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Monseigneur l'Éléphant

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L’HONNEUR DU SOLDAT ORTHERIS

La fournée d’automne de recrues destinées au Vieux Régiment venait de débarquer. Comme d’habitude on disait que c’était la pire classe qui fût jamais venue du dépôt. Mulvaney jeta un coup d’œil sur les dites recrues, poussa un grognement de mépris, et se fit porter aussitôt très malade.

— C’est la fièvre d’automne coutumière ? lui dit le major, familiarisé avec les façons de Térence. Votre température est normale.

— Ce sont ces cent trente-sept bleus de malheur, monsieur le major. Je ne suis pas encore très malade, mais je serai mort si l’on me jette ces gars à la tête dans mon état de faiblesse actuelle. Mon Dieu, monsieur le major, supposez que vous ayez à soigner trois camps de cholériques…

— Allez donc à l’hôpital, vieux farceur, lui dit le major, en riant.

Térence s’affubla d’une robe de chambre bleue — Dinah Shadd[25] était au loin, à soigner la femme d’un major qui préférait Dinah sans un diplôme à toute autre avec cent — et, la pipe au bec, se pavana sur le balcon de l’hôpital, en exhortant Ortheris à se montrer un père pour les nouvelles recrues. Il lui dit avec un ricanement :

[25] L’épouse de Mulvaney.

— Ils sont pour la plupart de ton espèce, petit homme : la fine fleur de Whitechapel. Je les interrogerai quand ils ressembleront un peu plus à ce qu’ils ne seront jamais… je veux dire un bon et honnête soldat comme moi.

Ortheris poussa un jappement d’indignation. Il savait aussi bien que Térence ce que signifiait la besogne à venir, et il estimait abjecte la conduite de Térence. Puis il s’en alla jeter un coup d’œil au nouveau bétail, qui ouvrait de grands yeux ébahis devant le paysage exotique, et demandait si les vautours étaient des aigles et les chiens pariahs des chacals.

— Vrai, vous m’avez tout l’air de fameux lascars, vous autres, dit-il avec rondeur à un petit groupe de « bleus », dans la cour de la caserne. (Puis, les passant en revue :) Andouilles et mollusques, voilà à peu près votre genre. Dieu me bénisse, ne nous a-t-on pas envoyé aussi des Juifs aux yeux roses, Moïse, toi le type à la tête de lard, c’était un Salomon, ton père ?

— Je me nomme Anderson, répondit une voix intimidée.

— Ah oui, Samuelson ! Parfait, Samuelson ! Et combien de tes pareils de youpins sont venus gâter la compagnie B ?

Il n’y a pas de mépris plus complet que celui de l’ancien soldat pour le nouveau. Il est juste qu’il en soit ainsi. Une recrue doit apprendre d’abord qu’elle n’est pas un homme mais une chose, laquelle, en son temps, et par la grâce du Ciel, deviendra un soldat de la Reine si elle prend soin d’obéir aux bons avis. Ortheris avait sa tunique déboutonnée, son calot incliné sur un œil, et il marchait les mains derrière le dos, se faisant plus dédaigneux à chaque pas. Les bleus n’osaient pas répliquer, car eux qui s’étaient appelés soldats au dépôt dans la confortable Angleterre, n’étaient plus ici que de nouveaux élèves dans une école étrangère.

— Pas une seule paire d’épaules dans tout le tas. J’ai déjà vu de mauvaises classes… de fichument mauvaises classes ; mais celle-ci dame le pion à toutes. Jock, viens voir ces espèces d’empotés de pieds-bots.

Learoyd traversait la cour. Il arriva lentement, décrivit un cercle autour du rassemblement, telle une baleine autour d’un banc de menu fretin, ne dit rien, et s’en alla en sifflant.

— Oui, vous pouvez bien prendre un air piteux, grinçait Ortheris aux gars. Ce sont des gens comme vous qui brisent le cœur des gens comme nous. Il nous faut vous lécher jusqu’à vous donner forme, sans jamais recevoir un sou de supplément pour ça, et vous n’êtes jamais contents non plus. N’allez pas vous figurer que c’est le colonel ni même l’officier de compagnie qui vous fait. C’est nous, tas de bleusards… tas de fichus bleusards !

Vers la fin de ce discours, un officier de compagnie, qui était arrivé sans bruit derrière Ortheris, lui dit tranquillement :

— Vous avez peut-être raison, Ortheris, mais à votre place je ne le crierais pas si haut.

Les recrues ricanèrent, tandis qu’Ortheris saluait, tout penaud.

Quelques jours plus tard, j’eus le privilège de jeter un coup d’œil sur les nouvelles recrues. Elles étaient encore au-dessous des prévisions d’Ortheris. Quarante ou cinquante d’entre elles déshonoraient la compagnie B, et la façon dont celle-ci manœuvrait à l’exercice était un spectacle à faire frémir. Ortheris leur demanda affectueusement si on ne les avait pas envoyés par erreur outre-mer, et s’ils ne feraient pas bien d’aller retrouver leurs amis. Learoyd les étrillait méthodiquement l’un après l’autre, sans hâte mais sans rémission, et les autres soldats prenaient les restes de Learoyd et s’exerçaient sur eux de leur mieux. Mulvaney restait à l’hôpital, et grimaçait du haut du balcon lorsque Ortheris le traitait de lâcheur et autres noms pires.

— Par la grâce de Dieu, nous finirons par en faire des hommes, dit un jour Térence. Sois vertueux et persévère, mon fils. Il y a de quoi faire des colonels dans cette racaille si nous allons assez à fond… à coups de ceinturon.

— Nous ! répliqua Ortheris, trépignant de rage. Tu en as de bonnes avec tes « nous ». La compagnie B manœuvre à cette heure comme un régiment de miliciens saouls.

— On m’en a déjà avisé officiellement, répondit-on d’en haut ; mais je suis trop malade ce coup-ci pour m’en assurer par moi-même.

— Dis donc, gros Irlandais, qui fais le fainéant là-haut à t’empiffrer d’arrow-root et de sagou…

— Et de porto… tu oublies le porto, Ortheris, ce n’est pas le plus mauvais.

Et Térence de se lécher les babines d’un air narquois.

— Alors que nous nous esquintons tous avec ces… kangourous. Sors donc de là, et gagne ta solde. Descends de là, et fais quelque chose, au lieu de grimacer là-haut comme un singe juif, espèce de sale tête de fenian[26].

[26] Membre du sinn-fein, société secrète irlandaise.

— Quand je serai guéri de mes diverses maladies, j’aurai un petit entretien particulier avec toi. En attendant… gare !

Térence lança une fiole pharmaceutique vide à la tête d’Ortheris, et se laissa retomber dans une chaise longue, et Ortheris vint m’exposer par trois fois son opinion sur Mulvaney… chaque fois en des termes entièrement inédits.

— Il y aura de la casse un de ces jours, conclut-il. Bah ! ce n’est pas de ma faute, mais c’est dur pour la compagnie B.

C’était très dur pour la compagnie B, car vingt vétérans ne peuvent mettre au pas deux fois ce nombre de niguedouilles et se maintenir eux-mêmes au pas. On aurait dû distribuer les recrues dans le régiment avec plus d’équité, mais le colonel trouvait bon de les masser en une compagnie où il y avait une bonne proportion d’anciens soldats. Il en fut récompensé un matin, de bonne heure, où le bataillon s’avançait par échelons de compagnie en partant de la droite. L’ordre fut donné de former les carrés de compagnie, qui sont des petits blocs d’hommes compacts, auxquels une ligne de cavalerie qui charge n’aime pas du tout de se frotter. La compagnie B était sur le flanc gauche et avait tout le temps de savoir ce qui se passait. Pour cette raison, probablement, elle s’amalgama en quelque chose d’analogue à un buisson d’aloès flétri, dont les baïonnettes pointaient dans toutes les directions possibles et imaginables, et elle garda cette forme de buisson, ou de bastion informe, jusqu’au moment où la poussière se fut abattue et où le colonel put voir et parler. Il fit les deux, et la partie oratoire fut reconnue par le régiment comme le plus beau chef-d’œuvre où le vieux eût jamais atteint depuis ce jour exquis où, à un combat simulé, une division de cavalerie trouva moyen de passer sur le ventre à sa ligne d’éclaireurs. Il déclara, quasi en pleurant, qu’il n’avait pas donné l’ordre de former des groupes, et qu’il aimait voir un peu d’alignement çà et là parmi les hommes. Il s’excusa ensuite d’avoir pris par erreur la compagnie B pour des hommes. Elle n’était, dit-il, composée que de frêles petits enfants, et comme il ne pouvait leur offrir à chacun une petite voiture et une nourrice (ceci peut sembler comique à lire, mais la compagnie B l’entendit de ses oreilles et sursauta), ils n’avaient apparemment rien de mieux à faire que de retourner à l’école de section. Dans ce but il se proposait de les envoyer, en dehors de leur tour, en garnison au fort Amara, à huit kilomètres de distance — la compagnie D, qui était la prochaine désignée pour ce service odieux, faillit acclamer le colonel. Il espérait sincèrement qu’une fois là, leurs gradés viendraient à bout de les dresser jusqu’à la mort, puisqu’ils ne servaient à rien dans leur vie actuelle.

Ce fut une scène excessivement pénible. Quand l’exercice fut terminé et les hommes libres de s’entretenir, je me hâtai de m’approcher du quartier de la compagnie B. Il n’y eut tout d’abord pas d’entretien, car chaque ancien soldat prit un bleu et le rossa très solidement. Les sous-offs n’eurent pour ces incidents ni yeux ni oreilles. Ils laissèrent les casernes à elles-mêmes, et Ortheris améliora la situation par un laïus. Je n’entendis pas ce laïus, mais on en citait encore des bribes plusieurs semaines plus tard. Il concernait l’origine, la parenté et l’éducation de chaque homme de la compagnie désigné nominalement ; il donnait une description complète du fort Amara, du double point de vue hygiénique et social ; et il se terminait par un extrait des devoirs généraux du soldat : quel est le rôle des bleus dans la vie, et le point de vue d’Ortheris sur le rôle et le sort des recrues de la compagnie B.

— Vous ne savez pas manœuvrer, vous ne savez pas marcher, vous ne savez pas tirer… bande de bleusards ! A quoi servez-vous donc ? Vous mangez et vous dormez, et puis vous remangez et vous allez trouver le major pour avoir des médicaments quand vos boyaux sont détraqués, tout comme si vous étiez, n. d. D., des généraux. Et maintenant vous avez mis le comble à tout, tas de bougres aux yeux de chauves-souris, en nous faisant partir pour cette ordure de fort Amara. Nous vous fortifierons quand nous serons là-bas ; oui, et solidement encore. Ne croyez pas que vous êtes venus à l’armée pour boire de l’eau purgative, encombrer la compagnie et rester couchés sur vos lits à gratter vos têtes de lard. Vous pouviez faire ça chez vous en vendant des allumettes, ce qui est tout ce dont vous êtes capables, tas d’ouvreurs de portières, marchands de jouets d’un sou et de lacets de bottines, rabatteurs louches, hommes-sandwiches ! Je vous ai parlé aussi bien que je sache, et vous donne bon avis, parce que si Mulvaney cesse de tirer au flanc… s’il sort de l’hôpital… quand vous serez au fort, je gage que vous regretterez de vivre.

Telle fut la péroraison d’Ortheris, et elle fit donner à la compagnie B le nom de Brigade des Cireurs de Bottes. Leurs piètres épaules chargées de cette honte, ils se rendirent au fort Amara en service de garnison, avec leurs officiers, qui avaient reçu l’ordre de leur serrer la vis. Le métier militaire, à la différence de toute autre profession, ne peut s’enseigner au moyen de manuels à un shilling. D’abord on doit souffrir, puis on doit apprendre et son métier, et le sentiment de dignité que procure cette connaissance. La leçon est dure, dans un pays où le militaire n’est pas un personnage en rouge, qui arpente la rue pour se faire regarder, mais une réalité vivante et cheminante, dont on peut avoir besoin dans le plus bref délai, alors qu’on n’a pas le temps de dire : « Ne vaudrait-il pas mieux ? » et « Voudriez-vous, je vous prie ? »

Les trois officiers de la compagnie exerçaient à tour de rôle. Quand le capitaine Brander était fatigué, il passait le commandement à Maydew, et quand celui-ci était enroué il transmettait au sous-lieutenant Ouless la tâche de seriner aux hommes l’école de section et celle de compagnie jusqu’à ce que Brander pût reprendre. En dehors des heures d’exercice les anciens soldats parlaient aux recrues comme il convient à des vétérans, et sous l’action des quatre forces à l’œuvre sur eux, les hommes de la nouvelle classe commençaient à se tenir sur leurs pieds et à sentir qu’ils appartenaient à une arme honorable. Ceci fut démontré par ce qu’une ou deux fois ils se regimbèrent contre les conférences techniques d’Ortheris.

— Laisse tomber ça, mon gars, lui dit Learoyd en venant à la rescousse. Les loupiots se rebecquent. Ils ne sont pas aussi mauvais que nous le pensions.

— Ah ! oui. Vous vous croyez maintenant des soldats, parce que vous ne tombez plus l’un sur l’autre à l’exercice, n’est-ce pas ? Vous croyez que parce que la poussière ne vous encrasse pas d’un bout de la semaine à l’autre, vous êtes des gens propres. Vous croyez que parce que vous savez tirer votre flingot sans fermer les deux yeux, vous êtes capable de vous battre, n’est-ce pas ? Vous verrez ça plus tard, dit Ortheris à la chambrée en général. Non que vous ne valiez pas un peu mieux qu’au début, ajouta-t-il avec un geste aimable de son brûle-gueule.

Ce fut durant cette période de transition que je rencontrai une fois de plus la nouvelle classe. Les officiers, oubliant, dans le zèle de la jeunesse, que les anciens soldats qui encadraient les sections devaient souffrir également d’avoir ce matériel brut à forger, les avaient rendus tous un peu aplatis et mal en train, à force de les exercer sans cesse dans la cour, au lieu de faire marcher les hommes en plein champ et de leur faire faire du service en campagne. Le mois de service de garnison au fort était presque terminé, et la compagnie B était tout à fait capable de manœuvrer avec un régiment qui se respectait à moitié. Ils manquaient encore d’élégance et de souplesse — cela viendrait en son temps — mais dès à présent ils étaient passables. Un jour je rencontrai Maydew et m’informai de leur santé. Il me dit que le jeune Ouless était cet après-midi-là en train de donner le coup de fion à une demi-compagnie d’entre eux dans la grande cour près du bastion est du fort. Comme il était samedi je sortis pour savourer la beauté plénière de l’oisiveté en regardant d’autres hommes peiner dur.

Sur le bastion est, les canons trapus de quarante livres se chargeant par la culasse faisaient un lit de repos très convenable. On pouvait s’étaler de tout son long sur le fer échauffé à la température du sang par le soleil d’après-midi et découvrir une bonne vue du terrain d’exercice qui s’étendait entre la poudrière et la courtine du bastion.

Je vis arriver une demi-compagnie commandée pour l’exercice, puis Ouless sortit de son quartier en achevant d’ajuster ses gants, et j’entendis le premier « … tion ! » qui stabilise les rangs et montre que le travail a commencé. Alors je m’évadai en mes propres pensées : le grincement des bottes et le claquement des fusils leur faisait un bon accompagnement, et la ligne de vestes rouges et de pantalons noirs un arrière-plan convenable. Je songeais à la formation d’une armée territoriale pour l’Inde… une armée d’hommes à solde spéciale, enrôlés pour vingt ans de service dans les possessions indiennes de Sa Majesté, avec faculté de s’appuyer sur des certificats médicaux pour obtenir une prolongation de cinq ans, et une pension assurée au bout. Cela ferait une armée comme on n’en avait jamais vu… cent mille hommes entraînés recevant d’Angleterre chaque année cinq, non, quinze mille hommes, faisant de l’Inde leur patrie, et autorisés, bien entendu, à se marier. Oui, pensais-je, en regardant la ligne d’infanterie évoluer çà et là, se scinder et se reformer, nous rachèterions Cachemir à l’ivrogne imbécile qui en fait un enfer, et nous y établirions nos régiments des plus mariés — les hommes qui auraient servi dix ans de leur temps — et là ils procréeraient des soldats blancs, et peut-être une réserve de combattants Eurasiens[27]. Cachemir en tout cas était le seul pays de l’Inde que les Anglais pussent coloniser, et, si nous prenions pied là, nous pourrions…

[27] Métis d’Européen et d’Asiatique.

Oh ! c’était un beau rêve ! Je laissai loin derrière moi cette armée territoriale forte d’un quart de million d’hommes, poussai de l’avant jusqu’à une Inde autonome, louant des cuirassés à la mère-patrie, gardant Aden d’une part et Singapour de l’autre, payant l’intérêt de ses emprunts avec une régularité admirable, mais n’empruntant pas d’hommes d’au delà de ses frontières propres… une Inde colonisée, manufacturière, avec un budget toujours en excédent et son pavillon à elle. Je venais de m’introniser moi-même comme vice-roi, et, en vertu de ma fonction, venais d’embarquer quatre millions de vigoureux et entreprenants indigènes, à destination de l’archipel malais où l’on demande toujours de la main-d’œuvre et où les Chinois se répandent trop vite, quand je m’aperçus que les choses n’allaient pas tout droit pour la demi-compagnie. Il y avait beaucoup trop de traînement de pieds, d’évolutions et de « au temps ». Les sous-offs harcelaient leurs hommes, et je crus entendre Ouless appuyer un de ses ordres d’un juron. Il n’était pas autorisé à le faire, vu que c’était un cadet qui n’avait pas encore appris à émettre deux fois de suite ses commandements sur le même diapason. Tantôt il glapissait, et tantôt il grondait ; et une voix claire et sonore, douée d’un accent mâle, a plus d’influence sur la manœuvre qu’on ne le pense. Il était nerveux aussi bien à l’exercice qu’au mess, parce qu’il avait conscience de n’avoir pas encore fait ses preuves. L’un de ses chefs de bataillon avait dit en sa présence :

— Ouless a encore à faire peau neuve une fois ou deux et il n’a pas l’intelligence de s’en apercevoir.

Cette remarque était restée dans l’esprit d’Ouless, et elle le faisait réfléchir sur lui-même dans les petites choses, ce qui n’est pas le meilleur entraînement pour un jeune homme. Au mess il s’efforçait d’être cordial, et devenait trop expansif. Alors il s’efforçait de s’enfermer dans sa dignité, et se montrait morne et bourru. Il ne faisait que chercher le juste milieu et la note exacte, et n’avait trouvé ni l’un ni l’autre, parce qu’il ne s’était jamais vu en face d’une grande circonstance. Avec ses hommes il était aussi mal à l’aise qu’avec ses collègues du mess, et sa voix le trahissait. Je l’entendis lancer deux ordres, et ajouter :

— Sergent, que fait donc cet homme du dernier rang, n. d. D. ?

C’était passablement mauvais. Un officier de compagnie ne doit jamais demander de renseignement aux sergents. Il commande, et les commandements ne sont pas confiés à des syndicats.

Il y avait trop de poussière pour distinguer nettement la manœuvre, mais je pouvais entendre la grêle voix irritée du sous-lieutenant s’élever d’une octave à l’autre, et le frisson de mécontentement des files excédées ou de mauvaise humeur courir le long des rangs. Ouless était venu à l’exercice aussi dégoûté de son métier que les hommes l’étaient du leur. Le soleil ardent avait influé sur l’humeur de tous, mais surtout sur celle du plus jeune. Il avait d’évidence perdu la maîtrise de lui-même, et comme il ne possédait pas l’énergie ou l’art de s’abstenir jusqu’à ce qu’il l’eût recouvrée, il faisait de mal en pis par ses gros mots.

Les hommes se déplacèrent sur le terrain et arrivèrent plus près sous le canon qui me servait de canapé. Ils exécutaient un quart de conversion à droite, et ils l’exécutaient fort mal, dans l’espoir naturel d’entendre Ouless jurer à nouveau. Il ne pouvait rien leur apprendre de neuf, mais sa colère les amusait. Au lieu de jurer Ouless perdit tout à fait la tête, et d’un geste impulsif lança au serre-file de la conversion un coup de la petite cravache en jonc de Malacca qu’il tenait à la main en guise de baguette. Cette cravache avait sur sa laque un pommeau d’argent mince, et l’argent par suite de l’usure s’était déchiré en un endroit, laissant dépasser une languette triangulaire. J’avais à peine eu le temps de comprendre qu’en frappant un soldat Ouless venait de se dépouiller de son grade, lorsque j’entendis la déchirure du drap et vis sur l’épaule de l’homme un bout de chemise grise apparaître sous l’écarlate déchirée. Le coup n’avait été que le simple réflexe nerveux d’un gamin exaspéré, mais il suffisait amplement à compromettre le grade du sous-lieutenant, puisqu’il avait été porté, dans une minute de colère, à un homme qui, d’après les règlements de l’armée, ne pouvait lui répliquer. L’effet du geste, grâce à la perversité naturelle des choses, était le même que si Ouless eût arraché l’habit du dos de cet homme. Connaissant de réputation la nouvelle classe, j’étais bien certain que tous jusqu’au dernier jureraient leurs grands dieux qu’Ouless avait positivement rossé l’homme. Auquel cas Ouless n’aurait plus qu’à faire ses malles. Sa carrière de serviteur de la Reine sous un grade quelconque avait pris fin. La conversion s’acheva, et les hommes firent halte et s’alignèrent aussitôt devant mon canapé. Le visage d’Ouless était entièrement livide. Le serre-file était pourpre, et je vis ses lèvres mâchonner des gros mots. C’était Ortheris ! Avec sept ans de service et trois médailles, avoir été frappé par un gamin plus jeune que lui ! En outre c’était mon ami et un homme de bien, un homme éprouvé, et un Anglais. La honte de cet incident me donnait chaud comme elle donnait froid à Ouless, et si Ortheris avait glissé une cartouche dans son arme et réglé le compte aussitôt, je m’en serais réjoui. Le fait qu’Ortheris, entre tous, avait été frappé, démontrait que le gamin ne s’était pas rendu compte de la personnalité de celui qu’il frappait ; mais il aurait dû se souvenir qu’il n’était plus un gamin. Je fus alors fâché pour lui, et puis la colère me reprit de nouveau, tandis qu’Ortheris regardait fixement devant lui et devenait de plus en plus rouge.

La manœuvre cessa provisoirement. Personne ne sut pourquoi, car l’insulte n’avait même pu être vue de trois hommes : la conversion tournait le dos à Ouless tout le temps. Alors, amené, je pense, par la main de la Fatalité, le capitaine Brander traversa le terrain de manœuvre, et son regard fut attiré par un bon pied carré de chemise grise apparaissant sur une omoplate qui eût dû être recouverte d’une tunique bien ajustée.

— Ciel et terre ! fit-il, traversant en trois enjambées. Laissez-vous vos hommes venir à l’exercice en haillons, lieutenant ? Que fait ici cet épouvantail à moineaux ? Sortez des rangs, le serre-file. Qu’est-ce que ça signifie… Vous, Ortheris, entre tous ! Que diable avez-vous fait ?

— ’Mande pardon, mon capitaine, dit Ortheris. Je me suis éraflé contre la grille du corps de garde en accourant à l’exercice.

— Vous vous êtes éraflé ! Arraché, voulez-vous dire. Le morceau vous pend jusqu’au milieu du dos.

— Ce n’était d’abord qu’une petite déchirure, mon capitaine, et… et je ne peux pas voir derrière moi. Je l’ai sentie s’agrandir, mon capitaine.

— Hum ! fit Brander. Je pense bien que vous l’avez sentie s’agrandir. Je pensais que c’était quelqu’un de la nouvelle classe. Vous avez une belle paire d’épaules. Suffit.

Le capitaine alla pour s’éloigner. Ouless le suivit, très pâle, et lui dit quelques mots à voix basse.

— Hein, quoi ? Quoi ? Ortheris…

Il baissa la voix. Je vis Ortheris saluer, dire quelque chose, et rester au port d’armes.

— Rompez les rangs, dit Brander, brièvement.

Les hommes se dispersèrent.

— Je n’y comprends rien. Vous dites que…?

Et il adressa un signe de tête à Ouless, qui lui dit de nouveau quelque chose. Ortheris restait immobile : le lambeau de sa tunique lui retombait presque jusqu’à son ceinturon. Il avait, comme disait Brander, une belle paire d’épaules, et s’enorgueillissait de sa tunique bien collante. Je l’entendis dire :

— ’Mande pardon, mon capitaine, mais je pense que mon lieutenant est resté trop longtemps au soleil. Il ne se rappelle plus bien les choses, mon capitaine. Je suis venu à l’exercice avec un bout de déchirure, et elle s’est agrandie, mon capitaine, à force de porter armes, comme je vous l’ai dit, mon capitaine.

Brander regardait alternativement les deux visages, et je pense que son opinion fut faite, car il dit à Ortheris de rejoindre les autres hommes qui refluaient vers les casernes. Puis il parla à Ouless et s’en alla, laissant le gamin au milieu du terrain d’exercices, tiraillant le nœud de son épée.

Le sous-lieutenant leva les yeux, me vit étendu sur le canon, et vint à moi en mordillant le bout de son index ganté, si complètement démoralisé qu’il n’eut même pas l’intelligence de garder son trouble pour lui.

— Dites, vous avez vu ça, je suppose ?

D’un signe de tête en arrière il désigna la cour, où la poussière laissée par les hommes qui s’éloignaient se déposait en cercles blanchâtres.

— J’ai vu, répondis-je, car je me sentais peu enclin à la politesse.

— Que diable dois-je faire ? (Il se mordit le doigt de nouveau.) J’ai dit à Brander ce que j’avais fait. J’ai frappé cet homme.

— Je le sais parfaitement, dis-je, et je ne pense pas qu’Ortheris l’ait déjà oublié.

— Ou… i. Mais que je crève si je sais ce que je dois faire. Changer de compagnie, je suppose. Je ne puis demander à cet homme de permuter, je suppose. Hein ?

L’idée offrait des rudiments de bon sens, mais il n’aurait pas dû venir à moi ni à personne d’autre pour demander de l’aide. C’était son affaire à lui, et je le lui déclarai. Il ne semblait pas convaincu, et se mit à parler des chances qu’il avait d’être cassé. Alors, en considération d’Ortheris non vengé, il me prit fantaisie de lui faire un beau tableau de son insignifiance dans le plan de la création. Il avait à douze mille kilomètres de là un papa et une maman, et peut-être des amis. Ils compatiraient à son malheur, mais personne d’autre ne s’en soucierait pour un sou. Il ne serait pour tout le monde ni plus ni moins que le lieutenant Ouless du Vieux Régiment, renvoyé du service de la Reine pour conduite indigne d’un officier et d’un homme d’honneur. Le général en chef, qui ratifierait les décisions du conseil de guerre, ne saurait pas qui il était ; son mess ne parlerait plus de lui ; il s’en retournerait à Bombay, s’il avait de quoi regagner l’Europe, plus seul que quand il l’avait quittée. Finalement — car je complétai le tableau avec soin — il n’était rien qu’une minime touche de rouge dans la vaste étendue de l’Empire des Indes. Il devait surmonter cette crise à lui seul, et personne ne pourrait l’aider, et personne ne se souciait (ce n’était pas vrai, car je m’en souciais énormément : il avait dit la vérité sur-le-champ au capitaine Brander) qu’il la surmontât ou non. A la fin ses traits se raffermirent et sa personne se roidit.

— Cela suffit. Je vous remercie. Je ne tiens pas à en entendre davantage.

Et il regagna sa chambre.

Brander m’entreprit ensuite et me posa des questions ridicules… si j’avais vu Ouless lacérer la tunique sur le dos d’Ortheris. Je connaissais la besogne accomplie par la languette d’argent tranchante, mais je m’efforçai de convaincre Brander de ma complète, absolument complète ignorance de cette manœuvre. Je me mis à lui exposer en détail mes rêves concernant la nouvelle armée territoriale de l’Inde, et il me quitta.

Je passai plusieurs jours sans voir Ortheris, mais j’appris que quand il était revenu auprès de ses camarades il leur avait raconté l’histoire du coup en des termes imagés. Le Juif Samuelson déclara alors que cela ne valait pas la peine de vivre dans un régiment où l’on vous faisait manœuvrer jusqu’à épuisement et où l’on vous battait comme des chiens. La remarque était des plus innocentes, et concordait exactement avec les opinions émises précédemment par Ortheris. Malgré cela Ortheris avait traité Samuelson de Juif ignoble, l’avait accusé de taper à coups de pied sur la tête des femmes à Londres, et d’avoir pour cela hurlé sous le chat à neuf queues, l’avait pourchassé comme un bantam pourchasse un coq de basse-cour, d’un bout à l’autre de la chambrée. Après quoi il avait lancé tous les objets de la valise de Samuelson, ainsi que sa literie, dans la véranda et la poussière du dehors, rouant de coups Samuelson à chaque fois que le pauvre ahuri se baissait pour ramasser quelque chose. Mon informateur ne comprenait rien à cette incohérence, mais il m’apparut, à moi, qu’Ortheris avait passé sa colère sur le Juif.

Mulvaney apprit l’histoire à l’hôpital. D’abord son visage s’assombrit, puis il cracha, et finit par rire. Je lui suggérai qu’il ferait bien de reprendre son service, mais tel n’était pas son point de vue, et il m’affirma qu’Ortheris était bien capable de s’occuper de lui-même et de ses propres affaires. Il ajouta :

— Et si je sortais, il est probable que j’attraperais le jeune Ouless par le fond de sa culotte et que j’en ferais un exemple devant les hommes. Quand Dinah reviendrait je serais en prévention de conseil de guerre, et tout cela pour un petit bout de gamin qui deviendra quand même un bon officier. Qu’est-ce qu’il va faire, monsieur, savez-vous ?

— Qui donc ? fis-je.

— Le gamin, bien sûr. Je ne crains rien pour l’homme. Bon Dieu, tout de même, si c’était arrivé à moi… mais ça n’aurait pas pu m’arriver… je lui aurais fait percer sa dent de sagesse sur la garde de son épée.

— Je ne pense pas qu’il sache lui-même ce qu’il veut faire, répondis-je.

— Cela ne m’étonne pas, reprit Térence. Il y a beaucoup à réfléchir pour un jeune homme quand il a fait le mal et qu’il le sait, et qu’il s’évertue à le réparer. Avertissez de ma part notre petit homme de là-bas que s’il avait mouchardé à son officier supérieur, je serais allé au fort Amara pour l’envoyer bouler dans le fossé du fort, lequel a quinze mètres de profondeur.

Ortheris n’était pas en assez bonnes dispositions pour qu’on pût lui parler. Il rôdait çà et là avec Learoyd, méditant, à ce que je pouvais comprendre, sur son honneur perdu, et usant, à ce que je pouvais entendre, d’un langage incendiaire. Learoyd approuvait d’un signe de tête, et crachait et fumait, et approuvait de nouveau ; il devait être pour Ortheris d’un grand réconfort… d’un réconfort presque aussi grand que Samuelson, qu’Ortheris rudoyait odieusement. Samuelson le Juif ouvrait-il la bouche pour faire la remarque la plus inoffensive, qu’Ortheris s’élançait dessus avec armes et bagages tandis que la chambrée regardait, ébahie.

Ouless était rentré en lui-même pour méditer. Je l’apercevais de temps à autre, mais il m’évitait parce que j’avais été témoin de sa honte et que je lui avais dit ma façon de penser. Il semblait triste et mélancolique, et trouvait sa demi-compagnie rien moins que plaisante à faire manœuvrer. Les hommes accomplissaient leur tâche et lui donnaient très peu d’ennui, mais au moment où ils auraient dû sentir leur équilibre et montrer qu’ils le sentaient, par du ressort, de l’allant et du mordant, toute élasticité s’évanouissait, et ce n’était plus que de la manœuvre aux cartouches en bois. Il y a dans une ligne d’hommes bien formés une jolie petite vibration tout à fait analogue au jeu d’une épée bien trempée. La demi-compagnie d’Ouless se mouvait comme un manche à balai et se serait cassée aussi aisément.

J’en étais à me demander si Ouless avait envoyé de l’argent à Ortheris, ce qui eût été mauvais, ou s’il lui avait fait des excuses en particulier, ce qui eût été pire, ou s’il avait décidé de laisser passer l’affaire sans plus, ce qui eût été le pire de tout, quand je reçus l’ordre de quitter la garnison pour un temps. Je n’avais pas interrogé directement Ortheris, car son honneur n’était pas mon honneur, et il en était le gardien, et je n’aurais rien obtenu de lui que des gros mots.

Après mon départ il m’arriva fréquemment de ressonger au sous-lieutenant et au simple soldat du fort Amara, et je me demandais comment tout cela finirait.

Je revins au début du printemps. La compagnie B avait quitté le fort Amara pour reprendre son service régulier à la garnison ; sur le mail les roses s’apprêtaient à fleurir, et le régiment, qui entre autres choses avait été à un camp d’exercice, faisait alors son école à feu du printemps sous la surveillance d’un adjudant-major qui jugeait faible la moyenne de son tir. Il avait piqué d’honneur les officiers de la compagnie, et ceux-ci avaient acheté pour leurs hommes des munitions en supplément… celles que fournit le gouvernement sont tout juste bonnes à encrasser les fusils… et la compagnie E, qui comptait beaucoup de bons tireurs, exultait et offrait de se mesurer avec toutes les autres compagnies, et les tireurs de troisième classe étaient désolés d’avoir jamais vu le jour, et tous les lieutenants avaient acquis un superbe teint basané pour être restés aux cibles de six à huit heures par jour.

Après déjeuner je m’en allai aux cibles, tout brûlant de curiosité de voir quels progrès avait faits la nouvelle classe. Ouless était là avec ses hommes auprès du tertre pelé qui marque la portée de six cents mètres, et les hommes étaient en kaki gris verdâtre, lequel met en évidence les meilleures qualités d’un soldat et se confond avec tout arrière-plan devant lequel il se tient. Avant d’être à portée d’entendre je pus voir, à leur manière de se coucher sur l’herbe poudreuse, ou de se relever en se secouant, que c’étaient des hommes entièrement formés : ils portaient leurs casques sous l’angle qui décèle la possession de soi-même, se balançaient avec aisance et accouraient au mot d’ordre. Arrivé plus près, j’entendis Ouless siffler en sourdine Ballyhooley, tout en inspectant le champ de tir avec sa lorgnette, et le dos du lieutenant Ouless était celui d’un homme libre et d’un officier. En m’apercevant, il m’adressa un signe de tête, et je l’entendis lancer un ordre à un sous-officier, d’un ton net et assuré. Le fanion surgit du but, et Ortheris se jeta à plat ventre pour y envoyer ses dix balles. Il me fit un clin d’œil par-dessus la culasse mobile, tout en s’installant, de l’air d’un homme contraint d’exécuter des tours pour amuser des enfants.

— Regardez, vous autres, dit Ouless à l’escouade rangée derrière. Il ne pèse que moitié de votre poids, Brannigan, mais il n’a pas peur de son fusil.

Ortheris, comme nous tous, avait ses petites manies et ses façons particulières. Il soupesa son fusil, le releva d’une petite secousse, l’abaissa de nouveau, et fit feu par-dessus le champ de tir qui commençait à onduler sous l’ardeur du soleil.

— Manqué ! dit un homme derrière lui.

— Trop de paysage en face, sacrédié ! murmura Ortheris.

— Je corrigerais de deux pieds pour la réfraction, dit Ouless.

Ortheris tira de nouveau, attrapa le cercle extérieur, se rapprocha du noir, l’atteignit et n’en sertit plus. Le sous-officier notait les coups.

— Je ne comprends pas comment j’ai manqué le premier, dit Ortheris, se levant et se reculant à mon côté, tandis que Learoyd prenait sa place.

— C’est tir de compagnie ? demandai-je.

— Non. Il s’agit d’une séance quelconque. Ouless, il donne dix roupies pour les tireurs de deuxième classe. Je n’en suis pas, bien entendu, mais je viens leur montrer la bonne manière d’opérer. Voyez là-bas Jock, il a l’air d’un lion de mer à l’aquarium de Brighton quand il s’étale et qu’il rampe, n’est-ce pas ? Dieu, quelle cible ça ferait, cette partie de sa personne.

— La compagnie B s’est fort bien éduquée, dis-je.

— Il le fallait. Ils ne sont plus aussi moches, à présent, pas vrai ? Même Samuelson, il sait tirer de temps en temps. Nous allons aussi bien que possible, merci.

— Où en êtes-vous avec…

— Ah ! lui ? Dans les meilleurs termes ! Rien à lui reprocher.

— C’est donc réglé ?

— Térence ne vous a pas raconté ? Je vous crois que ça l’est. C’est un gentleman, pas d’erreur.

— Je vous écoute, repris-je.

Ortheris examina les environs, fourra son fusil en travers de ses genoux, et répéta :

— C’est un gentleman. Et un officier aussi. Vous avez vu tout ce gâchis au fort Amara. Il n’y avait pas de ma faute, comme vous pouvez le deviner. Seulement un macaque de notre peloton avait trouvé plus ou moins malin de faire l’imbécile à l’exercice. C’est pourquoi nous manœuvrions si mal. Quand Ouless m’a frappé, j’ai été si stupéfait que je n’ai rien su faire, et quand j’eus l’envie de lui rendre son coup, la conversion avait continué et je me trouvais en face de vous qui étiez couché là-haut sur les canons. Lorsque le capitaine arriva et qu’il m’attrapa à cause de ma tunique déchirée, je vis le regard de notre gamin, et avant de pouvoir m’en empêcher, je commençai à mentir comme un brave. Vous m’avez entendu ? Ce fut tout à fait instinctif, mais quand même ! J’étais dans une rage. Alors il dit au capitaine : « Je l’ai frappé », qu’il dit, et j’entendis Brander siffler, et alors je m’avance avec une nouvelle série de mensonges, comme quoi en portant armes la déchirure s’était agrandie, comme vous l’avez entendu. Je fis cela aussi avant de savoir où j’en étais. Puis, quand on fut rentré à la caserne, j’envoyai faire f… Samuelson. Vous auriez dû voir son fourniment lorsque j’en eus fini avec ! Il était dispersé, crédié, aux quatre coins du fort. Alors Jock et moi nous nous en allons voir Mulvaney à l’hôpital, une balade de huit kilomètres, et je sautillais de rage. Ouless, il savait que c’était le conseil de guerre pour moi si je lui rendais le coup… il aurait dû le savoir. Eh bien, je dis à Térence, parlant à mi-voix sous le balcon de l’hôpital :

«  — Térence, que je dis, que diable vais-je faire ?

« Je lui raconte ce que vous avez vu, concernant l’esclandre. Ce vieux Térence il siffle, crédié, comme un pinson, là-haut dans l’hôpital, et il dit :

«  — Tu n’es pas à blâmer, qu’il dit.

«  — Bien sûr, que je dis. Crois-tu que j’aie fait jusqu’ici huit kilomètres au soleil pour recevoir un blâme ? que je dis. Je veux avoir la peau de ce jeune bougre. Je ne suis, crédié, pas un conscrit, que je dis. Je suis un soldat au service de la Reine, et je vaux autant que lui, que je dis, malgré son grade et ses airs et son argent, que je dis.

— Comme vous étiez bête, interrompis-je.

Ortheris, n’étant ni un laquais, ni un Américain, mais un homme libre, n’avait aucun prétexte pour aboyer de la sorte.

— C’est exactement ce que me dit Térence. Je m’étonne que vous l’ayez exprimé de la même façon si exacte s’il ne vous a rien raconté. Il me dit :

«  — Tu devrais être plus raisonnable, qu’il dit, à ton âge. Quelle différence cela fait-il pour toi, qu’il dit, s’il a un grade ou non ? Ça ne te regarde pas. C’est une affaire entre homme et homme, qu’il dit, aurait-il le grade de général. De plus, qu’il dit, ça ne te donne pas bon air de sautiller comme ça sur tes pattes de derrière. Emmène-le, Jock.

« Puis il rentra, et ce fut tout ce que je tirai de Térence. Jock, il me dit, aussi lent qu’une marche funèbre :

«  — Stanley, qu’il dit, ce jeune bougre n’a pas voulu te frapper.

«  — Qu’il l’ait voulu ou non, je m’en f… Il m’a frappé, que je dis.

«  — Alors, tu n’as qu’à te plaindre à Brander, que dit Jock.

«  — Pour qui me prends-tu ? que je dis.

« Et j’étais si affolé que je faillis frapper Jock. Et il me prend par le cou et me plonge la tête dans un seau d’eau dans la cambuse du cuisinier, et alors nous retournons au fort, et je donnai à Samuelson encore un peu d’ennui avec son fourniment. Il me dit :

«  — Je n’ai jamais reçu un coup sans le rendre.

«  — Eh bien, tu vas en recevoir, maintenant, que je dis.

« Et je lui en fais encaisser quelques-uns, et lui demande très poliment de me les rendre, mais il s’en abstint. Je l’aurais tué, s’il l’avait osé. Cela me fit beaucoup de bien.

« Ouless, il ne fit semblant de rien pendant quelques jours… jusqu’après votre départ. Je me sentais mal à l’aise et misérable, et je ne savais plus ce que je voulais, si ce n’est lui noircir pour de bon ses petits yeux. J’espérais qu’il allait m’envoyer de l’argent pour ma tunique. Alors je me serais expliqué avec lui sur le terrain et aurais couru ma chance. Térence était encore à l’hôpital, voyez-vous, et il refusait de me donner conseil.

« Le lendemain de votre départ, Ouless vient à moi comme je portais un seau en corvée, et il me dit tout tranquillement :

«  — Ortheris, vous allez venir chasser avec moi, qu’il dit.

« Je me sentis prêt à lui flanquer le seau à la figure, mais je me retins. Au lieu de cela, je me mis en tenue pour l’accompagner. Oh ! c’est un gentleman ! Nous partîmes ensemble, sans rien nous dire l’un à l’autre jusqu’au moment où nous fûmes bien enfoncés dans la jungle au delà de la rivière avec des hautes herbes tout alentour… fort près de cet endroit où je perdis la tête avec vous. Alors il dépose son fusil à terre et me dit tout tranquillement :

«  — Ortheris, je vous ai frappé à l’exercice, qu’il dit.

«  — Oui, mon lieutenant, que je dis, vous m’avez frappé.

«  — J’ai réfléchi à la chose, qu’il dit.

« Ah vraiment, tu y as réfléchi, que je me dis en moi-même ; eh bien tu y as mis le temps, mon petit zigue…

«  — Oui, mon lieutenant, que je dis.

«  — Qu’est-ce qui vous a fait me couvrir ? qu’il dit.

«  — Je n’en sais rien, que je dis.

« Et je n’en savais rien non plus, et je ne le sais toujours pas.

«  — Je ne peux vous demander de permuter, qu’il dit. Et je ne veux pas non plus permuter, qu’il dit.

« Où va-t-il en venir ? » que je pense en moi-même.

«  — Oui, mon lieutenant, que je dis.

« Il jette un coup d’œil sur les hautes herbes qui nous entouraient, et il dit, pour lui-même plutôt que pour moi :

«  — Il faut que j’y arrive tout seul, par moi-même !

« Il eut l’air si bizarre pendant une minute que, ma parole, je pensais que le petit bougre allait dire une prière. Alors il se tourne de nouveau vers moi et me dit :

«  — Et vous, qu’est-ce que vous en pensez ? qu’il dit.

«  — Je ne vois pas bien ce que vous voulez dire, mon lieutenant, que je dis.

«  — Qu’est-ce qui vous plairait ? qu’il dit.

« Et je pensai une minute qu’il allait m’offrir de l’argent, mais il porte sa main au premier bouton de sa veste de chasse et le défait.

«  — Merci, mon lieutenant, que je dis. Cela me plaira fort bien, que je dis.

« Et nos deux vestes furent défaites et déposées à terre.

— Bravo ! m’écriai-je sans y prendre garde.

— Ne faites pas de bruit devant les cibles, cria Ouless, de l’endroit du tir. Cela dérange les hommes.

Je m’excusai, et Ortheris continua :

— Nous avions mis habit bas, et il me dit :

«  — Êtes-vous prêt ? qu’il dit. Venez-y donc.

« Je m’avance, un peu hésitant au début, mais il m’attrape sous le menton, ce qui m’échauffe. Je voulus marquer le petit zigue et je tapai haut, mais il para et m’attrapa au-dessus du cœur comme un brave. Il n’était pas si fort que moi, mais il en savait davantage, et au bout d’environ deux minutes je crie : « Time ! » Il recule… selon les règles du combat.

«  — Venez-y quand vous serez prêt, qu’il dit.

« Et quand j’eus repris haleine j’y allai de nouveau, et je lui en donnai un sur le nez qui lui colora sa blanche chemise aristocratique. Cela le fâcha, et je m’en aperçus en un clin d’œil. Il arrive tout contre moi, au corps à corps, résolu à me toucher au cœur. Je tins tant que je pus et lui fendis l’oreille, mais alors je commençai à hoqueter, et le jeu fut fini. J’entrai dans sa garde pour voir si je pouvais l’abattre, et il m’envoie sur la bouche un coup qui me jette à terre et… regardez ici !

Ortheris releva le coin gauche de sa lèvre supérieure. Il lui manquait une canine.

— Il se tint au-dessus de moi et me dit :

«  — En avez-vous assez ?

«  — Merci, j’en ai assez, que je dis.

« Il me prend par la main et me relève : j’étais très ébranlé.

«  — Maintenant, qu’il dit, je vais vous faire des excuses pour vous avoir frappé. C’était uniquement de ma faute, qu’il dit, et cela ne vous était pas destiné.

«  — Je le sais, mon lieutenant, que je dis, et il n’y a pas besoin d’excuses.

«  — Alors c’est un accident, qu’il dit, et il vous faut me laisser vous indemniser pour votre tunique ; sinon elle vous sera retenue sur votre paye.

« Je n’aurais pas accepté l’argent auparavant, mais je l’acceptai alors. Il me donna dix roupies… de quoi me payer deux fois une tunique, et nous descendîmes à la rivière pour laver nos figures, qui étaient bien marquées. La sienne n’était pas ordinaire. Puis il se dit à lui-même, en crachant l’eau de sa bouche :

«  — Je me demande si j’ai agi comme il faut, qu’il dit.

«  — Oui, mon lieutenant, que je dis ; il n’y a rien à craindre à ce sujet.

«  — C’est très bien pour vous, qu’il dit, mais en ce qui regarde les hommes de la compagnie.

«  — ’Mande pardon, mon lieutenant, que je dis, je ne pense pas que la compagnie vous donnera de l’ennui.

« Alors nous allâmes chasser, et quand nous revînmes je me sentais aussi joyeux qu’un grillon. J’attrapai Samuelson, que je fis valser d’un bout à l’autre de la véranda, et révélai à la compagnie que le différend entre moi et le lieutenant Ouless était aplani à ma satisfaction. Je racontai tout à Jock, bien entendu, et à Térence. Jock ne dit rien, mais Térence il dit :

«  — Vous faites la paire, tous les deux. Et, pardieu, je ne sais pas lequel fut le meilleur.

« Il n’y a rien à reprocher à Ouless. C’est un gentleman du haut en bas, et il a progressé autant que la compagnie B. Tout de même je parie qu’il serait cassé de son grade si on venait à savoir qu’il s’est battu avec un simple soldat. Ho ! ho ! Se battre tout l’après-midi avec un fichu simple soldat comme moi ! Qu’en pensez-vous, ajouta-t-il en caressant la crosse de son fusil.

— Je pense ce que disaient les arbitres au combat simulé : les deux partis méritent beaucoup d’éloges. Mais je voudrais que vous me disiez ce qui vous a porté à le sauver en premier lieu.

— J’étais bien sûr qu’il ne m’avait pas destiné le coup, bien que, s’il avait écopé pour ça, cela m’eût été indifférent. Et puis il était si jeune que cela n’aurait pas été bien. En outre, si je l’avais dénoncé je n’aurais pas eu mon combat, et je me serais senti mal à l’aise pendant tout mon congé. Ne voyez-vous pas les choses ainsi, monsieur ?

— C’était votre droit de le faire casser, si vous l’aviez voulu, insistai-je.

— Mon droit ! répliqua Ortheris avec un profond mépris. Mon droit ! Je ne suis pas un bleu pour aller pleurnicher sur mes droits par-ci et mes droits par-là, tout comme si je ne savais pas prendre soin de moi-même. Mes droits ! Par le Tout-Puissant ! Je suis un homme.

La dernière escouade épuisa ses cartouches au milieu d’une bourrasque de plaisanteries à voix basse. Ouless se retira à quelque distance afin de laisser les hommes à l’aise, et je vis un moment sa figure en plein soleil ; après quoi il tira son épée, rassembla ses hommes, et les reconduisit à la caserne. C’était parfait. Le gamin avait fait ses preuves.

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