Monseigneur l'Éléphant
« DU PAIN SUR LA FACE DES EAUX[23] »
[23] Cf. la Bible : Ecclésiaste, XI, 1.
Si vous vous souvenez de mon scandaleux ami Brugglesmith, vous vous rappelez sans doute aussi son ami MacPhee, mécanicien principal du Breslau, dont Brugglesmith essaya de voler le youyou. Les excuses qu’il me fit pour les exploits de Brugglesmith, je les rapporterai peut-être un jour, en temps et lieu : la présente histoire ne concerne que MacPhee. Ce ne fut jamais un mécanicien de course, et par un point d’honneur singulier il s’en vantait même devant les gens de Liverpool ; mais il connaissait depuis trente-deux ans la mécanique et les humeurs diverses des bateaux. Il avait eu un côté de la figure abîmé par l’explosion d’un générateur, à une époque où l’on en savait moins que maintenant ; et son nez proéminait majestueusement par-dessus les ruines, telle une matraque dans une émeute populaire. Son crâne offrait des entailles et des bosses, et il ne manquait pas de vous guider l’index parmi ses courts cheveux poivre et sel, en vous racontant l’origine de ces marques de fabrique. Il possédait toutes sortes de certificats d’aptitudes supplémentaires, et dans le bas de la commode de sa cabine, où il gardait la photographie de sa femme, il y avait deux ou trois médailles de la Société royale de Sauvetage, reçues pour avoir sauvé des hommes en mer. Professionnellement — il n’en allait pas de même quand des passagers de troisième classe sautaient à l’eau dans un accès de fièvre chaude — professionnellement, MacPhee n’est pas partisan de sauver des gens en mer, et il m’a souvent déclaré qu’un nouvel enfer attend les soutiers et chauffeurs qui s’engagent moyennant la solde d’un homme robuste et tombent malades le second jour de la traversée. Il croit nécessaire de jeter ses bottes au nez des troisième et quatrième mécaniciens qui viennent l’éveiller la nuit pour l’avertir qu’un coussinet est au rouge, et cela parce que la lueur d’une lampe se reflète en rouge sur le métal en rotation. Il croit qu’il n’y a que deux poètes au monde : l’un étant Robert Burns, comme juste ; et l’autre Gérald Massey. Quand il a du temps pour les romans, il lit Wilkie Collins et Charles Reade, — surtout ce dernier, — et il sait par cœur des pages entières de Hard Cash. Au salon, sa table avoisine celle du capitaine, et il ne boit que de l’eau tant que ses machines fonctionnent.
Lors de notre première rencontre il me montra de la bienveillance, parce que je ne lui posais pas de questions, et que je voyais en Charles Reade un auteur déplorablement méconnu. Par la suite il goûta la partie de mes écrits constituée par une brochure de vingt-quatre pages que je rédigeai pour Holdock, Steiner et Chase, armateurs de la ligne, à l’époque où ils acquirent le brevet d’un système de ventilation qu’ils adaptèrent aux cabines du Breslau, du Spandau et du Kolzan. Le commissaire du Breslau m’avait recommandé pour ce travail au secrétaire de Holdock. Holdock, qui est méthodiste wesleyen, m’invita chez lui et, m’ayant fait dîner après les autres avec la gouvernante, me mit en mains les croquis avec les explications, et j’écrivis la brochure dans l’après-midi même. Cela s’intitulait : Le confort de la cabine, et me rapporta sept livres dix, argent comptant… une vraie somme, à cette époque-là ; et j’appris de la gouvernante, qui enseignait son rudiment au jeune John Holdock, que Mme Holdock lui avait recommandé de me tenir à l’œil au cas où je m’en irais avec les effets du portemanteau. Cette brochure plut énormément à MacPhee, car elle était rédigée en style byzantin-moderne, avec des fioritures en baroque et rococo ; et par la suite il me présenta à Mme MacPhee, qui succéda dans mon cœur à Dinah ; car Dinah se trouvait à l’autre bout du monde, et il est sain et hygiénique d’aimer une femme comme Janet MacPhee. Ils habitaient tout près des bassins, une petite maison d’un loyer de douze livres. Quand MacPhee était absent, Mme MacPhee lisait dans les journaux la chronique maritime, et rendait visite aux femmes des mécaniciens les plus âgés, d’un rang social égal au leur. Une ou deux fois, cependant, Mme Holdock alla faire visite à Mme MacPhee dans un coupé aux garnitures de celluloïd, et j’ai lieu de croire qu’après que l’une eut joué assez longtemps à la femme d’armateur, toutes deux échangèrent des potins. Les Holdock habitaient à moins d’un quart de lieue de chez les MacPhee, dans une maison ancienne ayant vue sur un horizon de briques, car ils tenaient à leurs sous comme leurs sous tenaient à eux ; et en été l’on rencontrait leur coupé allant gravement en partie fine au bois de Theyden ou à Houghton. Mais j’étais l’ami de Mme MacPhee, car elle me permettait de la conduire parfois dans l’ouest, au théâtre, où elle sanglotait, riait ou frissonnait d’un cœur ingénu. Elle me fit connaître un nouveau monde de femmes de docteurs, femmes de capitaines et femmes de mécaniciens, dont les propos et les idées n’avaient guère trait qu’à la navigation et à des lignes de navigation dont on n’a jamais ouï parler. C’étaient des bateaux à voiles, avec stewards et salons d’acajou et d’érable, qui desservaient l’Australie, emmenant des cargaisons de poitrinaires et d’ivrognes invétérés à qui l’on avait ordonné un voyage en mer ; c’étaient des petits bateaux mal tenus de l’Ouest Africain, pleins de rats et de cancrelats, où les hommes mouraient partout sauf dans leurs couchettes ; c’étaient des bateaux brésiliens dont les cabines étaient parfois occupées par de la marchandise, et qui prenaient la mer chargés jusqu’au-dessus de la flottaison ; c’étaient des steamers de Zanzibar et de Maurice, et d’étonnants bateaux « reconstitués » qui allaient de l’autre côté de Bornéo. Tous étaient aimés et connus de nous, car ils gagnaient notre pain avec un peu de beurre dessus, et nous méprisions les gros bateaux de l’Atlantique et faisions des gorges chaudes des courriers de la P. & O. et de l’Orient Line, et ne jurions que par nos vénérés armateurs… wesleyens, baptistes ou presbytériens, selon l’occurrence.
Je venais tout juste de rentrer en Angleterre, quand je reçus de Mme MacPhee une invitation à dîner pour trois heures de l’après-midi, libellée sur un papier à lettre quasi nuptial, tant il était crémeux et parfumé. En arrivant à la maison je vis à la fenêtre de nouveaux rideaux qui avaient dû coûter quarante-cinq shillings la paire ; et quand Mme MacPhee m’attira dans un petit vestibule au papier marbré, elle me regarda avec malice et s’écria :
— Vous n’avez rien appris ? Que pensez-vous de ce porte-chapeau ?
Or ce porte-chapeau était en chêne… vingt shillings pour le moins. MacPhee descendit l’escalier d’un pas assuré — il marche avec la légèreté d’un chat, malgré son poids, lorsqu’il est en mer — et me serra les mains d’une façon nouvelle et redoutable… qui contrefaisait la manière du vieux Holdock prenant congé de ses capitaines. Je compris qu’il avait hérité, mais je me tins coi, bien que Mme MacPhee m’exhortât toutes les trente secondes à bien manger et ne rien dire. Ce fut un repas quelque peu fol, car MacPhee et sa femme se prenaient les mains tels de petits enfants, — comme toujours après un voyage, — se faisaient des mines et des clins d’yeux, s’étranglaient et gloussaient, et mangeaient à peine une bouchée.
Une bonne faisait le service ; et pourtant Mme MacPhee m’avait maintes fois répété que tant qu’elle serait bien portante elle n’aurait besoin de personne pour tenir son ménage. Mais cette servante-ci portait un bonnet, et je vis Mme MacPhee se gonfler de plus en plus dans sa robe couleur garance. Le franc-bord de Janet n’a rien de minuscule, pas plus que la couleur garance n’est une teinte discrète ; et sentant dans l’air toute cette fierté triomphale et inexpliquée, je croyais assister à un feu d’artifice sans connaître la fête. Au dessert, la bonne apporta un ananas qui aurait bien dû coûter une demi-guinée en cette saison, — mais MacPhee a sa manière à lui de se procurer ces primeurs, — des lichis secs dans un fruitier en porcelaine de Canton, du gingembre confit sur une assiette de cristal, et un petit pot de chow-chow sacré et impérial qui embaumait la pièce. MacPhee le reçoit d’un Hollandais de Java, et je pense qu’il l’additionne de liqueur. Mais le couronnement de la fête était un madère d’une qualité qu’on ne peut se procurer que si l’on s’y connaît en vin et en fournisseur. Avec le vin, un petit cabas enveloppé de paille de maïs, et contenant des cigares de Manille en étui, fit son apparition, et il n’y eut plus que silence et fumée bleu pâle. Janet, resplendissante, nous souriait à tous deux et tapotait la main de son époux.
— Nous allons boire, dit celui-ci posément et en se frottant les mains, à l’éternelle damnation de Holdock, Steiner et Chase.
J’avais touché de la firme sept livres dix shillings, mais comme juste je répondis : « Amen. » Les ennemis de MacPhee étaient les miens, puisque je buvais son madère.
— Vous n’avez rien entendu dire ? me demanda Janet. Pas un mot, pas un murmure ?
— Pas un mot, pas un murmure. Ma parole, je ne sais rien.
— Raconte-lui, Mac, dit-elle.
Et c’est là une autre preuve de la bonté de Janet et de son amour conjugal. Une femme plus petite aurait bavardé tout d’abord, mais Janet mesure cinq pieds neuf pouces sans ses souliers.
— Nous sommes riches, me dit MacPhee.
Je leur serrai les mains à tour de rôle.
— Je ne naviguerai plus… à moins que… il n’y a pas à dire… un yacht particulier… avec un petit moteur auxiliaire…
— Nous n’avons pas assez pour cela, dit Janet. Nous sommes d’une honnête richesse… dans l’aisance, mais pas plus. Une robe neuve pour l’église et une pour le théâtre. Nous les ferons faire dans l’ouest.
— A combien cela se monte-t-il ? demandai-je.
— Vingt-cinq mille livres. (J’aspirai l’air fortement.) Moi qui gagnais de vingt à vingt-cinq livres par mois !
Il émit ces derniers mots dans un rugissement, comme si le monde entier eût conspiré à le rabaisser.
— J’attends toujours, dis-je. Je ne sais rien depuis septembre dernier. C’est un héritage ?
Ils rirent tous les deux.
— C’est un héritage, dit MacPhee en s’étranglant. Ouh, eh, c’est un héritage. Elle est bien bonne. Bien sûr que c’est un héritage. Janet, tu as entendu ? C’est un héritage. Eh bien, si vous aviez mis ça dans votre brochure, ç’aurait été joliment rigolo. C’est un héritage.
Il se frappa sur la cuisse et éclata, au point de faire trembler le vin dans la carafe.
Les Écossais sont une noble nation, mais il leur arrive de s’attarder trop longtemps sur une plaisanterie, en particulier quand ils sont seuls à en pouvoir goûter le sel.
— Quand je récrirai ma brochure, je mettrai ça dedans, MacPhee. Mais il faut d’abord que j’en sache davantage.
MacPhee réfléchit durant la longueur d’un demi-cigare, tandis que Janet s’emparait de mon regard et le dirigeait successivement sur tous les nouveaux objets de la pièce… le nouveau tapis à dessins lie de vin, la nouvelle horloge à poids entre des modèles de pirogues à balancier de Colombo, le nouveau buffet incrusté portant un vase de fleurs en cristal rouge, les chenets de cuivre doré, et enfin le nouveau piano noir et or.
— En octobre de l’année dernière, le Conseil d’administration m’a renvoyé, commença MacPhee. En octobre de l’année dernière le Breslau est rentré pour recevoir son radoub d’hiver. Il avait marché huit mois… deux cent-quarante jours… et quand on l’eut mis en cale sèche il me fallut trois jours pour dresser mes devis. Au total, remarquez, cela faisait moins de trois cents livres… pour être précis, deux cent quatre-vingt-six livres quatre shillings. Personne d’autre que moi n’aurait pu soigner le Breslau pour huit mois à ce prix-là. Mais jamais plus… non, jamais. Ils peuvent envoyer leurs bateaux au fond, je m’en fiche.
— Calme-toi, dit doucement Janet. Nous en avons fini avec Holdock, Steiner et Chase.
— C’est exaspérant, Janet, purement exaspérant. Tout le monde le sait, j’ai eu le bon droit pour moi d’un bout à l’autre, mais… mais je ne peux pas leur pardonner. Oui, le bon droit que donne la sagesse ; et tout autre que moi aurait porté les devis à huit cents. Notre capitaine était Hay… vous avez dû le rencontrer. Ils le firent passer sur le Torgau, et m’ordonnèrent de m’occuper du Breslau sous les ordres du jeune Bannister. Notez qu’il y avait eu de nouvelles élections au Conseil. Les parts s’étaient vendues de côté et d’autre, et la majeure partie de la direction était inconnue de moi. L’ancien conseil ne m’aurait jamais fait cela. Il avait confiance en moi. Mais le nouveau voulait tout réorganiser, et le jeune Steiner (le fils de Steiner), le Juif, en était l’âme. Ils ne crurent pas utile de m’avertir. La première chose que j’en sus (et j’étais mécanicien principal !) fut le programme des voyages d’hiver de la compagnie, et que la marche du Breslau était réglée à seize jours d’un port à l’autre. Seize jours, mon cher ! C’est un bon bateau, mais dix-huit jours c’est sa marche d’été, voyez-vous. C’était de l’absurdité pure et simple, et je le déclarai au jeune Bannister.
— Il nous faut y arriver, me dit-il. Vous n’auriez pas dû donner un devis de trois cents livres.
— Prétendent-ils que leurs bateaux vont marcher avec l’air du temps ? dis-je. Ils sont fous, à la direction.
— Dites-leur ça vous-même, qu’il dit. Moi, j’ai une femme, et mon quatrième gosse est en train à l’heure qu’il est, d’après elle.
— Un garçon… à cheveux roux, interrompit Janet.
Elle-même a les cheveux de ce superbe roux doré qui s’accorde avec un teint de nacre.
— Ma parole, j’étais en colère, ce jour-là ! Outre que j’aimais ce vieux Breslau, je m’attendais à un peu de considération de la part du comité, après vingt ans de service. Il y avait réunion des directeurs le mercredi, et je passai la nuit précédente dans la salle de la machine, à prendre des croquis pour appuyer mes dires. Eh bien, je leur exposai la chose à eux tous, clair et net. « Messieurs, leur dis-je, j’ai fait marcher le Breslau pendant dix-huit saisons, et je ne crois pas qu’on ait une faute à me reprocher dans mon service. Mais si vous vous en tenez à ce programme (j’agitai l’avis devant eux), ce programme dont je n’ai jamais entendu parler avant de le lire à mon petit déjeuner, je vous le garantis sur mon honneur professionnel, le bateau ne le remplira pas. Ou plutôt si, il y réussirait pour un temps, mais à un risque tel qu’aucun homme dans son bon sens ne voudrait le courir. »
« — Pourquoi diable croyez-vous que nous avons accepté vos devis ? demanda le vieux Holdock. Mon brave, vous dépensez l’argent comme de l’eau.
« — Je m’en remets au comité, dis-je, de savoir si deux cent quatre-vingt-sept livres pour huit mois dépassent en rien la raison et l’équité.
« J’aurais pu épargner mon souffle, car depuis la dernière élection le comité avait été renouvelé, et ils restaient là, ces sacrés chasseurs de dividende d’armateurs, sourds comme les vipères de l’Écriture.
« — Il nous faut tenir nos engagements vis-à-vis du public, me dit le jeune Steiner.
« — Tenez plutôt vos engagements vis-à-vis du Breslau, lui dis-je. Il vous a servi loyalement, vous et votre père avant vous. Il aurait besoin, pour commencer, d’un carénage et de nouvelles tôles de fondation, et qu’on remplace ses chaudières avant, et qu’on réalèse les trois cylindres, et qu’on refasse tous les guides. C’est l’affaire de trois mois.
« — Parce qu’un de nos employés a peur ? dit le jeune Steiner. Il faudrait peut-être aussi un piano dans la cabine du mécanicien principal ?
« Je pétris ma casquette entre mes doigts, et rendis grâces à Dieu d’être sans enfants et avec quelques économies. Je repris :
« — Messieurs, vous m’entendez. Si l’on fait du Breslau un bateau à seize jours, vous pouvez chercher un autre mécanicien.
« — Bannister ne nous a pas fait d’objections, dit Holdock.
« — Je parle pour moi seul, dis-je. Bannister a des enfants.
Et alors je perdis patience :
« — Libre à vous d’envoyer le bateau en enfer aller et retour, si vous payez le pilotage, dis-je, mais il ira sans moi.
« — Voilà de l’insolence, dit le jeune Steiner.
« — Vous pouvez vous considérer comme renvoyé. Il nous faut maintenir la discipline chez nos employés, dit le vieux Holdock.
« Et il regarda les autres directeurs pour voir s’ils étaient de son avis. Ils ne se rendirent pas compte (Dieu leur pardonne !) et d’un signe de tête ils m’expulsèrent de la compagnie… après vingt ans… oui, après vingt ans !
« Je sortis et m’assis auprès du concierge du vestibule, pour rassembler mes esprits. Je pense bien que j’injuriai le comité. Alors le vieux MacRimmon (de la MacRimmon et MacNaughton) sortit de son bureau, qui est sur le même palier, et me considéra, en soulevant une de ses paupières avec son index. Vous savez qu’on l’appelle le Diable aveugle, mais il n’est rien moins qu’aveugle, et ne se montra aucunement diable dans ses procédés avec moi… MacRimmon de la ligne Black Bird.
« — Qu’est-ce que c’est, maître MacPhee ? me dit-il.
« J’étais alors incapable d’argumenter.
« — C’est un mécanicien principal sacqué après vingt ans de service, parce qu’il ne veut pas risquer le Breslau à suivre le nouvel horaire, et allez au diable, MacRimmon, lui dis-je.
« Le vieux fronça ses lèvres en sifflotant.
« — Ah oui, fit-il, le nouvel horaire. Je comprends !
« Il entra, clopinant, dans la salle du conseil que je venais de quitter, et son chien Dandie, qui est le digne conducteur de cet aveugle, resta avec moi. C’était là une circonstance providentielle. Au bout d’une minute il fut de retour.
« — Vous avez jeté votre pain à l’eau, MacPhee, et allez au diable, me dit-il. Où est mon chien ? Il est sur vos genoux ? Ma parole, il a plus de discernement qu’un Juif. Qu’est-ce qui vous a pris, d’injurier votre conseil d’administration, MacPhee ? Cela coûte cher.
« — Le Breslau leur coûtera encore plus cher, dis-je… (Et au chien :) Va-t’en de mes genoux, flagorneuse bête.
« — Les coussinets chauffent, hein ? me dit MacRimmon. Il y a trente ans que quelqu’un n’a osé m’injurier en face. Il fut un temps où je vous aurais jeté à bas des escaliers pour cette insolence.
« — Pardonnez-la-moi ! dis-je. (Il allait sur ses quatre-vingts ans, à ma connaissance.) J’ai eu tort, MacRimmon. Mais quand on se voit mettre à la porte pour avoir fait son devoir évident, on n’est pas toujours poli.
« — Je comprends ça, dit MacRimmon. Un cargo affréteur vous répugnerait-il ? Vous n’aurez que quinze livres par mois, mais on dit que le Diable aveugle nourrit ses gens mieux que d’autres. Il s’agit de mon Kite. Va bien. Remerciez plutôt Dandie que voici. Je ne tiens pas aux remerciements… Mais enfin, ajouta-t-il, qu’est-ce qui vous a pris de donner votre démission chez Holdock ?
« — Le nouvel horaire, dis-je. Le Breslau n’y résistera pas.
« — Ta, ta, ta. Vous n’aviez qu’à le forcer un peu… assez pour montrer que vous le poussiez… et l’amener au port avec deux jours de retard. Quoi de plus simple que de dire que vous aviez ralenti à cause des coussinets, hein ? Tous mes gens le font… et je les crois.
« — MacRimmon, dis-je, quel prix une jeune fille attache-t-elle à sa virginité ?
« Sa figure parcheminée se contracta et il se tortilla dans son fauteuil.
« — C’est tout au monde pour elle, dit-il. Mon Dieu, oui, tout au monde. Mais qu’avons-nous à faire, vous ou moi, avec la virginité, à notre âge ?
« — Ceci, dis-je. Chacun de nous a toujours une chose, dans son métier ou sa profession, qu’il refusera de faire sous n’importe quel prétexte. Si je marche à l’horaire, je marche à l’horaire, sauf toutefois les risques de mer. Moins que cela, devant Dieu, je ne l’ai pas fait. Plus que cela, par Dieu, je ne veux pas le faire. Il n’est pas un tour du métier que je ne connaisse…
« — Je l’ai ouï dire, fit MacRimmon, sec comme un biscuit.
« — Mais quant à ce qui est de courir loyalement, c’est sacré pour moi, vous entendez. Je ne truque pas avec ça. Pousser des machines faibles, n’est qu’une ruse loyale ; mais ce que la direction me demande, c’est de tricher, avec en outre le risque d’entraîner mort d’homme. Vous remarquerez que je connais mon affaire.
« Nous causâmes encore un peu, et huit jours après je m’en allais à bord du Kite, cargo de la Black Bird, deux mille cinq cents tonnes, compound normal. Plus chargé il voguait, mieux il faisait route. Je lui ai fait rendre jusqu’à neuf nœuds, mais sa juste moyenne était de huit nœuds trois. Bonne nourriture à l’avant et meilleure à l’arrière, toutes les demandes de matériel admises sans notes marginales, le meilleur charbon, des servo-moteurs neufs, et de bons matelots. Le vieux accordait tout ce qu’on voulait, excepté de la peinture. C’était par là qu’il péchait. On lui aurait plutôt tiré sa dernière dent que de la peinture. Quand il s’en venait au bassin, où ses bateaux faisaient scandale tout le long du quai, il geignait et pleurait en disant qu’ils avaient aussi bon air qu’il pouvait le désirer. Chaque armateur, je l’ai observé, a son nec plus ultra. La peinture était celui de MacRimmon. Mais on pouvait se tenir autour de ses machines sans risquer sa vie, et tout aveugle qu’il fût, je l’ai vu sur un signe de moi refuser coup sur coup cinq « intermédiaires » fêlés, et ses aménagements à bestiaux pouvaient affronter le Nord-Atlantique en saison d’hiver. Vous savez ce que cela veut dire ? MacRimmon et la ligne Black Bird, que Dieu les bénisse !
« Ah ! j’oubliais de vous dire que le Kite avait beau se coucher jusqu’à enfoncer sous l’eau son pont avant, il fonçait dans une bourrasque de vingt nœuds quarante-cinq à la minute, à trois nœuds et demi à l’heure, et ses machines tournaient avec la régularité d’une respiration d’enfant endormi. Le capitaine était Bell, et bien qu’il n’y ait pas grande sympathie entre équipages et armateurs, nous raffolions du vieux Diable aveugle et de son chien, et je pense que lui-même nous aimait. Il valait au delà de deux millions de livres, et n’avait ni parents ni amis. Et pour un homme seul, l’argent est une chose terrible… quand on en a trop.
« J’avais fait faire deux voyages aller et retour au Kite, quand on apprit l’accident du Breslau, tout comme je l’avais prophétisé. Son mécanicien était Calder (il n’est pas capable de mener un remorqueur sur le Solent), et Calder fit tant et si bien que la machine s’enleva de ses fondations et retomba en vrac, à ce que j’appris. Le bâtiment s’emplit donc, du presse-étoupe arrière à la cloison arrière, et resta à contempler les étoiles, avec ses soixante-dix-neuf passagers qui braillaient dans le salon. A la fin le Camaralzaman, de la ligne Carthagène de Ramsey et Gold, lui donna la remorque au prix de cinq mille sept cent quarante livres plus les frais devant le tribunal de l’Amirauté. Il était désemparé, vous comprenez, et hors d’état d’affronter le moindre coup de temps. Cinq mille sept cent quarante livres, plus les frais, et sans compter une nouvelle machine ! Ils auraient mieux fait de me garder… avec l’ancien horaire.
« Mais malgré cela, les nouveaux directeurs continuaient à faire des économies. Le jeune Steiner, le Juif, était le plus acharné. Ils sacquaient à tort et à travers les hommes qui ne voulaient pas manger la saleté que leur donnait la compagnie. Ils réduisaient les réparations ; ils nourrissaient les équipages de restes et de fonds de magasins ; et prenant le contre-pied de la méthode de MacRimmon, ils cachaient les défectuosités de leurs bateaux sous de la peinture et de l’or adhésif. Quem Deus vult perdere dementat[24], vous connaissez.
[24] Dieu rend fous ceux qu’il veut perdre.
« En janvier, nous allâmes en cale sèche, et dans la cale voisine se trouvait le Grotkau, leur gros cargo qui était en 1884 le Dolabella de Piegan, de la ligne Piegan et Welsh… Ce bâtiment en fer construit sur la Clyde, à fond plat, à l’avant arrondi, aux machines trop faibles, était une brute de garce de cinq mille tonnes de capacité, qui ne voulait ni gouverner, ni avancer, ni stopper quand on le lui demandait. Des fois elle obéissait à la barre, des fois elle prenait le mors aux dents, des fois elle s’attardait pour se gratter, et des fois elle fonçait dans un mur de quai. Mais Holdock et Steiner l’avaient achetée au rabais, et l’avaient entièrement repeinte comme la Tour de Babylone si bien que, pour abréger, nous l’appelions la Tour. (Entre parenthèses MacPhee s’en tint à ce nom durant la suite de son récit ; on est donc prié de lire en conséquence.) Je m’en allai voir le jeune Bannister… il lui fallait prendre ce que la compagnie lui donnait, et il était passé, ainsi que Calder, du Breslau sur cet avorton… Tout en causant avec lui j’entrai dans la cale où était le bâtiment. Ses tôles étaient piquées au point que les hommes occupés à les badigeonner à tour de bras en rigolaient. Mais je ne vis le pire qu’à la fin. Ce bateau avait une grande bête d’hélice Thresher de six mètres (c’est Aitcheson qui a dessiné celle du Kite), et juste sur la queue de l’arbre, en deçà de l’étambot, il y avait une fissure suintant de rouille où l’on aurait pu introduire une lame de canif. Mon ami, c’était une fissure effroyable ! Je demandai à Bannister :
« — Quand allez-vous embarquer une nouvelle queue d’arbre ?
« Il comprit ce que je voulais dire.
« — Oh ! c’est une paille superficielle, qu’il dit sans me regarder.
« — Superficielle ! Le diable m’emporte ! que je réponds. Vous ne ferez pas le voyage avec une solution de continuité de ce genre !
« — On va la réparer ce soir, dit-il. J’ai une femme, et vous connaissez la Direction…
« A ce moment-là je lui dis franchement ma façon de penser. Vous savez quelle est la sonorité d’une cale sèche. Je vis le jeune Steiner arrêté au-dessus de moi à écouter, et, mon cher, il usa d’un langage fait pour provoquer une rupture de la paix. D’après lui j’étais un espion et un employé malhonnête et je corrompais la moralité du jeune Bannister, et il m’attaquerait en diffamation. Il s’éloigna tandis que je grimpais l’escalier… si je l’avais attrapé je l’aurais jeté dans la cale. Là-haut je rencontrai MacRimmon avec Dandie qui tirait sur sa chaîne pour guider le vieillard parmi les voies ferrées.
« — MacPhee, me dit-il, vous n’êtes pas payé pour vous disputer avec Holdock, Steiner et Chase quand vous les rencontrez. Qu’est-ce qui cloche entre vous ?
« — Tout bonnement une queue d’arbre rongée comme un trognon de chou. Je vous en prie, allez voir, MacRimmon. C’est une vraie comédie.
« — Je me méfie de cet hébreu causeur, dit-il. Où est la paille, et à quoi ressemble-t-elle ?
« — Une fissure de dix-huit centimètres derrière l’étambot. Il n’y a pas de puissance au monde capable de l’empêcher de s’ouvrir.
« — Quand ?
« — Ça, je n’en sais rien.
« — Soit, soit, dit MacRimmon. La science humaine a des limites. Vous êtes sûr que c’est une fissure ?
« — Mon cher, c’est une crevasse, dis-je, car il n’y avait pas de mots pour en exprimer l’énormité. Et le jeune Bannister prétend que ce n’est qu’une paille superficielle.
« — Allons, il me semble que nous devons nous occuper de nos affaires. Si vous avez des amis à bord de ce bateau, MacPhee, pourquoi ne les inviteriez-vous pas à un petit dîner chez Radley ?
« — Je pensais à un thé dans le carré, dis-je. Des mécaniciens de cargo ne peuvent s’offrir des tarifs d’hôtel.
« — Non, non ! dit le vieillard, pleurnichant. Pas dans le carré. On rirait de mon Kite, car il n’est pas emplâtré de peinture comme la Tour. Invitez-les chez Radley, MacPhee, et envoyez-moi l’addition. Remerciez Dandie que voici, mon cher. Je ne tiens pas aux remerciements.
« Et il tourna le chien vers moi. Puis, comme s’il lisait dans ma pensée :
« — Maître MacPhee, ceci n’est pas de la démence sénile.
« — Dieu nous en garde ! dis-je tout abasourdi. Je pensais justement que vous étiez sorcier, MacRimmon.
« Le vieux birbe rit si fort qu’il faillit tomber assis sur son chien Dandie.
« — Envoyez-moi l’addition, reprit-il. Il y a longtemps que je ne bois plus de champagne, mais vous me direz quel goût cela vous laisse le matin.
« Bell et moi nous invitâmes Bannister et Calder à dîner chez Radley. Dans cette maison-là ils n’admettent pas qu’on rie ou qu’on chante, mais nous prîmes un cabinet particulier… comme des propriétaires de yachts de Cowes.
MacPhee s’épanouit dans un sourire et se laissa aller en arrière pour songer.
— Et alors ? fis-je.
— Nous n’étions pas ivres à proprement parler, mais les gens de chez Radley me montrèrent les cadavres. Il y avait six magnums de champagne sec et peut-être une bouteille de whisky.
— Vous n’allez pas me raconter qu’à vous quatre vous vous en êtes tirés avec un magnum et quart chacun en sus du whisky ? demandai-je.
Du fond de son fauteuil, MacPhee me lança un regard de pitié.
— Mon cher, nous n’étions pas réunis là pour boire, reprit-il. Ces bouteilles ne firent que nous rendre spirituels. A vrai dire, le jeune Bannister posait sa tête sur la table et pleurait comme un gosse, et Calder était tout disposé à aller trouver Steiner à deux heures du matin et à le peindre en vert pomme ; mais ils avaient déjà bu dans l’après-midi. Seigneur, comme ils maudirent tous deux la direction, et le Grotkau, et la queue d’arbre et les machines, et tout ! Ils ne parlaient plus de pailles superficielles, cette nuit-là ! Je revois le jeune Bannister et Calder se serrer les mains en jurant de se venger de la compagnie à tout prix pourvu que ça ne leur fît pas perdre leurs brevets. Or, notez comme les mauvaises économies nuisent aux affaires. La compagnie les nourrissait comme des gorets (j’ai bonne raison de le savoir) et j’ai observé chez mes compatriotes que si l’on touche à l’estomac des Écossais on en fait de vrais diables. Nourrissez-les bien, et ils vous mèneront une dragueuse en plein Atlantique et la feront aborder quelque part sur la côte d’Amérique. Mais dans le monde entier la mauvaise nourriture fait le mauvais service.
« MacRimmon reçut l’addition, et il ne m’en dit rien jusqu’à la fin de la semaine, où j’allai le trouver pour ravoir de la peinture, car nous avions appris que le Kite était affrété pour quelque part du côté de Liverpool.
« — Restez où l’on vous a mis, me dit le Diable aveugle. Mon cher, est-ce que vous prenez des bains de champagne ? Le Kite ne partira pas d’ici avant que je n’en aie donné l’ordre… et comment irais-je prodiguer de la peinture alors que le Lammerguyer est en cale pour je ne sais combien de temps encore ?
« Il s’agissait de notre grand cargo (dont MacIntyre était le mécanicien) qui était, je le savais, sorti du radoub depuis moins de trois mois. Ce matin-là je rencontrai le commis principal de MacRimmon (vous ne le connaissez pas) qui se mordait littéralement les ongles de dépit.
« — Le vieux est devenu maboul, me dit-il. Il a désarmé le Lammerguyer.
« — Il a peut-être ses raisons, répliquai-je.
« — Des raisons ! Il est fou.
« — Pour moi il ne sera fou que le jour où il se mettra à le faire peindre, dis-je.
« — C’est précisément ce qu’il a fait… et les frets du Sud-Amérique sont plus élevés que nous ne les reverrons de notre vie. Il l’a mis en cale sèche pour le repeindre… le repeindre… le repeindre ! dit le petit employé trépignant comme une poule sur une tôle brûlante. Cinq mille tonnes de fret possible qui moisissent en cale sèche, mon cher, et il distribue parcimonieusement la couleur par boîtes d’un quart de livre, car cela lui fend le cœur, tout fou qu’il est. Et le Grotkau… le Grotkau, pour comble… absorbe toutes les livres sterling qui devraient nous revenir à Liverpool.
« J’étais sidéré par cette folie… d’autant qu’il s’y ajoutait celle du dîner chez Radley.
« — Vous pouvez bien ouvrir les yeux, MacPhee, me dit le commis principal. Trois locomotives et du matériel roulant, et des poutres en fer… savez-vous où en est le fret à cette heure ?… et des pianos, et des articles de modes, et une cargaison de fantaisies de toute sorte pour le Brésil qui affluent dans le Grotkau… le Grotkau de la firme Jérusalem… et pendant ce temps-là on repeint le Lammerguyer !
« Parole, je crus le voir tomber d’apoplexie.
« Je ne pus que lui dire : « Obéissez aux ordres de vos armateurs, même si vous leur faites faire faillite », mais sur le Kite nous crûmes MacRimmon devenu fou : et MacIntyre du Lammerguyer fut d’avis de le faire interner par quelque bon moyen légal qu’il avait trouvé dans un bouquin de jurisprudence maritime. Et durant toute cette semaine-là les frets pour le Sud-Amérique ne cessèrent de monter. C’était une pitié.
« Puis Bell reçut l’ordre d’emmener le Kite à Liverpool, sur lest. MacRimmon, en venant nous dire adieu, geignit et se lamenta sur les hectares de peinture qu’il avait prodigués au Lammerguyer.
« — Je m’en remets à vous de les rattraper, dit-il. Je m’en remets à vous de me faire rentrer dans mes frais. Vrai Dieu, pourquoi n’êtes-vous pas encore démarrés ? Est-ce que vous le faites exprès de flâner en bassin ?
« — Qu’est-ce que ça fait, MacRimmon ? dit Bell. De toute façon nous arriverons à Liverpool le lendemain de la foire. Le Grotkau a pris tout le fret qui aurait pu nous revenir à nous et au Lammerguyer.
« MacRimmon rit et grimaça… le vrai portrait de la démence sénile. Vous savez qu’il fait jouer ses sourcils comme ceux d’un gorille.
« — Vous partez avec des instructions cachetées, dit-il, en toussotant et se grattant. Les voici… à ouvrir successivement.
« Quand le vieux fut reparti à terre, Bell dit, tout en maniant les enveloppes :
« — Nous devons longer toute la côte sud, en mettant le cap à terre pour prendre des ordres… et par ce temps-ci encore ! Il n’est plus question de sa folie, à présent.
« Or donc, nous mîmes en route ce vieux Kite… nous avions de très mauvais temps… sans cesse le cap à terre pour attendre des ordres télégraphiques qui sont le cauchemar des capitaines. Puis nous fîmes escale à Holyhead, et Bell ouvrit la dernière enveloppe où se trouvaient les dernières instructions. J’étais avec lui dans le carré, et il me jeta le papier, en s’écriant :
« — Auriez-vous imaginé cela, Mac ?
« Je ne dirai pas ce que MacRimmon avait écrit, mais il était loin d’être fou. Il y avait un grain de sud-ouest en perspective quand nous arrivâmes à l’embouchure de la Mersey par un matin d’un froid aigre avec une mer gris verdâtre et un ciel pareil… du temps de Liverpool, comme on dit ; et nous restâmes là, à danser, et les hommes juraient. On ne peut garder de secrets à bord d’un bateau. Eux aussi pensaient que MacRimmon était fou.
« Puis nous vîmes le Grotkau qui sortait du fleuve avec la marée, enfoncé jusqu’au plat-bord, sa cheminée repeinte à neuf comme ses canots et le reste. Calder m’avait raconté chez Radley ce qui clochait à ses machines, mais mon oreille seule me l’aurait appris, à trois kilomètres de distance, rien qu’à entendre leur battement. Nous virâmes, tanguant et roulant dans le sillage du Grotkau, et la brise sifflait avec bonne promesse de redoubler. A six heures il ventait dur et sec, et avant le quart de minuit c’était une vraie tempête du sud-ouest.
« — Il va gouverner sur l’Irlande, de cette allure-là, me dit Bell.
« J’étais avec lui sur la passerelle, à surveiller le feu bâbord du Grotkau. Le vert ne se voit pas d’aussi loin que le rouge, sans quoi nous nous serions tenus sous le vent. Nous n’avions pas de passagers à ménager, et — tous les yeux étant fixés sur le Grotkau — nous allâmes donner en plein dans un transat qui rentrait dare dare à Liverpool. Ou, pour être plus précis, Bell put tout juste dégager le Kite de dessous son étrave, et il s’échangea quelques jurons entre les deux passerelles. Or, un passager — MacPhee me considéra avec indulgence — l’aurait raconté aux journaux à peine arrivé à la douane. Cette nuit-là et les deux jours suivants nous nous tînmes à la queue du Grotkau — il ralentit à cinq nœuds, d’après mon estime — et nous voguâmes tout doucement sur le chemin du Fastnet.
— Mais on ne prend pas par le Fastnet pour aller à un port du Sud-Amérique. Est-ce votre coutume à vous ? fis-je.
— Non pas. Nous préférons prendre au plus direct. Mais nous suivions le Grotkau, et il ne voulait à aucun prix s’aventurer dans cette tempête. Vu ce que je savais à son désavantage, je ne pouvais blâmer le jeune Bannister. Ça bardait à l’instar d’un ouragan d’hiver de l’Atlantique Nord : neige et grêle, et un vent à périr. On aurait cru voir le diable déchaîné sur la face de l’abîme et fouettant la crête des lames avant de se décider à frapper. Jusque-là ils avaient laissé porter contre l’ouragan, mais dès l’instant où le Grotkau eut dépassé les Skellings, il se troussa pour de bon et courut vent arrière pour doubler le cap Dunmore. Bouh ! ce qu’il roulait !
« — Il va s’abriter à Smerwick, me dit Bell.
« — Il serait déjà entré à Ventry si c’était là son intention, dis-je.
« — Ils vont lui démancher la cheminée, de ce train-là, dit Bell. Pourquoi donc Bannister ne tient-il pas le cap à la mer ?
« — A cause de la queue d’arbre, répliquai-je. Il préfère rouler plutôt que de tanguer, avec des fêlures superficielles dans la queue d’arbre. Calder le sait bien.
« — C’est du vilain travail que de mener des vapeurs cet hiver, reprit Bell.
« Sa barbe et ses favoris étaient gelés sur son ciré, dont l’embrun saupoudrait de blanc le côté au vent. Un véritable temps d’hiver de l’Atlantique Nord.
« L’un après l’autre la mer nous arracha nos trois canots et tordit les portemanteaux comme des cornes de bélier.
« — Ça va mal, dit Bell à la fin. On ne peut faire passer une amarre sans canots.
« Bell était un homme très judicieux… pour quelqu’un d’Aberdeen.
« Je ne suis pas de ceux qui se révoltent contre les circonstances extérieures à la salle de la machine, aussi je me glissai en bas, dans l’intervalle de deux coups de mer, pour voir comment se comportait le Kite. Mon bon, c’est en son genre le navire le mieux gréé qui soit jamais sorti de la Clyde ! Kinloch, mon second, le savait aussi bien que moi. Je le trouvai faisant sécher ses savates sur le générateur, et se peignant les favoris avec le peigne que Janet m’a donné l’an dernier, tout comme si nous étions au port. Je fis jouer l’alimentation, inspectai la chaufferie, tâtai les coussinets, crachai sur le palier de butée pour me porter chance, donnai à tous ma bénédiction, et enlevai les savates de Kinloch avant de remonter sur la passerelle.
« Alors Bell me passa la roue, et alla en bas pour se réchauffer. Quand il remonta, mes gants étaient gelés sur les manettes et la glace cliquetait à mes cils. Un vrai temps d’hiver de l’Atlantique Nord, je le répète.
« La bourrasque s’apaisa dans la nuit, mais nous restâmes battus par une mer clapoteuse qui secouait ce vieux Kite de la proue à la poupe. Je ralentis à trente-quatre, je pense… non, à trente-sept. Le matin venu, il n’y avait plus qu’une longue houle à laquelle le Grotkau faisait tête au large dans l’ouest.
« — Il arrivera quand même à Rio, pour finir, malgré sa queue d’arbre, me dit Bell.
« — La nuit dernière l’a ébranlé, dis-je. Ça finira par casser, notez mes paroles.
« Nous étions alors, à l’estime, à quelque chose comme cent cinquante milles dans l’ouest-sud-ouest du cap Slyne. Le lendemain nous en fîmes cent trente (vous remarquerez que nous n’étions pas des bateaux de course) et le jour suivant cent soixante et un, et avec cela nous fûmes rendus, on peut dire. Dix-huit degrés et quelque chose ouest, et peut-être cinquante et un et quelque chose nord, ayant croisé en oblique toutes les routes des courriers de l’Atlantique Nord, toujours en vue du Grotkau, nous en rapprochant la nuit et nous en éloignant le jour. Après la bourrasque, le temps était devenu froid et les nuits sombres.
« Le vendredi soir, juste avant le quart de minuit, je me trouvais dans la chambre de la machine, quand Bell siffla dans le tube acoustique :
« — Ça y est !
« Et je remontai.
« Le Grotkau était juste à bonne distance au sud, et l’un après l’autre il hissa trois feux rouges en ligne verticale… ce qui signifie qu’un vapeur ne gouverne plus.
« — Voilà une remorque pour nous, me dit Bell, en se léchant les babines. Il nous rapportera plus que le Breslau. Nous allons le rejoindre, MacPhee !
« — Attendez un peu, dis-je. Les lames assaillent trop les navires, par ici.
« — Raison de plus, dit Bell. C’est une fortune qui s’offre à nous. Qu’en pensez-vous, mon bon ?
« — Donnez-leur jusqu’au jour. Ils savent que nous sommes là. Si Bannister a besoin de nous, il saura bien lancer une fusée.
« — Qui vous dit que Bannister en a besoin. Si l’on tarde nous allons voir quelque vagabond de cargo nous le souffler à notre nez.
« Et il mit la barre dessus. Nous avions ralenti. Je repris :
« — Bannister aimerait mieux retourner au pays sur un transat et manger au salon. Souvenez-vous de ce qu’il nous disait l’autre soir chez Radley, à propos de la nourriture de Holdock et Steiner. Tenez-le au large, mon bon… tenez-le au large. Une remorque n’est qu’une remorque, mais un bâtiment abandonné cela représente une fameuse part de sauvetage.
« — Hé, hé ! dit Bell. Il y a de la ressource en vous, Mac. Je vous aime comme un frère. Nous allons rester où nous sommes jusqu’au jour.
« Et il nous maintint à distance du Grotkau.
« Puis il s’éleva une fusée à l’avant et deux sur le pont et un feu bleu à l’arrière. Puis un tonneau de goudron s’alluma à l’avant.
« — Ils coulent, dit Bell. C’est bien fichu, et tout ce que je recevrai ce sera une paire de jumelles de nuit pour avoir rencontré le jeune Bannister… l’imbécile !
« — Du calme, tout va bien, dis-je. Leurs signaux s’adressent à un bâtiment dans notre sud. Bannister sait aussi bien que moi qu’une simple fusée ferait accourir le Kite. Il ne gaspille pas ses pièces d’artifice pour rien. Écoutez-les appeler.
« Le Grotkau siffle sans discontinuer pendant cinq minutes, et puis ce furent d’autres pièces d’artifice… une vraie représentation.
« — Cela ne s’adresse pas à des vrais gens du métier, dit Bell. Vous avez raison, Mac. C’est pour un plein carré de passagers.
« Il regarda attentivement dans ses jumelles de nuit, car il y avait de la brume dans le sud.
« — Qu’est-ce que vous en dites ? fis-je.
« — Un transat, répondit-il. Voilà sa fusée. Oh ! aïe ! on a réveillé le capitaine chamarré d’or, et… voilà qu’on réveille les passagers. On allume l’électricité dans toutes les cabines… Encore une autre fusée ! Ils viennent au secours des infortunés naufragés.
« — Passez-moi la lorgnette, dis-je.
« Mais Bell trépignait sur la passerelle, totalement frénétique.
« — Un paquebot-poste… un paquebot-poste… un paquebot-poste ! s’écria-t-il. Ayant contrat avec le gouvernement pour le transport régulier de la malle ; et comme tels, Mac, notez-le, ils peuvent sauver des gens en mer, mais ils ne peuvent prendre en remorque… ça leur est interdit ! Voilà le signal de nuit de ce paquebot-poste ! Il sera là dans une demi-heure.
« — Dieu ! fis-je, et nous resplendissons ici de toutes nos lumières. Oh ! Bell, mais vous êtes stupide !
« Il dégringola de la passerelle à l’avant, tandis que je dégringolais à l’arrière, et en l’espace d’un clin d’œil nos lumières furent éteintes, l’écoutille de la machine masquée, et nous restâmes noirs comme poix, à regarder venir les lumières du courrier auquel le Grotkau avait fait des signaux. Il s’amenait à vingt milles à l’heure, toutes ses cabines illuminées et ses canots parés. Ce fut exécuté splendidement, et en moins d’une heure. Il stoppa comme la machine à coudre de Mme Holdock ; le passavant s’abattit, les canots descendirent, et dix minutes plus tard nous entendions l’acclamation des passagers et le navire s’éloignait.
« — Ils en parleront jusqu’à la fin de leurs jours, dit Bell. Un sauvetage de nuit en mer, aussi joli qu’à la scène. Le jeune Bannister et Calder sont au salon en train de boire, et dans six mois d’ici la chambre de commerce offrira une paire de jumelles au capitaine. C’est tout à fait philanthropique d’un bout à l’autre.
« Nous restâmes en panne jusqu’au jour — vous pouvez croire que nous l’attendions avec impatience — et nous vîmes le Grotkau, son nez un peu relevé, qui se fichait de nous. Il avait l’air totalement ridicule.
« — Il est en train de s’emplir par l’arrière, dit Bell ; sinon pourquoi serait-il si enfoncé de la poupe ? La queue d’arbre lui aura ouvert un trou dedans, et nous n’avons plus de canots. Il y a là trois cent mille livres, au bas mot, prêtes à se noyer sous nos yeux. Que faire ?
« Et ses coussinets chauffèrent à nouveau en une minute ; car c’est un homme sans pondération.
« — L’approcher d’aussi près que possible, dis-je. Donnez-moi une ceinture et une ligne de sauvetage, et je l’aborderai à la nage.
« Il y avait un peu de houle et dans le vent il faisait froid… très froid, mais ils avaient quitté le bord comme des passagers, le jeune Bannister et Calder avec les autres, en laissant le passavant abaissé du côté sous le vent. Négliger l’invite, ç’aurait été renier en face une providence manifeste. Nous étions à cinquante mètres quand Kinloch acheva de m’oindre d’huile à l’abri de la cuisine, et quand nous longeâmes le bâtiment, pour le sauvetage des trois cent mille livres je sautai à la mer. Mon bon, c’était froid à périr ; mais j’agis avec méthode, et en râclant la muraille j’arrivai en plein sur le caillebotis inférieur du passavant. Je ne m’y attendais pas du tout, je vous assure. Sans reprendre haleine, je m’écorchai les deux genoux sur le caillebotis et y grimpai avant le prochain coup de roulis. J’amarrai ma ligne au bastingage, et galopai à l’arrière jusqu’à la cabine du jeune Bannister, où je me séchai avec tout le contenu de sa couchette, et mis sur moi tout ce que je pus trouver en fait de vêtements pour rétablir ma circulation. Trois paires de caleçons, je me rappelle que je trouvai pour commencer… et ce n’était pas trop. Je n’ai jamais eu si froid de toute mon existence.
« Puis je m’en allai à la machine. Le Grotkau était, comme on dit, assis sur sa queue. Il avait un arbre d’hélice très court et sa machinerie était toute à l’arrière. Il y avait dans la salle de la machine trois ou quatre pieds d’eau noire et huileuse qui ballottaient çà et là ; cela faisait peut-être six pieds. Les portes de la chaufferie étaient fermées et boulonnées, et la chaufferie elle-même était passablement étanche ; malgré cela, pendant une minute, ce gâchis dans la salle de la machine me fit illusion. Mais rien que pour une minute, et encore parce que je n’étais pas, en manière de parler, aussi calme que d’ordinaire. Je regardai à nouveau pour me rendre compte. Cette eau noire était noire de fond de cale : de l’eau morte qui avait dû s’introduire par hasard, voyez-vous.
J’interrompis MacPhee.
— MacPhee, je ne suis qu’un passager, mais vous ne me ferez pas croire que six pieds d’eau peuvent s’introduire par hasard dans une salle de machine.
— Qui donc cherche à vous faire croire ci ou ça ? répliqua MacPhee. Je rapporte les faits en cause… les faits simples et naturels. Six ou sept pieds d’eau morte dans une chambre de machine, c’est un spectacle très inquiétant, quand on pense qu’il y en a probablement encore à venir ; mais je ne croyais pas que tel fût le cas, aussi, vous noterez, je n’étais pas inquiet.
— Tout cela est très joli, dis-je, mais je veux être renseigné au sujet de cette eau.
— Je vous l’ai déjà dit. Il y en avait là six pieds ou plus, et la casquette de Calder flottait dessus.
— D’où venait-elle ?
— Bah, dans la confusion qui dut se produire quand l’hélice se fut détachée et que la machine s’emballa et cætera, il est fort possible que Calder ait laissé tomber sa casquette et ne se soit pas donné la peine de la ramasser. Je me rappelle la lui avoir vue à Southampton.
— Ce n’est pas sur la casquette que je veux des renseignements, MacPhee. Je vous demandais d’où venait cette eau, et ce qu’elle faisait là, et pourquoi vous étiez si sûr qu’elle ne provenait pas d’une voie d’eau.
— Pour une bonne raison… pour une bonne et suffisante raison.
— Donnez-la-moi donc.
— Mais c’est une raison qui ne m’appartient pas tout à fait en propre. Pour préciser, je suis d’avis qu’elle provenait, cette eau, en partie d’une erreur de jugement chez autrui. Nous pouvons tous nous tromper.
— Ah ! je vous demande pardon. Continuez.
— Je m’en retournai au bastingage, et Bell me héla :
« — Qu’est-ce qu’il y a de cassé ?
« — Ça ira, répondis-je. Envoyez-moi une aussière, et un homme pour m’aider à gouverner. Je le halerai à bord par la ligne de sauvetage.
« Je vis des têtes osciller en avant et en arrière et j’entendis une ou deux bordées de gros mots. Alors Bell me cria :
« — Ils n’osent pas… personne… dans cette eau… sauf Kinloch, et j’ai besoin de lui.
« — Ça grossira ma part de sauvetage, répliquai-je. Je manœuvrerai en solo.
« Là-dessus un rat de magasin me dit :
« — Croyez-vous qu’il n’y ait pas de danger ?
« — Je ne vous garantis rien, que je lui réponds, sauf peut-être une tripotée pour m’avoir retenu si longtemps.
« Alors il me lance :
« — Il n’y a plus qu’une ceinture de sauvetage, et on ne la retrouve pas, ou sinon je viendrais.
« — Jetez-le à l’eau, ce galfâtre ! m’écriai-je, perdant patience.
« Et avant qu’il eût compris ce qui l’attendait, on s’empara de ce volontaire et on le balança, passé dans le double de la ligne de sauvetage. Je le halai à tour de bras sur la courbe de celle-ci… une recrue fort présentable, quand je lui eus fait rendre l’eau salée, car entre parenthèses il ne savait pas nager.
« Puis on ferla sur la ligne de sauvetage un filin de deux pouces avec une aussière au bout, et je fis passer le filin sur le tambour d’un treuil à main et halai l’aussière à bord, et nous l’amarrâmes aux bittes du Grotkau.
« Bell amena le Kite si près que je craignis de voir ce dernier, dans un coup de roulis, défoncer les tôles du Grotkau. Après m’avoir passé une autre ligne de sauvetage il fit marche arrière et il nous fallut recommencer toute la rude manœuvre au treuil avec une seconde aussière. Malgré tout Bell faisait bien : nous avions en perspective un long remorquage et quoique la Providence nous eût favorisés jusque-là, il était inutile d’en laisser trop à sa discrétion. Quand la seconde aussière fut amarrée, j’étais trempé de sueur, et je criai à Bell de rentrer son mou et de gagner le port. Mon auxiliaire était enclin à aider au travail surtout en demandant à boire, mais je lui déclarai tout net qu’il devait « serrer les ris et gouverner », en commençant par gouverner, car je voulais aller me reposer. Il gouverna… hum, enfin soit, il gouverna, façon de parler. Ou du moins il empoigna les manettes et les tourna d’un air sage, mais je doute que la Tour en sentît rien. Je me mis sur-le-champ dans la couchette du jeune Bannister et dormis à poings fermés. Je m’éveillai avec une faim dévorante. Une belle houle courait sur la mer, le Kite filait ses quatre milles à l’heure, et le Grotkau plaquait son nez dans les lames, tout en déviant et embardant à discrétion. Il se laissait remorquer de bien mauvaise grâce. Mais le plus honteux ce fut la nourriture. En râflant les tiroirs de la cuisine et des offices ainsi que les placards du carré, je me composai un repas que je n’aurais pas osé offrir au second d’un charbonnier de Cardiff ; et on dit pourtant, vous le savez, qu’un second de Cardiff mangerait du mâchefer pour épargner l’étoupe. Je vous affirme que c’était tout bonnement ignoble ! Les matelots, eux, avaient écrit ce qu’ils en pensaient sur la peinture fraîche du gaillard d’avant, mais je n’avais personne de convenable à qui me plaindre. Je n’avais rien d’autre à faire que de surveiller les aussières et le derrière du Kite qui s’épatait dans l’écume quand le bateau s’enlevait à la lame ; aussi je donnai de la vapeur à la servo-pompe arrière, et vidai la chambre de la machine. Il est inutile de laisser de l’eau en liberté sur un bateau. Quand elle fut asséchée, je descendis dans le tunnel de l’arbre d’hélice et découvris qu’il y avait une petite voie d’eau à travers le presse-étoupe, mais rien qui pût faire de la besogne. Selon mes prévisions l’hélice s’était détachée et Calder avait attendu l’événement la main sur son régulateur. Il me l’a raconté quand je l’ai revu à terre. A part cela il n’y avait rien de dérangé ni de cassé. Elle avait juste glissé au fond de l’Atlantique, aussi tranquillement qu’un homme qui meurt en étant prévenu… chose très providentielle pour tous ceux qu’elle concernait. Puis je passai en revue les œuvres mortes du Grotkau. Les canots avaient été broyés sur leurs portemanteaux, la lisse manquait par endroits, une manche à air ou deux avaient fichu le camp, et la rambarde de la passerelle était tordue par les lames ; mais les écoutilles restaient étanches, et le bâtiment n’avait aucun mal. Pardieu, j’en vins à le haïr comme un être humain, car je passai à son bord huit jours à me morfondre, crevant la faim… oui, littéralement… à une encâblure de l’abondance. Du matin au soir je restai dans la couchette à lire le Misogyne, le plus beau livre qu’ait jamais écrit Charlie Reade, et à me curer les dents. C’était assommant au suprême degré. Huit jours, mon cher, que je passai à bord du Grotkau, et je n’y mangeai pas une seule fois à ma faim. Rien d’étonnant si son équipage ne voulait plus y rester. Mon auxiliaire ? Oh ! je le faisais turbiner pour le maintenir en forme. Je le faisais turbiner pour deux.
« Cela se mit à souffler quand nous arrivâmes sur les sondes, ce qui me força de rester auprès des aussières, amarré au cabestan et respirant entre les coups de mer. Je faillis mourir de froid et de faim, car le Grotkau remorquait tel un chaland, et Bell le halait à travers tout. Il y avait beaucoup de brume dans la Manche, d’ailleurs. Nous avions le cap à terre pour nous guider sur un phare ou l’autre, et nous faillîmes passer sur deux ou trois bateaux pêcheurs, qui nous crièrent que nous étions tout près de Falmouth. Alors nous fûmes quasi coupés en deux par un ivrogne de transport de fruits étranger qui se fourvoyait entre nous et la côte, et la brume s’épaissit de plus en plus cette nuit-là, et je m’apercevais à la remorque que Bell ne savait plus où il était. Fichtre, nous le sûmes au matin, car le vent souffla le brouillard comme une chandelle, et le soleil se dégagea, et aussi sûr que MacRimmon m’a donné mon chèque, l’ombre du phare d’Eddystone se projetait en travers de notre grelin de remorque ! Nous étions près… ah ! ce que nous étions près ! Bell fit virer le Kite avec une secousse qui faillit emporter les bittes du Grotkau, et je me souviens d’avoir remercié mon Créateur dans la cabine du jeune Bannister quand nous fûmes en dedans du brise-lames de Plymouth.
« Le premier à monter à bord fut MacRimmon avec Dandie. Vous ai-je dit que nos ordres étaient de ramener à Plymouth tout ce que nous trouverions ? Le vieux diable venait juste d’arriver la veille au soir, en tirant ses déductions de ce que Calder lui avait dit lorsque le courrier eut débarqué les gens du Grotkau. Il avait exactement calculé notre horaire. Je venais de héler Bell pour avoir quelque chose à manger, et quand le vieux vint nous rendre visite il m’envoya ça dans le même canot que MacRimmon. Il riait et se tapait sur les cuisses et faisait jouer ses sourcils pendant que je mangeais. Il me dit :
« — Comment nourrissent-ils leurs hommes, Holdock, Steiner et Chase ?
« — Vous le voyez, dis-je, en faisant sauter le bouchon de ma seconde bouteille de bière. Je n’ai pas pris goût à être affamé, MacRimmon.
« — Ni à nager, dit-il, car Bell lui avait conté comment j’avais porté la ligne à bord. Bah ! je pense que vous n’y perdrez pas. Quel fret aurions-nous pu mettre dans le Lammerguyer qui eût égalé un sauvetage de quatre cent mille livres… bâtiment et cargaison ? hein, MacPhee ? Ceci tranche dans le vif à Holdock, Steiner et Chase et Cie Limited, hein, MacPhee ? Et je souffre encore de démence sénile, hein, MacPhee ? Et je ne suis pas fou, dites, avant de commencer à peindre le Lammerguyer, hein, MacPhee ? Tu peux bien lever la patte, Dandie ! C’est moi qui ris d’eux tous… Vous avez trouvé de l’eau dans la chambre de la machine ?
« — Pour parler sans ambages, répliquai-je, il y avait de l’eau.
« — Quand l’hélice est partie, ils ont cru que le bâtiment coulait. Il s’emplissait avec une rapidité extraordinaire. Calder a dit que ça le chagrinait comme Bannister de l’abandonner.
« Je songeai au dîner de chez Radley, et au genre de nourriture que j’avais mangé pendant huit jours. Je repris :
« — Ça devait joliment le chagriner.
« — Mais l’équipage ne voulait pas entendre parler de rester et de courir la chance. Ils ont dit qu’ils auraient préféré crever de faim, et sont partis du premier au dernier.
« — C’est en restant qu’ils auraient crevé de faim, dis-je.
« — Je suppose, d’après le récit de Calder, qu’il y a eu quasi une révolte.
« — Vous en savez plus que moi, MacRimmon, dis-je. Pour parler sans ambages, car nous sommes tous du même bateau, qui donc a ouvert les prises d’eau à la cale ?
« — Oh ! vraiment… pas possible ? fit le vieux, indéniablement étonné. Une prise d’eau à la cale, dites-vous ?
« — Je suppose que c’était une prise d’eau. Elles étaient toutes fermées quand je suis monté à bord, mais quelqu’un a inondé la machine sur une hauteur de deux mètres cinquante et a refermé ensuite par la commande à roue striée du second panneau.
« — Fichtre ! dit MacRimmon. Cet homme est d’une incroyable iniquité. Mais ce serait terriblement déshonorant pour Holdock, Steiner et Chase, si cela venait à se savoir au procès.
« — Voilà bien ma curiosité, repris-je.
« — Ah oui, Dandie est affligé de la même maladie. Dandie, lutte donc contre la curiosité, car elle fait tomber les petits chiens dans les pièges et autres choses semblables. Où était le Kite quand ce courrier peinturluré a emmené les gens du Grotkau ?
« — Dans les mêmes parages, dis-je.
« — Et lequel de vous deux a songé à masquer vos feux ? dit-il en clignant de l’œil.
« — Dandie, fis-je en m’adressant au chien, nous devons tous les deux lutter contre la curiosité. C’est une chose qui ne profite pas. Quelle est notre part de sauvetage, Dandie ?
« MacRimmon riait à s’étouffer. Il reprit :
« — Prenez ce que je vous donnerai, MacPhee, et contentez-vous-en. Seigneur, comme on perd du temps quand on devient vieux ! Allez à bord du Kite, mon ami, le plus tôt possible. J’oubliais complètement qu’il y a un affrètement de Baltique qui vous attend à Londres. Ce sera votre dernier voyage, je pense, sauf pour votre plaisir.
« Les hommes de Steiner arrivaient à bord pour prendre la manœuvre du bateau et l’emmener à quai. En me rendant au Kite je dépassai un canot où était le jeune Steiner. Il baissa le nez ; mais MacRimmon me lance :
« — Voici celui à qui vous devez le Grotkau… à bon compte, Steiner… à bon compte. Permettez-moi de vous présenter M. MacPhee. Vous l’avez peut-être déjà rencontré ; mais vous n’avez pas de veine en ce qui est de garder vos gens… à terre ou sur mer.
« A voir la colère du jeune Steiner, on aurait cru qu’il allait manger MacRimmon, lequel ricanait et sifflait de son vieux gosier aride.
« — Vous ne tenez pas encore votre prime ! dit Steiner.
« — Non, non, dit le vieux avec un glapissement qu’on aurait pu entendre du Hoe, mais j’ai deux millions sterling et pas d’enfants, si vous voulez vous mesurer avec moi, espèce de youpin ; et je mise livre pour livre jusqu’à ma dernière livre. Vous me connaissez, Steiner ? Je suis MacRimmon de la maison MacNaughton et MacRimmon !
« — Pardieu, ajouta-t-il entre ses dents, une fois rassis dans le canot, j’ai attendu quatorze ans pour abattre cette firme de Juifs, et Dieu soit loué, j’y suis parvenu.
« Le Kite se trouvait dans la Baltique tandis que le vieux opérait ; mais je sais que les experts estimèrent le Grotkau, tout compte fait, à trois cent soixante mille livres — son manifeste était un coup de fortune — et que MacRimmon en reçut un tiers, pour sauvetage d’un navire abandonné. Voyez-vous, il y a une énorme différence entre remorquer un bateau avec un équipage et recueillir un navire abandonné… une énorme différence… en livres sterling. De plus, deux ou trois hommes de l’équipage du Grotkau brûlaient de déposer au sujet de la nourriture, et il existait une note de Calder à la compagnie, concernant l’arbre d’hélice, qui aurait été fort gênante pour eux si on l’avait produite aux débats. Ils ne s’avisèrent pas de lutter.
« Puis le Kite revint et MacRimmon nous régla lui-même, moi, Bell et le reste de l’équipage, au prorata, je crois que ça s’appelle. Ma part… notre part, pour mieux dire… fut juste de vingt-cinq mille livres.
A ce moment Janet se leva d’un bond et courut l’embrasser.
— Vingt-cinq mille livres. Or je suis un homme du Nord, et je ne suis pas de ceux qui jettent l’argent par les fenêtres, mais je donnerais bien quand même six mois de ma solde… cent vingt livres… pour savoir qui a inondé la chambre de la machine du Grotkau. Je connais trop le caractère de MacRimmon, et il n’a pas eu de part là dedans. Ce n’est pas Calder, car je lui ai posé la question et il a voulu me boxer. Ç’aurait été chez Calder un trop grand manque de conscience professionnelle… pas de boxer, mais d’ouvrir les prises d’eau à la cale… malgré cela j’ai cru un moment que c’était lui. Oui, je pensais que c’était lui… sous le coup de la tentation.
— Quelle est votre hypothèse ? demandai-je.
— Eh bien, je croirais volontiers que ce fut là une de ces interventions de la Providence qui nous rappellent que nous sommes entre les mains des Puissances supérieures.
— La prise d’eau ne pouvait pas s’ouvrir et se refermer toute seule ?
— Ce n’est pas ce que je veux dire ; mais un graisseur à demi affamé, ou peut-être un homme de renfort, a dû l’ouvrir un moment pour être sûr de quitter le Grotkau. C’est démoralisant de voir une salle de machine s’inonder après un accident à l’hélice… démoralisant et trompeur à la fois. Eh bien ! l’homme a obtenu ce qu’il voulait, car ils sont partis à bord du courrier en s’écriant que le Grotkau sombrait. Mais il est curieux de songer aux conséquences. En toute vraisemblance humaine, il est à l’heure actuelle maudit avec ensemble à bord d’un autre cargo ; et me voilà ici, moi, avec vingt-cinq mille livres placées, résolu à ne plus naviguer… providentiel, c’est le mot exact… sauf comme passager, tu comprends, Janet.
MacPhee tint parole. Avec Janet, il s’en alla faire un voyage en qualité de passager dans le salon de première classe. Ils payèrent leur place soixante-dix livres ; mais Janet trouva une femme très malade dans le salon de seconde classe, si bien que durant seize jours elle vécut en bas, à bavarder avec la femme de chambre au pied de l’escalier des secondes, tandis que sa malade dormait. MacPhee resta passager tout juste vingt-quatre heures. Puis le mess des mécaniciens — où sont les tables à toile cirée — le reçut joyeusement dans son sein, et durant le reste du voyage cette compagnie-là bénéficia des services bénévoles d’un mécanicien des plus qualifiés.