ignore pas que cet essai de synthèse est trop hardi et dépasse largement ce que l’on peut légitimement déduire de quelques faits d’observation.

Il importait surtout de bien mettre en évidence l’ampleur des modifications que le réseau hydrographique a subies au Soudan ; il était nécessaire d’attirer l’attention des chercheurs sur ces questions si complexes, pour la solution desquelles les efforts d’un grand nombre ne seront pas inutiles.

Le Tchad et le Bahr El Ghazal. — Le bassin du Tchad n’est encore que partiellement connu ; le Chari et ses affluents, la Komadougou et le lac lui-même ont été relevés avec soin et l’on en peut dresser une carte d’ensemble avec une certitude suffisante. Au nord-est du Tchad les données sont beaucoup plus imprécises.

Avoisinant le lac à l’est, un plateau d’élévation moyenne assez faible, long de 200 kilomètres du nord-ouest au sud-est, et large de 150, porte différents noms correspondant à divers aspects topographiques : le Chittati, tout proche du Tchad, est caractérisé par des cuvettes fermées, en général elliptiques, en contre-bas du plateau ; la falaise atteint parfois 50 à 60 mètres. Dans le Kanem, les dépressions, longues de 6 à 7 kilomètres, sont généralement orientées nord-sud et voisines les unes des autres. Des dunes élevées, hautes parfois de 100 mètres et fixées maintenant par la végétation, donnent au Manga son principal caractère [Freydenberg, Thèse, p. 56, 74].

Ce plateau tranche très nettement par la nature de son sol sur les dépôts d’alluvions, argileux et sableux, qui, à partir du 9° Lat. N., forment la plaine où, sans thalwegs bien définis, serpentent les principaux affluents du Tchad ; le Kanem est peut-être un témoin des grès et argiles du Tegama.

A l’est de ce plateau se trouvent quelques dépressions qui, jadis, ont été des lacs.

L’Egueï, large d’une trentaine de kilomètres, s’étend, du nord-ouest au sud-est, sur une longueur de 150 kilomètres ; un peu plus loin se rencontrent le Toro et le Bodelé, à contours encore mal précisés ; passant au sud du Kanem et de l’Egueï, un sillon, le Bahr El Ghazal, est creusé depuis le Tchad jusqu’au Bodelé qu’il vient rejoindre dans la région du Djourab.

Nachtigal, le premier, a vu ces régions ; il y a signalé des coquilles et des débris de poissons. Ces dernières années, l’Egueï et le Bodelé ont été étudiés à nouveau par Mangin ; les Melania et les vertèbres de poissons qu’il en a rapportées, montrent bien que ces dépressions étaient récemment encore occupées par d’importantes nappes d’eau douce et qu’elles faisaient partie d’un plus grand Tchad.

Toute cette zone de bas-fonds, d’anciens marais, paraît nettement limitée vers le nord ; une série de hauteurs, où plusieurs oueds, dont le moins mal connu est le Tin Toumma[163], prennent naissance, s’étend de Dibbela au Tibesti et sépare le bassin de Bilma de celui du Tchad ; vers le sud, le lac Fittri, alimenté par le Batha qui descendait de l’Ouadaï, et la dépression que Chevalier désigne sous le nom de lac Baro, ont été en relation évidente d’affluent avec le Tchad.

Vers le nord-est les choses sont beaucoup plus obscures ; le Tibesti, dont certains sommets atteignent 2700 mètres, forme un massif important de grès dévoniens (?) couronnés de formations volcaniques. Cette haute barrière s’approche vers le sud-est de l’Ennedi, région élevée qui semble se relier au Darfour. D’après les renseignements du capitaine Cornet, Freydenberg [Thèse, p. 78] indique que la partie occidentale de l’Ennedi, la seule connue, est un pays de plateaux formés d’assises gréseuses, bariolées et dures ; ces plateaux sont entaillés de profondes vallées qui se dirigent vers le Bahr El Ghazal.

Entre le Tibesti et l’Ennedi se place une région relativement basse, riche en eau, le Borkou, où l’on compte quelques oasis. Les renseignements géologiques relatifs au Borkou sont peu nombreux et vagues ; on y a signalé des grès durs, analogues à ceux de l’Ennedi, (Dévonien ?) et des grès tendres, argileux, maculés d’oxyde de fer (Crétacé ? Éocène ?). Nachtigal mentionne expressément, au sud-ouest du Borkou, une arête abrupte haute d’une trentaine de mètres, l’Amanga. Contre l’Amanga s’appuient des formations calcaires riches en coquilles [l. c., p. 430].

Tout cela est bien flou et apporte peu de lumières sur une des questions les plus obscures encore de la géographie africaine.

On ne sait pas encore, d’une façon positive, si le Tchad est le centre d’un bassin fermé ou si, comme le pensait Nachtigal, le Bahr ne serait pas son émissaire.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de savoir si actuellement le Bahr El Ghazal coule vraiment vers l’est, mais bien si la pente générale des vallées est vers l’est, et si ce ne sont pas des phénomènes de barrages du lit par des actions éoliennes, ou des phénomènes de capture en amont du Tchad, qui ont arrêté dans leur marche vers l’est les eaux du Chari et de la Komadougou. L’exemple du Faguibine montre nettement que, aux confins du désert, un fleuve peut abandonner son ancien lit, sans qu’il y ait inversion de la pente.

Un fait d’une importance capitale et qui avait déjà frappé Nachtigal est que les eaux du Tchad sont douces ; elles restent buvables même pendant les périodes de sécheresse. On ne peut invoquer l’absence de sel dans la région : les mares à natron abondent au voisinage et donnent lieu à d’importantes exploitations à Buné, à Gourselik, dans le Chittati, etc.

Les eaux de rivière contiennent toujours, en solution, des matières salines et si le Tchad est un bassin fermé, toutes celles qu’ont charriées, depuis des siècles, les divers affluents du lac, ne peuvent se trouver que dans le Tchad. Il est possible de se rendre compte de la rapidité avec laquelle peut s’accroître la salure du lac sous cette seule influence.

Toutes les observations recueillies, et les traditions indigènes citées par Freydenberg, sont d’accord pour montrer que si le Tchad présente d’une année à l’autre de grandes variations de niveau, il reprend cependant périodiquement les mêmes contours ; on peut donc admettre qu’en moyenne, il reçoit annuellement autant d’eau de ses affluents qu’il en perd par évaporation. Supposons en outre que les années où il est le plus bas, il conserve encore autant d’eau qu’il en perd par évaporation ; il est probable, d’après les données d’observation, les sondages surtout, qu’il en conserve beaucoup moins, ce qui rendrait l’accroissement de la salure plus rapide encore.

Ceci nous permet de mettre le problème en équation ; appelons s la surface moyenne du lac, h la hauteur d’eau qui s’évapore chaque année ; sh sera le volume d’eau évaporé annuellement et aussi celui que les affluents amènent au lac ; 2 sh sera le volume moyen des eaux du lac.

A défaut d’analyse des eaux du Chari et de la Komadougou, nous savons que les eaux douces renferment en moyenne 18100000 de matières salines dissoutes ; le chiffre le plus élevé 66,5100000 est fourni par les eaux qui ont circulé sur des graviers ou des alluvions, le plus faible 5,94100000 par les eaux de sources, issues des granites et des gneiss. Si nous prenons ce dernier chiffre, la quantité de sel que chaque année ses affluents amènent au Tchad sera sh 5,94100000

L’eau de mer contient 351000 de matières dissoutes ; l’équation

sh 5,94100000 x = 2 sh 351000

nous donnera donc le nombre d’années, x, nécessaire pour que le Tchad soit aussi salé que l’Océan, si le double mécanisme de l’apport d’eau par les affluents et de son enlèvement par évaporation, était seul en jeu. On trouve ainsi une douzaine de siècles ; les eaux qui contiennent 61000 de sels sont réputées tout à fait inbuvables, même au Sahara : il suffirait de 200 ans pour arriver à cette salure.

Deux corrections, de même sens, allongeraient un peu ce délai ; il faudrait tenir compte de la petite quantité d’eau presque pure que la pluie tombant sur le lac apporte au Tchad : cette quantité est certainement inférieure à 0 m. 50 et l’évaporation enlève plus de 2 mètres d’eau. Sur les bords du lac, dans les parties desséchées, un peu de sel peut être entraîné au loin par les coups de vent, mais cette correction, difficile à calculer, est probablement négligeable.

Ces deux causes ne suffiraient probablement pas à doubler le nombre de siècles nécessaires pour transformer le Tchad en un lac salé.

Ce nombre (deux siècles) est en somme assez faible, et le fait que les eaux du Tchad restent buvables, prouve qu’un mécanisme doit intervenir, qui empêche l’accumulation du sel dans le lac.

Le capitaine Dubois[164] suppose que le sel va se déposer sur les bords du Tchad dans des golfes souvent à sec : « le Tchad se dénatronise automatiquement par le seul jeu de ses crues et de ses décrues ». L’enseigne de vaisseau d’Huart a exprimé la même idée, en la précisant davantage : « Le fait que le Tchad crée autour de lui une série de mares littorales qui se séparent petit à petit de la masse principale par des cordons sablonneux, et qui ne s’alimentent plus qu’aux hautes eaux, jusqu’à leur isolement complet et définitif, explique à la fois et la création des nappes de natron et la douceur des eaux du lac. Le Tchad se dessale dans les mares qui, se trouvant à la périphérie, reçoivent toutes les matières lourdes en suspension entraînées par la masse des eaux[165] ».

Cette explication n’est peut-être pas suffisante ; les habitants des îles du Tchad, pour qui le natron est un objet d’échange important, le recherchent avec soin, souvent assez loin de la côte ; « un des points les plus importants où l’on en trouve, à Kelbouroum, est à deux jours de marche dans l’intérieur » du Kanem [Destenave, l. c.] ; Freydenberg [Thèse, p. 53] cite, entre le pays de Foli et le Tchad, au voisinage immédiat du lac, entre N’Gouri et Massakory, une région où les mares à natron sont abondantes et donnent lieu à une exploitation assez active : le grand marché de natron se tient à Wanda.

Combien de sel se dépose dans les mares de la périphérie du Tchad ? La superficie du lac est d’environ 20000 kilomètres carrés ; en admettant une évaporation de 1 mètre seulement par an, et, pour les matières salines amenées par les affluents 5,94100000, la quantité de sel apportée annuellement au lac serait, en tonnes

20000 × 1000[165] × 5,94100000

c’est-à-dire plus de un million.

Les chiffres de Nachtigal donneraient un tonnage plus élevé ; il avait calculé que le Tchad recevait annuellement 100 kilomètres cubes d’eau, dont 60 fournis par le seul Chari qui amènerait à lui seul plus de 3 millions de tonnes de matières salines dans le lac.

Il est difficile de se faire une idée exacte de la quantité de sel retiré des eaux du Tchad par le commerce.

Il est douteux que le chiffre en soit important : d’après le commandant Gadel, les caravanes enlèvent annuellement de Bilma, qui est un marché considérable, environ 4000 tonnes de sel, dont une bonne partie est vendue au Bornou, sur les bords du lac ; le commerce de Taoudenni donne des chiffres analogues : il est vraisemblable que l’exportation du Tchad est aussi misérable, et cependant les produits naturels ne lui suffisent pas : tout autour du lac, des villages vivent de la fabrication du natron qu’ils préparent par lessivage des cendres du Salvadora persica ; le produit ainsi obtenu est plus riche en potasse que le natron des mares, mais les indigènes n’y regardent pas de si près et se dispenseraient de ce travail s’ils pouvaient l’éviter.

Le fait que le natron de Wanda, comme le sel du Kaouar, est vendu jusqu’au Bornou, est un indice certain de l’absence ou de l’extrême rareté de mares exploitables sur la rive occidentale du lac.

Il y a donc en somme quelques points des bords du Tchad où le sel se dépose ; le phénomène n’est pas général. Dans les régions où il se produit, il est insignifiant puisqu’il ne suffit pas à alimenter le commerce si réduit de l’Afrique centrale et qu’aux produits naturels du sol, il faut ajouter les fruits de l’industrie.

Que le mécanisme, indiqué par Dubois et d’Huart, enlève régulièrement un peu de sel au Tchad, cela n’est pas douteux, mais il n’en résulte pas que ce mécanisme soit suffisant pour maintenir douce l’eau du lac. Il y a trop de disproportion entre les chiffres du sel amené par les affluents et du sel enlevé par l’industrie ; ces chiffres ne sont pas du même ordre de grandeur.

Il faut donc admettre que le sel s’en va autrement et l’on ne voit guère d’autre solution possible que l’existence d’un émissaire du lac. Nachtigal avait attribué ce rôle au Bahr El Ghazal, et c’est en effet le seul fleuve dont le rôle soit discutable : tous les autres, morts ou vivants, sont certainement des affluents du lac.

Que la douceur des eaux du Tchad ne puisse bien s’expliquer que par l’existence d’un effluent, c’est déjà un argument d’un grand poids, mais l’étude du Barh El Ghazal lui-même peut seule être décisive.

Un premier point n’est pas douteux : pendant les grandes eaux du Tchad, le Bahr El Ghazal se remplit et les eaux gagnent vers le nord-est. Tahr, un chef du Dagana, racontait en 1823 à Denham que le lac s’écoulait bien autrefois par cette rivière qui allait se perdre dans un lac qui s’était desséché depuis peu ; Tahr ajoutait que les débordements du lac diminuaient tous les ans d’importance ; les dires des indigènes recueillis par Freydenberg confirment ce point : vers 1830 le lac a été à sec, ce qui a permis aux Bouddoumas d’aller piller le Bornou. Vers 1851[166], à l’époque du passage de Barth et d’Overweg, le lac au contraire était très haut et envahissait le Bahr El Ghazal ; il en était de même en 1870 et les indigènes espéraient que le Bodélé allait être inondé (Nachtigal) et qu’on pourrait comme au milieu du XVIIIe siècle aller au Borkou en pirogue.

Il est inutile de multiplier ces exemples : toutes les fois qu’il y a une grande crue du lac, et ces crues sont périodiques, le trop-plein se déverse dans le Bahr El Ghazal, mais ceci ne prouve rien sur le sens de la pente : quand la Loire donne, ses affluents sont obligés de rebrousser chemin.

Les mesures d’altitude sont encore rares et aucune n’a été faite par des méthodes précises. Cependant Nachtigal et le capitaine Mangin ont trouvé tous les deux que la pente était vers le nord-est : le Toro et le Djourab seraient l’un et l’autre à une centaine de mètres au-dessous du Tchad. Malgré l’incertitude qui entache les indications des anéroïdes, incertitudes qu’aggravent encore l’absence d’observatoires fixes et par suite de corrections, il est impossible de négliger ces données. Freydenberg fait remarquer que le Tchad est entouré d’une ceinture de dunes ; l’observation est exacte, mais il a tort d’en conclure que le Tchad est un centre de basses pressions ; toutes les dunes que j’ai vues, de Woudi à Kouloua, près du rivage nord du lac, ont leur pente douce tournée vers le Tchad c’est-à-dire vers l’est à Woudi, vers l’ouest à Kouloua ; s’il en est ainsi partout, le Tchad serait un centre de divergence du vent, par suite un centre de hautes pressions ; si les observations de Mangin et de Nachtigal ont été faussées par cette cause, les différences d’altitude qu’ils ont trouvées seraient trop faibles, et la pente vers le nord-est serait encore plus marquée qu’ils ne l’ont indiqué.

Il convient d’ajouter toutefois que les dunes qui entourent le Tchad ont leurs sommets arrondis, qu’elles sont fixées par la végétation : ce sont des dunes mortes, témoins d’un régime antérieur. Si le Tchad a été autrefois un centre de hautes pressions, il n’est pas certain qu’il le soit encore ; les observations météorologiques anciennes de Barth et de Nachtigal, résumées par Schirmer, celles plus récentes de Foureau, sont d’accord avec les observations de Freydenberg et les miennes pour indiquer, dans la région du Tchad, grande prédominance des vents du nord-est, prédominance qui est la règle dans la majeure partie du Sahara.

Le capitaine Mangin a recueilli, entre l’Egueï et le Toro, un certain nombre de cailloux roulés dont la position est indiquée avec précision sur une des cartes qu’a publiées Freydenberg[167]. Ces cailloux sont des grès et des calcédoines qui ne peuvent guère provenir que du Tibesti ; cela prouve que le Bahr El Ghazal recevait des affluents de ce massif montagneux ; je ne crois pas que l’on en puisse rien déduire sur le sens dans lequel coulait le Bahr El Ghazal.

Le commandant Bordeaux précise cet argument ; il note que le lit du Soro (Bahr el Ghazal) au voisinage du Tchad, est exclusivement argileux ; à mesure que l’on va vers le nord-est, on y rencontre du sable et même, dans l’Egueï et la dépression de Broulkoung, des cailloux roulés[168]. La remarque est intéressante, mais non décisive : à sa sortie du Léman, où les eaux se sont décantées, le Rhône ne charrie que du limon. Un peu plus loin, ses affluents, descendus des Alpes, lui apportent des graviers et des galets. Il faut attendre, pour se prononcer en toute certitude, un levé plus complet et plus détaillé du réseau hydrographique au nord-est du Tchad.

Il est impossible de conclure d’une manière ferme, mais l’idée que le Bahr El Ghazal est un affluent du Tchad, semble avoir pour elle deux arguments importants : les observations barométriques concordantes de Nachtigal et de Mangin, et la douceur relative des eaux du lac.

Si le raisonnement et les calculs qui ont conduit à attribuer une valeur capitale à l’absence, ou, tout au moins, à la rareté du sel sont corrects, on pourrait pousser plus loin l’induction, bien que la méthode soit dangereuse. Nulle part, entre le Tchad et le Borkou, on ne connaît de dépôts de sels assez considérables pour donner lieu à un grand commerce ; on cite seulement deux points, Dini et Arouellé, où le sel soit exploité dans l’Ennedi, au sud du cours probable du Bahr el Ghazal [Bordeaux, l. c., p. 220]. Les plantes signalées dans la région (irak, doum, hâd, tamarix) sont celles des terrains à peine salés. Au surplus, dans l’Egueï, les puits qui sont situés sur les bords de la dépression sont natronés et l’eau qu’ils contiennent est imbuvable ; ceux qui sont au milieu, dans la partie qui a été la mieux lavée, dans le thalweg, contiennent seuls de l’eau douce ; Mangin attribuait, à juste raison, une grande importance à cette remarque ; elle tendrait à prouver que le sous-sol du pays contenait primitivement du sel, et que seul le temps a manqué au Chari et au Bahr El Ghazal pour l’entraîner plus loin. Les mares à natron du Manga peuvent conduire à une conclusion analogue qui n’est pas en désaccord avec le peu que l’on sait de la géologie de ces régions : la mer les a couvertes pendant le Crétacé et le Nummulitique, mais c’était une mer peu profonde, une mer continentale sur les bords de laquelle un régime lagunaire pouvait facilement s’établir. Ainsi donc, nous pouvons suivre le Bahr El Ghazal jusqu’au Borkou, sans trouver de points où ait été déposé le sel qu’il entraînait ; au delà c’est l’inconnu, mais Mangin avait appris de ses informateurs indigènes qu’une piste, jalonnée de nombreux points d’eau, allait du Borkou vers l’est ; la description semble indiquer le lit d’un oued qui, passant entre le Tibesti et l’Ennedi, prolongerait jusqu’au centre du désert libyen le Bahr el Ghazal. Il semble peu probable que ce fleuve soit arrivé au Nil ; il y a 1500 kilomètres du Borkou, dont l’altitude est de 200 mètres (au plus), à la première cataracte (97 m.). La pente, voisine de 1/25000, suffit pour permettre l’écoulement d’un fleuve, mais elle est trop faible pour qu’il puisse lutter contre l’ensablement ; de plus la rive gauche du Nil est bordée de plateaux, et l’on ne voit pas où aurait été le confluent.

La Méditerranée est encore plus loin que le Nil, la pente par suite plus faible ; rien n’indique qu’entre l’Égypte et Ben Ghazi se soit jamais jeté un fleuve important.

Il semble plus vraisemblable que le Bahr El Ghazal, s’il a jamais réussi à franchir la barrière du Tibesti et de l’Ennedi, ait déposé le sel dans quelque chott du désert de Libye, désert dont l’étude est encore à peine ébauchée.

Les causes qui ont arrêté les eaux du Chari dans leur marche vers le Borkou, sont celles que nous avons déjà trouvées pour la plupart des oueds du Sahara : les indigènes avaient affirmé à Barth que les communications entre le lac et le Bahr El Ghazal avaient été interrompues par une dune ; il est vraisemblable aussi que les alluvions amenées au lac et qui ont créé toutes les îles du Tchad n’ont pas été étrangères à l’obstruction de l’émissaire. L’état de choses actuel serait en grande partie attribuable à des causes mécaniques.

Une autre cause a pu intervenir et rendre le fleuve moins apte à lutter contre ses alluvions. Barth avait déjà indiqué que par le Toubouri, les eaux du Logone, le principal affluent du Chari, s’écoulaient parfois par le Bénoué et gagnaient ainsi l’Atlantique. Le Toubouri a été revu depuis par le capitaine Lœffler en 1900, par la mission Lenfant et plus récemment par la mission Moll[169]. Il s’agit bien d’une dépression reliant les deux bassins hydrographiques ; à la saison sèche, les parties les plus basses sont occupées par une série de lacs, larges parfois de 3 à 4 kilomètres et dont la longueur peut atteindre 15 à 20 km.

A la saison des pluies, tous ces lacs se confondent en un seul qui, par la plaine d’Eré, est en relation avec le Logone ; le courant est en général dirigé vers le sud-est, vers le Bénoué ; il est parfois cependant inversé et le trop-plein se déverse dans le bassin du Tchad. Le résultat final de la lutte entre les deux fleuves n’est pas douteux ; le Mayo Kabbi, qui est le déversoir régulier du Toubouri, descend brusquement du plateau Laka par les chutes Gauthiot, et ce supplément d’énergie lui permettra certainement de décapiter le Logone. Bien que, au point de vue des ravitaillements, on ait singulièrement exagéré l’importance de cette communication, il est nettement acquis qu’une partie des eaux, qui jadis allaient au Tchad, se dirigent maintenant vers l’Atlantique ; cette fraction ne pourra que s’accroître.

Cette saignée n’a pu qu’affaiblir le Bahr El Ghazal : les crues du Tchad perdent de leur puissance et n’ont plus assez de vigueur pour chasser les obstacles qui barrent le cours de l’effluent.

Nous prenons là, en quelque sorte sur le fait, l’impuissance des bassins fermés à se défendre longtemps contre les phénomènes de capture.

Le capitaine Meynier, dans une très intéressante étude sur le régime hydrographique du Soudan [Rev. Col., V, 1905, p. 257-264], avait fait ressortir la fréquence des coudes en forme de crosses qui font revenir sur leurs pas un grand nombre de fleuves du Soudan ; l’exemple du Niger est typique ; le Sénégal coupe, entre Billy et Médine, les montagnes du Bambouk par une série de chutes dont l’origine paraît récente ; dans le territoire de Zinder, le Taffassasset, après avoir coulé du nord au sud, s’infléchit vers l’ouest, puis se rabat vers le sud ; plusieurs de ses affluents, comme le Goulbi n’Kaba, présentent à un moindre degré le même caractère.

Presque tous les fleuves soudanais, d’abord entraînés par la pente générale du terrain vers le nord, dans la région déprimée où ont pu pénétrer les mers du Crétacé et de l’Éocène, rebroussent chemin au contact du désert. Comme dans le Sahara algérien, le sable engorge les chenaux ; les sédiments amenés par le fleuve dans des bassins de petite étendue relèvent le niveau de base, diminuent la pente et enlèvent au fleuve une partie de sa vigueur ; il se forme ainsi une série d’obstacles de plus en plus difficilement franchissables, et depuis le Macina nigérien jusqu’au Bahr El Ghazal nilotique, en passant par le Tchad, les eaux stagnent et forment une série de marais.

Mais par surcroît, un élément nouveau intervient au Soudan. En Algérie, les fleuves tributaires de la Méditerranée, mal alimentés par des pluies insuffisantes, ont un débit médiocre ; ils sont d’assez maigres outils d’érosion. Même, s’il faut en croire Grund[170], quelques-uns auraient succombé dans la lutte et auraient été décapités par des affluents des Chott.

Au Soudan, au contraire, la saison des pluies amène de violents orages ; l’érosion y acquiert une grande intensité, d’autant plus efficace qu’entre l’Atlantique et les hautes plaines de la zone sahélienne il n’existe aucune barrière montagneuse comparable à l’Atlas algérien (fig. 8, p. 14). Dans ce pays sans grand relief, les puissantes rivières méridionales, alimentées par les tornades tropicales qui, tombant sur un sol le plus souvent imperméable, déterminent des crues violentes, étendent fort loin leur bassin ; par une puissante érosion régressive, elles attaquent les derniers tributaires du Sahara et par de multiples captures tendent à les faire tous rentrer dans le bassin de l’Atlantique.

[157]On écrit aussi « Dalhol ». — Monteil [De Saint-Louis à Tripoli, p. 197] donne un croquis géographique qui montre bien l’importance de ces vallées.

[158]C. R. Ac. Sc., 15 avril 1901.

[159]Chevalier, Un voyage scientifique à travers l’Afrique occidentale, Annales de l’Institut colonial de Marseille, 1902, p. 104.

[160]Germain, in Chevalier, L’Afrique Centrale française, p. 462.

[161]Villate, La Géographie, XV, avril 1907, p. 253-260.

[162]La Géographie, XV, avril 1907, p. 299-302.

[163]Tin Toumma s’applique à la fois à une région du nord du Tchad et au fragment d’oued qui la traverse.

[164]Dubois, Annales de Géographie, XII, 1903, p. 353.

[165]D’après Cel Destenave, Revue générale des Sciences, XIV, 1903, p. 652.

[166]Barth, Reisen, 1857, IV, p. 437.

[167]La Géographie, XV, 1907, p. 163.

[168]Id., XVIII, 4, 1908, p. 224.

[169]Bull. Comité de l’Afr. fr., 1904, p. 186 ; — 1907 (Rens. col.), p. 224 ; — 1907, p. 387, etc.

[170]Die Probleme der Geomorphologie am Rande von Trockengebieten, Sitz., KK. A. W. Wien, XV, 1906, p. 525-543.


CHAPITRE VI

LES DUNES FOSSILES

Les extensions du désert. — Les ergs morts. — Leur âge.

Les extensions du désert. — A lire la plupart des auteurs qui se sont occupés du Soudan, il semblerait établi que, depuis un petit nombre de siècles, le désert s’étend rapidement et gagne de plus en plus vers le sud. Ce serait, si elle était démontrée, une affirmation grave et qui enlèverait tout intérêt aux efforts considérables qui sont actuellement faits pour tirer partie de nos possessions soudanaises.

Heureusement, les faits invoqués semblent pouvoir donner lieu à une interprétation différente et moins fâcheuse pour l’avenir.

Les habitants de Zinder savent qu’il y a quelques années, une source existait auprès de leur village ; elle s’est tarie vers 1891. Gouré, dont Barth (1850) a vanté l’importance (9000 habitants) et la richesse en eau, n’est plus guère qu’un pauvre village (600 habitants en 1905) qui se meurt de soif. On sait que le climat de France et de la Méditerranée n’a pas varié au moins depuis l’époque romaine ; cependant des périodes plus sèches ou plus humides ont été mises en évidence : l’étude des changements de niveau de la Caspienne, celle des glaciers et de leurs crues ont été singulièrement fécondes à ce point de vue.

Les observations de Barth et les souvenirs des indigènes montrent peut-être tout simplement que, au Soudan comme en Europe, les premières années du XXe siècle ont été moins pluvieuses que le milieu du XIXe siècle. Les traditions indigènes, recueillies par Freydenberg, sur les oscillations du Tchad sont conformes, elles aussi, à la loi de Brückner, d’accord par suite avec ce que l’on connaît en Europe.

La décadence évidente de certaines villes de l’Aïr (Agadez, Asoday), l’abandon complet de certaines autres (Es Souk dans l’Adr’ar’, Takaredei dans l’Aïr) ne peuvent guère être attribués, en toute certitude, à une aggravation séculaire de la sécheresse ; ces villes n’ont jamais été que des relais de caravanes et des entrepôts de marchandises ; leur ruine a suivi l’abandon de routes commerciales que l’insécurité du pays, variable avec des causes purement humaines, rendait trop dangereuses.

La ruine des villages qui, au temps de la splendeur du royaume sonr’ai, étaient nombreux à l’est de Gao, est due à l’invasion des pasteurs touaregs : la région qu’occupent actuellement les Oulimminden est très analogue au Mossi ; l’eau s’y trouve à peu de profondeur (de 2 à 20 m.) ; les terres cultivables y existent en grande quantité : elles conviendraient surtout à la culture du petit mil dont on trouve partout quelques pieds, poussés au hasard d’une graine échappée d’un sac : il ne manque à cette région, pour être encore fertile, que d’être habitée par des sédentaires [cap. Pasquier[171]].

Inversement on a opposé à plusieurs reprises [Schirmer, Le Sahara, p. 92 ; de Lapparent, Traité de Géologie, 5e édition, p. 142] l’état de sécheresse du Tin Toumma (au nord du Tchad) au moment du voyage de Barth (juin 1855), à l’aspect verdoyant que lui attribue Rohlfs (juillet 1866) ; le Tin Toumma est en dehors de la zone des pluies régulières qui au Tchad ne commencent qu’en juin ; il suffit d’ailleurs d’un orage accidentel pour amener un pareil changement, en deux ou trois semaines tout au plus, dans la végétation du pays[172].

Les ergs morts. — A côté de ces faits qui peuvent s’expliquer facilement par des oscillations à courte période du climat, il existe des preuves certaines qu’à une époque antérieure, et peut-être pas trop lointaine, la zone qui, vers le 15° de Lat. N., s’étend de la région du Tchad jusqu’au littoral de l’Atlantique, a été un véritable désert.

La plus décisive de ces preuves est l’existence d’un certain nombre d’ergs, comparables par la surface qu’ils recouvrent à ceux du Sud algérien et qui, depuis leur formation, ont été remaniés par la pluie, fixés par la végétation, de sorte que l’on peut les considérer comme des ergs morts, des ergs fossiles.

Les dunes qui entourent le Tchad, à l’ouest et au nord tout au moins, appartiennent à cette catégorie, de même que celle du Kanem et du Chittati [Freydenberg]. Plus à l’est, dans l’Egueï et le Bodelé, il y a quelques dunes mobiles, mais Nachtigal a jugé que ce fait méritait d’être signalé expressément.

Un massif de sable important, assez compact, commence à Chirmalek ; sa limite méridionale est indiquée en gros par une ligne droite, allant de Chirmalek au sud du Mounio (100 km.). Vers le nord, il s’appuie sur le Koutous et peut être suivi au moins jusqu’aux campements tebbous de Tassr et de Dalguian (150 km.). Les dunes de cet erg, basses et assez espacées vers l’est, deviennent plus importantes vers l’ouest, au voisinage du Mounio, comme à Dalguian. J’ai compté six bras d’erg entre Boulloum et Dalguian (10 km.) dont les sommets, malgré les pertes qu’ils ont subies, ont encore 10 à 15 mètres de haut. Quelques dunes sont un peu plus élevées, comme celle qui, visible d’une quinzaine de kilomètres, signale les puits de Tassr. Toutes les dunes de cet erg indiquent qu’à l’époque où elles se sont formées, les vents dominants soufflaient, comme aujourd’hui, d’entre est et nord-est.

Fig. 69. — Répartition des Ergs.

Séparé du Mounio par la plaine de Nogo, un autre erg s’appuie à l’ouest sur les massifs d’Alberkaram et de Zinder ; sa superficie est à peine moindre que celle du précédent, et il semble se relier, en passant au sud du massif ancien d’Alberkaram, à l’erg qui s’étend de Zinder à l’Adr’ar’ de Tahoua.

Les dunes existent, nombreuses aussi, dans les terrains de parcours des Oulimminden entre Gao et l’Azaouak, où Pasquier ne mentionne, comme relief, que des buttes de sable et des plateaux latéritiques.

Elles couvrent la majeure partie du bassin de Tombouctou où elles s’étendent au nord jusque vers Taoudenni. Cortier et Nieger ont décrit avec soin ces bras d’ergs qui s’étendent de l’est à l’ouest avec une grande régularité sur plus de 100 kilomètres. L’orientation de ces dunes, perpendiculaires à la plupart de celles que l’on observe au Sahara, est très remarquable ; elle le devient davantage encore par le fait que, au sud d’Araouan, toutes les dunes fossiles ont leur versant abrupt sur le nord ; entre Araouan et Taoudenni au contraire, les dunes vivantes ont leur versant abrupt vers le sud. Il n’est pas légitime d’en conclure, avec Cortier [La Géographie, XIV, 1906, p. 341], à l’existence d’un centre de dépression vers Araouan, puisque les deux ergs ne sont pas contemporains ; mais il est intéressant de constater qu’aux vents du sud, qui dominaient autrefois dans la région, se sont substitués des vents venant du nord.

Des ergs fossiles existent aussi en Mauritanie et au Sénégal ; dans cette dernière région, à la faveur de pluies plus abondantes, les formes sont devenues presque méconnaissables. Il a fallu les travaux de précision et les recherches attentives du capitaine Friry pour enlever toute hésitation : les amas de sable dont il m’a montré les coupes dans les tranchées toutes fraîches du chemin de fer, auprès de Thiès, ne peuvent être interprétés que comme des dunes fossiles, maintenant très étalées.

On sait que les dunes, dont la réunion constitue un erg, ne peuvent se former que dans des conditions bien déterminées : il faut d’abord du sable suffisamment fin qui, dans le Sahara tout au moins, semble toujours provenir des alluvions de fleuves aujourd’hui desséchés ; il faut de plus une sécheresse assez grande pour que les alluvions, devenues impropres à toute végétation, ne soient retenues par aucune racine. Le vent intervient alors ; il entraîne au loin, en les soulevant parfois à une grande hauteur, les fines poussières argileuses qui sont l’origine des brumes si fréquentes au Sahara méridional et au Soudan ; il laisse en place les cailloux et les graviers qui donnent naissance aux regs, si caractéristiques du désert, enfin il traîne le long du sol, sans le soulever de plus de quelques mètres, le sable, l’accumulant le long des obstacles où s’édifient des dunes ; ces dunes sont fixes dans leur position, si l’obstacle qui leur a donné naissance est fixe lui-même, ce qui semble être le cas le plus fréquent pour les dunes continentales un peu hautes, qui ne sont le plus souvent que des collines ou des plateaux ensablés[173]. Mais si la dune est fixe, les matériaux qui la constituent, au moins à la surface, sont remaniés et renouvelés à chaque coup de vent : la forme est toujours rajeunie et les arêtes, les sifs, conservent toujours une grande netteté [cf. t. I, Pl. III et X].

On connaît aussi le profil habituel d’une dune : du côté du vent, une pente assez douce, sous le vent, une paroi presque verticale de quelques mètres, au pied de laquelle commence un talus de sable éboulé, incliné d’environ 45°. En plan, la forme théorique, en croissant (Barkane) semble très rare au Sahara, comme partout : jusqu’à présent, je ne l’ai vue bien développée que dans la région du cap Blanc où des barkanes typiques assez nombreuses atteignent une hauteur de 10 mètres, et sur des dunes insignifiantes, hautes de quelques centimètres, dans la vallée de l’oued Botha. Lorsque cette forme manque, la dissymétrie de la dune reste cependant toujours reconnaissable ; il n’y a d’ailleurs pas lieu d’insister sur des notions aussi classiques [Sokolow, Die Dünen, Berlin, 1894].

On sait moins comment les dunes se modifient, lorsque disparaissent, ou s’atténuent, les conditions qui leur ont donné naissance.

Les vraies dunes, les dunes vivantes, ont une surface et pour ainsi dire un épiderme parfaitement glabre et prodigieusement délicat. Les moindres caprices du vent s’y inscrivent au moyen de rides légères, et le passage des plus petits insectes, en menus caractères cunéiformes, couvrant le sable de jolies arabesques ; la fuite d’une gazelle détermine des éboulements sérieux et à la place d’une empreinte fine et délicate, chaque pas laisse une trace énorme, un entonnoir d’une dizaine de centimètres ; le passage d’un homme ou d’un méhari détermine de véritables effondrements qui rendent la marche dans l’erg singulièrement pénible. Surtout la crête, presque tranchante, qui forme le sommet de la dune est en équilibre particulièrement instable : lorsque par hasard, une caravane est obligée de la franchir, il suffit de quelques hommes pour l’abattre : quelques coups de pieds la font écrouler et permettent d’établir, sans gros effort, une piste accessible aux chameaux.

Cette crête ne peut évidemment subsister qu’à condition de se régénérer constamment.

Lorsque, dans une région de dunes, un climat humide, même légèrement, envahit le désert, la pluie a plusieurs effets : agissant par érosion, elle tend à étaler le sable et à substituer au profil typique de la dune vivante (fig. 70) un profil plus flou et des formes plus adoucies. Si ce mécanisme était seul en jeu, les dunes disparaîtraient rapidement sans laisser aucune trace ; mais à côté de son œuvre de destruction, la pluie provoque deux sortes de phénomènes qui ont, l’un et l’autre, pour effet de consolider le sable : à chaque averse, l’eau de pluie, plus au moins chargée d’acide carbonique, dissout dans le sol le carbonate de chaux et d’une manière générale tous les sels solubles ; dès que le soleil se montre à nouveau, la surface tend à se dessécher ; de l’eau, chargée de sel, vient, par capillarité, remplacer sans cesse l’eau évaporée et abandonne à son tour le calcaire qu’elle tenait en dissolution, donnant ainsi naissance à un grès plus ou moins bien cimenté. Ce mode de fixation est bien connu en Europe : dans la Méditerranée orientale notamment, on exploite souvent un grès tendre, assez facile à travailler, le « poros », qui provient de dunes consolidées.

Pobéguin[174] a montré récemment, sur le littoral du Maroc, des exemples fort nets de cette fixation des dunes. Une observation précise, faite dans la cour du caïd Si Aissa ben Omar, montre que ce phénomène peut se produire rapidement : des silos, creusés depuis moins de dix ans, sont partiellement tapissés d’une croûte calcaire et portent quelques stalactites. Bien que, dans cet exemple, il ne soit pas question de dunes, les conclusions que l’on en peut tirer sont évidemment applicables à la vitesse de lapidification du sable.

Au Sahara, le calcaire est rare, mais dans certains cas tout au moins le fer peut le remplacer : beaucoup de grès ferrugineux superficiels (latérite), analogues à ceux que l’on connaît dans quelques dunes des côtes d’Europe, n’ont pas d’autre origine (cf. chap. VIII, II). Sur les bords du Niger, les preuves de ce fait abondent ; parfois même, comme entre Gao et le Tondibi, les concrétions ferrugineuses sont intercalées en plein sable.

Ces concrétions sont quelquefois le seul témoin qui reste d’une dune disparue : on peut les trouver sur n’importe quelle roche, argile ou granite même, qui n’ont pu leur donner naissance ; souvent la position où on les trouve exclut toute possibilité de transport par l’eau : Gautier a noté, dans le sud de l’Adr’ar’, un lambeau de ces grès latéritiques, niché au pied et à l’abri d’une protubérance rocheuse sur les flancs de laquelle ils remontaient, dans une position qui eût admirablement convenu à une petite dune dont ils étaient sans doute le résidu, position qui rend inadmissible leur genèse par l’eau courante.

Même lorsque les éléments minéraux, nécessaires à la formation du ciment d’un grès, font défaut, la pluie fixe la dune en favorisant le développement de la végétation ; les beaux travaux qui, depuis Brémontier, ont permis d’arrêter les ravages des dunes sur les côtes d’Europe, permettent de ne pas insister sur l’efficacité de ce mode de fixage.

Dans toute la zone où les pluies tropicales se font régulièrement sentir, le sol, pendant la saison d’hivernage tout au moins, est complètement couvert d’herbe ; les arbres y persistent seuls en saison sèche et le sol, tassé par la pluie, fixé par l’entrelac des racines, est tout aussi résistant qu’un autre à la marche : il ne reprend sa mobilité que sur quelques pistes trop fréquentées, surtout sur celles que les Européens ont voulu perfectionner, en les rendant aussi nues qu’une grande route de France.

Malgré tous ces changements que la pluie a amenés avec elle dans les vieux ergs du Soudan, les dunes sont encore bien reconnaissables à la nature de leur substance qui est du sable pur, à la dissymétrie de leur relief, à l’incohérence des mamelons et des creux qui nulle part ne s’ordonnent en un système hydrographique défini ; les pistes y ont une allure toute particulière « en montagnes russes » et l’ensemble reproduit très exactement les formes topographiques des forêts de pins des Landes, bien que les arbres de la forêt de Tombouctou, ni d’aucune forêt du Soudan, ne soient comparables, ni comme grandeur ni comme densité, à ceux des pignadars.

Parfois la topographie devient très compliquée, surtout lorsque, aux dunes mortes anciennes, viennent se superposer des dunes plus récentes. Les exemples de ce fait ne sont pas très rares au Soudan et j’en ai noté de fort nets auprès de Bemba, mais les plus intéressants, ou tout au moins ceux que j’ai pu étudier de plus près, sont en Mauritanie.

Sur le littoral de l’Atlantique, de Saint-Louis jusqu’au delà de Nouakchott, la mer recule d’une façon constante depuis fort longtemps et les lignes de rivages successives sont marquées par des chaînes côtières parallèles entre elles et à la côte, et séparées par des plaines, les aftoutt, larges de quelques kilomètres. La dune littorale actuelle, le « sbar », est formée par les vents d’ouest, par la brise de mer, et il en a été de même des chaînes de l’intérieur, qui, lors de leur naissance, étaient littorales. Mais dès que l’on s’éloigne un peu du rivage, les vents d’ouest perdent rapidement de leur intensité et le premier rôle passe au vent d’est ou du nord-est.

J’ai observé, auprès de Boguent, la disposition qui est schématisée figure 70, 2 et 3. En β, une dune ancienne, couverte d’euphorbes, appartient aux ergs fossiles ; elle dessine encore fort nettement un croissant à concavité tournée vers l’est. La dune α, de formation récente, lui est adossée ; son arête est très vive et aucune végétation n’y pousse. C’est dans l’angle sud de l’x, formé par les deux croissants, que se trouvent les puits de Boguent.

A Nouakchott (fig. 70, 4) les faits sont tout aussi nets, bien que les deux dunes soient moins distinctes : la dune nouvelle n’est encore qu’un appendice de l’ancienne : la photographie (Pl. XXIII, phot. 43) montre que le flanc oriental, celui qui est abrupt, est très attaqué par le vent d’est qui prend la dune à rebrousse-poils : les euphorbes sont déchaussées. Les exemples d’érosion éolienne sont rarement aussi manifestes ; peut-être le voisinage du poste et les nécessités de la cuisine ne sont-ils pas étrangers à cette ampleur inusitée de l’effet du vent, qu’arrête mal une végétation devenue trop clairsemée.

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