Molière - Œuvres complètes, Tome 2
LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS, A PARIS, LE 1er JUIN 1663, SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL
Armé par Louis XIV et protégé par lui, Molière continue sa campagne: guerre dans toutes les règles, comédie belliqueuse en sept actes, dont les cinq premiers (l'Ecole des femmes) sont en vers et les deux derniers en prose.
Un abbé Dubuisson, qui faisait autorité, protégeait l'art dramatique et avait pris le nom d'introducteur des «belles ruelles,» dit un jour à Molière qu'il ne ferait peut-être pas mal de mettre en scène ses rivaux et ses ennemis, en leur faisant tenir des discours dont ils se servaient contre lui, et en leur opposant la réfutation d'un homme de bon sens. L'abbé avait essayé ce travail. Molière le lut, approuva l'idée, se l'appropria, l'exécuta lui-même, et de cette conversation de salon où paraissent les précieuses, le chef de la cabale littéraire, Boursault, et celui de la cabale des gens du monde, le duc de la Feuillade, il fit une œuvre charmante. Toute sa théorie dramatique s'y révèle: étudier, caractériser les hommes, les peindre au vif, réjouir et intéresser, n'écouter ni l'affectation des petites-maîtresses, ni le savoir enrouillé des pédants, ni les délicatesses frivoles des gens de cour; saisir la nature et l'humanité; se laisser aller de bonne foi, comme il le dit lui-même, «à ce qui vous prend les entrailles;» enfin créer des règles et non les subir;—voilà le fond de la doctrine. C'est la libre servitude des esprits supérieurs.
Cet admirable et léger dialogue, assez semblable à celui que Shakspeare a placé dans son Hamlet, frappe la critique oblique et doucereuse de Boursault, qui s'en allait par les ruelles détruire la réputation de Molière en protestant de son estime pour le grand écrivain; le dédain suprême du duc de la Feuillade pour les mots populaires semés dans l'École des Femmes; le persiflage de la jeune noblesse et la raillerie des turlupins contre les allures bourgeoises de Sganarelle; l'emphase dramatique des comédiens de l'hôtel de Bourgogne, enfin les prétentions des docteurs qui ne voulaient pas permettre au public de s'égayer autrement que selon la formule. Pédants et austères, marquis et rivaux, précieux et déclamateurs, furent réduits au silence. Ninon de Lenclos et Chapelle, la Fontaine et Boileau, proclamèrent partout la charmante naïveté du grand artiste.
Le rôle d'une maligne et fine créature se détache vivement au milieu des interlocuteurs; elle paraît approuver ce qu'elle raille, et encourage par d'ironiques et doux éloges le développement des ridicules. Ce rôle fut confié à la femme de Molière, Armande, que sans doute remords ou caprice avait rapprochée de son mari. Molière a fait briller dans le rôle de tous les personnages qu'il a confiés à sa femme la vive saillie, la coquetterie involontaire et la pointe caustique qu'il admirait chez Armande. Henriette, Angélique, Élise, Climène, Agnès elle-même, ne sont que les aspects divers du même portrait; c'est toujours la brillante Armande, cette femme douée de tous les charmes et de peu de vertus, l'ange et le démon du contemplatif Molière.
A LA REINE MÈRE[155]
Madame,
Je sais bien que Votre Majesté n'a que faire de toutes nos dédicaces, et que ces prétendus devoirs, dont on lui dit élégamment qu'on s'acquitte envers elle, sont des hommages, à dire vrai, dont elle nous dispenseroit très-volontiers. Mais je ne laisse pas d'avoir l'audace de lui dédier la Critique de l'École des Femmes, et je n'ai pu refuser cette petite occasion de pouvoir témoigner ma joie à Votre Majesté sur cette heureuse convalescence qui redonne à nos vœux la plus grande et la meilleure princesse du monde, et nous permet en elle de longues années d'une santé vigoureuse. Comme chacun regarde les choses du côté de ce qui le touche, je me réjouis, dans cette allégresse générale, de pouvoir encore obtenir l'honneur de divertir Votre Majesté; elle, Madame, qui prouve si bien que la véritable dévotion n'est point contraire aux honnêtes divertissemens; qui, de ses hautes pensées et de ses importantes occupations, descend si humainement dans le plaisir de nos spectacles, et ne dédaigne pas de rire de cette même bouche dont elle prie si bien Dieu. Je flatte, dis-je, mon esprit de l'espérance de cette gloire; j'en attends le moment avec toutes les impatiences du monde; et, quand je jouirai de ce bonheur, ce sera la plus grande joie que puisse recevoir,
Madame,
De Votre Majesté,
Le très-humble, très-obéissant,
et très-obligé serviteur,
J.-B.-P. Molière.
| PERSONNAGES | ACTEURS |
| URANIE. | Mlle Debrie. |
| ÉLISE. | Arm. Béjart. |
| CLIMÈNE. | Mlle Duparc. |
| LE MARQUIS. | La Grange. |
| DORANTE, ou le Chevalier. | Brécourt. |
| LYSIDAS, poëte. | Du Croisy. |
| GALOPIN, laquais. | |
| La scène est à Paris, dans la maison d'Uranie. | |
SCÈNE I.—URANIE, ÉLISE.
URANIE.
Quoi! cousine, personne ne t'est venu rendre visite?
ÉLISE.
Personne du monde.
URANIE.
Vraiment, voilà qui m'étonne, que nous avons été seules l'une et l'autre tout aujourd'hui.
ÉLISE.
Cela m'étonne aussi, car ce n'est guère notre coutume; et votre maison, Dieu merci, est le refuge ordinaire de tous les fainéans de la cour.
URANIE.
L'après-dînée, à dire vrai, m'a semblé fort longue.
ÉLISE.
Et moi, je l'ai trouvée fort courte.
URANIE.
C'est que les beaux esprits, cousine, aiment la solitude.
ÉLISE.
Ah! très-humble servante au bel esprit, vous savez que ce n'est pas là que je vise.
URANIE.
Pour moi, j'aime la compagnie, je l'avoue.
ÉLISE.
Je l'aime aussi, mais je l'aime choisie; et la quantité de sottes visites qu'il vous faut essuyer parmi les autres est cause bien souvent que je prends plaisir d'être seule.
URANIE.
La délicatesse est trop grande, de ne pouvoir souffrir que des gens triés.
ÉLISE.
Et la complaisance est trop générale, de souffrir indifféremment toutes sortes de personnes.
URANIE.
Je goûte ceux qui sont raisonnables, et me divertis des extravagans.
ÉLISE.
Ma foi, les extravagans ne vont guère loin sans vous ennuyer, et la plupart de ces gens-là ne sont plus plaisans dès la seconde visite. Mais, à propos d'extravagans, ne voulez-vous pas me défaire de votre marquis incommode? Pensez-vous me le laisser toujours sur les bras, et que je puisse durer à[156] ses turlupinades[157] perpétuelles?
URANIE.
Ce langage est à la mode, et l'on le tourne en plaisanterie[158] à la cour.
ÉLISE.
Tant pis pour ceux qui le font, et qui se tuent tout le jour à parler ce jargon obscur. La belle chose de faire entrer, aux conversations du Louvre, de vieilles équivoques ramassées parmi les boues des halles et de la place Maubert! La jolie façon de plaisanter pour des courtisans, et qu'un homme montre d'esprit lorsqu'il vient vous dire: Madame, vous êtes dans la place Royale, et tout le monde vous voit de trois lieues de Paris, car chacun vous voit de bon œil; à cause que Bonneuil est un village à trois lieues d'ici! Cela n'est-il pas bien galant et bien spirituel? Et ceux qui trouvent ces belles rencontres n'ont-ils pas lieu de s'en glorifier?
URANIE.
On ne dit pas cela aussi comme une chose spirituelle; et la plupart de ceux qui affectent ce langage savent bien eux-mêmes qu'il est ridicule.
ÉLISE.
Tant pis encore, de prendre peine à dire des sottises, et d'être mauvais plaisans de dessein formé. Je les en tiens moins excusables; et, si j'en étois juge, je sais bien à quoi je condamnerois tous ces messieurs les turlupins.
URANIE.
Laissons cette matière qui t'échauffe un peu trop, et disons que Dorante vient bien tard, à mon avis, pour le souper que nous devons faire ensemble.
ÉLISE.
Peut-être l'a-t-il oublié, et que...
SCÈNE II.—URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
GALOPIN.
Voilà Climène, madame, qui vient ici pour vous voir.
URANIE.
Eh, mon Dieu! quelle visite!
ÉLISE.
Vous vous plaigniez d'être seule; aussi le ciel vous en punit.
URANIE.
Vite, qu'on aille dire que je n'y suis pas.
GALOPIN.
On a déjà dit que vous y étiez.
URANIE.
Et, qui est le sot qui l'a dit?
GALOPIN.
Moi, madame.
URANIE.
Diantre soit le petit vilain! Je vous apprendrai bien à faire vos réponses de vous-même.
GALOPIN.
Je vais lui dire, madame, que vous voulez être sortie.
URANIE.
Arrêtez, animal! et la laissez monter, puisque la sottise est faite!
GALOPIN.
Elle parle encore à un homme dans la rue.
URANIE.
Ah! cousine, que cette visite m'embarrasse à l'heure qu'il est!
ÉLISE.
Il est vrai que la dame est un peu embarrassante de son naturel; j'ai toujours eu pour elle une furieuse aversion; et n'en déplaise à sa qualité, c'est la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner.
URANIE.
L'épithète est un peu forte.
ÉLISE.
Allez, allez, elle mérite bien cela, et quelque chose de plus si on lui faisoit justice. Est-ce qu'il y a une personne qui soit plus véritablement qu'elle ce qu'on appelle précieuse, à prendre le mot dans sa plus mauvaise signification?
URANIE.
Elle se défend bien de ce nom, pourtant.
ÉLISE.
Il est vrai; elle se défend du nom, mais non pas de la chose; car, enfin, elle l'est depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande façonnière du monde. Il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands.
URANIE.
Doucement donc! Si elle venoit à entendre...
ÉLISE.
Point, point, elle ne monte pas encore. Je me souviens toujours du soir qu'elle eut envie de voir Damon[159], sur la réputation qu'on lui donne, et les choses que le public a vues de lui. Vous connoissez l'homme, et sa naturelle paresse à soutenir la conversation. Elle l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot, parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui, et qui le regardoient avec de grands yeux, comme une personne qui ne devoit pas être faite comme les autres. Ils pensoient tous qu'il étoit là pour défrayer la compagnie de bons mots; que chaque parole qui sortoit de sa bouche devoit être extraordinaire; qu'il devoit faire des impromptus sur tout ce qu'on disoit, et ne demander à boire qu'avec une pointe; mais il les trompa fort par son silence, et la dame fut aussi mal satisfaite de lui que je le fus d'elle.
URANIE.
Tais-toi. Je vais la recevoir à la porte de la chambre.
ÉLISE.
Encore un mot. Je voudrois bien la voir mariée avec le marquis dont nous avons parlé. Le bel assemblage que ce seroit d'une précieuse et d'un turlupin!
URANIE.
Veux-tu te taire! La voici.
SCÈNE III.—CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
URANIE.
Vraiment, c'est bien tard que...
CLIMÈNE.
Eh! de grâce, ma chère, faites-moi vite donner un siége.
URANIE, à Galopin.
Un fauteuil promptement.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu!
URANIE.
Qu'est-ce donc?
CLIMÈNE.
Je n'en puis plus!
URANIE.
CLIMÈNE.
Le cœur me manque.
URANIE.
Sont-ce vapeurs qui vous ont pris?
CLIMÈNE.
Non.
URANIE.
Voulez-vous que l'on vous délace?
CLIMÈNE.
Mon Dieu, non. Ah!
URANIE.
Quel est donc votre mal? et depuis quand vous a-t-il pris?
CLIMÈNE.
Il y a plus de trois heures, et je l'ai rapporté du Palais-Royal[160].
URANIE.
Comment?
CLIMÈNE.
Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie de l'École des Femmes. Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m'a donné, et je pense que je n'en reviendrai de plus de quinze jours.
ÉLISE.
Voyez un peu comme les maladies arrivent sans qu'on y songe!
URANIE.
Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi; mais nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes.
CLIMÈNE.
Quoi! vous l'avez vue?
URANIE.
Oui, et écoutée d'un bout à l'autre.
CLIMÈNE.
Et vous n'en avez pas été jusques aux convulsions, ma chère?
URANIE.
Je ne suis pas si délicate, Dieu merci; et je trouve, pour moi, que cette comédie seroit plutôt capable de guérir les gens que de les rendre malades.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! que dites-vous là? Cette proposition peut-elle être avancée par une personne qui ait du revenu en sens commun? Peut-on impunément, comme vous faites, rompre en visière à la raison? et, dans le vrai de la chose, est-il un esprit si affamé de plaisanterie, qu'il puisse tâter des fadaises dont cette comédie est assaisonnée? Pour moi, je vous avoue que je n'ai pas trouvé le moindre grain de sel dans tout cela. Les enfants par l'oreille m'ont paru d'un goût détestable; la tarte à la crème m'a affadi le cœur, et j'ai pensé vomir au potage.
ÉLISE.
Mon Dieu! que tout cela est dit élégamment! J'aurais cru que cette pièce étoit bonne; mais madame a une éloquence si persuasive, elle tourne les choses d'une manière si agréable, qu'il faut être de son sentiment, malgré qu'on en ait.
URANIE.
Pour moi, je n'ai pas tant de complaisance, et, pour dire ma pensée, je tiens cette comédie une des plus plaisantes que l'auteur ait produites.
CLIMÈNE.
Ah! vous me faites pitié, de parler ainsi; et je ne saurois vous souffrir cette obscurité de discernement. Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l'agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme, et salit à tout moment l'imagination?
ÉLISE.
Les jolies façons de parler que voilà! Que vous êtes, madame, une rude joueuse en critique, et que je plains le pauvre Molière de vous avoir pour ennemie!
CLIMÈNE.
Croyez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, et, pour honneur, n'allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu.
URANIE.
Moi, je ne sais pas ce que vous y avez trouvé qui blesse la pudeur.
CLIMÈNE.
Hélas! tout; et je mets en fait qu'une honnête femme ne la sauroit voir sans confusion, tant j'y ai découvert d'ordures et de saletés.
URANIE.
Il faut donc que, pour les ordures, vous ayez des lumières que les autres n'ont pas; car, pour moi, je n'y en ai point vu.
CLIMÈNE.
C'est que vous ne voulez pas y en avoir vu, assurément; car enfin toutes ces ordures, Dieu merci, y sont à visage découvert; elles n'ont pas la moindre enveloppe qui les couvre, et les yeux les plus hardis sont effrayés de leur nudité.
ÉLISE.
Ah!
CLIMÈNE.
Hai, hai, hai.
URANIE.
Mais encore, s'il vous plaît, marquez-moi une de ces ordures que vous dites.
CLIMÈNE.
Hélas! est-il nécessaire de vous les marquer?
URANIE.
Oui. Je vous demande seulement un endroit qui vous ait fort choquée.
CLIMÈNE.
En faut-il d'autre que la scène de cette Agnès, lorsqu'elle dit ce que l'on lui a pris?
URANIE.
Eh bien, que trouvez-vous là de sale?
CLIMÈNE.
Ah!
URANIE.
De grâce!
CLIMÈNE.
Fi!
URANIE.
Mais encore?
CLIMÈNE.
Je n'ai rien à vous dire.
URANIE.
Pour moi, je n'y entends point de mal.
CLIMÈNE.
Tant pis pour vous.
URANIE.
Tant mieux, plutôt, ce me semble. Je regarde les choses du côté qu'on me les montre, et ne les tourne point pour y chercher ce qu'il ne faut pas voir.
CLIMÈNE.
L'honnêteté d'une femme...
URANIE.
L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre; et je ne vois rien de si ridicule que cette délicatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s'offense de l'ombre des choses. Croyez-moi, celles qui font tant de façons n'en sont pas estimées plus femmes de bien. Au contraire, leur sévérité mystérieuse et leurs grimaces affectées irritent la censure de tout le monde contre les actions de leur vie. On est ravi de découvrir ce qu'il peut y avoir à redire; et, pour tomber dans l'exemple, il y avoit l'autre jour des femmes à cette comédie, vis-à-vis de la loge où nous étions qui, par les mines qu'elles affectèrent durant toute la pièce, leurs détournements de tête et leurs cachements[161] de visage, firent dire de tous côtés cent sottises de leur conduite, que l'on n'auroit pas dites sans cela; et quelqu'un même des laquais cria tout haut qu'elles étoient plus chastes des oreilles que de tout le reste du corps.
CLIMÈNE.
Enfin, il faut être aveugle dans cette pièce, et ne pas faire semblant d'y voir les choses.
URANIE.
Il ne faut pas y vouloir voir ce qui n'y est pas.
CLIMÈNE.
Ah! je soutiens, encore un coup, que les saletés y crèvent les yeux.
URANIE.
Et moi, je ne demeure pas d'accord de cela.
CLIMÈNE.
Quoi! la pudeur n'est pas visiblement blessée par ce que dit Agnès dans l'endroit dont nous parlons?
URANIE.
Non, vraiment. Elle ne dit pas un mot qui de soi ne soit fort honnête; et, si vous voulez entendre dessous quelque autre chose, c'est vous qui faites l'ordure, et non pas elle, puisqu'elle parle seulement d'un ruban qu'on lui a pris.
CLIMÈNE.
Ah! ruban tant qu'il vous plaira; mais ce le, où elle s'arrête, n'est pas mis pour des prunes. Il vient sur ce le d'étranges pensées. Ce le scandalise furieusement; et, quoi que vous puissiez dire, vous ne sauriez défendre l'insolence de ce le.
ÉLISE.
Il est vrai, ma cousine, je suis pour madame contre ce le. Ce le est insolent au dernier point, et vous avez tort de défendre ce le.
CLIMÈNE.
Il a une obscénité[162] qui n'est pas supportable.
ÉLISE.
Comment dites-vous ce mot-là, madame?
CLIMÈNE.
Obscénité, madame.
ÉLISE.
Ah! mon Dieu! obscénité. Je ne sais pas ce que ce mot veut dire; mais je le trouve le plus joli du monde.
CLIMÈNE.
Enfin, vous voyez comme votre sang prend mon parti.
URANIE.
Eh! mon Dieu, c'est une causeuse qui ne dit pas ce qu'elle pense. Ne vous y fiez pas beaucoup, si vous m'en voulez croire.
ÉLISE.
Ah! que vous êtes méchante, de me vouloir rendre suspecte à madame! Voyez un peu où j'en serais, si elle alloit croire ce que vous dites! Serois-je si malheureuse, madame, que vous eussiez de moi cette pensée?
CLIMÈNE.
Non, non, je ne m'arrête pas à ces paroles, et je vous crois plus sincère qu'elle ne dit.
ÉLISE.
Ah! que vous avez bien raison, madame, et que vous me rendrez justice, quand vous croirez que je vous trouve la plus engageante personne du monde, que j'entre dans tous vos sentiments, et suis charmée de toutes les expressions qui sortent de votre bouche!
CLIMÈNE.
Hélas! je parle sans affectation.
ÉLISE.
On le voit bien, madame, et que tout est naturel en vous. Vos paroles, le ton de votre voix, vos regards, vos pas, votre action et votre ajustement, ont je ne sais quel air de qualité qui enchante les gens. Je vous étudie des yeux et des oreilles; et je suis si remplie de vous, que je tâche d'être votre singe et de vous contrefaire en tout.
CLIMÈNE.
Vous vous moquez de moi, madame!
ÉLISE.
Pardonnez-moi, madame. Qui voudroit se moquer de vous?
CLIMÈNE.
Je ne suis pas un bon modèle, madame.
ÉLISE.
Oh! que si, madame!
CLIMÈNE.
Vous me flattez, madame.
ÉLISE.
Point du tout, madame.
CLIMÈNE.
Épargnez-moi, s'il vous plaît, madame.
ÉLISE.
Je vous épargne aussi, madame, et je ne dis pas la moitié de ce que je pense, madame.
CLIMÈNE.
Ah! mon Dieu! brisons là, de grâce. Vous me jetteriez dans une confusion épouvantable, (à Uranie.) Enfin, nous voilà deux contre vous; et l'opiniâtreté sied si mal aux personnes spirituelles...
SCÈNE IV.—LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, GALOPIN.
GALOPIN, à la porte de la chambre.
Arrêtez, s'il vous plaît, monsieur.
LE MARQUIS.
Tu ne me connois pas, sans doute?
GALOPIN.
Si fait, je vous connois; mais vous n'entrerez pas.
LE MARQUIS.
Ah! que de bruit, petit laquais!
GALOPIN.
Cela n'est pas bien de vouloir entrer malgré les gens.
LE MARQUIS.
Je veux voir ta maîtresse.
GALOPIN.
Elle n'y est pas, vous dis-je.
LE MARQUIS.
La voilà dans la chambre.
GALOPIN.
Il est vrai, la voilà; mais elle n'y est pas.
URANIE.
Qu'est-ce donc qu'il y a là?
LE MARQUIS.
C'est votre laquais, madame, qui fait le sot.
GALOPIN.
Je lui dis que vous n'y êtes pas, madame, et il ne veut pas laisser[163] d'entrer.
URANIE.
Et pourquoi dire à monsieur que je n'y suis pas?
GALOPIN.
Vous me grondâtes l'autre jour de lui avoir dit que vous y étiez.
URANIE.
Voyez cet insolent! Je vous prie, monsieur, de ne pas croire ce qu'il dit. C'est un petit écervelé, qui vous a pris pour un autre.
LE MARQUIS.
Je l'ai bien vu, madame; et, sans votre respect, je lui aurois appris à connoître les gens de qualité.
ÉLISE.
Ma cousine vous est fort obligée de cette déférence.
URANIE, à Galopin.
Un siége donc, impertinent!
GALOPIN.
N'en voilà-t-il pas un?
URANIE.
Approchez-le.
Galopin pousse le siége rudement, et sort.
SCÈNE V.—LE MARQUIS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE.
LE MARQUIS.
Votre petit laquais madame, a du mépris pour ma personne.
ÉLISE.
Il auroit tort, sans doute.
LE MARQUIS.
C'est peut-être que je paye l'intérêt de ma mauvaise mine. (Il rit.) Hai, hai, hai, hai.
ÉLISE.
L'âge le rendra plus éclairé en honnêtes gens[164].
LE MARQUIS.
Sur quoi en étiez-vous, mesdames, lorsque je vous ai interrompues?
URANIE.
Sur la comédie de l'École des Femmes.
LE MARQUIS.
Je ne fais que d'en sortir.
CLIMÈNE.
Eh bien, monsieur, comment la trouvez-vous, s'il vous plaît?
LE MARQUIS.
Tout à fait impertinente.
CLIMÈNE.
Ah! que j'en suis ravie!
LE MARQUIS.
C'est la plus méchante chose du monde. Comment, diable! à peine ai-je pu trouver place. J'ai pensé être étouffé à la porte, et jamais on ne m'a tant marché sur les pieds. Voyez comme mes canons et mes rubans en sont ajustés, de grâce.
ÉLISE.
Il est vrai que cela crie vengeance contre l'École des Femmes, et que vous la condamnez avec justice.
LE MARQUIS.
Il ne s'est jamais fait, je pense, une si méchante comédie.
URANIE.
Ah! voici Dorante, que nous attendions.
SCÈNE VI.—DORANTE, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, LE MARQUIS.
DORANTE.
Ne bougez, de grâce, et n'interrompez point votre discours. Vous êtes là sur une matière qui, depuis quatre jours, fait presque l'entretien de toutes les maisons de Paris; et jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus. Car, enfin, j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens, par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.
URANIE.
Voilà monsieur le marquis qui en dit force mal.
LE MARQUIS.
Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu! détestable, du dernier détestable, ce qu'on appelle détestable!
DORANTE.
Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.
LE MARQUIS.
Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?
DORANTE.
Oui, je prétends la soutenir.
LE MARQUIS.
Parbleu! je la garantis détestable.
DORANTE.
La caution n'est pas bourgeoise[165]. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?
LE MARQUIS.
Pourquoi elle est détestable?
DORANTE.
Oui.
LE MARQUIS.
Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.
DORANTE.
Après cela, il n'y a plus rien à dire, voilà son procès fait. Mais encore instruis-nous, et nous dis les défauts qui y sont.
LE MARQUIS.
Que sais-je, moi? je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me damne! et Dorilas, contre qui j'étois[166], a été de mon avis.
DORANTE.
L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé!
LE MARQUIS.
Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.
DORANTE.
Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seroient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le théâtre un de nos amis, qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayoit les autres ridoit son front. A tous les éclats de risée, il haussoit les épaules, et regardoit le parterre en pitié; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disoit tout haut: Ris donc, parterre, ris donc! Ce fut une seconde comédie, que le chagrin de notre ami. Il la donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût; que, debout et assis, l'on peut donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierois assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.
LE MARQUIS.
Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre? Parbleu! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai, hai, hai, hai, hai.
DORANTE.
Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurois souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J'enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicule, malgré leur qualité; de ces gens qui décident toujours, et parlent hardiment de toutes choses, sans s'y connoître; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne branleront pas à ceux qui sont bons; qui, voyant un tableau, ou écoutant un concert de musique, blâment de même et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l'art qu'ils attrapent et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Eh, morbleu! messieurs, taisez-vous! Quand Dieu ne vous a pas donné la connoissance d'une chose, n'apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler, et songez qu'en ne disant mot on croira peut-être que vous êtes d'habiles gens.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, tu le prends-là...
DORANTE.
Mon Dieu, marquis, ce n'est pas à toi que je parle. C'est à une douzaine de messieurs qui déshonorent les gens de cour par leurs manières extravagantes, et font croire parmi le peuple que nous nous ressemblons tous. Pour moi, je m'en veux justifier le plus qu'il me sera possible; et je les dauberai tant en toutes rencontres, qu'à la fin ils se rendront sages.
LE MARQUIS.
Dis-moi un peu, chevalier, crois-tu que Lysandre ait de l'esprit?
DORANTE.
Oui, sans doute, et beaucoup.
URANIE.
C'est une chose qu'on ne peut pas nier.
LE MARQUIS.
Demande-lui ce qu'il lui semble de l'École des Femmes, tu verras qu'il te dira qu'elle ne lui plaît pas.
DORANTE.
Eh, mon Dieu! il y en a beaucoup que le trop d'esprit gâte, qui voient mal les choses à force de lumière, et même qui seroient bien fâchés d'être de l'avis des autres, pour avoir la gloire de décider.
URANIE.
Il est vrai. Notre ami est de ces gens-là, sans doute. Il veut être le premier de son opinion, et qu'on attende par respect son jugement. Toute approbation qui marche avant la sienne est un attentat sur ses lumières, dont il se venge hautement en prenant le contraire parti. Il veut qu'on le consulte sur toutes les affaires d'esprit; et je suis sûre que si l'auteur lui eût montré sa comédie avant que de la faire voir au public, il l'eût trouvée la plus belle du monde.
LE MARQUIS.
Et que direz-vous de la marquise Araminte, qui la publie partout pour épouvantable, et dit qu'elle n'a jamais pu souffrir les ordures dont elle est pleine?
DORANTE.
Je dirai que cela est digne du caractère qu'elle a pris; et qu'il y a des personnes qui se rendent ridicules, pour vouloir avoir trop d'honneur[167]. Bien qu'elle ait de l'esprit, elle a suivi le mauvais exemple de celles qui, étant sur le retour de l'âge, veulent remplacer de[168] quelque chose ce qu'elles voient qu'elles perdent, et prétendent que les grimaces d'une pruderie scrupuleuse leur tiendront lieu de jeunesse et de beauté. Celle-ci pousse l'affaire plus avant qu'aucune; et l'habileté de son scrupule découvre des saletés ou jamais personne n'en avoit vu. On tient qu'il va, ce scrupule, jusques à défigurer notre langue, et qu'il n'y a point presque de mots dont la sévérité de cette dame ne veuille retrancher ou la tête ou la queue, pour les syllabes déshonnêtes qu'elle y trouve.
URANIE.
Vous êtes bien fou, chevalier.
LE MARQUIS.
Enfin, chevalier, tu crois défendre ta comédie en faisant la satire de ceux qui la condamnent.
DORANTE.
Non pas; mais je tiens que cette dame se scandalise à tort...
ÉLISE.
Tout beau, monsieur le chevalier, il pourroit y en avoir d'autres qu'elle, qui seroient dans les mêmes sentiments.
DORANTE.
Je sais bien que ce n'est pas vous, au moins; et que, lorsque vous avez vu cette représentation...
ÉLISE.
Il est vrai, mais j'ai changé d'avis. (Montrant Climène.) Et madame sait appuyer le sien par des raisons si convaincantes, qu'elle m'a entraînée de son côté.
DORANTE, à Climène.
Ah! madame, je vous demande pardon; et, si vous le voulez, je me dédirai, pour l'amour de vous, de tout ce que j'ai dit.
CLIMÈNE.
Je ne veux pas que ce soit pour l'amour de moi, mais pour l'amour de la raison: car enfin cette pièce, à le bien prendre, est tout à fait indéfendable[169]; et je ne conçois pas...
URANIE.
Ah! voici l'auteur, M. Lysidas. Il vient tout à propos pour cette matière. Monsieur Lysidas, prenez un siége vous-même, et vous mettez là.
SCÈNE VII.—LYSIDAS, CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS.
LYSIDAS.
Madame, je viens un peu tard; mais il m'a fallu lire ma pièce chez madame la marquise dont je vous avois parlé; et les louanges qui lui ont été données m'ont retenu une heure plus que je ne croyois.
ÉLISE.
C'est un grand charme que les louanges pour arrêter un auteur.
URANIE.
Asseyez-vous donc, monsieur Lysidas; nous lirons votre pièce après souper.
LYSIDAS.
Tous ceux qui étoient là doivent venir à sa première représentation, et m'ont promis de faire leur devoir comme il faut.
URANIE.
Je le crois. Mais, encore une fois, asseyez-vous, s'il vous plaît. Nous sommes ici sur une matière que je serai bien aise que nous poussions.
LYSIDAS.
Je pense, madame, que vous retiendrez aussi une loge pour ce jour-là?
URANIE.
Nous verrons. Poursuivons, de grâce, notre discours.
LYSIDAS.
Je vous donne avis, madame, qu'elles sont presque toutes retenues.
URANIE.
Voilà qui est bien. Enfin, j'avois besoin de vous lorsque vous êtes venu, et tout le monde étoit ici contre moi.
ÉLISE, à Uranie, montrant Dorante.
Il s'est mis d'abord de votre côté; mais maintenant (montrant Climène) qu'il sait que madame est à la tête du parti contraire, je pense que vous n'avez qu'à chercher un autre secours.
CLIMÈNE.
Non, non, je ne voudrois pas qu'il fît mal sa cour auprès de madame votre cousine, et je permets à son esprit d'être du parti de son cœur.
DORANTE.
Avec cette permission, madame, je prendrai la hardiesse de me défendre.
URANIE.
Mais, auparavant, sachons un peu les sentiments de monsieur Lysidas.
LYSIDAS.
Sur quoi, madame?
URANIE.
Sur le sujet de l'École des Femmes.
LYSIDAS.
Ah! ah!
DORANTE.
Que vous en semble?
LYSIDAS.
Je n'ai rien à dire là-dessus; et vous savez qu'entre nous autres auteurs nous devons parler des ouvrages les uns des autres avec beaucoup de circonspection.
DORANTE.
Mais encore, entre nous, que pensez-vous de cette comédie?
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
URANIE.
De bonne foi, dites-nous votre avis.
LYSIDAS.
Je la trouve fort belle.
DORANTE.
Assurément?
LYSIDAS.
Assurément. Pourquoi non? N'est-elle pas en effet la plus belle du monde?
DORANTE.
Hon, hon, vous êtes un méchant diable, monsieur Lysidas; vous ne dites pas ce que vous pensez.
LYSIDAS.
Pardonnez-moi.
DORANTE.
Mon Dieu, je vous connois. Ne dissimulons point.
LYSIDAS.
Moi, monsieur?
DORANTE.
Je vois bien que le bien que vous dites de cette pièce n'est que par honnêteté, et que, dans le fond du cœur, vous êtes de l'avis de beaucoup de gens qui la trouvent mauvaise.
LYSIDAS.
Hai, hai, hai.
DORANTE.
Avouez, ma foi, que c'est une méchante chose que cette comédie.
LYSIDAS.
Il est vrai qu'elle n'est pas approuvée par les connaisseurs.
LE MARQUIS.
Ma foi, chevalier, tu en tiens, et te voilà payé de ta raillerie. Ah, ah, ah, ah, ah!
DORANTE.
Pousse, mon cher marquis, pousse.
LE MARQUIS.
Tu vois que nous avons les savans de notre côté.
DORANTE.
Il est vrai. Le jugement de M. Lysidas est quelque chose de considérable. Mais M. Lysidas veut bien que je ne me rende pas pour cela; et, puisque j'ai bien l'audace de me défendre (montrant Climène) contre les sentiments de madame, il ne trouvera pas mauvais que je combatte les siens.
ÉLISE.
Quoi! vous voyez contre vous madame, M. le marquis et M. Lysidas, et vous osez résister encore? Fi? que cela est de mauvaise grâce!
CLIMÈNE.
Voilà qui me confond, pour moi, que des personnes raisonnables se puissent mettre en tête de donner protection aux sottises de cette pièce.
LE MARQUIS.
Dieu me damne! madame, elle est misérable depuis le commencement jusqu'à la fin.
DORANTE.
Cela est bientôt dit, marquis. Il n'est rien plus aisé que de trancher ainsi; et je ne vois aucune chose qui puisse être à couvert de la souveraineté de tes décisions.
LE MARQUIS.
Parbleu! tous les autres comédiens[170] qui étoient là pour la voir en ont dit tous les maux du monde.
DORANTE.
Ah! je ne dis plus mot; tu as raison, marquis. Puisque les autres comédiens en disent du mal, il faut les en croire assurément. Ce sont tous gens éclairés, et qui parlent sans intérêt. Il n'y a plus rien à dire, je me rends.
CLIMÈNE.
Rendez-vous, ou ne vous rendez pas, je sais fort bien que vous ne me persuaderez point de souffrir les immodesties de cette pièce, non plus que les satires désobligeantes qu'on y voit contre les femmes.
URANIE.
Pour moi, je me garderai bien de m'en offenser, et de prendre rien sur mon compte de tout ce qui s'y dit. Ces sortes de satires tombent directement sur les mœurs, et ne frappent les personnes que par réflexion. N'allons point nous appliquer nous-mêmes les traits d'une censure générale; et profitons de la leçon, si nous pouvons, sans faire semblant qu'on parle à nous. Toutes les peintures ridicules qu'on expose sur les théâtres doivent être regardées sans chagrin de tout le monde. Ce sont miroirs publics, où il ne faut jamais témoigner qu'on se voie; et c'est se taxer hautement d'un défaut que se scandaliser qu'on le reprenne.
CLIMÈNE.
Pour moi, je ne parle pas de ces choses par la part que j'y puisse avoir, et je pense que je vis d'un air dans le monde à ne pas craindre d'être cherchée dans les peintures qu'on fait là des femmes qui se gouvernent mal.
ÉLISE.
Assurément, madame, on ne vous y cherchera point. Votre conduite est assez connue, et ce sont de ces sortes de choses qui ne sont contestées de personne.
URANIE, à Climène.
Aussi, madame, n'ai-je rien dit qui aille à vous; et mes paroles, comme les satires de la comédie, demeurent dans la thèse générale.
CLIMÈNE.
Je n'en doute pas, madame. Mais enfin passons sur ce chapitre. Je ne sais pas de quelle façon vous recevez les injures qu'on dit à notre sexe dans un certain endroit de la pièce; et, pour moi, je vous avoue que je suis dans une colère épouvantable, de voir que cet auteur impertinent nous appelle des animaux.
URANIE.
Ne voyez-vous pas que c'est un ridicule[171] qu'il fait parler?
DORANTE.
Et puis, madame, ne savez-vous pas que les injures des amans n'offensent jamais; qu'il est des amours emportés aussi bien que des doucereux[172]; et qu'en de pareilles occasions les paroles les plus étranges, et quelque chose de pis encore, se prennent bien souvent pour des marques d'affection par celles mêmes qui les reçoivent?
ÉLISE.
Dites tout ce que vous voudrez, je ne saurois digérer cela, non plus que le potage et la tarte à la crème, dont madame a parlé tantôt.
LE MARQUIS.
Ah! ma foi! oui, tarte à la crème! voilà ce que j'avois remarqué tantôt; tarte à la crème! Que je vous suis obligé, madame, de m'avoir fait souvenir de tarte à la crème! Y a-t-il assez de pommes[173] en Normandie pour tarte à la crème? Tarte à la crème, morbleu! tarte à la crème!
DORANTE.
Eh bien, que veux-tu dire? Tarte à la crème!
LE MARQUIS.
Parbleu! tarte à la crème, chevalier!
DORANTE.
Mais encore?
LE MARQUIS.
Tarte à la crème!
DORANTE.
Dis-nous un peu tes raisons.
LE MARQUIS.
Tarte à la crème!
URANIE.
Mais il faut expliquer sa pensée, ce me semble.
LE MARQUIS.
Tarte à la crème, madame!
URANIE.
Que trouvez-vous là à redire?
LE MARQUIS.
Moi, rien. Tarte à la crème!
URANIE.
Ah! je le quitte[174].
ÉLISE.
M. le marquis s'y prend bien, et vous bourre de la belle manière. Mais je voudrois bien que M. Lysidas voulut les achever, et leur donner quelques petits coups de sa façon.
LYSIDAS.
Ce n'est pas ma coutume de rien blâmer, et je suis assez indulgent pour les ouvrages des autres. Mais enfin, sans choquer l'amitié que M. le chevalier témoigne pour l'auteur, on m'avouera que ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu'il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses. Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd'hui: on ne court plus qu'à cela, et l'on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages, lorsque des sottises ont tout Paris. Je vous avoue que le cœur m'en saigne quelquefois, et cela est honteux pour la France.
CLIMÈNE.
Il est vrai que le goût des gens est étrangement gâté là-dessus, et que le siècle s'encanaille[175] furieusement.
ÉLISE.
Celui-là est joli encore: s'encanaille! Est-ce vous qui l'avez inventé, madame?
CLIMÈNE.
Eh!
ÉLISE.
Je m'en suis bien doutée.
DORANTE.
Vous croyez donc, monsieur Lysidas, que tout l'esprit et toute la beauté sont dans les poëmes sérieux, et que les pièces comiques sont des niaiseries qui ne méritent aucune louange?
URANIE.
Ce n'est pas mon sentiment, pour moi. La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau quand elle est bien touchée; mais la comédie a ses charmes, et je tiens que l'une n'est pas moins difficile à faire que l'autre.
DORANTE.
Assurément, madame; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être vous ne vous abuseriez pas. Car, enfin, je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez. Ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressemblance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature. On veut que ces portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens.
CLIMÈNE.
Je crois être du nombre des honnêtes gens; et cependant je n'ai pas trouvé le mot pour rire dans tout ce que j'ai vu.
LE MARQUIS.
Ma foi, ni moi non plus.
DORANTE.
Pour toi, marquis, je ne m'en étonne pas. C'est que tu n'y as point trouvé de turlupinades.
LYSIDAS.
Ma foi, monsieur, ce qu'on y rencontre ne vaut guère mieux, et toutes les plaisanteries y sont assez froides, à mon avis.
DORANTE.
La cour n'a pas trouvé cela.
LYSIDAS.
Ah! monsieur, la cour!
DORANTE.
Achevez, monsieur Lysidas. Je vois bien que vous voulez dire que la cour ne se connoît pas à ces choses; et c'est le refuge ordinaire de vous autres messieurs les auteurs, dans le mauvais succès de vos ouvrages, que d'accuser l'injustice du siècle et le peu de lumières des courtisans. Sachez, s'il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d'aussi bons yeux que d'autres; qu'on peut être habile avec un point de Venise[176] et des plumes, aussi bien qu'avec une perruque courte et un petit rabat uni; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c'est le jugement de la cour; que c'est son goût qu'il faut étudier pour trouver l'art de réussir; qu'il n'y a point de lieu où les décisions soient si justes; et, sans mettre en ligne de compte tous les gens savans qui y sont, que du simple bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde on s'y fait une manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé[177] des pédans.
URANIE.
Il est vrai que, pour peu qu'on y demeure, il vous passe là tous les jours assez de choses devant les yeux pour acquérir quelque habitude de les connoître, et surtout pour ce qui est de la bonne et mauvaise plaisanterie.
DORANTE.
La cour a quelques ridicules, j'en demeure d'accord, et je suis, comme on voit, le premier à les fronder. Mais, ma foi, il y en a un grand nombre parmi les beaux esprits de profession; et, si l'on joue quelques marquis, je trouve qu'il y a bien plus de quoi jouer les auteurs, et que ce seroit une chose plaisante à mettre sur le théâtre que leurs grimaces savantes et leurs raffinemens ridicules, leur vicieuse coutume d'assassiner les gens de leurs ouvrages, leur friandise de louanges, leurs ménagements de pensées, leur trafic de réputation, et leurs ligues offensives et défensives, aussi bien que leurs guerres d'esprit, et leurs combats de prose et de vers.
LYSIDAS.
Molière est bien heureux, monsieur, d'avoir un protecteur aussi chaud que vous. Mais, enfin, pour venir au fait, il est question de savoir si sa pièce est bonne, et je m'offre d'y montrer partout cent défauts visibles.
URANIE.
C'est une étrange chose de vous autres, messieurs les poëtes, que vous condamniez toujours les pièces où tout le monde court, et ne disiez jamais du bien que de celles où personne ne va. Vous montrez pour les unes une haine invincible, et pour les autres une tendresse qui n'est pas concevable.
DORANTE.
C'est qu'il est généreux de se ranger du côté des affligés.
URANIE.
Mais, de grâce, monsieur Lysidas, faites-nous voir ces défauts, dont je ne me suis point aperçue.
LYSIDAS.
Ceux qui possèdent Aristote et Horace voient d'abord, madame, que cette comédie pèche contre toutes les règles de l'art.
URANIE.
Je vous avoue que je n'ai aucune habitude avec ces messieurs-là, et que je ne sais point les règles de l'art.
DORANTE.
Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorans, et nous étourdissez tous les jours! Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de l'art soient les plus grands mystères du monde; et, cependant, ce ne sont que quelques observations aisées, que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes de poëmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours d'Horace et d'Aristote. Je voudrois bien savoir si la grande règle de toutes les règles n'est pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but n'a pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public s'abuse sur ces sortes de choses, et que chacun n'y soit pas juge du plaisir qu'il y prend?
URANIE.
J'ai remarqué une chose de ces messieurs-là: c'est que ceux qui parlent le plus des règles, et qui les savent mieux que les autres, font des comédies que personne ne trouve belles.
DORANTE.
Et c'est ce qui marque, madame, comme on doit s'arrêter peu à leurs disputes embarrassées, car enfin, si les pièces qui sont selon les règles ne plaisent pas, et que celles qui plaisent ne soient pas selon les règles, il faudrait, de nécessité, que les règles eussent été mal faites. Moquons-nous donc de cette chicane où ils veulent assujettir le goût du public, et ne consultons dans une comédie que l'effet qu'elle fait sur nous. Laissons-nous aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles, et ne cherchons point de raisonnement pour nous empêcher d'avoir du plaisir.
URANIE.
Pour moi, quand je vois une comédie, je regarde seulement si les choses me touchent; et, lorsque je m'y suis bien divertie, je ne vais point demander si j'ai eu tort, et si les règles d'Aristote me défendoient de rire.
DORANTE.
C'est justement comme un homme qui auroit trouvé une sauce excellente, et qui voudroit examiner si elle est bonne, sur les préceptes du Cuisinier françois.
URANIE.
Il est vrai; et j'admire les raffinemens de certaines gens sur des choses que nous devons sentir par nous-mêmes.
DORANTE.
Vous avez raison, madame, de les trouver étranges, tous ces raffinemens mystérieux. Car enfin, s'ils ont lieu, nous voilà réduits à ne nous plus croire; nos propres sens seront esclaves en toutes choses; et, jusques au manger et au boire, nous n'oserons plus trouver rien de bon sans le congé de messieurs les experts.
LYSIDAS.
Enfin, monsieur, toute votre raison, c'est que l'École des Femmes a plu; et vous ne vous souciez point qu'elle ne soit pas dans les règles pourvu...
DORANTE.
Tout beau, monsieur Lysidas, je ne vous accorde pas cela. Je dis bien que le grand art est de plaire, et que cette comédie ayant plu à ceux pour qui elle est faite, je trouve que c'est assez pour elle, et qu'elle doit peu se soucier du reste. Mais, avec cela, je soutiens qu'elle ne pèche contre aucune des règles dont vous parlez. Je les ai lues, Dieu merci, autant qu'un autre; et je ferois voir aisément que peut-être n'avons-nous point de pièce au théâtre plus régulière que celle-là.
ÉLISE.
Courage, monsieur Lysidas! nous sommes perdus si vous reculez.
LYSIDAS.
Quoi! monsieur, la protase, l'épitase et la péripétie...
DORANTE.
Ah! monsieur Lysidas, vous nous assommez avec vos grands mots! Ne paroissez point si savant, de grâce! Humanisez votre discours, et parlez pour être entendu. Pensez-vous qu'un nom grec donne plus de poids à vos raisons? Et ne trouveriez-vous pas qu'il fût aussi beau de dire l'exposition du sujet, que la protase; le nœud, que l'épitase; et le dénoûment, que la péripétie?
LYSIDAS.
Ce sont termes de l'art, dont il est permis de se servir. Mais, puisque ces mots blessent vos oreilles, je m'expliquerai d'une autre façon, et je vous prie de répondre positivement à trois ou quatre choses que je vais dire. Peut-on souffrir une pièce qui pèche contre le nom propre des pièces de théâtre? Car enfin le nom de poëme dramatique vient d'un mot grec qui signifie agir, pour montrer que la nature de ce poëme consiste dans l'action; et dans cette comédie-ci il ne se passe point d'actions, et tout consiste en des récits que vient faire ou Agnès ou Horace.
LE MARQUIS.
Ah! ah! chevalier.
CLIMÈNE.
Voilà qui est spirituellement remarqué, et c'est prendre le fin des choses.
LYSIDAS.
Est-il rien de si peu spirituel, ou, pour mieux dire, rien de si bas, que quelques mots où tout le monde rit, et surtout celui des enfans par l'oreille?
CLIMÈNE.
Fort bien.
ÉLISE.
Ah!
LYSIDAS.
La scène du valet et de la servante au dedans de la maison n'est-elle pas d'une longueur ennuyeuse, et tout à fait impertinente?
LE MARQUIS.
Cela est vrai.
CLIMÈNE.
Assurément.
ÉLISE.
Il a raison.
LYSIDAS.
Arnolphe ne donne-t-il pas trop librement son argent à Horace? Et, puisque c'est le personnage ridicule de la pièce, falloit-il lui faire l'action d'un honnête homme?
LE MARQUIS.
Bon. La remarque est encore bonne.
CLIMÈNE.
Admirable.
ÉLISE.
Merveilleuse.
LYSIDAS.
Le sermon et les maximes ne sont-ils pas des choses ridicules, et qui choquent même le respect que l'on doit à nos mystères?
LE MARQUIS.
C'est bien dit.
CLIMÈNE.
Voilà parlé comme il faut.
ÉLISE.
Il ne se peut rien de mieux.
LYSIDAS.
Et ce M. de la Souche, enfin, qu'on nous fait un homme d'esprit, et qui paroît si sérieux en tant d'endroits, ne descend-il point dans[178] quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte, lorsqu'il explique à Agnès la violence de son amour, avec ces roulements d'yeux extravagants, ces soupirs ridicules, et ces larmes niaises qui font rire tout le monde?
LE MARQUIS.
Morbleu! merveille!
CLIMÈNE.
Miracle!
ÉLISE.
Vivat, monsieur Lysidas!
LYSIDAS.
Je laisse cent mille autres choses, de peur d'être ennuyeux.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, te voilà mal ajusté.
DORANTE.
Il faut voir.
LE MARQUIS.
Tu as trouvé ton homme, ma foi.
DORANTE.
Peut-être.
LE MARQUIS.
Réponds, réponds, réponds, réponds.
DORANTE.
Volontiers. Il...
LE MARQUIS.
Réponds donc, je te prie.
DORANTE.
Laisse-moi donc faire. Si...
LE MARQUIS.
Parbleu! je te défie de répondre.
DORANTE.
Oui, si tu parles toujours.
CLIMÈNE.
De grâce, écoutons ses raisons.
DORANTE.
Premièrement, il n'est pas vrai de dire que toute la pièce n'est qu'en récits. On y voit beaucoup d'actions qui se passent sur la scène; et les récits eux-mêmes y sont des actions, suivant la constitution du sujet; d'autant qu'ils sont tous faits innocemment, ces récits, à la personne intéressée, qui, par là, entre à tous coups dans une confusion à réjouir les spectateurs, et prend, à chaque nouvelle, toutes les mesures qu'il peut, pour se parer du malheur qu'il craint.
URANIE.
Pour moi, je trouve que la beauté du sujet de l'Ecole des Femmes consiste dans cette confidence perpétuelle; et, ce qui me paroît assez plaisant, c'est qu'un homme qui a de l'esprit, et qui est averti de tout par une innocente qui est sa maîtresse[179], et par un étourdi qui est son rival, ne puisse avec cela éviter ce qui lui arrive.
LE MARQUIS.
Bagatelle, bagatelle!
CLIMÈNE.
Foible réponse.
ÉLISE.
Mauvaises raisons.
DORANTE.
Pour ce qui est des enfants par l'oreille, ils ne sont plaisans que par réflexion à Arnolphe; et l'auteur n'a pas mis cela pour être de soi un bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l'homme et peint d'autant mieux son extravagance, puisqu'il rapporte une sottise triviale qu'a dite Agnès, comme la chose la plus belle du monde et qui lui donne une joie inconcevable.
LE MARQUIS.
C'est mal répondre.
CLIMÈNE.
Cela ne satisfait point.
ÉLISE.
C'est ne rien dire.
DORANTE.
Quant à l'argent qu'il donne librement, outre que la lettre de son meilleur ami lui est une caution suffisante, il n'est pas incompatible qu'une personne soit ridicule en de certaines choses, et honnête homme en d'autres. Et pour la scène d'Alain et de Georgette dans le logis, que quelques-uns ont trouvée longue et froide, il est certain qu'elle n'est pas sans raison; et, de même qu'Arnolphe se trouve attrapé pendant son voyage par la pure innocence de sa maîtresse, il demeure au retour longtemps à sa porte par l'innocence de ses valets, afin qu'il soit partout puni par les choses qu'il a crues faire la sûreté de ses précautions.
LE MARQUIS.
Voilà des raisons qui ne valent rien.
CLIMÈNE.
Tout cela ne fait que blanchir.
ÉLISE.
Cela fait pitié.
DORANTE.
Pour le discours moral que vous appelez un sermon, il est certain que de vrais dévots qui l'ont ouï n'ont pas trouvé qu'il choquât ce que vous dites; et sans doute que ces paroles d'enfer et de chaudières bouillantes sont assez justifiées par l'extravagance d'Arnolphe et par l'innocence de celle à qui il parle. Et, quant au transport amoureux du cinquième acte, qu'on accuse d'être trop outré et trop comique, je voudrois bien savoir si ce n'est pas faire la satire des amans, et si les honnêtes gens même et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses...
LE MARQUIS.
Ma foi, chevalier, tu ferois mieux de te taire.
DORANTE.
Fort bien. Mais enfin, si nous nous regardions nous-mêmes, quand nous sommes bien amoureux...
LE MARQUIS.
Je ne veux pas seulement t'écouter.
DORANTE.
Écoute-moi si tu veux. Est-ce que dans la violence de la passion...
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
Il chante.
DORANTE.
Quoi!
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
DORANTE.
Je ne sais pas si...
LE MARQUIS.
La la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la.
URANIE.
Il me semble que...
LE MARQUIS.
La, la, la, la, lare, la, la, la, la, la, la, la, la, la, la.
URANIE.
Il se passe des choses assez plaisantes dans notre dispute. Je trouve qu'on en pourroit bien faire une petite comédie, et que cela ne seroit pas trop mal à la queue de l'École des Femmes.
DORANTE.
Vous avez raison.
LE MARQUIS.
Parbleu! chevalier, tu jouerois là-dedans un rôle qui ne te seroit pas avantageux.
DORANTE.
Il est vrai, marquis.
CLIMÈNE.
Pour moi, je souhaiterois que cela se fît, pourvu qu'on traitât l'affaire comme elle s'est passée.
ÉLISE.
Et moi, je fournirois de bon cœur mon personnage.
LYSIDAS.
Je ne refuserois pas le mien, que je pense.
URANIE.
Puisque chacun en seroit content, chevalier, faites un mémoire de tout, et le donnez à Molière, que vous connoissez, pour le mettre en comédie.
CLIMÈNE.
Il n'aurait garde, sans doute, et ce ne serait pas des vers à sa louange.
URANIE.
Point, point; je connais son humeur: il ne se soucie[180] pas qu'on fronde ses pièces, pourvu qu'il y vienne du monde.
DORANTE.
Oui. Mais quel dénoûment pourroit-il trouver à ceci? Car il ne saurait y avoir ni mariage, ni reconnaissance; et je ne sais point par où l'on pourroit faire finir la dispute.
URANIE.
Il faudroit rêver quelque incident pour cela.
SCÈNE VIII.—CLIMÈNE, URANIE, ÉLISE, DORANTE, LE MARQUIS, LYSIDAS, GALOPIN.
GALOPIN.
Madame, on a servi sur table.
DORANTE.
Ah! voilà justement ce qu'il faut pour le dénoûment que nous cherchions, et l'on ne peut rien trouver de plus naturel. On disputera fort et ferme de part et d'autre, comme nous avons fait, sans que personne se rende; un petit laquais viendra dire qu'on a servi, on se lèvera, et chacun ira souper.
URANIE.
La comédie ne peut pas mieux finir, et nous ferons bien d'en demeurer là.
FIN DE LA CRITIQUE DE L'ÉCOLE DES FEMMES
L'IMPROMPTU DE VERSAILLES
COMÉDIE
REPRÉSENTÉE POUR LA PREMIÈRE FOIS A VERSAILLES, LE 14 OCTOBRE 1663, ET A PARIS SUR LE THÉATRE DU PALAIS-ROYAL, LE 4 NOVEMBRE SUIVANT.
On voulait détruire Molière. On le jouait à l'hôtel de Bourgogne sous son costume, avec sa perruque, avec ses tics naturels et sous son propre nom. Les petits gentilshommes, furieux d'être signalés comme turlupins et de voir le marquis de Mascarille remplacer le bouffon de la comédie espagnole, le gracioso, l'attendaient à la porte du théâtre afin de punir ce «garçon nommé Molière». On préparait la requête contre son inceste, que devait présenter, au mois de décembre suivant, le gros Monfleury. Le duc de la Feuillade, dont Molière avait bafoué la critique dédaigneuse, n'avait feint de l'embrasser que pour déchirer le visage du comédien, que les boutons de son pourpoint mirent en sang. Enfin Boursault, devenu l'organe des dévots scrupuleux, l'acusait d'athéisme; au milieu de cette émeute universelle, de cette sédition soulevée contre son génie, il n'avait pour appui que ce génie même, le public et la main royale.
La guerre soutenue par lui, non-seulement amusait la royauté, mais la servait. L'affaiblissement de la noblesse, le niveau passe sur la bourgeoisie et la gentilhommerie de race, ridicule jeté sur tout ce qui s'éloignait de la convenance, peut-être aussi certaines exécutions personnelles que le roi n'indiquait pas, mais qui étaient loin de lui déplaire, tout cela donnait à Molière liberté et même autorité. Il en usa, comme critique moraliste, avec une verve hardie qui semble excessive à Voltaire et que l'on a inculpée à tort. Ses représailles étaient justes. Si Boursault fut joué par lui, Boursault, qui lui avait donné l'exemple, devait subir la loi du talion. Tous les jours on traînait Molière sur le théâtre, et lui-même, allant s'asseoir près des acteurs, comme c'était la coutume, il avait dû subir le spectacle de sa propre parodie et de la caricature odieuse que ses ennemis faisaient en public de sa personne et de ses mœurs. Dans ce duel à bout portant il eût été puéril d'opposer un fleuret boutonné à l'épée ou à la lance.
Le roi lui avait donné huit jours pour répliquer plus vertement encore à ses ennemis. Déjà, dans la Critique de l'École des Femmes, il avait ouvert à deux battants un salon contemporain. L'Impromptu de Versailles introduisit le public dans les coulisses de son propre théâtre, révélant d'un seul coup les rivalités littéraires, les ridicules de cette vie à part, les prétentions des gens de plume et les jalousies de métier. Toujours hardi à déchirer l'enveloppe et la formule qui cachent les réalités, il se mit en jeu lui-même, entouré de sa troupe; il fit comparaître devant le public Boursault, les amateurs et les importuns. Après avoir confessé ses infortunes de mari, il dit ses infortunes de directeur.
Buckingham dans la Répétition[181], où le poëte Dryden joue un rôle si plaisant sous le nom de «poëte Dulaurier;» Shéridan, qui a mis en scène, dans sa petite pièce du Critique, Cumberland orné du sobriquet de sir Fretful Plagiary; enfin, notre Casimir Delavigne, ont essayé tour à tour de reproduire la vie intérieure des acteurs modernes et de faire la comédie de la comédie. La palme est restée à Molière, plus net, plus précis et plus comique qu'eux tous.
La pension de Molière fut augmentée. Ses ennemis attendirent une occasion meilleure. L'admiration et l'estime couronnèrent l'audacieux. Rien ne prouve mieux l'état sain et vigoureux des âmes à cette époque que ce parti pris par la masse du public en faveur du moraliste satirique. Les ridicules et les vices se débattaient et se plaignaient, mais ils avaient le dessous. Dans un temps plus énervé, ils se plaindraient encore... et ils triompheraient.
REMERCIMENT AU ROI
Ma muse, obéissez-moi;
Il faut, ce matin, sans remise,
Aller au lever du roi.
Vous savez bien pourquoi;
Et ce vous est une honte
De n'avoir pas été plus prompte
A le remercier de ses fameux bienfaits.
Mais il vaut mieux tard que jamais;
Faites donc votre compte
D'aller au Louvre accomplir mes souhaits.
Gardez-vous bien d'être en muse bâtie;
Un air de muse est choquant dans ces lieux;
On y veut des objets à réjouir les yeux
Vous en devez être avertie:
Et vous ferez votre cour beaucoup mieux
Lorsqu'en marquis vous serez travestie.
Vous savez ce qu'il faut pour paraître marquis;
N'oubliez rien de l'air ni des habits;
Arborez un chapeau chargé de trente plumes
Sur une perruque de prix;
Que le rabat soit des plus grands volumes,
Et le pourpoint des plus petits.
Mais surtout je vous recommande
Le manteau, d'un ruban sur le dos retroussé;
La galanterie en est grande,
Et parmi les marquis de la plus haute bande
C'est pour être placé.
Avec vos brillantes hardes
Et votre ajustement,
Faites tout le trajet de la salle des gardes;
Et, vous peignant galamment,
Portez de tous côtés vos regards brusquement;
Et ceux que vous pourrez connoître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom,
De quelque rang qu'ils puissent être.
Cette familiarité
Donne à quiconque en use un air de qualité.
Grattez du peigne à la porte
De la chambre du roi;
Ou si, comme je prévoi,
La presse s'y trouve forte,
Montrez de loin votre chapeau,
Ou montez sur quelque chose
Pour faire voir votre museau,
Et criez sans aucune pause,
D'un ton rien moins que naturel:
Monsieur l'huissier, pour le marquis un tel!
Jetez-vous dans la foule et tranchez du notable,
Coudoyez un chacun, point du tout de quartier;
Pressez, poussez, faites le diable
Pour vous mettre le premier;
Et quand même l'huissier,
A vos désirs inexorable,
Vous trouveroit en face un marquis repoussable,
Ne démordez point pour cela,
Tenez toujours ferme là;
A déboucher la porte il iroit trop du vôtre;
Faites qu'aucun n'y puisse pénétrer,
Et qu'on soit obligé de vous laisser entrer
Pour faire entrer quelque autre.
Quand vous serez entré, ne vous relâchez pas:
Pour assiéger la chaise il faut d'autres combats;
Tâchez d'en être des plus proches,
En y gagnant le terrain pas à pas;
Et, si des assiégeans le prévenant amas,
En bouche toutes les approches,
Prenez le parti doucement
D'attendre le prince au passage;
Il connoîtra votre visage,
Malgré votre déguisement;
Et lors, sans tarder davantage,
Faites-lui votre compliment.
Vous pourriez aisément l'étendre,
Et parler des transports qu'en vous font éclater
Les surprenans bienfaits que, sans les mériter,
Sa libérale main sur vous daigne répandre.
Et des nouveaux efforts où s'en va vous porter
L'excès de cet honneur où vous n'osiez prétendre;
Lui dire comme vos désirs
Sont, après ces bontés qui n'ont point de pareilles,
D'employer à sa gloire, ainsi qu'à ses plaisirs,
Tout votre art et toutes vos veilles,
Et là-dessus lui promettre merveilles.
Sur ce chapitre on n'est jamais à sec.
Les muses sont de grandes prometteuses;
Et, comme vos sœurs les causeuses,
Vous ne manquerez pas, sans doute, par le bec.
Mais les grands princes n'aiment guères
Que les compliments qui son courts;
Et le nôtre surtout a bien d'autres affaires
Que d'écouter tous vos discours.
La louange et l'encens n'est pas ce qui le touche:
Dès que vous ouvrirez la bouche
Pour lui parler de grâce et de bienfait,
Il comprendra d'abord ce que vous voulez dire;
Et, se mettant doucement à sourire
D'un air qui sur les cœurs fait un charmant effet,
Il passera comme un trait;
Et cela vous doit suffire:
Voilà votre compliment fait.
| PERSONNAGES |
| MOLIÈRE, marquis ridicule. |
| BRÉCOURT, homme de qualité. |
| LA GRANGE, marquis ridicule. |
| DU CROISY, poëte. |
| LA THORILLIÈRE, marquis fâcheux. |
| BÉJART, homme qui fait le Nécessaire. |
| Mlle DUPARC, marquise façonnière. |
| Mlle BÉJART, prude. |
| Mlle DEBRIE, sage coquette. |
| Mlle DU CROISY, peste doucereuse. |
| Mlle HERVÉ, servante précieuse. |
| Quatre Nécessaire. |
| La scène est à Versailles, dans la salle de la comédie. |
SCÈNE I.—MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
MOLIÈRE, seul, parlant à ses camarades, qui sont derrière le théâtre.
Allons donc, messieurs et mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur, et ne voulez-vous pas tous venir ici? La peste soit des gens! Holà, ho! monsieur de Brécourt!
BRÉCOURT, derrière le théâtre.
Quoi?
MOLIÈRE.
Monsieur de la Grange!
LA GRANGE, derrière le théâtre.
Qu'est-ce?
MOLIÈRE.
Monsieur du Croisy!
DU CROISY, derrière le théâtre.
Plaît-il?
MOLIÈRE.
Mademoiselle Duparc!
MADEMOISELLE DUPARC, derrière le théâtre.
Eh bien?
MOLIÈRE.
Mademoiselle Béjart!
MADEMOISELLE BÉJART, derrière le théâtre.
Qu'y a-t-il?
MOLIÈRE.
Mademoiselle Debrie!
MADEMOISELLE DEBRIE, derrière le théâtre.
Que veut-on?
MOLIÈRE.
Mademoiselle du Croisy!
MADEMOISELLE DU CROISY, derrière le théâtre.
Qu'est-ce que c'est?
MOLIÈRE.
Mademoiselle Hervé!
MADEMOISELLE HERVÉ, derrière le théâtre.
On y va.
MOLIÈRE.
Je crois que je deviendrai fou avec tous ces gens-ci! Eh! (Brécourt, la Grange, du Croisy entrent.) Têtebleu, messieurs! me voulez-vous faire enrager[182] aujourd'hui?
BRÉCOURT.
Que voulez-vous qu'on fasse? Nous ne savons pas nos rôles, et c'est nous faire enrager vous-même que de nous obliger à jouer de la sorte.
MOLIÈRE.
Ah! les étranges animaux à conduire que des comédiens!
Mesdemoiselles Béjart, Duparc, Debrie, Molière, du Croisy et Hervé arrivent.
MADEMOISELLE BÉJART.
Eh bien, nous voilà. Que prétendez-vous faire?
MADEMOISELLE DUPARC.
Quelle est votre pensée?
MADEMOISELLE DEBRIE.
De quoi est-il question?
MOLIÈRE.
De grâce, mettons-nous ici; et, puisque nous voilà tous habillés, et que le roi ne doit venir de deux heures, employons ce temps à répéter notre affaire et voir la manière dont il faut jouer les choses.
LA GRANGE.
Le moyen de jouer ce qu'on ne sait pas?
MADEMOISELLE DUPARC.
Pour moi, je vous déclare que je ne me souviens pas d'un mot de mon personnage.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Je sais bien qu'il me faudra souffler le mien d'un bout à l'autre.
MADEMOISELLE BÉJART.
Et moi, je me prépare fort à tenir mon rôle à la main.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Et moi aussi.
MADEMOISELLE HERVÉ.
Pour moi, je n'ai pas grand'chose à dire.
MADEMOISELLE DU CROISY.
Ni moi non plus; mais, avec cela, je ne répondrois point de ne point manquer.
DU CROISY.
J'en voudrois être quitte pour dix pistoles.
BRÉCOURT.
Et moi, pour vingt bons coups de fouet, je vous assure.
MOLIÈRE.
Vous voilà tous bien malades, d'avoir un méchant rôle à jouer! Et que feriez-vous donc si vous étiez en ma place?
MADEMOISELLE BÉJART.
Qui, vous? vous n'êtes pas à plaindre; car, ayant fait la pièce, vous n'avez pas peur d'y manquer.
MOLIÈRE.
Eh! n'ai-je à craindre que le manquement de mémoire? Ne comptez-vous pour rien l'inquiétude d'un succès qui ne regarde que moi seul? Et pensez-vous que ce soit une petite affaire que d'exposer quelque chose de comique devant une assemblée comme celle-ci? que d'entreprendre de faire des personnes qui nous impriment le respect et ne rient que quand elles veulent? Est-il auteur qui ne doive trembler lorsqu'il en vient à cette épreuve? Et n'est-ce pas à moi de dire que je voudrois en être quitte pour toutes les choses du monde?
MADEMOISELLE BÉJART.
Si cela vous faisoit trembler, vous prendriez mieux vos précautions, et n'auriez pas entrepris en huit jours ce que vous avez fait.
MOLIÈRE.
Le moyen de m'en défendre, quand un roi me l'a commandé?
MADEMOISELLE BÉJART.
Le moyen? Une respectueuse excuse fondée sur l'impossibilité de la chose dans le peu de temps qu'on vous donne; et tout autre, en votre place, ménageroit mieux sa réputation, et se seroit bien gardé de se commettre comme vous faites. Où en serez-vous, je vous prie, si l'affaire réussit mal; et quel avantage pensez-vous qu'en prendront tous vos ennemis?
MADEMOISELLE DEBRIE.
En effet, il falloit s'excuser avec respect envers le roi, ou demander du temps davantage.
MOLIÈRE.
Mon Dieu! mademoiselle, les rois n'aiment rien tant qu'une prompte obéissance, et ne se plaisent point du tout à trouver des obstacles. Les choses ne sont bonnes que dans le temps qu'ils les souhaitent; et leur en vouloir reculer le divertissement est en ôter pour eux toute la grâce. Ils veulent des plaisirs qui ne se fassent point attendre, et les moins préparés leur sont toujours les plus agréables. Nous ne devons jamais nous regarder dans ce qu'ils désirent de nous; nous ne sommes que pour leur plaire; et, lorsqu'ils nous ordonnent quelque chose, c'est à nous à profiter vite de l'envie où ils sont. Il vaut mieux s'acquitter mal de ce qu'ils nous demandent que de ne s'en acquitter pas assez tôt; et, si l'on a la honte de n'avoir pas bien réussi, on a toujours la gloire d'avoir obéi vite à leurs commandemens. Mais songeons à répéter, s'il vous plaît.
MADEMOISELLE BÉJART.
Comment prétendez-vous que nous fassions, si nous ne savons pas nos rôles?
MOLIÈRE.
Vous les saurez, vous dis-je; et, quand même vous ne les sauriez pas tout à fait, ne pouvez-vous pas y suppléer de votre esprit, puisque c'est de la prose et que vous savez votre sujet?
MADEMOISELLE BÉJART.
Je suis votre servante. La prose est pis encore que les vers.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Voulez-vous que je vous dise? vous devriez faire une comédie où vous auriez joué tout seul.
MOLIÈRE.
Taisez-vous, ma femme, vous êtes une bête!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Grand merci, monsieur mon mari. Voilà ce que c'est! Le mariage change bien les gens, et vous ne m'auriez pas dit cela il y a dix-huit mois.
MOLIÈRE.
Taisez-vous, je vous prie!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
C'est une chose étrange qu'une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu'un mari et un galant regardent la même personne avec des yeux si différens.
MOLIÈRE.
Que de discours!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Ma foi, si je faisois une comédie, je la ferais sur ce sujet, je justifierois les femmes de bien des choses dont on les accuse, et je ferois craindre aux maris la différence qu'il y a de leurs manières brusques aux civilités des galans.
MOLIÈRE.
Ah! laissons cela. Il n'est pas question de causer maintenant; nous avons autre chose à faire.
MADEMOISELLE BÉJART.
Mais, puisqu'on vous a commandé de travailler sur le sujet de la critique qu'on a faite contre vous, que n'avez-vous fait cette comédie des comédiens dont vous nous avez parlé il y a longtemps? C'était une affaire toute trouvée et qui venoit fort bien à la chose; et d'autant mieux qu'ayant entrepris de vous peindre, ils[183] vous ouvraient l'occasion de les peindre aussi, et que cela auroit pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir contrefaire un comédien dans un rôle comique, ce n'est pas le peindre lui-même, c'est peindre d'après lui les personnages qu'il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes couleurs qu'il est obligé d'employer aux différens tableaux des caractères ridicules qu'il imite d'après nature; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c'est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne veulent ni les gestes ni les tons de voix ridicules dans lesquels on le reconnoît.
MOLIÈRE.
Il est vrai; mais j'ai mes raisons pour ne pas le faire, et je n'ai pas cru, entre nous, que la chose en valût la peine, et puis il falloit plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours[184] de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris; je n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord sauté aux yeux, et j'aurois eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblans.
MADEMOISELLE DUPARC.
Pour moi, j'en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Je n'ai jamais ouï parler de cela.
MOLIÈRE.
C'est une idée qui m'avoit passé une fois par la tête, et que j'ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n'auroit pas fait rire.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Dites-la-moi un peu, puisque vous l'avez dite aux autres.
MOLIÈRE.
Nous n'avons pas le temps maintenant.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Seulement deux mots.
MOLIÈRE.
J'avois songé une comédie[185] où il y auroit eu un poëte, que j'aurois représenté moi-même, qui seroit venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivée de la campagne. «Avez-vous, auroit-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage? car ma pièce est une pièce...—Eh! monsieur, auroient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé.—Et qui fait les rois parmi vous?—Voilà un acteur qui s'en démêle[186] parfois.—Qui? ce jeune homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre[187]; un roi, morbleu! qui soit entripaillé[188] comme il faut; un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi d'une taille galante! Voilà déjà un grand défaut. Mais que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers.» Là-dessus le comédien auroit récité, par exemple, quelques vers du roi, de Nicomède:
Augmentant mon pouvoir...
le plus naturellement qu'il lui auroit été possible. Et le poëte: «Comment! vous appelez cela réciter? C'est se railler; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi:
Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation, et fait faire le brouhaha.—Mais, monsieur, auroit répondu le comédien, il me semble qu'un roi, qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque.—Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante.» Là-dessus une comédienne et un comédien auroient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et du Curiace,
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
Hélas! je vois trop bien, etc.
tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auroient pu. Et le poëte aussitôt: «Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme il faut réciter cela:
Il imite mademoiselle de Beauchâteau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne.
Non, je te connois mieux, etc.
Voyez-vous comme cela est naturel et passionné! Admirez ce visage riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions.» Enfin, voilà l'idée; et il aurait parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu[189] là dès le premier vers. Continuez, je vous prie.
MOLIÈRE, imitant Beauchâteau, comédien de l'hôtel de Bourgogne dans les stances du Cid.
Et celui-ci, le reconnoîtrez-vous bien dans Pompée, de Sertorius?
Il contrefait Hauteroche, comédien de l'hôtel de Bourgogne.
N'y rend pas de l'honneur, etc.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Je le reconnois un peu, je pense.
MOLIÈRE.
Et celui-ci?
Imitant de Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Oui, je sais qui c'est; mais il y en a quelques-uns d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire.
MOLIÈRE.
Mon Dieu! il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit, si je les avois bien étudiés. Mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grâce, et ne nous amusons point davantage à discourir. (A la Grange.) Vous, prenez garde à bien représenter avec moi votre rôle de marquis.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Toujours des marquis!
MOLIÈRE.
Oui, toujours des marquis. Qui diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et, comme dans toutes les comédies anciennes on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie.
MADEMOISELLE BÉJART.
Il est vrai, on ne s'en sauroit passer.
MOLIÈRE.
Pour vous, mademoiselle...
MADEMOISELLE DUPARC.
Mon Dieu! pour moi, je m'acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière[190].
MOLIÈRE.
Mon Dieu! mademoiselle, voilà comme vous disiez lorsque l'on vous donna celui de la Critique de l'Ecole des femmes; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d'accord qu'on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.
MADEMOISELLE DUPARC.
Comment cela se pourrait-il faire? Car il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.
MOLIÈRE.
Cela est vrai; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur. Tâchez donc de bien prendre, tous, le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez.
A du Croisy.
Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe.
A Brécourt.
Pour vous, vous faites un honnête homme de cour, comme vous avez déjà fait dans la Critique de l'Ecole des femmes, c'est-à-dire que vous devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler le moins qu'il vous sera possible.
A la Grange.
Pour vous, je n'ai rien à vous dire.
A mademoiselle Béjart.
Vous, vous représentez une de ces femmes qui, pourvu qu'elles ne fassent point l'amour, croient que tout le reste leur est permis; de ces femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus belles qualités que possèdent les autres ne soient rien en comparaison d'un misérable honneur dont personne ne se soucie. Ayez toujours ce caractère devant les yeux, pour en bien faire les grimaces.
A mademoiselle Debrie.
Pour vous, faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde, pourvu qu'elles sauvent les apparences; de ces femmes qui croient que le péché n'est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement honnête, et appellent amis ce que les autres nomment galans. Entrez bien dans ce caractère.
A mademoiselle Molière.
Vous, vous faites le même personnage que dans la Critique, et je n'ai rien à vous dire, non plus qu'à mademoiselle Duparc.
A mademoiselle du Croisy.
Pour vous, vous représentez une de ces personnes qui prêtent doucement des charités[191] à tout le monde; de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seroient bien fâchées d'avoir souffert qu'on eût dit du bien du prochain. Je crois que vous ne vous acquitterez pas mal de ce rôle.
A mademoiselle Hervé.
Et pour vous, vous êtes la soubrette de la précieuse, qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape, comme elle peut, tous les termes de sa maîtresse. Je vous dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit. Commençons maintenant à répéter, et voyons comme cela ira. Ah! voici justement un fâcheux! Il ne nous fallait plus que cela!
SCÈNE II.—LA THORILLIÈRE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY, mesdemoiselles DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
LA THORILLIÈRE.
Bonjour, monsieur Molière.
MOLIÈRE.
Monsieur, votre serviteur. (A part.) La peste soit de l'homme!
LA THORILLIÈRE.
Comment vous en va[192]?
MOLIÈRE.
Fort bien, pour vous servir. (Aux actrices.) Mesdemoiselles, ne...
LA THORILLIÈRE.
Je viens d'un lieu où j'ai bien dit du bien de vous.
MOLIÈRE.
Je vous suis obligé. (A part.) Que le diable t'emporte! (Aux acteurs.) Ayez un peu de soin...
LA THORILLIÈRE.
Vous jouez une pièce nouvelle aujourd'hui?
MOLIÈRE.
Oui, monsieur. (Aux actrices.) N'oubliez pas...
LA THORILLIÈRE.
C'est le roi qui vous l'a fait faire?
MOLIÈRE.
Oui, monsieur. (Aux acteurs.) De grâce, songez...
LA THORILLIÈRE.
Comment l'appelez-vous?
MOLIÈRE.
Oui, monsieur.
LA THORILLIÈRE.
Je vous demande comment vous la nommez.
MOLIÈRE.
Ah! ma foi, je ne sais. (Aux actrices.) Il faut, s'il vous plaît, que vous...
LA THORILLIÈRE.
Comment serez-vous habillés?
MOLIÈRE.
Comme vous voyez. (Aux acteurs.) Je vous prie...
LA THORILLIÈRE.
Quand commencerez-vous?
MOLIÈRE.
Quand le roi sera venu. (A part.) Au diantre le questionneur!
LA THORILLIÈRE.
Quand croyez-vous qu'il vienne?
MOLIÈRE.
La peste m'étouffe, monsieur, si je le sais!
LA THORILLIÈRE.
Savez-vous point...
MOLIÈRE.
Tenez, monsieur, je suis le plus ignorant homme du monde. Je ne sais rien de tout ce que vous pourrez me demander, je vous jure. (A part.) J'enrage! Ce bourreau vient avec un air tranquille vous faire des questions, et ne se soucie pas qu'on ait en tête d'autres affaires.
LA THORILLIÈRE.
Mesdemoiselles, votre serviteur.
MOLIÈRE.
Ah! bon, le voilà d'un autre côté!
LA THORILLIÈRE, à mademoiselle de Croisy.
Vous voilà belle comme un petit ange. (En regardant mademoiselle Hervé.) Jouez-vous toutes deux aujourd'hui?
MADEMOISELLE DE CROISY.
Oui, monsieur.
LA THORILLIÈRE.
Sans vous, la comédie ne vaudroit pas grand'chose.
MOLIÈRE, bas aux actrices.
Vous ne voulez pas faire en aller cet homme-là?
MADEMOISELLE DEBRIE, à la Thorillière.
Monsieur, nous avons ici quelque chose à répéter ensemble.
LA THORILLIÈRE.
Ah! parbleu, je ne veux pas vous empêcher; vous n'avez qu'à poursuivre.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Mais...
LA THORILLIÈRE.
Non, non, je serois fâché d'incommoder personne. Faites librement ce que vous avez à faire.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Oui; mais...
LA THORILLIÈRE.
Je suis homme sans cérémonie, vous dis-je; et vous pouvez répéter ce qui vous plaira.
MOLIÈRE.
Monsieur, ces demoiselles ont peine à vous dire qu'elles souhaiteroient fort que personne ne fût ici pendant cette répétition.
LA THORILLIÈRE.
Pourquoi? il n'y a point de danger[193] pour moi.
MOLIÈRE.
Monsieur, c'est une coutume qu'elles observent, et vous aurez plus de plaisir quand les choses vous surprendront.
LA THORILLIÈRE.
Je m'en vais donc dire que vous êtes prêts.
MOLIÈRE.
Point du tout, monsieur; ne vous hâtez pas, de grâce!
SCÈNE III.—MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY; MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
MOLIÈRE.
Ah! que le monde est plein d'impertinens! Or sus, commençons. Figurez-vous donc premièrement que la scène est dans l'antichambre du roi; car c'est un lieu où il se passe tous les jours des choses assez plaisantes. Il est aisé de faire venir là toutes les personnes qu'on veut, et on peut trouver des raisons même pour y autoriser la venue des femmes que j'introduis. La comédie s'ouvre par deux marquis qui se rencontrent.
A la Grange.
Souvenez-vous bien, vous, de venir, comme je vous ai dit, là, avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant votre perruque, et grondant une petite chanson entre vos dents. La, la, la, la, la, la. Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis; et ils ne sont pas gens à tenir leur personne dans un petit espace. (A la Grange.) Allons, parlez.
LA GRANGE.
«Bonjour, marquis.»
MOLIÈRE.
Mon Dieu! ce n'est point là le ton d'un marquis; il faut le prendre un peu plus haut; et la plupart de ces messieurs affectent une manière de parler particulière, pour se distinguer du commun: Bonjour, marquis. Recommencez donc.
LA GRANGE.
«Bonjour, marquis.
MOLIÈRE.
»Ah! marquis; ton serviteur.
LA GRANGE.
»Que fais-tu là?
MOLIÈRE.
»Parbleu! tu vois; j'attends que tous ces messieurs aient bouché la porte, pour présenter là mon visage.
LA GRANGE.
»Têtebleu! quelle foule! Je n'ai garde de m'y aller frotter, et j'aime bien mieux entrer des derniers.
MOLIÈRE.
»Il y a là vingt gens qui sont fort assurés de n'entrer point, et qui ne laissent pas de se presser et d'occuper toutes les avenues de la porte.
LA GRANGE.
»Crions nos deux noms à l'huissier, afin qu'il nous appelle.
MOLIÈRE.
»Cela est bon pour toi; mais, pour moi, je ne veux pas être joué par Molière.
LA GRANGE.
»Je pense pourtant, marquis, que c'est toi qu'il joue dans la Critique.
MOLIÈRE.
»Moi? Je suis ton valet; c'est toi-même en propre personne.
LA GRANGE.
»Ah! ma foi, tu es bon de m'appliquer ton personnage.
MOLIÈRE.
»Parbleu! je te trouve plaisant de me donner ce qui t'appartient.
LA GRANGE, riant.
»Ah! ah! ah! cela est drôle!
MOLIÈRE, riant.
»Ah! ah! ah! cela est bouffon!
LA GRANGE.
»Quoi! tu veux soutenir que ce n'est pas toi qu'on joue dans le marquis de la Critique?
MOLIÈRE.
»Il est vrai, c'est moi. Détestable, morbleu! détestable! tarte à la crème! C'est moi, c'est moi, assurément c'est moi.
LA GRANGE.
»Oui, parbleu! c'est toi, tu n'as que faire de railler; et, si tu veux, nous gagerons, et verrons qui a raison des deux.
MOLIÈRE.
»Et que veux-tu gager encore?
LA GRANGE.
»Je gage cent pistoles que c'est toi.
MOLIÈRE.
»Et moi, cent pistoles que c'est toi.
LA GRANGE.
»Cent pistoles comptant?
MOLIÈRE.
»Comptant. Quatre-vingt-dix pistoles sur Amyntas,[194] et dix pistoles comptant.
LA GRANGE.
»Je le veux.
MOLIÈRE.
»Cela est fait.
LA GRANGE.
»Ton argent court grand risque.
MOLIÈRE.
»Le tien est bien aventuré.
LA GRANGE.
»A qui nous en rapporter?
MOLIÈRE.
»Voici un homme qui nous jugera. (A Brécourt.) Chevalier...
BRÉCOURT.
»Quoi?»
MOLIÈRE.
Bon! voilà l'autre qui prend le ton de marquis! vous ai-je pas dit que vous faites un rôle où l'on doit parler naturellement?
BRÉCOURT.
Il est vrai.
MOLIÈRE.
Allons donc. «Chevalier...
BRÉCOURT.
»Quoi?
MOLIÈRE.
»Juge-nous un peu sur une gageure que nous avons faite.
BRÉCOURT.
»Et quelle?
MOLIÈRE.
»Nous disputons qui est le marquis de la Critique de Molière; il gage que c'est moi, et moi je gage que c'est lui.
BRÉCOURT.
»Et moi, je juge que ce n'est ni l'un ni l'autre. Vous êtes fous tous deux de vouloir vous appliquer ces sortes de choses; et voilà de quoi j'ouïs l'autre jour se plaindre Molière, parlant à des personnes qui le chargeoient de même chose que vous. Il disoit que rien ne lui donnoit du déplaisir comme d'être accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement[195], qu'il habille à sa fantaisie, pour réjouir les spectateurs; qu'il seroit bien fâché d'y avoir jamais marqué qui que ce soit; et que, si quelque chose étoit capable de le dégoûter de faire des comédies, c'étoient les ressemblances qu'on y vouloit toujours trouver, et dont ses ennemis tâchoient malicieusement d'appuyer la pensée, pour lui rendre de mauvais offices auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. Et, en effet, je trouve qu'il a raison: car pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des affaires en disant hautement: Il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes? Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde; et, s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé toutes les personnes où l'on peut trouver les défauts qu'il peint, il faut, sans doute, qu'il ne fasse plus de comédies.
MOLIÈRE.
»Ma foi, chevalier, tu veux justifier Molière, et épargner notre ami que voilà.
LA GRANGE.
»Point du tout. C'est toi qu'il épargne; et nous trouverons d'autres juges.
MOLIÈRE.
»Soit. Mais, dis-moi chevalier, crois-tu que ton Molière est épuisé maintenant, et qu'il ne trouvera plus de matière pour...
BRÉCOURT.
»Plus de matière? Eh! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez; et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour[196] tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit.»
MOLIÈRE.
Attendez, il faut marquer davantage tout cet endroit. Écoutez-le dire un peu. «Et qu'il ne trouvera plus de matière pour...—plus de matière? Eh! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez, et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages pour tout ce qu'il fait et tout ce qu'il dit. Crois-tu qu'il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes? Et, sans sortir de la cour, n'a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n'a point touché? N'a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde, et, qui le dos tourné, font galanterie de se déchirer l'un l'autre? N'a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n'assaisonnent d'aucun sel les louanges qu'ils donnent, et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent? N'a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité, et vous accablent dans la disgrâce? N'a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontens de la cour, ces suivans inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui, pour services, ne peuvent compter que des importunités, et qui veulent que l'on les récompense d'avoir obsédé le prince dix ans durant? N'a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche, et courent à tous ceux qu'ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d'amitié?—Monsieur, votre très-humble serviteur. Monsieur, je suis tout à votre service. Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah! monsieur, je ne vous voyois pas! Faites-moi la grâce de m'employer. Soyez persuadé que je suis entièrement à vous. Vous êtes l'homme du monde que je révère le plus. Il n'y a personne que j'honore à l'égal de vous. Je vous conjure de le croire. Je vous supplie de n'en point douter. Serviteur. Très-humble valet.—Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu'il n'en voudra; et tout ce qu'il a touché jusqu'ici n'est rien que bagatelle au prix de ce qui reste.» Voilà à peu près comme cela doit être joué.
BRÉCOURT.
C'est assez.
MOLIÈRE.
Poursuivez.
BRÉCOURT.
«Voici Climène et Élise.»
MOLIÈRE, à mesdemoiselles Duparc et Molière.
Là-dessus vous arriverez toutes deux. (A mademoiselle Duparc.) Prenez bien garde, vous, à vous déhancher comme il faut et à faire bien des façons. Cela vous contraindra un peu; mais qu'y faire? Il faut parfois se faire violence.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
«Certes, madame, je vous ai reconnue de loin, et j'ai bien vu à votre air que ce ne pouvoit être une autre que vous.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Vous voyez. Je viens attendre ici la sortie d'un homme avec qui j'ai une affaire à démêler.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Et moi de même.»
MOLIÈRE.
Mesdames, voilà des coffres qui vous serviront de fauteuils.
MADEMOISELLE DUPARC.
«Allons, madame, prenez place, s'il vous plaît.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Après vous madame.»
MOLIÈRE.
Bon. Après ces petites cérémonies muettes, chacun prendra et parlera assis, hors les marquis, qui tantôt se lèveront, et tantôt s'assoiront, suivant leur inquiétude naturelle. «Parbleu! chevalier, tu devrois faire prendre médecine à tes canons.
BRÉCOURT.
»Comment?
MOLIÈRE.
»Ils se portent fort mal.
BRÉCOURT.
»Serviteur à la turlupinade!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Mon Dieu! madame, que je vous trouve le teint d'une blancheur éblouissante, et les lèvres d'une couleur de feu surprenante!
MADEMOISELLE DUPARC.
»Ah! que dites-vous là, madame? Ne me regardez point, je suis du dernier laid aujourd'hui.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Eh! madame, levez un peu votre coiffe.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Fi! je suis épouvantable, vous dis-je, et je me fais peur à moi-même.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Vous êtes si belle!
MADEMOISELLE DUPARC.
»Point, point.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Montrez-vous.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Ah! fi donc! je vous prie.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»De grâce!
MADEMOISELLE DUPARC.
»Mon Dieu, non.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Si fait.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Vous me désespérez.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Un moment.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Hai!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Résolûment, vous vous montrerez. On ne peut point se passer de vous voir.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Mon Dieu, que vous êtes une étrange personne! vous voulez furieusement ce que vous voulez.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Ah! madame, vous n'avez aucun désavantage à paroître au grand jour, je vous jure! Les méchantes gens, qui assuroient que vous mettiez quelque chose[197]! Vraiment, je les démentirai bien maintenant.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Hélas! je ne sais pas seulement ce qu'on appelle mettre quelque chose. Mais où vont ces dames?
MADEMOISELLE DEBRIE.
»Vous voulez bien, mesdames, que nous vous donnions en passant la plus agréable nouvelle du monde? Voilà M. Lysidas qui vient de nous avertir qu'on a fait une pièce contre Molière, que les grands comédiens vont jouer.
MOLIÈRE.
»Il est vrai, on me l'a voulu lire; et c'est un nommé Br... Brou... Brossaut qui l'a faite.
DU CROISY.
»Monsieur, elle est affichée sous le nom de Boursault. Mais, à vous dire le secret, bien des gens ont mis la main à cet ouvrage, et l'on en doit concevoir une assez haute attente. Comme tous les auteurs et tous les comédiens regardent Molière comme leur plus grand ennemi, nous nous sommes tous unis pour le desservir. Chacun de nous a donné un coup de pinceau à son portrait; mais nous nous sommes bien gardés d'y mettre nos noms; il lui auroit été trop glorieux de succomber, aux yeux du monde, sous les efforts de tout le Parnasse; et, pour rendre sa défaite plus ignominieuse, nous avons voulu choisir tout exprès un auteur sans réputation.
MADEMOISELLE DUPARC.
»Pour moi, je vous avoue que j'en ai toutes les joies imaginables.
MOLIÈRE.
»Et moi aussi. Par la sambleu! le railleur sera raillé; il aura sur les doigts, ma foi!
MADEMOISELLE DUPARC.
»Cela lui apprendra à vouloir satiriser tout. Comment! cet impertinent ne veut pas que les femmes aient de l'esprit! Il condamne toutes nos expressions élevées, et prétend que nous parlions toujours terre à terre!
MADEMOISELLE DEBRIE.
»Le langage n'est rien; mais il censure tous nos attachemens, quelque innocens qu'ils puissent être; et, de la façon qu'il en parle, c'est être criminelle que d'avoir du mérite.
MADEMOISELLE DU CROISY.
»Cela est insupportable. Il n'y a pas une femme qui puisse plus rien faire. Que ne laisse-t-il en repos nos maris, sans leur ouvrir les yeux, et leur faire prendre garde à des choses dont ils ne s'avisent pas?
MADEMOISELLE BÉJART.
»Passe pour tout cela; mais il satirise même les femmes de bien, et ce méchant plaisant leur donne le titre d'honnêtes diablesses.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»C'est un impertinent. Il faut qu'il en ait tout le soûl.
DU CROISY.
»La représentation de cette comédie, madame, aura besoin d'être appuyée; et les comédiens de l'hôtel...
MADEMOISELLE DUPARC.
»Mon Dieu! qu'ils n'appréhendent rien. Je leur garantis le succès de leur pièce, corps pour corps.
MADEMOISELLE MOLIÈRE
»Vous avez raison, madame. Trop de gens sont intéressés à la trouver belle. Je vous laisse à penser si tout ceux qui se croient satirisés par Molière ne prendront pas l'occasion de se venger de lui en applaudissant à cette comédie.
BRÉCOURT, ironiquement.
»Sans doute; et pour moi je réponds de douze marquis, de six précieuses, de vingt coquettes et de trente cocus, qui ne manqueront pas d'y battre les mains.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»En effet. Pourquoi aller offenser toutes ces personnes-là, et particulièrement les cocus, qui sont les meilleures gens du monde?
MOLIÈRE.
»Par la sambleu! on m'a dit qu'on le va dauber, lui et toutes ses comédies, de la belle manière; et que les comédiens et les auteurs, depuis le cèdre jusqu'à l'hysope, sont diablement animés contre lui.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Cela lui sied fort bien. Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir, et où il peint si bien les gens, que chacun s'y connoît? Que ne fait-il des comédies comme celles de M. Lysidas? il n'auroit personne contre lui, et tous les auteurs en diroient du bien. Il est vrai que de semblables comédies n'ont pas ce grand concours de monde; mais, en revanche, elles sont toujours bien écrites, personne n'écrit contre elles, et tous ceux qui les voient meurent d'envie de les trouver belles.
DU CROISY.
»Il est vrai que j'ai l'avantage de ne point faire d'ennemis, et que tous mes ouvrages ont l'approbation des savans.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»Vous faites bien d'être content de vous. Cela vaut mieux que tous les applaudissements du public, et que tout l'argent qu'on sauroit gagner aux pièces de Molière. Que vous importe qu'il vienne du monde à vos comédies, pourvu qu'elles soient approuvées par messieurs vos confrères?
LA GRANGE.
»Mais quand jouera-t-on le Portrait du Peintre?
DU CROISY.
»Je ne sais; mais je me prépare fort à paroître des premiers sur les rangs, pour crier: Voilà qui est beau!
MOLIÈRE.
»Et moi de même, parbleu!
LA GRANGE.
»Et moi aussi, Dieu me sauve!
MADEMOISELLE DUPARC.
»Pour moi, j'y payerai de ma personne comme il faut; et je réponds d'une bravoure d'approbation qui mettra en déroute tous les jugemens ennemis. C'est bien la moindre chose que nous devions faire, que d'épauler de nos louanges le vengeur de nos intérêts!
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
»C'est fort bien dit.
MADEMOISELLE DEBRIE.
»Et ce qu'il nous faut faire toutes.
MADEMOISELLE BÉJART.
»Assurément.
MADEMOISELLE DU CROISY.
»Sans doute.
MADEMOISELLE HERVÉ.
»Point de quartier à ce contrefaiseur de gens.
MOLIÈRE.
»Ma foi, chevalier, mon ami, il faudra que ton Molière se cache.
BRÉCOURT.
»Qui? lui! Je te promets, marquis, qu'il fait dessein d'aller sur le théâtre rire, avec tous les autres, du portrait qu'on a fait de lui.
MOLIÈRE.
»Parbleu! ce sera donc du bout des dents qu'il rira.
BRÉCOURT.
»Va, va, peut-être qu'il y trouvera plus de sujets de rire que tu ne penses. On m'a montré la pièce; et comme tout ce qu'il y a d'agréable sont[198] effectivement les idées qui ont été prises de Molière, la joie que cela pourra donner n'aura pas lieu de lui déplaire, sans doute; car, pour l'endroit où l'on s'efforce de le noircir, je suis le plus trompé du monde si cela est approuvé de personne; et, quant à tous les gens qu'ils ont tâché d'animer contre lui, sur ce qu'il fait, dit-on, des portraits trop ressemblans, outre que cela est de fort mauvaise grâce, je ne vois rien de plus ridicule et de plus mal repris; et je n'avois pas cru jusqu'ici que ce fût un sujet de blâme pour un comédien que de peindre trop bien les hommes.
LA GRANGE.
»Les comédiens m'ont dit qu'ils l'attendoient sur la réponse, et que...
BRÉCOURT.
»Sur la réponse? ma foi, je le trouverois un grand fou s'il se mettoit en peine de répondre à leurs invectives. Tout le monde sait assez de quel motif elles peuvent partir, et la meilleure réponse qu'il leur puisse faire, c'est une comédie qui réussisse comme toutes ses autres. Voilà le vrai moyen de se venger d'eux comme il faut; et, de l'humeur dont je le connois, je suis fort assuré qu'une pièce nouvelle qui leur enlèvera le monde les fâchera bien plus que toutes les satires qu'on pourroit faire de leurs personnes.
MOLIÈRE.
»Mais chevalier...»
MADEMOISELLE BÉJART.
Souffrez que j'interrompe pour un peu la répétition. (A Molière.) Voulez-vous que je vous dise? Si j'avois été en votre place, j'aurois poussé les choses autrement. Tout le monde attend de vous une réponse vigoureuse; et, après la manière dont on m'a dit que vous étiez traité dans cette comédie, vous étiez en droit de tout dire contre les comédiens, et vous devriez n'en épargner aucun.
MOLIÈRE.
J'enrage de vous ouïr parler de la sorte, et voilà votre manie, à vous autres femmes. Vous voudriez que je prisse feu d'abord contre eux, et qu'à leur exemple, j'allasse éclater promptement en invectives et en injures. Le bel honneur que j'en pourrois tirer, et le grand dépit que je leur ferois! Ne se sont-ils pas préparés de bonne volonté à ces sortes de choses? et lorsqu'ils ont délibéré s'ils joueroient le Portrait du Peintre, sur la crainte d'une riposte, quelques-uns d'entre eux n'ont-ils pas répondu: «Qu'il nous rende toutes les injures qu'il voudra, pourvu que nous gagnions de l'argent?» N'est-ce pas là la marque d'une âme fort sensible à la honte? et ne me vengerois-je pas bien d'eux, en leur donnant ce qu'ils veulent bien recevoir?
MADEMOISELLE DEBRIE.
Ils se sont fort plaints, toutefois, de trois ou quatre mots que vous avez dits d'eux dans la Critique et dans vos Précieuses.
MOLIÈRE.
Il est vrai, ces trois ou quatre mots sont fort offensans, et ils ont grande raison de les citer. Allez, allez, ce n'est pas cela: le plus grand mal que je leur ai fait, c'est que j'ai eu le bonheur de plaire un peu plus qu'ils n'auroient voulu; et tout leur procédé, depuis que nous sommes venus à Paris, a trop marqué ce qui les touche. Mais laissons-les faire tant qu'ils voudront; toutes leurs entreprises ne doivent point m'inquiéter. Ils critiquent mes pièces, tant mieux; et Dieu me garde d'en faire jamais qui leur plaisent; ce seroit une mauvaise affaire pour moi.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Il n'y a pas grand plaisir pourtant à voir déchirer ses ouvrages.
MOLIÈRE.
Et qu'est-ce que cela me fait? N'ai-je pas obtenu de ma comédie tout ce que j'en voulois obtenir, puisqu'elle a eu le bonheur d'agréer aux augustes personnes à qui particulièrement je m'efforce de plaire? N'ai-je pas lieu d'être satisfait de sa destinée, et toutes leurs censures ne viennent-elles pas trop tard? Est-ce moi, je vous prie, que cela regarde maintenant? et, lorsqu'on attaque une pièce qui a eu du succès, n'est-ce pas attaquer plutôt le jugement de ceux qui l'ont approuvée que l'art de celui qui l'a faite?
MADEMOISELLE DEBRIE.
Ma foi, j'aurois joué ce petit monsieur l'auteur, qui se mêle d'écrire contre des gens qui ne songent pas à lui.
MOLIÈRE.
Vous êtes folle. Le beau sujet à divertir la cour, que M. Boursault! Je voudrois bien savoir de quelle façon on pourroit l'ajuster pour le rendre plaisant; et si, quand on le berneroit sur un théâtre, il seroit assez heureux pour faire rire le monde. Ce lui seroit trop d'honneur que d'être joué devant une auguste assemblée; il ne demanderoit pas mieux, et il m'attaque de gaieté de cœur pour se faire connoître, de quelque façon que ce soit. C'est un homme qui n'a rien à perdre, et les comédiens ne me l'ont déchaîné que pour m'engager à une sotte guerre, et me détourner, par cet artifice, des autres ouvrages que j'ai à faire; et cependant vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau. Mais enfin, j'en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire aucune réponse à toutes leurs critiques et leurs contre-critiques. Qu'ils disent tous les maux du monde de mes pièces, j'en suis d'accord. Qu'ils s'en saisissent après nous; qu'ils les retournent comme un habit pour les mettre sur leur théâtre, et tâchent à profiter de quelque agrément qu'on y trouve et d'un peu de bonheur que j'ai, j'y consens, ils en ont besoin; et je serai bien aise de contribuer à les faire subsister, pourvu qu'ils se contentent de ce que je puis leur accorder avec bienséance. La courtoisie doit avoir des bornes; et il y a des choses qui ne font rire ni les spectateurs, ni celui dont on parle. Je leur abandonne de bon cœur mes ouvrages, ma figure, mes gestes, mes paroles, mon ton de voix et ma façon de réciter pour en faire et dire tout ce qu'il leur plaira, s'ils en peuvent tirer quelque avantage. Je ne m'oppose point à toutes ces choses, et je serai ravi que cela puisse réjouir le monde; mais, en leur abandonnant tout cela, ils me doivent faire la grâce de me laisser le reste, et de ne point toucher à des matières de la nature de celles sur lesquelles on m'a dit qu'ils m'attaquoient dans leurs comédies. C'est de quoi je prierai civilement cet honnête monsieur qui se mêle d'écrire pour eux, et voilà toute la réponse qu'ils auront de moi.
MADEMOISELLE BÉJART.
Mais enfin...
MOLIÈRE.
Mais enfin, vous me feriez devenir fou. Ne parlons point de cela davantage; nous nous amusons à faire des discours au lieu de répéter notre comédie. Où en étions-nous? Je ne m'en souviens plus.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Vous en étiez à l'endroit...
MOLIÈRE.
Mon Dieu! j'entends du bruit; c'est le roi qui arrive, assurément; et je vois bien que nous n'aurons pas le temps de passer outre. Voilà ce que c'est de s'amuser! Oh! bien, faites donc, pour le reste, du mieux qu'il vous sera possible.
MADEMOISELLE BÉJART.
Par ma foi, la frayeur me prend; et je ne saurois aller jouer mon rôle, si je ne le répète tout entier.
MOLIÈRE.
Comment! vous ne sauriez aller jouer votre rôle?
MADEMOISELLE BÉJART.
Non.
MADEMOISELLE DUPARC.
Ni moi, le mien.
MADEMOISELLE DEBRIE.
Ni moi non plus.
MADEMOISELLE MOLIÈRE.
Ni moi.
MADEMOISELLE HERVÉ.
Ni moi.
MADEMOISELLE DU CROISY.
Ni moi.
MOLIÈRE.
Que pensez-vous donc faire? Vous moquez-vous toutes de moi?
SCÈNE IV.—BÉJART, MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
BÉJART.
Messieurs, je viens vous avertir que le roi est venu, et qu'il attend que vous commenciez.
MOLIÈRE.
Ah! monsieur, vous me voyez dans la plus grande peine du monde; je suis désespéré à l'heure que je vous parle! Voici des femmes qui s'effrayent et qui disent qu'il leur faut répéter leurs rôles avant que d'aller commencer. Nous demandons, de grâce, encore un moment. Le roi a de la bonté, et il sait que la chose a été précipitée.
SCÈNE V.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DU PARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
MOLIÈRE.
Eh! de grâce, tâchez de vous remettre; prenez courage, je vous prie.
MADEMOISELLE DUPARC.
Vous devez vous aller excuser.
MOLIÈRE.
Comment m'excuser?
SCÈNE VI.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE[199].
LE NÉCESSAIRE.
Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE.
Tout à l'heure, monsieur. Je crois que je perdrai l'esprit de cette affaire-ci, et...
SCÈNE VII.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE.
LE SECOND NÉCESSAIRE.
Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE.
Dans un moment, monsieur. (A ses camarades.) Eh quoi donc! voulez-vous que j'aie l'affront?
SCÈNE VIII.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE.
LE TROISIÈME NÉCESSAIRE.
Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE.
Oui, monsieur, nous y allons. Eh! que de gens se font de fête et viennent dire: Commencez donc, à qui le roi ne l'a pas commandé!
SCÈNE IX.—MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ, UN NÉCESSAIRE, UN SECOND NÉCESSAIRE, UN TROISIÈME NÉCESSAIRE, UN QUATRIÈME NÉCESSAIRE.
LE QUATRIÈME NÉCESSAIRE.
Messieurs, commencez donc.
MOLIÈRE.
Voilà qui est fait, monsieur. (A ses camarades.) Quoi donc! recevrai-je la confusion...
SCÈNE X.—BÉJART, MOLIÈRE, LA GRANGE, DU CROISY, MESDEMOISELLES DUPARC, BÉJART, DEBRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.
MOLIÈRE.
Monsieur, vous venez pour nous dire de commencer, mais...
BÉJART.
Non, messieurs; je viens pour vous dire qu'on a dit au roi l'embarras où vous vous trouviez, et que, par une bonté toute particulière, il remet votre nouvelle comédie à une autre fois, et se contente, pour aujourd'hui, de la première que vous pourrez donner.
MOLIÈRE.
Ah! monsieur, vous me redonnez la vie! Le roi nous fait la plus grande grâce du monde de nous donner du temps pour ce qu'il avoit souhaité, et nous allons tous le remercier des extrêmes bontés qu'il nous fait paroître.
FIN DE L'IMPROMPTU DE VERSAILLES.