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Molière - Œuvres complètes, Tome 2

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«Dignes d'être des dieux foulées,
»De marbres extrêmement beaux,
»De fontaines et de canaux,
»De parterres, de balustrades;
»De rigoles, jets d'eau, cascades,
»Au nombre de plus d'onze cents,»

la comédie des Fâcheux fut représentée. L'ordre secret d'arrestation lancé contre le surintendant fut suspendu; et l'on alla, dit encore le journaliste,

«.    .    .     sous une feuillée
»Pompeusement appareillée,
»Où, sur un théâtre charmant,
»Dont à grand peine un Saint-Amant
»Un peu Ronsard, un peu Malherbe,
»Figureroit l'aspect superbe
»(Sur ce théâtre, que je dis,
»Qui paraissoit un paradis),
»Fut, avec grande mélodie,
»Récitée une comédie,
»Que Molière, esprit pointu,
»Avoit composée impromptu.»

L'esquisse, improvisée en quinze jours par Molière, apprise en trois jours par sa troupe, était un chef-d'œuvre en son genre. Il avait puisé, pour l'accomplir, dans son érudition, dans ses souvenirs et dans sa passion. Les contre-temps de la vie, la difficulté d'atteindre un but désiré; les nouveaux ridicules d'une cour pleine de mouvement et de jeunesse; les originaux qui se montraient en relief au milieu de ce monde élégant, voilà le sujet de l'œuvre. Molière savait qu'en France, pays de sociabilité par excellence, un original est un fâcheux qui déplaît à tout le monde; il savait aussi qu'une discipline sociale, stricte et brillante à la fois, allait bientôt s'établir et bannir les originaux comme autant d'ennemis publics. Dans un vieux canevas italien, le Case svaliggiate, ovvero gli interrompimenti di Pantalone, se trouve le rôle de Pantalon qui, sur le point, comme dit la Fontaine, «de se rendre à une assignation amoureuse», est interrompu par toute sorte de gens. Molière s'en empare. Il se rappelle aussi la vive satire où Horace[54] punit le bavard qui l'a escorté malgré lui; et l'autre satire où Mathurin Régnier[55] raille cet importun qui l'a suivi jusque chez sa maîtresse. Sur ces premières assises l'édifice léger s'élève. Molière fait entrer en scène, et en première ligne, Armande, l'enfant coquette, d'une beauté si attrayante et qui allait le martyriser; Armande, habituée aux hommages, et qui s'accommode mal de la jalousie de Molière et de ses fureurs; puis la belle mademoiselle Duparc, danseuse célèbre et beauté à la mode, au port de reine; mademoiselle Debrie, d'une humeur plus indulgente et moins bien partagée de la nature; enfin, lui-même, Éraste, bouillant d'amour, sur le point d'épouser celle qu'il aime, entravé par mille obstacles, arrêté par mille fâcheux et réussissant à les mettre en fuite. Il dispose, on le voit, de ses acteurs, comme le peintre des couleurs de sa palette; il y mêle, artiste passionné, ce qu'il a de plus intime, son propre sang et ses propres larmes.

Pour consoler la jalouse Madeleine, beauté de quarante-trois ans, majestueuse encore et qui n'a point de rôle dans l'ouvrage, elle sera la Naïade sortant d'une coquille de nacre aux yeux de l'assemblée; elle annoncera l'œuvre du poëte et semblera la reine du magnifique séjour[56].

Que de difficultés vaincues! Le champ devient libre, et Molière s'y élance avec une hardiesse et un tact incomparables. Depuis la représentation des Précieuses, il a entre les mains des notes critiques et des portraits de caractères que lui livrent, sur leurs rivaux et leurs amis, tous les gens de la cour. Il en use, et il fait un choix parmi les ridicules qui lui sont signalés. Le roi lui-même, après la représentation, daigne lui indiquer un original qu'il a oublié, le chasseur forcené, M. de Soyecourt. Il devient ainsi de plein droit le premier ministre comique de Louis XIV, l'organe de ses vues, le régulateur moral de la société renouvelée.

Celui qui, dans l'École des Maris et les Précieuses, a frappé les hargneux, les pédantes et les mécontents de l'ancienne cour, attaque cette fois, d'une main légère, mais sûre, les écervelés de la cour nouvelle, leurs rencontres bruyantes, leurs cris quand ils s'embrassent, la prétention des faiseurs de projets, l'audace des solliciteurs, tout ce qui devait être insupportable au nouveau maître. Initié aux secrets de Saint-Germain et aux faiblesses du roi que mademoiselle de la Vallière captivait, le poëte glisse obscurément dans les scènes d'amour quelques paroles attendries sur les secrètes douceurs que le «mystère réserve aux cœurs bien épris.» Le jeune souverain voyait ses intérêts servis, sa politique sociale aidée et devinée, jusqu'aux fibres secrètes de son cœur délicatement touchées par ce comédien modeste. La protection du roi, depuis ce moment, n'abandonna plus Molière. Comme la Fontaine, comme Boileau, Louis XIV comprit «que c'était là son homme.» Dès lors Molière poursuivit librement sa carrière, à titre d'aide de camp, si l'on peut parler ainsi, de ce roi qui pétrissait la cour et la France dans un moule d'unité brillante. Marquis et tartufes ne purent prévaloir.

Les Fâcheux, improvisés par le grand artiste, manquaient d'intrigue et d'intérêt. Il créa pour cette pièce à tiroirs de nouvelles ressources et comme une harmonie nouvelle: peintre, musicien, danseur, décorateur, il distribua ses groupes, composa la scène, arrangea les plans, moins au point de vue du drame proprement dit que sous celui de l'art plastique. A l'instar des Italiens, qu'il aima toujours, il fit entrer des danseuses sur la scène, et mêla au dialogue du drame l'action vive du ballet. C'était donner à son œuvre un horizon pittoresque et la grâce animée d'un tableau demi-flamand, comme le faisait Karl Dujardin.

Ce petit chef-d'œuvre fut admiré des courtisans, qui se jouaient eux-mêmes; non-seulement ils avaient donné les notes et préparé la comédie; mais le théâtre était de plain-pied avec les spectateurs; «de côté et d'autre, mêmes hommes, mêmes canons, mêmes plumes, mêmes postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on se tait, on écoute; et que, là où il figure imité, on parle, on agit, on fait rire[57]

Celui qui donnait la fête, le rival de Louis XIV, fut arrêté un mois après; le nouveau siècle avançait dans sa voie, l'unité royale se dessinait, et l'autorité du poëte comique grandissait avec elle.


AU ROI

Sire,

J'ajoute une scène à la comédie; et c'est une espèce de fâcheux, assez insupportable, un homme qui dédie un livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à Votre Majesté que ce que j'en ai fait n'est pas tant pour lui présenter un livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette comédie. Je le dois, Sire, ce succès qui a passé mon attente, non-seulement à cette glorieuse approbation dont Votre Majesté honora d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l'ordre qu'elle me donna d'y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées elle-même, et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer, Sire, que je n'ai jamais rien fait, avec tant de facilité, ni si promptement, que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. J'avois une joie à lui obéir qui me valoit bien mieux qu'Apollon et toutes les Muses; et je conçois par là ce que je serois capable d'exécuter pour une comédie entière, si j'étois inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois; mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne là l'ambition de mes souhaits; et je crois qu'en quelque façon ce n'est pas être inutile à la France que de contribuer[58] quelque chose au divertissement de son roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle ni d'étude, mais seulement par un mauvais destin qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui, sans doute affligeroit sensiblement.

Sire,

De Votre Majesté,

Le très-humble, très-obéissant, et très-fidèle serviteur et sujet,

J.-B. P. Molière.


AVERTISSEMENT


Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c'est une chose, je crois, toute nouvelle, qu'une comédie ait été conçue, faite, apprise, et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l'impromptu, et en prétendre de la gloire, mais seulement pour prévenir certaines gens, qui pourroient trouver à redire que je n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville; et que, sans épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de temps qui me fut donné, il m'étoit impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit nombre d'importuns, et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j'avois à paraître; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier nœud que je pus trouver. Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvoit être mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles. Le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve que d'en défendre un qu'il condamne.

Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée; et cette fête a fait un tel éclat, qu'il n'est pas nécessaire d'en parler; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu'on a mêlés avec la comédie.

Le dessein étoit de donner un ballet aussi; et, comme il n'y avoit qu'un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits: de sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie: mais, comme le temps étoit fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourroit chercher quelques autorités dans l'antiquité; et, comme tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres choses qui pourroient être méditées avec plus de loisir.

D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit de ville, et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il se trouvoit là seul, et manquoit de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle sembloit attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a vue; et l'agréable naïade[59] qui parut dedans s'avança au bord du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson avoit faits[60] et qui servent de prologue.


PROLOGUE

Le théâtre représente un jardin orné de termes et de plusieurs jets d'eau.

UNE NAÏADE, sortant des eaux dans une coquille.

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand roi du monde,
Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.
Faut-il, en sa faveur, que la terre ou que l'eau
Produisent à vos yeux un spectacle nouveau?
Qu'il parle ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible:
Lui-même n'est-il pas un miracle visible?
Son règne, si fertile en miracles divers,
N'en demande-t-il pas à tout cet univers?
Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,
Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste:
Régler et ses États et ses propres désirs;
Joindre aux nobles travaux les plus nobles plaisirs;
En ses justes projets jamais ne se méprendre;
Agir incessamment, tout voir et tout entendre,
Qui peut cela peut tout: il n'a qu'à tout oser,
Et le ciel à ses vœux ne peut rien refuser.
Ces termes marcheront, et, si Louis l'ordonne,
Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.
Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez;
Je vous montre l'exemple, il s'agit de lui plaire.
Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,
Et paroissons ensemble aux yeux des spectateurs,
Pour ce nouveau théâtre, autant de vrais acteurs.

Plusieurs dryades, accompagnées de faunes et de satyres, sortent des arbres et des termes.

Vous, soin de ses sujets, sa plus charmante étude,
Héroïque souci, royale inquiétude,
Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment
Son grand cœur s'abandonne au divertissement:
Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,
Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,
Faire obéir les lois, partager les bienfaits,
Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,
Maintenir l'univers dans une paix profonde,
Et s'ôter le repos pour le donner au monde.
Qu'aujourd'hui tout lui plaise et semble consentir
A l'unique dessein de le bien divertir!
Fâcheux, retirez-vous, ou, s'il faut qu'il vous voie,
Que ce soit seulement pour exciter sa joie.

La naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paroître, pendant que le reste se met à danser aux sons des hautbois, qui se joignent aux violons.


PERSONNAGES     ACTEURS
DAMIS, tuteur d'Orphise. L'Espy.
ORPHISE. Mlle Molière.
ÉRASTE, amoureux d'Orphise. Molière.
ALCIDOR, fâcheux.  
LISANDRE, La Grange.
ALCANDRE,  
ALCIPPE,  
ORANTE, Mlle Duparc.
CLIMÈNE, Mlle Debrie.
DORANTE,  
CARITIDÈS,  
ORMIN,  
FILINTE,  
LA MONTAGNE, valet d'Éraste. Duparc.
L'ÉPINE, valet de Damis.  
LA RIVIÈRE, et deux autres valets d'Éraste.  
La scène est à Paris.

ACTE PREMIER

SCÈNE I.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Sous quel astre, bon Dieu! faut-il que je sois né,
Pour être de fâcheux toujours assassiné?
Il semble que partout le sort me les adresse,
Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce;
Mais il n'est rien d'égal au fâcheux d'aujourd'hui;
J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,
Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie
Qui m'a pris à dîner de voir la comédie,
Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement
Trouvé de mes péchés le rude châtiment.
Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,
Car je m'en sens encor tout ému de colère.
J'étois sur le théâtre[61] en humeur d'écouter
La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter;
Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence;
Lorsque, d'un air bruyant et plein d'extravagance,
Un homme à grands canons est entré brusquement
En criant:—Holà! ho! un siége promptement!
Et, de son grand fracas surprenant l'assemblée,
Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.
Eh! mon Dieu! nos François, si souvent redressés,
Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,
Ai-je dit; et faut-il sur nos défauts extrêmes
Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes,
Et confirmions ainsi, par des éclats de fous,
Ce que chez nos voisins on dit partout de nous?
Tandis que là-dessus je haussois les épaules,
Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles;
Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,
Et, traversant encor le théâtre à grands pas,
Bien que dans les côtés il pût être à son aise,
Au milieu du devant il a planté sa chaise,
Et, de son large dos morguant[62] les spectateurs,
Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.
Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte;
Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,
Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,
Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.
—Ah! marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
Comment te portes-tu? Souffre que je t'embrasse.
Au visage, sur l'heure, un rouge m'est monté,
Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.
Je l'étois peu pourtant; mais on en voit paroître
De ces gens qui de rien[63] veulent fort vous connoître,
Dont il faut au salut les baisers essuyer,
Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.
Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,
Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.
Chacun le maudissoit; et moi, pour l'arrêter,
Je serois, ai-je dit, bien aise d'écouter.
—Tu n'as point vu ceci, marquis? Ah! Dieu me damne!
Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne;
Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait,
Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait.
Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,
Scène à scène, averti de ce qui s'alloit faire,
Et jusques à des vers qu'il en savoit par cœur
Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.
J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,
Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance;
Car les gens du bel air, pour agir galamment,
Se gardent bien surtout d'ouïr le dénoûment.
Je rendois grâce au ciel, et croyois, de justice[64],
Qu'avec la comédie eût fini mon supplice;
Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,
Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,
M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,
Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,
Et de ce qu'à la cour il avait de faveur,
Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand cœur.
Je le remerciois doucement de la tête,
Minutant[65] à tous coups quelque retraite honnête;
Mais lui, pour le quitter, me voyant ébranlé:
—Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé.
Et, sortis de ce lieu[66], me la donnant plus sèche[67]:
—Marquis, allons au Cours faire voir ma calèche;
Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair
En fait à mon faiseur faire une du même air.
Moi de lui rendre grâce, et, pour mieux m'en défendre,
De dire que j'avois certain repas à rendre.
—Ah! parbleu! j'en veux être, étant de tes amis,
Et manque au maréchal à qui j'avois promis.
—De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte
Pour oser y prier des gens de votre sorte.
—Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment,
Et j'y vais pour causer avec toi seulement;
Je suis des grands repas fatigué, je te jure.
—Mais, si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure.
—Tu te moques, marquis; nous nous connoissons tous;
Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux.
Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse
Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,
Et ne savois à quoi je devois recourir,
Pour sortir d'une peine à me faire mourir;
Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,
Et comblé de laquais et devant et derrière,
S'est, avec un grand bruit, devant nous arrêté,
D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,
Mon importun et lui, courant à l'embrassade,
Ont surpris les passants de leur brusque incartade;
Et, tandis que tous deux étoient précipités
Dans les convulsions de leurs civilités,
Je me suis doucement esquivé sans rien dire;
Non sans avoir longtemps gémi d'un tel martyre,
Et maudit le fâcheux, dont le zèle obstiné
M'ôtoit au rendez-vous qui m'est ici donné.

LA MONTAGNE.

Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie.
Tout ne va pas, monsieur, au gré de notre envie.
Le ciel veut qu'ici-bas chacun ait ses fâcheux,
Et les hommes seroient sans cela trop heureux.

ÉRASTE.

Mais de tous mes fâcheux, le plus fâcheux encore,
C'est Damis, le tuteur de celle que j'adore,
Qui rompt ce qu'à mes vœux elle donne d'espoir,
Et fait qu'en sa présence elle n'ose me voir.
Je crains d'avoir déjà passé l'heure promise,
Et c'est dans cette allée où devait être Orphise.

LA MONTAGNE.

L'heure d'un rendez-vous d'ordinaire s'étend,
Et n'est pas resserrée aux bornes d'un instant.

ÉRASTE.

Il est vrai; mais je tremble, et mon amour extrême
D'un rien se fait un crime envers celle que j'aime.

LA MONTAGNE.

Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,
Se fait vers votre objet un grand crime de rien,
Ce que son cœur pour vous sent de feux légitimes,
En revanche, lui fait un rien de tous vos crimes.

ÉRASTE.

Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d'elle aimé?

LA MONTAGNE.

Quoi! vous doutez encor d'un amour confirmé?

ÉRASTE.

Ah! c'est malaisément qu'en pareille matière
Un cœur bien enflammé prend assurance entière;
Il craint de se flatter; et, dans ses divers soins,
Ce que plus il souhaite est ce qu'il croit le moins.
Mais songeons à trouver une beauté si rare.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

ÉRASTE.

N'importe.

LA MONTAGNE.

Laissez-moi l'ajuster, s'il vous plaît.

ÉRASTE.

Ouf! tu m'étrangles, fat! laisse-le comme il est.

LA MONTAGNE.

Souffrez qu'on peigne[68] un peu...

ÉRASTE.

Sottise sans pareille!
Tu m'as d'un coup de dent presque emporté l'oreille.

LA MONTAGNE.

Vos canons...

ÉRASTE.

Laisse-les, tu prends trop de souci.

LA MONTAGNE.

Ils sont tout chiffonnés.

ÉRASTE.

Je veux qu'ils soient ainsi.

LA MONTAGNE.

Accordez-moi du moins, par grâce singulière,
De frotter ce chapeau, qu'on voit plein de poussière.

ÉRASTE.

Frotte donc, puisqu'il faut que j'en passe par là.

LA MONTAGNE.

Le voulez-vous porter fait comme le voilà?

ÉRASTE.

Mon Dieu! dépêche-toi.

LA MONTAGNE.

Ce seroit conscience.

ÉRASTE, après avoir attendu.

C'est assez.

LA MONTAGNE.

Donnez-vous un peu de patience.

ÉRASTE.

Il me tue!

LA MONTAGNE.

En quels lieux vous êtes-vous fourré?

ÉRASTE.

T'es-tu de ce chapeau pour toujours emparé?

LA MONTAGNE.

C'est fait.

ÉRASTE.

Donne-moi donc.

LA MONTAGNE, laissant tomber le chapeau.

Hai!

ÉRASTE.

Le voilà par terre!
Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre!

LA MONTAGNE.

Permettez qu'en deux coups j'ôte...

ÉRASTE.

Il ne me plaît pas.
Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,
Qui fatigue son maître et ne fait que déplaire
A force de vouloir trancher du nécessaire.

SCÈNE II.—ORPHISE, ALCIDOR, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

Orphise traverse le fond du théâtre, Alcidor lui donne la main.

ÉRASTE.

Mais vois-je pas Orphise? Oui, c'est elle qui vient.
Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient?

Il la salue comme elle passe, et elle en passant détourne la tête.

SCÈNE III.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Quoi! me voir en ces lieux devant elle paroître,
Et passer en feignant de ne me pas connoître!
Que croire? qu'en dis-tu? Parle donc, si tu veux.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je ne dis rien, de peur d'être fâcheux.

ÉRASTE.

Et c'est l'être, en effet, que de ne rien me dire
Dans les extrémités d'un si cruel martyre.
Fais donc quelque réponse à mon cœur abattu.
Que dois-je présumer? Parle, qu'en penses-tu?
Dis-moi ton sentiment.

LA MONTAGNE.

Monsieur, je veux me taire,
Et ne désire point trancher du nécessaire.

ÉRASTE.

Peste l'impertinent! Va-t'en suivre leurs pas,
Vois ce qu'ils deviendront, et ne les quitte pas.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Il faut suivre de loin?

ÉRASTE.

Oui.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Sans que l'on me voie,
Ou faire aucun semblant qu'après eux on m'envoie?

ÉRASTE.

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis
Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

LA MONTAGNE, revenant sur ses pas.

Vous trouverai-je ici?

ÉRASTE.

Que le ciel te confonde,
Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde!

SCÈNE IV.—ÉRASTE.

Ah! que je sens de trouble, et qu'il m'eût été doux
Qu'on me l'eût fait manquer, ce fatal rendez-vous!
Je pensois y trouver toutes choses propices,
Et mes yeux pour mon cœur y trouvent des supplices.

SCÈNE V.—LISANDRE, ÉRASTE.

LISANDRE.

Sous ces arbres de loin mes yeux t'ont reconnu,
Cher marquis, et d'abord je suis à toi venu.
Comme à de mes amis, il faut que je te chante
Certain air que j'ai fait de petite courante[69],
Qui de toute la cour contente les experts,
Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.
J'ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,
Et fais figure en France assez considérable;
Mais je ne voudrois pas, pour tout ce que je suis,
N'avoir point fait cet air qu'ici je te produis.
Il prélude.
La, la, hem, hem; écoute avec soin je te prie.
Il chante sa courante.
N'est-elle pas belle?

ÉRASTE.

Ah!

LISANDRE.

Cette fin est jolie.
Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.
Comment la trouves-tu?

ÉRASTE.

Fort belle, assurément.

LISANDRE.

Les pas que j'en ai faits n'ont pas moins d'agrément,
Et surtout la figure a merveilleuse grâce.
Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Éraste les figures de la femme.
Tiens, l'homme passe ainsi; puis la femme repasse:
Ensemble; puis on quitte, et la femme vient là.
Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà?
Ce fleuret? ces coupés courant après la belle?
Dos à dos, face à face, en se pressant sur elle.
Que t'en semble, marquis?

ÉRASTE.

Tous ces pas-là sont fins.

LISANDRE.

Je me moque, pour moi, des maîtres baladins[70].

ÉRASTE.

On le voit.

LISANDRE.

Les pas donc?

ÉRASTE.

N'ont rien qui ne surprenne.

LISANDRE.

Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne?

ÉRASTE.

Ma foi, pour le présent, j'ai certain embarras...

LISANDRE.

Eh bien donc, ce sera lorsque tu le voudras.
Si j'avois dessus moi ces paroles nouvelles,
Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

ÉRASTE.

Une autre fois.

LISANDRE.

Adieu. Baptiste[71], le très-cher,
N'a point vu ma courante, et je le vais chercher:
Nous avons pour les airs de grandes sympathies,
Et je veux le prier d'y faire des parties[72].
Il s'en va toujours en chantant.

SCÈNE VI.—ÉRASTE.

Ciel! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,
De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,
Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances
D'applaudir bien souvent à leurs impertinences!

SCÈNE VII.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

LA MONTAGNE.

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

ÉRASTE.

Ah! d'un trouble bien grand je me sens agité!
J'ai de l'amour encor pour la belle inhumaine,
Et ma raison voudroit que j'eusse de la haine.

LA MONTAGNE.

Monsieur, votre raison ne sait ce qu'elle veut,
Ni ce que sur un cœur une maîtresse peut.
Bien que de s'emporter on ait de justes causes,
Une belle, d'un mot, rajuste bien des choses.

ÉRASTE.

Hélas! je te l'avoue, et déjà cet aspect
A toute ma colère imprime le respect.

SCÈNE VIII.—ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ORPHISE.

Votre front à mes yeux montre peu d'allégresse;
Seroit-ce ma présence, Éraste, qui vous blesse?
Qu'est-ce donc? qu'avez-vous? et sur quels déplaisirs,
Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs?

ÉRASTE.

Hélas! pouvez-vous bien me demander, cruelle,
Ce qui fait de mon cœur la tristesse mortelle?
Et d'un esprit méchant n'est-ce pas un effet,
Que feindre d'ignorer ce que vous m'avez fait?
Celui dont l'entretien vous a fait à ma vue
Passer...

ORPHISE, riant.

C'est de cela que votre âme est émue?

ÉRASTE.

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur!
Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,
Et d'abuser, ingrate, à maltraiter[73] ma flamme,
Du foible que pour vous vous savez qu'a mon âme.

ORPHISE.

Certes, il en faut rire, et confesser ici
Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.
L'homme dont vous parlez, loin qu'il puisse me plaire,
Est un homme fâcheux dont j'ai su me défaire;
Un de ces importuns et sots officieux
Qui ne sauroient souffrir qu'on soit seule en des lieux,
Et viennent aussitôt, avec un doux langage,
Vous donner une main contre qui l'on enrage.
J'ai feint de m'en aller, pour cacher mon dessein;
Et jusqu'à mon carrosse il m'a prêté la main.
Je m'en suis promptement défaite de la sorte;
Et j'ai[74], pour vous trouver, rentré par l'autre porte.

ÉRASTE.

A vos discours, Orphise, ajouterai-je foi,
Et votre cœur est-il tout sincère pour moi?

ORPHISE.

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,
Quand je me justifie à vos plaintes frivoles!
Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...

ÉRASTE.

Ah! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté!
Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,
Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.
Trompez, si vous voulez, un malheureux amant;
J'aurai pour vous respect jusques au monument...
Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,
Exposez à mes yeux le triomphe d'un autre;
Oui, je souffrirai tout de vos divins appas.
J'en mourrai; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.

ORPHISE.

Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,
Je saurai de ma part...

SCÈNE IX.—ALCANDRE, ORPHISE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

A Orphise.
Marquis, un mot. Madame,
De grâce, pardonnez si je suis indiscret,
En osant, devant vous lui parler en secret.
Orphise sort.

SCÈNE X.—ALCANDRE, ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ALCANDRE.

Avec peine, marquis, je te fais la prière:
Mais un homme vient là de me rompre en visière,
Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,
Qu'à l'heure, de ma part, tu l'ailles appeler.
Tu sais qu'en pareil cas ce seroit avec joie
Que je te le rendrois en la même monnoie[75].

ÉRASTE, après avoir été quoique temps sans parler.

Je ne veux point ici faire le capitan;
Mais on m'a vu soldat avant que courtisan:
J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe
De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,
Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté
Le refus de mon bras me puisse être imputé.
Un duel met les gens en mauvaise posture;
Et notre roi n'est pas un monarque en peinture.
Il sait faire obéir les plus grands de l'État,
Et je trouve qu'il fait en digne potentat.
Quand il faut le servir, j'ai du cœur pour le faire;
Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire.
Je me fais de son ordre une suprême loi:
Pour lui désobéir, cherche un autre que moi.
Je te parle, vicomte, avec franchise entière,
Et suis ton serviteur en toute autre matière,
Adieu.

SCÈNE XI.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Cinquante fois au diable les fâcheux!
Où donc s'est retiré cet objet de mes vœux?

LA MONTAGNE.

Je ne sais.

ÉRASTE.

Pour savoir où la belle est allée,
Va-t'en chercher partout: j'attends dans cette allée.

BALLET DU PREMIER ACTE

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de mail, en criant Gare! l'obligent à se retirer; et, comme il veut revenir lorsqu'ils ont fait,

SECONDE ENTRÉE.

Des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connoître, et font qu'il se retire encore pour un moment.

ACTE II

SCÈNE I.—ÉRASTE.

Les fâcheux à la fin se sont-ils écartés?
Je pense qu'il en pleut ici de tous côtés.
Je les fuis, et les trouve, et, pour second martyre,
Je ne saurois trouver celle que je désire.
Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,
Et n'ont point de ces lieux le beau monde chassé.
Plût au ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,
Qu'ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent!
Le soleil baisse fort, et je suis étonné
Que mon valet encor ne soit point retourné.

SCÈNE II.—ALCIPPE, ÉRASTE.

ALCIPPE.

Bonjour.

ÉRASTE, à part.

Et quoi! toujours ma flamme divertie[76]!

ALCIPPE.

Console-moi, marquis, d'une étrange partie
Qu'au piquet je perdis hier contre un Saint-Bouvain,
A qui je donnerois quinze points et la main[77].
C'est un coup enragé, qui depuis hier m'accable,
Et qui feroit donner tous les joueurs au diable,
Un coup assurément à se pendre en public.
Il ne m'en faut que deux, l'autre a besoin d'un pic:
Je donne, il en prend six, et demande à refaire;
Moi, me voyant de tout, je n'en voulus rien faire.
Je porte l'as de trèfle (admire mon malheur!),
L'as, le roi, le valet, le huit et dix de cœur,
Et quitte, comme au point alloit la politique,
Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.
Sur mes cinq cœurs portés la dame arrive encor,
Qui me fait justement une quinte major;
Mais mon homme, avec l'as, non sans surprise extrême,
Des bas carreaux sur table étale une sixième.
J'en avois écarté la dame avec le roi;
Mais, lui fallant un pic, je sortis hors d'effroi,
Et croyois bien du moins faire deux points uniques.
Avec les sept carreaux il avoit quatre piques,
Et, jetant le dernier, m'a mis dans l'embarras
De ne savoir lequel garder de mes deux as.
J'ai jeté l'as de cœur, avec raison, me semble;
Mais il avoit quitté quatre trèfles ensemble,
Et par un six de cœur je me suis vu capot,
Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.
Morbleu! fais-moi raison de ce coup effroyable:
A moins que l'avoir vu, peut-il être croyable?

ÉRASTE.

C'est dans le jeu qu'on voit les plus grands coups du sort.

ALCIPPE.

Parbleu! tu jugeras toi-même si j'ai tort,
Et si c'est sans raison que ce coup me transporte;
Car voici nos deux jeux, qu'exprès sur moi je porte.
Tiens, c'est ici mon port[78], comme je te l'ai dit;
Et voici...

ÉRASTE.

J'ai compris le tout par ton récit,
Et vois de la justice au transport qui t'agite;
Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte.
Adieu. Console-toi pourtant de ton malheur.

ALCIPPE.

Qui, moi? J'aurai toujours ce coup-là sur le cœur;
Et c'est, pour ma raison, pis qu'un coup de tonnerre.
Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.
Il s'en va et rentre en disant:
Un six de cœur! deux points!

ÉRASTE.

En quel lieu sommes-nous?
De quelque part qu'on tourne, on ne voit que des fous!

SCÈNE III.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Ah! que tu fais languir ma juste impatience!

LA MONTAGNE.

Monsieur, je n'ai pu faire une autre diligence.

ÉRASTE.

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle, enfin?

LA MONTAGNE.

Sans doute; et de l'objet qui fait votre destin
J'ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.

ÉRASTE.

Et quoi? Déjà mon cœur après ce mot soupire.
Parle.

LA MONTAGNE.

Souhaitez-vous de savoir ce que c'est?

ÉRASTE.

Oui, dis vite.

LA MONTAGNE.

Monsieur, attendez, s'il vous plaît.
Je me suis, à courir, presque mis hors d'haleine.

ÉRASTE.

Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine?

LA MONTAGNE.

Puisque vous désirez de savoir promptement
L'ordre que j'ai reçu de cet objet charmant,
Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,
J'ai bien fait du chemin pour trouver cette belle;
Et si...

ÉRASTE.

Peste soit fait de tes digressions!

LA MONTAGNE.

Ah! il faut modérer un peu ses passions;
Et Sénèque...

ÉRASTE.

Sénèque est un sot dans ta bouche,
Puisqu'il ne me dit rien de tout ce qui me touche.
Dis-moi ton ordre, tôt.

LA MONTAGNE.

Pour contenter vos vœux,
Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.

ÉRASTE.

Laisse.

LA MONTAGNE.

Cette beauté, de sa part, vous fait dire...

ÉRASTE.

Quoi?

LA MONTAGNE.

Devinez.

ÉRASTE.

Sais-tu que je ne veux pas rire?

LA MONTAGNE.

Son ordre est qu'en ce lieu vous devez vous tenir,
Assuré que dans peu vous l'y verrez venir,
Lorsqu'elle aura quitté quelques provinciales,
Aux personnes de cour fâcheuses animales.

ÉRASTE.

Tenons-nous donc au lieu qu'elle a voulu choisir...
Mais, puisque l'ordre ici m'offre quelque loisir,
Laisse-moi méditer.
La Montagne sort.
J'ai dessein de lui faire
Quelques vers sur un air où[79] je la vois se plaire.
Il rêve.

SCÈNE IV.—ORANTE, CLIMÈNE, ÉRASTE, dans un coin du théâtre sans être aperçu.

ORANTE.

Tout le monde sera de mon opinion.

CLIMÈNE.

Croyez-vous l'emporter par obstination?

ORANTE.

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

CLIMÈNE.

Je voudrois qu'on ouît les unes et les autres.

ORANTE, apercevant Éraste.

J'avise un homme ici qui n'est pas ignorant;
Il pourra nous juger sur notre différend.
Marquis, de grâce, un mot, souffrez qu'on vous appelle
Pour être entre nous deux juge d'une querelle.
D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments
Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

ÉRASTE.

C'est une question à vider difficile,
Et vous devez chercher un juge plus habile.

ORANTE.

Non, vous nous dites là d'inutiles chansons.
Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons;
Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

ÉRASTE.

Eh! de grâce...

ORANTE.

En un mot, vous serez notre arbitre,
Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.

CLIMÈNE, à Orante.

Vous retenez ici qui vous doit condamner.
Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire,
Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

ÉRASTE, à part.

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci
D'inventer quelque chose à me tirer d'ici!

ORANTE à Climène.

Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,
Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.
A Éraste.
Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous
Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux.

CLIMÈNE.

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre,
Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.

ORANTE.

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

CLIMÈNE.

Et, dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

ORANTE.

Je crois que notre cœur doit donner son suffrage
A qui fait éclater du respect davantage.

CLIMÈNE.

Et moi, que si nos vœux doivent paroître au jour,
C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.

ORANTE.

Oui; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie
Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.

CLIMÈNE.

Et c'est mon sentiment, que qui s'attache à nous
Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.

ORANTE.

Fi! ne me parlez point, pour être amants, Climène,
De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,
Et qui, pour tous respects et toute offre de vœux,
Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux;
Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,
Des moindres actions cherche à nous faire un crime,
En soumet l'innocence à son aveuglement,
Et veut sur un coup d'œil un éclaircissement;
Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,
Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,
Et, lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,
Veulent que leurs rivaux en soient le fondement;
Enfin, qui, prenant droit des fureurs de leur zèle,
Ne nous parlent jamais que pour faire querelle,
Osent défendre à tous l'approche de nos cœurs,
Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.
Moi, je veux des amants que le respect inspire,
Et leur soumission marque mieux notre empire.

CLIMÈNE.

Fi! ne me parlez point, pour être vrais amants,
De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements;
De ces tièdes galants, de qui les cœurs paisibles
Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,
N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour
Sur trop de confiance endormir leur amour;
Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,
Et laissent un champ libre à leur persévérance.
Un amour si tranquille excite mon courroux.
C'est aimer froidement que n'être point jaloux;
Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,
Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,
Et par de prompts transports donne un signe éclatant
De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.
On s'applaudit alors de son inquiétude;
Et, s'il nous fait parfois un traitement trop rude,
Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,
S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,
Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,
Est un charme à calmer toute notre colère.

ORANTE.

Si, pour vous plaire, il faut beaucoup d'emportement,
Je sais qui vous pourroit donner contentement;
Et je connais des gens dans Paris plus de quatre
Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

CLIMÈNE.

Si, pour vous plaire, il faut n'être jamais jaloux,
Je sais certaines gens fort commodes pour vous;
Des hommes en amour d'une humeur si souffrante[80],
Qu'ils vous verroient sans peine entre les bras de trente.

ORANTE.

Enfin, par votre arrêt, vous devez déclarer
Celui de qui l'amour vous semble à préférer.

Orphise paroît dans le fond du théâtre, et voit Éraste entre Orante et Climène.

ÉRASTE.

Puisqu'à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,
Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire;
Et, pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,
Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux.

CLIMÈNE.

L'arrêt est plein d'esprit; mais...

ÉRASTE.

Suffit. J'en suis quitte.
Après ce que j'ai dit, souffrez que je vous quitte.

SCÈNE V.—ORPHISE, ÉRASTE.

ÉRASTE, apercevant Orphise, et allant au-devant d'elle.

Que vous tardez, madame, et que j'éprouve bien...

ORPHISE.

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.
A tort vous m'accusez d'être trop tard venue.
Montrant Orante et Climène, qui viennent de sortir.
Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

ÉRASTE.

Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,
Et me reprochez-vous ce qu'on me fait souffrir?
Ah! de grâce, attendez...

ORPHISE.

Laissez-moi, je vous prie.
Et courez vous rejoindre à votre compagnie.

SCÈNE VI.—ÉRASTE.

Ciel! faut-il qu'aujourd'hui fâcheuses et fâcheux
Conspirent à troubler les plus chers de mes vœux!
Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,
Et faisons à ses yeux briller notre innocence.

SCÈNE VII.—DORANTE, ÉRASTE.

DORANTE[81].

Ah! marquis, que l'on voit de fâcheux tous les jours
Venir de nos plaisirs interrompre le cours!
Tu me vois enragé d'une assez belle chasse
Qu'un fat... C'est un récit qu'il faut que je te fasse.

ÉRASTE.

Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.

DORANTE.

Parbleu! chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie,
Qui, pour courir un cerf, avions hier fait partie;
Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,
C'est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.
Comme cet exercice est mon plaisir suprême,
Je voulus, pour bien faire aller au bois moi-même,
Et nous conclûmes tous d'attacher nos efforts
Sur un cerf qu'un chacun nous disoit cerf dix cors[82];
Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,
Fut qu'il n'était que cerf à sa seconde tête.
Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,
Et déjeunions en hâte, avec quelques œufs frais,
Lorsqu'un franc campagnard, avec longue rapière,
Montant superbement sa jument poulinière,
Qu'il honorait du nom de sa bonne jument,
S'en est venu nous faire un mauvais compliment,
Nous présentant aussi comme surcroît de colère
Un grand benêt de fils aussi sot que son père.
Il s'est dit grand chasseur, et nous a priés tous
Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne
D'un porteur de huchet[83], qui mal à propos sonne;
De ces gens qui, suivis de dix hourets[84] galeux,
Disent: Ma meute, et font les chasseurs merveilleux!
Sa demande reçue, et ses vertus prisées,
Nous avons été tous frapper à nos brisées[85].
A trois longueurs de trait[86], tayaut! voilà d'abord
Le cerf donné[87] aux chiens[88]. J'appuie, et sonne fort.
Mon cerf débuche[89], et passe une assez longue plaine,
Et mes chiens après lui; mais si bien en haleine,
Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.
Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors
La vieille meute; et moi, je prends en diligence
Mon cheval alezan. Tu l'as vu?

ÉRASTE.

Non, je pense.

DORANTE.

Comment! C'est un cheval aussi bon qu'il est beau,
Et que, ces jours passés, j'achetai de Gaveau[90].
Je te laisse à penser si, sur cette matière,
Il voudroit me tromper, lui qui me considère:
Aussi je m'en contente; et jamais, en effet,
Il n'a vendu cheval ni meilleur, ni mieux fait.
Une tête de barbe, avec l'étoile nette,
L'encolure d'un cygne, effilée et bien droite[91];
Point d'épaules non plus qu'un lièvre, court-jointé,
Et qui fait dans son port voir sa vivacité;
Des pieds, morbleu! des pieds! le rein double: à vrai dire,
J'ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire;
Et sur lui, quoiqu'aux yeux il montrât beau semblant,
Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu'en tremblant.
Une croupe en largeur à nulle autre pareille,
Et des gigots, Dieu sait! Bref, c'est une merveille;
Et j'en ai refusé cent pistoles, crois-moi,
Au retour d'un cheval amené pour le roi.
Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine
De voir filer de loin les coupeurs[92] dans la plaine;
Je pousse, et je me trouve en un fort à l'écart,
A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar[93].
Une heure là-dedans notre cerf se fait battre.
J'appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre;
Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.
Je le relance seul, et tout alloit des mieux,
Lorsque d'un jeune cerf s'accompagne le nôtre;
Une part de mes chiens se sépare de l'autre;
Et je les vois, marquis, comme tu peux penser,
Chasser tous avec crainte, et Finaud balancer:
Il se rabat soudain, dont j'eus l'âme ravie;
Il empaume la voie; et moi, je sonne et crie:
A Finaut! à Finaut! j'en revois[94] à plaisir
Sur une taupinière, et re-sonne[95] à loisir.
Quelques chiens revenoient à moi, quand, pour disgrâce,
Le jeune cerf, marquis, à mon campagnard passe.
Mon étourdi se met à sonner comme il faut,
Et crie à pleine voix: Tayaut! tayaut! tayaut!
Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore;
J'y pousse, et j'en revois dans le chemin encore;
Mais à terre, mon cher, je n'eus pas jeté l'œil,
Que je connus le change et sentis un grand deuil.
J'ai beau lui faire voir toutes les différences
Des pinces de mon cerf et de ses connoissances,
Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,
Que c'est le cerf de meute; et par ce différend
Il donne temps aux chiens d'aller loin. J'en enrage,
Et, pestant de bon cœur contre le personnage,
Je pousse mon cheval et par haut et par bas,
Qui plioit des gaulis[96] aussi gros que le bras:
Je ramène les chiens à ma première voie,
Qui vont, en me donnant une excessive joie,
Requérir notre cerf, comme s'ils l'eussent vu.
Ils le relancent; mais ce coup est-il prévu?
A te dire le vrai, cher marquis, il m'assomme;
Notre cerf relancé va passer à notre homme,
Qui, croyant faire un trait de chasseur fort vanté,
D'un pistolet d'arçon qu'il avoit apporté,
Lui donne justement au milieu de la tête,
Et de fort loin me crie:—Ah! j'ai mis bas la bête!
A-t-on jamais parlé de pistolet, bon Dieu!
Pour courre un cerf? Pour moi, venant dessus le lieu,
J'ai trouvé l'action tellement hors d'usage,
Que j'ai donné des deux à mon cheval, de rage,
Et m'en suis revenu chez moi toujours courant,
Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

ÉRASTE.

Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare:
C'est ainsi des fâcheux qu'il faut qu'on se sépare.
Adieu.

DORANTE.

Quand tu voudras nous irons quelque part,
Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

ÉRASTE, seul.

Fort bien. Je crois qu'enfin je perdrai patience.
Cherchons à m'excuser avecque diligence.

BALLET DU DEUXIÈME ACTE.

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des joueurs de boule l'arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en dispute. Il se défait d'eux avec peine, et leur laisse danser un pas composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.

DEUXIÈME ENTRÉE.

De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.

TROISIÈME ENTRÉE.

Par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont aussi chassés à leur tour.

QUATRIÈME ENTRÉE.

Par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

ACTE III

SCÈNE I.—ÉRASTE, LA MONTAGNE.

ÉRASTE.

Il est vrai, d'un côté mes soins ont réussi,
Cet adorable objet enfin s'est adouci;
Mais d'un autre on m'accable, et les astres sévères
Ont contre mon amour redoublé leurs colères.
Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude fâcheux,
Tout de nouveau s'oppose au plus doux de mes vœux,
A son aimable nièce a défendu ma vue,
Et veut d'un autre époux la voir demain pourvue.
Orphise toutefois, malgré son désaveu,
Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu;
Et j'ai fait consentir l'esprit de cette belle
A souffrir qu'en secret je la visse chez elle.
L'amour aime surtout les secrètes faveurs.
Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs,
Et le moindre entretien de la beauté qu'on aime,
Lorsqu'il est défendu, devient grâce suprême.
Je vais au rendez-vous; c'en est l'heure à peu près,
Puis je veux m'y trouver plutôt avant qu'après.

LA MONTAGNE.

Suivrai-je vos pas?

ÉRASTE.

Non. Je craindrois que peut-être
A quelques yeux suspects tu me fisses connoître.

LA MONTAGNE.

Mais...

ÉRASTE.

Je ne le veux pas.

LA MONTAGNE.

Je dois suivre vos lois;
Mais au moins, si de loin...

ÉRASTE.

Te tairas-tu, vingt fois!
Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode,
De te rendre à toute heure un valet incommode?

SCÈNE II.—CARITIDÈS, ÉRASTE.

CARITIDÈS.

Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir,
Le matin est plus propre à rendre un tel devoir;
Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,
Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville:
Au moins, messieurs vos gens me l'assurent ainsi;
Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.
Encore est-ce un grand heur dont le destin m'honore,
Car, deux moments plus tard, je vous manquois encore.

ÉRASTE.

Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi?

CARITIDÈS.

Je m'acquitte, monsieur, de ce que je vous doi;
Et vous viens... Excusez l'audace qui m'inspire,
Si...

ÉRASTE.

Sans tant de façons, qu'avez-vous à me dire?

CARITIDÈS.

Comme le rang, l'esprit, la générosité,
Que chacun vante en vous...

ÉRASTE.

Oui, je suis fort vanté.
Passons, monsieur.

CARITIDÈS.

Monsieur, c'est une peine extrême
Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi-même;
Et toujours près des grands on doit être introduit
Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,
Dont la bouche écoutée avecque poids débite
Ce qui peut faire voir notre petit mérite.
Enfin, j'aurais voulu que des gens bien instruits
Vous eussent pu, monsieur, dire ce que je suis.

ÉRASTE.

Je vois assez, monsieur, ce que vous pouvez être,
Et votre seul abord le peut faire connoître.

CARITIDÈS.

Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,
Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en us,
Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine:
Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine,
Et, pour en avoir un qui se termine en ès,
Je me fais appeler monsieur Caritidès.

ÉRASTE.

Monsieur Caritidès, soit. Qu'avez-vous à dire?

CARITIDÈS.

C'est un placet, monsieur, que je voudrois vous lire,
Et que, dans la posture où vous met votre emploi,
J'ose vous conjurer de présenter au roi.

ÉRASTE.

Eh! monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

CARITIDÈS.

Il est vrai que le roi fait cette grâce extrême;
Mais, par ce même excès de ces rares bontés,
Tant de méchants placets, monsieur, sont présentés,
Qu'ils étouffent les bons; et l'espoir où je fonde[97]
Est qu'on donne le mien quand le prince est sans monde.

ÉRASTE.

Eh bien, vous le pouvez, et prendre votre temps.

CARITIDÈS.

Ah! monsieur, les huissiers sont de terribles gens!
Ils traitent les savants de faquins à nasardes[98],
Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.
Les mauvais traitements qu'il me faut endurer
Pour jamais de la cour me feroient retirer,
Si je n'avais conçu l'espérance certaine
Qu'auprès de notre roi vous serez mon Mécène.
Oui, votre crédit m'est un moyen assuré...

ÉRASTE.

Eh bien, donnez-moi donc, je le présenterai.

CARITIDÈS.

Le voici. Mais au moins ayez-en la lecture.

ÉRASTE.

Non.

CARITIDÈS.

C'est pour être instruit, monsieur, je vous conjure.

AU ROI

«Sire,

»Votre très-humble, très-obéissant, très-fidèle et très-savant sujet et serviteur Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants, compositeurs desdites inscriptions, renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres et de la nation françoise, qui se décrie et déshonore, par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs et inspecteurs des dites inscriptions.»

ÉRASTE.

Ce placet est fort long, et pourrait bien fâcher...

CARITIDÈS.

Ah! monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher.

ÉRASTE.

Achevez promptement.

CARITIDÈS continue.

«Supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son État et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'État et à Votre dite Majesté, en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe...»

ÉRASTE, l'interrompant.

Fort bien. Donnez-le vite et faites la retraite:
Il sera vu du roi; c'est une affaire faite.

CARITIDÈS.

Hélas! monsieur, c'est tout que montrer mon placet.
Si le roi le peut voir, je suis sûr de mon fait;
Car, comme sa justice en toute chose est grande,
Il ne pourra jamais refuser ma demande.
Au reste, pour porter au ciel votre renom,
Donnez-moi par écrit votre nom et surnom;
J'en veux faire un poëme en forme d'acrostiche
Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche[99]

ÉRASTE.

Oui, vous l'aurez demain, monsieur Caritidès.
Seul.
Ma foi, de tels savans sont des ânes bien faits.
J'aurois dans d'autres temps bien ri de sa sottise.

SCÈNE III.—ORMIN, ÉRASTE.

ORMIN.

Bien qu'une grande affaire en ce lieu me conduise,
J'ai voulu qu'il sortît avant que vous parler.

ÉRASTE.

Fort bien. Mais dépêchons, car je veux m'en aller.

ORMIN.

Je me doute à peu près que l'homme qui vous quitte
Vous a fort ennuyé, monsieur, par sa visite.
C'est un vieux importun qui n'a pas l'esprit sain,
Et pour qui j'ai toujours quelque défaite en main.
Au Mail[100], au Luxembourg, et dans les Tuileries,
Il fatigue le monde avec ses rêveries;
Et des gens comme vous doivent fuir l'entretien
De tous ces savantas[101] qui ne sont bons à rien.
Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,
Puisque je viens, monsieur, faire votre fortune.

ÉRASTE, bas, à part.

Voici quelque souffleur[102], de ces gens qui n'ont rien,
Et vous viennent toujours promettre tant de bien.
Haut.
Vous avez fait, monsieur cette bénite pierre[103]
Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre?

ORMIN.

La plaisante pensée, hélas! où vous voilà!
Dieu me garde, monsieur, d'être de ces fous-là!
Je ne me repais point de visions frivoles,
Et je vous porte ici les solides paroles
D'un avis que par vous je veux donner au roi,
Et que tout cacheté je conserve sur moi:
Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,
Dont les surintendans ont les oreilles pleines,
Non de ces gueux d'avis, dont les prétentions
Ne parlent que de vingt ou trente millions;
Mais un qui, tous les ans, à si peu qu'on le monte,
En peut donner au roi quatre cents de bon compte,
Avec facilité, sans risque ni soupçon,
Et sans fouler le peuple en aucune façon;
Enfin, c'est un avis d'un gain inconcevable,
Et que du premier mot on trouvera faisable.
Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...

ÉRASTE.

Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.

ORMIN.

Si vous me promettiez de garder le silence,
Je vous découvrirois cet avis d'importance.

ÉRASTE.

Non, non, je ne veux point savoir votre secret.

ORMIN.

Monsieur, pour le trahir je vous crois trop discret,
Et veux avec franchise en deux mots vous l'apprendre.
Il faut voir si quelqu'un ne peut point nous entendre.
Après avoir regardé si personne ne l'écoute, il s'approche de l'oreille d'Éraste.
Cet avis merveilleux dont je suis l'inventeur
Est que...

ÉRASTE.

D'un peu plus loin, et pour cause, monsieur.

ORMIN.

Vous voyez le grand gain, sans qu'il faille le dire,
Que de ses ports de mer le roi tous les ans tire;
Or l'avis dont encor nul ne s'est avisé
Est qu'il faut de la France, et c'est un coup aisé,
En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.
Ce seroit pour monter à des sommes très-hautes;
Et si...

ÉRASTE.

L'avis est bon, et plaira fort au roi.
Adieu. Nous nous verrons.

ORMIN.

Au moins appuyez-moi,
Pour en avoir ouvert les premières paroles.

ÉRASTE.

Oui, oui.

ORMIN.

Si vous vouliez me prêter deux pistoles,
Que vous reprendriez sur le droit de l'avis,
Monsieur...

ÉRASTE.

Il donne de l'argent à Ormin.Seul.
Oui, volontiers. Plût à Dieu qu'à ce prix
De tous les importuns je pusse me voir quitte!
Voyez quel contre-temps prend ici leur visite!
Je pense qu'à la fin je pourrai bien sortir.
Viendra-t-il point quelqu'un encor me divertir?

SCÈNE IV.—FILINTE, ÉRASTE.

FILINTE.

Marquis, je viens d'apprendre une étrange nouvelle.

ÉRASTE.

Quoi?

FILINTE.

Qu'un homme tantôt t'a fait une querelle.

ÉRASTE.

A moi?

FILINTE.

Que te sert-il de le dissimuler?
Je sais de bonne part qu'on t'a fait appeler;
Et comme ton ami, quoi qu'il en réussisse[104],
Je te viens contre tous faire offre de service.

ÉRASTE.

Je te suis obligé; mais crois que tu me fais...

FILINTE.

Tu ne l'avoueras pas: mais tu sors sans valets.
Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,
Tu n'iras nulle part que je ne t'accompagne.

ÉRASTE, à part.

Ah! j'enrage!

FILINTE.

A quoi bon de te cacher de moi?

ÉRASTE.

Je te jure, marquis, qu'on s'est moqué de toi.

FILINTE.

En vain tu t'en défends.

ÉRASTE.

Que le ciel me foudroie,
Si d'aucun démêlé...

FILINTE.

Tu penses qu'on te croie?

ÉRASTE.

Eh! mon Dieu! je te dis, et ne déguise point,
Que...

FILINTE.

Ne me crois pas dupe et crédule à ce point.

ÉRASTE.

Veux-tu m'obliger?

FILINTE.

Non.

ÉRASTE.

Laisse-moi, je te prie.

FILINTE.

Point d'affaire, marquis.

ÉRASTE.

Une galanterie
En certain lieu ce soir...

FILINTE.

Je ne te quitte pas:
En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

ÉRASTE.

Parbleu! puisque tu veux que j'aie une querelle,
Je consens à l'avoir pour contenter ton zèle;
Ce sera contre toi, qui me fais enrager,
Et dont je ne me puis par douceur dégager.

FILINTE.

C'est fort mal d'un ami recevoir le service;
Mais, puisque je vous rends un si mauvais office,
Adieu. Videz sans moi tout ce que vous aurez.

ÉRASTE.

Vous serez mon ami quand vous me quitterez.
Seul.
Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée!
Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée.

SCÈNE V.—DAMIS, L'ÉPINE, ÉRASTE, LA RIVIÈRE ET SES COMPAGNONS.

DAMIS, à part.

Quoi! malgré moi le traître espère l'obtenir!
Ah! mon juste courroux le saura prévenir.

ÉRASTE, à part.

J'entrevois là quelqu'un sur la porte d'Orphise.
Quoi! toujours quelque obstacle aux feux qu'elle autorise!

DAMIS, à l'Épine.

Oui, j'ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,
Doit voir ce soir chez elle Éraste sans témoins.

LA RIVIÈRE, à ses compagnons.

Qu'entends-je à ces gens-là dire de notre maître?
Approchons doucement, sans nous faire connoître.

DAMIS, à l'Épine.

Mais, avant qu'il ait lieu d'achever son dessein,
Il faut de mille coups percer son traître sein.
Va-t'en faire venir ceux que je viens de dire,
Pour les mettre en embûche[105] aux lieux que je désire,
Afin qu'au nom d'Éraste on soit prêt à venger
Mon honneur, que ses feux ont l'orgueil d'outrager,
A rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l'appelle,
Et noyer dans son sang sa flamme criminelle.

LA RIVIÈRE, attaquant Damis avec ses compagnons.

Avant qu'à tes fureurs on puisse l'immoler,
Traître, tu trouveras en nous à qui parler.

ÉRASTE.

Bien qu'il m'ait voulu perdre, un point d'honneur me presse
De secourir ici l'oncle de ma maîtresse.
A Damis.
Je suis à vous, monsieur.
Il met l'épée à la main contre la Rivière et ses compagnons, qu'il met en fuite.

DAMIS.

O ciel! par quel secours
D'un trépas assuré vois-je sauver mes jours?
A qui suis-je obligé d'un si rare service?

ÉRASTE, revenant.

Je n'ai fait, vous servant, qu'un acte de justice.

DAMIS.

Ciel! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi?
Est-ce la main d'Éraste...

ÉRASTE.

Oui, oui, monsieur, c'est moi;
Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,
Trop malheureux d'avoir mérité votre haine.

DAMIS.

Quoi! celui dont j'avois résolu le trépas
Est celui qui pour moi vient d'employer son bras?
Ah! c'en est trop, mon cœur est contraint de se rendre;
Et, quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,
Ce trait si surprenant de générosité
Doit étouffer en moi toute animosité.
Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.
Ma haine trop longtemps vous a fait injustice;
Et, pour la condamner par un éclat fameux,
Je vous joins dès ce soir à l'objet de vos vœux.

SCÈNE VI.—ORPHISE, DAMIS, ÉRASTE.

ORPHISE, sortant de chez elle avec un flambeau.

Monsieur, quelle aventure a d'un trouble effroyable...

DAMIS.

Ma nièce elle n'a rien que de très-agréable,
Puisqu'après tant de vœux que j'ai blâmés en vous,
C'est elle qui vous donne Éraste pour époux;
Son bras a repoussé le trépas que j'évite,
Et je veux envers lui que votre main m'acquitte.

ORPHISE.

Si c'est pour lui payer ce que vous lui devez,
J'y consens, devant tout aux jours qu'il a sauvés.

ÉRASTE.

Mon cœur est si surpris d'une telle merveille,
Qu'en ce ravissement je doute si je veille.

DAMIS.

Célébrons l'heureux sort dont vous allez jouir,
Et que nos violons viennent nous réjouir!
On frappe à la porte de Damis.

ÉRASTE.

Qui frappe là si fort?

SCÈNE VII.—DAMIS, ORPHISE, ÉRASTE, L'ÉPINE.

L'ÉPINE.

Monsieur, ce sont des masques,
Qui portent des crincrins et des tambours de basques.
Les masques entrent et occupent toute la place.

ÉRASTE.

Quoi! toujours des fâcheux! Holà! suisses, ici;
Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.

BALLET DU TROISIÈME ACTE.

PREMIÈRE ENTRÉE.

Des suisses, avec des hallebardes, chassent tous les masques fâcheux et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise.

DERNIÈRE ENTRÉE.

Quatre bergers et une bergère, qui, au sentiment de tous ceux qui l'ont vue, ferme le divertissement d'assez bonne grâce.

FIN DES FACHEUX


L'ÉCOLE DES FEMMES

COMÉDIE

REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 26 DÉCEMBRE 1662, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL.

Voici Molière marié. L'imperfection de l'espèce humaine, plus vive et plus flagrante dans l'association de deux êtres dépendant l'un de l'autre, lui apparaît redoutable. Il a quarante et un ans et sa femme en a dix-huit; il est sombre et contemplatif: elle est coquette et sans principes. Il ne porte pas même le nom de son père, Poquelin; après tout, ce n'est qu'un acteur.

Jolie, admirée et vaine, fille de gentilhomme, elle est entourée de seigneurs dont les titres et les prétentions brillent comme leur épée. L'éducation d'Armande s'est faite dans la vie nomade, sur les grandes routes et à travers les villes que visitait la troupe de ses parents et de Molière. C'était cette petite Armande que depuis treize années il avait bercée sur ses genoux, dont il avait développé l'esprit, qu'il avait formée pour la scène, c'était elle qui prenait son essor du côté des marquis, de la coquetterie et du luxe, et se souciait peu des conseils donnés par ce directeur de troupe enseveli dans ses vieux livres ou dans l'étude de ses rôles, et qui lui était toujours apparu comme un père ou un tuteur.

Molière pleura; cela lui arrivait souvent, il l'avoue lui-même dans une lettre à le Vayer. On a même avancé que, ne pouvant chasser de sa maison les marquis, ni armer sa femme contre les séductions hardies qui venaient l'assiéger, il fut saisi de désespoir peu de temps après le mariage, et suivit le roi en Lorraine; fait qui n'a rien de possible, puisque le roi ne partit pour la Lorraine qu'au commencement de l'année 1663.

Quoi qu'il en soit, en 1662 le ménage est déjà troublé. Armande ne paraîtra plus dans la nouvelle œuvre que médite le poëte. Molière a beaucoup souffert; et, ce qui est le propre du génie, il aperçoit le côté comique de sa souffrance.

Dévoré de douloureuses passions, se reprochant sa faiblesse, impuissant à se vaincre, comprenant l'imperfection de l'humanité et l'irrésistible entraînement de la coquetterie féminine, il prit une résolution étrange: il se joua lui-même et railla l'involontaire amour dont il était obsédé. Cette situation prête à l'œuvre nouvelle un accent chaud et coloré. Il se sacrifie et se condamne, lui qui a si résolument affronté le mariage dans ses conditions les plus défavorables. Il reprend avec plus de vigueur encore le combat de la jeunesse contre le vieil âge, de la nature contre la société, de l'indulgence contre la rigueur, de la femme contre ses maîtres.

Déjà Cervantès, dans sa charmante nouvelle du Jaloux, et après lui Scarron, dans sa Précaution inutile, avaient établi que la plus ignorante sait attirer dans ses piéges le plus habile, et que, pour avoir épousé une niaise on n'en est pas moins exposé à tous les dangers de l'hyménée. Molière féconde ce germe antique. Au centre de son œuvre paraît le tuteur qui prend mille soins inutiles pour refréner la folle licence et conquérir une jeune proie. C'est un égoïste et même un cynique; il exige des autres une moralité qui lui profite et se réserve l'exploitation de l'immoralité qui lui plaît. Docte et passé maître en fait de ruses, sûr de lui comme tous les vieux Machiavels, despote dans la vie privée, sans respect pour la liberté d'autrui ou pour les droits de la faiblesse, théoricien de la prudence, homme à maximes, il a des remèdes pour toutes choses. Ce n'est ni un vrai croyant ni un honnête homme. Le fond de son âme est sans charité et sans pudeur, le fond de sa pensée est sans principe et sans équité. Il n'a pas de pitié pour la faiblesse, ne croit à rien d'honnête, récolte volontiers les récits graveleux et compte sur sa ruse pour n'être pas trompé. Malgré cette politique méticuleuse, ses domestiques se moquent de lui; la moindre absence met sa maison dans le désordre, et la proie qu'il convoite finit par lui échapper. Ce vieillard madré qui prétend au bel air ne se contente plus du nom d'Arnolphe; il veut être M. de la Souche. Riche et voulant jouer l'homme de cour, il imagine que tout doit céder aux rubriques de sa finesse demi-séculaire et prétend bien ne pas entrer dans la confrérie de Saint-Arnolphe (nom des maris trompés au moyen âge). Aussi se sert-il de la religion pour protéger son vice et fait-il retentir les menaces de l'enfer dans l'espoir d'enchaîner à sa décrépitude cette jeunesse florissante devenue son esclave au nom de Dieu et de la loi. Agréable dupe à voir tomber dans ses propres filets! Épris d'une passion vive, il devient tragique dans sa défaite, quand, devant la nature, ses instincts et ses forces vives, toutes les ruses du vieillard et tous ses travaux disparaissent et s'éclipsent. Du côté de Sganarelle, stratagèmes prémédités, lascivités de la pensée, personnalité cynique; du côté de la jeunesse, générosité, délicatesse, amour véritable. La fille élevée dans l'ignorance brise sans le moindre effort les réseaux du vieil oiseleur; et, ce qui est une admirable combinaison inventée par Cervantès et perfectionnée par Molière, le cynisme du tuteur obscène encourage l'amant et le pousse au succès.

Imaginez l'étonnement et l'effroi des anciens à la vue de cette audace et la joie de la jeune cour! Molière annonce et prépare la place supérieure que la femme, contenue pendant tout le moyen âge dans les limites restreintes, allait assumer dans la civilisation nouvelle. Il veut que, pour être les compagnes de l'homme, elles prennent le sentiment de leur dignité; l'avilissement du faible, sa servitude, le soin de le tenir au moyen de l'ignorance dans l'infériorité et l'obscurité, ne profitent (dit le poëte) ni à sa vertu ni à la sûreté du maître. C'est donc le mouvement ascensionnel des femmes que Molière protége à ses propres dépens, il est vrai. Dans le ridicule Arnolphe, qui ne peut poser sa main ridée sur ce papillon aux ailes légères, il y a plus d'un trait emprunté à la passion de Molière et à ses douleurs.

Les commentateurs se sont épuisés en recherches pour vérifier les sources auxquelles Molière a puisé pour compléter son œuvre. Enquête difficile. Une assimilation constante venait grossir incessamment le trésor de son génie. Gauloise de ton, d'un sel puissant, d'une vigueur d'ironie extraordinaire, l'œuvre nouvelle rappelle à la fois Rabelais, Scarron, les Quinze joies du mariage, les Facéties de Straparole, Mathurin Régnier, et la Célestina espagnole de Rojas. L'art le plus délicat a su y introduire la célèbre entremetteuse du moyen âge sans blesser la décence, puisque c'est l'ingénue qui parle innocemment des vices qu'elle ignore et de la vicieuse qu'elle ne comprend pas.

Cette nouvelle bataille fut gagnée avec plus d'éclat que les précédentes. L'ironie et la tendresse, l'énergique satire de l'humanité, ravissaient les esprits libres et jeunes. Élégants, marquis, précieuses, tout ce qui se piquait de délicatesse repoussait Molière comme un cynique bouffon. Parler de tarte à la crème, de grés jeté par la fenêtre et d'enfants faits par l'oreille, fi donc! Le duc de la Feuillade, qui donnait le ton aux beaux de la cour, ne répondait, lorsqu'on venait lui demander son opinion sur la pièce nouvelle, que ces mots dédaigneusement jetés: Tarte à la crème. Les partisans de la décence reléguaient Molière parmi les bateleurs. Les austères condamnaient les sermons d'Arnolphe comme attentatoires à la religion. L'ancienne tragédie, la vieille littérature, se croyaient blessées. On désertait l'hôtel de Bourgogne; Corneille vieillissant, que défendait son frère Thomas, s'indignait que des bouffonneries attirassent plus de monde que Sertorius, Chimène et les Horaces. Le polygraphe Sorel, qui s'était fait appeler le sieur de Lisle; le spirituel et méchant de Visé, défenseur des marquis; l'ingénieux Boursault, qui, pour agréer aux précieuses, s'était mis à la tête du parti des ruelles, marchaient résolument contre ce bouffon qui les éclipsait. Avec tous les avantages et toute la gloire de la conquête, Molière en avait les déboires et les douleurs. A la première représentation, l'on vit la société d'autrefois se réveiller, surgir, prendre un corps, et tout ce que Molière combattait apparaître sous la figure d'un nommé Clapisson, qui représenta à lui seul l'armée des ennemis de Molière. «Il écouta, dit l'auteur, toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde. Tout ce qui égayoit les autres ridoit son front; à tous les éclats de rire, il haussoit les épaules et regardoit le parterre en pitié. Quelquefois aussi, le regardant en dépit, il lui disoit tout haut: Ris donc, parterre, ris donc! Ce fut une seconde comédie que le chagrin de ce philosophe; il l'a donnée en galant homme à toute l'assemblée; et chacun demeure d'accord qu'on ne pouvoit pas mieux jouer qu'il fit.» Déchiré et porté aux nues, objet de toutes les conversations, texte de plusieurs ouvrages où son génie était controversé, Molière eut pour lui Boileau, la Fontaine et Louis XIV, qui rit jusqu'à s'en tenir les côtes, dit le journaliste Loret.

Le jansénisme comprit la terrible portée de cette bouffonnerie prétendue. Le prince de Conti, devenu dévot, passa du côté des assaillants: «Rien, dit-il dans son Traité de la comédie et des spectacles, n'est plus scandaleux que la sixième scène du second acte.» Fénelon, hostile à la sensualité matérialiste; Jean-Jacques Rousseau, qui a toujours conservé la trace de l'austérité calviniste; Bourdaloue, défenseur sévère des principes chrétiens; Bossuet enfin, apôtre et dictateur du catholicisme gallican, s'élevèrent contre Molière. «Voilà, s'écrièrent-ils, comme le fit plus tard Geoffroy le journaliste, l'homme qui a donné à son siècle une impulsion nouvelle, qui a ébranlé les vieilles mœurs et brisé les entraves qui retenaient chacun dans la dépendance de son état et de ses devoirs.»

Molière, à la tête d'un nouveau parti qui était celui de l'avenir, sentit à la fois sa force et sa faiblesse. Non-seulement il rechercha la protection de Henriette d'Angleterre, qui accepta la dédicace de l'Ecole des femmes, mais il eut recours au roi, qui lui permit de se défendre et même le lui ordonna. La Critique de l'Ecole des femmes, dédiée à la reine mère, et l'Impromptu de Versailles, exécuté par le commandement exprès du monarque, ne sont en réalité que deux bataillons de réserve que Molière fit marcher pour soutenir l'Ecole des femmes[106].


A MADAME[107]

Madame,

Je suis le plus embarrassé homme du monde, lorsqu'il me faut dédier un livre; et je me trouve si peu fait au style d'épître dédicatoire, que je ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur, qui seroit en ma place, trouveroit d'abord cent belles choses à dire de Votre Altesse Royale, sur ce titre de l'Ecole des Femmes et l'offre qu'il vous en feroit. Mais, pour moi, Madame, je vous avoue mon faible. Je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées; et, quelque belles lumières que mes confrères les auteurs me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pourroit avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. On n'est pas en peine, sans doute, comment il faut faire pour vous louer. La matière, Madame, ne saute que trop aux yeux; et, de quelque côté qu'on vous regarde, on rencontre gloire sur gloire, et qualités sur qualités. Vous en avez, Madame, du côté du rang et de la naissance, qui vous font respecter de toute la terre. Vous en avez du côté des grâces, et de l'esprit et du corps, qui vous font admirer de toutes les personnes qui vous voient. Vous en avez du côté de l'âme, qui, si l'on ose parler ainsi, vous font aimer de tous ceux qui ont l'honneur d'approcher de vous: je veux dire cette douceur pleine de charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez; cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse que vous faites paroître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quelque jour. Mais encore une fois, Madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes; et ce sont choses, à mon avis, et d'une trop vaste étendue, et d'un mérite trop relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des bagatelles. Tout bien considéré, Madame, je ne vois rien à faire ici pour moi que de vous dédier simplement ma comédie, et de vous assurer, avec tout le respect qu'il m'est possible, que je suis,

De Votre Altesse Royale,

Madame,

Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,

J.-B.-P. Molière.


PRÉFACE

Bien des gens ont frondé d'abord cette comédie; mais les rieurs ont été pour elle, et tout le mal qu'on en a pu dire n'a pu faire qu'elle n'ait eu un succès dont je me contente.

Je sais qu'on attend de moi dans cette impression quelque préface qui réponde aux censeurs, et rende raison de mon ouvrage; et, sans doute, que je suis assez redevable à toutes les personnes qui lui ont donné leur approbation pour me croire obligé de défendre leur jugement contre celui des autres; mais il se trouve qu'une grande partie des choses que j'aurois à dire sur ce sujet est déjà dans une dissertation que j'ai faite en dialogue, et dont je ne sais encore ce que je ferai.

L'idée de ce dialogue, ou, si l'on veut, de cette petite comédie[108], me vint après les deux ou trois premières représentations de ma pièce.

Je la dis, cette idée, dans une maison où je me trouvai un soir; et d'abord une personne de qualité, dont l'esprit est assez connu dans le monde[109], et qui me fait l'honneur de m'aimer, trouva le projet assez à son gré, non-seulement pour me solliciter d'y mettre la main, mais encore pour l'y mettre lui-même; et je fus étonné que, deux jours après, il me montrât toute l'affaire exécutée d'une manière à la vérité beaucoup plus galante et plus spirituelle que je ne puis faire, mais où je trouvai des choses trop avantageuses pour moi; et j'eus peur que, si je produisais cet ouvrage sur notre théâtre, on ne m'accusât d'abord d'avoir mendié les louanges qu'on m'y donnoit. Cependant cela m'empêcha, par quelque considération, d'achever ce que j'avois commencé. Mais tant de gens me pressent tous les jours de le faire, que je ne sais ce qui en sera; et cette incertitude est cause que je ne mets point dans cette préface ce qu'on verra dans la Critique, en cas que je me résolve à la faire paroître. S'il faut que cela soit, je le dis encore, ce sera seulement pour venger le public du chagrin délicat de certaines gens; car, pour moi, je m'en tiens assez vengé par la réussite de ma comédie; et je souhaite que toutes celles que je pourrai faire soient traitées par eux comme celle-ci, pourvu que le reste suive de même.


PERSONNAGES ACTEURS
ARNOLPHE, autrement M. de la Souche. Molière.
AGNÈS, jeune fille innocente, élevée par Arnolphe. Mlle Debrie.
HORACE, amant d'Agnès. La Grange.
ALAIN, paysan, valet d'Arnolphe. Brécourt.
GEORGETTE, paysanne, servante d'Arnolphe. Mme Béjart.
CHRYSALDE, ami d'Arnolphe. L'Espy.
ENRIQUE, beau-frère de Chrysalde.  
ORONTE, père d'Horace, et grand ami d'Arnolphe. Debrie.
UN NOTAIRE.  
La scène est dans une place de ville.

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